Journal de Eugène Delacroix, Tome 2 (de 3): 1850-1854
[230] Voir Catalogue Robaut, n° 1274.
[231] Il s'agit probablement de la toile qui porte le n° 853 du Catalogue Robaut, et que le maître donna ultérieurement à M. de Jolly.
[232] Eugène Bethmont, avocat et homme politique né en 1804, mort en 1860. II fut un des membres les plus brillants des assemblées politiques.
[233] Delacroix avait horreur de ce genre d'esprit qu'on rencontre surtout chez ceux qui par métier touchent à toutes choses sans pouvoir insister sur aucune. L'avocat, avec sa facilité d'élocution, son éloquence toujours prête, lui apparaissait comme un être superficiel et inconsistant. Ainsi, même à propos de Berryer, pour lequel il éprouvait, on le sait, une vive affection, il écrivait: « Heureux qui se contente de la surface des choses. J'admire et j'aime les hommes comme Berryer qui a l'air de ne rien approfondir.» Il faudrait être aveugle pour ne pas démêler la pointe de critique qui se dissimule mal sous cette admiration.
[234] Daniel Wilson, père de M. Daniel Wilson et de Mme Pelouze. Il acheta autrefois à Delacroix son tableau: La Mort de Sardanapale. (Voir Catalogue Robaut, n° 198.)
[235] Augustine Brohan avait débuté en 1841, à seize ans, à la Comédie-Française, avec un immense succès. Elle devint sociétaire l'année suivante. Son talent, sa grâce et son esprit lui assurèrent une situation exceptionnellement brillante.
[236] Voici une anecdote intéressante rapportée par Baudelaire, et qui mérite d'être rapprochée de ce passage: «Je me souviens qu'une fois dans un lieu public, comme je lui montrais le visage d'une femme d'une originale beauté et d'un caractère mélancolique, il voulut bien en goûter la beauté, mais me dit, avec son petit rire, pour répondre au reste: «Comment voulez-vous qu'une femme puisse être mélancolique?» insinuant sans doute par là que pour connaître le sentiment de la mélancolie, il manque à la femme certaine chose essentielle.»
[237] Arsène Houssaye était alors administrateur de la Comédie-Française.
[238] Plafond de la galerie d'Apollon.
[239] Voir Catalogue Robaut, n° 1238.
[240] Ce sujet d'Ovide, qu'il avait déjà traité pour la décoration de la Bibliothèque du Palais-Bourbon, devait lui inspirer un de ses chefs-d'œuvres de l'Exposition de 1859. Voici en quels termes il en parle: M. Moreau avait demandé à Delacroix un tableau pour M. Fould. Delacroix lui écrit le 11 mars 1856: «Je m'étais occupé tout de suite de chercher des sujets pour répondre au désir que vous m'avez si aimablement exprimé de la part de M. Fould. Après avoir hésité quelque temps, je me suis rappelé une esquisse que j'ai traitée, il y a un an environ, dans le projet d'en faire un tableau. Je crois le sujet assez favorable, avec figures, animaux, paysages. C'est Ovide exilé chez les Scythes, auquel les naïfs habitants apportent des fruits, du laitage.»
Ce tableau appartient aujourd'hui à Mme Sourdeval. (Voir Catalogue Robaut, n° 1376.)
[241] Il s'agit du tableau d'Olinde et Sophronie, qui a figuré récemment à l'Exposition des Cent chefs-d'œuvre, chez Petit. La description fournie par Delacroix est la suivante: «Olinde et Sophronie. Clorinde, arrivant au secours de Sarrasins assiégés dans Jérusalem, délivre de la mort deux jeunes amants condamnés au bûcher par le tyran Aladin.» (Jérusalem délivrée.) (Voir Catalogue Robaut, n° 1290.)
[242] Voir Catalogue Robaut, n° 1384.
[243] Voir Catalogue Robaut, n° 1249.
[244] Voir Catalogue Robaut, nos 1214 et 1220.
[245] Ce passage, qui nous avait échappé au moment d'écrire notre Étude, vient encore à l'appui de ce que nous avons dit sur le sentiment d'amitié chez Delacroix, et contribue à détruire la légende qu'on s'était plu à former.
[246] Le docteur Velpeau était un des plus célèbres chirurgiens de l'époque.
[247] M. Nisard, pour qui la critique ne pouvait avoir de mystères, déclarait dans un Salon daté de 1833, au National, où il remplaçait le critique Peisse, que «M. Delacroix n'avait pas un ouvrage sérieux».
[248] Visconti, architecte, dont l'œuvre principale fut la réunion du Louvre aux Tuileries. Il paraît que Delacroix l'estimait davantage que ses confrères Lefuel et Baltard. (Voir suprà, t. II, p. 229.)
[249] L'Exposition de 1855.
[250] Chaix d'Est-Ange, célèbre avocat et homme politique. Son goût pour les arts et ses fréquentes relations avec les artistes sont connus.
[251] Le comte Charles de Rémusat (1797-1875), écrivain et homme politique. De 1830 à 1852 il fit partie à toutes les assemblées délibérantes, et devint ministre de l'intérieur en 1840. Sous l'Empire, il resta complètement étranger aux affaires publiques et reprit ses travaux philosophiques, faisant paraître des ouvrages et publiant des études dans la Revue des Deux Mondes. En 1846, il avait succédé à Royer-Collard comme membre de l'Académie française.
[252] Jacques Babinet (1794-1872), mathématicien, membre de l'Académie des sciences depuis 1840, auteur d'un grand nombre de travaux qui embrassent diverses parties de l'astronomie, de la physique et de la météorologie. Il a publié de nombreux articles scientifiques à la Revue des Deux Mondes et au Journal des Débats.
[253] Il éprouva cette même émotion à l'église Saint-Sulpice, en peignant le dimanche, au son des orgues. Mais, comme on le verra plus loin, les autorités ecclésiastiques et administratives lui refusèrent l'autorisation de travailler le dimanche pendant les offices.
[254] Visconti mourut sans avoir achevé l'œuvre capitale de sa carrière d'architecte, la réunion du Louvre aux Tuileries. Mais son nom n'en reste pas moins attaché à ce magnifique travail. Il avait été, au mois d'août précédent, nommé membre de l'Institut.
Faust.—Ma belle Demoiselle oserais-je vous offrir
mon bras et vous reconduire chez vous?
Faust, tragédie de M. de
Goethe, traduite en français par M. Albert Stapfer C. Motte (Paris)
1828.
1854
Sans date.—Fragments d'un dictionnaire, etc.—Petits articles très courts sur les artistes célèbres et en passant ou traitant seulement un point qui les regarde ou d'une qualité propre à eux.
—Le beau implique la réunion de plusieurs qualités: la force toute seule n'est pas la beauté sans la grâce, etc.: en un mot, l'harmonie en serait l'expression la plus large.—Cette panhypocrisiade universelle.
1er janvier.—Tout va si mal: la vertu elle-même est si faible et si chancelante, le talent si journalier, si sujet à se dégrader et à s'abandonner soi-même, que les hommes sont facilement accoutumés à se contenter en tout de l'apparence seulement du talent et de la vertu. Apparence de talent, semblant d'honnêteté: point d'imitation de personne sur aucun point. Vous me le donnez, je le prends; je n'exige guère, de peur d'être obligé de rendre beaucoup. Il n'y a que sur la civilité qu'ils sont excessifs, parce qu'elle ne coûte rien.
Vous êtes avocat, vous défendez et vous faites triompher le client per fas et nefas, et il n'y a rien à dire, c'est le devoir! réussir surtout. Avoir défendu le client en pure perte avec tout le talent et la conscience imaginables, fâcheux accident, dont il faut se relever par un succès obtenu, s'il est nécessaire, dans un cas plus douteux, près de juges prévenus, en s'appuyant sur toutes les circonstances préparées ou fortuites qui concourent ordinairement à tous les succès.
Vous êtes l'archevêque de Cavaignac et sa créature; sa main vous a tiré de l'obscurité du néant. Vous serez l'archevêque de Napoléon, vous le consacrerez comme l'élu d'un grand peuple: la mitre commande. Vous n'êtes plus l'archevêque de Cavaignac, vous êtes l'archevêque de Paris. Vous entonnez le Salvum fac imperatorem avec tranquillité; vous recevez l'encens d'une manière convenable. Vous ne serez pas sorti de votre devoir, de ceux que demande et dont se contente le public.
Il n'y a pas une voix qui vous crie que vous devez prêter à la critique, pas une voix, celle de votre conscience moins que les autres, qui vous avertisse en secret. Qui donc, si vous ne vous le donnez vous-même, vous donnerait ce charitable avertissement? Je le dis charitable, dans l'intérêt de votre triste honneur, non dans celui des nécessités de votre position, des nécessités du bien vivre, du paraître. Qui vous le donnerait, cet avertissement que vous n'avez pas reçu comme une inspiration naturelle dans l'exercice d'un ministère et dans les méditations d'une situation qui vous rapproche de la source de toute vertu? L'attendriez-vous de ceux que vous appelez vos amis, quand vous ne l'avez pas senti en dedans de vous, dans le silence du sanctuaire? Quoi! vous approchez le Saint des saints! vous vivez dans la communion des élus! vous montez dévotement en chaire et les yeux baissés modestement comme pour interroger les replis de votre cœur, ou bien, les mains et les regards élevés comme pour attester l'auteur des saintes inspirations, vous étalez devant de tristes et faibles humains la corruption de leur nature, vous la leur faites toucher du doigt! Vous êtes ménager devant eux de ces promesses qui encourageraient, consoleraient leurs aspirations vers le bien; vous tonnez quelquefois, vous êtes la voix de Dieu lui-même! mais vous savez bien ce que c'est que cet instrument et quel est cet organe dont il se sert pour faire arriver sa parole jusqu'à ses créatures déshéritées. Oui! cette voix, en passant par vos lèvres, et je ne dis pas votre cœur, pour arriver à ces cœurs abattus, pour effrayer même les justes, cette voix, dis-je, réveille malgré vous dans vous-même un sentiment importun. Vous ne pouvez avoir aboli, à ce point, dans votre être, le sentiment du juste, qu'il ne se passe en vous un tumulte qui troublera et attristera la sécurité que la vue du monde, comme il est, vous a accoutumé à regarder comme la paix de l'âme. Vous remportez, au milieu de ces flatteurs, de ces corrompus, si attentifs à vous cacher leur corruption et à feindre de ne point s'apercevoir de la vôtre, un fond chagrin, une soucieuse attitude, que vous vous efforcez de faire paraître tranquille pour d'homme de l'habit que vous portez, pour paraître, par le calme de votre visage, aussi élevé au-dessus du commun des hommes, que vous semblez l'être par les insignes sacrés de votre dignité.
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4 janvier.—Soirée aux Tuileries. J'en suis revenu plus chagrin que de l'enterrement du pauvre Visconti. La figure de tous ces coquins[255] et de toutes ces coquines, ces âmes de valets sous ces enveloppes brodées, lèvent le cœur.
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5 janvier.—«Ainsi, dans toutes nos résolutions, il faut examiner quel est le parti qui présente le moins d'inconvénients et l'embrasser comme le meilleur, parce qu'on ne trouve jamais rien de parfaitement pur et sans mélange, ou exempt de danger.» (Machiavel.)
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17 janvier.—Les littérateurs font semblant de croire que l'oreille et l'œil jouissent, dans la musique et dans la peinture, comme le palais dans l'action de manger et de boire.
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25 janvier.—Ce soir, à la soirée de la princesse Marcellini, S..., en me parlant de Mozart, me dit qu'il avait laissé un petit livre dans lequel il notait tout ce qu'il composait: il y a des jours, des semaines, des mois pendant lesquels il ne fait rien; quand il s'y remet, c'est prodigieux; ce que c'est que l'ouvrage d'un seul jour quelquefois!
—Armide arrivant au camp de Godefroi... Sa suite, ardeur des chevaliers.
—Frappement du rocher, pour le ministère d'État.
—Renaud dans la forêt enchantée[256]: les disciples près des arbres.
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29 janvier.—L'admirable symphonie que j'avais oubliée. Se rappeler dans l'avant-dernier morceau la gueule de l'enfer entr'ouverte pendant une mesure ou deux.
Le matin, *** est venu m'apprendre, par une pluie affreuse et à travers la crotte, que mon plafond avait fait fiasco hier soir... Le bon cœur! l'aimable parent!... Comme il m'a trouvé très froid à ses remarques, attendu que je le trouve bon, il s'en est allé sans avoir rempli son but. Il remportait alors l'inquiétude d'avoir par trop compté sur ma bénignité; sa figure allongée et verdie annonçait la crainte de voir s'envoler les commandes de tableaux et de plafonds.
[255] Voir notre Étude, p. XVI et XVII.
[256] Toile qui fut adjugée cent sept francs à Andrieu, qui la céda à la duchesse Colonna. «Nous pensions, dit le Catalogue Robaut, que cette esquisse était entrée dans le legs fait au musée cantonal de Fribourg par Mme la duchesse Colonna... Le conservateur de ce musée que nous avons consulté à ce sujet, nous a détrompés.»
6 mars.—Commencé à montrer le salon de la Paix, à l'Hôtel de ville, jusqu'au 13 inclusivement[257].
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9 mars.—Vu chez le ministre d'État M. Isabey, qui m'a demandé des billets pour le prochain bal de l'Hôtel de ville, pour lui, sa femme et sa fille.—Id.; id., pour Riesener et sa femme.
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11 mars.—Grande interruption dans ces pauvres notes de tous les jours: j'en suis très attristé; il me semble que ces brimborions, écrits à la volée, sont tout ce qui me reste de ma vie, à mesure qu'elle s'écoule. Mon défaut de mémoire me les rend nécessaires; depuis le commencement de l'année, le travail suivi de l'achèvement de l'Hôtel de ville me donnait trop de distraction; depuis que j'ai fini, et il y a bientôt un mois, j'ai les yeux en mauvais état, je crains d'écrire et de lire.
Article remarquable sur les Kœnigsmarck[258], par M. Blaze[259], Revue des Deux Mondes (15 octobre 1852-15 mai 1853).
Aller chez M. Viardot, la semaine prochaine; M. Thiers, id.
Billets à Signol, à Larivière[260], à Panseron[261], à M. Pelletier[262], à Dedreux-Dorcy[263].
A. Deschamps[264], qui est venu me voir ces jours-ci, me disait que Félix Bodin[265], que nous avons connu, qui est mort assez jeune et qui était un homme maigre, lui disait qu'un homme de son tempérament était tué inévitablement dans la compagnie habituelle d'un homme gras et robuste: ces natures tirent à elles, au lieu de rendre, contrairement à l'opinion des anciens médecins qui faisaient coucher des vieillards avec de jeunes filles, pensant leur communiquer ainsi un peu de la chaleur et de l'activité d'un jeune sang.
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14 mars.—Dîné chez Villot, avec Nadaud[266] Arago, Bixio.
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15 mars.—Dîné chez Hippolyte Rodrigues[267] avec Halévy, Boilay, Mirès[268]; ce dernier, très original, très sensé, très spirituel; il est bien la preuve que c'est l'esprit qui fait l'homme. Il me disait, sur ce que le peuple, à présent, croit que le bien-être lui est dû indépendamment de l'esprit et de l'industrie employés à se le procurer, en un mot sur cette rage d'égalité de bonheur qui possède tous ces gens-là et que je déplorais, que c'était un mobile qui venait à son tour et qui avait son temps à faire, comme tous ceux qui ont soulevé les hommes plus ou moins longtemps, les guerres de religion par exemple.
Il disait que, quelque judiciaire qu'on apporte dans les affaires, on avait besoin d'un associé, d'un autre vous-même qui vous éclairât et vous fit quelquefois toucher du doigt la fausseté d'un calcul sur lequel on fondait de l'espérance.
Chez la princesse ensuite, où je ne suis arrivé qu'à onze heures passées. Elle confessait sa mobilité et la facilité de caractère qui la porte à donner toujours raison au dernier qui lui parle.
Mirés disait que l'artiste était une variété du fou. Mais l'artiste n'a pas besoin, comme dans les autres professions, je veux dire à l'endroit même de la profession, de cette présence d'esprit, de cette fixité dans les résolutions, sans lesquelles ni le général d'armée, ni l'administrateur, ni le financier ne sauraient rien faire de bon.
Je pense, le lendemain, qu'une partie de la supériorité de Louis-Napoléon vient sans doute de ce qu'il n'a rien de l'artiste.
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20 mars.—Enterrement de la pauvre Mme Delaborde. Quantité de figures que je n'avais pas vues depuis longtemps. Villemain très changé; M. d'Houdetot méconnaissable. Le plus beau temps du monde: les bourgeons naissants verdoyant sous le soleil de printemps au milieu de cette mort et de cette caducité.
Je suis revenu de l'église à pied, par le pont d'Iéna où j'ai été voir la statue de Préault[269], que j'aurais voulu trouver meilleure; de là chez Riesener, le long de la rive gauche.
Vu chez Comon la jeune personne, en allant acheter l'Artiste; de là chez Mercey, qui m'a remis la commande du tableau pour l'Exposition.
Dîné chez Mme de Forget avec Laity[270] et Mme de Querelles, très bonne enfant.
Chez Devinck. Musique: morceau de Bach arrangé par Gounod. Le violon Hermann trop maniéré[271].
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21 mars.—Travaillé toute la journée à l'Antée[272] pour Dumas, aux compositions de Chasses de lions[273], etc.
Vers quatre heures, chez le ministre; revenu à pied; rencontré l'insupportable Dagnan[274] et le bon Debay qui espère toujours que je traverserai la forêt de Sénart pour aller le voir à Montgeron.
Le soir, M. Lefèvre-Deumier[275]; j'y ai vu Yvon[276], qui m'a complimenté.
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22 mars.—Sur le paysage.—Sur les modes dans les arts.—De l'imitation de l'antique: tout le monde l'a imité.—Sur la composition critique de diverses compositions de grands maîtres: Entrée à Babylone d'Alexandre, par Lebrun. Le faux pittoresque préféré à la convenance, comme dans Lebrun, ou l'insignifiance et la platitude, comme dans le Christ au tombeau de Titien; sa composition du Couronnement d'épines, de même. Chez Paul Véronèse, l'arrangement est de beaucoup préférable, mais l'intérêt dramatique est nul: qu'il peigne le Christ ou un bourgeois de Venise, ce sont toujours ses robes de chambre, ses fonds bleus, ses petits nègres portant des petits chiens, tout cela, il est vrai, arrangé avec l'harmonie des lignes et de la couleur.
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23 mars.—Bal aux Tuileries: même sentiment d'ennui des autres et de moi-même. Cette abjection dorée est la plus triste de toutes.
Sur la sculpture: l'art princeps.—Ces sculpteurs modernes ne font que des pastiches.
La littérature.—Elle est l'art de tout le monde: on l'apprend sans s'en douter.
Les commissions.—J'ai été frappé à la dernière séance combien il faut consulter les hommes spéciaux. Mémoire sur ce sujet: tout ce qu'elles font est incomplet et surtout incohérent. À cette séance, les artistes votaient ensemble; ils avaient la raison pour eux; les autres ne comprennent que confusément; ils n'ont pas de notions claires.
Ce n'est pas à dire que, si je gouvernais, je remettrais les questions d'art, par exemple, à des commissions d'artistes. Les commissions seraient purement consultatives, et l'homme de mérite qui les présiderait n'en ferait qu'à sa tête après les avoir écoutées. Réunis et seuls du métier, chacun reprend promptement son point de vue étroit; opposés à des gens tout à fait incapables, les avantages certains et généraux ressortent à leurs yeux, et ils les font ressortir avec succès.
Ceci est contre les républiques. On objecte celles qui ont jeté de l'éclat; j'en vois la raison dans l'esprit traditionnel qui a survécu à tout, chez ces républiques, dans certains corps chargés du maniement des affaires. Les républiques les plus célèbres sont les aristocratiques. Un noble, comme un plébéien, pourvu qu'il ait du sens, comprendra l'intérêt du pays; mais le plébéien est un membre d'un corps qui n'est nulle part; le noble, au contraire, n'est quelque chose que par la tradition et par l'esprit conservateur qui lui rend plus chère encore une patrie à la tête de laquelle le placent ces institutions qu'il a mission de défendre: Venise, Rome, l'Angleterre, etc., sont des exemples.
L'esprit national ne se retrouvera dans le peuple que quand il se trouvera directement en face d'intérêts nationaux étrangers. C'est comme dans les commissions où les artistes, opposés à des manufacturiers, votent comme un seul homme. Envoyez à un congrès européen un certain nombre de plébéiens anglais, je parle de ceux qui font de l'opposition chez eux, qui sont pour le progrès, pour les changements, ils seront Anglais avant tout vis-à-vis des Allemands, des Français, etc.; ils soutiendront, sans en retirer une syllabe, les privilèges anglais qui font la force de l'Angleterre, et qu'un instinct secret leur dit être le principe de cette force.
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24 mars.—Travaillé à ébaucher les Chasseurs de lions, pour Weill.
À deux heures et demie, séance à la commission de l'Industrie. Discussion sur le règlement concernant l'exposition des ouvrages faits depuis le commencent du siècle. J'ai combattu avec succès, aidé de Mêlée, cette proposition, qui a été écartée. Ingres[277] a été pitoyable; c'est une cervelle toute de travers; il ne voit qu'un point... C'est comme dans sa peinture; pas la moindre logique et point d'imagination: Stratonice, Angélique, le Vœu de Louis XIII, son plafond récent avec sa France et son Monstre.
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26 mars.—Concert à Sainte-Cécile. Je n'ai prêté d'attention qu'à la Symphonie héroïque[278]. J'ai trouvé la première partie admirable, l'andante est ce que Beethoven a peut-être fait de plus tragique et de plus sublime, jusqu'à la moitié seulement. Ensuite la Marche du Sacre de Cherubini que j'ai entendue avec plaisir. Quant à Preciosa[279], la chaleur qu'il faisait là, ou une brioche que j'avais mangée, avant de venir, ont paralysé mon âme immortelle, et j'ai dormi presque tout le temps.
Je pensais, en entendant le premier morceau, à la manière dont les musiciens cherchent à établir l'unité dans leurs ouvrages. Le retour des motifs principaux est, en général, celui qu'ils croient le plus efficace: c'est aussi celui qui est le plus à la portée de la médiocrité. Si ce retour est, dans certains cas, l'occasion d'une grande satisfaction pour l'esprit et pour l'oreille, il semble, quand on l'applique trop souvent, un moyen secondaire, ou plutôt un pur artifice. La mémoire est-elle si fugitive qu'on ne puisse établir de relations dans les différentes parties d'un morceau de musique, si on n'affirme en quelque sorte à satiété l'idée principale par de continuelles répétitions?
Une lettre, un morceau de prose ou de poésie présente une déduction et un ensemble qui ressortent du développement des idées naissant les unes des autres, et pas par la répétition d'une phrase qui sera, si l'on veut, le point capital de la composition.
Les musiciens ressemblent en cela aux prédicateurs qui répètent à satiété et fourrent partout la phrase qui sert de texte à leur discours.
Je me rappelle, dans ce moment, plusieurs airs de Mozart dont la logique et la déduction sont admises, sans que le motif principal soit répété: l'air Qui l'odio non facunda, le chœur des prêtres de la Flûte enchantée, le trio de la Fenêtre, de Don Juan, le quintette, idem, etc. Ces derniers sont des morceaux de longue haleine, ce qui augmente le mérite. Dans ses symphonies, il répète quelquefois à satiété le motif principal; peut-être, en cela, se conforme-t-il à des usages établis. Cet art-là me semble plus assujetti que les autres à des habitudes pédantesques de métier, qui donnent une satisfaction aux gens purement musiciens, mais qui fatiguent toujours auditeurs peu versés dans la curiosité du métier, telle que les fugues, les rentrées savantes, etc.
Ces répétitions du motif me paraissent être occasionnellement, comme je le disais, une source de jouissances, quand elles sont employées à propos, mais elles donnent moins le sentiment de l'unité, qu'elles ne fatiguent quand l'unité ne ressort pas naturellement à l'aide des vrais moyens dont le génie a le secret. L'esprit est si imparfait, si difficile à fixer, que l'homme le plus sensible aux arts éprouve toujours, en présence d'un bel ouvrage, une sorte d'inquiétude, de difficulté d'en jouir complètement, que ne peuvent faire disparaître les petits moyens de produire une unité factice, moyens comme les répétitions des motifs dans la musique, comme la concentration de l'effet dans la peinture, petites et mesquines industries dont le commun des artistes s'empare facilement et qu'il applique de même. Un tableau qui semble devoir satisfaire plus complètement et plus facilement ce besoin d'unité, puisqu'il semble qu'on le voie tout d'une fois, ne le produit pas davantage s'il n'est bien composé, et j'ajoute même que, offrît-il au plus haut degré une grande unité dans son effet, l'âme ne sera pas pour cela complètement satisfaite. Il faut que, dans l'absence de l'ouvrage qui a éveillé en elle des sentiments, elle se recueille dans le souvenir: alors dominera celui de l'unité de l'ouvrage, si cette qualité s'y trouve effectivement. C'est alors que l'esprit saisit l'ensemble de la composition, ou se rend compte des disparates et des lacunes. Ces remarques faites à propos de la musique me font apercevoir plus particulièrement combien les gens de métier sont de pauvres connaisseurs dans l'art qu'ils exercent, s'ils ne joignent à la pratique de cet art une supériorité d'esprit ou une finesse de sentiment, que ne peut donner l'habitude de jouer d'un instrument ou de se servir d'un pinceau. Ils ne connaissent d'un art que l'ornière dans laquelle ils se sont traînés, et les exemples que les écoles mettent en honneur. Jamais ils ne sont frappés des parties originales; ils sont, au contraire, bien plus disposés à en médire; en un mot, la partie intellectuelle, ce sentiment-là leur échappe complètement, et comme ils sont malheureusement les juges les plus nombreux, ils peuvent dérouter longtemps le goût public et de même retarder le vrai jugement qu'il faut porter sur les beaux ouvrages. De là, sans doute, cette condescendance des grands talents pour le goût étroit et mesquin qui est, en général, la règle des conservatoires et des ateliers. De là ce retour de moyens prétendus savants qui ne satisfont aucun besoin de l'âme, et qui, par la répétition de banalités convenues, déparent certains chefs-d'œuvre et les marquent promptement d'un cachet de décrépitude.
Les beaux ouvrages ne vieilliraient jamais s'ils n'étaient empreints que d'un sentiment vrai. Le langage des passions, les mouvements du cœur sont toujours les mêmes; ce qui donne inévitablement ce cachet d'ancienneté, lequel finit quelquefois par effacer les plus grandes beautés, ce sont ces moyens d'effet à la portée de tout le monde, qui florissaient au moment où l'ouvrage a été composé; ce sont certains ornements accessoires à l'idée et que la mode consacre, qui font ordinairement le succès de la plupart des ouvrages. Ceux qui, par un prodige bien rare, se sont passés de cet accessoire, n'ont été compris que fort tard et fort difficilement, ou par de générations qui étaient devenues insensibles à ce charmes de convention.
Il y a un moule consacré dans lequel on jette les idées bonnes ou mauvaises, et les plus grands talents, les plus originaux, en portent involontairement la trace. Quelle est la musique qui résiste, après un certain nombre d'années, au caractère de vétusté que lui impriment les cadences, les fioritures qui souvent ont fait sa fortune, à son apparition? Quand l'école moderne d'Italie a substitué des ornements d'un goût qui a semblé nouveau à ceux dont nous avions l'habitude dans la musique de nos pères, cette nouveauté a paru le comble de la distinction; mais cette impression n'a pas duré autant que la mode dans les vêtements et dans les bâtiments. Elle a eu tout au plus assez de puissance pour nous lasser passagèrement des ouvrages anciens, en les faisant paraître vieux; mais ce qui a déjà prodigieusement vieilli, ce sont les ornements, c'est la parure indiscrète qu'un magistique (sic) génie ne dédaignait pas d'ajouter à ses heureuses conceptions et dont la foule des imitateurs a fait la substance même des ouvrages dénués d'invention.
Il faut déplorer ici cette triste condition de certaines inventions qui nous charment dans les esprits originaux. Ces agréments mêmes, ces ornements, ajoutés par la main du génie à des idées expressives et profondes, sont presque une nécessité à laquelle il cède naturellement. Ce sont des intervalles, des repos presque nécessaires, qui reposent l'esprit et le conduisent à de nouvelles idées.
Sur les nouvelles sonorités, les combinaisons de Beethoven: elles sont déjà devenues l'héritage ou plutôt le butin des moindres débutants.
*
27 mars.—Premier acte de la Vestale[280] dans la loge de Mme Barbier. J'ai été frappé, à travers la vétusté, d'un souffle original et qui a dû ressortir bien davantage à l'origine. Je ne sais si Cherubini est un plus grand musicien, mais il ne me donne pas cette impression. Il me semble qu'il est le calque des formes qu'il a trouvées établies: ainsi le Requiem de Mozart serait la règle dont il n'est pas sorti.
En sortant, vu deux actes d'Ulysse[281] qui m'a paru encore affaibli. Cette musique mince ne va pas aux temps héroïques. Le dialogue est bien puéril, et cependant, quand on l'interrompt pour intercaler un morceau de musique, on est dans la situation d'un voyageur qui fait une route insipide, mais qui voudrait n'arrêter qu'au bout de sa carrière; en un mot, c'est un genre bâtard: bâtard quant au poème par la niaise imitation de mœurs qui ne nous touchent pas, bâtard par cette musique d'opéra-comique, et qui certes n'a rien d'antique pour faire chanter des porchers. Mieux aurait valu du plain-chant, puisqu'on était en train d'archaïsme.
[257] Dans l'intervalle du 29 janvier an 6 mars, Delacroix avait fait exécuter par le peintre Andrieu des retouches aux peintures du salon de la Paix à l'Hôtel de ville, ainsi qu'il résulte de cette lettre: «Ayez la bonté de refaire un ciel plus clair, à la Muse par exemple, pas trop uni, mais éclairci de manière à faire bien à la lumière. Faites-en autant à la Minerve et, si vous voulez, à la Vénus. Je ne ferai que perdre ma journée en allant seulement pour cela, que vous pouvez faire parfaitement, et je ne serai pas en train de faire quoi que ce soit avant d'avoir revu aux lumières.» (Corresp., t. II, p. 98.)
[258] Épisode de l'histoire du Hanovre.
[259] Blaze de Bury, qui était le beau-frère de Buloz, fit pendant de longues années paraître de nombreux articles de critique littéraire et musicale à la Revue des Deux Mondes.
[260] Larivière, peintre, élève de Guérin, de Girodet et de Gros, avait été un des derniers concurrents de Delacroix à l'Institut.
[261] Panseron (1795-1859), compositeur, auteur d'un grand nombre de morceaux de musique religieuse.
[262] Pelletier occupait un poste important au ministère d'État. C'était un protégé de M. Fould.
[263] Dedreux-Dorcy, peintre, qui fit un portrait de Delacroix en 1831.
[264] Antony Deschamps de Saint-Amand, poète et littérateur (1808-1869). Outre un grand nombre d'œuvres poétiques, A. Deschamps a publié des articles dans la Revue de Paris et le Journal des Débats.
[265] Félix Bodin, publiciste et historien (1795-1837). C'est sous ses auspices que M. Thiers, alors inconnu, commença son Histoire de la Révolution française. Félix Bodin devint membre de la Chambre des députés après la révolution de 1830.
[266] Gustave Nadaud (1820-1893), compositeur et chansonnier, qui avait déjà, en 1849 et 1852, publié deux recueils de ses chansons.
[267] Hippolyte Rodrigues, financier et littérateur, occupait depuis 1840 une charge d'agent de change qu'il abandonna en 1875 pour se consacrer exclusivement aux études de critique et d'histoire religieuse. Il était le beau-père d'Halévy.
[268] Mirés, célèbre financier de l'époque, était alors à la tête d'un série de vastes opérations financières et jouissait dans le monde d'une influence considérable.
[269] Le Cavalier gaulois.
[270] Laity, ancien lieutenant d'artillerie, qui avait pris parti avec sa troupe pour le prince Louis-Napoléon lors de l'échauffourée de Strasbourg, où il se trouvait alors en garnison. Traduit devant la cour d'assises et acquitté, il donna sa démission. A l'avènement de Louis-Napoléon à la présidence de la République, il reprit du service dans l'armé, mais il donna de nouveau sa démission après le coup d'État. En 1854, il fut nommé préfet, et devint sénateur en 1857.
[271] Adolphe Hermant, dit Hermann, né à Douai en 1822, élève Conservatoire de Paris, violoniste distingué.
[272] Hercule étouffant Antée. (Voir Catalogue Robaut, n° 1139.)
[273] Voir Catalogue Robaut, nos 1230, 1242, 1278, 1349, 1350.
[274] Isidore Dagnan, paysagiste, qui exposa de 1819 à 1868.
[275] Lefèvre-Deumier (1797-1857), littérateur et poète, auteur de tragédies romantiques écrites sous l'influence de Byron. En 1830, il prit part à l'insurrection de Pologne, puis, de retour en France, se maria et recueillit par héritage une immense fortune. Il devint, en 1852, bibliothécaire des Tuileries.
Sa femme, née Roulleaux-Dugage, s'est adonnée à la sculpture; elle exposait cette même année 1853 un buste de Mgr Sibour qui lui valut une médaille.
[276] Adolphe Yvon, peintre, élève de Delaroche, qui n'avait jusqu'alors exposé que des portraits et des scènes bibliques ou de genre. Il n'aborda le genre historique et militaire qu'au Salon de 1853, en peignant l'épisode du Premier consul descendant le mont Saint-Bernard, pour le château de Compiègne.
[277] Voir notre Étude sur les rapports d'Ingres avec Delacroix. À propos du plafond d'Ingres qui avait contribué à la décoration de l'Hôtel de ville, voici ce que Delacroix écrivait à un critique d'art: «Je ne sais si mon illustre confrère en plafond sera aussi satisfait de votre appréciation que je le suis pour ma part. Je suis entièrement de votre avis, à savoir que les camées ne sont pas faits pour être mis en peinture, et qu'il faut que chaque chose soit à sa place.» M. Burty ajoute en note: «L'illustre confrère en plafond, c'était Ingres, et les camées, c'était l'apothéose de Napoléon.» (Corresp., t. II, p. 110-111.)
Burty aurait pu ajouter que si Delacroix prononce le mot camée, c'est que Ingres n'avait fait qu'agrandir une composition connue comme camée. D'ailleurs, Delacroix fit de même pour l'Apothéose d'Homère.
[278] Rappelons qu'il qualifiait de divine la symphonie en la.
[279] Opéra de Weber.
[280] Tragédie lyrique de Spontini, qui avait été représentée pour la première fois à l'Académie impériale de musique le 11 décembre 1807; elle fut reprise à l'Opéra le 16 mars 1854, avec Roger, Obin, Bonnehée, Mlles Poinsot et Sophie Cruvelli. Cette reprise n'obtint pas le succès qu'on avait espéré.
[281] Ulysse, tragédie en trois actes et en vers, mêlée de chœurs, par Ponsard, qui fut représentée pour la première fois au Théâtre-Français le 18 juin 1852.
4 avril.—De la différence qu'il y a entre la littérature et la peinture relativement à l'effet que peut produire l'ébauche d'une pensée, en un mot de l'impossibilité d'ébaucher en littérature, de manière à peindre quelque chose à l'esprit, et de la force, au contraire, que l'idée peut présenter dans une esquisse ou un croquis primitif. La musique doit être comme la littérature, et je crois que cette différence entre les arts du dessin et les autres tient à ce que les derniers ne développent l'idée que successivement. Quatre traits, au contraire, vont résumer pour l'esprit toute l'impression d'une composition pittoresque.
Même quand le morceau de littérature ou de musique est achevé quant à sa composition générale, qui est supposée devoir donner l'impression pour l'esprit, l'inachèvement des détails sera d'un plus grand inconvénient que dans un marbre ou un tableau; en un mot, l'a peu près y est insupportable, ou plutôt ce qu'on appelle, en peinture, l'indication, le croquis, y est impossible: or, en peinture, une belle indication, un croquis d'un grand sentiment, peuvent égaler les productions les plus achevées pour l'expression.
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7 avril.—Concert de la princesse. J'étais à côté de Mlle Gavard et de son frère; il faisait une chaleur insupportable et une odeur de rat mort qui l'était de même. Cela a été d'une grande longueur. On a commencé par le plus beau; quoique cela ait nécessairement gâté le reste, on a du moins goûté tout du long et sans fatigue cette belle symphonie en ut mineur de Mozart; mon pauvre Chopin[282] a des faiblesses après cela. La bonne princesse s'obstine à jouer ses grands morceaux; elle y est encouragée par ses musiciens qui ne s'y connaissent point, tout artistes de métier qu'ils sont. Le souffle manque un peu à ces morceaux. Il faut dire que la contexture, l'invention, la perfection, tout est dans Mozart. Barbereau me disait chez Boissard, après ce beau quatuor dont je parle plus loin, qu'il a, plus encore que Haydn, la simplicité et la franchise des idées; c'est surtout par le souvenir qu'on l'apprécie. Il en met une grande partie sur le compte de la science, sans omettre l'inspiration; il dit que c'est la science qui fait tirer ainsi partie des idées.
Chenavard me disait, ce jour-là, qu'Haydn lui paraissait avoir le style comique, le style de la comédie; il s'élève rarement jusqu'au pathétique. Mozart, me disait S..., ainsi qu'Haydn, n'a pas mis la passion dans la symphonie. Ce dernier particulièrement, qui en a tant mis dans son théâtre, ne cherche dans la symphonie qu'une récréation pour l'oreille, récréation intelligente, bien entendu, mais point de ces élans sombres et violents qui sont presque tout Beethoven, lequel n'a jamais pu faire de théâtre[283].
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8 avril.—L'homme heureux est celui qui a conquis son bonheur ou le moment de bonheur qu'il ressent actuellement. Le fameux progrès tend à supprimer l'effort entre le désir et son accomplissement: il doit rendre l'homme plus véritablement malheureux. L'homme s'habitue avec cette perspective d'un bonheur facile à atteindre: suppression de la distance, suppression de travail dans tout.
Après avoir supprimé l'espace, mis à bon marché toutes sortes de substances qui servent au luxe et au plaisir d'une génération amollie, il ne reste plus qu'à décider la terre à répandre d'une main plus libérale ses antiques dons, source de notre vie même. Il est plus difficile de régler le cours des saisons que de creuser des montagnes et d'aligner sur des espaces considérables des monceaux de fer, voie expéditive qui rapproche les lieux et ménage le temps. Des philanthropes ont bien imaginé que la mécanique suppléerait quelque jour au caprice du vent et aux difficultés du sol pour donner libéralement au genre humain cette nourriture qu'il n'arrache à la terre qu'avec des sueurs, depuis qu'il a été jeté tout nu sur sa face, et depuis qu'il a renoncé à se procurer une chétive subsistance avec des arcs et des flèches, aux dépens d'autres chétives créatures qui trouvent, elles, sans les mêmes soins, quoique avec peine encore, la nourriture...
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9 avril.—-Détestable concert à Sainte-Cécile: le fameux finale de Mendelssohn, annoncé par S..., m'a paru un charivari sans idées.
En sortant, été voir Mme Delessert sur son invitation. Marche turque de Beethoven et chœur de D...: médiocres, affectés. Pourquoi ne pas exécuter ces beaux concertos, comme celui que Chopin m'a fait connaître?
La pauvre princesse nous donnait aussi des choses ennuyeuses dans le même genre; elle faisait chanter à Mario un air de Chopin et surtout un Chant de mai, qu'il ne faut pas confondre avec celui de 1815... prétentieuse et vague imagination de Meyerbeer.
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10 avril.—Dîné chez Mme de Forget avec Mme de Querelles; bien qu'elle abonde volontiers dans le sens des conversations religieuses, je la trouve avec plaisir; nous avons beaucoup parlé des tables. Les prêtres y voient l'influence des mauvais esprits.
11 avril.—J'ai fait mes paquets toute la matinée et ai été à deux heures chez Boissard. Divin quatuor de Mozart.
Chenavard nous parlait de Rossini: on le traitait déjà de perrucone, en 1828. Il crève de jalousie pour les succès des moindres musiciens. Le philosophe nous citait le mot de Boileau, déjà très vieux, à Louis Racine: il lui disait qu'il n'avait jamais entendu faire l'éloge du moindre savetier sans se sentir mordu au cœur. Il disait qu'il fallait de l'émulation.
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Champrosay, 12 avril.—Parti pour Champrosay. La pluie a commencé juste au moment où nous quittions Paris pour aller à Champrosay. La sécheresse vraiment extraordinaire qui dure depuis six semaines affecte les campagnards.
Ce soir, promenade avec Jenny vers Draveil par la plus belle lune du monde. Le temps est entièrement remis.
J'ai emporté avec moi la fin de l'article de Silvestre[284], qui me concerne. J'en suis très satisfait. Pauvres artistes! ils périssent si on ne s'occupe pas d'eux. Il me met dans la catégorie de ceux qui ont préféré l'opinion de la postérité à celle de leur époque.
Avant dîner, nous avions été avec Jenny voir la fontaine. Ba vet a fait ébrancher ces beaux saules et ces beaux peupliers que j'admirais tant l'année dernière et qui étaient la grâce de toute cette plaine.
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13 avril.—La plus belle matinée du monde et la plus douce impression en ouvrant ma fenêtre. Le sentiment du calme et de la liberté dont je jouis ici est d'une douceur inexprimable. Aussi je laisse venir ma barbe et je suis presque en sabots. Travaillé aux Baigneuses[285] toute la matinée, en interrompant de temps en temps mon travail pour descendre dans le jardin ou dans la campagne.
Vers trois heures, promenade assez courte dans la forêt, en prenant par l'allée du chêne Prieur, revenant vers la grande allée qui croise celle de l'ermitage et revenu enfin par cette dernière, après avoir passé à l'ombre derrière l'enclos. Peu d'idées, mais un certain sentiment de bonheur: satisfaction de moi-même et de mon travail.
Trouvé deux belles plumes d'oiseau de proie.
Le soir, sommeil après dîner et promenade jusqu'à onze heures, par la lune, dans le jardin.
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14 avril.—Assez mauvaise disposition toute la matinée.—Travaillé aux Guetteurs de lion[286].
Sorti avant dîner avec Jenny, qui est souffrante et inquiète; Julie partait le soir pour son pays.
Dans la journée, promenade de temps en temps dans le jardin.
Écrit à Silvestre et à Moreau[287].
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15 avril.—Repris la Clorinde.—Composé à l'intention de Dumas l'Hamlet ayant tué Polonius[288].
Vers trois heures, descendu par le plus beau soleil à la rivière pour voir à quel point elle est diminuée par la sécheresse. J'ai parcouru tout le bord avec beaucoup de plaisir; j'étais poursuivi, en descendant la petite rue pour arriver à la plaine et en revoyant ces petites îles de la rivière, par toutes sortes d'émotions mêlées de douceur et de regrets.
Le soir, promenade avec Jenny sur la route toute poudreuse.
J'écris à Mme de Forget:
«Je vous écris par le plus beau temps possible, qui afflige tout le monde, en commençant par la terre. Je n'ai pas souvenir d'avoir vu pareille chose en cette saison; les bons agriculteurs sont aux abois; l'herbe est sèche dans la forêt, comme dans les plus grandes chaleurs du mois d'août, et les récoltes donnent de l'inquiétude, si ce n'est celle du vin qui viendrait pour nous consoler de l'absence des autres. Pour moi, en particulier, je ne retire que de l'agrément de ce qui cause cette inquiétude, mais j'en ferais volontiers le sacrifice en vue du bien général et des conséquences. Pour ne parler que de l'agrément, les feuilles ne poussent pas, ce qui nuit au paysage et ôte l'ombre qu'on peut très bien regretter, à cause de la chaleur inusitée du soleil. Je travaille à la peinture; la littérature, en ce moment, ne m'inspire pas.
«Je dois vous dire, pour votre édification, que j'ai reçu, avant mon départ, mon diplôme d'académicien d'Amsterdam, orné des armes des Pays-Bas et avec les parafes nécessaires; seulement il m'est impossible de comprendre un seul mot de ce titre authentique. Il faudra que j'aille en Hollande me le faire lire quelque jour. En attendant, je me promène avec un certain contentement de moi-même, assuré maintenant que je n'ai pas tout à fait perdu mon temps, dans ce monde, puisque j'ai été apprécié par les bons Hollandais.
«Je vous voudrais plus souvent des distractions comme celle que je trouve dans ce lieu écarté et champêtre. Le plaisir d'ouvrir le matin sa fenêtre sur la plus agréable vue du monde, rafraîchie par le pleurs de la nuit, et de respirer un air différent de celui que nous font la boue et les ordures de Paris, tout cela fait vivre et ranime l'esprit aussi bien que le corps. Je ne dis pas pour cela qu'il faut tout abandonner pour se jeter dans les bras de la pure nature. Un peu de tout cela, et surtout changer de temps en temps, c'est là le véritable rajeunissement des esprits.»
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16 avril.—Ce matin, jour de Pâques, le soleil s'est montré de bonne heure et caché à plusieurs reprises. Le vent a l'air d'être tourné, et le ciel se couvre de nuages. Verrons-nous enfin cesser ce beau temps désolant? J'écris ceci à huit heures du matin en faisant des vœux pour être un peu mouillé.
—Ne pas oublier de payer le billet du vendredi saint, renvoyé à Champrosay, à Seghers, en excusant mon retard par ma légitime absence.
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17 avril.—Reçu le matin, pendant que je travaillais, une invitation pour le soir à l'Élysée: parti vers quatre heures.
Trouvé dans le chemin de fer une famille, mère fils, fille, avec des cheveux magnifiques: se rappeler ces effets vraiment charmants dans le jeune homme, dont les cheveux étaient très bruns, et dans le jeune enfant, qui les avait déjà châtains et tournés en boucles les plus capricieuses et pleines de grâce.
Fatigue pour arriver jusque chez moi et ennui profond jusqu'au moment d'aller à cette corvée, dont j'ai rapporté le même sentiment d'amertume et de mépris de moi-même, de me confondre avec tous ces coquins... On avait éclairé le jardin en lanternes de couleur et feux de Bengale, d'un joli effet. Voilà le beau pour ces gens-là! Une matinée d'avril les laisse indifférents.
Parti le lendemain, sans voir personne. J'ai été au Jardin des Plantes[289] passer une heure à voir les animaux, mais ils étaient paresseux et ne m'offraient pas grand'chose à étudier; d'ailleurs, la chaleur était excessive.
Revenu avec bonheur et toujours avec cette extase intérieure; cette jouissance que me donne le sentiment de la liberté dont je jouis et la vue de ces simples objets, si connus de mes yeux et (j'allais dire) de mon cœur, et pourtant si nouveaux chaque fois que je les retrouve en sortant du gouffre empesté qui nous prend le meilleur de nos jours.
*
20 avril.—La pluie commence sérieusement au milieu de la journée et a l'air de s'établir: les feuilles semblent tressaillir de plaisir.
Peu d'épisodes tous ces jours-ci: un peu de travail, mais toujours beaucoup de tranquillité et de bonheur.
Écrit ce matin à Arago, qui m'avait envoyé du café de Paris; à Planche[290], dont j'ai trouvé l'article très aimable; à Buloz, à Mme Villot pour m'excuser, à Mme de Forget, à Chabrier dont j'avais trouvé une invitation.
*
21 avril.—Travaillé aux Baigneuses[291] et donné une secousse importante au travail, en m'appliquant à finir davantage la femme qui est entièrement dans l'eau.
Peu ou point sorti. En allant acheter des cigares, vers trois heures, j'ai trouvé chez l'épicier le pauvre Quantinet; j'ai été embarrassé pour lui de le rencontrer. Le pauvre homme, à ce qu'il paraît, est venu se consoler de ses ennuis dans des lieux plutôt propres à les lui rappeler. Il a amené, dit-on, une créature pour l'aider à conjurer ses souvenirs... Il venait hier acheter des épingles.
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22 avril.—Mauvaise disposition toute la matinée, occasionnée par un mauvais cigare. Mauvaise besogne, par conséquent; arrangé ou gâté la Clorinde; c'est celui-là maintenant qui est en reste. Il faudrait, par un effort héroïque, le remettre à flot.
Sorti vers deux heures et demie avec ma bonne Jenny. Nous avons pris l'allée de l'Ermitage, tout du long; nous avons rencontré un troupeau de moutons qui m'a intéressé. Quelle sympathie j'éprouve pour les animaux! Que ces créatures innocentes me touchent! Quelle variété la nature a mise dans leurs instincts, dans leurs formes que j'étudie sans cesse, et à quel point elle a permis que l'homme devînt le tyran de toute cette création d'êtres animés et vivant de la même vie physique que lui! Pendant que ces pauvres animaux étaient occupés à paître, la tête collée à la terre, un rustre insouciant les gardait assez indolemment, en attendant que le boucher les reçoive de lui et s'en empare. Un jeune chien tenu en laisse se tenait près du berger et suivait des yeux un autre chien, son frère, plus expérimenté et occupé sans relâche à réunir le troupeau. Il faisait son éducation, toujours au profit de l'homme et de ses besoins. Au bout de l'allée, un paysan tirait brutalement par leur licou deux pauvres chevaux traînant la herse, et la leur faisait promener en tous sens dans une terre desséchée et à travers les sillons; ces deux bêtes semblaient plus attentives à s'occuper de leur tâche que l'animal en sarrau, lequel ne leur réservait sans doute pour récompense que des coups de fouet.
Le soir, je suis sorti vers la fontaine et j'ai retrouvé Jenny sur la route. Nous avons été jusque chez les Vandeuil, à l'entrée de Soisy.
*
23 avril.—Avancé le Petit Arabe assis et son cheval près de lui[292]. Repris la Clorinde[293], et je crois l'avoir amenée à un effet entièrement différent qui me ramène à ma première idée, qui m'avait échappé peu à peu. Il arrive malheureusement très souvent que l'exécution ou des difficultés ou des considérations tout à fait secondaires font dévier l'intention[294]. L'idée première, le croquis, qui est en quelque sorte l'œuf ou l'embryon de l'idée, est loin ordinairement d'être complet; il contient tout si l'on veut, mais il faut dégager ce tout, qui n'est autre chose que la réunion de chaque partie. Ce qui fait précisément de ce croquis l'expression par excellence de l'idée, c'est, non pas la suppression des détails, mais leur complète subordination aux grands traits qui doivent saisir avant tout. La plus grande difficulté consiste donc à retourner dans le tableau à cet effacement des détails, lesquels pourtant sont la composition, la trame même du tableau.
Je ne sais si je me trompe, mais je crois que les plus grands artistes ont eu à lutter grandement contre cette difficulté, la plus sérieuse de toutes. Ici ressort plus que jamais l'inconvénient de donner aux détails, par la grâce ou la coquetterie de l'exécution, un intérêt tel qu'on regrette ensuite mortellement de les sacrifier quand ils nuisent à l'ensemble. C'est ici que les donneurs de touches aisées et spirituelles, les faiseurs de torse et de tête d'expression, trouvent leur confusion dans leur triomphe. Le tableau composé successivement de pièces de rapport, achevées avec soin et placées à côté les unes des autres, paraît un chef-d'œuvre et le comble de l'habileté, tant qu'il n'est pas achevé, c'est-à-dire tant que le champ n'est pas couvert: car finir, pour ces peintres qui finissent chaque détail en le posant sur la toile, c'est avoir couvert cette toile. En présence de ce travail qui marche sans encombre, de ces parties qui paraissent d'autant plus intéressantes que vous n'avez qu'elles à admirer, on est involontairement saisi d'un étonnement peu réfléchi; mais quand la dernière touche est donnée, quand l'architecte de tout cet entassement de parties séparées a posé le faîte de son édifice bigarré et dit son dernier mot, on ne voit que lacunes ou encombrement, et d'ordonnance nulle part. L'intérêt qu'on a porté à chaque objet s'évanouit dans la confusion; ce qui semblait une exécution seulement précise et convenable devient la sécheresse même par l'absence générale de sacrifices. Demanderez-vous alors à cette réunion quasi fortuite de parties sans connexion nécessaire cette impression pénétrante et rapide, ce croquis primitif de cette idéale impression que l'artiste est censé avoir entrevu ou fixé dans le premier moment de l'inspiration? Chez les grands artistes, ce croquis n'est pas un songe, un nuage confus; il est autre chose qu'une réunion de linéaments à peine saisissables; les grands artistes seuls partent d'un point fixe, et c'est à cette expression pure qu'il leur est si difficile de revenir dans l'exécution longue ou rapide de l'ouvrage. L'artiste médiocre occupé seulement du métier, y parviendra-t-il à l'aide de ces tours de force de détails qui égarent l'idée, loin de la mettre dans son jour? Il est incroyable à quel point sont confus les premiers éléments de la composition chez le plus grand nombre des artistes... Comment s'inquiéteraient-ils beaucoup de revenir par l'exécution à cette idée qu'ils n'ont point eue[295]?
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24 avril.—Je professe avant tout ma prédilection pour les ouvrages de courte haleine qui ne fatiguent pas plus le lecteur qu'ils n'ont fatigué l'auteur, etc.
—Menace de gelée, qui s'est réalisée dans la nuit au détriment de ce pauvre pays. Le serrurier me disait ce matin que la commune comprenant Mainville, Draveil et Champrosay faisait souvent pour quatre-vingt mille francs de cerises seulement.
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26 avril.—Peu d'entrain. Mauvaise humeur presque toute la journée pour le jour de mes cinquante-six ans. Je les ai depuis ce matin.
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27 avril.—Je suis sorti de bonne heure; cela me réussit à présent, et je travaille facilement l'après-midi après avoir fait de l'exercice le matin, ce qui m'était impossible autrefois.
J'ai pris l'allée de l'Ermitage et, au croisé des deux chemins, le petit sentier autrefois couvert, maintenant en taillis de quatre ou cinq ans, que je me rappelle souvent avoir pris avec Villot. J'y ai vu nombre de pousses de chêne gelées comme la vigne. Ce sentier aboutit au grand chemin herbu qui fait le tour de la forêt. En prenant à gauche, j'ai trouvé presque aussitôt le chemin direct de Mainville à Champrosay, en passant par le chêne d'Antain. On ne peut pas revenir plus directement.
J'ai beaucoup étudié les feuillages des arbres en revenant; les tilleuls y sont en abondance et développés plus tôt que les chênes. Le principe est plus facile à observer dans ce genre de feuilles.
Revenu agréablement. Cette étude des arbres de ma route m'a aidé à remonter le tableau du Tueur de lions, que j'avais mis hier, au milieu de ma fâcheuse disposition, dans un mauvais état, quoique la veille il fût en bon train. J'ai été pris d'une rage inspiratrice, comme l'autre jour, quand j'ai retravaillé la Clorinde, non pas qu'il y eût des changements à faire, mais le tableau était venu subitement dans cet état languissant et morne, qui n'accuse que le défaut d'ardeur en travaillant. Je plains les gens qui travaillent tranquillement et froidement. Je crois que tout ce qu'ils font ne peut être que froid et tranquille, et ne peut mettre le spectateur que dans un état pire de froideur et de tranquillité. Il y en a qui s'applaudissent de ce sang-froid et de cette absence d'émotion; ils se figurent qu'ils dominent l'inspiration.
La pluie est arrivée avec abondance; il a été impossible de sortir le soir, que j'ai passé à dormir et à me promener dans ma maison en faisant des projets. Je roule dans ma tête les deux tableaux de Lions[296] pour l'Exposition; je pense aussi à l'allégorie du Génie arrivant à la gloire[297].
Sensation délicieuse, en me couchant fort tard, de la fraîcheur du soir, les fenêtres ouvertes, et du chant diamanté du rossignol. S'il était possible de peindre ce chant à l'esprit, au moyen des yeux, je le comparerais à l'éclat que jettent les étoiles, par une belle nuit et à travers les arbres; ces notes légères ou vives, ou flûtées ou pleines d'une énergie inconcevable dans ce petit gosier, me représentent ces feux, tantôt étincelants, tantôt un peu voilés, semés inégalement comme des diamants immortels dans la voûte profonde de la nuit. La réunion de ces deux émotions, qui est des plus fréquentes dans cette saison, le sentiment de la solitude et de la fraîcheur qui s'y joint, l'odeur des plantes et surtout des forêts qui semble le soir plus intense, sont pour l'âme un de ces festins spirituels auxquels l'imparfaite création la convie rarement.
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28 avril.—Ma pensée se porte à mon réveil sur les moments si agréables et si doux à ma mémoire et à mon cœur que j'ai passés près de ma bonne tante[298] à la campagne. Je pense à elle, à Henry, à ce malheureux... que le ménage a perdu pour des sentiments comme ceux-là, si jamais il les a éprouvés, aussi bien qu'il en a fait un portefaix, au lieu d'un artiste. Je lui donne ce nom pour dire qu'il n'est plus adonné qu'à la matière, mais de la manière la plus triste; il traîne véritablement le plus triste fardeau qu'il soit possible de porter, celui de son ménage et de sa maison à soutenir, et il n'y a plus chez lui une étincelle d'aspiration vers le plaisir de l'esprit ou de son métier;—mais sa situation d'à présent m'éloigne de mes pensées de ce matin.
Je me disais qu'il y a dix ans maintenant que j'avais été pour la dernière fois à Frépillon[299]; c'est vers le mois de mai 1844 environ, qu'après être revenu du dernier séjour que j'y avais fait, ce qui avait lieu ordinairement au printemps et à l'automne, je fus voir Mme His[300], qui demeurait à l'Arsenal, et j'y vis ma tante, qui venait déjà pour consulter. J'étais moi-même dans le quartier pour travailler à mon tableau de la rue Saint-Louis[301], que j'achevais. Jenny m'accompagnait. Je ne suis plus retourné depuis à Frépillon. Vers le mois d'août, ma tante est venue se constituer dans la maison de santé du faubourg Saint-Antoine, de laquelle je suis venu à bout de la persuader de se retirer.
En réfléchissant sur la fraîcheur des souvenirs, sur la couleur enchantée qu'ils revêtent dans un passé lointain, j'admirais ce travail involontaire de l'âme qui écarte et supprime, dans le ressouvenir de moments agréables, tout ce qui en diminuait le charme, au moment où on les traversait. Je comparais cette espèce d'idéalisation, car c'en est une, à l'effet des beaux ouvrages de l'imagination. Le grand artiste concentre l'intérêt en supprimant les détails inutiles ou repoussants, ou sots; sa main puissante dispose et établit, ajoute ou supprime, et en use ainsi sur des objets qui sont siens; il se meut dans son domaine et vous y donne une fête à son gré; dans l'ouvrage d'un artiste médiocre, on sent qu'il n'a été maître de rien; il n'exerce aucune action sur un entassement de matériaux empruntés. Quel ordre établirait-il dans ce travail où tout le domine? Il ne peut qu'inventer timidement et que copier servilement; or, au lieu de faire comme l'imagination qui supprime les côtés repoussants, il leur donne un rang égal et quelquefois supérieur par la servilité avec laquelle il copie. Tout est donc confusion et insipidité dans son ouvrage. Que s'il s'y mêle quelque degré d'intérêt et même de charme, à raison du degré d'inspiration personnelle qu'il lui sera donné de mêler à sa compilation, je le comparerai à la vie comme elle est, et à ce mélange de lueurs agréables et de dégoûts qui la composent. De même que dans la composition bigarrée de mon demi-artiste où le mal étouffe le bien, nous ne sentons qu'à peine, dans le courant de la vie, ces instants passagers de bonheur, tant ils sont gâtés par les ennuis de tous les moments.
Un homme peut-il dire qu'il a été heureux dans tel moment de sa vie qu'il trouve charmant par le souvenir? Il l'est assurément par ce souvenir même, il se rend compte du bonheur qu'il a dû éprouver; mais dans l'instant de ce prétendu bonheur, se sentait-il vraiment heureux? Il était comme un homme qui possède une parcelle de terrain dans laquelle est enfoui un trésor dont il n'a pas connaissance. Appellerez-vous riche un tel homme? pas plus que je n'appelle heureux celui qui l'est sans s'en douter, ou sans savoir à quel point il l'est. Le vulgaire trouve heureux le monarque, parce qu'il dispose de tout, de tout ce qui lui manque surtout; il ne voit pas qu'il est assiégé par des ennuis attachés à sa condition élevée, comme il l'est lui-même dans sa médiocrité. Ces ennuis obscurcissent tous les plaisirs, pour lui comme pour le monarque; et combien n'en est-il pas qu'il goûte, sans presque le savoir, qui sont inestimables et qui sont interdits, inconnus même des grands qu'il envie! Ces avantages sont si nombreux, ils sont si certains qu'ils suffisent amplement, je ne dirai pas à consoler, mais à rendre charmée de son lot, cette partie de l'humanité dont la médiocrité est le partage...
Les pures jouissances que je trouve ici, sans parler du peu de goût que j'ai pour les plaisirs des grands, me dispensent d'allonger cette note.
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29 avril.—Repris les Baigneuses.
Je comprends mieux, depuis que je suis ici, quoique la végétation soit peu avancée, le principe des arbres. Il faut les modeler dans un reflet coloré comme chair: le même principe paraît ici encore plus pratique. Il ne faut pas que ce reflet soit complètement un reflet. Quand on finit, on reflète davantage là où cela est nécessaire, et quand on touche par-dessus les clairs ou gris, la transition est moins brusque. Je remarque qu'il faut toujours modeler par masses tournantes, comme seraient des objets qui ne seraient pas composés d'une infinité de petites parties, comme sont les feuilles: mais comme la transparence en est extrême, le ton du reflet joue dans les feuilles un très grand rôle.
Donc observer:
1° Ce ton général qui n'est tout à fait ni reflet ni ombre, ni clair, mais transparent presque partout;
2° Le bord plus froid et plus sombre, qui marquera le passage de ce reflet au clair, qui doit être indiqué dans l'ébauche;
3° Les feuilles entièrement dans l'ombre portée de celles qui sont au-dessus, qui n'ont ni reflets ni clairs, et qu'il est mieux d'indiquer après;
4° Le clair mat qui doit être touché le dernier.
Il faut raisonner toujours ainsi, et surtout tenir compte du côté par où vient le jour. S'il vient de derrière l'arbre, celui-ci sera reflété presque complètement. Il présentera une masse reflétée dans laquelle on verra à peine quelques touches de ton mat; si le jour, au contraire, vient de derrière le spectateur, c'est-à-dire en face de l'arbre, les branches qui sont de l'autre côté du tronc, au lieu d'être reflétées, feront des masses d'un ton d'ombre uni et tout à fait plat. En somme, plus les tons différents seront mis à plat, plus l'arbre aura de légèreté.
Plus je réfléchis sur la couleur, plus je découvre combien cette demi-teinte reflétée est le principe qui doit dominer, parce que c'est effectivement ce qui donne le vrai ton, le ton qui constitue la valeur, qui compte dans l'objet et le fait exister. La lumière à laquelle, dans les écoles, on nous apprend à attacher une importance égale et qu'on pose sur la toile en même temps que la demi-teinte et que l'ombre, n'est qu'un véritable accident: toute la couleur vraie est là: j'entends celle qui donne le sentiment de l'épaisseur et celui de la différence radicale qui doit distinguer un objet d'un autre.
*
30 avril.—J'écris à Mme de Forget:
«Me voici encore à la campagne. Je ne puis m'arracher, je ne dirai pas aux ombrages de la forêt, car il y a à présent plus de pluie que de soleil, mais c'est ce qu'on demandait. Ce qui est fort triste, c'est la gelée qui a perdu les vignes de ce pauvre petit endroit et qui risque de compromettre la récolte en fruits. Qui croirait qu'une commune comme celle-ci porte à Paris pour quatre-vingt mille francs de cerises seulement?
«Je resterai encore une huitaine. J'ai l'air d'un Robinson, je suis aussi seul que lui. J'ai jeté sur le papier quelques idées de projets d'articles: malheureusement je n'ai pas ici les matériaux nécessaires pour y travailler autrement que vaguement. J'achève des tableaux qui m'étaient demandés; surtout je jouis du bonheur de n'être pas dérangé... Vous ne vous doutez pas, vous autres voluptueux, quand, en vous levant le matin, vous trouvez l'air un peu refroidi, qu'il y a çà et là dans le même pays que vous habitez des milliers de malheureux qui sont au désespoir de ce petit froid, qui ne vous coûte tout au plus que la peine de souffler votre feu. Peut-être que ce petit froid nous fera payer encore notre vie aussi cher que l'année dernière; c'est là que j'attends nos élégants, et c'est ce que Bouchereau saura trop bien nous dire.
«Avez-vous vu le drôle de procès que fait Mme veuve Balzac à Dumas, qui veut absolument faire un tombeau de sa façon à son mari, avec les souscriptions du public, bien entendu? Elle a raison, si elle a effectivement fait ce tombeau; mais s'il est encore à faire après quatre ans, Dumas a raison de vouloir rendre à son confrère mort, qu'il détestait de son vivant, ce petit honneur qui ne lui coûtera rien.
«Voilà le pauvre Lamartine[302] qui prend la plume, pour donner au public enfantin une édition expurgata de ses œuvres. La préface qu'il met en tête du recueil de ces œuvres choisies aurait grand besoin d'être elle-même purgée et surtout abrégée. Elle contient des phrases comme celle-ci: «Plus un écrivain est abondant, plus il a de limon à déposer dans sa course... la pensée de l'homme ne jaillit pas au premier flot ni à tous les flots. Limpide, rapide, incorruptible, digne d'être envasée dans les urnes des siècles pour abreuver le genre humain, la pensée de l'homme le plus favorisé des dons du ciel est un torrent qui coule de plus ou moins haut en se creusant un lit plus ou moins profond dans la mémoire des hommes, etc., mais qui coule avec des écumes, des lies, des sables qu'il faut bien se garder de recueillir avec l'eau du ciel.»
«Nous allons voir cette eau du ciel que distille M. de Lamartine dans ses bons jours. Si le style des morceaux qu'il choisit est dans le goût de ce qu'on vient de lire, on pourra trouver, comme il l'avoue lui-même, que le recueil est encore trop volumineux. N'est-il pas étrange qu'un auteur expose et confesse ainsi à tous les yeux qu'il est plein de ce limon, de ce sable dont il parle, qui n'atteste que la précipitation de la composition aussi bien que le mépris du bon public pour lequel il écrit? Ainsi, dans le but de redonner sa marchandise sous autre forme, il fait lui-même le métier de critique sur ses propres livres, il prendra la peine de nous montrer tout ce qui est mauvais. Il va jusqu'à refaire des passages, il supprime la strophe, il innocente l'image, il corrige le mot. Il est probable que c'est là le dernier livre qu'il se propose de publier; car qui voudra désormais mais acheter les autres? Il est clair que tous les dix ans, il les refera d'une autre manière, en les épurant, bien entendu.»
[282] C'est, croyons-nous, le seul passage du Journal où l'on trouve une restriction sur le génie de Chopin. Eu 1842, il écrivait à Pierret: «J'ai des tête-à-tête à perte de vue avec Chopin, que j'aime beaucoup et qui est un homme de distinction rare: c'est le plus vrai artiste que j'aie rencontré. Il est de ceux en petit nombre qu'on peut admirer et estimer.» (Corresp., t. I, p. 262-263.)
[283] Delacroix oubliait Fidelio.
[284] Théophile Silvestre fut certainement avec Thoré et Baudelaire le critique qui écrivit les articles les plus judicieux et les plus impartiaux sur l'œuvre d'Eugène Delacroix. Il s'agissait ici de la notice d'après nature publiée par Silvestre, qui fut réimprimée ensuite dans l'Histoire des artistes vivants français et étrangers.
Après avoir lu cet article, Delacroix écrivait au critique: «J'ai grandement à vous remercier d'une appréciation si favorable: c'est de l'apothéose de mon vivant. Malgré mon respect pour la postérité, je ne puis m'empêcher d'être fort reconnaissant d'un aussi aimable contemporain que vous. Veuillez à votre tour ne point considérer comme une flatterie banale les compliments que je vous adresse ici sur la valeur que vous y montrez: c'est un art de dire ce que vous voulez et d'exprimer les nuances, qui est fort rare dans ce temps-ci, quoique ce soit là une de ses grandes prétentions.» (Corresp., t. II, p. 111-112.)
[285] Toile qui appartient à M. Bischoffsheim. Vendue une première fois 500 francs en 1864, elle atteignait 7,800 francs en 1868. «C'est, dit M. Robaut, un ravissant tableau de chevalet que ne dépare aucune négligence; il est d'une touche preste, vive, habile: les figures sont traitées avec une grande délicatesse, et le paysage est d'une exécution très soignée.» (Voir Catalogue Robaut, n° 1246.)
[286] Ce tableau n'a été terminé qu'en 1859. (Voir Catalogue Robaut, n° 1019.)
[287] Il s'agit ici de M. Moreau, père de M. Adolphe Moreau-Nélaton, le collectionneur qui fit aussi de la critique d'art et dressa le premier inventaire des tableaux du maître en 1873.
La lettre écrite par Delacroix à Moreau est celle que nous avons citée plus haut, dans laquelle il parle de son «illustre confrère en plafond» Ingres.
[288] Ce tableau fut exposé au Salon de 1859. (Voir Catalogue Robaut, n° 589.)
[289] Delacroix allait souvent au Jardin des Plantes faire des études d'animaux. Dans une note de sa correspondance, M. Burty dit à propos du sculpteur Barye: «Ils avaient fait en compagnie, m'a dit M. Delacroix, des études au crayon ou à l'encre, de lions, de lionnes, de tigres, dans une superbe ménagerie qui s'était établie à la foire de Saint-Cloud, et aussi des études d'écorché, d'après une lionne morte au Jardin des Plantes.» (Corresp., t. I, p. 131.)
[290] Gustave Planche fut un des critiques qui suivirent depuis l'origine l'effort créateur de Delacroix: il l'accompagna de sa sympathie et parla de son œuvre dans de nombreux Salons. C'est ainsi que dans un Salon de 1837 «qui est un véritable acte d'accusation contre le jury, il énumère les tableaux refusés de Delacroix et déclare qu'il en parlera comme s'ils avaient été exposés». (Maurice TOURNEUX.)
[291] Ce tableau figure dans le Catalogue Robaut sous le n° 1240, et avec le titre: Femmes turques au bain. À la vente John Saulnier, en 1886, il a été vendu 15,500 francs.
[292] Variante du n° 1048 du Catalogue Robaut.
[293] Voir Catalogue Robaut, n° 1290.
[294] Ces questions d'exécution de l'œuvre le préoccupent toujours davantage à mesure qu'il avance dans la vie. Les dernières années du Journal sont pleines de réflexions du même ordre.
[295] Sur l'insuffisance des spécialistes, ou plutôt sur l'opinion du maître touchant ce point, voir notre Étude, page XXVII.
[296] L'un d'eux est sans doute le tableau de Lions qui figure au Musée de Bordeaux, et dont toute la partie supérieure a été détruite dans un incendie du Musée. (Voir Catalogue Robaut, nos 1242 et 1278.)
[297] Voir Catalogue Robaut, nos 727, 728.
[298] Madame Riesener.
[299] Delacroix, dans sa jeunesse, allait souvent à Frépillon, chez son oncle Riesener.
[300] Madame Charles His. (Voir suprà, t. I, p. 271.)
[301] Le Christ au jardin des Oliviers. (Voir Catalogue Robaut, n° 176.)
[302] Le tempérament poétique de Lamartine plaisait médiocrement à Delacroix, lequel d'ailleurs avait peine à oublier une ridicule méprise qui fit que le poète lui attribua innocemment un jour de misérables peintures d'un nommé Vinchon, et l'accabla d'éloges à leur propos.
Paris, 2 mai.—Parti de Champrosay ce jour, à sept heures du matin.
J'étais inquiet au sujet de la lettre de Barbier à propos du conseil de révision; d'ailleurs, j'avais reçu la lettre d'Albert de Vau, qui lui annonçait un excellent envoi que je craignais de laisser longtemps à la discrétion de mes portiers; d'ailleurs, pour tout dire, le moment était arrivé. Mes tableaux avaient besoin de se reposer. Je ne restais donc plus qu'en me le reprochant, en considérant tout ce qui me rappelle à Paris.
—Sur le tantôt à Paris, et pendant que je me reposais, arrivent le cousin Delacroix et le cousin Jacob. Enchanté de les voir.
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3 mai.—Les deux cousins ont dîné avec moi; nous sommes restés les coudes sur la table jusqu'à onze heures. J'adore les récits de militaires, et lui, je l'aime beaucoup: il est un type véritable.
—Le matin, dans un beau feu, repris l'esquisse du Combat de lions[303]. J'en ferai peut-être quelque chose.
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5 mai.—Comité à neuf heures pour le collège Stanislas.
Il n'y a plus en France, et je dirai ailleurs, d'état intermédiaire: ou Jésuites ou septembriseurs; il faut subir l'un ou l'autre régime. Cette introduction avouée, sollicitée par l'État, des ecclésiastiques dans l'éducation, est une tendance dans laquelle on ne peut s'arrêter que pour tomber fatalement dans l'extrémité contraire.
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7 mai.—Dîné chez Barbier. Dagnan[304] me conte l'histoire de Cabarrus qui, directeur de la banque de Charles III, est chargé par lui de porter en France trois millions pour faire évader Louis XVI au moment de son jugement. Sa maîtresse, la duchesse de Santa-Cruz, lui arrache son secret; il était entendu avec le Roi qu'il irait seul en France, qu'on ne donnerait de chevaux qu'à lui, qu'il serait signalé, mais qu'il fallait qu'il fût seul. Il consent à emmener la duchesse habillée en domestique. Il est arrêté en route; impossibilité d'aller plus avant. Il parlemente, s'obstine, bref, on envoie à Madrid; pendant ce temps qu'il perd, le procès de Louis XVI va son train, et il arrive à Paris pour voir le roi guillotiné.
Caton disait, à la fin de sa vie, qu'il ne se repentait que de deux choses: l'une d'avoir dit un secret à sa femme; l'autre, d'avoir fait par mer un voyage qu'il pouvait faire par terre. On contait cela à propos du naufrage de l'Ercolano.
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8 mai.—Lettre de Mme D... au sujet du projet Stanislas; lettre de Mme F... transmise par le cousin au sujet du même projet. L'une trouve bon que la ville dépense énormément, introduise les prêtres dans ses affaires, etc., etc., pour que son petit-fils, qui est depuis cinq ans dans ce collège, ne perde pas l'habitude de ses chers professeurs et achève paisiblement son éducation. L'autre désire la consécration de l'établissement pour beaucoup moins, j'en suis sûr; le directeur aura quelque neveu dont la figure lui plaît.
Dîné au deuxième lundi, et fini par une promenade, au lieu d'aller à l'Opéra voir Guillaume Tell, ce que j'avais projeté; pour me consoler, je me suis chanté tout le temps intérieurement toute la partition.
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9 mai.—Dîné chez Piron, et vu le soir Nina, de M. Coppola[305]. Il est impossible d'imaginer rien de plus insipide.
—J'aime beaucoup Piron: c'est le seul ami que j'aie, comme on peut l'être à notre âge. Il me contait en revenant l'histoire de la Diligence de Lyon[306].
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10 mai.—Insipide matinée et mauvaise disposition à l'Hôtel de ville. Discussion dans le Comité pour le projet Stanislas.
En sortant, vu la salle d'Ingres[307]. Les proportions de son plafond sont tout à fait choquantes: il n'a pas calculé la perte que la fuite du plafond occasionne aux figures. Le vide de tout le bas du tableau est insupportable, et ce grand bleu tout uni dans lequel nagent ces chevaux tout nus aussi, avec cet empereur nu et ce char qui est en l'air, font l'effet le plus discordant pour l'esprit comme pour l'œil. Les figures des caissons sont les plus faibles qu'il ait faites: la gaucherie domine toutes les qualités de cet homme. Prétention et gaucherie, avec une certaine suavité de détails qui ont du charme, malgré ou à cause de leur affectation, voilà, je crois, ce qui en restera pour nos neveux.
J'ai été voir mon salon: je n'y ai retrouvé aucune de mes impressions, tout m'y a paru blafard.
Le soir, chez la princesse; je me suis mis à saigner du nez; heureusement, cela n'a pas fait scandale. Beau trio de Mozart. Revenu seul par les Champs Élysées et par un très beau temps.
Rodakowski m'a fait plaisir en exaltant le Massacre, qu'il met au-dessus de tout[308].
J'ai trouvé la place de la Concorde toute bouleversée de nouveau. On parle d'enlever l'Obélisque. Perrier prétendait ce matin qu'il masquait!... On parle de vendre les Champs-Élysées à des spéculateurs! C'est le palais de l'Industrie qui a mis en goût. Quand nous ressemblerons un peu plus aux Américains, on vendra également le jardin des Tuileries, comme un terrain vague et qui ne sert à rien.
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13 mai.—Dauzats venu dans la journée pour me tracer mon Foscari[309]. Resté trop longtemps, j'ai eu la voix fatiguée, et l'imprudence que j'ai faite d'aller chez Chabrier le soir m'a achevé. Extinction de voix, rhume, etc., etc.
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20 mai.—Parti à Augerville avec Berryer, Batta[310] et M. Hennequin[311]. Parti triste; je redeviens jeune pour mes tristesses à propos de tout. L'état de la santé y était pour quelque chose. Enchanté du voyage, surtout à partir d'Étampes; nous nous sommes mis là en voiture, et nous avons fait nos sept à huit lieues, comme autrefois, au petit trot à travers une campagne un peu poudreuse, grâce à la grande chaleur, mais de cette vraie campagne, qu'on ne trouve pas aux environs de Paris; cela m'a rappelé de jeunes années et de bons moments: le Berry, la Touraine sont ainsi.
L'arrivée charmante: c'est un séjour arrangé par lui, plein de vieilles choses que j'adore. Je ne connais pas d'impression plus délicieuse que celle d'une vieille maison de campagne; on ne trouve plus dans les villes la trace des vieilles mœurs: les vieux portraits, les vieilles boiseries, les tourelles, les toits pointus, tout plaît à l'imagination et au cœur, jusqu'à l'odeur qu'on respire dans ces anciennes maisons. On trouve là reléguées de ces images qui ont amusé notre enfance et qui étaient nouvelles alors. Il y a ici une chambre dont les peintures à la détrempe existent encore, qui a été habitée par le grand Condé. Ces peintures sont d'une fraîcheur étonnante; les dorures rehaussées n'ont point souffert.
Berryer, qui est la bonté et la facilité mêmes, nous a promenés partout. Il a un vivier dans son parc et de l'eau partout; étables magnifiques avec un taureau superbe. Il faut absolument être loin de Paris pour trouver cela; je n'ai pas une de ces émotions-là à Champrosay.
Le soir, nous nous sommes mis tous les quatre au coin du feu. Berryer nous contait qu'il était à la première représentation de la Vestale, avec des bottes à revers de soixante-douze francs: c'était alors le dernier goût. Ces malheureuses bottes étaient si étroites que, n'y pouvant tenir et ne goûtant pas du tout la musique, il demanda à des voisins un canif pour les fendre et se mettre à l'aise. Désaugiers était derrière lui; il lui dit: «Monsieur, vous devez être content de votre cordonnier; il vous sert (serre) bien.»
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21 mai.—L'évêque d'Orléans arrivé l'après-midi, dans sa tournée pour la confirmation. Il est très bien, très distingué et homme d'esprit[312].
Le matin, ma première promenade, seul, par un beau soleil. Je me suis échappé par le pont de pierre, que j'ai atteint non sans avoir très chaud: je suis toujours vêtu très chaudement[313] maintenant, à cause de mon dernier mal de gorge. A ce pont de pierre, petits garçons pêchant je ne sais quoi avec leurs mains, les jambes à l'eau, de l'autre côté du pont où l'eau de la rivière coule sur un lit de cailloux charmants.
Berryer et ces messieurs avaient été à la messe; j'ai été un peu honteux à leur retour de ne les avoir pas suivis. J'avais été aussi, en suivant la rivière, jusqu'à l'endroit presque où elle sort de la propriété. Remarqué le château, à peu près, de cet endroit, encadré dans les arbres. En revenant, fait un croquis de l'angle et du côté de la cour.
Dans la journée, nous avons été avec des hommes et le furet pour prendre des lapins. Vu les rochers et les pins d'Italie.
L'évêque arrive vers quatre ou cinq heures. Dîner d'ecclésiastiques avec un M. de Rocheplate ou de Rocheville, voisin de campagne de Berryer. J'aime beaucoup cet évêque. Je suis de la nature de la cire; je me fonds facilement si tôt que j'ai l'esprit échauffé par un spectacle, ou par la présence d'une personne qui a quelque chose d'imposant ou d'intéressant. J'ai parlé du péché originel d'une façon qui a dû donner à ces messieurs une grande idée de mes convictions.
La soirée s'est passée ainsi très convenablement.
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22 mai.—Avant d'aller à l'église[314], le matin, pour voir la cérémonie de la confirmation, Berryer, dans son cabinet qui précède sa chambre, m a lu des fragments de manuscrits de son père, où il raconte le premier service que mon père lui a rendu. Mon père se trouvait dans la situation de disposer de tout, sous Turgot: son salon d'attente était rempli de cordons bleus, de grandes dames et de solliciteurs de tous étages. Cette position lui occasionnait une foule d'attaques, à cause, dit Berryer le père, de son austère probité. Il avait commencé par être avocat et regrettait cette profession; de là tout naturellement le conseil qu'il donne à Berryer de s'y adonner, plutôt que de s'enterrer dans des bureaux. Plus tard, sous la Convention, Berryer, très compromis, est sauvé par lui.
Vu la bibliothèque, qui est tout au haut de la maison
Vers dix heures, on est venu chercher l'évêque en procession. Cette cérémonie m'a beaucoup touché.
Le père et la femme de Berryer sont enterrés dans l'église. L'idée m'est venue de leur faire un Saint Pierre[315]; c'est le patron de la paroisse, et c'était celui de son père; ce projet s'en ira peut-être avec mes sentiments catholiques du moment.
Après la cérémonie et l'exhortation de Monseigneur, nous avons assisté à la bénédiction des tombes dans le cimetière: c'est fort beau. L'évêque, tête nue, et dans ses habits, la crosse d'une main, le goupillon de l'autre, marche à grands pas et lance à droite et à gauche l'eau bénite sur les humbles sépultures. La religion est belle ainsi. Les consolations et les conseils que le prélat donnait dans l'église à ses rustiques ouailles, à ces hommes simples, brûlés par les travaux de la campagne et enchaînés à de dures nécessités, allaient à leur véritable adresse. Au retour, il a béni, avant de rentrer, les enfants que les mères lui présentaient.
Déjeuner très nécessaire, à midi et demi ou une heure, pour ces pauvres prêtres à jeun et pour nous-mêmes. À une heure et demie, arrivée de ces dames: point de princesse! J'en ai été désappointé.
A partir de ce moment, le bon évêque a été un peu négligé pour les arrivantes; il avait d'ailleurs quelque effroi à rester. Il est parti presque incognito. Son règne était fini.
Promenade dans le parc avec Batta et Hennequin.
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23 mai.—Temps diluvial. On nous avait annoncé la princesse[316] pour aujourd'hui, mais le moyen d'y croire avec une pluie affreuse! Elle est venue pourtant. Elle s'est mise à tout: point de fatigue et de grimace. Ces dames et nous, nous avons fait une grande promenade. La bonne princesse peut-être un peu ennuyée de la tournée du propriétaire. Elle avait très aimablement pris mon bras, et je ne me suis pas ennuyé une minute. C'est un caractère dans le genre du mien; elle a l'envie de plaire. Elle serait gracieuse avec un bouvier, et elle ne se force point pour se livrer à ce penchant. Ce qui en reste de véritablement bon ou obligeant, le ciel le sait mieux que moi ou qu'elle-même peut-être... Je suis ainsi; on est comme on peut.
Berryer, l'autre fois que nous nous promenions (c'était le lundi) en attendant ces dames, assis au bout de l'allée de tilleuls où il a fait un promenoir, me disait qu'il conseillait de la douceur à Villemain dans le jugement qu'il porte sur les hommes et sur leurs passions, dans ce qu'il écrit sur les hommes de notre temps: le point de vue est en raison des passions et des préjugés du moment. Martignac, le plus doux des hommes, voulait, après 1815, faire pendre lui et son père, après le fameux procès qu'ils avaient plaidé tous les deux pour les proscrits[317].
C'est ce même jour, c'est-à-dire le lundi, qu'au lieu de faire une promenade avec ces messieurs, je me suis trouvé vers trois heures avec lui seulement, que nous avons été en bateau et que, m'ayant laissé pour aller s'habiller, je suis revenu rattacher le bateau et l'ai trouvé tout vêtu, attendant ses hôtes (je me trompe encore, je crois que c'est le dimanche, quand il attendait l'évêque).
Ce jour, mardi, excellente musique[318] le soir, de la princesse et de Batta. Je me prends de passion pour ce dernier. J'étais content de voir que la princesse était frappée, je l'ai cru au moins, de sa manière de jouer. Franchomme me paraît froid et compassé en comparaison. La princesse m'a parlé beaucoup de Gounod et du club de Mozaristes dont elle me fait l'honneur de me faire membre. Ce sera pour tous les premiers vendredis de chaque mois. Malheureusement, elle va partir pour Vienne.
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24 mai.—Journée un peu décousue; presque point de promenade: avant déjeuner, du côté du pont de pierre, sans aller jusque-là.
Temps incertain. Pendant que ces dames jouaient à un insipide petit jeu de billard sur le perron, j'ai été me mettre sur mon canapé, où j'ai alternativement lu et dormi. Je lisais la Fille du capitaine, traduit de Pouchkine par ce pauvre Viardot; c'est dire que ce n'est pas le genre de traduction que je préfère; ces romans russes se ressemblent tous: ce sont toujours des histoires de petites garnisons sur les frontières de l'Asie. Ces côtés ont tenu une grande place dans l'histoire des Russes, et on voit que les esprits de cette nation y sont sans cesse tournés.
Promenade en bateau avec ces dames et Berryer. Le brave M. de X..., type de jeune mari d'aujourd'hui: il va tout seul en bateau, a sans cesse le cigare à la bouche et ne dit jamais un mot à sa femme ni à personne, si ce n'est pour contredire les timides observations de chacun. Il m'a redressé, avec une superbe aménité et plus d'une fois, sur l'Orient, sur le Maroc, où il a été. Il est possible qu'il connaisse l'Orient, mais il ne connaît pas les femmes: la sienne, qui est la fille de Mme de V..., est très piquante, aussi froide que lui, mais qui le fera probablement passer par des chemins qu'il ne connaît pas, malgré la multitude de ses excursions. Pendant que Batta et la princesse nous jouaient le soir des choses délicieuses, il découpait sans dire mot des morceaux de papier, et il ne s'est pas dérangé une minute de cette occupation.
Sonate de Beethoven entendue la veille, mais surtout une autre, dont je connaissais déjà la partie de piano. Très grand et très rare plaisir.
Au moment de passer à table, Berryer nous contait, à propos de la passion pour les éloges de Chateaubriand et en général des hommes de lettres, que se trouvant un jour chez Michaud[319], il voit arriver M. d'Arlincourt[320], qui venait de faire paraître un de ses fameux ouvrages et qui venait demander à Michaud d'en parler de manière à faire sentir au public tout ce qu'il y avait de profond, de délicat dans cette conception: «Donnez-moi des notes là-dessus», lui dit Michaud; ce que d'Arlincourt ne manqua pas de faire, en apportant une apologie en règle, qui mettait l'ouvrage et l'auteur dans les nues et en étalait avec une complaisance admirable le sublime de l'ouvrage. Le journaliste inséra tout bonnement le volume de d'Arlincourt, tel qu'il était. A quelques jours de là, Berryer, se trouvant encore chez Michaud, voit arriver d'Arlincourt qui vient remercier son ami de l'article aimable qu'il a inséré, l'assurant de sa reconnaissance pour la manière dont il avait apprécié l'ouvrage.
Berryer m'a conté ou plutôt avoué qu'il était un des trois auteurs de la complainte de Fualdès: il avait pour collaborateurs Désaugiers et Catalan ou Castellan[321].
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25 mai.—Ce jour, sorti d'assez bonne heure et fait le petit croquis de la vue du château du côté du canal et du potager[322].—Promené quelque peu avec M. Hennequin, avant déjeuner; après déjeuner, à la messe pour l'Ascension.
Je parlais, au retour de la messe, à la princesse de la vocation que je me croyais pour être prédicateur: Berryer nous a parlé de la sienne. Hennequin, avant déjeuner, me parlait de sa manière au barreau; d'après ce qu'il m'en a dit, il me semble qu'il me ferait plus d'impression que les autres.
Dans la journée, rejoint le bateau où se trouvaient une partie de ces dames. Revenu en ramant et pris ensuite par le potager. Lu la Fille du capitaine jusqu'au dîner.
Conversation, dans la journée, près du piano, avec la princesse sur le système de Delsarte. Je lui parle de mes idées sur des sujets analogues. Elle préfère son Franchomme à Batta; je lui dis que je suis sur la dernière impression. Ce qu'elle trouve de large, de carré, de précis chez Franchomme, me paraît quelquefois froideur et sécheresse; chez Batta, je m'aperçois moins qu'on racle sur du bois: je ne vois pas tant l'artiste. Franchomme est un peu comme ces peintres qui viennent vous dire: «Voyez comme je suis conforme à l'antique, comme cette main est bien la main que j'avais sous les yeux.» Je lui ai comparé à ce propos la copie de Gérard, qui est dans le salon, avec les tableaux des grands maîtres: à savoir que le détail s'y trouve, mais n'attire pas l'attention aux dépens de l'expression.
Le soir, répétition de la sonate de Beethoven que je préfère: elle porte, je crois, le n° 1.
Vu deux cahiers du Punch anglais. Tâcher de me le procurer à Paris: il y a des types de caricature d'un dessin très fin.
Remonté me coucher, avant le reste de la société, occupée encore à minuit à jouer.
—Ils croient qu'ils seront plus vrais en luttant avec la nature de vérité littérale; c'est le contraire qui arrive; plus elle est littérale, cette imitation, plus elle est plate, plus elle montre combien toute rivalité est impossible. On ne peut espérer d'arriver qu'à des équivalents. Ce n'est pas la chose qu'il faut faire, mais seulement le semblant de la chose: encore est-ce pour l'esprit et non pour l'œil qu'il faut produire cet effet.
*
26 mai.—Le matin, dans la cour de la ferme où étaient ces dames, pour faire des études sur le fromage, Berryer me disait qu'une chienne qu'il a et qui lui avait été donnée par un voisin, étant retournée aussitôt chez son premier maître, le garde dudit donna à Berryer qui venait la rechercher le moyen de se l'attacher, à savoir d'uriner dans du lait, et de le lui faire boire: l'influence de mâle à femelle et réciproquement, quoique dans des espèces différentes.
Il me disait que s'étant trouvé dans un comité où on discutait la couleur des uniformes, Lamoricière, Bedeau et autres généraux disaient que la durée des habits, au moins comme apparence et conservation en bon état, dépendait de la manière dont les diverses couleurs, parements, revers, etc., s'harmonisaient avec la couleur de l'habit. Ceux qui étaient crus et discordants arrivaient promptement à paraître sales et hors d'usage.
Dessiné cette matinée dans les roches plusieurs pins d'Italie.
En revenant le long de la grande treille, dessiné des peupliers blancs de Hollande, qui font un bel effet, mêlés à d'autres arbres, au bout de cette allée, du côté des rochers.
Dormi dans le jour et achevé la Fille du capitaine.
Ondée effroyable pendant le déjeuner et arrivée de M. de la Ferronays.
Promenade avant le dîner avec ce dernier et ces dames, et revenu par le potager.
Le soir comme à l'ordinaire: la sonate n° 1. Couché tard et dormi sur le canapé.
Admiré beaucoup, pendant ma promenade du soir, la vivacité des étoiles et l'effet des arbres sur le ciel, et les réflexions du château dans les fossés.
*
27 mai.—Départ de la princesse à neuf heures.—Flâné sur le perron avec ces dames qui étaient restées.
Avant déjeuner, dessiné les jeunes chevaux et croquis d'après les figures fantastiques, dans les roches. Je me rappelais en les faisant ce mot de Beyle: «Ne négligez rien de ce qui peut vous faire grand.»
—Essayer de faire du cresson en manière d'épinards.
—Agréable flânerie—après le déjeuner et le départ des Suzanet et de M. de la Ferronays—sur le perron avec ces dames: partie de billard anglais. Elles devaient rester la soirée: tout à coup, elles changent de résolution. Nous dînons à cinq heures un quart, et elles partent à six heures.
Promenade charmante avec Berryer et Hennequin par les bords de la rivière, à gauche le long du potager: à cette heure du jour, tout cela est plus beau que je ne l'ai jamais vu; je ne puis me lasser de la réflexion placide des arbres et du ciel dans le miroir des eaux. Voilà ce que nous perdons par la mauvaise heure du dîner.
Monté au haut du parc et fait le tour par les murs, jusqu'à un endroit que je ne connaissais pas: salles de verdure avec avenues de tous côtés, etc.
Berryer très intéressant sur la musique des anciens... Sur la partie consacrée, hiératique: l'empereur de la Chine allant tous les ans donner le ton dans certains temples, sur des vases d'un métal particulier. C'était le diapason de l'Empire.
S'il n'est pas satisfait de son intonation en commençant à parler, il ne débrouille pas clairement ses idées, sa parole n'est pas la même.
Je dis que nous ne connaissons rien aux anciens. Nous les défigurons quand mous leur prêtons nos petites manières et nos sentiments modernes. Ils avaient été tout de suite ce qui est essentiel dans tout: le sentiment est le meilleur guide dès l'origine, dans les arts et même dans les sciences. Hippocrate a trouvé tout de suite tout ce qu'il y a de positif dans la médecine. Je me trompe: il a visité l'Égypte, peut-être quelques autres dépôts des connaissances primitives, et en a rapporté ces principes. Se rappeler ce que dit Pariset à ce sujet[323].
Je dis aussi qu'il a plus de mérite, dans un temps de décadence, de revenir à la simplicité et à la nature que n'en ont eu les anciens en découvrant ces principes de prime abord, quand tout cela était nouveau.
Grand charme le long du canal. J'ai remarqué l'absence des femmes: leur présence anime une solitude comme celle-ci; quelque charme qu'on y trouve, on se rappelle où on a été auprès d'elles. Il me parle de Mme de la G..., me disant que l'amitié près d'une bonne femme était bien supérieure au sentiment basé sur d'autres relations.
Dans le courant de la promenade, parlé de Sainte-Beuve avec peu d'estime: il flatte le pauvre pour se faire une petite fortune et se retirer quand il aura ce qu'il lui faut.
Achevé la soirée au coin du feu.
—Beau ton de chair brune très sanguine: jaune de chrome foncé et ton violet de laque brun et blanc.
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28 mai.—Parti d'Augerville à midi: la malle m'a pris toute la matinée, ainsi que la messe où j'ai accompagné le bon cousin. Journée magnifique. La campagne me rappelle les plus doux moments; à Étampes, le soleil, la température, l'aspect des lieux me rappellent des sensations de l'Espagne.
Église Saint-Basile, détails romans dans la façade. Église Saint-Pierre, principale; crénelée: plan bizarre et inexplicable.
Promenade hors des vieux remparts, beaux arbres. Nous avions une heure à tuer. Arrivé à Paris à cinq heures et demie. Reconduit M. Hennequin.
Couché après mon dîner, ce qui m'a nui pour la journée du lendemain.
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29 mai.—Mauvaise journée. Travaillé à peine: promenade solitaire le soir.—Touché quelque peu au Christ sur la mer[324]: impression du sublime et de la lumière.
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30 mai.—Repris le tableau de Weill: Tigre attaquant le cheval et l'homme[325].—Mme de Forget le soir.
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31 mai.—Préault venu dans la journée et resté trop longtemps: je l'aime beaucoup. Je voudrais lui être utile[326].
[303] «Ce tableau peint en 1854, acheté 10,000 francs par l'État, et donné par lui à la ville de Bordeaux, a été à peu près complètement détruit en 1870, dans l'un des incendies successifs de la mairie de Bordeaux, où se trouvait installé le Musée.» (Catalogue Robaut, n° 1242.) Il en reste une esquisse qui fut achetée par M. Riesener et qui appartient aujourd'hui à M. Chéramy. Mme Riesener possède également une toile analogue sur le même sujet.
[304] Isidore Dagnan (1794-1873), paysagiste de mérite.
[305] Nina, ou La folle par amour, opéra représenté au Théâtre-Italien, le 6 mai 1854. Mme Alboni chantait le rôle de Nina.
[306] Ce fut l'origine du célèbre mélodrame: le Courrier de Lyon.
[307] C'est la salle de l'Hôtel de ville que décora Ingres, et au sujet de laquelle nous avons déjà vu un jugement sévère de Delacroix.
[308] Le Massacre de Scio.
[309] C'est la première indication de la célèbre et admirable composition que les amateurs ont vue pour la dernière fois à l'exposition des œuvres de Delacroix à l'École des Beaux-Arts. À la vente Faure, elle atteignit 79,500 francs. Elle appartient maintenant au duc d'Aumale. (Voir Catalogue Robaut, n° 1272.)
[310] Alexandre Batta, célèbre violoncelliste, qui pendant vingt ans a donné un grand nombre de concerts, suivis avec beaucoup d'intérêt par les amateurs.
[311] Amédée Hennequin était le fils d'un avocat célèbre, ami de Berryer. A ce titre, il faisait partie du groupe des intimes d'Augerville. Dans ses Souvenirs, Mme Jaubert le mentionne assez brièvement.
[312] Mgr Dupanloup.
[313] «Delacroix, aimable, séduisant, d'une politesse exquise, sans aucune exigence, jouissait pleinement à Augerville d'une sorte de vacance qu'il s'accordait. Il se prêtait à toutes les distractions: très empressé aux promenades, à cette seule condition qu'il lui fût accordé le temps de se costumer. Irait-on en bateau, à pied, ou en voiture? Aussitôt la décision prise, il s'éclipsait, puis reparaissait, ayant combiné ses vêtements pour affronter soit la mer de glace, le soleil du désert ou le vent de la montagne. Cette manœuvre nous divertissait, ayant découvert, par une de ces trahisons du séjour à la campagne, que sur son lit demeuraient étalés des gilets, des cache-nez, des coiffures, numérotés et correspondant aux degrés du thermomètre. Nous ignorions alors de quelle déplorable délicatesse de larynx il était affligé.» (Souvenirs de Mme Jaubert, p. 36.)