Journal de Eugène Delacroix, Tome 2 (de 3): 1850-1854
The Project Gutenberg eBook of Journal de Eugène Delacroix, Tome 2 (de 3)
Title: Journal de Eugène Delacroix, Tome 2 (de 3)
Author: Eugène Delacroix
Editor: Paul Flat
René Piot
Release date: March 25, 2017 [eBook #54421]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe at
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JOURNAL
DE
EUGÈNE DELACROIX
TOME DEUXIÈME
1850-1854
Notes et Éclaircissements par MM. Paul Flat et René Piot
Portraits et fac-simile
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
Rue Garancière, 10
1893
Eugène Delacroix
D'après un portrait de lui-même en 1829
Musée du Louvre
JOURNAL
de
EUGÈNE DELACROIX
1850
Bruxelles, samedi 6 juillet.—Parti pour Bruxelles avec Jenny, à huit heures, et nous étions arrivés à cinq heures moins un quart. Cela tente vraiment pour voyager.
Mauvaise installation dans l'auberge, qui me donne de l'humeur.
Promenade, le soir, au Parc qui me paraît d'une tristesse extrême.
Je remarque en une foule de choses le manque de goût de ce pays-ci, et quand on compare, j'ose le dire, tous les pays avec la France, on éprouve le même sentiment. Il y a dans ce parc, entre autres ornements, des figures terminées par des gaines qui entourent le bassin. C'était dans les intervalles qu'il les fallait! La manière inégale avec laquelle les arbres s'élancent, les rend gauches et de travers. Elles sont là comme par hasard. On voit là des statues dont les piédestaux ont un pied de hauteur; on peut converser avec ces héros et ces demi-dieux, et les statues sont ordinairement plus grandes que nature; elles sont disproportionnées, l'agrandissement, dans ce cas, n'étant calculé qu'à cause de la distance présumée où le piédestal doit placer la figure.
*
Bruxelles, dimanche 7 juillet.—Le matin à Sainte-Gudule.
Magnifiques vitraux du seizième siècle. Charles V à genoux sous une espèce de portique qui laisse voir le ciel dans le fond; sa femme derrière lui; lignes comme celles de la Vierge, etc., du plus beau style italien. La composition occupe toute la hauteur de la fenêtre qui est une des deux de la croix de l'église. Celle d'en face, même composition, plus remarquable encore par le style; c'est aussi une figure d'empereur. Les arabesques, les figures qui s'y trouvent mêlées sont incomparables. Il y a encore trois ou quatre fenêtres du même style dans les fenêtres qui entourent le chœur; dans l'une d'elles François Ier à genoux, ainsi que l'empereur et sa femme derrière lui. Ils ont tous, rois ou empereurs, la couronne en tête; leur armure dorée pour la plupart avec le tabar armorié jusqu'au-dessus du genou; ainsi les fleurs de lis sont azur, etc., le manteau royal aussi. Celui de François Ier est bleu et fleurdelisé; celui de l'empereur est, je crois, de brocart.
Dans la partie du chœur qui fait face, qui est la chapelle de la Vierge, les fenêtres sont du siècle suivant. C'est le style de Rubens châtié[1]. L'exécution est très belle; on a cherché à colorer comme dans les tableaux, mais cette tentative, quoique aussi habile que possible, est un argument en faveur des vitraux des siècles précédents, et notamment de ceux dont j'ai parlé plus haut[2]. Le parti pris, la convention pour simplifier sont absolument nécessaires.
Il y a au fond du chœur des vitraux, d'après les dessins de Navez[3], qui entrent dans les inconvénients de ce genre bâtard. Il en résulte dans ces derniers, qui sont l'ouvrage de mauvais artistes venus dans de mauvais temps, qu'en voulant éviter ce qu'ils regardent comme des effets fâcheux, en plaçant les plombs à la manière des artistes anciens, ils les placent de manière à donner des idées toutes contraires à celles qu'ils veulent exprimer, ou à faire des effets ridicules. Leurs draperies et certaines parties qu'ils regardent comme moins importantes ont l'air d'être entourées à dessein de bordures noires, parce que leurs têtes, par exemple, se détachant sur des ciels, sans être contournées par des plombs, affectent de se rapprocher de l'effet des tableaux. Cet effet est complètement boiteux et manqué. Ils cherchent ainsi à colorer les chairs outre mesure. A quoi tient ce goût de certaines époques, et à quoi encore cette sottise de certaines autres, qui les rend impropres à reproduire même ce qui a été déjà bien fait!
—Beau sujet: David jouant de la harpe pour calmer les humeurs noires de Saül. Il y a un petit tableau de Lucas de Leyde[4]. Voici ce qu'on lit dans le catalogue: Saül, courbé par l'âge et par l'adversité, est assis dans une stalle sous un dais de pourpre. Il soulève une pique. David, qui se tient debout en face du roi, joue de la harpe. Diverses figures groupées convenablement pour le sujet.
Pendant que je regardais les vitraux de la chapelle de la Vierge, j'ai entendu, au milieu de la musique très bonne qu'on exécutait, le psaume favori de Chopin, de Juda vainqueur: voix d'enfants, accompagnement d'orgue, etc. J'ai été un instant dans le ravissement. C'est un argument à donner contre le rajeunissement outré du chant grégorien ou plutôt contre l'anathème prononcé si sottement contre les efforts de la musique chez les modernes, pour parler aux imaginations à l'église.
—Au Musée, dans la journée, et assez tard pour ne pas voir assez longtemps. Rubens est là magnifique[5]; la Montée au Calvaire[6], le Jésus qui veut foudroyer le monde, enfin tous, à des degrés différents, m'ont donné une sensation supérieure à ceux d'Anvers. Je crois que cela tient à leur réunion dans un seul local et tous rapprochés les uns des autres.
—Le soir à un petit théâtre: L'homme gris et le sous-préfet. J'ai beaucoup ri.
*
Anvers, lundi 8 juillet.—Parti pour Anvers à huit heures.
—Le Musée très mal arrangé. L'ancien faisait plus d'effet[7]. Les Rubens disséminés perdent beaucoup. Je ne leur ai toutefois jamais trouvé à ce degré cette supériorité qui écrase tout le reste. Le Saint François, que je n'estimais pas autant, a été mon favori cette fois, et j'ai beaucoup goûté aussi le Christ sur les genoux du Père éternel, qui doit être du même temps. Je lis dans le catalogue que le Saint François a été peint quand Rubens avait quarante ou quarante-deux ans.
—Il y a des primitifs très remarquables au fond. En sortant, le Jésus flagellé, le Saint Paul..., chef-d'œuvre de génie s'il en fut. Il est un peu déparé par le grand bourreau qui est à gauche. Il faut vraiment un degré de sublime incroyable pour que cette ridicule figure ne gâte pas tout. À gauche, au contraire, et à peine visible, un nègre ou mulâtre qui fait partie des bourreaux, et qui est digne du reste. Ce dos en face, cette tête qui exprime si bien la fièvre de la douleur, le bras qu'on voit, tout cela est d'une inexprimable beauté.
—Je n'ai pas vu Saint-Jacques: je voulais revenir de bonne heure, et on ne se pressait pas d'ouvrir.
—J'avais été auparavant à Saint-Augustin. Grand tableau de Rubens à l'autel, et fait pour la place.—Mariage mystique de sainte Catherine; superbe composition, dont j'ai la gravure; mais l'effet est nul, à cause de la dégradation, de la moisissure et de l'absence complète de vernis.—Le Christ sortant du tombeau, de la cathédrale, est tout à fait invisible, à cause de la moisissure.
*
Bruxelles, mardi 9 juillet.—Revenu à Bruxelles. Je devais partir aujourd'hui; je me suis donné encore ce jour.
J'ai fait une longue séance au Musée, où j'ai grelotté tout le temps, malgré la saison.
Le Calvaire et le Saint Liévin sont le comble de la maestria de Rubens.
L'Adoration des mages, que je trouve supérieure à celle d'Anvers, a de la sécheresse quand on la compare à ces deux autres; on n'y voit point de sacrifices; c'est au contraire l'art des négligences à propos, qui élève si haut les deux favoris dont j'ai parlé. Les pieds et la main du Christ à peine indiqués.
Il faut y joindre le Christ vengeur. La furie du pinceau et la verve ne peuvent aller plus loin.
L'Assomption[8] un peu sèche: la Gloire me paraît manquée; je ne puis croire qu'il n'y ait eu des accidents.
Il y a une belle Vierge couronnée, à droite en entrant. Vigueur d'effet, point autant de laisser aller que dans les beaux. Les nuages sont poussés jusqu'au noir. Ce diable d'homme ne se refuse rien. Le parti pris de faire briller la chair avant tout le force à des exagérations de vigueur.
—Chez le duc d'Arenberg, vers deux heures. Beau Rembrandt.
Tobie guéri par son fils. Esquisse de Rubens très grossièrement dessinée au pinceau, quelques figures ayant de la couleur, allégorie dans le genre de celle du Musée.
Lion de Van Thulden[9] sur son fond frotté d'une espèce de grisaille.
—Rubens indique souvent des rehauts avec du blanc; il commence ordinairement à colorer par une demi-teinte locale très peu empâtée. C'est là-dessus, à ce que je pense, qu'il place les clairs et les parties sombres. J'ai bien remarqué cette touche dans le Calvaire. Les chairs des deux larrons très différentes, sans efforts apparents. Il est évident qu'il modèle ou tourne la figure dans ce ton local d'ombre et de lumière, avant de mettre ses vigueurs. Je pense que ses tableaux légers comme celui-ci, et un Saint Benoît, qui lui ressemble, ont dû être faits ainsi. Dans la manière plus sèche, chaque morceau a été peint plus isolément.
Se rappeler les mains de la Sainte Véronique, le linge tout à fait gris; celles de la Vierge à côté, d'une sublime négligence; les deux larrons sublimes de tout point... La pâleur et l'air effaré du vieux coquin qui est par devant.
Dans le Saint François cachant le monde avec sa robe, simplicité extraordinaire d'exécution. Le gris de l'ébauche paraît partout. Un très léger ton local sur les chairs et quelques touches un peu plus empâtées pour les clairs.
Se rappeler souvent l'étude commencée, de Femme au lit, il y a un mois environ; le modelé déjà arrêté dans le ton local, sans rehauts d'ombres et de clairs; j'avais trouvé cela, il y a bien longtemps, dans une étude couchée[10]. L'instinct m'avait guidé de bonne heure.
*
Mercredi 10 juillet.—Quitté Bruxelles. Pays charmant entre Liège et Verviers. Passé à Aix-la-Chapelle, sans pouvoir y entrer. Qu'il y a de temps que j'y suis venu avec ma bonne mère, ma bonne sœur et mon pauvre Charles!... Nous étions enfants tous les deux... J'ai aperçu assez longtemps le Louisberg où nous allions enlever des cerfs-volants avec Leroux, le cuisinier de ma mère. Où sont-ils tous?
Un peu avant, nous avions pris les voitures prussiennes, beaucoup plus étroites et incommodes que celles des Belges. Route insipide jusqu'à Cologne.
Arrivés par une pluie continue. Logé à l'hôtel de Hollande, sur le Rhin, d'où on a une très belle vue,... à ce que j'ai conjecturé, à cause du brouillard et du mauvais temps. Sensation triste de ces uniformes étrangers et de ce jargon.
Le vin du Rhin, à dîner, m'a fait trouver la situation tolérable; malheureusement, j'avais le plus mauvais lit possible, quoique le logis fût un des plus considérés.
*
Jeudi 11 juillet.—Le matin, départ à cinq heures et demie en bateau par la pluie. Ennuis excessifs pour l'embarquement, le bagage, etc. La veille, à l'arrivée à Cologne, attente éternelle pour la visite de la douane.
Le voyage a été assez agréable, à partir de Bonn; les deux rives, surtout la rive droite, présentent de beaux aspects de montagnes, qui sont un peu gâtées par la culture. Vu, en passant, les Sept montagnes, célèbres dans les légendes allemandes.
Arrivés à Coblentz vers une heure, et départ pour Ems, où les ennuis du logement m'ont occupé jusqu'à cinq ou six heures. Casé provisoirement avec Jenny, dans une espèce de grenier, et le lendemain provisoirement encore, mais tolérablement.
Ce lendemain, après la visite du médecin, qui m'a plu assez, et qui ne m'appelle que M. Sainte-Croix, pris d'une petite migraine qui a été en empirant jusqu'au soir. Je n'ai rien mangé du tout et me suis guéri de la sorte.
*
Ems, samedi 13 juillet.—Pris mon premier verre d'eau.
Ouverture de la Flûte enchantée, en plein air, exécutée par un petit orchestre, qui se tient là pour amuser les buveurs d'eau.
L'après-midi, petite promenade vers la hauteur, en passant le pont, et vu le cimetière et l'église. Tout cela est charmant, et pourtant je vis dans l'insipidité[11]. Est-ce que tout cela n'est point fait pour faire éprouver quelque sentiment de plaisir, ou bien est-ce que je commence à être moins susceptible? Je ne sais comment je vais remplir mon temps. Je n'ai pas de gravures, et n'ai de livres que l'Homme de cour et les Extraits de Voltaire.... Je trouverai peut-être à en louer.
*
Dimanche 14.—Aujourd'hui dimanche, je peux dire que je suis rentré en possession de mon esprit. Aussi est-ce le premier jour où j'ai trouvé de l'intérêt à tout ce qui m'environne.
Ce lieu est vraiment charmant. J'ai été l'après midi, et dans une bonne disposition, me promener de l'autre côté de l'eau[12]. Là, assis sur un banc, je me suis mis à jeter sur mon calepin des réflexions analogues à celles que je trace ici. Je me suis dit et je ne puis assez me le redire pour mon repos et pour mon bonheur,—l'un et l'autre sont une même chose,—que je ne puis et ne dois vivre que par l'esprit; la nourriture qu'il demande est plus nécessaire à ma vie que celle qu'il faut à mon corps. Pourquoi ai-je tant vécu ce fameux jour? (J'écris ceci deux jours après.) C'est que j'ai eu beaucoup d'idées qui sont dans ce moment à cent lieues de moi.
Le secret de n'avoir pas d'ennuis, pour moi du moins, c'est d'avoir des idées. Je ne puis donc trop rechercher les moyens d'en faire naître. Les bons livres ont cet effet, et surtout certains livres parmi ceux-ci. La première condition est bien la santé; mais même dans un état languissant, certains livres peuvent rouvrir la porte par où s'épanche l'imagination.
*
Jeudi 18 juillet.—«Dans la peinture et surtout dans le portrait, dit Mme Cavé dans son traité, c'est l'esprit qui parle à l'esprit, et non la science qui parle à la science.» Cette observation, plus profonde qu'elle ne l'a peut-être cru elle-même, est le procès fait à la pédanterie de l'exécution. Je me suis dit cent fois que la peinture, c'est-à-dire la peinture matérielle, n'était que le prétexte, que le pont entre l'esprit du peintre et celui du spectateur. La froide exactitude n'est pas l'art; l'ingénieux artifice, quand il plaît ou qu'il exprime, est l'art tout entier. La prétendue conscience de la plupart des peintres n'est que la perfection apportée à l'art d'ennuyer. Ces gens-là, s'ils le pouvaient, travailleraient avec le même scrupule l'envers de leurs tableaux... Il serait curieux de faire un traité de toutes les faussetés qui peuvent composer le vrai.
*
Dimanche 21 juillet.—Fait une promenade très longue, en prenant par la ruelle qui est en face du pont. Monté au plus haut de la montagne et revenu par une autre route. J'ai trouvé tout à coup un petit sentier charmant rempli de thyms et de genévriers, et je me suis trouvé, à cette hauteur, au milieu des champs cultivés, des blés mûrs, et des prairies un peu en pente, à la vérité. Après avoir gravi de l'autre côté parmi les rochers, on trouve ici un tout autre aspect... Cette course a été au moins de trois heures.
—Dans la journée, je me suis mis sérieusement à l'article de Mme Cavé[13].
—J'ai résolu, ce qui m'a réussi, de boire l'eau avant le dîner. Après le dernier verre, vers cinq heures, je suis retourné dans ces charmantes prairies, qui longent la Lahn, en passant le pont et en prenant à gauche. J'étais tout rempli d'idées que le travail de la journée me faisait naître. Tout me semblait facile. J'aurais fait, je crois, l'article d'une haleine, si j'avais eu la force d'écrire pendant le temps nécessaire.
J'écris ceci le lendemain, c'est-à-dire le lundi, et ce beau feu s'est refroidi. Il faudrait, comme lord Byron, pouvoir retrouver l'inspiration à commandement. J'ai peut-être tort de l'envier en ceci, puisque dans la peinture j'ai la même faculté; mais soit que la littérature ne soit pas mon élément ou que je ne l'aie pas encore fait tel, quand je regarde ce papier rempli de petites taches noires, mon esprit ne s'enflamme pas aussi vite qu'à la vue de mon tableau ou seulement de ma palette. Ma palette fraîchement arrangée et brillante du contraste des couleurs suffit pour allumer mon enthousiasme.
Au reste, je suis persuadé que si j'écrivais plus souvent, j'arriverais à jouir de la même faculté en prenant la plume. Un peu d'insistance est nécessaire, et une fois la machine lancée, j'éprouve en écrivant autant de facilité qu'en peignant; et, chose singulière, j'ai moins besoin de revenir sur ce que j'ai fait. S'il ne s'agissait que de coudre des pensées à d'autres pensées, je me trouverais plus vite armé et sur le terrain dans l'attitude convenable; mais la suite à observer, le plan à respecter, et ne pas embrouiller le milieu de ses phrases, voilà ce qui fait la grande difficulté et qui entrave le jet de l'esprit. Vous voyez votre tableau d'un coup d'œil; dans votre manuscrit, vous ne voyez pas même la page entière, c'est-à-dire, vous ne pouvez pas l'embrasser tout entière par l'esprit; il faut une force singulière pour pouvoir en même temps embrasser l'ensemble de l'ouvrage et le conduire avec l'abondance ou la sobriété nécessaires, à travers les développements qui n'arrivent que successivement. Lord Byron dit que quand il écrit, il ne sait pas ce qui va venir après, et qu'il ne s'en inquiète guère... Sa poésie est en général dans le genre que j'appellerai admiratif; il tient plus de l'ode que de la narration, il peut donc s'abandonner à son caprice... La tâche de l'histoire me semble la plus difficile; il lui faut une attention soutenue sur mille objets à la fois, et à travers les citations, les énumérations précises, les faits qui ne tiennent qu'une place relative, il lui faut conserver cette chaleur qui anime le récit et en fait autre chose qu'un extrait de gazette.
L'expérience est indispensable pour apprendre tout ce qu'on peut faire avec son instrument, mais surtout pour éviter ce qui ne doit pas être tenté; l'homme sans maturité se jette dans des tentatives insensées; en voulant faire rendre à l'art plus qu'il ne doit et ne peut, il n'arrive pas même à un certain degré de supériorité dans les limites du possible. Il ne faut pas oublier que le langage (et j'appliquerai au langage dans tous les arts) est imparfait. Le grand écrivain supplée à cette imperfection par le tour particulier qu'il donne à la langue. L'expérience seule peut donner, même au plus grand talent, cette confiance d'avoir fait tout ce qui pouvait être fait. Il n'y a que les fous et les impuissants qui se tourmentent pour l'impossible. Et pourtant il faut être très hardi!... Sans hardiesse, et une hardiesse extrême, il n'y a pas de beautés. Jenny me disait, quand je lui lisais ce passage de lord Byron, où il vante le genièvre comme son Hippocrène, que c'était à cause de la hardiesse qu'il y puisait... Je crois que l'observation est juste, tout humiliante qu'elle est pour un grand nombre de beaux esprits, qui ont trouvé dans la bouteille cet adjuventum du talent qui les a fait atteindre la crête escarpée de l'art. Il faut donc être hors de soi, amens, pour être tout ce qu'on peut être! Heureux qui, comme Voltaire et autres grands hommes, peut se trouver dans cet état inspiré, en buvant de l'eau et en se tenant au régime!
*
24 juillet.—Le jour de fête du duc de Nassau.
La musique du régiment prussien a joué plusieurs morceaux, un entre autres admirablement: c'était un pot pourri d'airs de Freyschütz.
[1] C'est l'expression même que Gros avait appliquée au talent de Delacroix, en 1822, à propos du Dante et Virgile. Le rapprochement nous a paru curieux à noter.
[2] Les plus beaux de ces vitraux ont été faits d'après les cartons de trois artistes flamands: Frans Floris, Van Orley et Van Thulden.
[3] François-Joseph Navez, peintre belge né en 1787, mort en 1869. Élève de David, il conquit en Belgique une grande réputation et devint successivement directeur de l'Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, premier professeur de peinture à cette Académie, membre de l'Académie royale de Belgique et correspondant de l'Institut de France.
[4] Lucas de Leyde, peintre et graveur hollandais (1494-1533).
[5] Rappelons que Fromentin, comparant les deux Musées de Bruxelles et d'Anvers, écrivait à ce propos, en jugeant l'œuvre de Rubens: «Si j'écrivais l'histoire de Rubens, ce n'est point ici (à Bruxelles) que j'en écrirais le premier chapitre: j'irais saisir Rubens à ses origines, dans ses tableaux antérieurs à 1609; ou bien je choisirais une heure décisive, et c'est d'Anvers que j'examinerais cette carrière si directe, où l'on aperçoit à peine les ondulations d'un esprit qui se développe en largeur, agrandit ses voies, jamais les incertitudes et les démentis d'un esprit qui se cherche.» (Les Maîtres d'autrefois, p. 39.) Et plus loin il ajoute: «Admire-t-on toujours? Pas toujours. Reste-t-on froid? Presque jamais.»
[6] Delacroix a traité plusieurs fois le même sujet (voir Catalogue Robaut, nos 1377-1379), et chaque fois sa composition rappelle beaucoup celle du maître flamand, dont il fit une peinture. (Voir même Catalogue, n° 1941.)
[7] Depuis quelques années, le Musée a été encore transporté dans un nouvel édifice spacieux et bien aménagé.
[8] «Bien des années, écrit Fromentin, séparent l'Assomption de la Vierge des deux toiles dramatiques de Saint Liévin et du Christ montant au Calvaire.» Il parle de «la main puissante, effrénée ou raffinée qui peignait à la même heure le Martyre de saint Liévin, les Mages du Musée d'Anvers, ou le Saint Georges de l'église Saint-Jacques». (FROMENTIN, les Maîtres d'autrefois, p. 40, 41.)
[9] Théodore Van Thulden, peintre et graveur flamand (1607-1676).
[10] Voir Catalogue Robaut, nos 106 et 140.
[11] Delacroix écrit à Soulier: «Mes mauvais moments ont été dans les promenades à l'usage des promeneurs, parce que j'y rencontrais des faces fardées, habillées, bourgeoises ou aristocratiques, tous mannequins.» (Correspondance, t. II, p. 52.)
[12] «...À peine dans les champs, au milieu des paysans, des bœufs, de quelque chose de naturel enfin, je rentrais dans la possession de moi-même, je jouissais de la vie.» (Correspondance, t. II, p. 52.)
[13] Cet article sur l'enseignement du dessin parut dans la Revue des Deux Mondes, du 15 septembre 1850. Delacroix l'avait écrit à propos du livre de Mme Élisabeth Cavé: Le dessin sans maître.
Vendredi 2 août.—Promenade dans le bois de sapins. Dessiné le clocher de l'église.
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Samedi 3 août.—Promenade par le chemin qui passe devant la petite église catholique.
Remonté assez loin, entre les deux montagnes; parvenu à une entrée de bois fort intéressante: un ravin très profond, dans lequel doit couler en hiver un torrent étroit bordé de grands hêtres... Tournure diabolique à la Robin des bois.
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Dimanche 4 août.—Parti d'Ems à sept heures environ. Route charmante dans une petite voiture, qui nous laissait admirer le paysage; les bords de la Lahn sont charmants. Château de Lahneck, ruine escarpée. Déjeuné à Coblentz.
Embarqué à midi et demi. Chaleur extrême, qui a un peu gâté le voyage. Les petites cultures, les vignes continuellement disposées en étage sur toute la hauteur de ces montagnes augmentent l'uniformité et ôtent l'aspect sauvage. Les ruines paraissent très petites; cela tient à la grande largeur du Rhin. À partir de Bingen, l'aspect change; les rives sont plates, mais ne manquent pas de charme... des îlots, des saules, etc.: le soleil couchant faisait merveille.
Arrivé à Mayence de mauvaise humeur. Bien soupé à l'hôtel du Rhin et passé une bonne nuit dans des lits enfin passables.
Relevé la nuit, admiré le clair de lune sur le Rhin; spectacle vraiment magnifique: le croissant, les étoiles, etc.
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Cologne, lundi 5 août.—Le matin aussi magnifique qu'avait été la nuit: le soleil en face et éblouissant.
Parti à sept heures et demie. Fait la route très rapidement et repassé par tout ce que j'avais vu la veille, éclairé diversement. À Coblentz, de bonne heure. Depuis Coblentz, resté dans la cabine du bateau pour me reposer de la veille et éviter la chaleur.
Avant quatre heures à Cologne, que j'ai trouvée tout en fête, et pavoisée de tous les drapeaux allemands possibles... On tirait des coups de canon sur le Rhin, etc. Hôtel du Rhin, où je n'ai pas été aussi bien qu'à Mayence.
Sorti vers cinq heures, à travers la ville qui me rappelle beaucoup Aix-la-Chapelle... Très animée et très intéressante. Couru à travers la ville par une chaleur affreuse.
Vu l'église de Sainte-Marie du Capitole, que j'avais prise pour Saint-Pierre. Attendu énormément pour se faire ouvrir, dans une espèce de cloître réarrangé, mais qui a dû être beau. L'église, extérieurement, du côté du chevet, très ancienne: gothique roman, en pierres de diverses couleurs. Portique intérieur très beau sous les orgues; marbre blanc et noir. Figures et petits tableaux, dans la nef, de la vie de saint Martin et autres, composés pour la plupart avec des figures de Rubens. Tableau double d'Albert Dürer dans une petite chapelle fermée.
De là, reparti pour trouver mon Saint Pierre. Après avoir demandé inutilement, tiré d'embarras par un confrère peintre en bâtiments qui, la brosse à la main et ôtant pour ainsi dire son bonnet au nom de Rubens, que tout le monde connaît ici, même les enfants et les fruitières, m'a renseigné comme il a pu. Église assez mesquine, précédée d'un cloître rempli de petites stations, calvaire, etc. La dévotion est extrême. Moyennant mes quinze silbergroschen ou un florin ou deux francs, j'ai vu le fameux Saint Pierre, lequel a pour envers une infâme copie. Le Saint est magnifique; les autres figures qui me paraissent avoir été faites seulement pour l'accompagner, et probablement composées et trouvées après coup, sont des plus faibles, mais toujours de la verve... En somme, j'en ai eu assez d'une fois. Je me rappelle pourtant encore avec admiration les jambes, le torse, la tête; c'est du plus beau, mais la composition ne saisit pas.
Rentré exténué à travers les rues, mais dîné de bonne heure.
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Malines, mardi 6 août.—À Cologne. Je comptais partir pour Bruxelles ou Malines dans la journée. Forcé de partir à dix heures, à cause des heures de départ.
Pris le commissionnaire pour aller voir la cathédrale. Ce malheureux édifice, qui ne sera jamais terminé, est encombré, pour l'éternité par conséquent, de baraques et de planches servant aux travaux. Saint-Ouen de Rouen, auquel on a cru devoir ajouter les clochers qui lui manquaient, pouvait très bien s'en passer; mais Cologne est à un état d'ébauche singulier, la nef n'est pas même couverte. Voilà ce qu'on devrait s'appliquer à finir; le portail entraînerait des travaux gigantesques, et les quelques pauvres diables qu'on aperçoit et qu'on entend dans ces baraques picoter des morceaux de pierre n'avanceront pas en trois siècles la besogne au dixième, à supposer qu'on leur donne de l'argent.
Ce qui est fait est magnifique. On sent une impression de grandeur, qui m'a rappelé la cathédrale de Séville. Le chœur et la croix sont faits depuis longtemps. On s'est amusé à dorer et peindre en rouge les chapiteaux du chœur. Les petits pendentifs sont occupés par des figures d'anges en style soi-disant raphaélesque, de l'effet le plus mesquin.
Plus j'assiste aux efforts qu'on fait pour restaurer les églises gothiques, et surtout pour les peindre, plus je persévère dans mon goût de les trouver d'autant plus belles qu'elles sont moins peintes. On a beau me dire et me prouver qu'elles l'étaient, chose dont je suis convaincu, puisque les traces existent encore, je persiste à trouver qu'il faut les laisser comme le temps les a faites; cette nudité les pare suffisamment; l'architecture a tout son effet, tandis que nos efforts, à nous autres hommes d'un autre temps, pour enluminer ces beaux monuments, les couvrent de contresens, font tout grimacer, rendent tout faux et odieux. Les vitraux que le roi de Bavière a donnés à Cologne sont encore un échantillon malheureux de nos écoles modernes; tout cela est plein du talent des Ingres et des Flandrin. Plus cela veut ressembler au gothique, plus cela tourne au colifichet, à la petite peinture néo-chrétienne des adeptes modernes. Quelle folie et quel malheur, quand cette fureur, qui pourrait s'exercer sans nuire dans nos petites expositions, est appliquée à dégrader de beaux ouvrages comme ces églises! Celle de Cologne est remplie de monuments curieux: des archevêques, des guerriers, des retables, tableaux ou sculptures, représentant la Passion, etc.
Vu en sortant l'église des Jésuites. Voilà le contre-pied de ce que nous faisons aujourd'hui: au lieu de s'amuser à imiter des monuments d'une autre époque, on faisait ce qu'on pouvait, mêlant gothique, Renaissance, tous les styles enfin; et de tout cela des artistes vraiment artistes savaient faire des ensembles charmants. On est ébloui dans ces églises de la profusion des richesses en marbres, statues, tombeaux, tapissant les murs et s'étalant sous les pieds. Des stalles en bois se prolongent tout le long des murs; l'orgue orné, etc.
En revenant, à l'Hôtel de ville: édifice charmant, de la Renaissance; en face, une maison probablement du temps de Henri IV: très imposant style rustique.
Cette ville est des plus intéressantes, animée, gaie et, sauf les uniformes prussiens qui me font un effet désagréable, faite pour l'imagination.
En allant au chemin de fer, revu l'extérieur des tours, etc.
—Parti à dix heures; chaleur extrême et route fatigante. Corvée des douanes, avant Verviers ou à Verviers même.
Écrivassé pendant la route sur mon petit calepin.—Arrivé à Malines à six heures environ. Bon petit hôtel de Saint-Jacques et bon souper qui m'a remis. Les grands hommes qui écrivent leurs mémoires ne parlent pas assez de l'influence d'un bon souper sur la situation de leur esprit. Je tiens fort à la terre par ce côté, pourvu toutefois que la digestion ne vienne pas contre-balancer l'effet favorable de Cérès et de Bacchus. Encore serait-il vrai que, tout le temps qu'on tient table et même encore quelque temps après, le cerveau voit les choses sous un autre aspect qu'auparavant. C'est une grande question qui humilie certains hommes, qui se croient ou qui se voudraient beaucoup plus qu'hommes, que ce feu qui naît de la bouteille et vous porte plus loin que vous n'eussiez été sans cela. Il faut bien s'y résigner, puisque non seulement cela est, mais que, de plus, cela est fort agréable.
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Malines, 7 août.—Couru les églises à Malines.
Église de Saint-Jean: là, l'Adoration des rois, le Saint Jean dans ta chaudière, et le Saint Jean-Baptiste, trois chefs-d'œuvre. C'est au rang des plus beaux. Les volets sont beaux aussi. Saint Jean écrivant, l'aigle au-dessus de lui, et de l'autre le Baptême de Notre-Seigneur. J'ai été voir le sacristain pour lui demander de les dessiner.
De là, à la cathédrale de Saint-Rombaud (Rumoldus). Magnifique église. Monuments de tous côtés: statues couchées des archevêques dans le chœur; statues des douze apôtres dans la nef, adossées aux piliers. La même chose à l'église de Sainte-Marie, où est la Pêche miraculeuse. Il y a dans la cathédrale un Van Dyck, le Christ au milieu des larrons, que j'ai trouvé très faible. Très grand tableau. Les tons bistrés dans les ombres le rendent très triste.
À Sainte-Marie, la Pêche de Rubens, avec les côtés, y compris les volets dont saint Pierre debout, de face, les clefs au-dessus de lui. De l'autre, saint André vêtu de couleurs obscures et déjà presque invisible par la moisissure, ainsi que la Pêche, qui commence à se ternir. Rubens est le peintre qui a le plus à perdre avec cette dégradation. Son habitude constante de faire les chairs plus claires que le reste en fait comme des fantômes quand les fonds sont devenus obscurs. Il est obligé de les pousser au sombre pour faire ressortir les tons des chairs.
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Malines, jeudi 8 août.—Parti pour Alost, à sept heures. Rencontré Raisson[14] à la station. Cette vieille figure de camarade m'a fait plaisir. Il est un peu froid, et cela n'en vaut peut-être que mieux. Nous avons été ensemble jusqu'à Audeghen, où j'ai pris l'omnibus d'Alost. Les ennuis de ce petit voyage étaient sauvés par le sentiment de plaisir que me cause ce pays, et aussi par cette vie décousue qui a son charme.
Arrivé par la pluie, descendu chez la bonne dame de l'auberge des Trois Rois, pauvre auberge de commis marchands.
J'ai commencé par aller voir le tableau: j'ai vu tout de suite, quoi qu'on prétende qu'il a peu souffert, que son aspect lisse et jaune était l'effet de la restauration. Il y a au-dessous, sur l'autel, deux esquisses de Rubens, représentant saint Roch.
Revenu déjeuner à l'auberge et attendu l'heure de retourner. Enfin, passé deux heures seul dans l'église à faire un croquis.
J'ai été, dans ce voyage, la providence des bedeaux.
À trois heures, reparti en société de trois prêtres d'une gaieté remarquable. Ils ont l'air dans ce pays d'être tout à fait chez eux; ils ont cet air heureux et confiant qui ne se rencontre pas, chez nous, chez les gens de cette robe.
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Malines, vendredi 9 août.—Malines. Couru encore les églises dans la matinée; la Pêche m'a paru bien plus belle; le Saint Pierre et le Saint André, qui servent de volets, admirables. Le Tobie, qui est l'envers du volet de saint André, est moins remarquable que l'autre, qui est le poisson trouvé par saint Pierre. ...Quelle aisance dans ce saint Pierre debout, drapé dans son manteau! Qu'il a peu cherché pour cela! Ces pieds vigoureux, cet arrangement puissant, ce bout de filet qui pend! Quelle force et quelle facilité[15]!
Charmante Élévation en croix. Bas-relief dans les bas côtés.
Temps charmant. Couru les autres églises avec un plaisir extrême. D'abord Notre-Dame d'Answyck: église moderne et bizarre; grands bas-reliefs au-dessus des arcades portant le dôme. Portement de croix, etc. Chaire à prêcher: Adam et Ève se cachant après le péché.
Pris les remparts par le temps le plus gai, pour aller à l'église Saint-Pierre et Saint-Paul, très belle église style Louis XIV, très riche, la plus riche de là.
Enfilades de tableaux représentant des miracles de Jésuites et autres religieux, peu remarquables, mais faisant leur effet, adossés aux murs et dans l'architecture. Peintres occupés à repeindre les piliers. On repeint sans cesse ici.
La place de l'Église a fort bon air.
Revenu à Saint-Rombaud et revu le Van Dyck, qui m'a moins déplu.
Rentré fatigué. J'avais abusé un peu, dans l'intention où j'étais d'aller dessiner. Reposé une heure environ et parti avec Jenny pour l'église Saint-Jean, où j'ai dessiné deux ou trois heures. Acheté des pots d'étain.
Le soir, je suis sorti de nouveau par la porte de ville qui est au bout de notre rue. Le matin, j'avais fait cette connaissance; le soir, elle était très pittoresque.
Revenu près de l'église de Notre-Dame. Dévotion des femmes devant les stations.
Je me suis enfoncé dans les rues. Côtoyé un grand canal, et enfin, vers neuf heures, je me suis perdu vers la cathédrale, dont j'ai eu de la peine à revenir.
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Samedi 10 août.—Samedi matin, parti pour Anvers. Une certaine lâcheté me faisait hésiter; j'ai eu tout sujet de m'applaudir, comme on verra, de mon courage.
Parti à sept heures. Déjeuné au Grand Laboureur. Des Anglais, toujours et partout!
Cathédrale: le tableau d'autel.
Couru après Braekeleer[16], qui se faisait d'abord tirer l'oreille, et qui m'a enfin donné rendez-vous pour le soir à six heures et demie.
Église Saint-Jacques Saint-Paul; les Jésuites, que j'ai fort admirés et qui m'a fait penser à l'ornementation de ma chapelle; marbres incrustés, etc.
Le port d'Anvers.
Saint-Antoine de Padoue. Église petite. Un Rubens médiocre, représentant le Saint et la Vierge.—La Flagellation de saint Paul, plus sublime que jamais.
—Le Calvaire dans ladite église. Je me suis rappelé que je l'avais vu il y a onze ans, dans des circonstances, différentes.
Enfin le Musée. Fait un croquis d'après Cranach. Admiré les Âmes du purgatoire, c'est de la plus belle manière de Rubens. Je ne pouvais me détacher du tableau de la Trinité, du Saint François, de la Sainte Famille, etc. Enfin, le jeune homme qui copie le grand Christ en croix m'a prêté son échelle, et j'ai vu le tableau dans un autre jour. C'est du plus beau temps; la demi-teinte est franchement tournée dans la préparation et les touches hardies de clair et d'ombres mises dans la pâte très épaisse, surtout dans le clair. Comment ne me suis-je aperçu que maintenant à quel point Rubens procède par la demi-teinte, surtout dans ses beaux ouvrages? Ses esquisses auraient dû me mettre sur la voie. Contrairement à ce qu'on dit du Titien, il ébauche le ton des figures qui paraissent foncées sur le ton clair. Cela explique aussi qu'en faisant le fond ensuite et par un besoin extrême de faire de l'effet, il s'applique à rendre les chairs brillantes outre mesure en rendant le fond obscur. La tête du Christ, celle du soldat qui descend de l'échelle, les jambes du Christ et celles de l'homme supplicié très colorées dans la préparation, et clairs posés seulement à petites places. La Madeleine remarquable pour cette qualité: on voit clairement les yeux, les cils, les sourcils, les coins de la bouche dessinés par-dessus, je crois, dans le frais, contrairement à Paul Véronèse.
Se rappeler aussi les Âmes du purgatoire. La demi-teinte tournée est évidente dans les figures du bas et les touches qui reviennent dessiner les traits. L'esquisse du tableau devait être bonne pour mettre à même de faire le tableau ainsi et à coup sûr. Chercher dans l'esquisse et aller sûrement dans l'exécution du tableau.
—Le soir, après dîner, parti par un beau soleil, pour aller chez Braekeleer; admiré, en remontant sa rue, de magnifiques chevaux flamands, un jaune et un noir.
Vu enfin la fameuse Élévation en croix: émotion excessive! Beaucoup de rapports avec la Méduse... Il est encore jeune et pense à satisfaire les pédants... Plein de Michel-Ange. Empâtement extraordinaire. Sécheresse qui touche au Mauzaisse, dans quelques parties, et pourtant point choquante. Cheveux très sèchement faits dans des têtes frisées, dans le vieillard à tête rouge et à cheveux blancs qui soulève la croix en bas à droite, dans le chien, etc.; n'est point préparé par la demi-teinte. Dans le volet de droite, on voit des préparations empâtées comme celles que je fais souvent et le glacis par-dessus, notamment dans le bras du Romain, qui tient le bâton, et dans les criminels qu'on crucifie. Encore plus probable, quoique dissimulé par le fini, dans le volet de gauche. La coloration a disparu dans les chairs, dont les clairs sont jaunes et les ombres noires. Plis étudiés pour faire du style, coiffures soignées. Plus de liberté, quoique d'un pinceau académique, dans le tableau du milieu, mais entièrement libre et revenu à sa nature, dans le volet du cheval, qui est au-dessus de tout.
Cela m'a grandi Géricault, qui avait cette force-là, et qui n'est en rien inférieur. Quoique d'une peinture moins savante dans l'Élévation en croix, il faut avouer que l'impression est peut-être plus gigantesque et plus élevée que dans les chefs-d'œuvre. Il était imbu d'ouvrages sublimes; on ne peut pas dire qu'il imitait. Il avait ce don-là, avec les autres en lui. Quelle différence avec les Carrache! En pensant à eux, on voit bien qu'il n'imitait pas; il est toujours Rubens.
Cela me sera utile pour mon plafond[17]. J'avais ce sentiment quand j'ai commencé. Peut-être le devais-je aussi à d'autres? La fréquentation de Michel-Ange a exalté et élevé successivement au-dessus d'eux-mêmes toutes les générations de peintres. Le grand style ne peut se passer du trait arrêté d'avance. En procédant par la demi-teinte, le contour vient le dernier: de là plus de réalité, mais plus de mollesse et peut-être moins de caractère.
Le soir, Braekeleer, qui m'avait dit qu'il lui serait impossible de me faire revoir les tableaux le lendemain, qu'il avait une partie, je ne sais quoi, est revenu, s'étant ravisé, je crois, sur ce que d'autres lui auront fait sentir que je méritais qu'on se dérange pour moi; est revenu, dis-je, me chercher pour passer la soirée avec ses amis les artistes et me promettre qu'il me mènerait derechef le lendemain.
Achevé la soirée avec M. Leys[18], un autre peintre et un amateur. Ils m'ont reconduit à mon hôtel des Pays-Bas.
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Malines, dimanche 11 août.—À Anvers. Vers dix heures, Braekeleer est venu me prendre pour retourner voir les tableaux de Rubens en restauration. Cet intarissable bavard m'a gâté cette seconde séance en étant sans cesse sur mon dos et ne parlant que de lui. L'impression d'hier soir, au crépuscule, avait été la bonne.
J'ai été tellement fatigué qu'après l'avoir accompagné chez l'amateur qui m'avait invité la veille à voir ses tableaux, je suis rentré à mon auberge, et j'ai dormi au lieu de retourner au Musée, ce qui aurait complété mes observations d'hier. Je suis donc resté paresseusement, écoutant le carillon qui m'enchante toujours, en attendant le dîner.
Nous partons à sept heures et demie. Trouvé au chemin de fer M. Van Huthen et un M. Cornelis, major d'artillerie, qui a été fort aimable et fort empressé, regrettant de n'avoir pu m'être utile. Mes amis ne me montrent pas cet intérêt-là. Il faut que la personne d'un homme dont le public s'occupe soit inconnue pour que ce sentiment d'empressement persiste. Quand on a vu plusieurs fois un homme remarquable, on le trouve fort justement à peu près semblable à tous les autres! Ses ouvrages nous l'avaient grandi et lui prêtaient de l'idéal. De là le proverbe: «Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre.» Je crois qu'en y pensant mieux, on se convaincra qu'il en est autrement. Le véritable grand homme est bon à voir de près. Que les hommes superficiels, après s'être figuré qu'il était hors de la nature comme des personnages de roman, en viennent très vite à le trouver comme tout le monde, il n'y a là rien d'étonnant. Il appartient au vulgaire d'être toujours dans le faux ou à côté du vrai. L'admiration fanatique et persistante de tous ceux qui ont approché Napoléon me donne raison.
Le dimanche soir, en rentrant à Malines, sensation agréable de m'y retrouver. Tous ces bons Flamands étaient en fête; ces gens-là sont bien dans notre nature française.
—Dessiné de mémoire tout ce qui m'avait frappé pendant mon voyage d'Anvers.
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Bruxelles, lundi 12 août.—Sorti à neuf heures. Hôtel Tirlemont. Revu la cathédrale et ses magnifiques vitraux. Dessiné trop tôt et trouble d'estomac qui m'a causé un accident passager dont je me suis senti toute la journée. C'est en allant au Musée. J'y suis resté cependant jusqu'à trois heures.
—Tableau de Flinck. Celui de la première salle librement peint.
Le coup de lance. Le soldat qui perce le côté, d'une tonalité plus foncée que le larron qui est derrière, ce qui l'enlève parfaitement. Le larron, d'un ton doré,—son linge également de même valeur qui se confond avec le ciel qui est d'un gris chaud. Le cou du cheval plus clair:—un luisant très vif sur l'armure sous le bras du soldat à la lance, et le ciel très bleu entre les bras de l'autre.
La lumière dégradée sur les jambes du Christ depuis les genoux. La tête, le bras et l'autre main de la Madeleine très vifs. Les pieds du Christ, très demi-teintés, mais d'une légèreté admirable. Le genou se détachant à merveille sur le bras et la main de la Madeleine. Tout le genou du soldat qui descend de l'échelle, d'une valeur analogue aux pieds du Christ, sauf quelques luisants, mais doux.
Le linge du haut du bras de la Madeleine d'un blanc mat, quoique vif et analogue au col. La partie éclairée de l'échelle qui sépare ses cheveux du manteau rouge de saint Jean, d'un gris perle jaunâtre, presque comme les cheveux.
L'échelle contre les jambes du larron, ses deux jambes (sauf le genou droit un peu plus coloré), mais les pieds surtout, sauf l'ombre, du même ton gris bleuâtre, brunâtre. La croix près des pieds, de même. Le ciel à peu près de même valeur. Le bras du soldat se détache de la jambe du larron, seulement parce qu'il est un peu plus rouge.
Le groupe de la Vierge plus sombre en masse que la Madeleine, quoique dans le clair; mais la tête très brillante, quoiqu'un peu moins que la Madeleine, et les mains aussi brillantes que possible. Le saint Jean d'une valeur très demi-teintée du haut en bas. Le manteau bleu de la Vierge un peu plus clair que le rouge du manteau. Sa robe gris violet un peu plus foncée.
Le bâton de l'échelle a un clair qui se prolonge jusqu'à la jambe du larron.
La tête de la Madeleine se détache à merveille sur la partie demi-teinte claire du bois de la croix et par derrière sur le ciel de même valeur; comme je l'ai dit, toute cette grappe sublime de l'échelle, des pieds du larron, des jambes du soldat, de la cuirasse foncée avec son luisant qui relève le tout.
—Les petites esquisses sont bien plus fermes et mieux dessinées que les grands tableaux.
—Promenade dans le parc, pour me remettre, bar un temps gris. Descendu dans l'enfoncement.
Le soir, promenade vers le théâtre et à travers les passages. J'aimais à revoir tous ces lieux où je me suis plu il y a onze ans.
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Mardi 13 août.—Je lis à Bruxelles, dans le journal, qu'on a fait à Cambridge des expériences photographiques pour fixer le soleil, la lune et même des images d'étoiles. On a obtenu de l'étoile Alpha, de la Lyre, une empreinte de la grosseur d'une tête d'épingle. La lettre qui constate ce résultat fait une remarque aussi juste que curieuse: c'est que la lumière de l'étoile daguerréotypée mettant vingt ans à traverser l'espace qui la sépare de la terre, il en résulte que le rayon qui est venu se fixer sur la plaque avait quitté sa sphère céleste longtemps avant que Daguerre eût découvert le procédé au moyen duquel on vient de s'en rendre maître.
J'ai été languissamment au Musée; j'étais sous l'impression du malaise d'hier. Il y avait des courants d'air qui m'ont chassé.
Le matin, j'avais été chercher M. Van Huthen, au bout de la ville; il m'a mené chez quelques marchands d'estampes. J'ai remarqué de plus en plus combien le Portement de croix, le Christ foudroyant le monde, le Saint Liévin caractérisent une manière à part chez Rubens. Je crois que c'est la dernière. C'est la plus habile. L'opposition des tableaux voisins ne sert qu'à faire ressortir cette différence. L'Assomption est très sèche. Il en est de même de l'Adoration des mages, qui m'avait tant séduit le premier jour, sans doute à cause du soir.
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Paris, mercredi 14 août.—Parti de Bruxelles à neuf heures. Journée assez fatigante. Arrivé à Paris vers six heures.
Trouvé dans la diligence un original de soixante-dix ans ressemblant à M. Bertin le père, qui a une excellente philosophie; il vit à Louviers chez ses enfants. Le bonhomme s'est gardé la libre disposition de son argent qui n'est pas considérable, à ce qu'il dit, mais qui, employé comme il le sait faire, le rend très heureux. À tout instant il part, il va faire un voyage et revient quand il a assez de ses tournées. Il vit certainement davantage.
—Il me semble qu'il y a trois mois que j'ai quitté Paris.
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Samedi 17 août.—Ton fin pour demi-teinte d'or et pour draperie neutre propre à relever ce qui entoure par une opposition: Base, chrome le plus clair.—Demi-teinte, soit terre d'ombre, soit terre de Cassel blanc. Ocre ou autre ajouté suivant la convenance.
Ton jaune pour le ciel après le ton clair de jaune de Naples et blanc, qui entoure l'Apollon[19]: ocre jaune, blanc, chrome n° 2. En dégradant, la terre d'ombre naturelle substituée à l'ocre jaune.
Clairs du manteau de l'Éole: terre d'Italie naturelle, vermillon. Ombres: laque brûlée, terre d'Italie brûlée.
Clairs de la robe d'Iris: vert émeraude, jaune de chrome n° 2.—Ombres: vert émeraude, terre d'Italie naturelle.
Pour le ciel, le ton doré, à partir de la Gloire, clair autour du soleil: la terre d'Italie naturelle et blanc; le ton bleu de Prusse et blanc vient s'y marier, mais à sec.
—Pour préparer les figures pour le tableau, partir d'un bon trait, et quand Andrieu aura appliqué la couleur et commencé à tourner sa figure, le redresser dans ce premier travail et tâcher d'obtenir qu'il en vienne à bout avec cette aide... Les retouches que je ferai seront plus faciles. Il faudrait conserver le trait et le perfectionner même avant de s'en servir, de manière à poncer de nouveau sur la préparation peinte, quand le dessin se perdra.
Il faudra suivre en tout la préparation des décorateurs, et particulièrement pour les figures éloignées; les modeler avec teintes plates, comme nous avons fait dans le carton, les tailler par l'ombre, et pour ainsi dire sans ajouter de clairs.
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Vendredi 25 août.—Un critique dit de M. Bazin[20]: «M. Bazin est un homme de beaucoup d'esprit et qui se pique de n'avoir rien, en écrivant, de l'érudit de profession et du pédant.» Je me permettrai seulement de demander si, dans cette abstinence absolue de toute, citation et de toute note en un genre d'ouvrage qui les réclame naturellement, si dans cette suppression exacte de tout nom propre moderne, là même où l'auteur y songe le plus et y fait allusion, si dans cette attention tout épigrammatique de ne laisser sans rectification aucune des petites erreurs d'autrui, il n'y a pas une sorte de pédantisme. L'honnête homme est celui qui ne se pique de rien, a dit La Rochefoucauld; M. Bazin se pique d'être honnête homme. Quand on fait un métier, il faut franchement en être; c'est à la fois plus simple, plus commode, et de meilleur goût.
—Ce que dit M. Villemain de l'histoire (qu'elle est toujours à faire, etc.) peut se dire de tout. Non seulement je puis trouver, dans les récits d'un autre, matière à de nouveaux récits intéressants à mon point de vue, mais le propre récit que je viens de faire, je le referai de vingt manières différentes. Il n'y a probablement que Dieu ou qu'un dieu pour ne dire des choses que ce qui doit en être dit.
[14] Horace Raisson (1798-1854), homme de lettres et journaliste, a été un des collaborateurs de Balzac. C'était un des plus anciens camarades de Delacroix, qui l'avait connu vers 1816. (Voir Catalogue Robaut, nos 62, 63, 192, 1469.)
[15] «Ce qu'il y a de vraiment extraordinaire dans ce tableau, grâce aux circonstances qui me permettent de le voir de près et d'en saisir le travail aussi nettement que si Rubens l'exécutait devant moi, c'est qu'il a l'art de livrer tous ses secrets, et qu'en définitive il étonne à peu près autant que s'il n'en livrait aucun. Je vous ai déjà dit cela de Rubens, avant que cette nouvelle preuve me fût donnée.» (FROMENTIN, Les Maîtres d'autrefois, p. 61.)
[16] Ferdinand de Braekeleer, peintre belge, né en 1792, un des plus brillants représentants de l'école belge contemporaine. M. de Braekeleer était alors conservateur du Musée d'Anvers.
[17] Galerie d'Apollon.
[18] Henri Leys, peintre belge, né en 1815, mort en 1869, élève de Ferdinand de Braekeleer, son beau-frère. Son œuvre est considérable et des plus remarquables.
[19] Voir Catalogue Robaut, n° 1118.
[20] Il s'agit ici de Bazin, historien, né en 1797, mort en 1850, auteur d'ouvrages historiques estimés, notamment une Histoire de France sous Louis XIII et sous le cardinal Mazarin, qui obtint le prix Gobert.
Mardi 3 septembre.—Commencé au Louvre pour le plafond[21].
J'ai aidé Andrieu à tracer les carreaux sur le carton.
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Mardi 17 septembre.—Reçu la visite de M. Laurens, de Montpellier, avec un M. Schirmer[22], paysagiste de Düsseldorf, et M. Saint-René Taillandier[23], de la Revue, qui m'a plu.
Puis Bonvin[24] avec une lettre de Mme Sand. Il a également de bonnes manières. Une Mme Camilla Gondolfi, pittrice sarda: elle habite Gênes et Turin pendant les sessions.
—Laurens m'apprend que Ziegler[25] fait une grande quantité de daguerréotypes, et entre autres des hommes nus. J'irai le voir pour lui demander de m'en prêter.
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Mercredi 18 septembre.—Visite de Wappers[26]. Il me parle de l'alumine. En la broyant avec tous les tons possibles, on obtient un transparent qui en fait une laque.
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Lundi 23 septembre.—Wappers, Halévy, Mercey, Duban ont dîné avec moi. Delaroche n'était pas à Paris.
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24 septembre.—Je remarquais dans la Susanne, de Paul Véronèse, combien l'ombre et la lumière sont simples chez lui-même sur les premiers plans. Dans une vaste composition comme le plafond, c'est encore bien plus nécessaire. La poitrine de la Susanne semble d'un seul ton, et elle est en pleine lumière; ses contours sont également très prononcés: nouveau moyen d'être clair à distance. Je l'ai éprouvé également sur le carton, après avoir tracé autour des figures un contour presque niais et sans accents.
—Sur le préjugé qu'on naît coloriste et qu'on devient dessinateur, ou bien le «nascuntur poetæ, fiunt oratores.»
—Sur les peintres-poètes et les peintres-prosateurs.
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Dimanche 29 septembre.—Mme Cavé est venue me lire partie de son traité de l'aquarelle, plein de choses charmantes.
En regardant l'esquisse que j'ai colorée de mémoire du Portement de croix de Rubens, je me dis qu'il faudrait ébaucher ainsi les tableaux avec cette intensité de ton qui manque un peu de lumière, mais qui établit les rapports de localité, et ensuite se livrer là-dessus et mettre la lumière et les accents avec la fantaisie et la verve nécessaires; ce serait le moyen de l'avoir (cette verve) quand il le faut, pour n'en pas dépenser inutilement, c'est-à-dire à la fin. C'est le contraire qui arrive le plus souvent, et à moi particulièrement.
On voit dans le tableau de Van Dyck (je ne parle pas de ses portraits) qu'il n'avait pas toujours la hardiesse nécessaire pour revenir vivement et avec inspiration sur cette préparation où la demi-teinte domine un peu trop.
Il faut à la fois concilier ce que Mme Cavé me disait de la couleur couleur et de la lumière lumière: faire trop dominer la lumière et la largeur des plans conduit à l'absence de demi-teintes et par conséquent à la décoloration; l'abus contraire nuit surtout dans les grandes compositions destinées à être vues de loin, comme les plafonds, etc. Dans cette dernière peinture, Paul Véronèse l'emporte sur Rubens par la simplicité des localités et la largeur de la lumière. (Se rappeler la Susanne et les vieillards du Musée, qui est une leçon à méditer.) Pour ne point paraître décolorée avec une lumière aussi large, il faut que la teinte locale de Paul Véronèse soit très montée de ton.
[21] Apollon vainqueur du serpent Python.
[22] Jean-Guillaume Schirmer, peintre allemand, né en 1807, mort en 1863. Il est, à vrai dire, le fondateur de l'école de paysage de Düsseldorf. En 1854, il fut appelé à la direction de l'école des beaux-arts de Carlsruhe.
[23] Saint-René Taillandier, littérateur, né en 1817, mort en 1879. D'abord professeur de littérature, puis collaborateur très actif de la Revue des Deux Mondes, il obtint en 1863 la chaire d'éloquence française à la Faculté de Paris et fut nommé en 1873 membre de l'Académie française.
[24] François Bonvin, peintre, né en 1817, mort en 1887. Bonvin peut être considéré comme un des meilleurs peintres de genre de notre époque.
[25] Jules-Claude Zieqler, peintre, né en 1804, mort en 1856. Élève d'Ingres, il débuta au Salon de 1832 par des tableaux qui commencèrent sa réputation. Il est l'auteur de la peinture qui décore la grande coupole de la Madeleine. Ziegler tient une place distinguée parmi les peintres de la première moitié de notre siècle.
[26] Baron Wappers, peintre belge, né à Anvers en 1803, mort en 1874. Il mérite d'être cité parmi les principaux peintres d'histoire de ce temps.
Mercredi 9 octobre 1850.—Donné au sieur Lacroix, pour Bourges, marchand de couleurs incendié, un petit pastel représentant un Tigre gui lèche sa patte[27].
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Mercredi 16 octobre.—Des licences pittoresques. Chaque maître leur doit souvent des effets les plus sublimes: l'inachevé de Rembrandt, l'outré de Rubens. Les médiocres ne peuvent oser de la sorte; ils ne sont jamais hors d'eux-mêmes. La méthode ne peut tout régler; elle conduit tout le monde jusqu'à un certain point. Comment aucun des grands artistes n'a-t-il essayé de détruire cette foule de préjugés? ils auront été effrayés de la tâche et auront abandonné la foule à ses sottes idées.
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Champrosay, samedi 19 octobre.—Payé à Joseph Tissier, ce jour ou deux auparavant, la somme de 55 francs pour vingt-deux journées de travail au jardin. Il a eu l'effronterie de me présenter ce résultat depuis mon départ. De plus, 2 fr. 50 pour un jardinier, auquel il a acheté des fleurs.
[27] Voir Supplément au Catalogue Robaut, n° 309.
3 novembre.—Rubens met franchement la demi-teinte grise du bord de l'ombre entre son ton local de chair et son frottis transparent. Ce ton chez lui règne tout du long. Paul Véronèse met à plat la demi-teinte de clair et celle de l'ombre. (J'ai remarqué par ma propre expérience que ce procédé donne déjà une illusion étonnante.) Il se contente de lier l'un à l'autre par un ton plus gris mis par places et à sec par-dessus. De même, il met, en frôlant, le ton vigoureux et transparent qui borde l'ombre du côté du ton gris.
Titien probablement ne savait pas comment il finirait un tableau... Rembrandt devait être souvent dans ce cas; ses emportements excessifs sont moins un effet de son intention que celui de tâtonnements successifs.
—Nous avons, dans notre promenade, observé des effets étonnants. C'était un soleil couchant: les tons de chrome, de laque les plus éclatants du côté du clair, et les ombres bleues et froides outre mesure. Ainsi l'ombre portée des arbres sur l'herbe naissante, laquelle était au soleil l'émeraude la plus chaude, était toute froide dans l'ombre portée des arbres tout jaunes, terre d'Italie, brun rouge et éclairés en face par le soleil, se détachant sur une partie de nuages gris qui allaient jusqu'au bleu. Il semble que plus les tons du clair sont chauds, plus la nature exagère l'opposition grise: témoin les demi-teintes dans les Arabes et natures cuivrées. Ce qui faisait que cet effet paraissait si vif dans le paysage, c'était précisé cette loi d'opposition.
Hier, je remarquais le même phénomène au soleil couchant: il n'est plus éclatant, plus frappant que le midi, que parce que les oppositions sont plus tranchées. Le gris des nuages, le soir, va jusqu'au bleu; la partie du ciel qui est pure est jaune vif ou orangé. Loi générale: plus d'opposition, plus d'éclat.
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Samedi 23 novembre.—Donné 10 francs d'avance au jardinier de Mme Desnous. Je suis convenu avec lui de 50 francs par an.
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Paris, 26 novembre.—Réunion au Palais-Royal de l'ancien jury, pour dépouiller le scrutin relatif au Salon. Resté jusqu'au dîner.
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Mercredi 27 novembre.—J'ai passé la matinée avec Guillemardet, chez lequel j'avais été pour lui recommander Mme Filleau.
Il me donne ce moyen de M. Dupin[28] pour trouver facilement ce qu'on a à dire: c'est de ne point penser aux expressions, lorsqu'on roule à l'avance sa matière dans sa tête, mais seulement de penser à la chose même et s'en bien pénétrer; l'expression arrive toute seule quand on vient à parler.
Samedi 14 décembre.—Fini aujourd'hui l'examen pour la réception et le placement des tableaux.
Dans huit jours, nous retournerons pour voir de nouveau. Il y a trois semaines que nous ne faisons que cela.
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Dimanche 15 décembre.—M. Baldus me donne les recettes suivantes: pour coller le papier sur un panneau pour peindre, avoir des panneaux encadrés en bois simple et qui coûtent meilleur marché. Il faut nettoyer le verre sur lequel on doit calquer le dessin qu'on veut grandir, avec un chiffon et de l'eau-de-vie. Prendre de la colle forte et y mêler un peu de blanc d'Espagne, quand elle est chaude. En mettre sur le panneau et sur le dessin, et appliquer fortement. Quand le tout est bien pris et qu'on veut peindre, passer une couche de gélatine. En mettre de même sur la peinture faite avant de vernir.
Pour reboucher les crevasses dans les tableau avant de restaurer: Mastic qu'on trouve chez tous les restaurateurs de tableaux, fait de blanc d'Espagne et de colle de peau de lapin. Avant de retoucher, passer légèrement un siccatif, de manière à faire revenir le ton et à imbiber les endroits où est le mastic. Il est entendu qu'en lavant avec soin le tableau avant de retoucher, on n'a laissé le mastic que dans les crevasses. Pour retoucher des épreuves de photographie, mouiller le papier et l'appliquer sur un verre; il adhérera au moins pendant deux heures; retoucher dans l'humide avec aquarelle et rehaut de gouache.
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Samedi 28 décembre.—Chez Chabrier le soir. J'ai vu là Desgranges[29], qui me disait qu'il s'était heurté une fois contre un pendu dans les rues de Constantinople. C'était un boucher en contravention... Il en faut de très légères pour être puni du dernier supplice; une augmentation de moins d'un liard sur le prix fixé par la police est une raison suffisante. Au reste, cela n'étonne personne. Les janissaires lui disaient (à Desgranges), et c'est l'opinion commune dans le peuple, que le sultan a quatorze hommes à tuer par jour.
—Il y avait Villemain l'ingénieur et un ingénieur des ponts et chaussées. Ces messieurs regardaient une invasion comme impossible, d'abord parce que tout monde se réunirait contre l'étranger (plaisante sécurité dans un pays divisé); ensuite parce que l'artillerie était si perfectionnée que nulle force envahissante n'était capable d'en triompher, non plus que des tirailleurs combattant isolément et armés d'excellentes carabines, sous ce prétexte qu'une armée d'invasion devait agir par colonnes profondes, et que les habitants s'éparpillant et travaillant sur elle devaient en avoir raison. On avait beau leur objecter que l'artillerie d'une part était perfectionnée pour tout le monde, et que les assaillants auraient à ce sujet un avantage égal; que, de l'autre côté, rien ne les empêchait d'agir en tirailleurs... Il n'y a pas eu moyen de les tirer de là.
[28] Sans doute le grand orateur Dupin, dit Dupin aîné, qui fut successivement avocat, procureur général et président de l'Assemblée législative en 1849.
[29] Desgranges avait fait en 1832 le voyage au Maroc avec Delacroix et le comte de Mornay, en qualité d'interprète.
Goethe
Faust, tragédie de M. de Goethe, traduite en français par M. Albert
Stapfer C. Motte (Paris) 1828.
1851
Jeudi 2 janvier.—Ovale du plafond de Saint-Sulpice:
5 mètres = 15 pieds 4 pouces;
3 mètres 84 cent. = 12 pieds.
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Lundi 13 janvier.—M. Haro a à m'arranger:
Le Cheval gris terrassé par une lionne. Le rentoilage s'était dédoublé.
Arabe accroupi, provenant d'une toile plus grande, sur laquelle était la Susanne de Villot.
La grande toile où étaient deux études de Chats au bitume[30].
Le Boissy d'Anglas.[31]
[30] Voir Catalogue Robaut, n° 785.
[31] Ce tableau, qui est aujourd'hui au Musée de Bordeaux, fut peint pour un concours dans lequel la victoire resta au peintre Court. On reprochait à Delacroix de n'avoir pas, selon la tradition, découvert la tête du président de l'Assemblée. (Voir Cat. Robaut, n° 353.) Ce fut après cet échec et probablement encore sous l'impression pénible qu'il avait conservée de cette injustice qu'Eugène Delacroix écrivit à Achille Ricourt alors directeur de l'Artiste, la très belle lettre sur les concours, dans laquelle on lit ceci: «Je n'ai fait que glisser, au commencement de cet article, sur la difficulté de trouver des juges éclairés et impartiaux; je n'ai parlé ni des brigues ni des complaisances, et je n'ai pas assez appuyé, comme vous l'avez vu sans doute, sur l'impossibilité d'obtenir des jugements équitables. Cette matière est affligeante autant que féconde; je laisse à votre sagacité, Monsieur le rédacteur, à votre connaissance des mœurs et de la faiblesse de notre nature, à creuser ce triste sujet, à éclairer, si vous en avez le courage, les manœuvres de l'envie et de cette avidité nécessiteuse qui se précipite dans les concours comme à une curée.» (Corresp., t. I, p. 159.)
28 février.—De Liszt sur Chopin.
«Quelque regretté qu'il soit et par tous les artistes et par tous ceux qui l'ont connu, il nous est permis de douter que le moment soit déjà venu où, apprécié à sa juste valeur, celui dont la perte nous est si particulièrement sensible, occupera le haut rang que lui réserve probablement l'avenir.»
Quelle que soit donc la popularité d'une partie des productions de celui que les souffrances avaient brisé longtemps avant la mort, il est néanmoins à présumer que la postérité aura pour ses ouvrages une estime moins frivole et moins légère que celle qui leur est encore accordée. Ceux qui, dans la suite, s'occuperont de l'histoire de la musique, feront sa part, et elle sera grande, à celui qui y marqua par un si rare génie mélodique, par de si heureux et remarquables agrandissements du tissu harmonique, que ses conquêtes seront avec raison plus prisées que mainte œuvre de surface plus étendue, jouée et rejouée par un grand nombre d'instruments, chantée et rechantée par la foule des prima donna.
En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin, à notre sens, a fait preuve d'une des qualités les plus essentielles à un écrivain, la juste appréciation la forme dans laquelle il lui est donné d'exceller, et néanmoins ce fait, dont nous lui faisons un sérieux mérite, nuisit à l'importance de sa renommée.
Difficilement peut-être un autre, en possession de si hautes facultés mélodiques et harmoniques, eût-il résisté aux tentations que présentent les chants de l'archet, les alanguissements de la flûte, les assourdissements de la trompette, que nous nous obstinons encore à croire la seule messagère de la vieille déesse dont nous briguons les subites faveurs. Quelle conviction réfléchie ne lui a-t-il pas fallu pour se borner à un cercle plus aride en apparence et y faire éclore par son génie ce qui semblait ne pouvoir fleurir sur ce terrain? Quel pénétration intuitive ne révèle pas ce choix exclusif qui, arrachant les divers effets des instruments à leur domaine habituel, où toute l'écume du bruit fût venue se briser à leurs pieds, les transportait dans une sphère plus restreinte, mais plus idéalisée? Quelle confiante aperception des puissances futures de son instrument a dû présider à cette renonciation volontaire d'un empirisme si répandu qu'un autre eût probablement considéré comme un contresens d'enlever d'aussi grandes pensées à leurs interprètes ordinaires! Combien nous devons sincèrement admirer cette unique préoccupation du beau pour lui-même, qui d'une part a soustrait son talent à la propension commune de répartir entre une centaine de pupitres chaque brin de mélodie, et qui de l'autre lui fit augmenter les ressources de l'art, en enseignant à les concentrer dans un moindre espace!
Loin d'ambitionner le fracas de l'orchestre, Chopin se contenta de voir sa pensée intégralement reproduite sur l'ivoire du clavier. Il atteignit toujours son but, celui de ne rien faire perdre en énergie à la conception musicale; mais il ne prétendait jamais aux effets d'ensemble et à la brosse du décorateur. On n'a point assez sérieusement et assez attentivement réfléchi sur la valeur des dessins de ce pinceau délicat, habitué qu'on est de nos jours à ne considérer comme compositeurs dignes d'un grand nom que ceux qui ont laissé au moins une demi-douzaine d'opéras, autant d'oratorios et quelques symphonies, demandant ainsi à chaque musicien de faire tout et un peu plus que tout.
Cette notion, si généralement répandue qu'elle soit, n'en est pas moins d'une justesse très problématique. Nous sommes loin de contester la gloire plus difficile à obtenir et la supériorité réelle des chantres épiques qui déploient sur un large plan leurs splendides créations; mais nous désirerions qu'on appliquât à la musique le prix qu'on met aux proportions matérielles dans les autres arts, qui, en peinture par exemple, place une toile de vingt pouces carrés, comme la Vision d'Ézéchiel de Raphaël ou le Cimetière de Ruysdaël, parmi les chefs-d'œuvre évalués plus haut que tel immense tableau, fût-il de Rubens ou du Tintoret. En littérature, Béranger est-il un moins grand poète pour avoir resserré sa pensée dans les limites étroites de la chanson? Pétrarque ne doit-il pas son triomphe à ses sonnets, et de ceux qui ont le plus répété leurs suaves rimes, en est-il beaucoup qui connaissent l'existence de son poème sur l'Afrique? Or, on ne saurait s'appliquer à faire une analyse intelligente des travaux de Chopin sans y trouver des beautés d'un ordre très élevé, d'une expression parfaitement neuve et d'une contexture harmonique aussi originale qu'accomplie. Chez lui la hardiesse se justifie toujours, la richesse, l'exubérance même n'excluent pas la clarté; la singularité ne dégénère pas en bizarrerie baroque; les ciselures ne sont pas désordonnées, et le luxe de l'ornementation ne surcharge pas l'élégance des lignes principales. Les meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui, on peut le dire, forment époque dans le maniement du style musical. Osées, brillantes, séduisantes, elles déguisent leur profondeur sous tant de grâce, et leur habileté sous tant de charme, que ce n'est qu'avec peine qu'on peut se soustraire à ce charme entraînant pour les juger à froid sous le point de vue de leur valeur théorique; valeur qui a déjà été sentie, mais qui se fera de plus en plus reconnaître, lorsque le temps sera venu d'un examen attentif des services rendus à l'art, durant la période que Chopin a traversée.
C'est à lui que nous devons cette extension des accords, soit plaqués, soit en arpèges, soit en batteries; ces sinuosités chromatiques et enharmoniques dont ses études offrent de si frappants exemples; ces petits groupes de notes surajoutées, tombant par-dessus la figure mélodique, pour la diaprer comme une rosée, et dont on n'avait encore pris le modèle que dans les fioritures de l'ancienne grande école de chant italien. Reculant les bornes dont on n'était pas sorti jusqu'à lui, il donna à ce genre de parure l'imprévu et la variété que ne comportait pas la voix humaine servilement copiée par le piano, dans des embellissements devenus stéréotypés et monotones.
Il inventa ces admirables progressions harmoniques qui ont doté d'un caractère sérieux même les pages qui, par la légèreté de leur sujet, ne paraissaient pas devoir prétendre à cette importance. Mais qu'importe le sujet? N'est-ce pas l'idée qu'on en fait jaillir, l'émotion qu'on y fait vibrer, qui l'élève, l'ennoblit et le grandit? Que de mélancolie, que de finesse, que de sagacité, que d'art surtout, dans ces chefs-d'œuvre de la Fontaine dont les sujets sont si familiers et les titres si modestes! Le titre d'études et de préludes l'est aussi; pourtant les morceaux de Chopin qui les portent n'en resteront pas moins des types de perfection dans un genre qu'il a créé, et qui relève, ainsi que toutes ses œuvres, du caractère de son genre poétique.
Écrits presque en premier jet, ils sont empreints d'une verve juvénile qui s'efface dans quelques-uns de ses ouvrages subséquents plus élaborés, plus achevés, plus savants, pour se perdre tout à fait dans ses dernières productions d'une sensibilité surexcitée, qu'on dirait être la recherche de l'épuisement.
Si nous avions à parler ici en termes d'école du développement de la musique de piano, nous disséquerions ces magnifiques pages qui offrent une si riche glane d'observations; nous explorerions, en première ligne, ces nocturnes, ballades, impromptus, scherzos, qui tous sont pleins de raffinements harmoniques aussi inattendus qu'inentendus; nous les rechercherions également dans ses polonaises, mazurkas, valses, boléros... Mais ce n'est ni l'instant ni le lieu d'un travail pareil, qui n'offrirait d'intérêt qu'aux adeptes.
C'est par le sentiment qui déborde de toutes ces œuvres qu'elles se sont répandues et popularisées; sentiment éminemment romantique, individuel, propre à leur auteur et néanmoins sympathique non seulement au pays qui lui doit une illustration de plus, mais à tous ceux que purent jamais toucher les infortunes de l'exil et les attendrissements de l'amour.
Ne se contentant pas toujours des cadres où il était libre de dessiner les contours si heureusement choisis par lui, Chopin voulut aussi enclaver sa pensée dans les classiques barrières. Il a écrit de beaux concertos et de belles sonates: toutefois il n'est pas difficile de distinguer dans ces productions plus de volonté que d'inspiration. La sienne était impérieuse, fantasque, irréfléchie. Ses allures ne pouvaient être que libres, et nous croyons qu'il a violenté son génie chaque fois qu'il a cherché à l'astreindre aux règles, aux classifications, à une ordonnance qui n'était pas la sienne et ne pouvait concorder avec les exigences de son esprit, un de ceux dont la grâce se déploie surtout lorsqu'ils semblent aller à la dérive.
Il a pu être entraîné à désirer ce double succès par l'exemple de son ami Mickiewicz[32], qui, après avoir réussi dans une poésie fantastique qui lui est propre, réussit jusqu'à un certain point dans la forme classique. Chopin n'obtint pas aussi complètement le même succès, à notre avis; il n'a pas pu maintenir, dans le carré d'une coupe anguleuse et raide, ce contour flottant et indéterminé qui fait le charme de sa pensée; il n'a pas pu y enserrer cette indécision nuageuse et estompée, qui, en détruisant toutes les arêtes de la forme, la drape de longs plis comme des flocons brumeux.
Ces essais brillent pourtant par une rare distinction de styles et renferment des fragments d'une surprenante grandeur. Nous citerons l'adagio du second concerto, pour lequel il avait une prédilection marquée et qu'il se plaisait à redire fréquemment. Ses dessins accessoires appartiennent à la plus belle manière de l'auteur..... Tout ce morceau est plein d'une idéale perfection, son sentiment tour à tour radieux et plein d'apitoiements. Il fait songer à un magnifique paysage inondé de lumière, à quelque fortunée vallée de Tempé qu'on aurait fixée pour être le lieu d'un récit lamentable, d'une scène attendrissante; on dirait un irréparable regret, accueillant le cœur humain en face d'une incomparable splendeur de la nature. Contraste soutenu par une fusion de tons, une dégradation de teintes incomparable qui empêche que rien de heurté ou de brusque ne vienne faire dissonance à l'impression émouvante qu'il produit, et qui en même temps mélancolise la joie et rassérène la douleur.
[32] Adam Mickiewicz, poète polonais (1798-1855). Les œuvres de Mickiewicz se distinguent par une grande variété de sujets et d'inspirations.
Mardi 29 avril[33].—Ton des enfants dans le tableau de Python. Après avoir cherché et massé avec des tons frais et demi-teinte en même temps, modelé à sec en mettant des clairs très empâtés de blanc et très peu de vermillon.
Sur les ombres, frotté le ton de vermillon, bleu de Prusse et blanc, lequel doit déborder pour faire la demi-teinte bleuâtre, et sur lequel, pour faire le reflet, on met le ton de blanc et vermillon avec antimoine ou cadmium, mais l'antimoine fait plus frais. En repassant ce reflet qui doit faire mieux à sec, il faut ajouter le ton de bleu de Prusse ci-dessus à l'antimoine.
Les tons de repiqués vigoureux dans les ombres ou de contours prononcés en brun avec vermillon et cobalt. Ce ton est excellent pour préparer et chercher le dessin par la couleur dans les natures fraîches.
Pour finir les clairs, repeindre légèrement avec des demi-pâtes pour lier le rehaut de blanc avec la masse générale.
Pour retoucher la Vénus qui était trop jaune, frotté les ombres surtout et presque toutes les parties avec laque jaune et laque rouge. Pour le reflet dans les ombres sur ce frottis, antimoine avec bleu de Prusse, vermillon et blanc. Ce ton est très remarquable.
Pour les reflets de chairs tendres plus chauds, mettre cadmium, au lieu d'antimoine. Cette dernière couleur fait très bien aussi avec terre de Cassel et blanc.
Cette préparation de bleu de Prusse, vermillon et blanc s'applique aux chairs dont la demi-teinte est violette, comme dans le pastel que j'ai fait d'après Mme Cavé. Pour celles, au contraire, dont la demi-teinte est verte, préparer avec terre d'ombre naturelle, blanc ou tout autre ton verdâtre.
La terre verte peut servir beaucoup. Sur un de ces enfants qui étaient préparés trop rouge, un simple glacis de terre verte a fort bien fait.
Autre ton vert plus vif, que j'ai employé dans la Nymphe, en contraste avec le ton bleu de Prusse: vermillon, blanc, vert émeraude, jaune de Naples.
—La Nymphe sur une ébauche frottée et presque au ton, frotté le tout avec laque jaune et laque rouge. Remarqué les principaux accents, au bord d'ombres, avec cobalt et vermillon, ou peut-être mieux terre de Cassel et blanc foncé et vermillon (ton excellent pour les bords d'ombres ou pour des enfoncements qu'on rend chauds ou froids à volonté); posé demi-teinte de bleu de Prusse, vermillon, blanc, également vers l'ombre et vers le clair, de manière qu'en reflétant l'ombre avec un ton chaud ou doré vers le clair, ce ton se mêle avec les tons de chair dans le clair posés avec la variété convenable...
Par places dans l'ombre, le ton vert fait avec vert émeraude, jaune de Naples, et par places aussi comme demi-teintes dans le clair. Dans les parties sanguines, cette demi-teinte est nécessaire pour reprendre, comme dans l'Enfant au trident, où elle est faite avec de la terre verte, frottée presque sur toute la préparation qui était d'un ton de chair clair et déjà brillant.
Les tons de chairs, en s'ajoutant et se mêlant à ces frottis de terre verte, donnaient la demi-teinte sanguine.
—Dans la Nymphe, employé très beau ton de chair brillant et vigoureux de vermillon, blanc, jaune de chrome foncé avec vert émeraude, jaune de Naples.
—Le Cheval rouge. Sur une préparation demi-teinte de cheval alezan foncé, clairs presque couleur de chair, mais un peu plus vifs et en rubans. Plaques d'une demi-teinte plus forte et assez chaude, tout contre les clairs touchés de terre d'Italie brûlée et brun rouge et même vermillon, les côtoyant presque nettement. Dans l'ombre, sur une demi-teinte d'ombre, parties brunes avec terre d'Italie brûlée et momie, modifiées à propos avec terre de Cassel et blanc très foncé faisant un gris violet. Reflets sous le ventre orangés verdâtres, violâtres.—Reflets du côté du ciel très franc avec bleu de Prusse, vermillon, blanc.
Nuages du deuxième plan sous le char.
[33] Toutes les observations techniques présentées ici par le maître sur le Python, la Vénus, la Nymphe, la Minerve, la Junon, se réfèrent à la célèbre composition: Apollon vainqueur du serpent Python, qui décore le plafond de la galerie d'Apollon au Louvre. Nous avons donné dans le précédent volume la description littéraire faite par lui-même, de l'œuvre qui devait le plus contribuer à sa gloire.
Lundi 5 mai.—Sur le gris jaunâtre du fond clair les nuages jaune de Naples, blanc, enfin le ton de esquisse; l'ombre avec un ton liquide jaunâtre ou le jaune de Naples, la momie, etc., qui laisse un filet de ton gris de dessous entre le clair et lui; sur cette ombre jaune, revenir avec terre de Cassel et blanc; achevé de donner la finesse et le nacré.
Excellent reflet pour mettre sur une préparation grise à plat dans l'ombre des natures tendres, comme dans le groupe des trois enfants près de la Minerve: antimoine, cendre d'outremer et un ton rose plus ou moins foncé.
Ajouter du cobalt et vermillon de laque, autre variété très belle et plus foncée, avec du blanc, très beau violet rompu pour demi-teinte de chair.
—Les hommes de Daniel[34]: ils étaient préparés très heurtés, l'un d'un ton très sanguin, l'autre plus jaune. Pour les achever, passé sur le premier un ton vert à demi-pâte, sur l'autre un ton gris violet. Le tout est devenu d'un ton louche voilant les clairs et les ombres; touché par-dessus les chairs analogues et reflété les ombres; le ton vert et violet donnant une espèce de demi-teinte intermédiaire.
Ombre pour l'or dans le char et en général: terre de Sienne naturelle, laque jaune, le jaune indien y fait également bien.
—Le cheval blanc: peint avec des tons carnés dans les ombres, mais formés plutôt de tons lilas et violâtres (terre de Cassel.) Relevé ensuite par le ton de terre d'ombre et blanc, qui a donné le satiné.
Clairs définitifs des nuages portant la Junon, etc.: cadmium, blanc ou jaune de Naples, avec rose; ils étaient modelés avec terre d'ombre naturelle et blanc et noir de pêche; les premiers clairs avec momie et blanc.
—L'homme de devant: les clairs pour retouches, blanc, ocre jaune, teinte rose, terre de Cassel et blanc jaune de zinc le plus citron. Demi-teinte: terre verte brûlée et blanc; brun de Florence, terre verte; à peu près de même pour les ombres, avec moins de blanc, c'est-à-dire la terre verte brûlée pure, etc.
—Renvoi pour la Nymphe: Sur la préparation des ombres faites avec un frottis de laque jaune et laque rouge, et surtout dans les parties obscures, revenir avec le ton de laque rouge et vermillon, et le vert qu'il faut mettre sur la palette à côté de ce dernier, terre verte, vert émeraude, blanc.
Sur le frottis pour revenir de laque rouge et laque jaune, rendre d'abord plus vigoureuses les ombres avec ce même frottis. Mettre ensuite à cheval sur le air et l'ombre un ton gris violet ou gris bleu, soit bleue de Prusse, vermillon, blanc ou noir de pêche et blanc, ou un ton gris plus approprié encore à l'objet.
Dans les clairs, mettre franchement sur le frottis ci-dessus laque jaune et laque rouge, qui doit régner partout, les tons de vermillon et blanc (pour rose) ou cadmium et blanc (jaune orange), ou cobalt, vermillon, blanc (violet).
Dans les ombres, remarqué les bords avec cobalt, vermillon ou terre de Cassel foncée et vermillon, et dans le corps de l'ombre, projeter tons verts crus et violets ou bleus. Ensuite tons de cadmium et blanc et vermillon qui fait le ton orangé de l'ombre, et le vermillon, cobalt, laque rouge et blanc pour le violet rouge. Sur tout cela, dans l'ombre, revenir avec des tons de clair qui ôtent l'ardeur du ton.
Pour repeindre le bras de la Minerve: Sur l'ancien fond couleur de chair, marqué les ombres avec laque et laque jaune très solidement empâté; peut-être un peu de terre verte dedans.—Teintes de vert et de violet mises crûment çà et là dans le clair sans le mêler, mais suivant la place; ces teintes d'une valeur assez foncée, pour faire le bord de l'ombre.
Quelques-unes de ces teintes dans l'ombre sur le frottis.
Sur la partie dans le clair, ajouté ensuite tons de chairs clairs blanc et vermillon, ocre de ru et blanc, pour les plaques jaunes qui se trouvent dans la chair. Ton de laque et blanc (lequel suffit si c'est le vert de cobalt d'Édouard); si c'est celui qui est plus commun et qui ressemble à de la terre verte, y ajouter du cobalt. Ce ton de vert est très particulier à la chair fine des belles peaux, et prend beaucoup de valeur, mêlé au ton de laque et blanc.
Pour reprendre le ciel jaunâtre derrière le serpent, frottis de cobalt et vermillon. Clairs de laque jaune et le ton mauve de cobalt, vermillon, laque blanc.
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Mardi 13 mai.—Très beau violet pour la chair: le ton de laque et vermillon mêlé sans trop le confondre avec celui de vert émeraude fin, terre verte et blanc (lesquels sont à côté l'un de l'autre sur la palette qui m'a servi en dernier lieu pour le Python).
—La Femme impertinente[35] était préparée très empâtée et d'un ton très chaud et surtout très rouge. Passé dessus un glacis de terre verte, peut-être un peu de blanc. Cela a fait la demi-teinte gris opale irisée; là-dessus touché simplement des clairs avec l'excellent ton terre Cassel, blanc et un peu de vermillon; puis quelques tons orangés francs par places. Tout ceci n'était encore qu'une préparation, mais de la plus grande finesse. La demi-teinte était complètement chair.
—Dans l'Andromède, probablement à cause du fond très chaud, mêler beaucoup de jaune de Naples avec le vermillon dans le clair.
—Pour le Lion dans les montagnes, effet de matin; pour le ciel sur la toile, frottis noir et blanc. Un peu de cobalt par places. Lumière immanquable avec jaune de zinc le plus clair (celui qui semble avoir du blanc), avec laque brûlée et blanc.
Tons alpestres dans les montagnes: sur frottis de noir, blanc et bleu de Prusse, quelques tons de vert émeraude fin et blanc, ou le ton de vert émeraude, blue de Prusse et blanc. Mettre du rose dans les tons très lointains.
Belle demi-teinte d'or verdâtre: ocre jaune, vert émeraude. Plus chaude: les mêmes, avec une pointe de chrome foncé.
Approchant de ceux-ci et fort bon pour les chairs, surtout à côté des violets: ocre jaune, vert de Scheele ou ocre jaune, vert de Scheele et chrome n° 2, tous deux charmants.
Beau ton de chair: terre d'Italie brûlée, blanc, vert émeraude, terre Sienne naturelle et terre Sienne brûlée remplacent le jaune mars. Beau avec blanc, jaune indien; bitume remplace le jaune de Rome, laque jaune, équivaut au stil de grain.
Demi-teinte rosée chairs fraîches: vert de zinc, le plus clair à côté de vermillon blanc, une pointe de laque; mêler ces deux tons tout faits suivant le degré convenable.
Chrome foncé avec vert de zinc foncé ou clair, admirable ton pour paysage. Fait clairs chauds dans les feuilles, soit reflets dans l'ombre. Fait bien surtout sur feuilles préparées d'un vert trop cru—éloigne.
[34] Delacroix fait ici allusion au tableau de Daniel dans la fosse aux lions qui est de 1849 et appartient à la galerie Bruyas de Montpellier. Les hommes de Daniel sont les deux personnages dont la tête et le haut du buste se détachent sur l'ouverture de la fosse et qui regardent épouvantés la scène biblique. Dans une variante de ce même sujet, datée de 1853, ils ont été remplacés par un aigle qui plane. Cette année, qui fut celle où il exposa l'Ugolin, il se présentait à l'Institut, qui lui préférait L. Cogniet. (Voir Catalogue Robaut, nos 1066 et 1213.)
[35] C'était une de ses Baigneuses que Delacroix désignait sous ce titre. «La jeune femme a la tête cernée d'un ruban bleu, qui flotte sur son dos: elle s'appuie sur un banc de verdure, où sont déposés des vêtements qui éclatent en tons blancs et rouges. Les eaux sont d'un bleu intense.» (V. Catalogue Robaut.)
Vendredi 6 juin.—Hier, inauguration des salles du Musée[36]. L'impression profonde que m'ont faite les Lesueur ne m'empêche pas de me rendre compte du degré de force que la couleur peut ajouter à l'expression. Contre l'opinion vulgaire, je dirais que la couleur a une force beaucoup plus mystérieuse et peut-être plus puissante; elle agit pour ainsi dire à notre insu. Je suis convaincu même qu'une grand partie du charme de Lesueur est due à sa couleur. Il a l'art, qui manque tout à fait au Poussin, de donner l'unité à tout ce qu'il représente. La figure en elle-même est un ensemble parfait de lignes et d'effets, et le tableau, réunion de toutes les figures, est accordé partout. Cependant il est permis de croire que s'il avait eu à peindre la Reine à cheval dont Rubens a fait un si magnifique tableau, il n'eût pas été aussi avant à l'imagination dans un sujet dépourvu d'expression comme l'est celui-là. Un coloriste seul pouvait imaginer ce panache, ce cheval, cette ombre transparente de la jambe de derrière, qui se lie au manteau.
Poussin[37] perd beaucoup au voisinage de Lesueur... La grâce est une muse qu'il n'a jamais entrevue. L'harmonie des lignes, de l'effet de la couleur est gaiement une qualité ou une réunion des qualités les plus précieuses qui lui a été complètement refusée. La force de la conception, la correction poussée au dernier terme, jamais de ces oublis ou de ces sacrifices faits au liant, à la douceur de l'effet ou à l'entraînement de la composition! Il est tendu dans ses sujets romains, dans ses sujets religieux; il l'est dans ses bacchanales; ses faunes et ses satyres sont un peu trop retenus et sérieux; ses nymphes sont bien chastes pour des êtres mythologiques; ce sont de très belles personnes qui n'ont rien de mythologique ou de surnaturel. Il n'a jamais pu peindre la tête du Christ; le corps pas davantage, ce corps d'une complexion si tendre; cette tête où se lisent l'onction et la sympathie pour les misères humaines. En faisant ses Christs, il a plus pensé à Jupiter, même à Apollon. La Vierge lui a manqué également; il n'a rien entrevu de ce personnage plein de divinité et de mystère. Il n'intéresse à son enfant Jésus ni les hommes épris de sa grâce, ni les animaux que l'Évangile intéresse à la venue de l'enfant divin. Le bœuf et l'âne manquai autour de la crèche du Dieu qui vient de naître sur la même paille où ils reposent...; la rusticité des bergers qui viennent l'adorer est un peu relevée par un souvenir des figures antiques...; les rois mages ont un peu de la raideur et de l'économie de draperies et d'accoutrements qu'on remarque dans les statues; je ne trouve pas ces manteaux de soie ou de velours couverts de pierreries portés par des esclaves, et qu'ils traînent dans cette étable aux pieds du Maître de la nature qu'un pouvoir surnaturel leur vient révéler. Où sont ces dromadaires, ces encensoirs, toute cette pompe? Admirable contraste dans un humble réduit!
Je suis convaincu que Lesueur n'avait pas cette méthode du Poussin de disposer l'effet de ses tableaux au moyen de petites maquettes éclairées par le jour de l'atelier. Cette prétendue conscience donne aux tableaux du Poussin une sécheresse extrême... Il semble que toutes ses figures sont sans lien les unes avec les autres et semblent découpées; de là ces lacunes et cette absence d'unité, de fondu, d'effet, qui se trouve dans Lesueur et dans tous les coloristes. Raphaël tombe dans ce décousu, par suite d'une autre pratique, celle de dessiner consciencieusement chaque figure nue, avant de la draper.
Bien qu'il soit nécessaire de se rendre compte de toutes les parties de la figure, pour ne pas s'écarter des proportions que les vêtements peuvent dissimuler, je ne saurais être partisan de cette méthode exclusive, et à laquelle il semble, si on s'en rapporte à toutes les études qui nous sont restées de lui, qu'il se soit toujours conformé scrupuleusement. Je suis bien sûr que si Rembrandt se fût astreint à cet usage d'atelier, il n'aurait ni cette force de pantomime, ni cette force dans l'effet qui rend ses scènes la véritable expression de la nature. Peut-être découvrira-t-on que Rembrandt est un beaucoup plus grand peintre que Raphaël[38].
J'écris ce blasphème propre à faire dresser les cheveux de tous les hommes d'école, sans prendre décidément parti; seulement je trouve en moi, à mesure que j'avance dans la vie, que la vérité est ce qu'il y a de plus beau et de plus rare... Rembrandt n'a pas, si vous voulez, absolument l'élévation de Raphaël...
Peut-être cette élévation que Raphaël a dans les lignes, dans la majesté de chacune de ses figures, Rembrandt l'a-t-il dans la mystérieuse conception du sujet, dans la profonde naïveté des expressions et des gestes. Bien qu'on puisse préférer cette emphase majestueuse de Raphaël, qui répond peut-être à la grandeur de certains sujets, on pourrait affirmer, sans se faire lapider par les hommes de goût, mais j'entends d'un goût véritable et sincère, que le grand Hollandais était plus nativement peintre que le studieux élève du Pérugin.
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Samedi 14 juin.—L'exécution des corps morts dans le tableau de Python, voilà ma vraie exécution, celle qui est le plus selon ma pente. Je n'aurais pas celle-là d'après nature, et la liberté que je déploie alors fait passer sur l'absence du modèle.—Se rappeler cette différence caractéristique entre cette partie de mon tableau et les autres.
—Allégorie sur la Gloire[39].—Dégagé des liens terrestres et soutenu par la Vertu, le Génie parvient au séjour de la Gloire, son but suprême: il abandonne sa dépouille à des monstres livides, qui personnifient l'envie, les injustes persécutions, etc.
[36] Cette inauguration précéda de quatre mois seulement l'inauguration du plafond de la galerie d'Apollon, pour laquelle il lança des invitations ainsi rédigées: «M. Delacroix a l'honneur de vous inviter à visiter la peinture qu'il vient de terminer dans la galerie d'Apollon au Louvre. Vous voudrez bien vous y présenter les jeudi 16 et vendredi 17 octobre, depuis onze heures jusqu'à trois heures.» Cette cérémonie attira, comme bien on pense, une foule d'artistes et de curieux; le spectacle de la salle ainsi animée devait inspirer au caricaturiste Daumier une de ses plus chaudes et de ses plus brillantes peintures, dans la manière du Voleur d'ânes et de l'Amateur d'estampes, que les artistes ont admirés à l'Exposition des caricaturistes.
[37] Les idées d'Eugène Delacroix sur Poussin devaient être reprises et développées deux ans plus tard dans une série d'articles qui parurent au Moniteur les 26, 28, 30 juin 1853. Il s'y montre moins sévère pour le Poussin que dans le fragment du Journal, puisqu'il écrit ceci en manière de conclusion: «Indiquer le nom de ces admirables compositions, c'est rappeler à la mémoire de tout le monde ce charme, cette grandeur, cette simplicité dont elles sont remplies et qui rendent toute description languissante. Il en est ainsi de ces bacchanales, de ces allégories dans lesquelles il excellait et qu'on ne peut comparer qu'à ces mêmes sujets, quand ils sont traités par les anciens.»
[38] À propos de ce parallèle sur lequel nous nous sommes expliqué dans la préface, il nous paraît intéressant de renvoyer à l'étude sur Raphaël, qui fut un des premiers travaux littéraires d'Eugène Delacroix et qui parut à la Revue de Paris en 1830. On y verra une nouvelle preuve de ce que nous disions dans cette préface, à savoir que «les points de vue se modifient avec l'âge, et que les qualités qui semblent prépondérantes au début d'une carrière prennent souvent une importance moindre à l'époque de la maturité».
[39] Voir Catalogue Robaut, nos 727 et 728.
11 août.—«Je suis triste de votre ennui. Avec tant de moyens pour passer votre temps agréablement dans ce monde, vous ne jouissez pas des avantages que vous avez sous la main, et que le ciel accorde relativement à bien peu de créatures, dans notre état de civilisation. Vous avez raison, quand vous me trouvez heureux de l'exercice d'un art qui m'amuse et m'intéresse réellement; mais à quel prix acquiert-on ce talent souvent médiocre et contestable, qui nous console, si vous voulez, dans certains moments!... Et que de chagrins l'accompagnent, dont on ne raconte jamais la centième partie! Notez que vous faites partie de ce petit nombre pour lequel, nous autres mouches à miel, nous nous exterminons; c'est pour vous plaire que nous jaunissons et que nous avons des gastrites... Vous n'avez autre chose à faire que de nous admirer, et, ce qui est infiniment plus agréable, de nous critiquer; et cela, avec des conditions de digérer infiniment supérieures, car vous prenez le repos et l'exercice quand il vous plaît... Vous allez, vous venez, vous vous reposez. Mais les bonnetiers eux-mêmes ne travaillent, comme des nègres, trente ans de leur vie que pour se reposer un jour. Vous êtes donc arrivé tout porté là où nous tendons, nous autres nègres, de toute la force de nos muscles ou de notre intelligence; vous êtes à l'abri des journalistes, des envieux. Avez-vous un ennemi?... vous lui donnez à dîner, vous l'enchaînez même à vous amuser dans l'occasion.
«Allons donc, mon ami, égayez-vous un peu, pour ce qui vous concerne, au spectacle de ce que souffrent tant de malheureux qui, loin de donner à dîner et d'avoir du superflu et des jouissances, n'ont pas même le nécessaire; et surtout allez voir la mer. Là, pour le coup, on ne peut jamais s'ennuyer. C'est un spectacle dont on ne peut se lasser...»
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Jeudi 14 août.—Pour les pendentifs[40]: Anges, l'un sonnant de la trompette, l'autre montrant le livre redoutable.—Anges présentant de l'encens ou la flamme des vœux.—Le Chandelier.—Des Palmes.—Ange gardien.—Ange conduisant les âmes à la sortie du corps.—Ange réveillant les morts.
[40] Chapelle des Saints Anges, à Saint-Sulpice. (Voir Catalogue Robaut, n° 1338 et nos 1343 à 1345.)
Meph—Laisse cet objet, on ne se trouve jamais bien
de le regarder... tu as bien entendu raconter l'histoire de Méduse?
Faust, tragédie de M. de Goethe, traduite en français par M. Albert
Stapfer C. Motte (Paris) 1828.
1852
Mercredi 21 janvier.—Avez-vous vu par hasard le pont Neuf, comme on nous le fait? Il sera véritablement digne de son nom, n'ayant plus aucun rapport avec l'ancien, qui était celui que nous avons vu toujours et si connu qu'on disait: Connu comme le pont Neuf. Il faudra rayer le proverbe, avec beaucoup d'autres illusions.
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26 janvier.—Vu les tapisseries sublimes de la Vie d'Achille, de Rubens, à la vente faite à Mousseaux. Ses grands tableaux ou ses tableaux en général n'ont pas cette incorrection; mais ils n'ont pas cette verve incomparable. Ici il ne cherche pas et surtout il n'améliore pas. En voulant châtier la forme, il perd cet élan et cette liberté qui donnent l'unité et l'action; la tête d'Hector renversée, d'une expression et même d'une couleur incomparables; car il est à remarquer que, toutes passées qu'elles sont, ces tapisseries conservent étonnamment le sentiment de la couleur, d'autant plus qu'elles n'ont dû être faites que d'après des cartons légèrement colorés.
Les trépieds apportés devant Achille avec Briséis que les vieillards lui ramènent. Que d'alambiquages, que de petites intentions les modernes auraient prodigués sur ce sujet! Lui va au fait comme Homère... C'est le caractère le plus frappant de ces cartons.
Achille plongé dans le Styx: les petites jambes qui s'agitent, pendant que le haut du corps est caché par l'eau... La vieille qui tient un flambeau, et le fond qui est magnifique. Caron, les suppliciés, etc.
Achille découvert par Ulysse. Le geste d'Ulysse qui s'applaudit de sa ruse et montre Achille à un compère qui est avec lui.
Ne pas oublier les décorations de ces tapisseries: les enfants qui portent des guirlandes; les figures de termes, de chaque côté de la composition, et surtout l'emblème qui caractérise chaque sujet au bas et au milieu. Ainsi dans la Mort d'Hector, la bataille de coqs, dont l'énergie est inexprimable; dans celui du Styx, Cerbère couché et endormi sous la colère d'Achille; un lion rugissant, dans le dernier.
L'Agamemnon, superbe dans son indignation mêlée de crainte. Il est sur son trône. D'un côté, les vieillards s'avancent pour arrêter Achille; de l'autre, Achille tirant son épée, mais retenu par Minerve, qui le prend par les cheveux, brusquement comme dans Homère.
Achille à cheval sur Chiron m'a paru ridicule: il est comme au manège et a l'air d'un cavalier du temps de Rubens.
La mort d'Achille: celui-ci s'affaisse au pied de l'autel où il sacrifie; un vieillard le soutient; la flèche la traversé le talon. À la porte même du temple, Paris, avec un petit arc ridicule à la main, et au-dessus de lui, Apollon qui le lui montre avec un geste qui venge toute la guerre de Troie. Rien n'est plus anti-français que tout cela. Tout ce qu'il y avait, même d'italien, auprès paraissait bien froid.
J'espère y retourner...
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Mardi 27 janvier.—Retourné ce jour voir les tapisseries. J'étais dans un état de malaise qui m'a empêché d'en tirer le parti que j'aurais voulu; j'ai fait quelques croquis et éprouvé la même impression et la même impossibilité de m'en aller. En sortant, chez Penguilly[41], où j'ai vu M. Fremiet[42], sculpteur; puis chez Cavé, que j'ai trouvé malade, je crois, gravement.
Il est impossible d'imaginer quelque chose qui soit au-dessus de cet Agamemnon. Quelle simplicité! La belle tête... avec un mélange d'appréhension, que domine l'indignation! Le vieillard lui prend la main, comme pour le calmer, et en même temps regarde Achille. La tête d'Hector mourant est une de ces choses qu'on n'oublie jamais; elle est la plus juste de tous points et la plus expressive que je connaisse dans la peinture. La barbe simple et d'un modelé admirable. La manière dont la lance le frappe, ce fer déjà caché dans sa gorge, et qui y porte la mort, font frémir. Voilà Homère et plus qu'Homère, car le poète ne me fait voir son Hector qu'avec les yeux de l'esprit, et ici je le vois avec ceux du corps. Ici est la grande supériorité de la peinture: à savoir, quand l'image offerte aux yeux non seulement satisfait l'imagination, mais encore fixe pour toujours l'objet et va au delà de la conception.
La Briséis est charmante: elle montre un mélange de pudeur et de joie; il semble qu'Achille, séparé d'elle par les figures d'hommes qui déposent à terre les trépieds, sente augmenter son désir de satisfaire sa tendresse en l'embrassant;... le vieillard, qui la lui présente, s'avance en s'inclinant avec un sentiment de honte, mêlé du désir de plaire à Achille. Dans l'Achille découvert, le groupe des filles est admirable: elles sont partagées entre le désir de s'occuper des chiffons et des bijoux, et la surprise de voir Achille, le casque en tête et déjà émancipé... Jambes charmantes.
J'ai déjà parlé du geste d'Achille, qui est incomparable: la vie et l'esprit éclatent dans ses yeux. La Mort d'Achille pleine des mêmes beautés. En étudiant davantage pour dessiner, on est confondu de cette science. Celle des plans est ce qui élève Rubens au-dessus de tous les prétendus dessinateurs; quand ils les rencontrent, il semble que ce soit une bonne fortune: lui, au contraire, dans ses plus grands écarts, ne les manque jamais. Figure superbe; force et vérité; l'acolyte couronné de feuillage, qui soutient Achille au moment où il succombe et s'affaisse en se tournant vers son meurtrier avec des regrets qui semblent dire: «Comment as-tu osé détruire Achille?» Il y a même quelque chose de tendre dans ce regard, dont l'intention peut aller jusqu'à Apollon, qui se tient implacable au-dessus de Paris et, presque collé à lui, lui indique avec fureur où il faut frapper. Le Vulcain est une des figures les plus complètes et les plus achevées: la tête est bien celle du dieu; l'épaisseur de ce corps est prodigieuse.
Le Cyclope qui apporte l'enclume et ses deux compagnons qui battent sur l'enclume, le Triton qui reçoit d'un enfant ailé le casque redoutable..... chefs-d'œuvre d'imagination et de composition!
Le parti pris et certaines formes outrées montrent que Rubens[43] était dans la situation d'un artisan qui exécute le métier qu'il sait, sans chercher à l'infini les perfectionnements.
Il faisait avec ce qu'il savait, et par conséquent sans gêne pour sa pensée. L'habit qu'il donne à ses pensées est toujours sous la main; ses sublimes idées, si variées, sont traduites par des formes que les gens superficiels accusent de monotonie, sans parler de leurs autres griefs. Cette monotonie ne déplaît pas à l'homme profond qui a sondé les secrets de l'art. Ce retour aux mêmes formes est à la fois le cachet du grand maître et en même temps la suite de l'entraînement irrésistible d'une main savante et exercée. Il en résulte l'impression de la facilité avec laquelle ce ouvrages ont été produits, sentiment qui ajoute à la force de l'ouvrage.