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Journal de Eugène Delacroix, Tome 1 (de 3): 1823-1850

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[227] Alphonse-Henri de Gisors, architecte, né en 1796, mort en 1866, élève de Percier. Il a exécuté notamment le remaniement du palais et du jardin du Luxembourg.

[228] Alphonse Masson, graveur. On lui doit plusieurs portraits de Delacroix. Ce fut lui qui fut chargé par le maître de graver à l'eau-forte le Massacre de Scio. Il a gravé aussi un Lion. (Voir Catalogue Robaut, n° 985.)

[229] Adolphe-Pierre Leleux, peintre de genre, né à Paris en 1812: il fit de la peinture sans autre guide que lui-même. Il commença par faire de la gravure, de la lithographie et des vignettes, pressé qu'il était par le besoin; puis, après plusieurs années de luttes, exposa au Salon de 1835 Un voyageur, aquarelle qui fut remarquée. Il voyagea en Bretagne, d'où il rapporta des études de nature et de mœurs; puis dans les Pyrénées aragonaises. Les événements de 1848 jetèrent Leleux dans une voie nouvelle: il donna le Mot d'ordre, scène de juin 1848; la Sortie, autre scène de Juin; Une patrouille de nuit à cheval, scène de Février. Certains critiques ont voulu faire de lui un des chefs de l'École réaliste en peinture, à cause de son exactitude à reproduire la nature.

[230] Alexandre Vimont, peintre, qui exposa aux Salons de 1846, de 1850 et de 1861.

[231] Mort de Valentin, toile datée de 1847. Salon de 1848, Exposition universelle de 1855. Vente Collot, 1852, 4,750 francs, à Mme M. Cottier, qui en a légué la nue propriété au Musée du Louvre. (Voir Catalogue Robaut, n° 1008.)

[232] Sans doute Agnès de Méranie, qui fut représentée à l'Odéon en décembre 1846, et dont le succès ne répondit pas aux espérances fondées sur l'auteur de Lucrèce.

[233] «Je travaille maintenant à mon petit Christ au jardin des Oliviers, que je fais au pastel et que je prierai Mme Roché d'accepter en souvenir de ses bontés.» (Corresp., t.I, p. 329.) Voir Catalogue Robaut, n° 178 et 999.

[234] Georges Duval, vaudevilliste français et auteur de plusieurs ouvrages sur la Révolution.

[235] Robert Bruce, opéra en trois actes, de Rossini, représenté à l'Opéra pour la première fois le 30 décembre 1846.

[236] Mme Cavé, artiste, née à Paris vers 1810; elle étudia l'aquarelle avec Camille Roqueplan, et exposa aux Salons de 1835 et 1836. Elle avait épousé le peintre Clément Boulanger, sous la direction duquel elle aborda la peinture de genre. Veuve en 1842, elle épousa, quelques années après, François Cavé, qui fut chef de la division des Beaux-Arts. En dehors des Salons, elle se fit connaître par une Méthode de dessin sans maître, qui parut en 1853, et qui eut l'honneur de fixer l'attention de Delacroix. Le peintre fit sur cette méthode un rapport qui fut publié par le Moniteur officiel et reproduit par les journaux d'Art. Il écrivait à ce propos en 1861: «Je suis persuadé que la simplicité de cette méthode porterait la conviction dans tous les esprits, abrégerait beaucoup nos travaux et amènerait une décision plus prompte.» Les écrits de Mme Cavé l'avaient assez frappé pour qu'à plusieurs reprises dans son Journal, on trouve des réflexions sur la technique de la peinture qui lui avaient été suggérées par elle. «Voilà la première méthode de dessin qui enseigne quelque chose»: tel était le début de l'article de Delacroix sur Mme Cavé.

[237] Au moment où une chapelle de Saint-Sulpice fut donnée à Delacroix pour la décorer, on parlait encore de lui confier le mur du transept de l'église. Ce projet fut abandonné, et la chapelle des Anges livrée à Delacroix, qui commença son travail en 1859 et ne le termina qu'en 1861.

[238] Soutman, peintre et graveur hollandais, né en 1580, mort en 1653, élève de Rubens.

[239] Amateur dont la vente eut lieu le 7 décembre 1871.

[240] Marchand de tableaux et de couleurs.

[241] Laurent Jan était un des journalistes les plus spirituels de cette époque.

[242] Il s'agit ici d'une variante du tableau: Femmes d'Alger, qui fut exposé au Salon de 1834 et qui appartient au Musée du Louvre. Le tableau dont il est question ici, et qui est mentionné au catalogue Robaut sous le titre: Femmes d'Alger dans leur intérieur, fut envoyé par Delacroix au Salon de 1849. La disposition des bras de la négresse n'est pas tout à fait la même que dans le tableau du Louvre. Il fait maintenant partie de la galerie Broyas au Musée de Montpellier.

[243] Manuel Garcia, musicien français, fils du célèbre chanteur Manuel Garcia. Formé par son père à l'enseignement du chant, il s'y consacra lui-même exclusivement, et fut attaché vers 1835 au Conservatoire de Paris. Ses sœurs, Marie et Pauline Garcia, se sont toutes deux rendues célèbres comme cantatrices, la première (morte en 1836 à Bruxelles) sous le nom de Mme Malibran, la seconde sous le nom de Mme Viardot.

[244] Giuseppe Naldi, chanteur italien, né en 1765, mort en 1820 à Paris. Après de grands succès en Angleterre, il débuta en 1819 sur la scène des Italiens, a Paris; mais l'année suivante un terrible accident vint mettre fin à sa carrière. Une marmite de récente invention, et dont la soupape avait été trop fortement fixée, éclata en morceaux dans une expérience, et Naldi, atteint par les débris, fut tué net.

Sa fille et son élève, Mlle Naldi, avait débuté également en 1819 au théâtre Italien et partagé la vogue de la Pasta. Elle quitta la scène en 1823 pour épouser le comte de Sparre, et depuis cette époque elle ne s'est plus fait entendre que dans les salons.

[245] Voir Catalogue Robaut, n° 468.

[246] Delacroix avait connu la comtesse Marliani chez George Sand. Son mari, le comte Marliani, compositeur et professeur de chant, fit représenter au théâtre Italien plusieurs opéras, notamment le Bravo.

[247] Anselme Petetin, administrateur et publiciste. Il fut successivement préfet et directeur de l'Imprimerie nationale.

[248] Edmond Hédouin, peintre et graveur, élève de Célestin Nanteuil et de Paul Delaroche. Il s'est surtout consacré au paysage et aux sujets de genre. Il fut chargé d'exécuter les peintures décoratives dans la galerie des fêtes au Palais-Royal.

[249] Voir le Catalogue Robaut, n° 170.

[250] Louis Müller, peintre, né en 1815, élève de Gros et de Coignet. Il remplaça Hippolyte Flandrin à l'Institut en 1864.


2 février.—Le matin chez Müller.—Chez Gaultron[251].—Dupré et Rousseau venus dans la journée; ils m'ont répété beaucoup d'arguments en faveur de la fameuse société; mais j'avais pris mon parti, et leur ai déclaré ma complète aversion pour le projet.

Que faire après une journée, ou plutôt une matinée pareille? La sortie le matin et puis la venue de ces deux parleurs, au moment où j'eusse pu retrouver quelque disposition au travail, m'ont complètement abattu jusqu'au soir.

*

3 février.—Müller[252] m'a rendu ma visite prestement; l'aplomb de ce jeune coq est remarquable. J'avais critiqué certaines parties de ses tableaux avec une réserve extrême; je ne puis m'empêcher en général de le faire, et je n'aime pas à affliger. Chez moi, il m'a paru tout à son aise: «Ceci est bien, ceci me déplaît.» Telles étaient les formes de son discours.

Hédouin est furieux. Il m'a parlé de l'extrême confiance en lui-même de Couture[253]. C'est assez le cachet de cette école, dans laquelle Müller se confond; l'autre cachet, c'est cet éternel blanc partout et cette lumière, qui semble faite avec de la farine.

J'ai effacé, sur ce que m'ont dit ces messieurs, la fenêtre du fond des Marocains endormis.[254]

—Henry m'apprend l'accouchement de sa sœur Claire.

—Travaillé aux Arabes en course: l'obscurité me force d'y renoncer.

Je commence alors à ébaucher le Christ au tombeau (toile de 100), le ciel seulement.[255]

Rivet[256] est arrivé à quatre heures. J'ai été heureux de le voir, et sa prévenance m'a charmé. Nous avons été bientôt comme autrefois. Je le trouve changé, et ce changement m'afflige. Il est très satisfait de mon article sur Prud'hon[257].

Resté le soir chez moi. Situation d'esprit mélancolique, si je puis dire, et point triste. Les diverses personnes que j'ai vues aujourd'hui ont causé sans doute cet état.

J'ai fait d'amères réflexions sur la profession d'artiste; cet isolement, ce sacrifice de presque tous les sentiments qui animent le commun des hommes.

*

4 février.—Au moment de partir pour la Chambre des députés, M. Clément de Ris[258] est venu: aimable jeune homme. Laurent Jan est survenu; j'ai frémi en le voyant ramasser le gant aussitôt, sur quelques mots de l'interlocuteur qui, heureusement, est parti peu après. Laurent n'est pas resté non plus.

Arrivé à la Chambre à onze heures et demie. Vu, en arrivant, les voussures de Vernet[259]; il y a un volume à écrire sur l'affreuse décadence que cet ouvrage montre dans l'art du dix-neuvième siècle. Je ne parle pas seulement du mauvais goût et de la mesquine exécution des figures coloriées, mais les grisailles et ornements sont déplorables. Dans le dernier village, et du temps de Vanloo, elles eussent encore paru détestables.

J'ai revu avec plaisir mon hémicycle[260]; j'ai vu tout de suite ce qu'il fallait pour rétablir l'effet; le seul changement de la draperie de l'Orphée a donné de la vigueur au tout.

Quel dommage que l'expérience arrive tout juste à l'âge où les forces s'en vont! C'est une cruelle dérision de la nature que ce don du talent, qui n'arrive jamais qu'à force de temps et d'études qui usent la vigueur nécessaire à l'exécution.

—J'ai observé dans l'omnibus, à mon retour, l'effet de la demi-teinte dans les chevaux, comme les bais, les noirs, enfin à peau luisante: il faut les masser, comme le reste, avec un ton local, qui tient le milieu entre le luisant et le ton chaud coloré; sur cette préparation il suffit d'un glacis chaud et transparent pour le changement de plan de la partie ombrée ou reflétée, et sur les sommités de ce même ton de demi-teinte, les luisants se marquent avec des tons clairs et froids. Dans le cheval bai, cela est très remarquable.

*

5 février.—J'ai passé toute la journée à me reposer et à lire dans ma chambre. Commencé Monte-Cristo: c'est fort amusant, sauf cependant les immenses dialogues qui remplissent les pages; mais, quand on a lu cela, on n'a rien lu...

Après dîner, chez Pierret, où j'ai trouvé le jeune Soulié[261]. Pierret est toujours malade de son point de côté. Ensuite chez Alberthe [262]; sa fille est alitée.

—Voici des titres d'ouvrages à avoir, que j'ai pris chez elle:

Moyen infaillible de conserver sa vue en bon état, jusqu'à une extrême vieillesse, traduit de l'allemand de M. G.-J. Beer, docteur en médecine de l'Université de Vienne.

Ifland: l'Art de prolonger la vie.

Confucius (dans le genre de Marc-Aurèle.)

Marc-Aurèle, ancienne édition, traduite par Dacier.

L'Homme de cour, de Balthazar Gracian[263], traduit par Amelot de la Houssaye[264].

—Chez Pierret, nous avons parlé des facéties et coq-à-l'âne de M. de C...

—Je disais qu'en littérature, la première impression est la plus forte; comme preuve, les Mémoires de Casanova, qui m'ont fait un effet immense, quand je les ai lus pour la première fois dans l'édition écourtée, en 1829. J'ai eu occasion depuis d'en parcourir des passages de l'édition plus complète, et j'ai éprouvé une impression différente.

Le jeune Soulié me dit que M. Niel[265], ayant lu le Neveu de Rameau,[266] dans la traduction française faite d'après celle que Gœthe avait faite en allemand, le préférait à l'original; nul doute que ce ne soit l'effet de cette vive impression de certaines formes sur l'esprit qui, sur le même objet, n'en peut plus recevoir de semblables.

(Je relis ceci en 1857.—Je relis les Mémoires de Casanova, pendant ma maladie, je les trouve plus adorables que jamais; donc ils sont bons.)

*

6 février.—Peu de travail, le matin. L'après-midi, ébauché entièrement les figures du Christ au tombeau.—Dîné et passé la soirée avec J...

Planet[267] est venu à quatre heures; il a paru très frappé de mon ébauche; il eût voulu la voir en grand. L'admiration sincère qu'il me montre me fait grand plaisir; il est de ceux qui me réconcilient avec moi-même. Que le ciel le lui rende! Le pauvre garçon manque tout à fait de confiance, et c'est dommage, car il montre des qualités supérieures.

*

7 février.—Malaise. Je n'ai rien fait de toute la journée.

Ce bon Fleury[268] est venu me voir avec un diable d'enfant qui touchait à tout. Il m'a donné sa recette pour imprimer les panneaux, cartons ou toiles: colle de peau et blanc d'Espagne, appliqués à la brosse et unis au papier de verre.

Le soir, quand je me délassais après le bain, que j'avais fait venir avant dîner, Riesener est venu. Resté une partie de la soirée: il m'a conté que Scheffer avait réuni les membres de la future société et s'était prononcé pour un système tellement exclusif, que peu s'en est fallu qu'il n'exclût tout le monde. Il a consterné l'auditoire.

Riesener me parle toujours de ses projets admirables de travail et de procédés propres à les faciliter.

*

8 février.—Excellente journée.

J'ai débuté par aller voir, rue Taranne, le tableau de Saint Just, de Rubens; admirable peinture. Les deux figures des assistants, de son gros dessin, mais d'une franchise de clair-obscur et de couleur qui n'appartient qu'à l'homme qui ne cherche pas, et qui a mis sous les pieds les folles recherches et les exigences plus sottes encore.

Puis à la Chambre des députés. Travaillé à la femme portant le petit enfant, et l'enfant par terre; puis à l'homme couché au-dessus du Centaure[269]; je crois que j'ai fort avancé. Séance très longue. Revenu sans fatigue.

Pour compléter la journée, j'apprends en rentrant que Mme Sand est de retour et me l'a envoyé dire. Je suis heureux de la revoir.

Resté chez moi le soir; j'ai eu tort. La journée du lendemain s'en est ressentie. J'aurais dû faire quelques pas dehors. L'air seul contribue peut-être à accélérer la circulation; aussi, le lendemain, je n'ai rien fait. L'estomac dérangé commande en maître, mais en maître bien indigne de régner, car il remplit mal ses fonctions, et arrête tout le reste.

*

9 février.—Donc mal disposé.

—Venu Demay[270]. Pendant qu'il y était, M. Haussoullier.[271] Tous les jeunes gens de cette école d'Ingres ont quelque chose de pédant; il semble qu'il y ait déjà un très grand mérite de leur part à s'être rangé du parti de la peinture sérieuse: c'est un des mots du parti. Je disais à Demay qu'une foule de gens de talent n'avaient rien fait qui vaille, à cause de cette foule de partis pris qu'on s'impose ou que le préjugé du moment vous impose. Ainsi, par exemple, de cette fameuse beauté, qui est, au dire de tout le monde, le but des arts: si c'est l'unique but, que deviennent les gens qui, comme Rubens, Rembrandt, et généralement toutes les natures du Nord, préfèrent d'autres qualités? Demandez la pureté, la beauté, en un mot, au Puget, adieu sa verve!... Développer tout cela.

... En général, les hommes du Nord y sont moins portés; l'Italien préfère l'ornement; cela se retrouve dans la musique.

Vu Don Juan[272] le soir. Sensation pareille, en voyant la pièce. Le mauvais Don Juan (l'acteur)! Est-ce l'exécution, le décousu qu'on met dans un ouvrage ancien? Mais comme il grandit par le souvenir, et que, le lendemain, je me le suis rappelé avec bonheur! Quel chef-d'œuvre de romantisme! Et cela en 1785! L'acteur qui fait Don Juan ôte son manteau pour se battre avec le Père; à la fin, ne sachant quelle contenance tenir, il se met à genoux devant le Commandeur; je suis sûr qu'il n'y a pas deux personnes dans la salle qui s'en soient aperçues.

Je pensais à la dose d'imagination nécessaire au spectateur pour être digne d'entendre un tel ouvrage. Il me paraissait évident que presque tous les gens qui étaient là écoutaient avec distraction. Ce serait peu de chose; mais les parties les plus faites pour frapper l'imagination ne les arrêtaient pas davantage. Il faut beaucoup d'imagination pour être saisi vivement au spectacle..... Le combat avec le Père, l'entrée du Spectre frapperont toujours un homme d'imagination; la plus grande partie des spectateurs n'y voient rien de plus intéressant que dans le reste.

*

10 février.—Hier 9, à quatre heures, j'ai été voir Mme Sand; elle était souffrante. Revu sa fille et son gendre futur[273].

Aujourd'hui, il était plus de midi quand je suis parti pour le Palais-Bourbon. Il a fait un temps affreux: neige, gelée, gâchis. Il faut aller en voiture à mon travail, et on y reste si longtemps, qu'il y a des maladies à prendre. J'ai travaillé aux hommes du milieu.

Revenu de bonne heure et resté également très longtemps en voiture. Demeuré chez moi le soir, fatigué et souffrant.

—Ton local de la nymphe debout dans l'Orphée[274]: vert émeraude, vermillon et blanc; plus de blancs dans les clairs.

Deuxième Nymphe: ton orangé et vert émeraude.

*

11 février.—Je devais retourner à la Chambre. J'écrirai à Henry [275], pour suspendre jusqu'à la semaine prochaine. Le froid est trop incommode. J'ai besoin de repos.

*

12 février.—Mis au net la composition de Foscari.[276]

Essayé avec une toile de 80; je crois que cela ira ainsi.

—Vu Mme Sand à quatre heures et dîné chez Piron. Don Juan avec lui. J.-J... y était.

*

14 février.—Le Beau est assurément la rencontre de toutes les convenances... Développer ceci, en se rappelant le Don Juan que j'ai vu hier.

Quelle admirable fusion de l'élégance, de l'expression, du bouffon, du terrible, du tendre, de l'ironique! chacun dans sa nature. Cuncta fecit in pondere numero et mensura. Chez Bossini, l'Italien l'emporte, c'est-à-dire que l'ornement domine l'expression. Dans beaucoup d'opéras de Mozart, le contraire n'a pas lieu, car il est toujours orné et élégant; mais l'expression des sentiments tendres prend une mesure mélancolique qui ne va pas indifféremment à tous les sujets. Dans le Don Juan, il ne tombe pas dans cet inconvénient; le sujet, au reste, était merveilleusement choisi, à cause de la variété des caractères: D. Anna, Ottavio, Elvira sont des caractères sérieux, les deux premiers surtout; chez Elvira, déjà on voit une nuance moins sombre. Don Juan tour à tour bouffon, insolent, insinuant, tendre même; la paysanne, d'une coquetterie inimitable; Leporello, parfait d'un bout à l'autre.

Rossini ne varie pas autant les caractères.

*

15 février.—Levé en mauvaise disposition, je me suis mis à reprendre l'ébauche du Christ au tombeau.[277] L'attrait que j'y ai trouvé a vaincu le malaise, mais je l'ai payé par une courbature le soir et le lendemain. Mon ébauche est très bien, elle a perdu de son mystère; c'est l'inconvénient de l'ébauche méthodique. Avec un bon dessin pour les lignes de la composition et la place des figures, on peut supprimer l'esquisse, qui devient presque un double emploi. Elle se fait sur le tableau même, au moyen du vague où on laisse les détails. Le ton local du Christ est terre d'ombre naturelle, jaune de Naples et blanc; là-dessus, quelques tons de noir et blanc glissés çà et là, les ombres avec un ton chaud.

Le ton local des nuances de la Vierge: un gris légèrement roussâtre, les clairs avec jaune de Naples et noir.

—Essayé Foscari, sur la toile de 80... Décidément, cela est trop noyé. J'essayerai sur toile de 60.

*

18 février.—Aujourd'hui été voir le Christ de Préault, à Saint-Gervais[278]. J'avais été au Luxembourg auparavant pour m'informer de la cause des refus d'entrée.

*

19 février.—T... me dit très justement que le modèle rabaisse son homme. Une personne sotte vous assotit. L'homme d'imagination, dans son travail pour élever le modèle jusqu'à l'idéal qu'il a conçu, fait aussi, malgré lui, des pas vers la vulgarité qui le presse et qu'il a sous l'œil[279].

—Vu deux actes des Huguenots... Où est Mozart?

Où est la grâce, l'expression, l'énergie, l'inspiration et la science? le bouffon et le terrible...? Il sort de cette musique tourmentée des efforts qui surprennent, mais c'est l'éloquence d'un fiévreux, des lueurs suivies d'un chaos.

Piron m'y a donné des nouvelles de Mlle Mars, qui est bien mal.

Charles[280] très affligé.

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20 février.—Les moralistes, les philosophes, j'entends les véritables, tels que Marc-Aurèle, le Christ, en ne le considérant que sous le rapport humain; n'ont jamais parlé politique. L'égalité des droits et vingt autres chimères ne les ont pas occupés, ils n'ont recommandé aux hommes que la résignation à la destinée, non pas à cet obscur fatum des anciens, mais à cette nécessité éternelle que personne ne peut nier, et contre laquelle les philanthropes ne prévaudront point, de se soumettre aux arrêts de la sévère nature. Ils n'ont demandé autre chose au sage que de s'y conformer et de jouer son rôle à la place qui lui a été assignée au milieu de l'harmonie générale. La maladie, la mort, la pauvreté, les peines de l'âme, sont éternelles et tourmenteront l'humanité sous tous les régimes; la forme, démocratique ou monarchique, n'y fait rien.

—Dîné chez M. Moreau[281]; revenu avec Couture: il raisonne très bien, il est surprenant... Quel regard nous avons pour caractériser les défauts les uns des autres! Tout ce qu'il m'a dit de chacun est très vrai et très fin, mais il ne tient pas compte des qualités; surtout il ne voit et n'analyse, comme tous les autres, que des qualités d'exécution. Il me dit, et je le crois bien, qu'il se sent surtout propre à faire d'après nature. Il fait, dit-il, des études préparatoires, pour apprendre par cœur, en quelque sorte, le morceau qu'il veut peindre et s'y met ensuite avec chaleur: ce moyen est excellent à son point de vue. Je lui ai dit comment Géricault se servait du modèle, c'est-à-dire librement, et cependant faisant poser rigoureusement. Nous nous sommes récriés l'un et l'autre sur son immense talent!

Quelle force que celle qu'une grande nature tire d'elle-même! Nouvel argument contre la sottise qu'il y a à y résister et à se modeler sur autrui.

*

21 février.—Aujourd'hui, fermé ma porte par excès d'ennui des visiteurs.

Repris les Comédiens arabes[282] de bonne heure, à cause du concert de Franchomme[283], où je devais aller à deux heures. En y allant, trouvé Mme Sand, qui m'a fait achever la route dans sa voiture. Je l'ai revue avec un vrai plaisir. Excellente musique. Quatuor d'Haydn, des derniers qu'il ait faits. Chopin me dit que l'expérience y a donné cette perfection que nous y admirons. Mozart, a-t-il ajouté, n'a pas eu besoin de l'expérience; la science s'est toujours trouvée chez lui au niveau de l'inspiration. Quintettes de lui, déjà entendus chez Boissard. Le trio de Rodolphe de Beethoven: passages communs, à côté de sublimes beautés.

Résisté à dîner chez Mme Sand, pour rentrer et me reposer.

Le soir chez M. Thiers; il n'y avait que Mme Dosne.

*

22 février.—Continué les Comédiens arabes et avancé beaucoup.

—Chez Asseline[284] à sept heures et demie, pour aller à Vincennes; le prince paraît fort aimable[285].

Revenus de bonne heure; nous étions avec Decamps et Jadin[286]. Ce dernier ma dit que Mme D... remarquait avec mécontentement que je n'allasse pas la voir, et cela m'a beaucoup affligé. Asseline m'a présenté à sa femme: elle a l'air très simple et bon enfant.

Decamps était arrivé chez Asseline, pour aller chez le prince, avec une cravate noire fripée, à dessins, et un gilet de couleur fané; on lui a prêté une cravate blanche. J'ai intercédé, mais inutilement, pour qu'il ne fumât pas dans la voiture, en allant à Vincennes.

J'ai rencontré, chez le prince, Ch. His[287], en grand sautoir de commandeur, l'Auxerrois, mon ancien camarade, bardé d'ordres turcs; j'y ai vu Boulanger[288], L'Haridon[289], qui m'a l'air d'un fort aimable garçon.

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23 février.—Travaillé aux Comédiens arabes.[290] Préault[291] est venu.

Chez Alberthe, le soir; petite réunion. Je l'ai revue avec grand plaisir, cette chère amie; elle était rajeunie dans sa toilette et a été infatigable toute la soirée; sa fille aussi était très bien, elle danse avec grâce, surtout l'insipide polka. Vu M. de Lyonne et M. de la Baume. Cet homme ne vieillit pas.

Mareste[292] nous cite la lettre de Sophie Arnould au ministre Lucien: «Citoyen Ministre, j'ai allumé beaucoup de feux dans ma vie, je n'ai pas un fagot à mettre dans le mien; le fait est que je meurs de faim.» Signé: «Une vieille actrice qui n'est pas de votre temps.»

«Mlle de Châteauvieux,... Mlle de Châteauneuf... Qu'est-ce, lui disait-on, que toutes ces demoiselles-là?» Elle répondit: «Autant de châteaux branlants!»

Au plus fort de la Terreur, Mlle Clairon[293] était retirée à Saint-Germain, et dans le dernier besoin. Un soir, on heurte violemment à sa porte; elle ouvre après quelques hésitations; un homme vêtu en charbonnier se présente: c'était son camarade Larive, qui dépose un sac contenant du riz ou de la farine et s'en va sans mot dire.

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24 février.—Travaillé aux Arabes comédiens.

Le soir, chez M. le duc de Nemours: vu Pelletan[294], qui m'a fait des éloges de mon plafond, Philarète[295], Rivet. Désordre en sortant.

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25 février.—Chez Mme de Forget, le soir. Mme Henri m'a joué d'infâme musique moderne, entre autres, comme régal, les deux morceaux que les voisines du jardin ont écorchés tout l'été.

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26 février.—Dauzats[296] m'avait prévenu la veille que Mme la duchesse d'Orléans irait à l'Exposition de la rue Saint-Lazare et désirait m'y voir. Elle a été fort aimable pour moi.

En sortant, j'ai été rejoindre Villot, qui était venu le matin à une Exposition, rue Grange-Batelière: un Titien magnifique, Lucrèce et Tarquin, et la Vierge, de Raphaël, levant le voile... Gaucherie et magnificence du Titien! Admirable balancement des lignes de Raphaël! Je me suis aperçu tout à fait de ce jour que c'est sans doute à cela qu'il doit sa plus grande beauté. Hardiesses et incorrections que lui fait faire le besoin d'obéir à son style et à l'habitude de sa main. Exécution vue à la loupe: à petits coups de pinceau.

*

27 février.—Lassalle[297], puis Arnoux[298], sont venus. Ce dernier cherche à se caser, après le naufrage de l'époque. J'ai écrit à Buloz[299] pour lui.

Grenier[300] est venu faire une étude au pastel d'après le Marc-Aurèle. Nous avons parlé de Mozart et de Beethoven; il trouve dans ce dernier cette verve de misanthropie et de désespoir, surtout une peinture de la nature, qui n'est pas à ce degré chez les autres; nous lui comparons Shakespeare. Il me fait l'honneur de me ranger dans la classe de ces sauvages contemplateurs de la nature humaine. Il faut avouer que, malgré sa céleste perfection, Mozart n'ouvre pas cet horizon-là à l'esprit. Cela viendrait-il de ce que Beethoven est le dernier venu? Je crois qu'on peut dire qu'il a vraiment reflété davantage le caractère moderne des arts, tourné à l'expression de la mélancolie et de ce qu'à tort ou à raison on appelle romantisme; cependant, Don Juan est plein de ce sentiment.

Dîné chez Mme de Forget et passé la soirée avec elle. Elle souffre encore, et je voudrais bien la voir se soigner mieux.

Rêvé de Mme de L... Décidément il ne se passe presque pas de nuit que je ne la voie ou que je ne sois heureux près d'elle, et je la néglige bien sottement: c'est un être charmant!

*

28 février.—Tracé au blanc le Foscari et couvert la toile avec grisaille, noir de pêche et blanc; ce serait une assez bonne préparation pour éviter les tons roses et roux. La grande copie de Saint Benoît[301], que j'ai faite ainsi, a une fraîcheur difficile à obtenir par un autre moyen; ma composition me paraît offrir des difficultés de perspective, que je n'attendais pas.

En somme, journée mal employée, quoique je n'aie pas été interrompu.

Gaultron est venu un seul moment pour l'affaire de Bordeaux[302].

Dîné chez M. Thiers; j'éprouve pour lui la même amitié et le même ennui dans son salon.

A dix heures avec d'Aragon chez Mme Sand; il nous parle d'un ouvrage très intéressant, traduit par un M. Cazalis: La douloureuse Passion de N. S., par la Sœur Catherine Emmerich, extatique allemande. Lire cela. Ce sont des détails très singuliers sur la Passion, qui sont révélés à cette fille.


[251] Ami de Delacroix.

[252] Gaultron, peintre, élève de Delacroix.

Delacroix avait ouvert, en 1838, un atelier rue Neuve-Guillemin, où il réunissait ses élèves. En 1846, l'atelier avait été transféré de l'autre côté de la Seine, rue Neuve-Breda.

[253] Le nom de Couture (1815-1879) paraît ici pour la première fois, mais on l'y retrouvera plus loin. L'extrême suffisance du peintre des Romains de la décadence, qui le poussa à abandonner plusieurs fois le pinceau pour la plume, le servit bien mal en ce qui concerne Delacroix, car il écrivit sur lui en 1867 un article que nous nous dispenserons de qualifier, mais à propos duquel M. Paul Mantz a dit très justement qu'il «dépassait les limites du comique ordinaire.» Nous recommandons particulièrement aux curieux d'art, et à tous ceux qui voudraient se convaincre du danger que court un spécialiste à sortir du domaine de sa spécialité, cet article trop peu connu dans lequel il est dit à propos d'Eugène Delacroix: «Intelligent et insuffisant tout ensemble, la médiocrité de son faire lui constitue une fausse originalité... Là où beaucoup de gens croient voir des créations nouvelles, moi, je ne vois que des efforts malheureux.» (Revue libérale, 10 avril 1867, p. 70 et 76.) L'article est de 1867, postérieur par conséquent aux magnifiques études dans lesquelles les Baudelaire, les Saint-Victor, les Gautier avaient proclamé le génie de Delacroix. Couture a-t-il voulu se singulariser? Nous hésitons à croire qu'il ait réellement pensé ce qu'il a écrit!...

[254] Voir Catalogue Robaut, n° 1015.

[255] Voir Catalogue Robaut, n° 1034.

[256] «Le baron Charles Rivet, qui de nos jours a attaché son nom à la fondation de la troisième république, demeura un des fidèles amis de cœur de Delacroix. Celui-ci, dans un premier testament que lui fit déchirer sa gouvernante, Jenny Le Guillou, l'avait désigné comme son légataire universel. C'était un homme de grand sens et de mœurs aimables. Il avait été plus que camarade d'atelier de Bonington: il l'avait obligé avec infiniment de délicatesse dans son année de début et de gêne. «(Note de Ph. Burty dans la Correspondance de Delacroix, t. I, p. 127.)

[257] Cet article sur Prud'hon, qui avait paru dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1846, est un des plus intéressants du volume qui contient les écrits de Delacroix. (EUGÈNE DELACROIX, Sa vie et ses œuvres.)

[258] Le comte L. Clément de Ris, critique d'art, auteur d'ouvrages appréciés, qui devint conservateur du Musée de Versailles.

[259] Ces voussures se trouvent au plafond d'une grande salle des Pas perdus, au palais du Corps législatif.

[260] Les peintures décoratives de la bibliothèque du Palais-Bourbon furent commencées par E. Delacroix en 1838 et terminées en 1847. Elles se composent de deux hémicycles et de cinq coupoles divisées chacune en quatre pendentifs. Les deux hémicycles sont peints sur le mur enduit d'une préparation à la cire; ils représentent: le premier, Orphée apportant la civilisation à la Grèce (côté de la cour du Palais-Bourbon); le second, Attila ramenant la barbarie sur l'Italie ravagée (côté de la Seine). Les coupoles sont peintes à l'huile sur toile marouflée sur enduit; chaque coupole se compose de quatre pendentifs et comprend par conséquent quatre sujets, que le maître a choisis dans un même ordre d'idées: 1° la Poésie; 2° la Théologie; 3° la Législation; 4° la Philosophie; 5° les Sciences. Enfin, à l'intersection desdits pendentifs, se trouvent de grands mascarons, que Delacroix a imaginés d'après des types rencontrés un peu partout sur son passage, et principalement parmi les travailleurs des champs.

Première coupole: 1° Alexandre et les poèmes d'Homère; 2° L'éducation d'Achille; 3° Ovide chez les Barbares; 4° Hésiode et la Muse.

Deuxième coupole: 1° Adam et Ève; 2° La captivité à Babylone; 3° La mort de saint Jean-Baptiste; 4° La drachme du tribut.

Troisième coupole: 1° Numa et Égérie; 2° Lycurgue consulte la Pythie; 3° Démosthène harangue les flots de la mer; 4° Cicéron accuse Verrès.

Quatrième coupole: 1° Hérodote interroge les traditions des Mages; 2° Les bergers chaldéens inventeurs de l'astronomie; 3° Sénèque se fait ouvrir les veines; 4° Socrate et son démon.

Cinquième coupole: 1° La mort de Pline l'Ancien; 2° Aristote décrit les animaux que lui envoie Alexandre; 3° Hippocrate refuse les présents du roi de Perse; 4° Archimède tué par le soldat.

Pour bien juger de toute cette suite de peintures décoratives, il est absolument utile de circuler sur la galerie saillante qui contourne cette magnifique salle.

Delacroix avait déjà exécuté des peintures décoratives au Palais-Bourbon, en 1833, par l'entremise de M. Thiers; il fut chargé de décorer le Salon du Roi qu'il acheva en cinq ans et qui lui fut payé la modeste somme de 30,000 francs. (Voir Catalogue Robaut, n° 892 à 917.)

[261] Il s'agit probablement ici de M. Eudore Soulié, qui appartenait à l'administration des Musées, et qui mourut conservateur du Musée de Versailles.

[262] Petite-cousine de Delacroix.

[263] Balthazar Gracian, Jésuite espagnol, né en 1584, mort en 1658, est l'auteur d'un certain nombre d'œuvres littéraires, notamment un Traité de rhétorigue et des allégories pleines de métaphores.

[264] Amelot de la Houssaye, né en 1634, mort en 1706, s'est fait connaître par quelques traductions estimées, notamment celle du Prince, de Machiavel.

[265] M. Niel, bibliothécaire au ministère de l'intérieur, était un homme des plus distingués, très brillant causeur, d'un esprit très fin et très délicat, et grand amateur de crayons du seizième siècle. Il publia avec son propre texte le beau recueil de Portraits historiques, d'après les crayons de Dumoustier, Clouet et autres, gravés par Riffaut.

[266] Le texte exact du Neveu de Rameau vient d'être publié récemment par MM. Monval et Thoinan, qui ont retrouvé le manuscrit original, écrit de la main même de Diderot.

[267] Planet, de Toulouse, peintre, élève de Delacroix. M. Lassalle-Bordes prétend que Planet fit dans l'atelier de Delacroix les quatre pendentifs suivants, qui font partie de la décoration de la voûte de la bibliothèque, à la Chambre des députés: Aristote décrit les animaux que lui envoie Alexandre; Lycurgue consulte la Pythie; Démosthène harangue les flots de la mer; La drachme du tribut. (Correspondance, t. II. p. IX.)

Cette assertion de M. Lassalle-Bordes ne doit être accueillie, croyons-nous, qu'avec une extrême réserve, car son témoignage, en maintes circonstances, n'a pas rencontré partout un crédit absolu. Néanmoins, en admettant qu'il ne se soit point trompé en ce qui concerne Planet, on doit affirmer hardiment que ce dernier n'aurait, en tout cas, exécuté que des agrandissements des esquisses arrêtées du maître, et l'on sait combien d'études dessinées sur nature et autres accompagnaient ces peintures de moindre dimension qu'il remettait à ses élèves préparateurs, en ayant soin de ne rien livrer sans avoir donné lui-même les dernières touches portant bien la marque de sa maîtrise.

[268] Probablement Joseph-Nicolas-Robert Fleury, dit Robert-Fleury.

Le diable d'enfant dont il est question ici doit être son fils, Tony Robert-Fleury.

D'autre part, Delacroix veut peut-être parler de Léon Fleury, un paysagiste qui eut son heure de célébrité et dont il y a quelques études au château de Compiègne et dans divers musées (1804-1858).

[269] Grand hémicycle d'Orphée.

[270] Jean-François Demay, peintre, né en 1798, qui exposa aux divers Salons de 1827 à 1846.

[271] Haussoullier, peintre et graveur, élève de Delaroche.

[272] En 1847, Don Juan était chanté au théâtre Italien par Labflache, Tagliafico, Coletti, Mario, Mmes Grisi, Persiani et Corbari.

[273] Il ne peut être ici question, comme on pourrait le supposer, de Clésinger, car ce n'est qu'au mois de mai suivant que furent officiellement annoncées les fiançailles de Mlle Solange, fille de Mme Sand, avec le célèbre sculpteur. (Voir infra, p. 305 et 307.)

[274] Grand hémicycle d'Orphée.

[275] Sans doute Planet.

[276] Cette toile admirable appartient à M. le duc d'Aumale. Th. Gautier en donnait la description suivante: «Le doge Foscari est obligé d'assister à la lecture de la sentence de son fils, Jacques Foscari, torturé et banni pour de prétendues intelligences avec les ennemis de la République... Le doge, coiffé de son bonnet à cornes, vêtu de sa robe de brocart d'or, est assis sur son trône au premier plan, accablé de douleur sous sa contenance stoïque. Jacques Foscari, dont le bourreau vient de torturer les membres, lui jette un suprême adieu et tend ses mains brisées aux baisers de sa femme. La scène est disposée de la façon la plus dramatique dans une de ces belles architectures que Delacroix sait si bien construire et auxquelles il donne la profondeur d'un décor.»

[277] Toile de 1m,60 X 1m,30, datée de 1848, exposée au Salon la même année et à l'Exposition universelle de 1855. Ce tableau fut peint à l'origine pour le comte de Geloës, qui l'acheta 2,000 francs. Vente Faure, 1873: 60,000 francs. Une variante du même tableau fut vendue à la vente Laurent Richard, 1873: 29,100 francs. (Voir Catalogue Robaut, n°s 1034 et 1035.)

[278] Ce Christ porte la date de 1839.

[279] «Sans idéal, il n'y a ni peintre, ni dessin, ni couleur; et ce qu'il y a de pis que d'en manquer, c'est d'avoir cet idéal d'emprunt que ces gens-là vont apprendre à l'école et qui ferait prendre en haine les modèles.» (Correspondance, t. II, p. 19.)

[280] Comte de Mornay.

[281] Collectionneur; il fut propriétaire de la Barque de don Juan. (Voir Catalogue Robaut, n° 707.) Mme Moreau a donné ce tableau au Musée du Louvre après la mort de son mari.

[282] Voir Catalogue Robaut, n° 1044.

[283] Auguste-Joseph Franchomme, violoncelliste, né à Lille en 1809. Cet artiste des plus distingués et l'un des noms les plus considérés de l'école française, a fondé, avec l'illustre violoniste Alard, des matinées de quatuors dans lesquelles la musique classique était exécutée avec une étonnante perfection.

[284] Asseline, secrétaire des commandements des princes d'Orléans.

[285] Le duc de Montpensier, qui, en effet, était logé et recevait à Vincennes.

[286] Jadin, paysagiste, né à Paris en 1805, fut élève de Hersent et s'attacha, dès ses débuts, aux sujets de chasse et à la peinture de nature morte. Il fréquenta plus tard l'atelier d'Abel de Pujol, et aborda le paysage. Il voyagea en Italie en 1835, et peignit à son retour un grand nombre de toiles pour la galerie du duc d'Orléans.

[287] Charles His, publiciste, né en 1772, mort en 1851. D'abord attaché à la rédaction du Moniteur, puis proscrit, il se fit soldat après le 13 vendémiaire. En 1811, il entra à la direction de la librairie, où il resta attaché jusqu'en 1848.

[288] Louis Boulanger(1806-1867), peintre, élève de A. Devéria.

[289] Octave Penguilly L'Haridon (1811-1870), peintre, élève de Charlet, exposa au Salon de 1847 Le tripot qu'on a revu au Musée du Luxembourg. Ancien élève de l'École Polytechnique, officier d'artillerie distingué, il fut nommé en 1854 conservateur du Musée d'artillerie, dont il rédigea le Catalogue.

[290] Salon de 1848. Appartient au Musée de Tours. (Voir Catalogue Robaut, n° 1044.)

[291] Auguste Préault, statuaire, élève de David d'Angers.

[292] Le baron de Mareste, ami de jeunesse de Stendhal, et plus tard de Mérimée. C'était un homme aimable, très répandu dans les salons.

[293] Claire-Hippolyte-Josèphe Legris de la Tude, dite Mlle Clairon, célèbre tragédienne, née en 1723, morte en 1803.

[294] Eugène Pelletan, écrivain et homme politique, né en 1813, mort en 1884. Il débuta dans la littérature en 1837 par des articles critiques dans différents journaux et devint bientôt rédacteur de la Presse. Là, sous le pseudonyme d'Un inconnu, il publia sur la philosophie, l'histoire, la poésie, les arts, des articles qui furent très remarqués a cette époque.

[295] Philarète Chasles.

[296] Adrien Dauzats, peintre, né à Bordeaux en 1803, mort en 1868: il fit de l'aquarelle et de la lithographie, et fut un des artistes attachés par le baron Taylor à la grande publication des Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France. Il entreprit alors dans le midi de la France une série d'excursions artistiques qui l'ont conduit plus tard en Espagne, en Portugal, en Égypte, en Orient. Il peignit surtout des paysages, ainsi que des sujets de genre et d'intérieur.

[297] Émile Lassalle, peintre, élève de Delacroix. Il faisait partie des élèves que Delacroix avait réunis dans son atelier de la rue Neuve-Guillemin. Il se distingua surtout comme lithographe; il exécuta une grande lithographie d'après la Médée de Delacroix. «C'est un homme que j'aime beaucoup, écrivait Delacroix à propos de lui, et qui avait entrepris avec beaucoup d'ardeur cet ouvrage... Je pense que, comme moi, vous serez surpris de certaines parties, où le caractère est très bien rendu.»

[298] Arnoux, peintre et homme de lettres, a rendu compte, à plusieurs reprises, et dans des termes élogieux, des expositions de Delacroix. Celui-ci, de son côté, le recommanda chaleureusement en 1858 à M. Michaux, chef des services d'art à la Ville: «Je prends la liberté de vous recommander M. Arnoux, dont les travaux sur les arts sont bien connus, et qui a entrepris des études sur les monuments de Paris, leurs tableaux et leurs statues... J'ai compté sur votre extrême complaisance pour aider le travail remarquable d'un homme de talent pour qui j'ai beaucoup d'affection.» (Correspondance, t. II, p. 135. Note de Burty.)

[299] François Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes.

[300] Un des élèves de Delacroix qui fréquentaient son atelier transporté depuis 1846 de l'autre côté de la Seine, rue Neuve-Breda.

[301] D'après Rubens. (Voir Catalogue Robaut, n° 736.)

[302] Sans doute l'achèvement des travaux du tombeau de son frère, le général Delacroix.


1er mars.—L'Afrique vaincue, nos soldats se jetant à la mer pour en prendre possession.

La bataille d'Isly traitée poétiquement.

L'Égypte soumise au génie de Bonaparte, etc.

—Je me suis mis, après mon déjeuner, à reprendre le Christ au tombeau.[303] C'est la troisième séance d'ébauche; et, malgré un peu de malaise au milieu de la journée, je l'ai remonté vigoureusement et mis en état d'attendre une quatrième reprise.

Je suis satisfait de cette ébauche, mais comment conserver, en ajoutant des détails, cette impression d'ensemble qui résulte des masses très simples? La plupart des peintres, et j'ai fait ainsi autrefois, commencent par les détails et donnent l'effet à la fin.

Quel que soit le chagrin que l'on éprouve à voir l'impression de simplicité d'une belle ébauche disparaître à mesure qu'on y ajoute des détails, il reste encore beaucoup plus de cette impression que vous ne parviendrez à en mettre quand vous avez procédé d'une façon inverse.

—Projeté toute la journée d'aller m'enterrer dans une loge en haut, au Mariage secret. Après dîner, le courage m'a manqué, et je suis resté lisant Monte-Cristo, qui ne m'a pas préservé du sommeil.

*

2 mars.—Le ton des rochers du fond, dans le Christ au tombeau.

Clairs; terre d'ombre et blanc à côté de jaune de Naples et noir; ce dernier ton ôte la teinte rose.

Autres clairs dorés exprimant de l'herbe: le ton d'ocre jaune et noir, modifié en sombre ou en clair.

Ombre: terre d'ombre et terre verte brûlée.

La terre verte naturelle se mêle également à tous les tons ci-dessus, suivant le besoin.

—Ce matin, s'est présenté un modèle qui m'a rappelé la nature de la pauvre Mme Vieillard (c'est Mme Labarre, rue Vivienne, 38 bis.) Elle n'est pas bien et a cependant quelque chose de piquant; c'est une nature originale.

Dufays est venu; puis Colin[304]. Le premier des deux est frappé de la nécessité d'une révolution; l'immoralité générale le frappe, il croit à l'avènement d'un état de choses où les coquins seront tenus en bride par les honnêtes gens.

Le jeune Knepfler est venu me montrer des esquisses et compositions.

—Mal disposé. J'ai essayé, très tard, de travailler au fond du Christ. Retravaillé les montagnes.

Un des grands avantages de l'ébauche par le ton et l'effet, sans inquiétude des détails, c'est qu'on est forcément amené à ne mettre que ceux qui sont absolument nécessaires. Commençant ici par finir les fonds, je les ai faits le plus simples possible, pour ne pas paraître surchargés, à côté des masses simples que présentent encore les figures. Réciproquement, quand j'achèverai les figures, la simplicité des fonds me permettra, me forcera même de n'y mettre que ce qu'il faut absolument. Ce serait bien le cas, une fois l'ébauche amenée à ce point, de faire autant que possible chaque morceau, en s'abstenant d'avancer le tableau en entier: je suppose toujours que l'effet et le ton sont trouvés partout. Je dis donc que la figure qu'on s'attacherait à finir parmi toutes les autres qui ne sont que massées, conserverait forcément de la simplicité dans les détails, pour ne pas la faire trop jurer avec les voisines, qui ne seraient qu'à l'ébauche. Il est évident que si, le tableau arrivé par l'ébauche à un état satisfaisant pour l'esprit, comme lignes, couleur et effet, on continue à travailler jusqu'au bout dans le même sens, c'est-à-dire en ébauchant toujours en quelque sorte, on perd en grande partie le bénéfice de cette grande simplicité d'impression qu'on a trouvée dans le principe; l'œil s'accoutume aux détails qui se sont introduits de proche en proche dans chacune des figures et dans toutes en même temps; le tableau ne semble jamais fini. Premier inconvénient: les détails étouffent les masses; deuxième inconvénient: le travail devient beaucoup plus long.

—Bornot[305] le soir.

*

3 mars.—Ce mercredi, repris les rochers du fond du Christ et achevé l'ébauche de la Madeleine[306]: la figure nue du devant. Je regrette que cette ébauche manque un peu d'empâtement. Le temps lisse incroyablement les tableaux; ma Sibylle[307] me paraissait déjà toute rentrée en quelque sorte dans la toile. C'est une chose à observer avec soin.

—Vu les Puritains[308] le mardi soir, avec Mme de Forget. Cette musique m'a fait grand plaisir. Le clair de lune de la fin est magnifique, comme ceux que fait le décorateur au théâtre. Ce sont des teintes très simples, je pense, du noir, du bleu et peut-être de la terre d'ombre, seulement bien entendu de plans, les uns sur les autres. La terrasse qui figure le dessus des remparts, ton très simple, avec rehauts très vifs de blanc, figurant les intervalles du mortier dans les pierres. La détrempe prête admirablement à cette simplicité d'effets, les teintes ne se mêlant pas comme dans l'huile. Sur le ciel très simplement peint, il y a plusieurs tours ou bâtiments crénelés, se détachant les uns sur les autres par la seule intensité du ton, les reflets bien marqués, et il suffit de quelques touches de blanc à peine modifié, pour toucher les clairs.

*

4 mars.—Ce matin, Villot venu; je l'ai vu avec plaisir.

M. Geoffroy, de la part de Buloz. Villot ne lève jamais le siège, quand vient un étranger; c'est incroyable d'indiscrétion.

—Retourné à la Chambre et pris la résolution de faire mon ménage de peintre moi-même; je m'en suis fort bien tiré et j'y gagnerai de la liberté. C'était la onzième fois que j'y retournais, et le tableau est déjà bien avancé. Travaillé surtout à l'Orphée.

Ces ébauches avec le ton et la masse seule sont vraiment admirables pour ce genre de travaux sur parties comme des têtes, par exemple, préparées par une seule tache à peine modelée. Quand les tons sont justes, les traits se dessinent comme d'eux-mêmes. Ce tableau prend de la grandeur et de la simplicité; je crois que c'est ce que j'ai fait de mieux dans le genre.

—Le soir, un instant chez Leblond, qui était venu après sa maladie.

Vieillard est venu aussi pendant la journée. J'ai bien regretté d'être absent.

*

5 mars.—Hier, en travaillant l'enfant qui est près de la femme de gauche dans l'Orphée, je me souvins de ces petites touches multipliées faites avec le pinceau et comme dans une miniature, dans la Vierge de Raphaël, que j'ai vue rue Grange-Batelière, avec Villot. Dans ces objets où l'on sacrifie au style avant tout, le beau pinceau libre et fier de Vanloo ne mène qu'à des à peu près. Le style ne peut résulter que d'une grande recherche, et la belle brosse est forcée de s'arrêter quand la touche est heureuse.

Tâcher de voir au Musée les grandes gouaches du Corrège: je crois qu'elles sont faites à très petites touches.

—Arnoux sort d'ici ce matin. Nous parlions des artistes qui se trouvent dans la position d'écrire sur leurs confrères, et il me rapporte le mot d'un M. Gabriel, vaudevilliste, qui dit à ce sujet: «On ne peut à la fois tenir les étrivières et montrer son derrière.»

—Je reçois une invitation pour dîner lundi chez le duc de Montpensier. Fatigue.

—Arnoux est venu me trouver ce matin; il n'est pas agréé pour le Salon, à la Revue[309].

—Été à la Chambre. Travaillé avec un entrain médiocre, mais néanmoins avancé beaucoup.

—Le soir, fatigué et humeur affreuse; je suis resté chez moi. En vérité, je ne suis pas assez reconnaissant de ce que le ciel fait pour moi. Dans ces moments de fatigue, je crois tout perdu.

—Reçu en rentrant une lettre de Mme R..., avec un bon de 300 francs payable le 15; elle m'écrit aussi pour me demander comment il faut placer les fenêtres de son atelier, que je n'ai jamais vu.

*

6 mars.—Reposé par ma nuit.

Rentré dans mon atelier, j'y ai retrouvé de la bonne humeur; je regarde les Chasses de Rubens: celle de l'hippopotame, qui est la plus féroce, est celle que je préfère. J'aime son emphase, j'aime ses formes outrées et lâchées. Je les adore de tout mon mépris pour les sucrées et les poupées qui se pâment aux peintures à la mode et à la musique de M. Verdi.

Mme Leblond, avant-hier, ne pouvait rien comprendre à mon admiration pour les deux charmants dessins de Prud'hon qu'a son mari.

—Mme G*** me demande un dessin pour une loterie et m'a assuré de son amitié.

—J'écris enfin à M. Roché[310].

—J'ai fait quelques croquis d'après les Chasses de Rubens; il y a autant à apprendre dans ses exagérations et dans ses formes boursouflées que dans des imitations exactes.

—Dîné chez Mme de Forget. Revu M. Cayrac et sa fille, qui a fait un peu de musique.

*

7 mars.—Pierret est arrivé vers une heure et demie, comme j'allais m'habiller pour aller au Conservatoire.

Arrivé et entendu le premier morceau, seul dans la loge; Mme Sand n'arrivait pas. Elle est venue juste pour entendre le morceau d'Onslow[311], morceau fort ennuyeux. En général, ce concert ne m'a pas ravi; un morceau de piano et basse seulement, de Beethoven, m'a plu médiocrement, et un quatuor de Mozart a conclu. J'ai dit à Mme Sand, au retour chez elle, que Beethoven nous remue davantage, parce qu'il est l'homme de notre temps: il est romantique au suprême degré. Dîné avec elle: elle a été fort aimable; nous devions aller ensemble voir le Luxembourg et la Chambre des députés.

D'Arpentigny venu le soir et rentré très tard.

La vue du Jugement de Paris, de Raphaël, dans une épreuve affreusement usée, m'apparaît sous un jour nouveau, depuis que j'ai admiré, dans la Vierge au voile, de la rue Grange-Batelière, son admirable entente des lignes. Cet intérêt, mis à tout, est aussi une qualité qui efface complètement tout ce qu'on voit après. Il n'y faut même pas trop penser, de peur de jeter tout par les fenêtres.

Est-ce que l'espèce de froideur que j'ai toujours sentie pour le Titien ne viendrait pas de l'ignorance presque constante où il est relativement au charme des lignes?

*

8 mars.—Repris l'Othello toute la journée; il est très avancé. A cinq heures, parti pour Vincennes. Dîné chez le Prince, en passant par chez M. Delessert[312]. Dîné entre deux hommes qui m'étaient inconnus; mon voisin de droite est un vieux major d'artillerie, qui est à moitié sourd, par l'effet du canon, sans doute. Nous avons causé néanmoins. Vu Spontini, auquel j'ai été présenté[313].

*

9 mars.—Hoffmann a fait un article sur Walter Scott. M. Dufays est venu ce matin et me le dit entre autres choses. Voilà qu'il me demande une recommandation auprès de Buloz. Je lui ai dit que je venais de parler pour Arnoux. Hoffmann, m'a-t-il dit, ayant lu les premiers ouvrages de Walter Scott, en fut très frappé; il se regardait comme incapable de ce beau calme, et peut-être ne se savait-il pas gré des qualités tout opposées qui forment son talent.

Paresse extrême et lassitude de la veille.

Monte-Cristo me prend une partie de la journée.

*

10 mars.—Hésitation jusqu'à midi et demi. Je suis allé à la Chambre à cette heure et j'ai travaillé raisonnablement: les hommes à la charrue, la femme et les bœufs.

J'apprends, à mon retour, que mon vieux maître d'écriture Werdet est passé pour me voir. J'ai été heureux de ce souvenir.

Je reçois une lettre pour le convoi de la fille unique de Barye: ce malheureux va se trouver bien triste et bien seul.

*

11 mars.—Villot le matin. Il me parle des exécutions du jury.

Au convoi de la fille de Barye. Il ne s'y trouvait aucun des artistes ses amis que je vois ordinairement avec lui. A l'église sont venus Zimmermann, Dubufe, Brascassat, que je voyais pour la première fois: petite figure noire et rechignée. De l'église, chez Vieillard, que j'ai trouvé au lit; il souffre d'un rhume. Il est toujours inconsolable. Nous avons beaucoup causé de l'éternelle question du progrès que nous entendons si diversement. Je lui ai parlé de Marc-Aurèle; c'est le seul livre où il ait puisé quelque consolation depuis son malheur. Je lui ai cité le malheur de Barye, plus seul encore que lui; d'abord c'est sa fille, ensuite il a certainement moins d'amis. Son caractère réservé, pour ne pas dire plus, écarte l'épanchement. Je lui ai dit qu'à tout bien considérer, la religion expliquait mieux que tous les systèmes la destinée de l'homme, c'est-à-dire la résignation. Marc-Aurèle n'est pas autre chose.

—Vu Perpignan pour toucher. Il m'a parlé de l'usine de Monceau comme placement.

Le dernier actionnaire restant de la première classe sur la tontine Lafarge a trente mille francs de rente; il a cent ans. C'est un peu tard pour en jouir beaucoup.

—Rentré chez moi, et reparti à deux ou trois heures, pour aller chez M. Delessert. Trouvé Colet dans l'omnibus[314]; il ne paraît pas ébloui par la gloire de Rossini; il me dit qu'il n'était pas assez savant, etc... Vu M. Delessert, M. de Rémusat. M. Delessert venu; il nous a parlé de la fin de son frère. J'ai vu avec grand plaisir le Samson tournant ta meule, de Decamps: c'est du génie[315].

Revenu par le froid le plus glacial, malgré le soleil.

—Après mon dîner,J'ai été chez Mme de Forget; c'était son jeudi. Larrey[316] et Gervais sont venus; David[317]... Comme j'allais partir, il m'a fait des compliments sur ma coupole[318], mais ces compliments-là ne signifient rien.

—Perpignan m'avait raconté l'anecdote du vieux Thomas Paw, qui a vécu cent quarante ans. Un homme qui désirait le voir rencontra un vieillard décrépit qui se lamentait, et qui lui dit qu'il venait d'être battu par son père, pour n'avoir pas salué son grand-père, lequel était Paw.

Il dit très justement que les émotions usent la vie autant que les excès; il me cite une femme qui avait expressément défendu qu'on lui racontât le moindre événement capable d'impressionner.

J'éprouve, du reste, combien je suis fatigué de parler avec action, même de prêter une attention soutenue à la pensée d'un autre.

*

12 mars.—Journée de fainéantise complète... J'ai essayé, au milieu de la journée, de me mettre au Valentin: j'ai été obligé de l'abandonner; je suis retombé sur Monte-Cristo.

Après mon dîner, chez Mme Sand. Il fait une neige affreuse, et c'est en pataugeant que j'ai gagné la rue Saint-Lazare.

Le bon petit Chopin[319] nous a fait un peu de musique que... Quel charmant génie! M. Clésinger, sculpteur, était présent; il me cause une impression peu favorable. Après son départ, d'Arpentigny m'a commencé son apologie dans le sens de mon impression.

*

13 mars.—Lacroix Gaspard[320] venu un instant. Il m'a beaucoup loué du dessin de mon Christ de la rue Saint-Louis. C'est la première fois qu'on m'en fait compliment.

Hier, Clésinger m'a parlé d'une statue de lui qu'il ne doutait pas que je n'aimasse beaucoup, à cause de la couleur qu'il y a mise. La couleur étant, à ce qu'il paraît, mon lot exclusif, il faut que j'en trouve dans la sculpture, pour qu'elle me plaise, ou seulement pour que je la comprenne...!

—Repris le Valentin.

—Mme de Forget est venue me chercher pour dîner, et à neuf heures j'ai été chez M. Moreau; Couture y était.

*

14 mars.—Gaspard Lacroix est venu me prendre, et nous avons été chez Corot. Il prétend, comme quelques autres qui n'ont peut-être pas tort, que, malgré mon désir de systématiser, l'instinct m'emportera toujours.

Corot est un véritable artiste. Il faut voir un peintre chez lui pour avoir une idée de son mérite. J'ai revu là et apprécié tout autrement des tableaux que j'avais vus au Musée, et qui m'avaient frappé médiocrement. Son grand Baptême du Christ plein de beautés naïves; ses arbres sont superbes. Je lui ai parlé de celui que j'ai à faire dans l'Orphée. Il m'a dit d'aller un peu devant moi, et en me livrant à ce qui viendrait; c'est ainsi qu'il fait la plupart du temps... Il n'admet pas qu'on puisse faire beau en se donnant des peines infinies. Titien, Raphaël, Rubens, etc., ont fait facilement. Ils ne faisaient à la vérité que ce qu'ils savaient bien; seulement leur registre était plus étendu que celui de tel autre qui ne fait que des paysages ou des fleurs, par exemple. Nonobstant cette facilité, il y a toutefois le travail indispensable. Corot creuse beaucoup sur un objet. Les idées lui viennent, et il ajoute en travaillant; c'est la bonne manière.

—Chez M. Thiers, le soir.

Je suis rentré souffrant et dans une humeur affreuse, après une courte promenade sur le boulevard. Ce Paris est affreux! que cette tristesse est cruelle!... Pourquoi ne pas voir les biens que le ciel m'a accordés?... L'hypocondrie offusque tout.

*

15 mars.—Grenier venu à la Chambre. Il est venu me joindre. Après avoir servi d'enclume, je vais, selon lui, servir de marteau.

LeSénèque est une de ses préférences; il aime le Socrate pour la couleur.

C'était la quatorzième fois!... J'ai peu travaillé, à cause de cette interruption; j'ai pris le groupe des déesses en l'air.

—Ensuite chez Mlle Mars; elle était mourante[321]. Je l'ai vue: c'était la mort!

—Rentré fatigué, et chez Leblond le soir. Il m'a montré des aquarelles du temps de nos soirées; j'ai été étonné de celles de Soulier; elles font toutes une impression sur l'imagination bien supérieure à celle que font les Fielding, etc.

*

16 mars.—Peu disposé ce matin.

J... venue dans la journée, en sortant du Salon; mes tableaux n'y font pas mal. Elle est sortie à la vue de Vieillard; il venait de l'Exposition des Artistes, rue Saint-Lazare. La tête de Cléopâtre admirée par lui et par M. Lefebvre[322], qui trouvait que c'était la seule qui eût cette force... Et d'où vient qu'ils ne voyaient pas cela il y a dix ans? Il faut donc que la mode se mêle de tout!...

M. Van Isaker[323] venu me demander quels étaient ceux de mes tableaux à vendre: le Christ, l'Odalisque lui convenaient. Je lui ai montré les Femmes d'Alger et le Lion en train avec le Chasseur mort; il me prend les premiers pour quinze cents francs; l'autre pour huit cents francs.

Le prévenir quand j'aurai achevé.

Je voulais le soir retourner chez Mlle Mars et aller chez Asseline, mais j'ai préféré me reposer et me suis couché de bonne heure.

—Grenier me dit que le ton qui est violet dans la partie supérieure du tableau des Marocains endormis aurait fait également la lumière de la lampe, étant orangé. Je crois qu'il a raison, témoin le terrain dans l'Othello[324], qui était violâtre et que j'ai massé d'un ton orangé. L'observer dans le Valentin.

*

17 mars.—Travaillé à la Chambre. J'ai éprouvé combien ce lieu est malsain; j'y suis trop resté.

Mlle Mars, en sortant. La pauvre femme est toujours dans le même état.

Malade ce soir et la journée suivante.

Grenier venu le matin; il m'a donné des nouvelles du Salon.

Lacroix venu ensuite pour me donner l'adresse d'un maître de dessin, pour des gens qui m'ont été adressés par Mme Babut.

*

18 mars.—Je devais aller le soir chez Bertin[325], j'y ai renoncé; mal d'oreille, joint au mal de gorge.

Sorti vers quatre heures; cette promenade, au lieu de me disposer favorablement, a fait le contraire.

*

19 mars.—Chez J..., vers midi et demi; elle allait sortir avec Mme de Querelles. Elles ont un peu modifié leurs arrangements, et nous sommes sortis ensemble vers trois heures. Elles m'ont mené chez M. Barbier[326]; j'y ai vu Mme Robelleau; je suis rentré chez moi, en passant chez Mme Sand, que je n'ai pas trouvée.

Resté le soir et souffrant.

*

20 mars.—Resté toute la journée chez moi lire le Chevalier de Maison-Rouge, de Dumas, très amusant et très superficiel. Toujours du mélodrame.

*

21 mars.—Écrit à Mme Babut et à M. Thiers, pour m'excuser de ne pas dîner avec lui; nous partons ce matin.

*

27 mars.—Parti de Champrosay à quatre heures et demie. Le matin, promenade charmante: pris par la petite rue qui longe le parc de M. Barbier, puis un sentier à gauche; continué sur le côté de la colline jusqu'à la petite fontaine, où je me suis assis. Station charmante, que je ferai souvent, si je puis, jusqu'à la mare aux grenouilles, et revenu par la plaine, avec beaucoup de chaleur.

M. Barbier est venu dans la journée.

*

28 mars.—Dîné chez Bornot. Vu là un dernier cousin Berryer, Gaultron, Riesener et sa femme.

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29 mars.—Dîné chez J... Hier, repris le Lion et l'Homme mort, et remis dans un état qui me donne envie de l'achever.

Le lendemain, repris les Femmes d'Alger[327], la négresse et le rideau qu'elle soulève.

*

30 mars.—Aux Italiens avec Mme de Forget pour la clôture: le premier acte du Mariage secret; deuxième de Nabucho; deuxième et troisième d'Othello[328].

Le Mariage m'a paru plus divin que jamais; c'était la perfection... il fallait bien descendre... mais quelle chute jusqu'à Nabucho! Je m'en suis allé avant la fin.

*

31 mars.—Chez Mme Sand le soir. Convenus d'aller le lendemain au Luxembourg.

Depuis mon retour de la campagne, je ne travaille pas, excepté les deux premiers jours; je suis pris d'une lassitude ou fièvre, vers deux heures.


[303] Ce tableau fut peint a l'origine pour le comte de Geloës.

[304] Alexandre Colin, peintre d'histoire, élève de Girodet-Trioson, né en 1798, mort en 1875. Le portrait de Delacroix qui figure en tête de ce volume fut exécuté par Alexandre Colin vers 1827 ou 1830.

[305] Bornot, cousin de Delacroix, qui, à la mort de M. Bataille, devint propriétaire de l'abbaye de Valmont, aux environs de Fécamp. Delacroix y fit de nombreuses études et notamment de délicieuses aquarelles; il y a même reconstitué des vitraux anciens de sa composition, en rapprochant des débris trouvés en décombres.

[306] Voir Catalogue Robaut, n° 920 et 921.

[307] La Sibylle au rameau d'or fut envoyée par Delacroix au Salon de 1845. «Cette Sibylle avait les yeux ardents, la bouche hautaine, le geste noble, la souple allure de mademoiselle Rachel, que Delacroix admirait passionnément.» (Voir Catalogue Robaut, n° 918.)

[308] Les Puritains d'Écosse, opéra de Bellini, représenté au théâtre Italien en 1835. Ce fut le dernier ouvrage de Bellini.

[309] La Revue des Deux Mondes.

[310] M. Roché habitait à Bordeaux.

[311] Georges Onslow, compositeur français, né en 1784, mort en 1852, auteur de symphonies et de musique de chambre.

[312] M. Delessert était alors préfet de police.

[313] L'auteur de la Vestale était né en 1779. Sa santé était en 1847 déjà fort ébranlée. Il mourut le 24 janvier 1851.

[314] Colet, compositeur, professeur au Conservatoire.

[315] L'opinion de Delacroix sur Decamps paraît avoir varié. En 1862, il écrivait à M. Moreau: «Depuis que j'ai eu le plaisir de vous voir, la figure de Decamps a grandi dans mon estime. Après l'exposition des ouvrages en partie ébauchés qui ont formé sa dernière vente, j'ai été véritablement enthousiasmé par plusieurs de ces compositions.»

[316] Le baron Larrey, agrégé de l'École de médecine de Paris, était alors chirurgien en chef de l'hôpital du Gros-Caillou.

[317] Sans doute Charles-Louis-Jules David, helléniste et administrateur, fils du célèbre peintre Louis David.

[318] La coupole d'Orphée, à la Chambre des députés.

[319] Delacroix avait pour le génie de Chopin une admiration enthousiaste. Chaque fois que le nom du musicien revient dans le Journal, c'est toujours avec les épithètes les plus louangeuses. Il le fréquentait assidûment, et l'un de ses plus grands plaisirs était de l'entendre exécuter soit ses propres œuvres, soit la musique de Beethoven. Dans le livre si brillant et si curieux comme style qu'il consacra à la mémoire du célèbre artiste, après avoir décrit l'assemblée composée de H. Heine, Meyerbeer, Ad. Nourrit, Hiller, Nimceviez, G. Sand, Liszt s'exprime ainsi sur Delacroix: «Eugène Delacroix restait silencieux et absorbé devant les apparitions qui remplissaient l'air, et dont nous croyions entendre les frôlements. Se demandait-il quelle palette, quels pinceaux, quelle toile il aurait à prendre pour leur donner la vie de son art? Se demandait-il si c'est une toile filée par Arachné, un pinceau fait des cils d'une fée, et une palette couverte des vapeurs de l'arc-en-ciel qu'il lui faudrait découvrir?» La mort prématurée de Chopin causa à Delacroix une tristesse profonde, dont on trouve la trace dans sa Correspondance et dans son Journal.

[320] Gaspard-Jean Lacroix, peintre de paysage, élève de Corot, né à Turin en 1810.

[321] Mlle Mars mourut en effet le 20 mars 1847.

[322] Charles Lefebvre, peintre, élève de Gros et d'Abel de Pujol.

[323] Amateur belge.

[324] Othello, toile de 0m,50 X 0m,60, qui parut au Salon de 1849.—Vente M. J..., 1852: 510 francs; 1858: 730 francs.—Vente Arosa, 1858: 1,300 francs.—Vente Marmontel, 1868: 12,000 francs. (Voir Catalogue Robaut, n° 1079.)

[325] Armand Bertin, directeur du Journal des Débats depuis 1841, date de la mort de son père.

[326] M. Barbier était le beau-père de Frédéric Villot, qui fut, nous l'avons déjà dit, un des amis les plus intimes de Delacroix.

[327] Voir Catalogue Robaut, n° 1077.

[328] Il matrimonio segreto, opéra bouffe en deux actes, de Cimarosa.—Nabuchodonosor, ou, par abréviation, Nabucho, opéra de Verdi.—Othello, opéra de Rossini.


1er avril.—A onze heures, avec Mme Sand et Chopin au Luxembourg. Nous avons vu ensemble la galerie, après avoir vu la coupole. Ils m'ont ramené, et je suis rentré chez moi vers trois heures. Revenu dîner avec eux. Le soir, elle allait chez Clésinger; elle m'a proposé d'y aller, mais j'étais très fatigué, et suis rentré.

*

2 avril.—Au Conservatoire le soir avec Mme de Forget. Symphonie de Mendelssohn qui m'a excessivement ennuyé, sauf un presto.—Un des beaux morceaux de Cherubini, de la Messe de Louis XVI.—Fini par une symphonie de Mozart, qui m'a ravi.

La fatigue et la chaleur étaient excessives; et il est arrivé ce que je n'ai jamais éprouvé là, que non seulement ce dernier morceau m'a paru ravissant de tous points, mais il me semblait que ma fatigue fût suspendue en l'écoutant. Cette perfection, ce complet, ces nuances légères, tout cela doit bien dissiper les musiciens qui ont de l'âme et du goût.

Elle m'a ramené dans sa voiture.

*

3 avril.—Je suis sorti de bonne heure pour aller voir Gautier [329]. Je l'ai beaucoup remercié de son article splendide fait avant-hier, et qui m'a fait grand plaisir; Wey[330] y était.

Il m'a donné l'idée (Gautier) de faire une exposition particulière de tous ceux de mes tableaux que je pourrais réunir.... Il pense que je peux faire cela, sans sentir le charlatan, et que cela rapporterait de l'argent.

—Chez M. de Morny. J'ai vu là un luxe comme je ne l'avais vu encore nulle part. Ses tableaux y font beaucoup mieux. Il a un Watteau magnifique; j'ai été frappé de l'admirable artifice de cette peinture. La Flandre et Venise y sont réunies, mais la vue de quelques Ruysdaël, surtout un effet de neige et une marine toute simple où on ne voit presque que la mer par un temps triste, avec une ou deux barques, m'ont paru le comble de l'art, parce qu'il y est caché tout à fait. Cette simplicité étonnante atténue l'effet du Watteau et du Rubens; ils sont trop artistes. Avoir sous les yeux de semblables peintures dans sa chambre, serait la jouissance la plus douce.

Chez Mornay.

—Chez Mme Delessert, par le quai, où j'ai acheté le Lion de Denon [331], ne l'ayant point trouvé chez Maindron[332]. J'ai été reçu en son absence par sa vieille mère, qui m'a montré son groupe. Ce petit jardin a quelque chose d'agréable; il est peuplé des infortunées statues dont le malheureux artiste ne sait que faire. Atelier froid et humide; cet entassement de plâtres, de moules, etc.

Il est revenu et a été sensible à ma visite; son groupe en marbre qu'il a chez lui, depuis quelques années, sans le vendre; le bloc seul a coûté 3,000 francs.

—Le soir chez Mme Sand. Arago[333] m'a parlé du projet qu'il retourne avec Dupré, pour vendre avantageusement nos peintures et nous passer des marchands.

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4 avril.—Donné à Lenoble 1,000 francs pour acheter des chemins de fer de Lyon, plus 2,000 francs pour mettre chez Laffitte.

—M. Dufays, 150 francs, qu'il me demande pour deux mois.

—Demander à Lenoble où en sont les actions sur Lyon qu'il m'a achetées il y a quelques mois.

—M. Dufays, le matin; Arnoux ensuite, qui a paru très froid en sa présence, malgré la coquetterie de l'autre.

—Journée nulle, et le même malaise.

—Le soir, avec Mme de Forget, au Conservatoire: La Symphonie pastorale—Agnus de Mozart—Ouverture entortillée de Léonore par Beethoven[334], et Credo du Sacre de Cherubini, bruyant et peu touchant.

—Pierret venu après dîner. J'ai été fâché de le renvoyer pour m'habiller. Quand je le trouve un peu moins désagréable, je me fonds et le crois redevenu comme autrefois. Il est réconcilié avec le Christ de la rue Saint-Louis et il l'admire en entier.

*

5 avril.—Chez Mme de Rubempré[335] le soir; et puis chez Mme Sand, qui part demain; j'ai un rhume de cerveau, pris hier, qui m'anéantit.

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6 avril.—Je voulais aller chez Asseline; mon rhume me retient. Dans la journée, mis sur un panneau et ébauché en grisaille Saint Sébastien à terre et les Saintes femmes[336].

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7 avril.—Travaillé quelque peu à l'esquisse des Bergers chaldéens, que j'achève un peu d'après le pastel[337], qui m'avait servi. J'ai été forcé de l'interrompre.

Dîné chez Pierret; Soulier y était. Villot y est venu. Rentré fatigué.

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23 avril.—Sorti un peu vers midi et demi, pour aller chez M. Thiers; mais le froid et la fatigue m'ont fait rentrer.

—Le soir, Villot est venu me tenir compagnie. Il me dit que le Titien, à la fin de sa vie, disait qu'il commençait à apprendre le métier.

Il y a dans les châteaux de l'État de Venise beaucoup de fresques de Paul Véronèse.

Le Tintoret travaillait extrêmement à dessiner en dehors de ses tableaux; il a copié des centaines de fois certaines têtes de Vitellius, dessins de Michel-Ange.

*

24 avril.—Scheffer venu le matin.

—En parcourant dans la journée le livre des Emblèmes de Bocchi[338], je retrouve encore une foule de choses ravissantes d'élégance à étudier. J'essaye avant dîner, mais la fatigue me prend; je ne suis pas encore remis.

*

25 avril.—Lassalle venu ce matin: il me prévient peu en faveur d'Arnoux.

Riesener venu, et Boissard; puis Mme Beaufils, qui m'a fort fatigué avec son insistance pour me faire promettre d'aller chez elle cet automne.

Riesener dit une chose très juste, à propos de l'enthousiasme exagéré que peuvent inspirer les peintures de Michel-Ange. Je lui parlais de ce que m'avait dit Corot, de la supériorité prodigieuse de ces ouvrages; Riesener dit très bien que le gigantesque, l'enflure, et même la monotonie que comportent de tels objets, écrasent nécessairement ce qu'on peut mettre à côté. L'Antique mis à côté des idoles indiennes ou byzantines se rétrécit et semble terre à terre...; à plus forte raison, des peintures comme celles de Lesueur et même de Paul Véronèse. Il a raison de prétendre que cela ne doit pas déconcerter, et que chaque chose est bien à sa place.

—Dans la journée, chez Mme Delessert. Elle était au lit; j'ai eu beaucoup de plaisir à la revoir, malgré son indisposition, qui, je le crois, n'est pas dangereuse.

Revenu sans trouver de fiacre, et forcé de prendre l'omnibus.

—Rendu ce même jour à Villot et à lui renvoyé par la femme de ménage un cadre contenant des pastels, costumes vénitiens; une petite toile, idem, peinte à l'huile; une feuille de croquis, aquarelle de la salle du Palais ducal, et une esquisse sur carton, d'après un tableau de Rubens qui est à Nantes.

*

26 avril.—Reçu une lettre de V..., qui m'a fait plaisir et montré, par cette prévenance, qu'il était sous l'empire du même sentiment que moi.

—Vers une heure, chez Villot, à son atelier, et bonne après-midi; je suis revenu assez gaillardement.

—Le soir, Pierret est venu passer une partie de la soirée. En somme, bonne journée.

Il me parle de sa soirée chez Champmartin, où Dumas a démontré la faiblesse de Racine, la nullité de Boileau, le manque absolu de mélancolie chez les écrivains du prétendu grand siècle. J'en ai entrepris l'apologie.

Dumas ne tarit pas sur cette place publique banale, sur ce vestibule de palais, où tout se passe chez nos tragiques et dans Molière. Ils veulent de l'art sans convention préalable. Ces prétendues invraisemblances ne choquaient personne; mais ce qui choque horriblement, c'est, dans leurs ouvrages, ce mélange d'un vrai à outrance que les arts repoussent, avec les sentiments, les caractères ou les situations les plus fausses et les plus outrées... Pourquoi ne trouvent-ils pas qu'une gravure ou qu'un dessin ne représente rien, parce qu'il y manque la couleur?.... S'ils avaient été sculpteurs, ils auraient peint les statues et les auraient fait marcher par des ressorts, et ils se seraient crus beaucoup plus près de la vérité.

*

27 avril.—Barroilhet[339] venu: il a envie du Lion et l'Homme, justement parce que je ne peux le lui donner. Il voudrait quelque chose dans ce genre; je l'ai accompagné jusque chez lui, en allant vers midi chez J.... J'y ai fait un petit second déjeuner, et ai été ramené vers deux heures.

Revu une dernière fois le portrait de Joséphine de Prud'hon[340]. Ravissant, ravissant génie! Cette poitrine avec ses incorrections, ces bras, cette tête, cette robe parsemée de petits points d'or, tout cela est divin. La grisaille est très apparente et reparaît presque partout.

—Carrier[341] était venu ce matin; il m'a beaucoup parlé de Prud'hon. Il préférait beaucoup Gros à David.—Reçu une lettre de Grzimala[342] le soir, qui me demande la Barque.

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28 avril.—Malaise le matin.

Sorti vers une heure pour voir M. Thiers; il était sorti, ou ne recevait pas.

Vers trois heures, Grzimala et son comte polonais; ensuite M. de Geloës[343], qui venait me demander le Christ ou le Bateau. Entré dans mon atelier, il me demande le Christ au tombeau[344], et nous convenons de 2,000 francs, sans la bordure.

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29 avril.—Prêté à Vieillard la Révolution de Michelet; il m'a rendu la Mare au diable.

Hédouin et Leleux venus ce matin; ils vont en Afrique.

Mornay et Vieillard dans la journée; ils se sont encore rencontrés.

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30 avril.—J'essaye de travailler et j'éprouve toujours cette irritation intérieure; il faut de la patience.

Vers trois heures j'ai été chez Mme Delessert: je l'ai trouvée changée. Je suis parti avec elle: elle m'a déposé chez Souty[345], où j'ai été voir le tableau de Susanne, attribué à Rubens. C'est un Jordaens des plus caractérisés et un magnifique tableau.

On voit là quelques tableaux modernes, qui font une triste figure à côté du flamand. Ce qui attriste dans toutes ces malheureuses toiles, c'est l'absence absolue de caractère; on voit dans chacun celui qu'ils ont voulu se donner, mais rien ne porte un cachet; il faut en excepter l'Alée d'arbres, de Rousseau, qui est une œuvre excellente dans beaucoup de parties; le bas est parfait; le haut est d'une obscurité qui doit tenir à quelques changements; le tableau tombe par écailles.—Il y a un tableau de Cottreau[346], déplorable: la tête d'un certain sultan qui rit est l'ouvrage du plus sot des hommes, et il s'en faut bien que l'auteur soit cela. Pourquoi a-t-il choisi une profession dans laquelle son esprit lui est inutile?

Le Jordaëns est un chef-d'œuvre d'imitation, mais d'imitation large et bien entendue, comme peinture. Voici un homme qui fait bien ce qu'il est propre à faire!... Que les organisations sont diverses! Cette absence complète d'idéal choque malgré la perfection de la peinture: la tête de cette femme est d'une vulgarité de traits et d'expression qui passe toute idée. Comment ne s'est-il pas senti le besoin de rendre le côté poétique de ce sujet, autrement qu'avec les admirables oppositions de couleur qui en font le chef-d'œuvre?... La brutalité de ces vieillards, le chaste effroi de la femme honnête, ses formes délicates, qu'il semble que l'œil lui-même ne dût point voir, tout cela eût été chez Prud'hon, chez Lesueur, chez Raphaël; ici elle a l'air d'intelligence avec eux et il n'y a d'animé chez eux que l'admirable couleur de leurs têtes, de leurs mains, de leurs draperies. Cette peinture est la plus grande preuve possible de l'impossibilité de réunir d'une manière supérieure la vérité du dessin et de la couleur à la grandeur, à la poésie, au charme. J'ai d'abord été renversé par la force et la science de cette peinture, et j'ai vu qu'il m'était également impossible de peindre aussi vigoureusement et d'imaginer aussi pauvrement; j'ai besoin de la couleur, j'en ai un besoin égal, mais elle a pour moi un autre but; je me suis donc réconcilié avec moi-même, après avoir reçu d'abord l'impression d'une admirable qualité qui m'est refusée; ce rendu, cette précision sont à mille lieues de moi, ou plutôt j'en suis à mille lieues; cette peinture ne m'a pas saisi, comme beaucoup de belles peintures. Un Rubens m'eût ému davantage; mais quelle différence entre ces deux hommes! Rubens, à travers ses couleurs crues et ses grosses formes, arrive à un idéal des plus puissants. La force, la véhémence, l'éclat le dispensent de la grâce et du charme.


[329] L'article auquel Delacroix fait allusion parut dans la Presse du 1er avril 1847. Théophile Gautier s'y exprimait ainsi: «Quelle variété, quel talent toujours original et renouvelé sans cesse; comme il est bien, sans tomber dans le détail des circonstances, l'expression et le résumé de son temps! Comme toutes les passions, tous les rêves, toutes les fièvres qui ont agité ce siècle ont traversé sa tête et fait battre son cœur! Personne n'a fait de la peinture plus véritablement moderne qu'Eugène Delacroix... C'est là un artiste dans la force du mot! Il est l'égal des plus grands de ce temps-ci, et pourrait les combattre chacun dans sa spécialité.»

Théophile Gautier avait toujours été le fidèle et l'ardent défenseur du génie de Delacroix. Il l'avait soutenu alors que tous ou presque tous l'attaquaient. Peut-être le peintre ne sut-il pas assez de gré au critique de ce que celui-ci avait fait pour lui; plus tard ses relations avec Gautier se refroidiront; il lui reprochera de n'être pas assez «philosophe» dans sa critique et de faire des tableaux lui-même, à propos des tableaux dont il parle. Si nous en croyons les personnes dignes de foi qui les ont connus tous deux et les ont observés dans leurs rapports, il faudrait attribuer ce refroidissement à l'horreur que Delacroix professait pour le genre bohème et débraillé, dont Théophile Gautier avait été l'un des plus illustres champions.

[330] Francis-Alphonse Wey, littérateur français, né en 1812. Comme écrivain et comme philologue, il occupa une place importante parmi les littérateurs de cette époque.

[331] Baron Denon, (1747-1825), graveur, fut directeur général des musées impériaux et membre de l'Institut.

[332] Hippolyte Maindron, sculpteur, né en 1801, élève de David d'Angers. Il appartient au petit groupe des sculpteurs romantiques dont les représentants les plus connus sont Barye, Préault, Antonin Moyne.

[333] Alfred Arago, artiste peintre, second fils de François Arago, né en 1816. Il devint inspecteur général des Beaux-Arts.

[334] Léonore, opéra en trois actes, de Beethoven, qui, réduit en deux actes, prit le titre définitif de Fidelio.

[335] Il s'agit ici sans doute de cette Mme Alberte de Rubempré, qui fut une des femmes les plus brillantes des salons de la Restauration, que Stendhal désigne sous le nom de Mme Azur dans ses Souvenirs d'égotisme, qu'il aima, dit-il, «d'un amour frénétique», et au sujet de laquelle il écrivait, ce qui n'était pas un médiocre éloge sous sa plume: «C'est une des Françaises les moins poupées que j'aie rencontrées.» (Stendhal, Souvenirs d'égotisme, p. 14, 15.)

[336] Voir Catalogue Robaut, n° 1353.

[337] Voir Catalogue Robaut, n°s 880 et 881.

[338] Le livre des Emblèmes (Symbolicæ questiones, Bononiæ, 1555), par Achille Bocchi, littérateur italien, né en 1488, mort en 1562, à Bologne.

[339] Barroilhet, le célèbre chanteur, qui remporta tant de succès sur les scènes italiennes et à l'Opéra, était un amateur de tableaux modernes; on l'a vu réunir et vendre à plusieurs reprises des collections importantes. Delacroix a peint une étude d'après cet artiste en costume turc, tout en rouge et en pied. (Voir Catalogue Robaut, n° 173.)

[340] Portrait de Joséphine assise sur le gazon du parterre de la Malmaison.

[341] Carrier, peintre miniaturiste (1800-1875), l'un des exécuteurs testamentaires de Delacroix.

[342] Le comte Grzimala était un amateur distingué, très épris du talent de Delacroix. Il se rendit acquéreur de plusieurs de ses œuvres.

[343] Le comte de Geloës se rendit en effet acquéreur du beau tableau Le Christ au tombeau, qui porte la date de 1848.

[344] Voir Catalogue Robaut, n° 1034.

[345] Souty, marchand de couleurs, de toiles et de cadres.

[346] Cottreau ou Cottereau, favori de la petite cour d'Arenenberg, était un peintre de second ordre; mais le prince président le nomma inspecteur général des Beaux-Arts, poste qu'il remplit jusqu'à sa mort. Il eut pour successeur Alfred Arago.


1er mai.—Été chez J... vers midi; nous avons été promener au bois de Boulogne, après avoir passé une matinée charmante.

*

2 mai.—Je ne me sens pas encore en train de travailler.

—Martin[347], ancien élève, sot parfait, revient d'Italie, tout bouffi de ce qu'il a vu, et encore plus sot à raison de cela.

—Journée insipide sans travail, et nullité complète.

—Après dîner, chez Pierret par le temps le plus froid; revenu assez tard et à pied, ce en quoi j'ai eu tort, car je me suis fatigué.

—Planet était venu le matin; je lui ai promis une étude pour la mansarde qu'il fait maintenant.

—Mme Marliani venue dans la journée; elle est toujours au même point avec son mari. Elle me parle de Glésinger comme d'un prétendant pour Solange[348]; cette idée ne m'était pas venue.

*

3 mai.—Resté au lit jusqu'à onze heures. Grenier est venu pour m'acheter le Naufrage: c'est trop tard. Il voulait l'emporter dans sa retraite, à la campagne, pour en jouir.

Dufays ensuite; j'ai tort de dire si librement mon avis avec des gens qui ne sont pas mes amis.

Le docteur Laugier[349] ensuite. Je lui ai parlé varicocèle; il est d'avis d'un bandage particulier. Je vois que tous mes petits maux sont, suivant lui, objets inhérents à ma constitution, et avec lesquels il faut vivre.

Femme nue et debout: la Mort s'apprête à la saisir.

Femme qui se peigne[350]; la Mort apprête son râteau.

Adam et Ève: les Maux et la Mort en perspective, au moment où ils vont manger le fruit, ou plutôt groupés sur les branches fatales et sur le point de fondre sur l'humanité.

—Chez Jacquet[351]: le petit Faune, un pied environ. La Vénus grecque, trois pieds. Bas-relief: Combat d'Hercule et d'Apollon. Minerve au serpent, bas-relief.

—Sorti dans la journée; passé voir un dessin de Lacroix[352] chez Aubry[353]. Revenu chez moi par le boulevard.

—Le soir, sorti pour aller chez Leblond; il sortait. Fatigué de ces deux courses.

*

4 mai.—Malaise dans le milieu de la journée, qui ressemble à de la fièvre. Je crois qu'elle revient un peu à l'heure qu'elle venait dans le commencement. Je me suis endormi vers deux ou trois heures, et l'état fiévreux était complètement passé.

Aubry était venu le matin. Ce que j'ai vu hier chez lui est fort triste pour l'avenir de notre école. Le Boucher et le Vanloo sont les grands hommes sur lesquels elle a les yeux, pour suivre leurs traces; mais il y avait chez ces hommes un véritable savoir mêlé à leur mauvais goût. Une niaise adresse de la main est le but suprême.

—Il est venu me chercher à cinq heures et demie, et j'y ai dîné: bonne et douce soirée.

—Je vois dans la presse l'annonce du mariage de Solange; cette précipitation est incroyable!

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5 mai.—Resté au lit jusqu'à dix heures et demie. Villot m'a trouvé au lit; j'ai eu du plaisir à le voir.

Nous avons parlé des horribles ennuis de la vie. Chacun fait bonne contenance, mais chacun est dévoré... Il rencontre l'autre jour Colet, qui se montre joyeux de le voir et de causer avec lui, mais il le quitte bientôt et lui dit avec accablement: «Je rentre chez moi... Et pourquoi, et comment cela se peut-il autrement?»

De là nous passons à la nécessité de s'occuper pour échapper passagèrement au sentiment de nos maux. Il a remarqué que les vieillards n'éprouvent pas autant ce besoin. Il me cite M. Barbier, père de sa femme, et M. Robelleau. Ces deux hommes lisent très peu. Ils vivent avec leurs souvenirs, et l'ennui ne les gagne pas. Il me rappelle que Bataille[354], qui était désœuvré comme eux, en apparence, ne se plaignait jamais du poids du temps.

—Le soir, entré à Notre-Dame de Lorette. Entendu de la musique.

Ensuite chez Leblond; Garcia y était. Il m'a chanté un superbe air de Cimarosa, du Sacrifice d'Abraham. Mme Leblond m'a chanté quelque chose et m'a fait plaisir.

Je n'ai dans la tête qu'accords de Cimarosa. Quel génie varié, souple et élégant! Décidément, il est plus dramatique que Mozart.

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6 mai.—Chez Villot vers une heure et resté à son atelier jusqu'à cinq heures et demie.

Vu de l'anatomie; il y a à faire avec ses fragments de Chaudet[355] et son ouvrage gravé de l'anatomie de Gamelin[356], peintre de Toulouse en 1779. J'ai même ébauché un Père du désert couché, auquel un corbeau apporte du pain.

J'ai trouvé du plaisir dans ces heures passées avec lui. Peu ou prou d'amitié est une bonne chose.

—Sujets: La Mort planant sur un champ de bataille: des squelettes.

La Mort dans sa caverne, qui entend la trompette du jugement dernier.

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7 mai.—Reçu une lettre de Mme Sand... La pauvre amie m'écrit la lettre la plus aimable, et son cœur a du chagrin.

—J'ai été voir la figure de Clésinger. Hélas! je crois que Planche a raison: c'est du daguerréotype en sculpture, sauf une exécution vraiment très habile du marbre. Ce qui le prouve, c'est la faiblesse de ses autres morceaux: nulle proportion, etc. Le défaut d'intelligence comme lignes, dans sa figure; on ne la voit entière de nulle part.

—J'ai vu le Salon très agréablement, sans rencontrer qui que ce soit. Le tableau de Couture m'a fait plaisir[357]; c'est un homme très complet dans son genre. Ce qui lui manque, je crois qu'il ne l'acquerra jamais; en revanche, il est bien maître de ce qu'il sait. Son portrait de femme m'a plu.

J'ai vu mes tableaux sans trop de déplaisir, surtout les Musiciens juifs et le Bateau.[358] Le Christ[359] ne m'a pas trop déplu.

Resté le soir, fatigué, mais point souffrant du tout.

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8 mai.—Dîné chez Mme de Forget.—Repris le Christ au tombeau dans la journée.

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9 mai.—Chez Mme Marliani le soir. Elle m'apprend la maladie de Chopin. Le pauvre enfant est malade depuis huit jours, et très gravement. Il va un peu mieux à présent.

D'Arpentigny a recommencé ses antiennes sur Clésinger. Nous sommes revenus côte à côte une partie du chemin.

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10 mai.—Été le matin chez Chopin, sans être reçu.

Travaillé dans la soirée au Christ et à la figure du devant.

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11 mai.—Lessore[360] venu le matin.—Chez Chopin vers onze heures.

Retrouvé chez moi R... avec ses portefeuilles que j'ai vus avec plaisir, mais avec encore plus de fatigue. Mornay y assistait aussi. Il me demande de lui faire un petit tableau au sujet de la scène qui suit la bataille de Coutras: Henri IV dans sa maison, etc.

—Dîné avec J... Elle m'a conduit vers neuf heures chez Chopin; j'y suis resté jusqu'à minuit passé; Mlle de R... y était, et son ami Herbaut.

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12 mai.—Vu M. Boileux[361], de Blois. Est venu me demander avec empressement mes Juifs du Salon pour un amateur de son pays; c'est un peu tard.

J'avais mille choses à faire avant mon départ pour Champrosay: le mauvais temps, la paresse me font remettre.

Vers trois heures, je réponds à Mme Sand, hélas! Lu les Mousquetaires jusqu'à cette heure-là; fort amusé.

M. L. Ménard[362]: l'avertir de la terminaison des peintures à la Chambre des députés.

Champrosay, lundi 22 mai.—Le matin, assis dans la forêt.—Je pensais à ces charmantes allégories du Moyen Age et de la Renaissance, ces cités de Dieu, ces élysées lumineux, peuplés de figures gracieuses, etc... N'est-ce pas la tendance d'époques dans lesquelles les croyances aux puissances supérieures ont conservé toute leur force? L'âme s'élançait sans cesse des trivialités ou des misères de la vie réelle dans des demeures imaginaires que l'on embellissait de tout ce qui manquait autour de soi.

C'est aussi celles d'époques malheureuses où des puissances redoutables pèsent sur les hommes et compriment les élans de l'imagination. La nature, qui n'a pas été vaincue par le génie de l'homme à ces époques, augmentant les besoins matériels, fait trouver la vie plus dure et fait rêver avec plus d'énergie à un bien-être inconnu. De notre temps, au contraire, les jouissances sont plus communes, l'habitation meilleure, les distances plus facilement franchies. Le désir poétisait donc alors comme toujours l'existence des malheureux mortels, condamnés à dédaigner ce qu'ils possèdent.

Les actes n'étaient occupés qu'à élever l'âme au-dessus de la matière. De nos jours c'est tout le contraire. On ne cherche plus à nous amuser qu'avec le spectacle de nos misères dont nous devrions être avides de détourner les yeux. Le protestantisme d'abord a disposé à ce changement. Il a dépeuplé le ciel et les églises. Les peuples d'un génie positif l'ont embrassé avec ardeur. Le bonheur matériel est donc le seul pour les modernes. La révolution a achevé de nous fixer à la glèbe de l'intérêt et de la jouissance physique. Elle a aboli toute espèce de croyance: au lieu de cet appui naturel que cherche une créature aussi faible que l'homme dans une force surnaturelle, elle lui a présenté des mots abstraits: la raison, la justice, l'égalité, le droit. Une association de brigands se régit aussi bien par ces mots-là que peut le faire une société moralement organisée. Ils n'ont rien de commun avec la bonté, la tendresse, la charité, le dévouement. Les bandits observent les uns avec les autres une justice, une raison qui les fait se préférer avant tout, une certaine égalité dans le partage de leurs rapines qui leur semble justice exercée sur des riches insolents ou sur des heureux qui leur semblent l'être à leurs dépens. Il n'est pas besoin d'y regarder de bien près pour voir que la société actuelle se gouverne à peu près d'après les mêmes principes et en en faisant la même interprétation.

Je ne sais si le monde a vu encore un pareil spectacle, celui de l'égoïsme remplaçant toutes les vertus qui étaient regardées comme la sauvegarde des sociétés.

—Revenu de Champrosay, le soir, où j'étais de puis le jeudi 13.

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23 mai.—Chez J... le matin. Temps affreux de chaleur. Le soir, resté chez moi tout abattu.

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25 mai.—Repris le Christ.

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26 mai.—Travaillé avec ardeur, quoique peu de moments.—Femmes d'Alger.—Composé un Intérieur d'Oran avec figures.—La Femme gui se lave les pieds, paysage de Tanger.

—Chez Pierret le soir. Parlé du départ de son fils.

—Villot venu le matin: je l'ai trouvé changé.

—Reçu de M. Labello, pour le comte Tyszkiewiez, 500 francs pour le Canot naufragé.[363]

—Chopin venu dans la journée; il repart vendredi pour Ville-d'Avray.

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27 mai.—Travaillé avec plaisir aux Femmes et Alger: la femme du devant.

—Dîné chez Chabrier avec M. Poinsot, Rayer, David, Vieillard.

Bonne journée, soirée charmante: conversation toujours intéressante. Le génie, l'esprit, la finesse, la simplicité, la raison, le sens, tout ce qui est si rare. Il adore Voltaire, c'est tout simple; je lui ai trouvé des idées justes sur tout.


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