Journal de Eugène Delacroix, Tome 1 (de 3): 1823-1850
[439] Voir Catalogue Robaut, n° 778.
[440] Voir Catalogue Robaut, n° 1897.
[441] Louis-Eugène Cœdès, peintre, né en 1810, mort en 1868. Il exposa au Salon de 1831.
[442] Sujet tiré d'une ballade écossaise, de Burns. (Voir Catalogue Robaut, n° 136 et 197.)
[443] Voir Catalogue Robaut, n° 1166, 1167.
[444] Toile de 0m,67 X 0m,48. Fait partie de la Galerie Bruyas, au Musée de Montpellier. (Voir Catalogue Robaut, n° 1066.)
[445] Voir Catalogue Robaut, n° 1074.
[446] Voir Catalogue Robaut, n° 1168.
[447] Voir Catalogue Robaut, n° 772.
[448] Voir Catalogue Robaut, n° 1063.
[449] Voir Catalogue Robaut, n° 1172.
[450] Toile de 0m,41 X 0m,32. Exposée au Salon de 1850-51.—Elle fut caricaturée par Cham. Donnée à Théophile Gautier. Vente Gautier, 1873: 7,000 francs. (Voir Catalogue Robaut, n° 1171.)
[451] Voir Catalogue Robaut, n° 1238.
[452] Duriez, parent de Delacroix.
[453] Voir Catalogue Robaut, n° 754, 1176, 1177, 1178 et autres.
[454] Louis Peisse, littérateur, né a Aix en 1802, fut d'abord conservateur des objets d'art au Mont-de-piété de Paris, puis conservateur du Musée des études à l'École des Beaux-Arts. Il a publié des articles de critique et de philosophie dans le Producteur, le National, la Revue des Deux Mondes, les Salons de 1841 à 1844, dans ce dernier recueil. La lettre en question, qui figure dans la Correspondance (t. II, p. 18), contient des remerciements au critique pour un article élogieux que celui-ci avait fait paraître dans le Constitutionnel après le Salon de 1840.
[455] Baron de Meneval, né en 1778, mort en 1850. Ancien secrétaire du premier Consul, et plus tard de l'Empereur; il accompagna Napoléon dans ses campagnes, fut nommé baron et maître des requêtes au conseil d'État. Il vécut dans la retraite à partir de la seconde Restauration, et se consacra à la publication des souvenirs historiques sur l'Empire.
Paris.—Samedi 11 août.—J'ai passé plus d'un mois à Paris. Je n'ai pas, je crois, noté l'époque de mon retour de la campagne, le samedi, probablement.
J'ai dîné chez Chabrier. Je voulais lui parler de l'affaire de Villot et de la commission dont Chabrier fait partie pour juger le règlement futur du Musée et les attributions des conservateurs, Je lui ai remis la note de Villot.
Vers neuf heures et demie, pris une calèche et été chez Villot. Je n'ai trouvé que sa femme. Elle était encore sur sa chaise longue à travailler. Elle était fort bien ainsi, tout en blanc, avec des fleurs charmantes sur le petit guéridon. J'ai attendu Villot jusqu'à onze heures.
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Samedi 18 août.-Retourné le soir chez Chabrier pour avoir la réponse de la note. Il m'en a parlé comme un homme qui avait étudié la chose. Le directeur du Musée avec lequel il s'est trouvé à la commission l'avait captivé jusqu'à un certain point.
Retourné achever la soirée chez Villot, j'ai vu là le joli nécessaire, etc.
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Champrosay.—Samedi 25 août.—Revenu de Paris par le chemin de fer de cinq heures. F... était dans la voiture en petite veste pour aller dîner chez M. V...
Villot était dans le même convoi. Remonté avec lui à Champrosay. Il a voulu que je vinsse le voir le soir, mais j'étais fatigué.
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Dimanche 26 août.—Longue séance avec Villot chez moi. Il me parle des baigneurs installés chez lui. Je dîne effectivement avec tout ce monde-là. Le soir ils partent tous: Nous allons les conduire au chemin de fer, ainsi que M. B..., qui en était.
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Mercredi 29 août.—Il y a quelques jours à peine que je suis revenu du long séjour que j'ai fait à Paris.
J'ai été en bateau avec Mme Villot et son fils, qui ont tous deux la fureur des bains. Dîné avec elle et passé agréablement la soirée.
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Vendredi 31 août.—J'ai reçu avant-hier du bon N... une invitation pour aller passer deux ou trois jours à Écoublay, et lui ai répondu.
Je dînais ces jours avec M. Villot et M. Bontemps; ce dernier m'a appris la mort de Mme de Mirbel[456]. J'ai été très affecté de ce malheur.
Le soir, après dîner, resté au clair de lune dans le jardin. M. Bontemps nous a fort divertis par des chansons et coq-à-l'âne de toute espèce. Partie de loto avant de se séparer.
[456] Mme de Mirbel, née en 1796, morte en 1849. Élève d'Augustin, elle devint, sous sa direction, un des plus remarquables peintres en miniature de ce temps. On lui doit un grand nombre de portraits excellents, notamment Charles X, le duc de Fitz-James, le comte Demidoff, Louis-Philippe, le duc d'Orléans, le comte de Paris, Émile de Girardin, etc. Elle avait sérieusement encouragé Delacroix à ses débuts: «Mme de Mirbel est excellente pour moi et me pousse», écrivait-il à Soulier en 1828. (Corresp., t. I, p. 121.)
Samedi 1er septembre.—Parti à huit heures moins un quart avec Jenny; courses diverses avant d'arriver à la maison. Le temps était assommant; je n'en pouvais plus, et, ce qu'il y a de singulier, les pressentiments de tristesse que je sentais avaient moi-même pour objet.
Parti à deux heures et demie par l'affreuse diligence de Fontenay. Confusion incroyable: foule de chasseurs et de chiens.
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3 septembre.—La lettre de l'architecte Baltard[457] qui m'apprend la nécessité de changer mes sujets pour Saint-Sulpice.
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Champrosay.—Samedi 15 septembre.—Dîné avec M. Villot.
Soirée insipide: j'étais mal disposé et me suis retiré plus tôt.
Je ne vaux pas grand'chose ce soir; le dîner est une affaire. Je déjeune si peu que l'appétit m'entraîne le soir, et que je suis plus disposé au sommeil qu'à la conversation.
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Dimanche 16 septembre.—Bonne journée.
Composé et ébauché le matin la Femme qui se peigne et Michel-Ange dans son atelier.[458]
Promenade charmante dans la forêt, par un petit sentier tout à fait nouveau, derrière le terrain de Lamouroux, en allant vers la gauche, le chêne d'Antin à droite.
Vu la fourmilière, sur laquelle je me suis amusé à écrire dans mon calepin.
Le soir chez M. Quantinet. Sonates de Beethoven, avec violon. Il avait été question de dîner chez eux avec Chenavard et Dupré; ces messieurs n'ont pu venir.
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Lundi 17 septembre.—Je me lève toujours avec un malentrain incroyable.—Hier, où j'ai tant travaillé, c'était de même... Je me suis remis: j'ai retouché l'ébauche en grisaille de la Femme qui se peigne, et puis dessiné et ébauché entièrement en peu de temps l'Arabe qui grimpe sur des roches pour surprendre un lion[459].
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28 septembre.—J'étais mal disposé; j'ai été chercher la grosse Bible; pensé beaucoup de sujets. Le soir, resté chez moi et dormi.
[457] Victor Baltard, architecte, né en 1805, mort en 1874, grand prix d'architecture, directeur des travaux de Paris et du département de la Seine, membre de l'Institut. Il a construit un grand nombre d'édifices et de monuments parisiens, et a dirigé les travaux de restauration et de décoration dans plusieurs églises de Paris, notamment Saint-Germain des Prés, Saint-Eustache, Saint-Séverin, Saint-Étienne du Mont, Saint-Sulpice, etc.
[458] Voir Catalogue Robaut, n° 1184.
[459] Voir Catalogue Robaut, n° 1227.
Mardi 2 octobre (SS. Anges gardiens.)—C'est aujourd'hui que j'ai arrêté avec le curé et son vicaire, M. Goujon, que je ferais les Saints Anges, et je m'aperçois, en écrivant ceci, que c'est le jour même de leur fête que j'ai pris ce parti.
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Rouen.—Jeudi 3 octobre.—Le retard que j'ai mis à mon départ qui devait avoir lieu hier est cause que j'ai manqué à Rouen l'occasion de voir mon tableau de Trajan.[460] Quand je suis arrivé au Musée, il était depuis le matin seulement couvert à moitié par des charpentes élevées pour l'exposition des peintres normands.....Si j'avais persévéré dans mes projets, je l'aurais vu à mon aise.
Je ne me rappelle pas qu'un de mes tableaux, vu dans une galerie longtemps après l'avoir oublié, m'ait fait au tant de plaisir. Malheureusement une des parties les plus intéressantes, la plus intéressante peut-être, était cachée, c'est-à-dire la femme aux genoux de l'Empereur... Ce que j'ai pu en voir m'a paru d'une vigueur et d'une profondeur qui éteignaient sans exception tout ce qui était alentour. Chose singulière! le tableau paraît brillant, quoiqu'en général le ton soit sombre.
—Parti à huit heures au lieu de sept; j'ai fort pesté de n'avoir retardé mon départ que pour ne pas partir à sept heures et d'arriver sottement, pour ne pas m'être informé, une heure plus tôt qu'il ne fallait. Du reste, placé comme je désirais, la route m'a semblé charmante. La forêt de Saint-Germain, à partir de Maisons, occupe les deux côtés de la route. Il y a là des clairières, des allées couvertes, etc., dont l'aspect est délicieux.
Arrivé à Rouen à midi et demi. Ces tunnels sont bien dangereux. Je passe sur l'immense danger; ils ont encore l'ennui de couper la route sottement. Déjeuné fort bien à l'Hôtel de France, où je me suis trouvé avec plaisir, en pensant au premier voyage que j'ai fait dans ce pays.
Vers trois heures au Musée; j'ai eu le désappointement dont je viens de parler. J'ai remarqué pour la première fois deux ou trois tableaux de Lucas de Leyde, ou dans son genre, qui m'ont charmé. Grande délicatesse dans l'expression des détails qui rendent le tempérament, la finesse de la peau et des cheveux, la grâce des mains, etc. La peinture traitée largement ne peut donner ce genre d'impressions.
—Berger, au-dessus de ces tableaux.—Admiré les Bergers de Rubens. Il y a à côté un tableau de H..., qui représente le Christ devant Pilate; je l'avais précédemment admiré, à cause de la naïveté et de la vérité de l'aspect... A côté des bergers de Rubens, il redescend jusqu'à n'être que des portraits de modèles.
A Saint-Ouen ensuite. Ce lieu m'a toujours donné une sublime impression; je ne compare aucune église à celle-là.
Rentré fatigué et peu dispos. Dîné tard et peu. Ressorti pour une seconde. Trempé par la pluie qui est continuelle dans le pays, je suis rentré vers dix heures.
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Samedi6 octobre.—Ce jour, sorti tard.
Vu la cathédrale, qui est à cent lieues de produire l'effet de Saint-Ouen; j'entends à l'intérieur, car extérieurement, et de tous côtés, elle est admirable. La façade: entassement magnifique, irrégularité qui plaît, etc... Le portail des libraires aussi beau.
Ce qui m'a le plus touché, ce sont les deux tombeaux de la chapelle du fond, mais surtout celui de M. de Brézé. Tout en est admirable, et en première ligne la statue. Les mérites de l'Antique s'y trouvent réunis au je ne sais quoi moderne, à la grâce de la Renaissance: les clavicules, les bras, les jambes, les pieds, tout cela d'un style et d'une exécution au-dessus de tout. L'autre tombeau me plaît beaucoup, mais l'exécution a quelque chose de singulier; peut-être est-ce l'effet de ces deux figures posées là comme au hasard. Celle du cardinal, en particulier, est de la plus grande beauté, et d'un style qu'on ne peut comparer qu'aux plus belles choses de Raphaël...: la draperie, la tête, etc.
A Saint-Maclou; vitraux superbes, portes sculptées, etc.; le devant sur la rue a gagné à être dégagé. On a fait là depuis quelques années une nouvelle rue à la moderne qui va jusqu'au port.
Rentré d'assez bonne heure, après avoir été à Saint-Patrice, dont les vitraux sont beaux, mais m'ont ému faiblement. (Se rappeler l'allégorie de la Chute de l'homme et de la femme; le démon à côté, ensuite la Mort qui apprête son dard, et enfin le Péché, sous les traits d'une femme couverte de parures, mais les yeux fermés et liée d'une chaîne.)
Dîné à trois heures; parti à quatre heures et demie. Cette route faite le soir par un temps riant et charmant..... Dérangé par les caquetages d'un jeune avocat, insolent comme tous les jeunes gens, et de son client, bavard insupportable.
A Yvetot, désappointement. Pris un cabriolet; arrivé tard. La grande allée du château a disparu. J'ai éprouvé là l'émotion la plus vive du retour dans un endroit aimé[461]. Mais tout est défiguré... le chemin est changé, etc.
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Le lendemain dimanche 7, visité le jardin tout mouillé. Je n ai pas été trop désappointé. Les arbres ont grandi dans une proportion extraordinaire et donnent à l'aspect quelque chose de plus triste qu'autrefois, mais dans certaines parties un caractère presque sublime. La montagne à gauche vue d'en bas, avant d'arriver aux petites cascades; les arbres verts entourés de lierre vers le pont. Malheureusement le lierre qui les embrasse et fait un bel effet, les dévore et les fera périr avant peu.
Après déjeuner, visité avec Bornot et Gaultron la chapelle[462]. Le temps est mauvais et nous tient enfermés.
Avant dîner, j'étais souffrant. Je ne suis pas très bien depuis mon arrivée à Rouen. Nous sommes sortis malgré la pluie et avons grimpé la côte d'Angerville... Ces routes sont devenues superbes.
Le lendemain, journée de pluie tellement continue, qu'il ne m'a pas été possible de mettre le pied dehors. Quelques personnes à dîner: le curé, personnage grassouillet, qui sourit à chaque instant avec un petit sifflement entre les dents et qui ne dit mot; la directrice des postes, personne aimable, et la bonne madame d'Argent. Joué au billard, etc.
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Mardi 9 octobre.—Par quelle triste fatalité l'homme ne peut-il jamais jouir à la fois de toutes les facultés de sa nature, de toutes les perfections dont elle n'est susceptible qu'à des âges différents? Les réflexions que j'écris ici m'ont été suggérées par cette parole de Montesquieu, que je trouvai ici ces jours-ci, à savoir qu'au moment où l'esprit de l'homme a atteint sa maturité, son corps s'affaiblit.
Je pensais à propos de cela qu'une certaine vivacité d'impression, qui tient plus à la sensibilité physique, diminue avec l'âge. Je n'ai pas éprouvé, en arrivant ici, et surtout en y vivant quelques jours, ces mouvements de joie ou de tristesse dont ce lieu me remplissait, mouvements dont le souvenir m'était si doux... Je le quitterai probablement sans éprouver ce regret que j'avais autrefois. Quant à mon esprit, il a, bien autrement qu'à l'époque dont je parle, la sûreté, la faculté de combiner, d'exprimer; l'intelligence a grandi, mais l'âme a perdu son élasticité et son irritabilité. Pourquoi l'homme, après tout, ne subirait-il pas le sort commun des êtres? Quand nous cueillons le fruit délicieux, aurions-nous la prétention de respirer en même temps le parfum de la fleur? Il a fallu cette délicatesse exquise de la sensibilité au jeune âge pour amener cette sûreté, cette maturité de l'esprit. Peut-être les très grands hommes, et je le crois tout à fait, sont-ils ceux qui ont conservé, à l'âge où l'intelligence a toute sa force, une partie de cette impétuosité dans les impressions,... qui est le caractère de la jeunesse?
Passé la matinée à lire Montesquieu.
—A Fécamp, vers deux heures; la mer était magnifique. Beaux aspects de la vallée. Après dîner, discussion politique.
—Je comparais ces jours-ci les peintures qui sont dans le salon du cousin. Je me suis rendu compte de ce qui sépare une peinture qui n'est que naïve, de celle qui a un caractère propre à la faire durer. En un mot, je me suis souvent pris à me demander pourquoi l'extrême facilité, la hardiesse de touche, ne me choquent pas dans Rubens, et qu'elles ne sont que de la pratique haïssable dans les Vanloo..... j'entends ceux de ce temps-ci comme ceux de l'autre. Au fond, je sens bien que cette facilité dans le grand maître n'est pas la qualité principale; qu'elle n'est que le moyen et non le but, ce qui est le contraire dans les médiocres... J'ai été confirmé avec plaisir dans cette opinion, en comparant le portrait de ma vieille tante[463] avec ceux de l'oncle Riesener. Il y a déjà, dans cet ouvrage d'un commençant, une sûreté et une intelligence de l'essentiel, même une touche pour rendre tout cela qui frappait Gaultron lui-même. Je n'attache d'importance à ceci que parce que cela me rassure... Une main vigoureuse, disait-il, etc.
—Le temps est tout à fait beau: nous avons été à Saint-Pierre[464], à travers la vallée.
Revu, en y allant, Angerville, où je suis venu, il y a tant d'années, avec ma bonne mère, ma sœur, mon neveu, le cousin,... tous disparus! Cette petite maison est toujours là, comme la mer que l'on voit de là, et qui y sera encore à son tour, quand la maison aura disparu.
Nous sommes descendus à la mer par un chemin à droite, que je ne connaissais pas; c'est la plus belle pelouse en pente douce que l'on puisse imaginer. L'étendue de mer que l'œil embrasse de la hauteur est des plus considérables. Cette grande ligne bleue, verte, rose, de cette couleur indéfinissable qui est celle de la vaste mer, me transporte toujours. Le bruit intermittent qui arrive déjà de loin et l'odeur saline enivrent véritablement.
—Je m'aperçois que mes belles réflexions des pages précédentes m'ont empêché de noter, je ne sais plus quel jour, notre première course à Fécamp, par un temps tout différent... La mer était forte et se brisait admirablement contre la jetée..... Nous avons vu sortir deux petits bâtiments.
Aujourd'hui elle est, au contraire, très calme, et je l'adore ainsi, avec le soleil, qui semait d'étincelles et de diamants le côté d'où il venait, et donnait de la gaieté à cette nappe majestueuse.
Nous avons visité la maison du curé, qui a appartenu au bon M. Hébert. Décidément c'est un peu triste; un solitaire surtout finirait par s'y changer en pierre.
On démolit l'ancienne église du lieu, qui est charmante, pour en faire une neuve. Nous avons été indignés.
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Mercredi 10 octobre.—Le lendemain à Cany.
Quelques futaies ont disparu le long de la route, mais elles ne font pas encore de tort à la vue qu'on a du château. Ce lieu enchanteur ne m'avait jamais fait autant de plaisir... Se rappeler ces masses d'arbres, ces allées ou plutôt ces percées qui, se continuant sur la montagne avec les allées qui sont en bas, produisent l'effet d'arbres entassés les uns sur les autres.
Le parc est plein de magnifiques arbres, dont les branches touchent à terre, entre autres le plateau qui est à droite en venant du bout du parc. Beautés des eaux.
Revenus par Ourville. En remontant de Cany, belle vue. Tons de cobalt apparaissant dans les musses de verdure du fond et parfois doré des devants.
Vu à Cany M. Foy, vieilli comme les autres.
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Jeudi 11 octobre.—A Fécamp l'après-midi.
Nous allions surtout pour voir Mme Laporte[465]; j'y suis arrivé seul, en attendant Bornot et sa femme. La pauvre dame ne voulait d'abord recevoir personne, mais en apprenant mon nom, elle m'a fait venir près d'elle; je l'ai trouvée dans ce qui était sa salle à manger sans doute, parce que cette pièce est au rez-de-chaussée et plus à portée pour les soins que son état exige, mais seule dans un petit lit, toute diminuée elle-même et dans un grand état de maigreur. Elle a éprouvé beaucoup de sensibilité en me voyant; je lui rappelais des moments et des personnes disparus depuis longtemps, au moment où elle sent bien qu'elle va tout quitter à son tour. J'ai tenu avec plaisir sa main maigrie et ridée.
Bornot et sa femme sont survenus. Elle nous a parlé de ses maux, ce qui est tout simple, mais avec une grande liberté, plaisantant même avec cette humeur qu'elle a toujours eue. Nous l'avons quittée au bout de quelques instants. Ce spectacle m'a beaucoup touché.
Nous sommes entrés un instant dans ce salon où elle ne doit plus rentrer et où nous avons passé des moments si gais avec le bon cousin, avec Riesener, avec tous les originaux qui composaient sa société, et qui m'ont bien l'air de ne guère s'informer d'elle à présent.
Nous allions vers le port, au-devant de Gaultron. Nous sommes revenus sans avoir été jusqu'à la mer, ce qui a été pour moi une mystification.
Passé assez de temps à voir chez un orfèvre des pendeloques anciennes du pays, et revenu plus tard à Valmont par une pluie qui me gâte bien ce pays-ci.
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Vendredi 12.—La petite Mme Duglé, fille de Zimmerman[466], est venue déjeuner avec sa sœur. Journée de pluie complète.
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Samedi 13.—Matinée employée à terminer la lecture d'Arsace et Isménie[467], de Montesquieu. Tout le talent de l'auteur ne peut vaincre l'ennui de ces aventures rebattues, de ces amours, de cette constance éternelle; la mode et, je crois aussi, un sentiment de la vérité, ont relégué ces sortes d'ouvrages dans l'oubli.
Avant déjeuner, examiné les vitraux. Se rappeler ce beau caractère raphaélesque et plus encore corrégien: le beau et simple modelé et la hardiesse de l'indication. Contours noirs très prononcés pour la distance, etc. Après déjeuner, au cimetière.
Auparavant vers Saint-Ouen, chez une pauvre fabricante de mouchoirs au métier. Pauvres gens! on leur paye vingt francs les vingt-quatre douzaines de ces mouchoirs; cela ne fait pas vingt sous pour chaque douzaine.
La chapelle où repose le corps de Bataille ne me plaît pas. Je regrette de n'avoir pas été consulté.
Tué le temps jusqu'à dîner. Dormi dans ma chambre, puis fait un tour de parc à la nuit tombante. Ce parc et ces arbres gigantesques ont pris un aspect qui est presque lugubre; mais en vérité, si l'on pouvait, en peinture, rendre de pareils effets, ce serait ce que j'ai vu en paysage de plus sublime. Je ne peux rien comparer à cela..... Cette forêt de colonnes formées par les sapins, le vieux noyer en montant, etc.
Le pharmacien M. Leglay, la directrice des postes, venus dîner.
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Dimanche 14 octobre.—Aux Petites-Dalles avec Bornot. Gaultron, qui part demain, était resté à peindre.
Passé devant le château de Sassetot. Environs magnifiques; la descente pour aller à la mer. Effet de ces grands bouquets de hêtres. Arrivé à la mer par une ruelle étroite; on la découvre tout au bout du chemin.
Mer basse. J'ai été sur les rochers et ramassé deux des coquillages qu'on y trouve collés; j'ai essayé de les manger... chair dure, sauf un je ne sais quoi de jaune qui a un goût agréable de moule.
Fait plusieurs croquis.
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Lundi 15 octobre.—Accompagné Gaultron avec Bornot jusqu'à la route d'Yvetot. Revenu avec Bornot par les bois de M. Barbet, pour descendre au vivier. Grand couvert de hêtres en haut; allées de sapins.
Traversé sur le flanc de la colline des herbages par lesquels nous sommes descendus au vivier qui est charmant et nettoyé. J'y ai vu voler des cygnes pour la première fois. Revenu mourant de faim.
Dans la journée, qui était belle, été aux Grandes-Dalles. Le même chemin jusqu'à Sassetot, seulement pris à gauche. J'ai admiré la porte de l'église sur le cimetière; elle est évidemment un ouvrage de fantaisie et faite par un ouvrier qui avait du goût. Elle montre combien cette dernière qualité est le nerf de cet art pour lequel les livres ont des proportions toutes faites, qui n'engendrent que des ouvrages dénués de tout caractère.
—Dessiné. La mer basse encore.
—Ce jour-là et l'avant-veille, promenade le matin avant déjeuner avec Bornot, dans sou bois au-dessus du parc; jolies allées.
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Mardi 16 octobre.—J'ai été seul avant déjeuner sur la route de Fécamp. J'ai voulu grimper dans le petit bois à gauche et dans les jolies prairies où sont les sapins. Arrêté par les haies et les clôtures, à chaque pas. Le peuple qui sera toujours en majorité, se trompe en croyant que les grandes propriétés n'ont pas une grande utilité; c'est aux pauvres gens qu'elles sont utiles, et le profit qu'ils en retirent n'appauvrit pas les riches, qui les laissent profiter de petites aubaines qu'ils y trouvent.
Le laisser-aller du bon cousin faisait le bonheur des pauvres ramasseurs de fougère et de branches sèches; les petits bourgeois enrichis s'enferment chez eux et barricadent partout les avenues. Les pauvres, privés complètement de ce côté, ne profitent même pas des droits dérisoires que leur donne l'État républicain.
Bornot me donnait, à déjeuner, le résultat de l'élection pour un député dans le canton. Sur 4,360 inscrits, à peine 1,600 ont pris part au vote. A Limpiville, personne ne se présentait; le maire désolé a appelé les citoyens par toutes les manières. Dans d'autres communes, c'était à peu près de même, et cependant le vote a lieu le dimanche.
En revenant, déjeuné. J'ai traversé la vallée vers le moulin, qui est à cheval sur la rivière, qu'on passe sur une planche. Revu le chemin qu'on prenait si souvent derrière le lavoir; là, les bois de B... enceints encore d'un fossé. Nouvelles réflexions analogues à celles ci-dessus. Le chemin, à partir du lavoir pour rentrer à la maison, ne passe plus le long des murs. Tout cela est refait à la Louis-Philippe.
Bornot me rappelait que c'est à ce lavoir que j'embrassais la petite femme du maçon, qui était si gentille, et qui venait de temps en temps rendre ses devoirs au vieux cousin[468].
—A Fécamp, avec toutes ces dames, chez le bijoutier, pâtissier, papetier; acheté un carton.
Vu l'église auparavant. J'avais oublié son importance. Charmantes chapelles autour du chœur, séparées par des clôtures à jour d'un charmant goût. Tombeaux d'évêques ou abbés. Petites figures au tombeau et grand tombeau de la Vierge aux figures grandes coloriées; les poses sont si naïves, et il y a tant de caractère, que le coloriage ne les gâte pas trop. L'une des têtes m'a paru celle du Laocoon, bien surpris de se trouver en pareil lieu et en pareille compagnie. Il y a une de ces figures qui tient un encensoir, et qui souffle dessus pour en ranimer les charbons.—Chapelle de la Vierge avec vitraux du treizième siècle, semblables à ceux de la cathédrale de Rouen.—Belle copie de l'Assomption du Poussin, à l'autel de cette chapelle.—Charmant ouvrage d'albâtre ou de marbre pour contenir le précieux sang, adossé à l'autel principal. Petites figures dans le style de Ghiberti [469].—Les figures dont j'ai parlé sont à droite, au pied d'un grand crucifix; à gauche, il y a un tombeau où l'on voit le Christ couché sous l'autel, à travers des treillages.—En face, copie du Fra Bartolomeo du Musée.
En allant au port, il faisait très beau temps. Les montagnes qui mènent à la mer, magnifiques et grandioses.
La mer, basse comme je ne l'ai jamais vue ici, est on ne peut plus majestueuse dans son calme et par ce beau temps.
Causé avec un pilote de la plus belle figure.
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Mercredi 17 octobre.—Passé toute la journée sans sortir, malgré le beau temps. Nous nous sommes occupés des vitraux; cela m'a fatigué.
Avant de dîner, fait un tour dans le parc; c'est un heu enchanteur: ces arbres, ces cygnes, etc.
—J'ai pensé avec plaisir à reprendre certains sujets, surtout le Génie arrivant à l'immortalité[470]. Il serait temps de mettre en train celui-là et le Léthé, etc.
—Le soir, vu le four à chaux: arbres éclairés vivement; l'intérieur de la fournaise; flammes vertes, la chaux éclatante de blancheur, avec des veines de feu incandescent.
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Jeudi 18 octobre.—Dans la matinée, avant déjeuner, délicieux temps; dessiné dans le jardin des masses d'arbres; le soleil du matin y donne des effets charmants.
Parti vers deux heures pour Fécamp; nous voulions aller aux fameux Trous aux chiens. Cet ignoble sobriquet, appliqué aux beaux phénomènes que j'ai vus là, dépose contre la petite dose de poésie de notre peuple et son peu d'imagination... Nous sommes arrivés trop tôt, et je suis resté longtemps sur la jetée. La mer très bonne à étudier.
Partis pour notre excursion quand la mer a été assez basse. Il est bien difficile de décrire ce que j'ai vu, et malheureusement ma mémoire sera bien peu fidèle pour se le rappeler. La mer n'étant pas d'abord assez basse, nous avons eu quelque peine à arriver jusqu'à ces piliers, qui semblent d'architecture romane, et qui soutiennent la falaise, en laissant une percée par-dessous. Ensuite deux magnifiques amphithéâtres à plusieurs rangs, les uns au-dessus des autres, dont un beaucoup plus vaste que l'autre.
Dans l'un d'eux, je crois, cette grotte profonde, qui semble la retraite d'Amphitrite. Enfin, pour conclure, la grande arche par laquelle on aperçoit un autre amphithéâtre avec ces espèces de promontoires réguliers en forme de champignons placés à côté les uns des autres, et qui sont là comme des niches d'animaux féroces dans un cirque romain.
Nous nous sommes arrêtés là, apercevant de loin quelques beautés qui nous ont paru inférieures, et qui de près, peut-être, auraient mérité notre admiration.
Le sol, sous cette arche étonnante, semblait sillonné par les roues des chars et simulait les ruines d'une ville antique. Ce sol est ce blanc calcaire dont les falaises sont presque entièrement faites. Il y a des parties sur les rocs qui sont d'un brun de terre d'ombre, des parties très vertes et quelques-unes creuses. Les pierres détachées par terre sont généralement blanches. On voit courir sous ses pieds de petites souris qui vont rejoindre la mer.
Revenus très rapidement. Le soleil était couché.
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Vendredi 19 octobre.—Je lis ce matin, dans Montesquieu, une peinture à grands traits des exploits de Mithridate. La grande idée qu'il donne du caractère de ce roi diminue beaucoup dans mon esprit l'impression que m'avait laissée la pièce de Racine. Décidément ces petites histoires amoureuses mêlées à la peinture d'un pareil colosse, le réduisent à la proportion d'un homme de notre temps. Quand on songe que Mithridate était une espèce de barbare, commandant à des nations féroces, on se le figure difficilement occupé d'intrigues d'intérieur. Au reste, il faudrait relire.
—Je recule de jour en jour l'instant de mon départ.
... Ils sont aimables pour moi, et cette molle flânerie dans un lieu que j'aime me berce, et me fait reculer le moment de reprendre mon train de vie ordinaire.
Lu le matin Montesquieu, Grandeur et décadence.
Promené dans le jardin, avant déjeuner. Après cela, en bateau avec la cousine et une partie des petites filles[471]; j'étais fatigué de la course de la veille et aussi de la vie que je mène, et surtout de ces repas, de ces vins, etc.
Je me suis occupé l'après-midi à composer avec des fragments de vitraux la fenêtre que Bornot veut mettre à l'ouverture laissée dans la chapelle de la Vierge.
Le soir, plusieurs parties de billard avec la cousine, pendant que Bornot dessinait les vues qui nous ont frappés dans les falaises.
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Samedi 20 octobre.—J'ai appris, après déjeuner, la mort du pauvre Chopin. Chose étrange, le matin, avant de me lever, j'étais frappé de cette idée. Voilà plusieurs fois que j'éprouve de ces sortes de pressentiments.
Quelle perte! Que d'ignobles gredins remplissent la place, pendant que cette belle âme vient de s'éteindre!
—Promenades dans le jardin... Adieu à ces beaux lieux, dont le charme est vraiment délicieux... Ce charme est bien peu goûté par les habitants de ce manoir. Au milieu de tout cela, le bon cousin ne nous a parlé que d'acres de terre, de réparations, de murs, ou des querelles du conseil municipal. Il en résulte que la plupart du temps je demeure muet et consterné. Les repas surtout, où l'on s'épanche d'ordinaire, sont à la glace. Sont-ils heureux ainsi?
Promenade avec Bornot à Angerville, dans le char à bancs. On a coupé la plupart des sapins qui étaient aux environs de l'église. Hélas! ces lieux ont encore moins changé que les personnes que j'y ai vues.
Revenus par Boudeville, et visité la petite église. Touché extrêmement de cet endroit: le presbytère est charmant... Je parlais à Bornot de la condition tranquille du curé d'un lieu pareil. Mes considérations ne le touchent pas, et au retour il est retombé dans les acres de terre, les herbages, etc.
En redescendant par le chemin creux qui borde son bois, il m'a montré ses améliorations: défrichements, four à briques, etc.
Nous sommes repassés devant le cimetière: je n'ai pu m'empêcher de penser à la petite place qu'occupe le bon Bataille... J'étais muet, triste, gelé; mais pas le moindre sentiment d'envie.
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Dimanche 21 octobre.—Perdu la journée. Nous devions aller à Fécamp. A peine hors de Valmont, une petite pluie fine a découragé le cousin, qui n'avait peut-être pas grande envie d'y aller.
Nous sommes rentrés, et je me suis mis à faire ma malle.
La directrice des postes dînait. J'ai été assez révolté de certaines duretés.
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Lundi 22 octobre.—Je lis ce matin dans la Description de Paris et de ses édifices, publiée en 1808, le détail effrayant des richesses, des monuments en tous genres qui ont disparu des églises pendant la Révolution. Il serait curieux de faire un travail sur cette matière, pour édifier sur le résultat le plus clair des révolutions.
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Mardi 23 octobre.—Le matin, examiné de nouveau les vitraux et achevé de composer la fenêtre de Bornot, pour la chapelle de la Vierge. Le vitrier m'a réparé ceux que j'emporte.
J'ai été à Saint-Pierre seul avec Malestrat. J'ai beaucoup étudié la mer, qui était toujours la même et toujours belle.
A dîner la petite Mme Duglé, sa sœur, une madame Cardon et sa fille, de Fécamp.
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Mercredi 24 octobre.—Parti à neuf heures et demie avec Bornot. Pris l'ancienne route d'Ypreville, par le plus beau temps du monde. J'ai parcouru avec bien du plaisir cette route. Revu la futaie à l'entrée d'Ypreville. Embarqué à Alvimare.
Cette route est toute changée depuis trois semaines: tons dorés et rouges des arbres. Ombres bleues et brumeuses.
A Rouen vers une heure, et fait toute la route jusqu'à Paris sans compagnon de route. Avant Rouen, il était venu une délicieuse femme avec un homme âgé; j'ai beaucoup joui de sa vue, pendant le peu de temps qu'elle a passé dans la voiture.
J'étais assez mal disposé. J'avais déjeuné sans faim, et cette disposition, qui m'a empêché de manger toute la journée, a agi sur mon humeur. Admiré cependant les bords de la Seine, les rochers qu'on voit le long de la route, depuis Pont-de-l'Arche jusqu'au delà de Vernon, ces mamelons presque réguliers, qui donnent un caractère particulier à tout ce pays, Mantes, Meulan. Aperçu Vaux, etc.
Triste en arrivant: la migraine y contribuait. Attendu longtemps pour les paquets. Trouvé Jenny qui m'attendait. Je n'ai pas été fâché de trouver, en arrivant, ses bons soins.
[460] Voir Catalogue Robaut, n° 714.
[461] L'émotion de Delacroix s'explique facilement, car c'est là, à l'abbaye de Valmont, que le maître avait passé les meilleurs moments de sa jeunesse. Son cousin, M. Bataille, officier d'état-major, attaché à la personne du prince Eugène, à la suite duquel il fit les campagnes d'Italie et de Pologne, de 1811 à 1813, était propriétaire de cette ancienne abbaye, qui avait été bâtie pour huit moines bénédictins, et qui touchait aux ruines d'une église beaucoup plus ancienne. M. Bataille avait réparé les ruines et l'habitation, puis il avait planté un parc à l'entour. A sa mort, Valmont était devenue la propriété de M. Bornot, cousin de M. Bataille et de Delacroix.
[462] Delacroix exécuta à l'abbaye de Valmont des fresques. Elles furent peintes en 1834. A ce propos, il écrivait à Villot: «Le cousin m'a fait préparer un petit morceau de mur avec les couleurs convenables, et j'ai fait en quelques heures un petit sujet dans ce genre assez nouveau pour moi, mais dont je crois que je pourrais tirer parti, si l'occasion s'en présentait... J'avoue que je serai singulièrement ragaillardi par un essai dans ce genre, si je pouvais le faire sérieusement et en grand.» (Voir Correspondance, t. I, p. 203 et 204.)
[463] Anne-Françoise Delacroix, qui épousa Louis-Cyr Bornot, était la grand'tante d'Eugène Delacroix. Celui-ci avait fait le portrait de sa vieille parente, en 1818, quand il n'avait pas encore vingt ans. (Voir Catalogue Robaut, n° 1460.)
[464] Saint-Pierre en Port.
[465] Madame Laporte, veuve de l'ancien consul de France à Tanger.
[466] Zimmerman, compositeur et pianiste distingué, né à Paris en 1785, mort en 1853; Il fut longtemps professeur de piano au Conservatoire.
[467] L'Arsace et Isménie, petit roman oriental de Montesquieu, où l'affabulation romanesque se trouve entremêlée de considérations politiques, et qui fait partie des œuvres posthumes de l'écrivain.
[468] Le cousin Bataille.
[469] Lorenzo Ghiberti, sculpteur et architecte, né à Florence en 1378, mort vers 1455.
[470] La peinture n'est pas connue, mais on cite deux dessins. (Voir Catalogue Robaut, n°s 727, 728.)
[471] M. et Mme Bornot avaient six enfants: un fils, M. Camille Bornot, et cinq filles qui en se mariant devinrent: Mmes Gavet, Lambert, Porlier, Pierre Legrand et Journé.
Sans date.—Passé les jours suivants dans l'oisiveté. Quelques visites.
Vu Mme Marliani qui m'avait écrit; elle a passé un mois à Nohant, et y a été malade. Mme Sand est triste et ennuyée. Elle a maintenant la fureur du domino. Elle grondait tout de bon cette pauvre Charlotte de ne point sentir toutes les profondeurs de combinaisons que renferme ce sublime jeu. On fait aussi des charades où elle fait sa partie. Les costumes l'occupent.
Clésinger, que j'ai rencontré dans la rue, m'a envoyé sa femme, qui est venue me prendre pour me faire voir la statue qu'il a faite pour le tombeau de Chopin. Contre mon attente, j'ai été tout à fait satisfait. Il m'a semblé que je l'aurais faite ainsi. En revanche, le buste est manqué. D'autres bustes d'hommes que j'ai vus là m'ont déplu. Solange me disait qu'il cherchait à varier son genre. En effet, j'ai vu là une figure de l'Envie, qui n'accuse guère que l'imitation de Michel-Ange. Cependant, en sortant de l'imitation exacte du modèle que son premier ouvrage indiquait comme sa vocation, il montre de l'imagination et une entente de la grâce des lignes, qui est fort rare. Il fait un groupe en pierre d'une Pieta, dans lequel on trouve ce mérite.
1850
7 janvier.—Haro m'a rapporté les deux petites études que j'ai faites à Champrosay[472], de ma fenêtre, l'une de la cour des gendarmes, l'autre par la salle à manger, l'été avec des moissons, etc.
Lui redemander l'Arabe accroupi, qui devait être sur la grande toile où était la Suzanne[473], que j'ai achevée pour Villot.
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12 janvier.—Travaillé à retoucher le petit Hamlet, la Femme de dos, de Beugniet[474]; ébauché un petit lion pour le même.
Voir Gavard[475], Cavé, Rivet, Couder, Guillemardet, Halévy, la princesse Marcellini[476]. Passé chez les Wilson-Quantinet. Voir Meissonier et Daumier.
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18 janvier.—«Mon cher Monsieur, j'apprends à l'instant que M. de Mornay, dont les procédés avec moi ne me commandent point de ménagements, a mis en vente, à la rue des Jeûneurs, six tableaux de moi, dont l'un, la Cléopâtre, ne m'a pas été payé, depuis plusieurs années qu'il l'a chez lui. Je désirerais donc, si vous croyez que la chose soit faisable, mettre de suite opposition à la vente dudit tableau, afin de le ravoir du moins; car, dans l'état de ruine où se trouve M. de Mornay, j'aurais encore plus de peine à en recouvrer le prix. Peut-être vous demandé-je une chose qui exigerait des formalités que j'ignore? peut-être aussi le temps vous manque-t-il?... Je laisse cela à votre appréciation, pensant bien que vous ne consentiriez pas à me voir m'engager dans une sotte affaire. J'avoue que le trait me semble si fort qu'il m'a semblé que je serais plus que dupe en ne protestant pas pour le moins.
«Si je calcule bien, il n'y aurait pas de temps à perdre: nous sommes aujourd'hui vendredi; il est probable que la vente aura lieu demain.»
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Dimanche 20 janvier.—Concert de l'Union musicale. Symphonie de Mozart; admirable ouverture de Coriolan, de Beethoven.
Entendu deux fois et mal composé.
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21 janvier.—J'avais écrit derrière la toile du petit Christ à la colonne que j'envoie à Gaultron: blanc, momie, vermillon: je me rappelle que j'avais employé pour les ombres laque Robert J. et terre verte, ou bien vert malachite clair.
A Gaultron, prêté le tableau de fruits de Chardin. Rendu à la fin d'avril.
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Jeudi 24.—Donné à Haro, pour la rentoiler, la petite étude de l'Étang de Louroux; ciel grisâtre clair.
Composé la Pandore sur toile assez grande.
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Vendredi 25 janvier.—Je pensais que les artistes qui ont un style assez vigoureux sont dispensés de l'exécution exacte, témoin Michel-Ange. Arrivé à ce point, ce qu'ils perdent en vérité littérale, ils le regagnent bien en indépendance et en fierté.
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30 janvier.—Soirée chez Gudin[477]. Je disais à Pradier que je dînais très fortement, ne pouvant déjeuner à cause de mon travail, et que pour faire passer ce dîner, je faisais force exercice ensuite. Il me dit: «Quand on a une vieille voiture, on ne lui fait pas faire de longs voyages; on la met sous la remise, et on ne l'en tire que pour le besoin et pour des courses légères.»
Revenu à deux heures du matin, très fatigué; premier oubli de la leçon que je venais de recevoir.
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31 janvier.—«Ne négligez rien de ce qui peut vous faire grand», m'écrivait le pauvre Beyle[478].
—Cette réflexion [au 20 février] me fait surmonter l'ennui de me déranger pour aller en Belgique.
[472] Voir Catalogue Robaut, n°s 543 et 544.
[473] Voir Catalogue Robaut, n° 1246.
[474] Marchand de tableaux.
[475] Gavard, éditeur des Galeries historiques de Versailles.
[476] La princesse Marcellini Czartoriska.
[477] Théodore Gudin, peintre de paysages et de marines, né à Paris en 1802, mort en 1880. Il fut élève de Girodet, qu'il quitta pour l'atelier de Géricault et pour celui de Delacroix.
[478] Il ne paraît point que les relations aient été très suivies entre Stendhal et Delacroix. Stendhal en 1824 avait écrit un «Salon» dans le Journal de Paris et des départements, Salon qui fut réimprimé dans les Mélanges d'art et de littérature. Il n'avait pas été perspicace en ce qui touche le talent du peintre, car il y déclarait qu'il ne pouvait admirer ni l'auteur ni l'ouvrage; il parlait des Massacres de Scio. Pourtant il le rapproche de Tintoret, ce qui n'est point un médiocre compliment, et il conclut en disant: «M. Delacroix a toujours cette immense supériorité sur tous les auteurs de grands tableaux qui tapissent les grands salons, qu'au moins le public s'est beaucoup occupé de ses ouvrages.»
«Plafond. L'archange saint Michel terrassant le démon.
«Tableau de droite. Héliodore chassé du temple. S'étant présenté avec ses gardes pour en enlever les trésors, il est tout à coup renversé par un cavalier mystérieux: en même temps, deux envoyés célestes se précipitent sur lui et le battent de verges avec furie, jusqu'à ce qu'il soit rejeté hors de l'enceinte sacrée.
«Tableau de gauche. La lutte de Jacob avec l'ange. Jacob accompagne les troupeaux et autres présents à l'aide desquels il espère fléchir la colère de son frère Ésaü. Un étranger se présente qui arrête ses pas et engage avec lui une lutte opiniâtre, laquelle ne se termine qu'au moment où Jacob, touché au nerf de la cuisse par son adversaire, se trouve réduit à l'impuissance. Cette lutte est regardée par les Livres saints comme un emblème des épreuves que Dieu envoie quelquefois à ses élus.» (Voir Corresp., t. II, p. 260 et 261.)
Lundi4 février.—Faire à Saint-Sulpice[479] des cadres de marbre blanc, autour des tableaux; ensuite cadres de marbre rouge ou vert, comme dans la chapelle de la Vierge, et le fond du tout en pierre avec ornements en pierre, et imitant l'or, comme les cuivres dorés de la même chapelle. (Si on pouvait faire les cadres en stuc blanc.)
La dimension du plafond est de 15 pieds[480].
—Magnifiques tons d'ombre reflétée dans une chair rouge: vert cobalt, vermillon Chine, ocre jaune; je l'ai employé pour fondre les touches de terre de Sienne brûlée et autres tons chauds qui formaient la préparation des hommes qui regardent par le trou, dans le Daniel.
Les clairs, sur ces préparations, peuvent se faire et ont été faits avec laque fixe, ocre jaune et blanc.
L'ocre jaune pur, ton le plus vrai et le plus frappant pour les bons.
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Mardi 5 février.—Très beau ton pour les chairs très claires, pour servir d'intermédiaires entre les plus grands clairs et les ombres: terre de Cassel, blanc, vermillon, ocre jaune.
—Dîné chez Ed. Bertin. Revu là Mme P..., avec laquelle j'ai causé beaucoup. Fleury Cuvillier[481] et sa femme y étaient. Desportes[482] m'a entrepris sur la dévotion, il a trouvé en moi un terrain tout préparé; mais au fond c'est un fou. Il regarde Mozart comme un grand corrupteur, il lui préfère beaucoup les vieux maîtres, y compris Rameau.
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Jeudi 7 février.—Hecquet, au concert, l'autre jour, me citait un critique connu, qui appelle Mozart le premier des musiciens médiocres.
A ce concert et au suivant, je comparais les deux ouvertures de Beethoven à celle de la Flûte enchantée, par exemple, et à tant d'autres de Mozart..... Quelle réunion, dans ces dernières, de tout ce que l'art et le génie peuvent donner de perfection! Dans l'autre, quelles incultes et bizarres inspirations!
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Vendredi 8 février.—Ce serait une bonne chose, en commençant, que d'établir la gamme d'un tableau par un objet clair dont le ton et la valeur seraient exactement pris sur nature: un mouchoir, une étoffe, etc. Cicéri me conseillait cela il y a quelques années.
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10 février.—Chez Bixio le soir[483]. Avant dîner, chez Louis Guillemardet.
Duverger me disait en revenant que B*** était sans imagination et avait du feu, et que lui (Duverger) était presque tout le contraire; c'est la réunion de ces deux facultés, l'imagination et la raison, qui fait les hommes exceptionnels.
Il me présente l'idée originale et pourtant assez raisonnable que la tradition napoléonienne est le résultat nécessaire de la révolution.
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11 février.—Dîné chez Meissonier avec Chenavard. Fait là, inter pocula, le beau projet d'aller en Hollande voir les dessins de Raphaël. Chenavard dit à dîner que Raphaël lui déplaisait parce qu'il le trouvait impersonnel, c'est-à-dire se métamorphosant à mesure que d'autres personnalités vigoureuses le frappaient: le contraire de Michel-Ange, Corrège, Rembrandt, etc..
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13 février.—Retravaillé au Saint Sébastien.
—Vu la princesse Marcellini, vers trois heures; j'ai été bien frappé de ce qu'elle m'a joué de Chopin. Rien de banal, composition parfaite. Que peut-on trouver de plus complet? Il ressemble plus à Mozart que qui que ce soit. Il a, comme lui, de ces motifs qui vont tout seuls, qu'il semble qu'on trouverait.
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Jeudi 14 février.—Travaillé à la Femme impertinente. Je l'avais reprise, il y a dix ou douze jours.
—Je commence à prendre furieusement en grippe les Schubert, les rêveurs, les Chateaubriand (il y a longtemps que j'avais commencé), les Lamartine, etc. Pourquoi tout cela se passe-t-il? Parce que ce n'est point vrai... Est-ce que les amants regardent la lune, quand ils trouvent près d'eux leur maîtresse?... A la bonne heure, quand elle commence à les ennuyer.
Des amants ne pleurent pas ensemble; ils ne font pas d'hymnes à l'infini, et font peu de descriptions. Les heures vraiment délicieuses passent bien vite, et on ne les remplit pas ainsi.
Les sentiments des Méditations sont faux, aussi bien que ceux de Raphaël, du même auteur. Ce vague, cette tristesse perpétuelle ne peignent personne. C'est l'école de l'amour malade... C'est une triste recommandation, et cependant les femmes font semblant de raffoler de ces balivernes; c'est par contenance; elles savent bien à quoi s'en tenir sur ce qui fait le fond même de l'amour. Elles vantent les faiseurs d'odes et d'invocations, mais elles attirent et recherchent soigneusement les hommes bien portants et attentifs à leurs charmes.
—Ce même jour, Mme P... est venue avec sa sœur, la princesse de B... La nudité de la Femme impertinente[484], et celle de la Femme qui se peigne, lui ont sauté aux yeux:... «Que pouvez-vous trouver là de si attrayant, vous autres artistes, vous autres hommes? Qu'est-ce que cela a de plus intéressant que tout autre objet vu dans sa nudité, dans sa crudité, une pomme, par exemple?»
—J'avais cheminé, vers quatre heures et demie, avec le vieux père Isabey[485]. Il m'a fait un cours sur les lunettes. C'est Charles qui lui a donné le conseil d'avoir ses lunettes divisées en deux. Il lui a dit: «Change de verre, aussitôt que tu t'aperçois que tes yeux se fatiguent le moins du monde.» En ne le faisant pas, on risque d'être forcé de sauter un numéro, ce qui m'est arrivé. «Tu vivrais, lui a-t-il dit, comme Mathusalem, que tu aurais encore de quoi y voir clair.»—Il fait de petits repas assez fréquents: cela lui réussit.
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Samedi 16 février.—J'ai revu chez M. de Geloës mon tableau du Christ au tombeau qu'il éclaire le soir avec un quinquet ad hoc; il ne m'a pas déplu.
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Dimanche 17 février.—Passé toute ma journée en état de langueur, et je n'avais à faire que des besognes ennuyeuses. Je ne fais rien qui me prépare à ce voyage de Hollande, et cela, pendant que je suis fort bien en train de peindre. Le soir, dîné chez Mme de Forget.
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Mardi 19 février.—Dîné avec Chenavard, Meissonier.—Parlé du voyage qui, j'espère, ne se fera pas. (Voir au 31 janvier précédent.)
Chez Berlioz ensuite; l'ouverture de Léonore m'a produit la même sensation confuse; j'ai conclu qu'elle est mauvaise, pleine, si l'on veut, de passages étincelants, mais sans union. Berlioz de même: ce bruit est assommant; c'est un héroïque gâchis.
Le beau ne se trouve qu'une fois et à une certaine époque marquée. Tant pis pour les génies qui viennent après ce moment-là. Dans les époques de décadence, il n'y a de chance de surnager que pour les génies très indépendants. Ils ne peuvent ramener leur public à l'ancien bon goût qui ne serait compris de personne; mais ils ont des éclairs qui montrent ce qu'ils eussent été dans un temps de simplicité. La médiocrité dans ces longs siècles d'oubli du beau est bien plus plate encore que dans les moments où il semble que tout le monde puisse faire son profit de ce goût du simple et du vrai qui est dans l'air. Les artistes plats se mettent alors à exagérer les écarts des artistes mieux doués, ce qui est la platitude à force d'enflure, ou bien ils s'adonnent à une imitation surannée des beautés de la bonne époque, ce qui est le dernier terme de l'insipidité, ils remontent même en deçà. Ils se font naïfs avec les artistes qui ont précédé les belles époques. Ils affectent le mépris de cette perfection, qui est le terme naturel de tous les arts.
Les arts ont leur enfance, leur virilité et leur décrépitude. Il y a des génies vigoureux qui sont venus trop tôt, de même qu'il y en a qui viennent trop tard; dans les uns et les autres, on trouve des saillies singulières. Les talents primitifs n'arrivent pas plus à la perfection que les talents des temps de la décadence. Du temps de Mozart et de Cimarosa, on compterait quarante musiciens qui semblent être de leur famille, et dont les ouvrages contiennent, à des degrés différents, toutes les conditions de la perfection. A partir de ce moment, tout le génie des Rossini et des Beethoven ne peut les sauver de la manière. C'est par la manière qu'on plaît à un public blasé et avide par conséquent de nouveautés; c'est aussi la manière qui fait vieillir promptement les ouvrages de ces artistes inspirés, mais dupes eux-mêmes de cette fausse nouveauté qu'ils ont cru introduire dans l'art. Il arrive souvent alors que le public se retourne vers les chefs-d'œuvre oubliés et se reprend au charme impérissable de la beauté.
Il faudrait absolument écrire ce que je pense du gothique; ce qui précède y trouverait naturellement sa place.
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Dimanche 24 février.—Pierret venu me voir dans la journée avec son fils Henry, qui va en Californie. Je lui ai donné le Petit Lion.
Le soir, au divin Mariage secret, avec Mme de Forget. Cette perfection se rencontre dans bien peu d'ouvrages humains.
On pourrait refaire pour tous les beaux ouvrages restés dans la mémoire des hommes ce que de Piles[486] fait pour les peintres seulement... Je me suis interrogé là-dessus, et pour ne parler que de la musique, j'ai successivement préféré Mozart à Rossini, à Weber, à Beethoven, toujours au point de vue de la perfection. Quand je suis arrivé au Mariage secret, j'ai trouvé non pas plus de perfection, mais la perfection même. Personne n'a cette proportion, cette convenance, cette expression, cette gaieté, cette tendresse, et par-dessus tout cela, et ce qui est l'élément général, qui relève toutes ces qualités, cette élégance incomparable, élégance dans l'expression des sentiments tendres, élégance dans le bouffon, élégance dans le pathétique modéré qui convient à la pièce.
On est embarrassé pour dire en quoi Mozart peut être inférieur à l'idée que j'ai ici de Cimarosa. Peut-être une organisation particulière me fait-elle incliner dans le sens où j'incline; cependant une raison comme celle-là serait la destruction de toute idée du goût et du vrai beau; chaque sentiment particulier serait la mesure de ce beau et de ce goût. J'osais bien me dire aussi que je trouvais dans Voltaire un coin fâcheux, rebutant pour un adorateur de son admirable esprit; c'est l'abus de cet esprit même. Oui, cet arbitre du goût, ce juge exquis abuse aussi des petits effets; il est élégant, mais spirituel trop souvent, et ce mot est une affreuse critique. Les grands auteurs du siècle précédent sont plus simples, moins recherchés.
—J'ai été voir à quatre heures les études de Rousseau, qui m'ont fait le plus grand plaisir... Exposés ensemble, ces tableaux donneront de son talent une idée dont le public est à cent lieues, depuis vingt ans que Rousseau est privé d'exposer[487].
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Mardi 26 février.—J'ai été convoqué par Durieu[488], pour juger le procédé Haro, que nous devons aller voir fonctionner à Saint-Eustache.
J'ai appris là ce que l'univers ne croira pas: la cathédrale de Beauvais manque d'une aile qui n'a jamais été achevée; ladite cathédrale est d'un gothique mêlé du seizième siècle. On discute sérieusement si le morceau qui reste à faire sera refait dans le style du reste ou dans celui du treizième siècle, qui est le style favori des antiquaires dans ce moment. De cette manière, on apprendrait à vivre à ces ignorants du seizième siècle, qui ont eu le malheur de n'être pas nés trois siècles plus tôt.
Après la commission, j'ai été voir Duban, en société de Vaudoyer[489], qui est dans mes idées sur l'architecture. Vu Duban.
Vu la galerie d'Apollon, etc.
*
Mercredi 27 février.—Je travaille aux croquis pour Saint-Sulpice à soumettre à la Préfecture.
Vers trois heures, j'ai été voir Cavé, qui a été mordu par son chien au point d'avoir failli en perdre le nez et la mâchoire. Le Constitutionnel a imprimé qu'il en était quitte seulement pour le premier des deux. Les amis alarmés viennent les uns après les autres s'informer de ce qui lui reste réellement, et il a pris le parti d'écrire au journal pour lui demander grâce.
[479] Pour l'inauguration de la chapelle, Delacroix envoya une invitation datée du 29 juin 1861. Il expose ainsi les sujets de la décoration: «M. Delacroix vous prie de vouloir bien lui faire l'honneur de visiter les travaux qu'il vient de terminer, dans la chapelle des Saints-Anges, à Saint-Sulpice. Ces travaux seront visibles au moyen de cette lettre, depuis le mercredi 21 juin jusqu'au 3 août inclusivement, de une à cinq heures de l'après-midi. Première chapelle à droite en entrant par le grand portail.
[480] Voir Catalogue Robaut, n° 1341.
[481] Cuvillier-Fleury, littérateur, né en 1802, mort en 1887. Il fut le précepteur du duc d'Aumale, et écrivit de nombreux articles au Journal des Débats. En 1860. il entra à l'Académie française.
[482] Auguste Desportes, poète et auteur dramatique, né en 1797, mort en 1866.
[483] Alexandre Bixio (1808-1865), savant et homme politique. Il prit une part active à la révolution de Juillet. En 1831, il fonda avec Buloz la Revue des Deux Mondes. Il fut rédacteur au National et l'un des principaux écrivains de l'opposition libérale. En 1848, il devint ministre de l'agriculture.
[484] C'est sous ce titre que Delacroix désignait, dans la conversation, une de ses Baigneuses. A propos de ce tableau, M. Robaut écrit: «La jeune femme a la tête ceinte d'un ruban bleu qui flotte sur son dos; elle s'appuie sur un banc de verdure où sont déposés des vêtements qui éclatent en tons blancs et rouges.»
[485] J.-B. Isabey, célèbre peintre miniaturiste français, né en 1767, mort en 1855. Ses portraits le montrent comme un dessinateur des plus remarquables. Sous le Directoire, sous l'Empire et sous la Restauration, il jouit de la faveur du public et fut successivement directeur de l'atelier des peintres à la manufacture de Sèvres et conservateur adjoint des Musées royaux.
[486] Roger de Piles (1635-1709), peintre et écrivain, auteur d'un Abrégé de la vie des peintres.
[487] Delacroix portera plut loin un jugement sur Rousseau. Il est intéressant de noter ici l'opinion de Rousseau sur Delacroix; on la trouve dans une très curieuse lettre du paysagiste, publiée par M. Burty dans, son volume Maîtres et petits maîtres. Cette lettre contient un parallèle entre Ingres et Delacroix, et conclut ainsi: «Faut-il vous dire que je préfère Delacroix avec ses exagérations, ses fautes, ses chutes visibles, parce qu'il ne tient à rien qu'à lui, parce qu'il représente l'esprit, le temps, le verbe de son temps? Maladif et trop nerveux peut-être, parce que son art souffre avec nous, parce que dans ses lamentations exagérées et ses triomphes retentissants, il y a toujours le souffle de la poitrine et son cri, son mal et le nôtre. Nous ne sommes plus au temps des Olympiens comme Raphaël, Véronèse et Rubens, et l'art de Delacroix est puissant comme une voix de l'Enfer du Dante.» (Ph. BURTY, Maîtres et petits maîtres, p. 157.)
[488] Eugène Durieu, administrateur et écrivain, né en 1800. Entré au ministère de l'intérieur, il devint en 1847 inspecteur général des établissements d'utilité publique. Chargé, après la révolution de Février, de la direction générale de l'administration des cultes, il institua une commission des arts et édifices religieux, et créa le service des architectes diocésains pour la conservation des monuments affectés au culte.
[489] Léon Vaudoyer, architecte, né le 7 juin 1803, mort en 1872. Il déploya un remarquable talent pratique dans la restauration des vieux monuments historiques, et fut nommé, en 1868, membre de l'Académie des beaux-arts.
Vendredi1er mars.—Vu l'exposition des tableaux de Rousseau pour sa vente. Charmé d'une quantité de morceaux d'une originalité extrême.
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Dimanche 3 mars.—A l'Union musicale: Symphonie en fa, de Beethoven, pleine de fougue et d'effet; puis l'ouverture d'Iphigénie en Aulide, avec toute l'introduction, airs d'Agamemnon, et le chœur de l'arrivée de Clytemnestre.
L'ouverture, un chef-d'œuvre: grâce, tendresse, simplicité et force par-dessus tout. Mais il faut tout dire: toutes ces qualités vous saisissent fortement, mais la monotonie vous endort un peu. Pour un auditeur du dix-neuvième siècle, après Mozart et Rossini, cela sent un peu le plain-chant. Les contre-basses et leurs rentrées vous poursuivent comme les trompettes dans Berlioz.
Tout de suite après venait l'ouverture de la Flûte enchantée: à la vérité, c'est un chef-d'œuvre. J'ai été aussitôt saisi de cette idée, en entendant cette musique qui venait après Glück. Voilà donc où Mozart a trouvé, et voici le pas qu'il lui a fait faire; il est vraiment le créateur, je ne dirai pas de l'art moderne, car il n'y en a déjà plus à présent, mais de l'art porté à son comble, après lequel la perfection ne se trouve plus.
Je disais à la princesse Radoïska, chez laquelle j'ai été en sortant de là: «Nous savons par cœur Mozart et tout ce qui lui ressemble. Tout ce qui a été fait à leur imitation et dans ce style ne le vaut pas, et nous a d'ailleurs fatigués ou rassasiés. Que faire pour être émus de nouveau?... surtout surpris? Se contenter des tentatives hardies, mais moins souvent heureuses, des génies quelquefois très éminents que le siècle produit. Que feront ces derniers, quand les modèles semblent n'être là que pour montrer ce qu'il faut éviter? Il est impossible qu'ils ne tombent pas dans la recherche.»
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Lundi 4 mars.—Au Louvre pour la restauration.
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Vendredi 8 mars.—A l'atelier de Clésinger. Scène pitoyable avec ce butor et notre comité.
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Samedi9 mars.—Je suis accablé de toutes ces corvées successives.
—Plusieurs jours se passent à ne rien faire jusqu'au lundi 11.
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Lundi 11 mars.—Repris le dernier tableau de fleurs.
A notre comité chez Pleyel à une heure.
Le soir, chez Mme Jaubert[490]. Vu des portraits et dessins persans, qui m'ont fait répéter ce que Voltaire dit quelque part, à peu près ainsi: Il y a de vastes contrées où le goût n'a jamais pénétré; ce sont ces pays orientaux, dans lesquels il n'y a pas de société, où les femmes sont abaissées, etc. Tous les arts y sont stationnaires.
Il n'y a dans ces dessins ni perspective ni aucun sentiment de ce qui est véritablement la peinture, c'est-à-dire une certaine illusion de saillie, etc.: les figures sont immobiles, les poses gauches, etc... Nous avons vu ensuite un portefeuille de dessins d'un M. Laurens[491], qui a voyagé dans toutes ces contrées.
Chose qui me frappe surtout, c'est le caractère de l'architecture en Perse. Quoique dans le goût arabe, tout néanmoins est particulier au pays; la forme des coupoles, des ogives, les détails des chapiteaux, les ornements, tout est original. On peut, au contraire, parcourir l'Europe aujourd'hui, et depuis Cadix jusqu'à Pétersbourg, tout ce qui se fait en architecture a l'air de sortir du même atelier. Nos architectes n'ont qu'un procédé, c'est de revenir toujours à la pureté primitive de l'art grec. Je ne parle pas des plus fous, qui font la même chose pour le gothique; ces puristes s'aperçoivent tous les trente ans que leurs devanciers immédiats se sont trompés dans l'appréciation de cette exquise imitation de l'Antique. Ainsi Percier et Fontaine ont cru dans leur temps l'avoir fixé pour jamais. Ce style, dont nous voyons les restes dans quelques pendules faites il y a quarante ans, paraît aujourd'hui ce qu'il est véritablement, c'est-à-dire sec, mesquin, sans aucune des qualités de l'Antique.
Nos modernes ont trouvé la recette de ces dernières dans les monuments d'Athènes. Ils se croyaient les premiers qui les aient regardés; en conséquence, le Parthénon devient responsable de toutes leurs folies. Quand j'ai été à Bordeaux, il y a cinq ans, j'ai trouvé le Parthénon partout: casernes, églises, fontaines, tout en tient. La sculpture de Phidias obtient le même honneur auprès des peintres. Ne leur parlez même pas de l'antique romain ou du grec d'avant ou d'après Phidias.
J'ai vu, parmi les dessins faits en Perse, un entablement complet, chapiteaux, frise, corniche, etc., entièrement dans les proportions grecques, mais avec des ornements qui le renouvellent complètement, et qui sont d'invention.
—Dans la journée, j'avais été chez Pleyel, me réunir à ces messieurs pour finir l'affaire de Clésinger.
—Se rappeler dans les dessins persans ces immenses portails à des édifices qui sont plus petits qu'eux; cela ressemble à une grande décoration d'opéra dressée devant le bâtiment. Je n'en sache pas d'exemple nulle part.
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16 mars.—Mme Cavé est venue et m'a lu quelques chapitres de son ouvrage sur le dessin. C'est charmant d'invention et de simplicité.... Je l'ai revue avec plaisir et j'ai causé de même.
Le soir chez Chabrier avec Mme de Forget. Je me suis ennuyé.
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Dimanche 17 mars.—Union musicale. Concert: Symphonie d'Haydn, admirable d'un bout à l'autre. Chef-d'œuvre d'ordre et de grâce; Concerto pour le piano de Mozart, autant; Chœur Que de grâces, de Glück, suivi d'un petit air de ballet ridicule, qu'on aurait dû laisser dans l'oubli, par respect pour sa mémoire.
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Vendredi, 19 mars.—Soirée de musique chez le Président. Causé là avec Fortoul[492], qui est fort aimable pour moi. Je m'y suis enrhumé. C'est le souvenir le plus saillant de la soirée.—Thiers y est venu. Cela a fait une certaine sensation.
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Jeudi 21 mars.—Toute la journée chez moi, occupé de mes esquisses pour la Préfecture.
Tous les jours derniers, occupé de la composition du plafond du Louvre [493]. Je m'étais d'abord arrêté pour les Chevaux du soleil dételés par les nymphes de la mer. J'en suis revenu jusqu'à présent à Python.
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Vendredi 22 mars.—Lettre de Voltaire, dans laquelle il s'écrie à propos du Père de famille de Diderot, que tout s'en va, tout dégénère; il compare son siècle à celui de Louis XIV.
Il a raison. Les genres se confondent; la miniature, le genre succèdent aux genres tranchés, aux grands effets et à la simplicité. J'ajoute: Voltaire se plaint déjà du mauvais goût, et il touche pour ainsi dire au grand siècle; sous plus d'un rapport, il est digne de lui appartenir. Cependant le goût de la simplicité, qui n'est autre chose que le beau, a disparu!...
—Comment les philosophes modernes qui ont écrit tant de belles choses sur le développement graduel de l'humanité, accordent-ils, dans leur système, cette décadence des ouvrages de l'esprit avec le progrès des institutions politiques? Sans examiner si ce dernier progrès est un bien aussi réel que nous le supposons, il est incontestable que la dignité humaine a été relevée, au moins dans les lois écrites; mais est-ce la première fois que des hommes se sont aperçus qu'ils n'étaient pas tout à fait des brutes et ne se sont pas laissé gouverner en conséquence? Ce prétendu progrès moderne dans l'ordre politique n'est donc qu'une évolution, un accident de ce moment précis. Nous pouvons demain embrasser le despotisme avec la fureur que nous avons mise à nous rendre indépendants de tout frein.
Ce que je veux dire ici, c'est que, contrairement à ces idées baroques de progrès continu que Saint-Simon et autres ont mises à la mode, l'humanité va au hasard, quoi qu'on ait pu dire. La perfection est ici quand la barbarie est là. Fourier ne fait pas au genre humain l'honneur de le trouver adulte. Nous ne sommes encore que de grands enfants; du temps d'Auguste et de Périclès, nous étions dans les langes; nous avons balbutié à peine sous Louis XIV avec Racine et Molière. L'Inde, l'Égypte, Ninive et Babylone, la Grèce et Rome, tout cela a existé sous le soleil, a porté les fruits de la civilisation à un point dont l'imagination des modernes se fait à peine une idée, et tout cela a péri, sans laisser presque de traces; mais ce peu qui est resté pourtant est tout notre héritage; nous devons, à ces civilisations antiques nos arts, dans lesquels nous ne les égalerons jamais, le peu d'idées justes que nous avons sur toutes choses, le petit nombre de principes certains qui nous gouvernent encore dans les sciences, dans l'art de guérir, dans l'art de gouverner, d'édifier, de penser enfin. Ils sont nos maîtres, et toutes les découvertes dues au hasard, qui nous ont donné de la supériorité dans quelques parties des sciences, n'ont pu nous faire dépasser le niveau de supériorité morale, de dignité, de grandeur qui élève les anciens au-dessus de la portée ordinaire de l'humanité. Voilà ce que n'a pas vu Fourier avec son association, son harmonie, ses petits pâtés et ses femmes complaisantes.
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Mercredi 27 mars.—Beau ton de cheveux châtain clair dans la Desdémone: frottis de bitume, sur fonds assez clairs. Clairs: terre verte brûlée et blanc.
Demi-teinte delà chair du saint Sébastien: bitume, blanc, laque terre verte, un peu de jaune brillant; clairs, jaune brillant, blanc, laque. Un peu de bitume, suivant le besoin.
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Dimanche 31 mars.—Énée va tuer Hélène, qui se cache dans le temple de Vesta. Vénus vient l'arrêter.
—Les Harpies troublent le repos des Troyens.
—Villot venu me voir ce matin: tous ces jours-ci je reste chez moi, grâce à mon affreux rhume qui ne se guérit pas.
Ce soir cependant dîné chez Pierret; son fils va partir.
[490] Dans son charmant livre intitulé Souvenirs, Mme Jaubert a écrit d'intéressantes notes sur Delacroix et ses séjours à Alberville chez Berryer: «Delacroix, aimable, séduisant, d'une politesse exquise, sans aucune exigence, jouissait pleinement à Augerville d'une sorte de vacance qu'il s'accordait.» Elle y raconte une anecdote très intéressante sur les rapports de Delacroix avec la princesse Belgiojoso.
[491] Jules Laurens, peintre et lithographe, né en 1825, élève de Paul Del a roche. En 1847, il fut chargé par le gouvernement d'accompagner Hommaire de Hell, envoyé en mission en Turquie, en Perse, en Asie Mineure, et il dessina pendant ce voyage des sites, des types, des costumes qui étaient encore peu connus. Il a publié en 1854 la relation de ce voyage.
[492] Fortoul, qui devait, l'année suivante, recevoir du Président le portefeuille de la marine, était alors député à l'Assemblée législative.
[493] Delacroix fait sans doute allusion à un grand et magnifique dessin qui appartient à Mme Andrieu, la veuve du peintre élève de Delacroix. Il représente la première idée du maître, et certaines parties de la composition, notamment les parties basses, diffèrent sensiblement de l'exécution définitive.
Mercredi 3 avril.—Séance pour juger le concours de restauration. Séance dans la galerie d'Apollon, en présence de mon plafond; Revenu très fatigué.
J'aurai des difficultés dans l'atelier qu'on me donne au Louvre.
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Samedi 6 avril.—Travaillé beaucoup ces jours-ci à la composition du plafond. Un de ces jours, j'ai été trop longtemps et me suis fatigué.
Lundi 8 avril.—Je devais aller assister tantôt à la séance de jugement des restaurateurs de tableaux; j'ai été obligé de me recoucher le matin et ai été très souffrant toute la journée.
J'ai fait venir le docteur. Au demeurant, c'était un état passager; je n'ai eu à le consulter que sur mon rhume. J'ai causé avec lui des affaires du temps, puis de sa profession.
Le pauvre homme n'a pas un moment de relâche. En comparant sa vie à la mienne, je me suis applaudi de mon lot... Les cours, l'hôpital, les examens lui prennent tout le temps qu'il ne donne pas à ses malades, aux opérations, etc. Aussi me dit-il qu'il se sent très souvent très lourd et très fatigué. Dupuytren est mort sous le faix et dans un âge peu avancé. C'est le sort presque immanquable de tous ses confrères, qui prennent à cœur leur profession.
Vraiment, je devrais réfléchir à tout cela, quand je me trouve à plaindre.
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Samedi 20 avril.—Concert de Delsarte[494] et Darcier[495]: Anciens Noëls ou Cantiques chantés en chœur pour se conformer à cette passion du gothique, sans la satisfaction de laquelle les Parisiens ne peuvent trouver aujourd'hui de plaisir à rien.
Ce Darcier ne manque pas d'une certaine verve, et est doué d'une belle voix; mais les refrains vulgaires et cette musique de mauvais goût faisaient un effet désolant auprès des morceaux de Delsarte.
Un malheureux enfant de chœur a psalmodié, sans une étincelle de sentiment, quelques complaintes gothiques, accompagné par une espèce d'orgue qui ne marquait aucune nuance et l'écrasait complètement.
Mme Kalerji était devant moi et auprès de M. J... et M. Piscatory[496].
Il a fallu livrer bataille, en sortant, pour avoir ma redingote, et j'y ai sans doute repris une seconde édition de mon rhume.
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Dimanche 21 avril.—Fatigué de la séance d'hier soir.
—Travaillé quelque peu à la composition du plafond et resté chez moi le soir.
—M. Lafont[497] venu dans la journée; il me plaît beaucoup. Je l'ai entrepris sur la peinture religieuse et monumentale, comme l'entendent les modernes. La mode a un empire incroyable sur les meilleurs esprits.
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Lundi 22 avril.—Enterrement de M. Meneval. Isabey, à côté de qui j'étais, me disait qu'il était contraire à l'architecture colorée. On y trouve à chaque instant des tons qui enfoncent ce qui devrait être saillant, et réciproquement. Les ombres produites par les saillies dessinent suffisamment les ornements. Tout cela se disait pendant la cérémonie, en face des peintures et de l'architecture de Notre-Dame de Lorette, où l'on ne voit que des contresens, il faudrait dire des contre-bon sens.
Il critique également avec raison les fonds d'or pour la peinture. Ils détruisent toute saillie dans les figures et désaccordent tout effet de peinture, en venant au-devant de tout, et en privant le tableau de fonds destinés à faire tout valoir.
Revenu de l'église par une pluie affreuse.
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Champrosay.—Vendredi 26 avril.—Parti pour Champrosay à onze heures et demie. Ravi de m'y retrouver. La sensation la plus délicieuse est celle de l'entière liberté dont j'y jouis. Là, les ennuyeux ne peuvent venir m'y trouver, quoique cela me soit arrivé, tant ils sont difficiles à éviter.
Le jardin était très en ordre, et tout s'est bien passé.
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Samedi 27 avril.—Je dors le soir outrageusement, et même dans la journée. L'écueil de la campagne, pour un homme qui craint de lire beaucoup, c'est l'ennui et une certaine tristesse que le spectacle de la nature inspire.
Je ne sens pas tout cela quand je travaille; mais cette fois, j'ai résolu de ne rien faire absolument pour me reposer du travail un peu abstrait de la composition de mon plafond.
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Dimanche 28 avril.—Le matin, grande promenade dans la forêt de Sénart.
Entré par la ruelle du marquis, revu les inscriptions amoureuses de la muraille de son parc; chaque année la pluie, l'effet du temps en emporte quelque chose; à présent elles sont presque illisibles. Je ne puis m'empêcher toutes les fois que je passe là, et j'y passe souvent exprès, d'être ému des regrets et de la tendresse de ce pauvre amoureux! Il a l'air bien pénétré de l'éternité de son sentiment pour sa Célestine. Dieu sait ce qu'elle est devenue, aussi bien que ses amours! Mais qui est-ce qui n'a pas connu cette jeune exaltation, le temps où l'on n'a pas un instant de repos, et où l'on jouit de ses tourments?
J'ai été jusqu'à l'endroit des grenouilles et revenu par le petit chemin le long de la colline?
J'ai été avec la servante cueillir dans la journée des fleurs dans le champ de Candas.
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Lundi 29 avril.—Je ne sais pourquoi il m'est venu la fantaisie d'écrire sur le bonheur. C'est un de ces sujets sur lesquels on peut écrire tout ce qu'on veut.
—Je me suis promené le matin dans le jardin abandonné et livré à la nature des pauvres gendarmes; leurs petits carrés de choux si bien alignés, leurs treilles, leurs arbres fruitiers, source de consolation et d'un petit produit sensible dans leur misère, sont presque effacés, ruinés par les allants et venants, par le vent, par les accidents de toutes parts; le vent fait battre les contrevents des fenêtres et achève de briser les vitres. Cela va devenir un repaire d'oiseaux et de créatures sauvages.
Sur le tantôt, promené avec Jenny vers le petit sentier de la colline où j'ai été lire.
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Mardi 30 avril.—Sorti vers neuf heures. Pris la ruelle du marquis et marché jusqu'à l'ermitage. En face de l'ermitage, immense abatis; tous les ans j'éprouve ce crève-cœur de voir une partie de la forêt à bas, et c'est toujours la plus belle, c'est-à-dire la plus fournie ou la plus ancienne. Il y avait un petit sentier couvert charmant.
Pris à droite jusqu'au chêne Prieur. J'ai vu là, le long du chemin, une procession de fourmis que je défie les naturalistes de m'expliquer. Toute la tribu semblait défiler en ordre comme pour émigrer; un petit nombre de ces ouvrières remontait le courant en sens contraire. Où allaient-elles? Nous sommes enfermés pêle-mêle, animaux, hommes, végétaux, dans cette immense boîte qu'on appelle l'Univers. Nous avons la prétention de lire dans les astres, de conjecturer sur l'avenir et sur le passé qui sont hors de notre vue, et nous ne pouvons comprendre un mot de ce qui est sous nos yeux. Tous ces êtres sont séparés à jamais, et indéchiffrables les uns pour les autres.
[494] Delsarte, artiste lyrique et musicien de haute valeur, se consacra surtout à l'enseignement de son art, et contribua par ses efforts à répandre dans le public le goût de la musique ancienne.
[495] Joseph Darcier, acteur, chanteur et compositeur, né en 1820.
[496] Piscatory, homme politique et diplomate, né en 1799, mort en 1870. Il joua un rôle assez important sous la Restauration et sous la monarchie de Juillet. Il fut envoyé comme ministre plénipotentiaire en Grèce en 1844 et comme ambassadeur quelques années après en Espagne. Sous le second Empire, il rentra définitivement dans la vie privée.
[497] Émile Lafont, peintre de sujets religieux.
Mercredi 1er mai.—Sur la réflexion et l'imagination données à l'homme. Funestes présents.
Il est évident que la nature se soucie très peu que l'homme ait de l'esprit ou non. Le vrai homme est le sauvage; il s'accorde avec la nature comme elle est. Sitôt que l'homme aiguise son intelligence, augmente ses idées et la manière de les exprimer, acquiert des besoins, la nature le contrarie en tout. Il faut qu'il se mette à lui faire violence continuellement; elle, de son côté, ne demeure pas en reste. S'il suspend un moment le travail qu'il s'est imposé, elle reprend ses droits, elle envahit, elle mine, elle détruit ou défigure son ouvrage; il semble qu'elle porte impatiemment les chefs-d'œuvre de l'imagination et de la main de l'homme. Qu'importent à la marche des saisons, au cours des astres, des fleuves et des vents, le Parthénon, Saint-Pierre de Rome, et tant de miracles de l'art? Un tremblement de terre, la lave d'un volcan vont en faire justice..... Les oiseaux nicheront dans ces ruines; les bêtes sauvages iront tirer les os des fondateurs de leurs tombeaux entrouverts. Mais l'homme lui-même, quand il s'abandonne à l'instinct sauvage qui est le fond même de sa nature, ne conspire-t-il pas avec les éléments pour détruire les beaux ouvrages? La barbarie ne vient-elle pas presque périodiquement, et semblable à la Furie qui attend Sisyphe roulant sa pierre au haut de la montagne, pour renverser et confondre, pour faire la nuit après une trop vive lumière? Et ce je ne sais quoi qui a donné à l'homme une intelligence supérieure à celle des bêtes, ne semble-t-il pas prendre plaisir à le punir de cette intelligence même?
Funeste présent, ai-je dit? Sans doute, au milieu de cette conspiration universelle contre les fruits de l'invention du génie, de l'esprit de combinaison, l'homme a-t-il au moins la consolation de s'admirer grandement lui-même de sa constance ou de jouir beaucoup et longtemps de ces fruits variés émanées de lui? Le contraire est le plus commun. Non seulement le plus grand par le talent, par l'audace, par la constance, est ordinairement le plus persécuté, mais il est lui-même fatigué et tourmenté de ce fardeau du talent et de l'imagination. Il est aussi ingénieux à se tourmenter qu'à éclairer les autres. Presque tous les grands hommes ont eu une vie plus traversée, plus misérable que celle des autres hommes.
À quoi bon alors tout cet esprit et tous ces soins? Le vivre suivant la nature veut-il dire qu'il faut vivre dans la crasse, passer les rivières à la nage, faute de ponts et de bateaux, vivre de glands dans les forêts, ou poursuivre à coups de flèches les cerfs et les buffles, pour conserver une chétive vie cent fois plus inutile que celle des chênes qui servent du moins à nourrir et à abriter des créatures? Rousseau est donc de cet avis, quand il proscrit les arts et les sciences, sous le prétexte de leurs abus. Tout est-il donc piège, condition d'infortune ou signe de corruption dans ce qui vient de l'intelligence de l'homme? Que ne reproche-t-il au sauvage d'orner et d'enluminer à sa manière son arc grossier?... de parer de plumes d'oiseaux le tablier dont il cache sa chétive nudité? Et pourquoi la cacher au soleil et à ses semblables? N'est-ce pas encore là un sentiment trop relevé pour cette brute, pour cette machine à vivre, à digérer, à dormir?
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Jeudi 2 mai.—Chez M. Quantinet, vers deux heures. Vu lui et sa femme. Il faisait encore un froid du diable.
Monté dans la bibliothèque: vue enchanteresse, dont deux parties intéressantes: vu le couchant et vu le levant.
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Samedi 4 mai.—Travaillé ce matin; été voir Mme Quantinet dans le milieu de la journée; refusé le lendemain dimanche son invitation à dîner: j'avais la gorge fatiguée, et vraiment besoin d'être tranquille. Elle m'a lu les extraits de ses lectures; il y avait entre autres cette pensée de l'Adolphe de Benjamin Constant: «L'indépendance a pour compagnon l'isolement.» C'est autrement dit, mais c'est le sens.
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Lundi 6 mai.—Travaillé ce jour, hier et avant-hier au comte Ugolin.
—Ce matin est venu le nommé Hubert, pépiniériste, me réclamer, au bout de deux ans et demi, le payement d'une note d'arbres fruitiers et autres, que je lui ai payée en octobre 1847. J'ai trouvé heureusement le reçu. Il n'osera pas probablement revenir.
J'ai remarqué plus d'une fois combien des actes d'une immoralité profonde étaient traités doucement par notre Code athée. Je me rappelle le fait que j'ai lu, il y a un an ou deux, d'un malheureux qui, ayant porté plainte contre sa femme, laquelle vivait authentiquement en concubinage avec son propre fils, avait été mis, lui le père et l'époux, à la porte de son domicile commun...; la femme n'a été condamnée qu'à un mois ou deux de prison.
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Mardi 7 mai.—Je n'ai pas mis le pied dehors de toute la journée, malgré le projet d'aller à Fromont.
Je me suis occupé de rechercher à mettre au net la composition de Samson et Dalila. Quoique cela ne m'ait pris que peu de temps et dans la matinée seulement, je ne me suis pas ennuyé.
Écrit à Andrieu[498], à son oncle, à Haro pour le plafond, et à Duban.
—Pourquoi ne pas faire un petit recueil d'idées détachées qui me viennent de temps en temps toutes moulées et auxquelles il serait difficile d'en coudre d'autres? Faut-il absolument faire un livre dans toutes les règles? Montaigne écrit à bâtons rompus..... Ce sont les ouvrages les plus intéressants. Après le travail qu'il a fallu à l'auteur pour suivre le fil de son idée, la couver, la développer dans toutes ses parties, il y a bien aussi le travail du lecteur qui, ayant ouvert un livre pour se délasser, se trouve insensiblement engagé, presque d'honneur, à déchiffrer, à comprendre, à retenir ce qu'il ne demanderait pas mieux d'oublier, afin qu'au bout de son entreprise, il ait passé avec fruit par tous les chemins qu'il a plu à l'auteur de lui faire parcourir.
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Mercredi 8 mai.—Travaillé toute la matinée sans entrain; j'étais mal à l'aise, car je n'ai rien mangé jusqu'au dîner.
—Vers trois heures, je me suis décidé à faire la corvée de Fromont. J'ai beaucoup joui de cette promenade, quoique je n'aie vu du parc que ce qui se trouve depuis la porte sur la grande route, jusqu'à la serre du jardinier. J'ai vu, dans ce trajet, deux ou trois magnolias, dont un ou deux sur la fin de la floraison. Je n'avais pas d'idée de ce spectacle: cette profusion vraiment prodigieuse de fleurs énormes sur cet arbre dont les feuilles ne font que commencer à poindre, l'odeur délicieuse, une jonchée incroyable de pétales de fleurs déjà passées ou fanées m'ont arrêté et charmé. Il y avait devant la serre des rhododendrons rouges et un camélia d'une taille extraordinaire.
Revenu par Ris et pris des pâtisseries en passant. La vue du paysage au pont et en grimpant est charmante, à cause de la verdure printanière et des effets d'ombre que les nuages font passer sur tout cela. J'ai fait, en rentrant, une espèce de pastel de l'effet de soleil en vue de mon plafond.
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Jeudi 9 mai.—Je crois que les pâtisseries d'hier mangées à mon dîner pour égayer ma solitude ont contribué à me donner ce matin la plus affreuse et la plus durable morosité. Me sentant mal disposé pour quoi que ce soit, j'ai, vers neuf heures, gagné la forêt et été directement jusqu'au chêne Prieur. Quoique la matinée fût magnifique, rien n'a pu me distraire de cette humeur noire. J'ai fait un petit croquis du chêne; le frais qui commençait à s'élever m'a chassé.
J'ai été particulièrement frappé, sans en être égayé, de cette pourtant charmante musique des oiseaux au printemps: les fauvettes, les rossignols, les merles si mélancoliques, le coucou dont j'aime le cri à la folie, semblaient s'évertuer pour me distraire. Dans un mois au plus, tous ces gosiers seront silencieux. L'amour les épanouit pour le sentiment; un peu plus, il les ferait parler. Bizarre nature, toujours semblable, inexplicable à jamais!
—Vers trois ou quatre heures, la servante m'a parlé de l'homme qu'elle avait vu entrer dans la maison des gendarmes. Le garçon de la ferme est venu avec le garde champêtre, et je me suis joint à eux pour faire une visite domiciliaire; toute la soirée nous avons fait de grotesques préparatifs de défense en cas d'attaque de nuit; tout a été fort heureusement inutile.
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Samedi 11 mai.—J'ai reculé encore indéfiniment mon projet de départ que j'avais fixé pour aujourd'hui.
—Le matin, vu Candas dans la maison des gendarmes. Je lui ai parlé de mes projets et de ce qu'on pourrait faire. Ce lieu est charmant: il est bien dommage qu'il n'y ait pas de vignes de ce côté-là.
J'ai joui aujourd'hui délicieusement, et comme un enfant qui entre en vacances, de ma résolution subite de demeurer encore. Que l'homme est faible et facilement étrange dans ses émotions et ses résolutions!
J'étais hier soir d'une tristesse mortelle. En revenant de ma soirée, je ne rêvais que catastrophes; ce matin, la vue des champs, le soleil, l'idée d'éviter encore quelque temps ce brouhaha affreux de Paris m'ont mis au ciel.
Heureux ou malheureux, je le suis presque toujours à l'extrême!
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Lundi 13 mai.—J'ai passé ma journée tout seul et ne me suis pas ennuyé. Jenny et la servante sont allées à Paris dès le matin et sont revenues seulement à six heures.
J'étais en train de faire mon dîner, quand elles sont arrivées trempées par une pluie affreuse, qui n'a presque pas cessé tout le jour.
Je me suis plu dans l'isolement complet et le silence de cette journée.
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Mardi 14 mai.—Sur l'isolement de l'homme.
«L'indépendance a pour conséquence l'isolement», Mme Quantinet me cite cet extrait de l'Adolphe de Benjamin Constant. Hélas! l'alternative d'être ennuyé et harcelé toute la vie, comme l'est un homme engagé dans des liens de famille par exemple, ou d'être abandonné de tout et de tous, pour n'avoir voulu subir aucune contrainte, cette alternative, dis-je, est inévitable. Il y en a qui ont mené la vie la plus dure sous les impérieuses lois d'une femme acariâtre, ou souffrant les caprices d'une coquette à laquelle ils avaient lié leur sort, et qui à la fin de leurs jours n'ont pas même la consolation d'avoir pour leur fermer les yeux ou leur donner leurs bouillons cette créature qui serait bonne du moins pour adoucir le dernier passage. Elles vous quittent ou meurent au moment où elles pourraient vous rendre le service de vous empêcher d'être seul. Les enfants, si vous en avez eu, après vous avoir occasionné tous les soucis de leur enfance ou de leur sotte jeunesse, vous ont abandonné depuis longtemps.
Vous tombez donc nécessairement dans cet isolement affreux dans lequel s'éteint ce reste de vie et de souffrances.
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Jeudi 16 mai.—A Paris, par le premier convoi.
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Vendredi 17 mai.—Travaillé ce matin à la femme qui se peigne.
—Grande promenade dans la forêt, par le côté de Draveil. Pris en contournant la forêt par l'allée qui en fait le tour.
J'ai vu là le combat d'une mouche d'une espèce particulière et d'une araignée. Je les vis arriver toutes deux, la mouche acharnée sur son dos et lui portant des coups furieux; après une courte résistance, l'araignée a expiré sous ses atteintes; la mouche, après l'avoir sucée, s'est mise en devoir de la traîner je ne sais où, et cela avec une vivacité, une furie incroyables. Elle la tirait en arrière, à travers les herbes, les obstacles, etc. J'ai assisté avec une espèce d'émotion à ce petit duel homérique. J'étais le Jupiter contemplant le combat de cet Achille et de cet Hector. Il y avait, au reste, justice distributive dans la victoire de la mouche sur l'araignée, il y a si longtemps que l'on voit le contraire arriver. Cette mouche était noire, très longue, avec des marques rouges sous le corps.
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Samedi 18 mai.—Le matin, travaillé à la Femme qui se peigne, que je suis en train de gâter probablement, puis au Michel-Ange.
—Vers une heure, à la forêt avec ma bonne Jenny. J'avais un plaisir infini à la voir jouir si expansivement de cette charmante nature si verte, si fraîche. Je l'ai fait reposer longtemps, et elle est revenue sans accident. Nous avons été jusqu'au Chêne d'Antain. En parcourant le clos de Lamouroux, elle me disait douloureusement: «Comment! ne vous verrai-je jamais autrement que dans une position mince et peu digne de vous? Quoi! je ne vous verrai jamais un enclos comme celui-ci à habiter, à embellir?» Elle a raison. Je ressemble en ceci à Diderot qui se croyait prédestiné à habiter des taudis, et qui vit sa mort prochaine, quand il fut installé dans un bel appartement, dans des meubles splendides, qu'il devait aux bontés de Catherine.
Au reste, j'aime la médiocrité; j'ai le faste et l'étalage en horreur; j'aime les vieilles maisons, les meubles antiques; ce qui est tout neuf ne me dit rien. Je veux que le lieu que j'habite, que les objets qui sont à mon usage me parlent de ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils ont été, et de ce qui a été avec eux.
Ai-je l'âme plus rétrécie en cela que mon voisin Minoret, qui vient d'abattre une partie du logement qu'il avait, pour construire un affreux chalet qui va offenser mes regards, tant que je vivrai ici? Quand ce Minoret est venu succéder au général Ledru[499], il s'est hâté de jeter bas sa modeste et ancienne maison; il aime mieux ces pierres toutes neuves qu'il a tirées de la carrière... La vieille d'Esnont en a fait autant. A la vérité, la maison lui tombait sur la tête. Cela me vaut deux constructions à la moderne, affreuses à tolérer.
Il y a, au reste, dans Champrosay, depuis quelque temps, émulation de mauvaises bâtisses. Gibert avait commencé avec sa magnifique grille. Les gens qui ont succédé au marquis de La Feuillade font recrépir la maison et ont imaginé d'y ajouter des ornements qui la rendent ridicule et lui ôtent tout caractère et toute proportion.
—Ce matin, Georges[500] est venu m'inviter à dîner de la part de sa mère, qui vient pour deux jours avec Mme Barbier[501] et M. P... et son mari.
Villot vient un moment dans la journée; nous avons été assez tristes à cause de toutes les menaces du temps.
Le soir pourtant je me suis mis en train et ai causé un peu. Revenu à onze heures. Mme Barbier est très amusante.
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Lundi 20 mai.—J'ai été vers deux heures les voir jusqu'au départ de quatre heures et demie et les ai menés jusqu'au chemin de fer. Je disais à Mme Barbier que l'indigne pantalon des femmes était un attentat aux droits de l'homme.
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Jeudi 23 mai.—Travaillé au Chasseur de lions et au Michel-Ange[502].
—Sorti pour aller voir Mme Quantinet. Elle est partie pour Paris.....
Vers cinq heures, promenade à l'allée de l'Ermitage. Temps charmant, quoique chaud. Joui délicieusement de cette heure charmante qui m'attriste moins qu'autrefois.
J'ai découvert dans cette grande allée un petit sentier délicieux, qui conduit à des retraites charmantes. Pensé involontairement à la dame à la robe de chambre bariolée.
Le soir, clair de lune ravissant dans mon petit jardin. Resté à me promener très tard. Je ne pouvais assez jouir de cette douce lumière sur ces saules, du bruit de la petite fontaine et de l'odeur délicieuse des plantes qui semblent, à cette heure, livrer tous leurs trésors cachés.
[498] Ici paraît pour la première fois le nom du peintre Pierre Andrieu, qui fut le collaborateur assidu de Delacroix, après avoir été son élève. Il eut sa part dans ses principaux travaux décoratifs, notamment dans la galerie d'Apollon du Louvre et la chapelle de Saint-Sulpice. Après sa mort, il fut chargé de la restauration du plafond de la galerie d'Apollon et de la coupole de la bibliothèque du Luxembourg. Andrieu s'était assimilé si complètement la manière de Delacroix que Th. Gautier écrivait à propos de lui: «Les dessous de ses chefs-d'œuvre n'ont pas de secret pour lui. Ses personnages se meuvent naturellement... comme ceux de Delacroix; ils ont les mêmes types, les mêmes allures, le même goût d'ajustement. Si ce ne sont pas des frères, ce sont au moins des cousins germains, et après quelques heures de retouche, le maître volontiers les signerait.» C'était à la fois faire l'éloge et la critique du talent d'Andrieu. La vénération de l'élève pour le maître revêtait le caractère d'une véritable religion: il conserva pendant près de trente années les copies du Journal que nous publions aujourd'hui, sans permettre qu'on y portât la main, malgré les propositions qui lui furent faites.
[499] Le général Ledru des Essarts, frère du naturaliste Pierre Ledru, fit toutes les campagnes de la Révolution et de l'Empire. En 1836, Louis-Philippe le nomma pair de France. Il mourut à Champrosay en 1844.
[500] Georges Villot, fils de son ami Frédéric Villot.
[501] Mme Barbier était la belle-mère de Frédéric Villot.
[502] Toile de 0m,60 X 0m,40. Galerie Bruyas, au Musée de Montpellier.(Voir Catalogue Robaut n° 1184.)
Paris, lundi 3 juin.—Ce jour, dîné chez Bixio avec Lamoricière[503], etc. Cavaignac devait y être. Le premier est charmant et plein de véritable esprit.
—Tous ces jours-ci, je ne vois personne, enfoncé que je suis dans mon esquisse.
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Jeudi 6 juin.—Passé la journée au Jardin des plantes. Jussieu [504] m'a conduit partout.
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Samedi 8 juin.—Quinze jours sans avoir rien écrit ici!...
Revenu de Champrosay il y a quinze jours, jour pour jour.
Jenny y est retournée aujourd'hui pour y prendre les lunettes du maire et les lui rendre.
—Je suis resté jusqu'à midi sur mon canapé, dormant et lisant l'évasion de mon cher Casanova.
—Je me disais, en regardant ma composition du plafond qui ne me plaît que depuis hier, grâce aux changements que j'ai faits dans le ciel avec du pastel, qu'un bon tableau était exactement comme un bon plat, composé des mêmes éléments qu'un mauvais: l'artiste fait tout. Que de compositions magnifiques ne seraient rien sans le grain de sel du grand cuisinier! Cette puissance du je ne sais quoi est étonnante dans Rubens; ce que son tempérament,—vis poetica,—ajoute à une composition, sans qu'il semble qu'il la change, est prodigieux. Ce n'est autre chose que le tour dans le style; la façon est tout, le fond est peu en comparaison.
Le nouveau est très ancien, on peut même dire que c'est toujours ce qu'il y a de plus ancien.
—Pour imprimer le mur de l'église, huile de lin et non autre, bouillante, blanc de céruse et non pas blanc de zinc, qui ne tient pas. L'ocre jaune serait la meilleure impression.
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Lundi 10 juin.—La partie du ciel[505]—après les plus grands clairs du soleil, c'est-à-dire déjà foncé: Jaune chrome foncé blanc—blanc laque et vermillon.
La terre de Cassel et blanc forme la demi-teinte décroissante. En général, excellent pour demi-teinte.
Les clairs jaune clair sur les nuages au-dessous du char: Cadmium, blanc, une pointe de vermillon.
La partie du ciel plus orangé, à partir du cercle lumineux: Sur une préparation orangée, frôler à sec un ton de jaune de Naples, vert bleu et blanc, en laissant un peu paraître le ton orangé.
Ton orangé, très beau pour le ciel: Terre d'Italie naturelle, blanc, vermillon.—Vermillon, blanc, laque et quelquefois un peu de cadmium et de blanc.
Robe de Minerve, sur une préparation convenable: Clairs des plis peints avec bleu de Prusse et blanc assez cru, peut-être un peu de laque.—A sec, par-dessus, clairs avec blanc et chrome; enfin ton citron. Glacer par-dessus à sec avec cobalt et laque.—Enfin, rehauts sombres et chauds avec terre d'Italie brûlée et carmin fixe.
Apollon, la robe peinte d'un ton rouge un peu fade dans les clairs, glacé avec laque jaune et laque rouge.
Localité des chairs de la Diane: Terre de Cassel, blanc et vermillon. Assez gris partout. Clairs: blanc et vermillon, un peu de vermillon.
Les reflets ton chaud, presque citron; il y entre un peu d'antimoine, le tout très franchement.
Localité des cheveux de l'Apollon: Terre d'ombre, blanc, cadmium, très peu de terre d'Italie ou d'ocre.
Pour la tunique de la Diane, un ton de reflet analogue à celui de sa chair dans l'ombre: Antimoine, cadmium, etc.
Localité chaude des nuages sous le char: Cadmium et blanc, un peu foncé, et terre de Cassel et blanc, touché par-dessus avec ton froid de terre de Cassel et blanc (tout ceci pour l'ombre).
Demi-teinte du Cheval soupe de lait (l'Arabe passant un gué)[506]: Terre d'ombre naturelle et blanc, antimoine, blanc et brun rouge: le rouge ou le jaune prédominant, suivant la convenance.
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Vendredi 14 juin.—Un architecte qui remplit véritablement toutes les conditions de son art me paraît un phénix plus rare qu'un grand peintre, un grand poète et un grand musicien. Il me saute aux yeux que la raison en est dans cet accord absolument nécessaire d'un grand bon sens avec une grande inspiration. Les détails d'utilité qui forment le point de départ de l'architecte, détails qui sont l'essentiel, passent avant tous les ornements. Cependant il n'est artiste qu'en prêtant des ornements convenables à cet Utile, qui est son thème. Je dis convenables; car même après avoir établi en tous points le rapport exact de son plan avec les usages, il ne peut orner ce plan que d'une certaine manière. Il n'est pas libre de prodiguer ou de retrancher les ornements. Il les faut aussi appropriés au plan, comme celui-ci l'a été aux usages. Les sacrifices que le peintre et le poète font à la grâce, au charme, à l'effet sur l'imagination, excusent certaines fautes contre l'exacte raison. Les seules licences que se permette l'architecte peuvent peut-être se comparer à celles que prend le grand écrivain, quand il fait en quelque sorte sa langue. En réservant des termes qui sont à l'usage de tout le monde, le tour particulier en fait des termes nouveaux; de même l'architecte, par l'emploi calculé et inspiré en même temps des ornements qui sont le domaine de tous les architectes, leur donne une nouveauté surprenante et réalise le beau qu'il est donné à son art d'atteindre. Un architecte de génie, copiera un monument et saura, par des variantes, le rendre original; il le rendra propre à la place, il observera dans les distances, les proportions, un ordre tel qu'il le rendra tout nouveau. Les architectes vulgaires, nos modernes architectes, ne savent que copier littéralement, de sorte qu'ils joignent à l'humiliant aveu qu'ils semblent faire de leur impuissance le défaut de succès dans l'imitation même; car le monument qu'ils ont imité à la lettre ne peut jamais être exactement dans les mêmes conditions que celui qu'ils imitent. Non seulement ils ne peuvent inventer une belle chose, mais ils gâtent la belle invention qu'on est tout surpris de retrouver, entre leurs mains, plate et insignifiante.
Ceux qui ne prennent pas le parti d'imiter en bloc et exactement, font pour ainsi dire au hasard. Les règles leur apprennent qu'il faut orner certaines parties, et ils ornent ces parties, quel que soit le caractère du monument et quel que soit son entourage.
(Joindre à ce qui précède ce que je dis de la proportion des monuments imités avec l'ouvrage définitif, par exemple le Parthénon ou la Maison carrée, et la Madeleine et l'Arc de triomphe.)