← Retour

Journal de Eugène Delacroix, Tome 2 (de 3): 1850-1854

16px
100%

[165] Le Bourreau des crânes, vaudeville en trois actes, de Lafargue et Siraudin.

[166] Il existe de nombreuses variantes de ce sujet dans l'œuvre du maître. D'après le Catalogue Robaut, il n'y a, se référant à la date du Journal, qu'une «toile—0 m. 74 c. X 0 m. 60 c.—exposée au boulevard des Italiens en 1860. Elle appartenait alors à M. Davin.» M. Robaut ajoute, observation que confirme le Journal du maître: «En cette année 1853, Delacroix ne peint guère que des sujets religieux.»

[167] Delacroix veut parler du comte de Géloës, d'Amsterdam. (Voir Catalogue Robaut, n° 1034.)

[168] Voir Catalogue Robaut, n° 1219.

[169] Émile Signol, peintre, né en 1804, élève de Gros, auteur de Femme adultère. En 1849, il se présenta à l'Institut en même temps que Delacroix, mais il n'a été élu membre de l'Académie des beaux-arts qu'en 1860. Il est mort récemment.

[170] Delacroix s'était déjà présenté quatre fois à l'Institut, et la dernière fois, en 1849, on lui avait préféré Léon Cogniet. Sa lettre de candidature en 1849 est curieuse. Après avoir énuméré les principales compositions qu'il a exécutées: Dante et Virgile, Massacres de Scio, le Christ au jardin des Oliviers, la Justice de Trajan, l'Entrée des croisés à Constantinople, Médée, les décorations du Luxembourg, du Palais-Bourbon, de la salle du Trône, l'Évêque de Liège, Marino Faliero, les Femmes d'Alger, il ajoutait ces quelques lignes, qui se passent aisément de commentaires: «C'est pour la quatrième fois que j'ai l'honneur de me présenter aux suffrages de l'Académie. Cette insistance et le désir très naturel de faire partie d'un corps illustre suffiront-ils pour faire excuser l'infériorité de quelques-unes des productions que j'ai mentionnées? J'éprouve une juste défiance en approchant d'une réunion qui représente les traditions et les principes éternels qui ont été ceux du grand goût chez tous les artistes célèbres.»


1er juillet.—En commission chez M. Fould, pour l'Exposition universelle de 1855.

*

Samedi 2 juillet.—Travaillé ce matin à la figure de l'Abondance[171]. Mme Cavé à l'Hôtel de ville.

À Saint-Cloud; ensuite M. Vieillard.—Chabrier venu tout à coup.

Rencontré le soir Véron, qui m'a fait compliment et invité pour vendredi. Je suis rentré la tête tout échauffée.

—Il y a à faire quelque chose sur le romantisme[172].

—M. Meneval avait raconté à Vieillard, qui me le redit aujourd'hui, ce trait de l'empereur Napoléon Ier: il visitait un monument en construction dont, sans doute, il avait examiné les mémoires; en passant sur un sol couvert de dalles de marbre, il frappa du pied, et répétant avec une canne qu'il demanda, l'espèce d'expérience qu'il semblait faire, il demanda de quelle épaisseur était chaque dalle de marbre. Sur la réponse qui lui fut faite, il envoya chercher un ouvrier, et lui fit desceller, en sa présence, un des morceaux de marbre, qui fut trouvé de la moitié de l'épaisseur qui avait été annoncée.

*

Mercredi 6 juillet.—J'ai été ce soir voir la princesse Marcellini; par extraordinaire, elle était seule... son fils un peu malade. Elle a eu la bonté de ne me jouer que du Chopin, et tout admirable. Elle m'invite à dîner pour mercredi prochain.

*

Jeudi 7 juillet.—Travail tous ces jours-ci au maudit plafond par une chaleur étouffante, qui me fait bénir mon étoile d'être né dans un climat où on n'éprouve ce martyre que quelques jours de l'année.

*

Vendredi 8 juillet.—Dîné chez Véron, que j'avais rencontré il y a quelques jours sur le boulevard. Il m'avait complimenté sur mon article du Poussin. Jusqu'à présent, j'ai récolté un assez grand nombre de compliments à cette occasion. Cela me payera-t-il de l'ennui que j'ai eu à le faire?

Véron me demande des notes sur moi et quelques pis de ma connaissance, dont il se servirait pour desMémoires sur l'époque de la Restauration[173].

Adam[174] nous conte, entre autres traits de Cherubini, qui était inépuisable en boutades chagrines ou désobligeantes, qu'un graveur, ayant fait son portrait dans une médaille qu'il avait publiée, lui en apportait un certain nombre qu'il avait de reste, pensant qu'il en pourrait gratifier ses parents et amis; il lui répond: «Je ne donne rien à mes parents et je n'ai pas d'amis.»

J'ai, ce matin, été à une commission à l'instruction publique, pour renouveler l'enseignement du dessin.

*

Dimanche 10 juillet.—J'ai été, après, mon travail, au Salon, pour examiner les tableaux, relativement à la distribution des médailles. Ce mode de les donner me paraît des plus vicieux. Tous ceux qui, comme moi, sont chargés de ce choix auront été frappés du même inconvénient. Il arrive presque toujours que chaque peintre qui me paraît mériter une troisième, une deuxième, ou une première médaille, l'a déjà obtenue.

Voilà, par exemple, un homme qui a déjà eu la deuxième; lui donnera-t-on la première parce qu'il mérite la deuxième qu'on ne peut pas lui donner? Il arrive ainsi qu'un artiste reçoit rarement une récompense pour celui de ses ouvrages qui la mérite davantage. C'est au moment où il fait un chef-d'œuvre qu'on n'a rien à lui offrir pour le récompenser ou l'encourager. Celui qui fait bien deux fois a plus de mérite que celui qui fait bien une fois. Si les femmes donnaient la médaille, elles seraient de cet avis; Mlle Rosa Bonheur[175] a fait cette année un effort supérieur à tous ceux des années précédentes; vous êtes réduit à l'encourager de la voix et du geste. M. Rodakowski, qui a fait un chef-d'œuvre cette année[176], est obligé de se consoler avec la médaille qu'il a obtenue l'année dernière pour un ouvrage inférieur. M. Ziem, avec sa Vue de Venise, se maintient à la hauteur de ses tableaux de l'année dernière; mais il est interdit au jury de lui témoigner sa satisfaction[177]. Par contre, voici une Annonciation de M. Jalabert[178], qui est un tableau de deuxième médaille. Or, M. Jalabert l'ayant obtenue déjà, lui donnera-t-on la première, qui est une récompense supérieure au mérite de son tableau de cette année? Si vous êtes juste et si vous suivez le règlement, vous ne lui donnerez rien, et cependant il mérite quelque chose. Doit-on assimiler les artistes qui mettent au Salon à ces élèves de petites pensions, dans lesquelles le maître, pour encourager les parents encore plus que les élèves, donne des prix à tout le monde? Si le but des récompenses est de s'adresser à ce qui est supérieur dans une exposition, il faut récompenser tout ce qui s'élève, mais dans la juste proportion du mérite de l'œuvre, et si l'artiste présente dans son ouvrage la dose de talent qui lui attribue la troisième, la deuxième ou la première médaille, il est juste qu'il l'obtienne, quand même il l'aurait déjà obtenue; ce serait un meilleur moyen d'entretenir l'émulation et de donner quand même des récompenses, de telle sorte que tout homme doué d'une dose de talent raisonnable puisse se flatter d'arriver aux récompenses à son tour.


[171] C'était un des principaux personnages au centre du plafond de l'Hôtel de ville.

[172] Voir tome I, p. XXVIII, XXIX, XXX.

[173] Ce sont les Mémoires d'un bourgeois de Paris. Dans un chapitre intitulé: La Peinture et la Musique sous la Restauration, le docteur Véron,qui avait été le condisciple de Delacroix, a donné une sorte d'autobiographie du grand peintre, d'après les notes dont il est question.

[174] Le compositeur Adolphe Adam (1803-1856).

[175] Delacroix fait allusion au tableau connu sous le nom du Marché aux chevaux, qui fut exposé au Salon de 1853.

[176] Portrait de Mme Rodakowski, mère du peintre.

[177] Ziem obtint cependant une médaille de première classe avec cette Vue de Venise, qui a pris place au Musée du Luxembourg.

[178] Jalabert, peintre, élève de Delaroche. Théophile Gautier écrivait à propos de lui: «Le talent de cet artiste a quelque chose de tendre et de délicat, de féminin qui charme et vous empêche de lui désirer plus de force. Ce n'est pas qu'il ne puisse s'élever à la vigueur lorsqu'il le veut, mais sa vraie nature est la grâce.»


Mardi 16 août.—Jenny partie pour Dieppe; elle me manque fort ici.

*

Dimanche 28 août.—Tous ces jours derniers, travaillé à l'Hôtel de ville; j'achève le plafond. Aujourd'hui, je suis resté à la maison jusqu'à midi et demi. Avancé le petit Christ portant sa croix et le Berlichingen ou Weislingen.

À une heure, à la distribution de l'École gratuite.—Revenu avec Fleury[179]... La chaleur est tombée tout à fait. Le jour où je l'ai vu, quelques jours avant l'élection, et où il m'a avoué qu'il ne votait pas pour moi, ce n'étaient que protestations pour la prochaine fois; aujourd'hui, le voilà planté là avec tous les honneurs de la guerre, membre s'il en fut, professeur, etc.; il n'a plus qu'une faible estime pour les infortunés qui sont encore sur le terrain de tout le monde.

Le soir, j'ai été voir Britannicus et l'École des maris, et tous les deux m'ont enchanté. Beauvallet a été très bon dans Burrhus; j'ai trouvé là avec plaisir Thierry[180].


[179] Robert-Fleury avait succédé, en 1850, à Granet comme membre de l'Académie des beaux-arts.

[180] Delacroix était lié avec Édouard Thierry, qui avait écrit des Salons successifs assez favorables au peintre.


Vendredi 2 septembre.—Dîné chez Véron; je lui avais rapporté ses épreuves.

*

Lundi 26 septembre.—Plafond de Saint-Sulpice.—Samson et Dalila[181].

Dessins d'après des costumes et armures pour la Jérusalem.—Les deux Marocains.—Le Christ portant sa croix.[182]—Tableau de Beugniet (Berlichingen.)—Lion.(id.)—Christ dans le bateau.

*

Mercredi 28 septembre.—Sept heures du matin, en me levant.—On ne se figure pas à quel point la médiocrité abonde: Lefuel[183], Baltard, mille exemples, qui se pressent, de gens chargés de grosses affaires dans les arts, dans le gouvernement, dans les armées, dans tout. Ce sont ces gens-là qui enrayent partout la machine lancée par les hommes de talent. Les hommes supérieurs sont naturellement novateurs. Ils arrivent et trouvent partout la sottise et la médiocrité qui tient tout dans sa main, et qui éclate dans tout ce qui se fait. Leur impulsion la plus naturelle les jette à redresser, à tenter des routes nouvelles, pour sortir de cette platitude et de cette sottise. S'ils réussissent et qu'ils finissent par avoir le dessus sur les routines, ils ont pour eux, à leur tour, les incapables, qui se font un mérite d'outrer leurs pratiques, et qui gâtent encore tout ce qu'ils touchent. Après ce mouvement, qui porte les novateurs à sortir de l'ornière tracée, vient presque toujours celui qui les porte, à la fin de leur carrière, à retenir l'impulsion indiscrète qui va trop loin et qui ruine par l'exagération ce qu'ils ont inventé. Ils se prennent à vanter ce qu'ils ont été cause qu'on a abandonné, en voyant le triste usage qu'on fait des nouveautés qu'ils ont lancées dans le monde. Peut-être y a-t-il un secret mouvement d'égoïsme qui les porte à régenter à ce point leurs contemporains, que personne ne puisse qu'eux-mêmes toucher à ce qui leur paraît critiquable? Ils sont médiocres par ce côté; cette faiblesse leur fait jouer souvent un rôle ridicule et indigne de la considération qu'ils ont acquise.


[181] Cette toile fut exécutée en 1854. «Elle était en 1875 chez le peintre Daubigny, qui l'avait payée de cinq à six mille francs. » (V. Catalogue Robaut, n° 1238.)

[182] Voir Catalogue Robaut, nos 1313 et 1404.

[183] Lefuel était alors architecte du château de Fontainebleau. Après la mort de Visconti, en 1854, il fut chargé d'achever le nouveau Louvre.


Champrosay.—Jeudi 6 octobre.—Parti pour Champrosay à onze heures. J'ai eu cette fois deux fiacres pour me transporter et faire transporter mes bagages; moyen préférable et plus économique que celui de la voiture du commissionnaire.

J'étais souffrant depuis plus d'une semaine. Dimanche, j'ai pris un froid aux oreilles qui m'a donné des douleurs dont je souffre encore: c'était pendant mon équipée du Jardin des Plantes. J'ai pu dire, en arrivant comme Tancrède, ce que je dis toujours en arrivant ici:

Qu'avec ravissement je revois ce séjour!

Avant dîner, le temps était fort beau, contre son habitude; j'ai fait un grand tour de forêt au détriment de ma chaussure et de mon pantalon. Pris par l'allée qui mène au chêne Prieur; mais, à moitié chemin, pris l'allée qui descend vers le milieu, pour tomber sur la grande route qui croise celle de l'Ermitage. Sentiment délicieux de la solitude et de l'indépendance, en rentrant dans mon ermitage et en m'attablant... Je l'ai bien éprouvé le lendemain, et j'espère qu'il sera ainsi tout le temps que je serai ici.

*

Vendredi 7 octobre.—Grande promenade dans le jardin. Ravi par les odeurs de fleurs et du raisin. Mais étant remonté dans une situation paresseuse, elle s'est prolongée toute la journée que je suis resté à lire le Spectateur, à dormir, à le reprendre.

Le soleil s'était montré dans la journée, et j'ai eu l'esprit d'attendre qu'il fût passé, pour me mettre en route, vers trois heures seulement, ou deux heures. Une pluie battante m'a pris dans la forêt; heureusement, elle s'est calmée au moment où j'allais rentrer, et j'ai continué par une allée que je n'avais jamais prise, partant de ce même centre qui va au chêne Prieur et à l'allée descendante, mais plus à droite, et remplie de bruyères. Remonté ensuite au chêne, etc.

Rentré avec appétit, ce qui est le grand point pour que la digestion se fasse convenablement. Dîné dans mon atelier, où je suis mieux pour cela, et arpenté toute la soirée le logement en tous sens, car la pluie et l'obscurité rendent toute sortie bien difficile, le soir.

*

Samedi 8 octobre.—J'ai lu hier l'excellent passage du Spectateur sur la vieillesse. Je me réserve de le copier tout entier.

Je crois me rappeler qu'il met au premier rang des avantages quelle nous donne sur la jeunesse, la tranquillité. Effectivement, c'est là le véritable bien dont le vieillard doit jouir, s'il vit selon l'état où il est arrivé. Quoiqu'on dise que la vieillesse est l'âge de l'ambition, ce ne peut être que celui d'une ambition légitime ou facile, en comparaison, à satisfaire. En effet, quand on voit un homme mûr aspirer aux honneurs, ce ne peut être, à moins de folie complète de sa part, qu'à ceux auxquels il a le droit d'espérer comme étant la suite des avantages qu'il a su déjà se faire et de la position qu'il a prise par les travaux de toute sa vie. Certes, on ne se fait pas une carrière à cinquante ans. On goûte alors les fruits de celle qu'on s'est faite; les honneurs vont trouver naturellement celui qui possède déjà la considération. Il faut donc au vieillard, je ne dirai pas dans la poursuite, ce mot sent encore trop la jeunesse, mais dans la recherche calme des prérogatives auxquelles il a droit, la même tranquillité que je regarde comme le souverain bien à cet âge. Que si la fortune n'a pas favorisé les efforts de la jeunesse, car je ne parle toujours ici que de celui qui a fait preuve de mérite ou de constance, si la position est médiocre, une longue habitude de cette médiocrité doit la lui rendre moins pénible, de même que la perspective de la continuation du même état jusqu'à la fin de sa vie.

Est-il rien de plus ridicule que de s'agiter dans l'âge où tout invite, où tout force au repos? d'être le compétiteur de gens doublement encouragés par la force de l'âge et par l'intérêt qui s'attache à la jeunesse? L'homme de mérite que les circonstances n'ont pas servi, doit jouir encore, dans la situation où il voit s'achever ses jours, du calme que cette situation comporte; et il n'y a que la misère qui puisse rendre cette condition intolérable; et ceci ne s'adresse pas à ceux qui seraient, par un hasard fort rare et malgré de notables qualités, tombés dans un état si bas. C'est de la force d'âme alors, et une force bien rare, qui serait nécessaire à cet infortuné, pour faire tête au malheur. Chez celui-là, il y aurait encore lieu à tirer des consolations du sentiment de son propre mérite et de l'injustice de la fortune.

La jeunesse voit tout devant elle et veut aspirer à tout; c'est ce qui fait son inquiétude et son agitation continuelles. L'idée du repos est aussi incompatible avec cet âge que celle de l'agitation l'est pour la vieillesse. Le vieillard, au contraire, serait inexcusable d'entretenir cette agitation fiévreuse. Il a mesuré ses forces et il connaît le prix du temps; il sait celui qu'il lui faudrait pour parvenir à un but incertain. Il faut, à son âge, avoir atteint celui auquel on tendait, et non pas remettre encore en question quel sera l'avenir. Ce sont toutes ces raisons qui doivent le porter au calme et lui faire tirer de la position telle quelle qu'il s'est acquise, tout le fruit qu'elle comporte raisonnablement.

*

Samedi 8 octobre.—Il faut mettre ici mon aventure de la forêt. Parti vers une heure et demie, après avoir travaillé, je suis passé sans m'en apercevoir dans le grand Sénart; tous les poteaux sont repeints pour les menus plaisirs de Fould, qui a fait restaurer la faisanderie. J'ai donc erré, pendant près de cinq heures, dans les marécages de la forêt, car je ne marchais que dans une boue grasse et glissante, sans savoir où j'allais. Un bonhomme que j'ai rencontré dans le moment le plus embarrassant m'a aidé à me retrouver, et je suis revenu par Soisy à cinq heures et demie, assez fatigué, mais très heureux de n'avoir pas éprouvé le désagrément de coucher dans la forêt.

*

Dimanche 9 octobre.—Peint le Christ dans la barque[184], d'après mon ancienne esquisse, jusqu'à deux heures.

Sorti vers la partie de Draveil. Fait un grand tour en contournant la forêt, et revenu par les environs du chêne Prieur. Je me porte mieux: j'espère grandement en ce petit séjour pour me remettre tout à fait.

J'écris à la cousine:

«La rareté des visites que je fais en ce lieu me le fait trouver charmant, quand j'y reviens. Le secret du bonheur n'est pas de posséder les choses, mais d'en jouir; je serais certes moins heureux d'être le maître d'un grand château où je m'ennuierais et où je serais ennuyé par les autres. Mais ceux qui n'aiment pas la solitude ne peuvent sentir le plaisir que j'éprouve à être roi dans une bicoque! La liberté, mais des loisirs occupés, l'esprit en travail sans cesse font trouver enchanteurs tous les sites et tous les temps possibles. Pendant ces jours de pluie, je n'ai pas été ennuyé jusqu'à présent.»

*

Lundi 10 octobre.—Surpris ce matin, pendant que j'étais en train de peindre, par Mme Villot, Mme Halévy, Halévy[185], ses enfants, Georges et le frère de Mme Villot. Cette invasion dans ma cabane a désagréablement surpris et m'a laissé à la fin très satisfait.

J'ai dîné aujourd'hui chez Mme Villot et demain chez Halévy.

Travaillé beaucoup le fond de la Sainte Anne[186] sur un dessin d'arbres d'après nature, que j'ai fait dimanche, sur la lisière de la forêt vers Draveil.

Travaillé au Christ dans la barque, de Petit[187].

Vers deux heures, charmante promenade vers les carrières de Soisy. Revenu par le chêne Prieur et l'allée de l'Ermitage. Beaux effets au chêne Prieur, qui se détachait entièrement en ombre sur l'allée claire et fuyante.

La conversation de ces oisifs est bien ennuyeuse, quand ils se lancent dans les chevaux, les spectacles; des discussions qui durent une heure sur une bride, une selle, etc.

Faire un Dictionnaire des arts et de la peinture[188]: thème commode. Travail séparé pour chaque article.

Autorités.—La peste pour les grands talents e la presque totalité du talent pour les médiocres. Elles sont des lisières qui aident tout le monde à marcher quand on entre dans la carrière, mais elles laissent à presque tout le monde des marques ineffaçables. Les gens comme Ingres ne les quittent plus. Ils ne font pas un pas sans les invoquer. Ils sont comme des gens qui mangeraient de la bouillie toute leur vie; ainsi de suite.

—Dumas, ce matin, commence ainsi l'analyse de la pièce d'Antony, dans la Presse: «Cette pièce a donné lieu à de telles controverses, que je demande la permission de ne pas l'abandonner ainsi; d'ailleurs, non seulement c'est mon œuvre la plus originale, mon œuvre la plus personnelle, mais encore c'est une de ces œuvres rares qui ont une influence sur leur époque.»

Dîné chez Halévy, à Fromont[189]; je suis toujours sourd comme un pot: heureusement que l'indisposition va changeant de côté et se porte tantôt à droite, tantôt à gauche. Il y avait là Viegra, Vatel, l'ancien directeur des Italiens, etc. Comment entretiendront-ils cette magnifique habitation?... Hier, le général Parchappe[190] répondait à mon admiration pour ce beau lieu, en disant que la maison était pitoyable, et qu'il fallait la rebâtir pour la rendre habitable.

*

Mercredi 12 octobre.—Dîné chez Mme Barbier. Mme Villot revenue le soir; j'ai parlé imprudemment, avec certains regrets, des restaurations des tableaux du Musée: le grand Véronèse, que ce malheureux Villot a tué sous lui[191], a été un texte sur lequel je n'ai pas trop insisté, en voyant avec quelle chaleur elle défendait la science de son mari. Elle ne lui trouve probablement que cette qualité, et elle l'en pare comme de raison. Elle m a dit qu'en fait de restauration, il ne se donnait pas un coup de pinceau, à moins que M. Villot ne prît lui-même la palette. Grande recommandation, à ce qu'on peut croire!

Dans la journée, travaillé un peu mollement, et pourtant avec succès, à la petite Sainte Anne. Le fond refait sur des arbres que j'ai, dessinés il y a deux ou trois jours, à la lisière de la forêt vers Draveil, a changé tout ce tableau. Ce peu de nature prise sur le fait, et qui pourtant s'encadre avec le reste, lui a donné un caractère. J'ai repris également pour les figures, les croquis faits à Nohant d'après nature, pour le tableau de Mme Sand. J'y ai gagné de la naïveté et de la fermeté dans la simplicité.

De l'emploi du modèle.—C'est cet effet qu'il faut obtenir de l'emploi du modèle et de la nature en général; c'est aussi la chose la plus rare dans la plupart des tableaux où le modèle joue un grand rôle. Il tire tout à lui, et il ne reste plus rien du peintre. Chez un homme très savant et très intelligent à la fois, son emploi bien entendu supprime, dans le rendu, les détails que le peintre, qui fait d'idée, prodigue toujours trop, de peur d'omettre quelque chose d'important, et qui empêche de toucher franchement et de mettre dans tout leur jour les détails vraiment caractéristiques. Les ombres, par exemple; sont toujours trop détaillées dans la peinture faite d'idée, dans les arbres particulièrement, dans les draperies, etc.

Rubens est un exemple remarquable de l'abus des détails. Sa peinture, où l'imagination domine, est surabondante partout; ses accessoires sont trop faits; son tableau ressemble à une assemblée où tout le monde parle à la fois. Et cependant, si vous comparez cette manière exubérante, je ne dirai pas à la sécheresse et à l'indigence modernes, mais à de très beaux tableaux où la nature a été imitée avec sobriété et plus d'exactitude, vous sentez bien vite que le vrai peintre est celui chez lequel l'imagination parle avant tout.

Jenny me disait hier, avec son grand bon sens, quand nous étions dans la forêt et que je lui vantais la forêt de Diaz, «que l'imitation exacte n'en était que plus froide», et c'est la vérité! Ce scrupule exclusif de ne montrer que ce qui se montre dans la nature rendra toujours le peintre plus froid que la nature qu'il croit imiter; d'ailleurs, la nature est loin d'être toujours intéressante au point de vue de l'effet de l'ensemble. Si chaque détail offre une perfection, que j'appellerai inimitable, en revanche la réunion de ces détails présente rarement un effet équivalent à celui qui résulte, dans l'ouvrage du grand artiste, du sentiment; de l'ensemble et de la composition[192]. C'est ce qui me faisait dire tout à l'heure que, si l'emploi du modèle donnait au tableau quelque chose de frappant, ce ne pouvait être que chez des hommes très intelligents: en d'autres termes, qu'il n'y avait que ceux qui savent faire de l'effet, en se passant du modèle, qui puissent véritablement en tirer parti, quand ils le consultent.

Que sera-ce d'ailleurs, si le sujet comporte beaucoup de pathétique? Voyez comme, dans de pareils sujets, Rubens l'emporte sur tous les autres! Comme la franchise de son exécution, qui est une conséquence de la liberté avec laquelle il imite, ajoute à l'effet qu'il veut produire sur l'esprit!... Voyez cette scène intéressante, qui se passera, si vous voulez, autour du lit d'une femme mourante: rendez, s'il est possible, saisissez par la photographie, cet ensemble; il sera déparé par mille côtés. C'est que, suivant le degré de votre imagination, la scène vous paraîtra plus ou moins belle; vous serez poète plus ou moins, dans cette scène où vous êtes acteur; vous ne voyez que ce qui est intéressant, tandis que l'instrument aura tout mis.

Je fais cette observation et je corrobore toutes celle qui précèdent, c'est-à-dire la nécessité de beaucoup d'intelligence dans l'imagination, en revoyant les croquis faits à Nohant pour la Sainte Anne: le premier, fait d'après nature, est insupportable, quand je revois le second, qui pourtant est presque le calque du précédent, mais dans lequel mes intentions sont plus prononcées et les choses inutiles éloignées, en introduisant aussi le degré d'élégance que je sentais nécessaire pour atteindre à l'impression du sujet.

Il est donc beaucoup plus important pour l'artiste de se rapprocher de l'idéal qu'il porte en lui, et qui lui est particulier, que de laisser, même avec force, l'idéal passager que peut présenter la nature, et elle présente de telles parties; mais encore un coup, c'est un tel homme qui les y voit, et non pas le commun des hommes, preuve que c'est son imagination qui fait le beau, justement parce qu'il suit son génie.

Ce travail d'idéalisation se fait même presque à mon insu chez moi, quand je recalque une composition sortie de mon cerveau. Cette seconde édition est toujours corrigée et plus rapprochée d'un idéal nécessaire; ainsi, il arrive ce qui semble une contradiction et qui explique cependant comment une exécution trop détaillée comme celle de Rubens, par exemple, peut ne pas nuire à l'effet sur l'imagination. C'est sur un thème parfaitement idéalisé que cette exécution s'exerce; la surabondance des détails qui s'y glissent, par suite de l'imperfection de la mémoire, ne peut détruire cette simplicité bien autrement intéressante qui a été trouvée d'abord dans l'exposition de l'idée, et, comme nous venons de le voir à propos de Rubens, la franchise de l'exécution achève de racheter l'inconvénient de la prodigalité des détails. Que si, au milieu d'une telle composition, vous introduisez une partie faite avec grand soin d'après le modèle, et si vous le faites sans occasionner un désaccord complet, vous aurez accompli le plus grand des tours de force, accordé ce qui semble inconciliable; en quelque sorte, c'est l'introduction de la réalité au milieu d'un songe; vous aurez réuni deux arts différents, car l'art du peintre vraiment idéaliste est aussi différent de celui du froid copiste que la déclamation de Phèdre est éloignée de la lettre d'une grisette à son amant. La plupart de ces peintres, qui sont si scrupuleux dans l'emploi du modèle, n'exercent la plupart du temps leur talent de le copier avec fidélité que sur des compositions mal digérées et sans intérêt. Ils croient avoir tout fait, quand ils ont reproduit des têtes, des mains, des accessoires imités servilement et sans rapport mutuel.

—Fait une promenade avec Jenny vers le chêne Prieur. Sortis par la lisière de la forêt et revenus par la grande allée. Ces bruyères, ces fougères, cette herbe fine et verte rappelaient à la pauvre femme son pays et sa jeunesse.

—Sur l'imitation de la nature, ce grand point de départ de toutes les écoles et sur lequel elles se divisent profondément, aussitôt qu'elles l'interprètent, toute la question semble réduite à ceci: l'imitation est-elle faite en vue de plaire à l'imagination ou de satisfaire simplement une sorte de conscience d'une singulière espèce, qui consiste, pour l'artiste, à être content de lui quand il a copié, aussi exactement que possible, le modèle qu'il a sous les yeux?

Jeudi 13 octobre.—Travaillé beaucoup au Christ dormant dans la tempête, pour Petit[193]. Sorti vers trois heures et fait une longue course dans la forêt, dans les coupes des environs du chêne d'Antain.

*

Vendredi 14 octobre.—C'était aujourd'hui la corvée de R... à Paris. Je suis parti le matin chez Mme Villot pour m'excuser de lui avoir manqué de parole hier; elle m'a parlé de la situation de H. V...

Impossibilité de voyager dans ces maudits chemins de fer sans être assassiné par la conversation. J'y ai trouvé un personnage que j'ai vu autrefois chez Mme Marliani, et que j'avais déjà rencontré dans cette maudite voiture... Bavardages sans fin sur le gothique, etc.

En revenant, de même, mon confrère Chevalier, que je révère, m'a trouvé dans l'omnibus et reconduit jusqu'à Ris. J'étais obligé de me tourner vers lui, pendant que je mourais d'envie de voir le paysage: il m'a gâté tout le plaisir de mon retour. J'étais encore destiné à une autre rencontre: Mme Villot, son frère, ses frères, que sais-je? étaient allés au-devant du cher M. Villot; il a fallu poliment remonter avec eux.

*

Samedi 15 octobre.—Dîné chez Mme Villot. Il a été question de peinture à l'huile d'olive.

Si cette invention eût été faite il y a trente ans, ainsi que celle du daguerréotype, peut-être ma carrière eût-elle été plus remplie. La facilité de peindre à chaque instant, sans avoir l'ennui de palette, ensuite l'instruction que donne le daguerréotype à un homme qui peint de mémoire, sont des avantages inestimables.

*

Dimanche 16 octobre.—Achevé ou presque achevé le Weislingen. Promenade vers Soisy par la forêt. Vu les derrières du parc Vandeuil (actuel): il y a des effets superbes.—Plus loin, en remontant, j'ai dessiné un site superbe.

Lu un article des Mémoires de Dumas sur Trouville, où il y a des choses charmantes... Que manque-t-il à ces gens-là? du goût, du tact, l'art de choisir dans tout ce qui leur vient et celui de savoir s'arrêter à propos. Il est probable qu'ils ne travaillent pas; leur suffirait-il de travailler, pour acquérir ce qui leur manque?... Je ne le crois pas.

*

Lundi 17 octobre.—Après une journée de travail et un peu, je crois, de sommeil, parti tard vers Soisy. La pluie a détrempé les routes. J'ai fait le croquis du lavoir au soleil couchant. Descendu dans la ruelle où j'avais une fois trouvé un chat charmant. Rencontré Ba vet en revenant. Voilà un homme à l'ancienne mode, à la mienne: il était pataugeant sur la route comme moi, et visitant ses travaux; il portait de vieux habits dont son domestique ne voudrait certes pas; son pantalon était retroussé de peur de la crotte. C'est ainsi qu'on faisait quand on désirait ne pas se gêner chez soi ou à la campagne. M. X... ou M. Y..., enfin tel sot à la moderne, serait bien malheureux d'être rencontré dans l'équipage ou le pauvre Ba vet se promenait tranquillement avec la conscience tranquille de ses cent mille livres de revenu, au milieu de tout cela.

J'éprouve tous les jours, et particulièrement quand il fait du soleil, un charme pénétrant en ouvrant ma fenêtre; il y a dans le spectacle de la tranquillité de la nature un attrait plus particulier encore pour l'homme qui vieillit et qui apprécie la tranquillité et le calme. Il me semble que ce spectacle est fait pour moi. Une ville ne peut rien offrir de semblable: partout l'agitation qui ne convient qu'à la sotte jeunesse.

—J'écris à Piron:

«Je ne voulais venir ici que pour cinq ou six jours; en voilà bientôt quinze que j'y suis, et je ne pense pas à revenir. La campagne m'est nécessaire de temps en temps. Comme j'y travaille, elle ne m'assomme pas, comme ceux qui se condamnent à y passer six mois de suite. Les gens du monde y vont mécaniquement au mois de juillet, et ils en reviennent en décembre; moi, j'y vais quinze jours de temps en temps et de loin en loin. Plus il y a longtemps que je n'y ai été, plus j'en jouis; j'aime aussi à y mener une vie opposée à celle de Paris; j'abhorre les visites et les dérangements des voisins... Cette nature que je vois rarement me parle alors et me renouvelle. Une promenade dans la forêt, après que j'ai consacré ma matinée au travail, est un véritable délice, mais il faut absolument faire quelque chose.»

Toujours sur l'emploi du modèle et sur l'imitation.

Jean-Jacques dit avec raison qu'on peint mieux les charmes de la liberté quand on est sous les verrous, qu'on décrit mieux une campagne agréable quand on habite une ville pesante et qu'on ne voit le ciel que par une lucarne et à travers les cheminées. Le nez sur le paysage, entouré d'arbres et de lieux charmants, mon paysage est lourd, trop fait, peut-être plus vrai dans le détail, mais sans accord avec le sujet. Quand Courbet a fait le fond de la femme qui se baigne, il l'a copié scrupuleusement d'après une étude que j'ai vue à côté de son chevalet. Rien n'est plus froid; c'est un ouvrage de marqueterie. Je n'ai commencé à faire quelque chose de passable, dans mon voyage d'Afrique, qu'au moment où j'avais assez oublié les petits détails pour ne me rappeler dans mes tableaux que le côté frappant et poétique; jusque-là, j'étais poursuivi par l'amour de l'exactitude, que le plus grand nombre prend pour la vérité.

—J'ai travaillé toute la journée par la pluie à la petite Sainte Anne, et j'ai fait une esquisse du Soleil couchant que j'ai dessiné hier, au lavoir.

Petit tour avant dîner, malgré les mauvais chemins dans la forêt, le long de Ba vet, avec ma bonne et pauvre Jenny[194], dont la santé paraît meilleure et m'enchante... Quel profond bon sens dans cette fille de la nature, et quelle vertu au fond de ses préjugés les plus singuliers!

J'avais refusé le dîner de Mme Villot; j'ai été la joindre et sa société, comme elle était au dessert, et nous avons achevé la soirée chez Mme Barbier. J'ai ri aux larmes presque tout le temps, aussi bien de ce que je lui disais que de ce qu'elle me répondait. Elle m'a raconté l'aventure de son ami Chevigné, qui vient un de ces jours derniers pour la voir, et qui trouve dans le chemin de fer cet être antipathique qui se trouvait venir aussi chez elle et qu'il voyait par conséquent sans cesse à ses côtés ou devant lui tout le temps, y compris la voiture qui devait les ramener du chemin de fer chez elle.

Le livre de Véron[195] était là sur la table... Une femme qui n'est pas sotte, et qui est là, le trouve ennuyeux; c'est une façon d'exprimer qu'il lui a déplu, et il déplaira à la moindre personne qui a quelque notion de ce que c'est qu'une chose passable. Nulle philosophie (grand article sur ce mot à propos des arts en général: sans cette philosophie que j'entends, nulle durée pour le livre ou pour le tableau, ou plutôt nulle existence); ce tas d'anecdotes, les unes intéressantes, les autres niaises et dignes d'amuser des laquais; des nomenclatures, des répétitions textuelles de pièces historiques, qui sont partout, pour qui veut les y aller chercher, ne constituent pas un livre. C'est une anonyme réunion de pièces de toutes couleurs, auxquelles il a ôté la couleur en les ajustant... Quoi! pas une réflexion pour souder un fait à un autre, ou plutôt quelles réflexions!... Car je me trompe: il met du sien de temps en temps; mais quelle vulgarité! Le pauvre homme a donné prématurément sa mesure. Après avoir pris la peine de nous ôter la pensée qu'il était capable d'écrire quelque chose qui eut le sens commun, il s'amuse même à détruire ce faible prestige qui l'entourait, à savoir qu'il avait quelque capacité pour les affaires, et que son savoir-faire du moins l'avait conduit à la fortune... Point du tout; il établit que toutes ses combinaisons pour faire ses affaires ont été déjouées par le hasard, et que c'est le même hasard qui l'a fait réussir souvent par les moyens les plus inattendus et les plus opposés à ses prévisions.

Je n'ai, dans le jugement que je porte, nulle animosité; au contraire, je l'aime beaucoup, malgré ses airs cavaliers; mais ils sont inséparables du parvenu. Je crois qu'il perdra beaucoup à ce livre malencontreux. Il gagnait beaucoup, au contraire, à ne pas le publier, mais à laisser croire qu'il s'en occupait. Il confirme malheureusement tout ce que les gens plus fins que le vulgaire pouvaient augurer de lui... Je l'ai toujours pensé plus important par son air que par ses qualités réelles.

Un certain tact m'a rarement trompé; j'écrivais ici, il y a quelque temps, sur la quantité des hommes médiocres; mais que de degrés encore dans la médiocrité! En voici un de la dernière catégorie! J'entends parmi ceux qui se piquent d'œuvres d'esprit. Il sert à faire voir la valeur de ceux qui sont des chefs de bande, comme Dumas, par exemple, dont il est tant question depuis quelques jours. Mis en regard de Véron, Dumas paraît un grand homme, et je ne doute pas que ce ne soit son opinion à lui-même; mais qu'est-ce que Dumas et presque tout ce qui écrit aujourd'hui, en comparaison d'un prodige tel que Voltaire, par exemple? Que deviennent, à côté de cette merveille de lucidité, d'éclat et de simplicité tout ensemble, ce bavardage désordonné, cet alignement sans fin de phrases et de volumes semés de bonnes et de détestables choses, sans frein, sans loi, sans sobriété, sans ménagement pour le bon sens du lecteur! Celui-là donc est médiocre dans l'emploi de facultés qui sont pourtant au-dessus de l'ordinaire; ils se ressemblent tous... La pauvre Aurore[196] elle-même lui donne la main pour des défauts analogues, à côté de qualités de beaucoup de valeur. Ils ne travaillent ni l'un ni l'autre, mais ce n'est pas par paresse. Ils ne peuvent pas travailler, c'est-à-dire élaguer, condenser, résumer, mettre de l'ordre. La nécessité d'écrire à tant la page est la funeste cause qui minerait de plus robustes talents encore. Ils battent monnaie[197] avec les volumes qu'ils entassent; le chef-d'œuvre est aujourd'hui impossible.

*

Jeudi 20 octobre.—Quelle adoration que celle qui j'ai pour la peinture! Le seul souvenir de certains tableaux me pénètre d'un sentiment qui me remue de tout mon être, même quand je ne les vois pas, comme tous ces souvenirs rares et intéressants qu'on retrouve de loin en loin dans sa vie, et surtout dans les toutes premières années.

Hier je revenais de Fromont, où je me suis fort ennuyé: j'arrive chez Mme Villot, à qui j'avais à rapporter son ombrelle de la part des habitants de Fromont. Elle était là avec Mme Pécourt, qui a parlé des tableaux de son mari[198]. Là-dessus, Mme V... rappelé quelques-uns de ceux de Rubens qu'elle a vus à Windsor. Elle a parlé d'un grand portrait équestre d'une de ces grandes figures d'autrefois, armées de toutes pièces, avec un jeune homme près de lui, m'a semblé que je le voyais. Je sais beaucoup de ce que Rubens a fait, et crois savoir tout ce qu'il peut faire. Ce seul souvenir d'une femmelette qui certes n'a pas éprouvé, en voyant le tableau, l'émotion que je ressens seulement en me le figurant, sans l'avoir vu, a réveillé en moi les grandes images de ceux qui ont tant frappé ma jeunesse à Paris, au Musée Napoléon, et en Belgique, dans les deux voyages que j'y ai faits.

Gloire à cet Homère[199] de la peinture, à ce père de la chaleur et de l'enthousiasme dans cet art où il efface tout, non pas, si l'on veut, par la perfection qu'il a portée dans telle ou telle partie, mais par cette force secrète et cette vie de l'âme qu'il a mise partout. Chose singulière! le tableau qui m'a peut-être donné la sensation la plus forte, l'Élévation en croix, n'est pas celui où brillent le plus les qualités qui lui sont propres et où il est incomparable. Ce n'est ni par la couleur, ni par la délicatesse ou la franchise de l'exécution que ce tableau l'emporte sur les autres, et, chose bizarre, c'est par des qualités italiennes, qui chez les Italiens ne me ravissent pas au même degré; et je trouve à propos de me rendre compte ici du sentiment tout à fait analogue que j'ai éprouvé devant les batailles de Gros et devant la Méduse, surtout quand je l'ai vue à moitié faite. C'est quelque chose de sublime, qui tient en partie à la grandeur des personnages. Les mêmes tableaux en petite dimension me produiraient, j'en suis sûr, un tout autre effet. Il y a aussi dans celui de Rubens et dans celui de Géricault un je ne sais quoi de style michelangesque qui ajoute encore à l'effet que produit la dimension des personnages et leur donne quelque chose d'effrayant. La proportion entre pour beaucoup dans le plus ou moins de puissance d'un tableau. Non seulement, comme je le disais, ces tableaux ne seraient qu'ordinaires dans l'œuvre du maître exécutée en petit; mais même grands simplement comme nature, ils n'atteindraient pas à l'effet sublime. La preuve, c'est que la gravure du tableau de Rubens ne me le produit nullement.

Je dois dire que la dimension ne fait pas tout, car plusieurs de ses tableaux où les figures sont très grandes ne me donnent pas ce genre d'émotion, qui est le plus élevé pour moi; je ne puis dire non plus que ce soit exclusivement quelque chose de plus italien dans le style, car les tableaux de Gros qui n'en offrent point de trace et qui ne sont qu'à lui, me transportent au même degré dans cette situation de l'âme que je trouve la plus puissante que cet art puisse inspirer. C'est un mystère curieux que celui de ces impressions produites par les arts sur des organisations sensibles: confuses impressions, si on veut les décrire, pleines de force et de netteté, si on les éprouve de nouveau, seulement par le souvenir! Je crois fortement que nous mêlons toujours de nous-mêmes dans ces sentiments qui semblent venir des objets qui nous frappent. Il est probable que ces ouvrages ne me plaisent tant que parce qu'ils répondent à des sentiments qui sont les miens; et puisque, quoique dissemblables, ils me donnent le même degré de plaisir, c'est que le genre d'effet qu'ils produisent, j'en retrouve la source en moi.

Ce genre d'émotion propre à la peinture est tangible en quelque sorte; la poésie et la musique ne peuvent le donner. Vous jouissez de la représentation elle de ces objets, comme si vous les voyiez véritablement, et en même temps le sens que renferment les images pour l'esprit vous échauffe et vous transporte. Ces figures, ces objets, qui semblent la chose même à une certaine partie de votre être intelligent, semblent comme un pont solide sur lequel l'imagination s'appuie pour pénétrer jusqu'à la sensation mystérieuse et profonde dont les formes sont en quelque sorte l'hiéroglyphe, mais un hiéroglyphe bien autrement parlant qu'une froide représentation, qui ne tient que la place d'un caractère d'imprimerie: art sublime dans ce sens, si on le compare à celui où la pensée n'arrive à l'esprit qu'à l'aide des lettres mises dans un ordre convenu; art beaucoup plus compliqué, si l'on veut, puisque le caractère n'est rien et que la pensée semble être tout, mais cent fois plus expressif, si l'on considère qu'indépendamment de l'idée, le signe visible, hiéroglyphe parlant, signe sans valeur pour l'esprit dans l'ouvrage du littérateur, devient chez le peintre une source de la plus vive jouissance, c'est-à-dire la satisfaction que donnent, dans le spectacle des choses, la beauté, la proportion, le contraste, l'harmonie de la couleur, et tout ce que l'œil considère avec tant de plaisir dans le monde extérieur, et qui est un besoin de notre nature.

Beaucoup de gens trouveront que c'est précisément dans cette simplification du moyen d'expression que consiste la supériorité de la littérature. Ces gens-là n'ont jamais considéré avec plaisir un bras, une main, un torse de l'antique ou du Puget[200]; ils aiment la sculpture encore moins que la peinture, et ils se trompent étrangement s'ils pensent que quand ils ont écrit: un pied ou une main, ils ont donné à mon esprit la même émotion que celle que j'éprouve quand je vois un beau pied ou une belle main... Les arts ne sont point de l'algèbre où l'abréviation des figures concourt au succès du problème; le succès dans les arts n'est point d'abréger, mais d'amplifier, s'il se peut, de prolonger la sensation, et par tous les moyens... Qu'est-ce que le théâtre? Un des témoignages les plus certains de ce besoin de l'homme d'éprouver à la fois le plus d'émotions possible! Il réunit tous les arts pour sentir davantage: la pantomime, le costume, la beauté de l'acteur, doublent l'effet de l'ouvrage parlé ou chanté. La représentation du lieu dans lequel se passe l'action augmente encore tous ces genres d'impression.

On comprend donc tout ce que j'ai dit de la puissance de la peinture. Si elle n'a qu'un moment, elle concentre l'effet de ce moment; le peintre est bien plus maître de ce qu'il veut exprimer que le poète ou le musicien livré à des interprètes; en un mot, si son souvenir ne s'exerce pas sur autant de parties, il produit un effet parfaitement un et qui peut satisfaire complètement; en outre, l'ouvrage du peintre n'est pas soumis aux mêmes altérations, quant à la manière dont il peut être compris dans des temps différents. La mode qui change, les préjugés du moment, peuvent faire envisager différemment sa valeur; mais enfin il est toujours le même; il reste tel que l'artiste a voulu qu'il fût, tandis qu'il n'en est pas de même d'un ouvrage livré à l'interprétation, comme les ouvrages de théâtre. Le sentiment de l'artiste n'étant plus là pour guider les acteurs ouïes chanteurs, l'exécution ne peut plus répondre à l'intention primitive: l'accent disparaît, et avec lui la partie la plus délicate. Heureux encore l'auteur, quand on ne mutile pas son ouvrage, affront auquel il est exposé même de son vivant! Le changement seul d'un acteur change toute la physionomie.

*

21 octobre.—Les Arago[201], Bixio, etc., dînaient chez Mme Villot; j'y étais invité, mais je vis encore un peu de régime et n'y ai été qu'après.

*

22 octobre.—Villot et sa femme venus, en arrivant de Paris, lui du moins. Je devais y aller le soir, mais j'ai préféré une grande promenade ravissante vers Draveil.

*

23 octobre.—Dîné chez les Barbier, sorti vers dix heures pendant que tout le monde était occupé à jouer, et j'ai fait, par le plus beau clair de lune, la même promenade que la veille, mais encore plus charmante.

Promenade dans la forêt avec Jenny.

*

Lundi 24 octobre.—Travaillé jusqu'à quatre heures; je ne suis sorti qu'à peine une heure, mais j'en ai joui délicieusement. Descendu par la ruelle, le long du jardin Barbier. Admiré les grands arbres près du bord de la Seine. Mille aspects charmants de la pente de Champrosay, etc.

C'est bien là qu'on sent l'impuissance de l'art d'écrire. Avec un pinceau, je ferai sentir à tout le monde ce que j'ai vu, et une description ne montrera rien à personne.

Le soir, encore vers Draveil; mais le brouillard s'étendait sur toute la vallée de la Seine, et la lune se levait si tard que je n'ai pu en jouir.

Depuis deux ou trois jours, les journées sont si ravissantes que je passerais volontiers tout le temps à ma fenêtre. Je suis sorti quelques instants par le jardin et j'ai été m'asseoir avec enchantement, sous ce soleil si doux, en face de Trousseau.

*

Mardi 25 octobre.—Je n'écris pas tous ces jours-ci, parce que j'ai trop à écrire. Le temps est si rempli par mon travail et un peu de promenade, que quand je me mets à en écrire trop long ici, je n'ai plus le même entrain pour travailler.

J'ai tenu la petite Sainte Anne la matinée, en entremêlant le travail de petites promenades dans le jardin. J'adore ce petit potager: cette vigne jaunissante, ces tomates le long du mur, ce soleil doux sur tout cela, me pénètrent d'une joie secrète, d'un bien-être comparable à celui qu'on éprouve quand le corps est parfaitement en santé. Mais tout cela est fugitif; je me suis trouvé une multitude de fois dans cet état délicieux, depuis les vingt jours que je passe ici.

Il semble qu'il faudrait une marque, un souvenir particulier pour chacun de ces moments, ce soleil qui envoie les derniers rayons de l'année sur ces fleurs et sur ces fruits, cette belle rivière que je voyais aujourd'hui et hier couler si tranquillement en réfléchissant le ciel du couchant, et la poétique solitude de Trousseau, ces étoiles que je vois dans mes promenades de chaque soir briller comme des diamants au-dessus et à travers les arbres de la route.

Le soir, chez Mine Barbier, où elle a lu des Mémoires de Véron... Ai-je été trop sévère en en parlant il y a deux ou trois jours? Quoique je ne connaisse encore que ces passages détachés, je ne le pense pas.

Qu'est-ce que les mémoires d'un homme vivant sur des vivants comme lui? Ou il faut qu'il se mette tout le monde à dos en disant sur chacun ce qu'il y a à dire, et un pareil projet mènerait loin, ou il prendra le parti de ne dire que du bien de tous ces gens qu'il coudoie et avec lesquels il se rencontre à chaque moment. De là la fastidieuse nécessité d'appeler à son secours les anecdotes qui traînent partout, ou qui, pour lui avoir été communiquées, n'en sont pas plus intéressantes, parce que tout cela ne se tient point, en un mot que ce ne sont pas ses mémoires, c'est-à-dire ses véritables et sincères jugements sur les hommes de son temps. Ajoutez à cela l'absence de toute composition et la banalité du style, que Barbier admire pourtant beaucoup.

*

Mercredi 26 octobre.—Le Spectateur parle de ce qu'il appelle génies de premier ordre, tels que Pindare, Homère, la Bible,—confus au milieu de choses sublimes et inachevées,—Shakespeare, etc. puis de ceux dans lesquels il voit plus d'art, tels que Virgile, Platon, etc..

Question à vider! Y a-t-il effectivement plus s'émerveiller dans Shakespeare, qui mêle à des traits surprenants de naturel des conversations sans goût et interminables, que dans Virgile et Racine, où toutes ces inventions sont à leur place et exprimées avec une forme convenable? Il me semble que le dernier cas est celui qui offre le plus de difficultés; car vous n'exceptez pas ceux de ces divers génies qui sont plus conformes à ce que le Spectateur appelle les règles de l'art, de vérité et de vigueur dans leurs peintures.

À quoi servirait le plus beau style et le plus fini sur des pensées informes ou communes? Les premiers de ces hommes remarquables sont peut-être comme ces mauvais sujets auxquels on pardonne de grandes erreurs en faveur de quelques bons mouvements. C'est toujours l'histoire de l'ouvrage fini comparé à son ébauche—dont j'ai déjà parlé,—du monument qui ne montre que ses grands traits principaux, avant que l'achèvement et le coordonnement de toutes les parties lui aient donné quelque chose déplus arrêté et par conséquent aient circonscrit l'effet sur l'imagination, laquelle se plaît au vague et se répand facilement, et embrasse de vastes objets sur des indications sommaires. Encore, dans l'ébauche du monument, relativement à ce qu'il présentera définitivement, l'imagination ne peut-elle concevoir de choses trop dissemblables avec ce que sera l'objet terminé, tandis que dans les ouvrages des génies à la Pindare, il leur arrive de tomber dans des monstruosités, à côté des plus belles conceptions... Corneille est plein de ces contrastes; Shakespeare de même... Mozart n'est point ainsi, ni Racine, ni Virgile, ni l'Arioste. L'esprit ressent une joie continue, et, tout en jouissant du spectacle de la passion de Phèdre ou de Didon, il ne peut s'empêcher de savoir gré de ce travail divin qui a poli l'enveloppe que le poète a donnée à ses touchantes pensées. L'auteur a pris la peine qu'il devait prendre pour écarter du chemin qu'il me fait parcourir ou de la perspective qu'il me montre, tous les obstacles qui m'embarrassent ou qui m'offusquent.

Si des génies tels que les Homère et les Shakespeare offrent des côtés si désagréables, que sera-ce des imitateurs de ce genre abandonné et sans précision? Le Spectateur les tance avec raison, et rien n'est plus détestable; c'est de tous les genres d'imitation le plus sot et le plus maladroit. Je n'ai pas dit que c'est surtout comme génies originaux que le Spectateur exalte les Homère et les Shakespeare; ceci serait l'objet d'un autre examen, dans leur comparaison avec les Mozart et les Arioste, qui ne me paraissent nullement manquer d'originalité, bien que leurs ouvrages soient réguliers.

Rien n'est plus dangereux que ces sortes de confusions pour les jeunes esprits, toujours portés à admirer ce qui est gigantesque plus que ce qui est raisonnable. Une manière boursouflée et incorrecte leur paraît le comble du génie, et rien n'est plus facile que l'imitation d'une semblable manière... On ne sait pas assez que les plus grands talents ne font ne ce qu'ils peuvent faire; là où ils sont faibles ou ampoulés, c'est que l'inspiration n'a pu les suivre, ou plutôt qu'ils n'ont pas su la réveiller, et surtout contenir dans de justes bornes. Au lieu de dominer leur sujet, ils ont été dominés par leur fougue ou par le certaine impuissance de châtier leurs idées, Mozart pourrait dire de lui-même, et il l'eût dit probablement en style moins ampoulé:

Je suis maître de moi, comme de l'univers.

Monté sur le char de son improvisation, et semblable à Apollon au plus haut de sa carrière, comme au début ou à la fin, il tient d'une main ferme les rênes de ses coursiers, et dispense partout la lumière.

Voilà ce que les Corneille, emportés par des bonds irréguliers, ne savent pas faire, de sorte qu'ils vous surprennent autant par leurs chutes soudaines que par les élans qui les font gravir de sublimes hauteurs.

Il ne faut pas avoir trop de complaisance, dans les génies singuliers, pour ce qu'on appelle leurs négligences, qu'il faut appeler plutôt leurs lacunes; ils n'ont pu faire que ce qu'ils ont fait. Ils ont souvent dépensé beaucoup de sueurs sur des passages très faibles ou très choquants. Ce résultat ne semble point rare chez Beethoven, dont les manuscrits sont aussi raturés que ceux de l'Arioste.

Il doit arriver souvent chez ces hommes que les beautés viennent les chercher, sans qu'ils y pensent, et qu'ils passent au contraire un temps considérable à en atténuer l'effet par des redites et des amplifications déplacées.

*

Jeudi 27 octobre.—Impossibilité de travailler!... Est-ce mauvaise disposition, ou bien l'idée que je pars après-demain?

Promenades dans le jardin, et surtout station sous les peupliers de Ba vet; ces peupliers et surtout les peupliers de Hollande, jaunissant par l'automne, ont pour moi un charme inexprimable. Je me suis étendu à les considérer, se détachant sur le bleu du ciel, à voir leurs feuilles s'enlever au vent et tomber près de moi. Encore un coup, le plaisir qu'ils me faisaient tenait à mes souvenirs et au souvenir des mêmes objets, vus dans des temps où je sentais près de moi des êtres aimés.

Ce sentiment est le complément de toutes les jouissances que peut donner le spectacle de la nature; je l'éprouvais l'année dernière, à Dieppe, en contemplant la mer: ici de même. Je ne pouvais m'arracher de cette eau transparente sous ces saules, et surtout de la vue du grand peuplier et des peupliers de Hollande.

Contribué, en rentrant au jardin, à achever notre vendange. Le soleil, quoique vif, me remplissait de bien-être.

Je quitte ceci sans répugnance pour le travail et la vie que je vais retrouver à Paris, mais sans lassitude, et sentant à merveille que je pourrais passer aussi bien plus de temps au milieu d'une solitude si paisible et dépourvue de ce qu'on appelle des distractions. Pendant que j'étais couché sous ces chers peupliers, j'apercevais au loin, sur la route et au-dessus de la haie de Ba vet, passer les chapeaux et les figures des élégants traînés dans leurs calèches que je ne voyais pas à cause de la haie, allant à Soisy ou en revenant, et occupés à chercher la distraction chez leurs connaissances réciproques, faire admirer leurs chevaux et leurs voitures et prendre part à l'insipide conversation dont se contentent les gens du monde... Ils sortent de leurs demeures, mais ils ne peuvent se fuir eux-mêmes; c'est en eux que réside ce dégoût pour tout délassement véritable, et l'implacable paresse, qui les empêche de se créer de véritables plaisirs.

Le soir, je voulais aller chez Barbier; dans la journée chez Mme Villot et le maire: une délicieuse paresse m'en a empêché... Celle-là est excusable, puisque j'y trouvais du plaisir.

*

Vendredi 28 octobre.—Ce matin, levé comme à l'ordinaire, mais plein de l'idée que je n'avais à faire que mes paquets... J'ai savouré de nouveau le plaisir de ne rien faire.

Après avoir fait cent tours et regardé mes peintures, je me suis enfoncé dans mon fauteuil, au coin de mon feu et dans ma chambre; j'ai mis le nez dans les Nouvelles russes[202]; j'en ai lu deux: le Fataliste et Dombrowski, qui m'ont fait passer des moments délicieux. À part les détails de mœurs que nous ne connaissons pas, je soupçonne qu'elles manquent d'originalité. On croit lire des nouvelles de Mérimée, et comme elles sont modernes, il n'y a pas difficulté à être persuadé que les auteurs les connaissent. Ce genre un peu bâtard fait éprouver un plaisir étrange, qui n'est pas celui qu'on trouve chez les grands auteurs... Ces histoires ont un parfum de réalité[203] qui étonne; c'est ce sentiment qui a surpris tout le monde, quand sont apparus les romans de Walter Scott; mais le goût ne peut les accepter comme des ouvrages accomplis.

Lisez les romans de Voltaire, Don Quichotte, Gil Blas... Vous ne croyez nullement assister à des événements tout à fait réels, comme serait la relation d'un témoin oculaire... Vous sentez la main de l'artiste et vous devez la sentir, de même que vous voyez un cadre à tout tableau. Dans ces ouvrages, au contraire, après la peinture de certains détails qui surprennent par leur apparente naïveté, comme les noms tout particuliers des personnages, des usages insolites, etc., il faut bien en venir à une fable plus ou moins romanesque qui détruit l'illusion. Au lieu de faire une peinture vraie sous les noms de Damon et d'Alceste, vous faites un roman comme tous les romans, qui paraît encore plus tel, à cause de la recherche de l'illusion portée seulement dans des détails secondaires. Tout Walter Scott est ainsi. Cette apparente nouveauté a plus contribué à son succès que toute son imagination, et ce qui vieillit aujourd'hui ses ouvrages et les place au-dessous des fameux que j'ai cités, c'est précisément cet abus de la vérité dans les détails. (Se rattacherait à L'article sur l'imitation, plus haut.)

*

Paris, samedi 29 octobre.—Parti pour Paris à onze heures par l'omnibus du chemin de fer de Lyon. Trouvé Minoret jusqu'à Draveil.

*

Dimanche 30 octobre.—Travaillé à retoucher les tableaux qu'on m'a demandés. Les occupations que je trouve ici vont bien interrompre toutes ces écritures; je le regrette; elles fixent quelque chose de ce qui passe si vite, de tous ces mouvements de chaque jour dans lesquels on retrouve ensuite des encouragements ou les consolations.

*

Lundi 31 octobre.—Le pauvre Zimmermann[204] mort; j'ai passé chez lui un instant, et n'ai pu rester. J'avais donné rendez-vous à Andrieu et j'étais impatient de retourner à mon travail. Je n'y suis arrivé que vers une heure.


[184] Voir Catalogue Robaut, nos 1214 à 1220.

[185] Malgré ses relations mondaines avec Halévy, Delacroix conservait toute sa liberté d'appréciation à son égard. Nous avons cité dans notre Étude le fragment de lettre dans lequel Delacroix donne son opinion sur la Juive. Il y félicite le chanteur Nourrit d'avoir «répandu de l'intérêt sur une pièce comme la Juive qui en a grand besoin, au milieu de ce ramassis de friperies qui est si étranger à l'art».

[186] Ce tableau est connu sous le nom d'Éducation de la Vierge. L'idée première lui en vint à Nohant chez George Sand, et sa correspondance relate les circonstances dans lesquelles il le fit. (Voir Catalogue Robaut, n° 1193.)

[187] Le Christ sur le lac de Génézareth. (Voir Catalogue Robaut, n° 1214 à 1220.)

[188] Nous trouvons dans un fragment d'album publié dans le livre de M. Piron le passage suivant: «Le titre de dictionnaire est bien ambitieux pour un ouvrage sorti de la tête d'une seule personne et n'embrassant naturellement que ce qu'il est possible à un homme d'embrasser de connaissances; si l'on ajoute à cela que ses connaissances sont loin d'être complètes et sont même très insuffisantes en ce qui touche un nombre considérable d'objets importants qui ressortent de la matière traitée.» (Eugène Delacroix, sa vie et son œuvre.)

[189] Commune de Ris-Orangis, près de Corbeil.

[190] Le général de division Parchappe avait fait les campagnes du premier Empire, puis les campagnes d'Afrique de 1839 à 1841. Mis à la retraite en 1851, il s'était fait nommer député au Corps législatif.

[191] Il s'agit ici des lamentables restaurations que M. Villot fit subir à certaines toiles du Musée du Louvre.

[192] Nous avons tenté dans notre Étude de résumer les idées du maître sur ce point intéressant d'esthétique. Ce passage et tout ce qui suit constituent l'un des morceaux les plus importants sur lesquels nous nous soyons appuyé.

[193] Francis Petit, l'expert bien connu, qui figure au testament de Delacroix.

[194] On sait que Delacroix laissa par testament à Jenny Le Guillou une somme de cinquante mille francs, en outre de ce qui serait à sa convenance dans son mobilier, et du beau portrait qu'elle-même légua à sa mort au Musée du Louvre.

[195] Mémoires d'un bourgeois de Paris.

[196] George Sand.

[197] Ce jugement dans lequel Delacroix réunit Véron, Dumas et George Sand, rappelle un fragment d'étude de Barbey d'Aurevilly sur George Sand, où il parle de cette littérature dont elle a fait métier et marchandise. Nul passage dans le Journal du maître ne nous semble mieux venir à l'appui de ce que nous avons dit dans notre Étude à propos de ses appréciations sur les contemporains.

[198] Pécourt, peintre demeuré obscur.

[199] Rubens est certainement celui de tous les peintres qu'il a le plus constamment vanté.

[200] Voir l'étude qu'il consacra à ce maître. Elle fut publiée dans le Plutarque français et réunie aux autres fragments critiques dans le volume de M. Piron, déjà cité.

[201] François Arago venait de mourir le 2 octobre 1853. En mentionnant les Arago, Delacroix veut parler ici de ses deux fils, Emmanuel et Alfred Arago, et de ses deux frères survivants, Jacques et Étienne Arago.

[202] Les Nouvelles russes, de Nicolas Gogol, avaient été en 1845 traduites et publiées par M. L. Viardot.

[203] Il est intéressant de remarquer ici comment Delacroix a su, d'un mot caractéristique, définir et analyser cette littérature russe qui faisait alors une timide apparition et qui allait soulever vingt ans plus tard un si grand mouvement de curiosité.

[204] Zimmermann (1785-1853), compositeur, élève de Boïeldieu, fut de 1816 à 1848, professeur de piano au Conservatoire.


Vendredi 4 novembre.—Toute cette semaine, repris avec beaucoup d'ardeur les parties à corriger ou à achever à l'Hôtel de ville.

*

Samedi 5 novembre.—Sur le fléau des longs articles. Les hommes qui savent ce qu'ils ont à dire écrivent bien.

Sur la facilité des femmes à écrire. Voir antérieurement dans ce calepin. Ce serait sur les difficultés supérieures que présente la peinture. Le mot de Chardin et de Titien: Toute la vie pour apprendre... Au reste, les difficultés sont relatives à la constitution particulière des esprits.

*

Lundi 7 novembre.—Dîné chez Pierret avec Préault. Je crains, pour ce pauvre garçon, qu'on ne le couche en joue pour les filles de la maison.

J'étais déjà fatigué de ma journée.

*

Mardi 8 novembre.—Je me suis reposé tout ce jour; je crains mes malaises de l'estomac.

*

Jeudi 10 novembre.—Voici un savant américain (Moniteur de ce jour) qui, à la suite de sondages entrepris et exécutés dans plusieurs points de la mer, établit que la lune n'influe nullement sur les marées, comme les savants de toutes les écoles se sont accordés pour le croire. Quel scandale! Je les vois d'ici lever les épaules avec un souverain mépris pour la théorie de ce faux frère, qui vient les déranger dans les assertions et ébranler la foi dans les anciens. Selon l'Américain, le fond de la mer est rempli d'inégalités comme la surface de la terre, ce qui ne surprendra personne apparemment; mais il ajoute que les volcans sous-marins creusent çà et là de temps en temps d'épouvantables cavernes qui attirent et qui rejettent les eaux, et sont cause des marées. Je ne suis ni pour ni contre la lune, mais la théorie nouvelle me semble bien hasardée. Comment s'expliquer la régularité des marées avec ces cavernes qui sont creusées par des accidents irréguliers, comme sont les explosions de volcans? Je suis néanmoins bien aise qu'il vienne de temps en temps quelque homme assez hardi pour rompre en visière à ces docteurs si sûrs de doctrines qu'ils n'ont pas inventées, en étant incapables, et qui jurent, les yeux fermés, sur la parole de leur maître.

Il y avait dans le même journal, hier ou avant-hier, une autre bourde bien plus forte à propos de la corruption que doivent engendrer dans les eaux de la mer les cadavres qui y ont trouvé leur tombeau depuis des siècles. Il prétend, si je ne me trompe, que toute cette corruption est partout, que la terre n'est qu'un véritable charnier où les fleurs elles-mêmes naissent de la corruption; il oublie aussi que, même en lui accordant que la mer, les eaux enfin n'absorbent ou ne transforment point suffisamment les matières corrompues, tous ces corps n'y restent pas plus à l'état de cadavres que la viande chez les boucliers, ou un animal mort dans un bois. La mer est peuplée d'espèces assez voraces et assez nombreuses pour faire disparaître promptement la dépouille des pauvres diables qui laissent leur vie dans les flots. Il explique par la même cause la phosphorescence des eaux de la mer: «On sait, dit-il, que le phosphore est engendré par la corruption.» Il sait cela... et il ne voit pas avec ses petites lunettes d'autre moyen pour la nature de produire cet effet... Nous concluons toujours d'après ce que nous savons, et nous savons fort peu... Et qui lui dit que c'est le phosphore qui produit ces clartés singulières qu'on remarque autour des bateaux et des rames en mouvement? De ce que le phosphore a une lumière sans chaleur, ce qui est aussi le propre de ces effets sur les flots, quand ils sont troublés dans de certaines conditions, mon savant et tous les savants ont décidé que le phosphore seul pouvait produire un semblable effet. C'est comme s'ils disaient: Les savants se coudoient dans l'antichambre, etc.

*

Vendredi 11 novembre.—Retourné au conseil; ma mauvaise disposition se passe un peu.

L'amour est comme ces souverains qui s'endorment dans la prospérité, et je n'entends pas par là qu'il éteigne quand ses faveurs sont trop peu disputées, etc.

*

Lundi 14 novembre.—Quoique souffrant, ou plutôt pour me remettre au grand air, après avoir passé toute la matinée à paresser et à lire les histoires de P... que j'aime beaucoup et qui m'impressionnent dans un certain sens, j'ai été à l'Hôtel de ville vers deux heures, après avoir acheté avec Jenny l'écharpe et le gilet bleu.

J'ai fait presque tout à pied, y compris le retour par le faubourg Saint-Germain, pour acheter des gants; j'ai acheté la gravure de Piranesi[205], grand intérieur d'église très frappant. J'ai vu encore, en passant à la tour Saint-Jacques, retirer des os en quantité et encore juxtaposés. L'esprit aime ces spectacles et ne peut s'en rassasier. En passant devant la boutique d'Hetzel[206], accroché par Silvestre[207], qui m'a fait entrer.

Avant dîner, Mme Pierret et Marie: c'est le fameux jour de fête!

Le soir, après mon dîner, Riesener est venu et est resté assez tard. Il me conseille de publier mes croquis au moyen de la photographie; j'avais eu déjà cette pensée, qui serait féconde[208].

Il m'a parlé du sérieux avec lequel le bon Durieu et son ami qui l'aidait dans ses opérations parlent des peines qu'ils se donnent et s'attribuent une grande part de succès dans ces dites opérations ou plutôt dans leur résultat.

Ce n'est qu'en tremblant que Riesener leur demandait si décidément il pouvait sans indiscrétion et sans être accusé de plagiat, se servir de leurs photographies pour en faire des tableaux. J'ai été moi-même témoin chez Pierret, lundi dernier, de la bonhomie avec laquelle il s'applaudissait du succès, en voyant mes exclamations et mon admiration qu'il prenait pour lui-même.

*

Mardi 15 novembre.—Je suis souffrant de l'estomac depuis huit jours, et je ne fais rien. Ce matin, je vais mieux et je jouis encore ce jour d'une délicieuse paresse au coin de mon feu, comme pour m'indemniser du regret de perdre mon temps. Je suis entouré de mes calepins des années précédentes; plus ils se rapprochent du moment présent et plus j'y vois devenir rare cette plainte éternelle contre l'ennui et le vide que je ressentais autrefois. Si effectivement l'âge me donne plus de gaieté et de tranquillité d'esprit, ce sera pour le coup une véritable compensation des avantages qu'il m'enlève.

Je lisais dans l'agenda de 1849 que le pauvre Chopin, dans une de ces visites que je lui faisais fréquemment alors, et quand sa maladie était déjà affreuse, me disait que sa souffrance l'empêchait de s'intéresser à rien, et à plus forte raison au travail. Je lui dis à ce sujet que l'âge et les agitations du jour ne tarderaient pas à me refroidir aussi. Il me répondit qu'il m'estimait de force à résister. «Vous jouirez, a-t-il dit, de votre talent dans une sorte de sérénité qui est un privilège rare et qui vaut bien la recherche fiévreuse de la réputation.»

*

Jeudi 17 novembre.—La bonne Alberthe m'a envoyé une place pour la Cenerentola[209]. J'ai passé une soirée vraiment agréable; j'étais plein d'idées, et la musique, le spectacle y ont aidé.

J'ai remarqué là combien, dans les étoffes de satin, le ton même de l'objet ne se trouve qu'immédiatement à côté du luisant; de même dans la robe des chevaux.

En présence de cette jolie pièce, de ces passages si fins, de cette musique que je sais par cœur, je voyais l'indifférence sur presque toutes ces figures de gens ennuyés, qui ne viennent là que par ton, ou seulement pour entendre l'Alboni. Le reste est un accessoire, et ils n'y assistent qu'en bâillant. Je jouissais de tout... Je me disais: «C'est pour moi qu'on joue ce soir, je suis seul ici; un enchanteur a eu la complaisance de placer près de moi jusqu'à des fantômes de spectateurs, pour que l'idée de mon isolement ne nuise pas à mon plaisir; c'est pour moi qu'on a peint ces décorations et taillé ces habits, et, quant à la musique, je suis seul à l'entendre.»

La réforme du costume s'est étendue jusqu'à supprimer tout ce qui est caricature ingénieuse, inhérente au fond même du sujet. Le costumier se croit exact en donnant à Dandini un costume très ponctuel de grand seigneur du temps de Louis XV; le prince de même; vous vous croyez à une pièce de Marivaux. Avec Cendrillon, nous sommes dans le pays des fées. Alidor a un costume noir, d'avoué.

*

Samedi 19 novembre.—J'ai vu ce matin Fleury[210] et Halévy, puis Gisors.

Je vois ce soir, chez Gihaut, les photographies de la collection Delessert[211], d'après Marc-Antoine[212]. Faut-il absolument admirer éternellement comme parfaites ces images pleines d'incohérences, d'incorrections, qui ne sont pas toutes l'ouvrage du graveur? Je me rappelle encore la manière désagréable dont j'en ai été affecté, ce printemps, quand je les comparais, à la campagne, à des photographies d'après nature.

J'ai vu le Repas chez Simon, gravure reproduite et très estimée. Rien de plus froid que cette action! La Madeleine, plantée de profil devant le Christ, lui essuyant à la lettre les pieds avec de grands rubans qui lui pendent de la tête, et que le graveur nous donne pour des cheveux. Rien de l'onction que comporte un tel sujet! Rien de la fille repentante, de son luxe et de sa beauté mise aux pieds du Christ, qui devrait bien, au moins par son air, lui témoigner quelque reconnaissance, ou du moins qu'il la voit avec indulgence et bonté; les spectateurs aussi froids, aussi hébétés que ces deux personnages capitaux. Ils sont tellement séparés les uns des autres, sans qu'un spectacle si extraordinaire les rapproche ou les groupe, comme pour les voir de plus près, ou pour se communiquer naturellement ce qu'ils en pensent. Il y en a un, le plus rapproché du Christ, dont le geste est ridicule et sans objet. Il paraît embrasser la table d'un seul de ses bras. Son bras paraît plus large que la table tout entière, et cette incorrection, que rien ne motive dans l'endroit le plus apparent du tableau, augmente la bêtise de tout le reste. Comparez à cette sotte représentation du sujet le plus touchant de l'Évangile, le plus fécond en sentiments tendres et élevés, en contrastes pittoresques ressortant des natures différentes mises en contact, de cette belle créature dans la fleur de la jeunesse et de la santé, de ces vieillards et de ces hommes faits, en présence desquels elle ne craint pas d'humilier sa beauté et de confesser ses erreurs, comparez, dis-je, ce qu'a fait de cela le divin Raphaël avec ce qu'en a fait Rubens. Il n'a manqué aucun trait... La scène se passe chez un homme riche: des serviteurs nombreux entourent la table; le Christ, à la place la plus apparente, à la sérénité convenable. La Madeleine[213], dans l'effusion de ses sentiments, traîne dans la poussière ses robes de brocart, ses voiles, ses pierreries; ses cheveux d'or ruisselant sur ses épaules et répandus confusément sur les pieds du Christ, ne sont pas un accessoire vain et sans intérêt. Le vase de parfums est le plus riche qu'il a pu imaginer; rien n'est trop beau ni trop riche de ce qui doit être mis aux pieds de ce maître de la nature, qui s'est fait un maître indulgent pour nos erreurs et pour notre faiblesse. Et les spectateurs peuvent-ils assister avec indifférence à la vue de cette beauté prosternée et en larmes, de ces épaules, de cette gorge, de ces yeux brillants et doucement élevés? Ils se parlent, ils se montrent, ils regardent tout cela avec des gestes animés, les uns avec l'air de l'étonnement ou du respect, les autres avec une surprise mêlée de malice. Voilà la nature, et voilà le peintre! Nous acceptons tout ce que la tradition nous présente comme consacré, nous voyons par les yeux des autres; les artistes sont pris les premiers et plus dupes que le public moins intelligent, qui se contente de ce que les arts lui présentent dans chaque époque comme du pain du boulanger. Que diriez-vous de ces pieux imbéciles qui copient sottement ces inadvertances du peintre d'Urbin, et les érigent en sublimes beautés? de ces malheureux qui, n'étant poussés par aucun sentiment, s'attachent aux côtés critiquables ou ridicules du plus grand talent, pour les imiter sans cesse, sans comprendre que ces parties faibles ou négligées sont l'accompagnement regrettable des belles parties qu'ils ne peuvent atteindre?

*

Dimanche 20 novembre.—Rubens n'est pas simple, parce qu'il n'est pas travaillé.

J'ai été voir la bonne Alberthe, que j'ai trouvée sans feu, dans sa grande chambre d'alchimiste, et dans une de ces toilettes bizarres, qui la font ressembler à une magicienne. Elle a toujours eu du goût pour cet appareil nécromancien, même dans le temps où sa beauté était sa plus véritable magie. Je me rappelle encore cette chambre tapissée de noir et de symboles funèbres, sa robe de velours noir et ce cachemire rouge roulé autour de sa tête, toutes sortes d'accessoires qui, mêlés à ce cercle d'admirateurs qu'elle semblait tenir à distance, m'avaient passagèrement monté la tète... Où est le pauvre Tony?... Où est le pauvre Beyle?... Elle raffole aujourd'hui des tables tournantes: elle m'en a conté des choses incroyables. Les esprits se logent là dedans; vous forcez à vous répondre à votre gré, tantôt l'esprit de Napoléon, tantôt celui d'Haydn et de tant d'autres! Je cite les deux qu'elle m'a nommés... Comme tout se perfectionne!... Les tables vont aussi faisant du progrès! Dans les commencements, elles frappaient un certain nombre de coups, qui voulaient dire oui ou non, ou bien l'âge qu'on avait, ou le quantième du mois où tel événement s'accomplirait. Depuis, on en a fabriqué tout exprès qui ont au centre une aiguille de bois, qui va tour à tour se fixer sur les lettres de l'alphabet tracées en cercle, en les choisissant, bien entendu, avec le plus grand à propos, pour former des phrases d'un profond admirable, en manière d'oracles. On a encore dépassé ce point de leur éducation déjà assez surprenant: on se place sous la main une petite planche à laquelle est adapté un crayon, et en s'appuyant ainsi armé sur la table inspirée, le crayon trace de lui-même des paroles et des discours entiers. Elle m'a parlé de gros manuscrits dont les tables sont les auteurs, et qui feront sans doute la fortune de ces gens assez doués de fluide pour donner à la matière tout cet esprit. On sera ainsi un grand homme à bon marché.

*

Mardi 22 novembre.—Mal disposé pour le travail.

Je suis allé vers trois heures au Musée. Vivement impressionné par les dessins italiens du quinzième siècle et du commencement du seizième siècle.—Tête de religieuse morte ou mourante, de Vanni, dessin de Signorelli: hommes nus.—Petit torse de face: ancienne école florentine.—Dessins de Léonard de Vinci[214].

J'ai remarqué pour la première fois ceux du Carrache, pour les grisailles du palais Farnèse[215]: l'habileté y domine le sentiment; le faire, la touche l'entraînent malgré lui; il en sait trop, et n'étudiant plus, il ne découvre plus rien de nouveau et d'intéressant. Voilà l'écueil du progrès dans les arts, et il est inévitable. Toute cette école est de même. Têtes de Christ et autres, du Guide[216], où, malgré l'expression, la grande habileté de crayon est plus surprenante encore que l'expression. Que dire alors de ces écoles d'aujourd'hui, qui ne s'occupent que de cette mensongère habileté, et qui la recherchant? Dans les Léonard surtout, la touche ne se voit pas, le sentiment seul arrive à l'esprit. Je me rappelle encore le temps qui n'est pas loin où je me querellais sans cesse de ne pouvoir parvenir à cette dextérité dans l'exécution que les écoles habituent malheureusement les meilleurs esprits à regarder comme le dernier terme de l'art. Cette pente à imiter naïvement et par des moyens simples, a toujours été la mienne, et j'enviais au contraire la facilité de pinceau, la touche coquette des Bonington[217] et autres: je cite un homme rempli de sentiment, mais sa main l'entraînait, et c'est ce sacrifice des plus nobles qualités à une malheureuse facilité, qui fait déchoir aujourd'hui ses ouvrages, et les marque d'un cachet de faiblesse, comme ceux des Vanloo.

Il y a de quoi beaucoup réfléchir sur cette visite pie j'ai faite hier, et il serait bon de la renouveler de temps en temps.

*

Mercredi 23 novembre.—Dîné chez Boissard avec Arago et une petite dame Aubernon[218], qui fait de l'esprit et qui en a. Le pauvre Chenavard devait venir; il est très entrepris de sa maladie de larynx, et inspire des craintes. Boissard, souffrant de névralgie, est triste comme un homme pris au piège.

*

Jeudi 24 novembre.—Promenade le soir dans la galerie Vivienne, où j'ai vu des photographies chez un libraire. Ce qui m'a attiré, c'est l'Élévation en croix[219] de Rubens, qui m'a beaucoup intéressé: les incorrections, n'étant plus sauvées par le faire et la couleur, paraissent davantage.

La vue ou plutôt le souvenir de mon émotion devant ce chef-d'œuvre m'ont occupé tout le reste de la soirée, d'une manière charmante. Je pense, par forme de contraste, à ces dessins du Carrache, que je voyais avant-hier: j'ai vu des dessins de Rubens pour ce tableau; certes ils ne sont pas consciencieux, et il s'y montre lui-même plus que le modèle qu'il avait sous les yeux; mais telle est l'impulsion de cette force secrète, qui est celle des hommes à la Rubens; le sentiment particulier domine tout et s'impose au spectateur. Ses formes, au premier coup d'œil, sont aussi banales que celles du Carrache, mais elles sont tout autrement significatives... Carrache grand esprit, grand talent, grande habileté, je parle au moins de ce que j'ai vu, mais rien de ce qui transporte et donne des émotions ineffaçables!

*

Vendredi 25 novembre.—Visite du ministre Fortoul et du préfet, à l'Hôtel de ville.

Le soir, ce terrible Dumas, qui ne lâche pas sa proie est venu me relancer à minuit, son cahier de papier blanc à la main... Dieu sait ce qu'il va faire des détails[220] que je lui ai donnés sottement! Je l'aime beaucoup, mais je ne suis pas formé des mêmes éléments, et nous ne recherchons pas le même but. Son public n'est pas le mien; il y en a un de nous qui est nécessairement un grand fou.

Il me laisse les premiers numéros de son journal, qui est charmant.

*

Samedi 26 novembre.—J'ai le torticolis; le temps est sombre; je me promène dans mon atelier ou je dors.

Fait quelques croquis d'après la suite flamande des Métamorphoses.

A quatre heures été chez Rivet, que j'ai trouvé plus affectueux que jamais. Il me parle avec grand plaisir de la répétition du Christ au tombeau, de Thomas[221].

Le soir, Lucrezia Borgia[222]: je me suis amusé d'un bout à l'autre, encore plus que l'autre jour, à la Cenerentola. Musique, acteurs, décorations, costumes, tout cela m'a intéressé. J'ai fait réparation, dans cette soirée, à l'infortuné Donizetti, mort à présent, et à qui je rends justice, imitant en cela le commun des mortels, hélas! et même les premiers parmi eux. Ils sont tous injustes pour le talent contemporain. J'ai été ravi du chœur d'hommes en manteau, dans la charmante décoration de l'escalier du jardin au clair de lune. Il y a des réminiscences de Meyerbeer, au milieu de cette élégance italienne, qui se marient très bien au reste. Ravi surtout de l'air qui suit, chanté délicieusement par Mario: autre injustice réparée; je le trouve charmant aujourd'hui. Cela ressemble à ces amours qui vous prennent tout d'un coup, après des années, pour une personne que vous étiez habitué à voir tous les jours avec indifférence. Voilà la bonne école de Rossini; il lui a emprunté, parmi les meilleures choses, ces introductions qui mettent le spectateur dans la disposition de l'âme où le veut le musicien. Il lui doit aussi, comme Bellini, et il ne les gâte pas, ces chœurs mystérieux dans le genre de celui que je citais... le chœur des prêtres, dans Sémiramis, etc.

*

Dimanche 27 novembre.—J'ai été le soir chez la bonne Alberthe; j'avais à cœur de la remercier du plaisir qu'elle m'a procuré hier soir. Je l'ai encore trouvée seule dans sa grande chambre de magicienne. Je m'attendais, aujourd'hui dimanche, à lui voir le cercle que je trouvais habituellement chez elle, et composé de ce qu'elle appelait ses amis. Depuis qu'elle a changé de demeure, ses amis ont changé d'habitudes; quelques pas de plus, une petite pente à monter, les a tous découragés... Ils viennent le jour où elle les invite à dîner.

*

Lundi 28 novembre.—Première représentation le Mauprat[223]. Toutes les pièces de Mme Sand offrent la même composition, ou plutôt la même absence de composition: le début est toujours piquant et promet de l'intérêt; le milieu de la pièce se traîne dans ce qu'elle croit des développements de caractères et qui ne sont que des moyens d'ouvrager l'action.

Il semble que dans cette pièce, comme dans les autres, à partir du deuxième acte jusqu'à la fin,—et il y en a six!—la situation ne fait pas un pas; le caractère indécrottable de son jeune homme à qui on dit sur tous les tons qu'on l'aime, ne sort pas du désespoir, de l'emportement et du non-sens. C'est juste comme dans le Pressoir.

Pauvre femme! elle lutte contre un obstacle de nature qui lui défend de faire des pièces; c'est au-dessous des plus minces mélodrames sous ce rapport; il y a des mots pleins de charme; c'est là son talent. Ses paysans vertueux sont assommants; il y en a deux dans Mauprat... Le grand seigneur est également vertueux, la jeune personne irréprochable... le rival du jeune homme, plein de convenance et de modération quand il s'agit d'instrumenter contre son rival. Le jeune homme emporté est lui-même excellent au fond. Il y a un pauvre petit chien qui amène des situations ridicules. Elle manque du tact de la scène, comme de celui de certaines convenances dans ses romans; elle n'écrit pas pour des Français, quoique en français excellent; et le public, en fait de goût, n'est pourtant pas bien difficile à présent. C'est comme Dumas qui marche sur tout, qui est toujours débraillé et qui se croit au-dessus de ce que tout le monde est habitué à respecter.

Elle a incontestablement un grand talent, mais elle est avertie, encore moins que la plupart des écrivains, de ce qui lui va le mieux. Suis-je injuste encore? Je l'aime pourtant, mais il faut dire que ses ouvrages ne dureront pas. Elle manque de goût.

—Revenu à plus d'une heure du matin. Retrouvé là mon vieux Ricourt[224]. Il me parlait et se souvient encore de l'esquisse du Satyre dans les filets[225]: il m'a parlé de ce que j'étais déjà dans ce temps lointain. Il se rappelle l'habit vert[226], les grands cheveux l'exaltation pour Shakespeare, pour les nouveautés, etc.

—Dîné à l'Hôtel de ville.—Didot m'a emmené chez lui et montré des manuscrits intéressants avec vignettes.

*

Mercredi 30 novembre.—Dîné chez la princesse Marcellini. Duo de basse et de piano de Mozart, dont le commencement rappelle: Du moment qu'on aime.—Duo idem de Beethoven, celui que je connais déjà et qu'ils ont joué.

Quelle vie que la mienne[227]! Je faisais cette réflexion en entendant cette belle musique, surtout celle de Mozart qui respire le calme d'une époque ordonnée. Je suis dans cette phase de la vie où le tumulte des passions folles ne se mêle pas aux délicieuses émotions que me donnent les belles choses. Je ne sais ce que c'est que paperasses et occupations rebutantes, qui sont celles de presque tous les humains; au lieu de penser à des affaires, je ne pense qu'à Rubens ou à Mozart: ma grande affaire pendant huit jours, c'est le souvenir d'un air ou d'un tableau. Je me mets au travail comme les autres courent chez leur maîtresse, et quand je les quitte, je rapporte dans ma solitude ou au milieu des distractions, que je vais chercher, un souvenir charmant, qui ne ressemble guère au plaisir troublé des amants.

J'ai vu chez la princesse le portrait du prince Adam[228] par Delaroche[229]; on dirait le fantôme du pauvre prince, tant il semble qu'il lui ait tiré tout le sang de ses veines, et tant il lui a allongé la figure. Voilà vraiment, suivant l'expression de Delaroche lui-même, ce qu'on peut appeler de la peinture sérieuse. Je lui parlais un jour des admirables Murillo du maréchal Soult, qu'il voulait bien me laisser admirer; seulement, disait-il, ce n'est pas de la peinture sérieuse.

Je suis rentré à une heure du matin. Jenny me disait que quand on a entendu de la musique pendant une heure, c'est tout ce qu'on en peut porter. Elle a raison: c'est même beaucoup. Un air ou deux comme le duo de Mozart, et le reste fatigue et donne de l'impatience.


[205] Piranesi, graveur italien (1720-1778), qui a exécuté au burin ou à l'eau-forte un grand nombre de planches qu'on a réunies sous le nom d'Antiquités romaines.

[206] Hetzel, libraire et littérateur, qui sous le nom de Stahl a écrit une série de charmants ouvrages pour la jeunesse. Hetzel avait pris une part importante aux événements de 1848 et occupé le poste de secrétaire général du pouvoir exécutif dans le gouvernement provisoire. Exilé après le coup d'État, il s'était retiré à Bruxelles, d'où il ne rentra en France qu'en 1859.

[207] Théophile Silvestre, publiciste (1823-1876), a collaboré à beaucoup de journaux, notamment le Figaro, le Nain jaune, le Constitutionnel, le Pays, l'Éclair, etc. Son principal ouvrage, l'Histoire des artistes vivants, est un des volumes les plus intéressants écrits sur l'art. Parmi les autres publications de Théophile Silvestre, on peut encore citer Eugène Delacroix (documents nouveaux), Pierre-Paul Rubens, etc. Son dernier ouvrage est le Catalogue du Musée de Montpellier (collection Bruyas), dont le premier volume seul a paru.

[208] Ce vœu du peintre a été réalisé en partie par M. Alfred Robaut, qui, au moment de la vente des dessins originaux d'Eugène Delacroix, publia plus de soixante-dix croquis, dessins et fac-simile autographiés, pris dans l'œuvre du maître. Cette publication, malheureusement incomplète, fut accueillie par les amateurs avec une faveur marquée, et il est regrettable qu'un concours plus effectif n'ait pas permis de terminer l'œuvre si bien commencée.

[209] Opéra de Rossini.

[210] Robert-Fleury.

[211] M. Delessert était un collectionneur qui possédait entre autres toiles du maître le délicieux tableau des Adieux de Roméo et Juliette, celui que Gautier décrit ainsi: «Roméo et Juliette sur le balcon, dans les froides clartés du matin, se tiennent religieusement embrassés par le milieu du corps. Dans cette étreinte violente de l'adieu, Juliette, les mains posées sur les épaules de son amant, rejette la tète en arrière, comme pour respirer, ou par un mouvement d'orgueil et de passion joyeuse... Les vapeurs violacées du crépuscule enveloppent cette scène.» La Mort de Lara lui appartenait également. (Voir Catalogue Robaut, nos 939 et 1008.)

[212] Marc-Antoine Raimondi (1475-1530), le plus célèbre graveur de la Renaissance italienne.

[213] La poétique figure de la Madeleine tenta à plusieurs reprises le pinceau de Delacroix; en 1845, il peignit une Madeleine en prière, au sujet de laquelle Baudelaire écrivait: «Ce tableau démontre une vérité soupçonnée depuis longtemps, c'est que M. Delacroix est plus fort que jamais, et dans une voie sans cesse renaissante, c'est-à-dire qu'il est plus harmoniste que jamais... M. Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes. Il restera toujours un peu contesté, juste autant qu'il faut pour ajouter quelques éclairs à son auréole. Et tant mieux! il a le droit d'être toujours jeune, car il ne nous a pas trompés, lui, il ne nous a pas menti, comme quelques idoles ingrates que nous avons portées dans nos panthéons.» (Voir Catalogue Robaut, nos 920 et 921.)

[214] Francesco Vanni (1563-1609). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, n° 362.—Luca Signorelli (1440-1525). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, nos 340, 343, 347.—Inconnu XVe siècle. Voir le Catalogue des dessins du Louvre, nos 419.—Léonard de Vinci (1452-1519). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, nos 383 à 394.

[215] Annibal Carrache(1560-1609). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, nos 153, 157, 158, 161, 165, 166, etc.

[216] Guido Reni, dit le Guide (1575-1642). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, nos 291, 294, 297.

[217] Pour avoir une idée précise de l'opinion d'Eugène Delacroix sur Bonington, il importe de relire la très belle lettre du peintre à Thoré qui porte la date du 30 novembre 1861. Elle contient une courte biographie de l'artiste qui avait été le camarade d'atelier de Delacroix. Nous en extrayons le passage suivant: «Je ne pouvais me lasser d'admirer sa merveilleuse entente de l'effet et la facilité de son exécution; non qu'il se contentât promptement. Au contraire, il refaisait fréquemment des morceaux entièrement achevés et qui nous paraissaient merveilleux; mais son habileté était telle qu'il retrouvait à l'instant sous sa brosse de nouveaux effets aussi charmants que les premiers. Il tirait parti de toutes sortes de détails qu'il avait trouvés chez des maîtres et les rajustait avec adresse dans sa composition.» (Corresp., t. II, p. 278, 279.)

[218] Le salon de cette petite dame Aubernon allait devenir rapidement le rendez-vous de tout le monde artistique et littéraire; il est encore aujourd'hui fort recherché des hommes de lettres et des artistes.

[219] Voir supra, t. II, p. 28.

[220] Ces détails sont probablement des détails biographiques pour le Mémoires de Dumas, qui contiennent sur Eugène Delacroix ce fragment auquel il convient de rendre justice pour son indépendance d'allure: «Delacroix, avec son Massacre de Scio, autour duquel se groupaient pour discuter, les peintres de tous les partis, Delacroix qui en peinture, comme Hugo en littérature, ne devait avoir que des fanatiques aveugles ou des détracteurs obstinés, Delacroix qui était déjà connu par son Dante traversant le Styx et qui devait toute la vie conserver ce privilège rare pour un artiste, de réveiller à chaque œuvre nouvelle les haines et les admirations: Delacroix, homme d'esprit, de science et d'imagination qui n'a qu'un travers, c'est de vouloir obstinément être le collègue de M. Picot et de M. Abel de Pujol, et qui par bonheur, nous l'espérons du moins, ne le sera pas.»

[221] Voir Catalogue Robaut, nos 1035-103.

[222] Opéra de Donizetti.

[223] Le roman de Mauprat avait été l'un des plus grands succès de George Sand, un de ceux qui avaient le plus contribué à rendre son nom populaire. Transporté à la scène, dans un drame en six actes, il fut joué à l'Odéon; mais la pièce n'eut pas le succès du livre.

[224] Ricourt, fondateur du journal l'Artiste, qu'il dirigea longtemps. Il avait su réunir autour de lui les plus éminents des écrivains de l'époque. Ce journal avait alors un caractère romantique très accusé. Ricourt mourut en 1865. Delacroix était très lié avec lui et lui adressa la lettre sur les Concours que nous avons citée plus haut, et qui compte parmi les plus originales et les plus intéressantes de la correspondance.

[225] Probablement une des compositions du début de l'Artiste. Nous n'en avons pas trouvé trace dans le Catalogue Robaut.

[226] Allusion au gilet vert qui servit pour son portrait du Louvre.

[227] Ce passage est à rapprocher du fragment de l'année 1824: «Quelle sera ma destinée? Sans fortune et sans disposition propre à rien acquérir.»

[228] Le prince Adam Czartoryski.

[229] «Le seul homme dont le nom eût puissance pour arracher quelques gros mots à cette bouche aristocratique, était P. Delaroche.» (Baudelaire, sur Delacroix.)


Samedi 1er décembre.—Hercule et Diomède[230], grand paysage.—Adam et Ève[231].

Sur quelques folies.—Sur le progrès.—Opinions modernes.

*

Mercredi 7 décembre.—Insipide dîner chez Casenave. J'ai revu là les mêmes figures que l'année dernière, à peu près à pareille époque.

Un an de plus change bien les visages à une certaine époque de la vie! Fould surtout m'a paru avoir été plus vite que les autres; il a les joues pendantes, l'œil éteint, le poil plus blanc, et ce je ne sais quoi de débraillé et de dépenaillé qui annonce le vieillard. Il était près de moi; je me suis évertué, par convenance et dans l'impossibilité de trouver un mot à dire à la gouvernante anglaise qui était de l'autre côté, à lui parler de sa collection, des arts, de la guerre d'Orient... J'étais là comme un terme.

En face de moi était Bethmont[232]. C'est un personnage tout plein de manières sucrées de dire les choses. Avec son œil doux, il a arrangé Véron, après dîner, d'une manière assez piquante, mais surtout très méchante et emportant la pièce avec une douceur charmante. On sentait bien, dans cette mielleuse philippique contre le champion de la présidence en 1851, l'ancien membre du gouvernement provisoire qui laissait échapper quelques-unes de ses rancunes secrètes. Il a beaucoup d'un homme d'Église dans son discours, et même dans son attitude: la faconde recherchée de l'avocat[233] se fait jour naturellement dans tout ce qu'il dit, mais avec un certain embarras dans les termes, qui annonce quelque chose de rebelle dans cet esprit, malgré la culture qu'il a dû lui donner et l'exercice du métier de parler, qui a été celui de toute sa vie. Je me rappelle que Vieillard, dans toute sa candeur, me disait en parlant de lui, et par opposition à ses autres collègues fougueux ou intolérants républicains: «Quel homme charmant! que de douceur!» Je me rappelle qu'il me déplut tout de suite, quand je le vis autrefois chez le bon M. N..., qui n'y regardait pas de si près: une certaine façon de vous écouter sans rien dire, ou de vous répondre avec réticences, me donna de lui l'idée dans laquelle je me suis confirmé les deux ou trois fois que je l'ai rencontré. Je l'ai trouvé d'une grande sensibilité à la mort du pauvre Wilson[234]. Il m'a semblé qu'il versait de véritables larmes sur son ami... Que conclure de tout ceci? Que je me suis trompé dans mon jugement...? Point du tout! Il est, comme tous les hommes, un composé bizarre et inexplicable de contraires; c'est ce que les faiseurs de romans et de pièces ne veulent pas comprendre. Leurs hommes sont tout d'une pièce. Il n'en est pas de cette sorte... Il y a dix hommes dans un homme, et souvent ils se montrent tous dans la même heure, à de certains moments.

Je me suis sauvé aussitôt que je l'ai pu, pour m'ôter de ce lieu ennuyeux et pour aller à pied à travers les Champs-Élysées, chez la princesse, où j'espérais avoir un peu de musique et un peu de thé. Je l'ai trouvée attablée au piano avec son professeur K... Justement elle jouait avec lui de sa musique. Le morceau finissait heureusement, et je n'ai pas été mis dans la nécessité de faire même une grimace d'approbation. Elle a joué après, et probablement à mon intention, un morceau de Mozart, à quatre mains, de sa jeunesse. L'adagio superbe. Revenu, bien malgré moi, avec l'ennuyeux K...

*

Jeudi 8 décembre.—J'étais invité à aller chez Mlle Brohan[235], et, après avoir fait ma promenade, par un froid piquant, mais agréable, après laquelle je devais rentrer pour aller la voir, je suis resté à lire le deuxième article de Dumas sur moi, qui me donne une certaine tournure de héros de roman. Il y a dix ans, j'aurais été l'embrasser pour cette amabilité: dans ce temps-là, je m'occupais beaucoup de l'opinion du beau sexe, opinion que je méprise[236] entièrement aujourd'hui, non sans penser quelquefois avec plaisir à ce temps où tout d'elles me paraissait charmant. Aujourd'hui, je ne leur en reconnais qu'un seul, et il n'est plus à mon usage. La raison, plus encore que l'âge, me tourne vers un autre point. Celui-là est le tyran qui domine tout le reste.

Cette Brohan était bien charmante à ses débuts! Quels yeux! quelles dents! quelle fraîcheur! Quand je l'ai revue chez Véron, il y a deux ou trois ans, elle avait perdu beaucoup, mais elle avait encore un certain charme. Elle a beaucoup d'esprit, mais elle court un peu après l'effet. Je me rappelle que ce jour-là, en sortant de table, elle m'embrassa sur ce qu'on lui dit ce que j'étais: je crois qu'il était question de son portrait. Houssaye[237], qui était alors son directeur, non pas celui de sa conscience, car il était en même temps son amant, eut tout le temps du dîner une sombre attitude d'amant jaloux fort comique chez un directeur de spectacle, familiarisé, à ce qu'il semble, avec les mœurs de la partie féminine du troupeau déclamant et chantant, croassant ou beuglant, dont il est le berger.

Je n'y ai pas été ce soir, de peur de rencontrer là trop de ces figures compromettantes, qui me feraient fuir aux antipodes.

*

Vendredi 9 décembre.—La forme de lettres serait la meilleure... On passe d'un sujet à l'autre sans transition; on n'est pas forcé à des développements. Une lettre peut être aussi courte et aussi longue qu'on veut.

En revenant de l'Hôtel de ville.—Copie du plafond pour Bonnet[238].—Samson et Dalila[239].—Ovide[240].—Olinde et Sophronie.—Clorinde[241].Herminie et les bergers[242]... et les autres sujets de la Jérusalem.Lion Beugniet[243]. Naufrage id.[244].—Intérieur de Harem (Oran).—Présents de noces (Tanger). Camp mauresque.

*

Samedi 10 décembre.—Chez Chabrier ce soir Lefebvre parlait de Jomini. Lire ces deux ouvrages: Napoléon au tribunal d'Alexandre et de César et Grandes opérations militaires. Il loue beaucoup I style de Ségur, dans la campagne de 1812. Lire la bataille de Dresde. Belles choses aussi dans la campagne de France. C'est après cette campagne de Dresde, dans laquelle l'Empereur a été vraiment foudroyant et semblable aux Roland et aux Renaud, tant son coup d'œil ou sa présence enfanta des miracles, c'est après cette bataille, qui devait être décisive, qu'une aile de poulet lui donna une indigestion qui paralysa, avec ses facultés, les mouvements de son armée et amena la défaite de Vandamme.

Le bon amiral, qui était là, a la bonté et la bienveillance peintes sur ses traits. Il me disait que la nuit quand il se réveillait, il était pris d'un horrible découragement. Cela m'a surpris d'un homme qui n'a pas l'air d'être nerveux. C'est une situation commune à presque tous les hommes. Lefebvre est de même. J'étais arrivé dans un état de misanthropie affreuse que j'ai déposé en entrant là (quoique je ne m'y sois pas grandement diverti), et que j'ai repris tout le long du chemin à mon retour.

Je trouvais charmant d'être détesté de tout le monde et d'être en guerre avec le genre humain. On parlait d'excès de travail; je disais qu'il n'y avait pas d'excès dans ce genre, ou du moins qu'il ne pouvait nuire, pourvu qu'on fît l'exercice que le corps réclame, et surtout qu'on ne menât pas de front le travail avec le plaisir. On dit à ce propos que Cuvier était mort pour avoir trop travaillé: je n'en crois rien. Il avait l'air si fort! a dit quelqu'un. Point du tout! il était très maigre et se couvrait d'habits comme le marquis de Mascarille et le vicomte de Jodelet dans les Précieuses. Il voulait être dans une transpiration continuelle. Ce système n'est pas mauvais; je commence à tourner à cette habitude de me couvrir extrêmement; je la crois très salutaire pour moi. Cuvier avait la réputation d'aimer les petites filles et de s'en procurer à tout prix; cela explique la paralysie et tous les inconvénients auxquels il a succombé, plus que les excès de travail.

J'ai vu Norma. J'ai cru que je m'y ennuierais, et le contraire est arrivé; cette musique, que je croyais savoir par cœur et dont j'étais fatigué, m'a paru délicieuse. La pièce est courte, autre mérite. Mme Parodi m'a fait plus de plaisir que dans Lucrezia; c'est peut-être parce que depuis mon journal m'a appris qu'elle était élève de Mme Pasta, dont elle rappelle beaucoup de traits. Le public croit regretter la Grisi et lui refuse sa faveur. Souvent mon applaudissement solitaire s'élevait au milieu de la froideur universelle. Mme Monceaux y était, qui se montrait aussi difficile que les autres. Boissard et sa femme étaient aux avant-scènes. J'ai été les voir un moment.

*

14 décembre.—Dîné chez Riesener avec Pierret. J'étais invité chez la princesse et j'espérais y aller le soir. Je suis resté rue Bayard.—Le soir, dans l'atelier, où j'ai fait un fusain d'après un torse de la Renaissance, pour un essai du fixatif que Riesener emploie.

Je suis revenu avec Pierret, par la gelée qui s'est déclarée dans l'après-midi et par un clair de lune admirable. Je lui ai rappelé, dans les Champs-Élysées, qu'à cette même place, il y a plus de trente ans, nous revenions ensemble, vers la même heure, de Saint-Germain, où nous avions été voir la mère de Soulier, à pied, s'il vous plaît, et par une gelée intense... Était-ce bien le même Pierret que j'avais sous le bras? Que de feu dans notre amitié! que de glace à présent[245]!... Il m'a parlé des magnifiques projets qu'on fait pour les Champs-Élysées. Des pelouses à l'anglaise remplaceront les vieux arbres. Les balustrades de la place ont disparu; l'obélisque va les suivre pour être mis je ne sais où. Il faut absolument que l'homme s'en aille, pour ne pas assister, lui si fragile, à la ruine de tous les objets contemporains de son passage d'un moment. Voilà que je ne reconnais plus mon ami, parce que trente ans ont passé sur mes sentiments. Si je l'avais perdu il y a quinze ans, je l'eusse regretté éternellement; mais je n'ai pas encore eu le temps de me dégoûter de la vue des arbres et des monuments que j'ai vus toute ma vie. J'aurais voulu les voir jusqu'à la fin.

*

Vendredi 16 décembre.—Dîné chez Véron. Il y avait là cinq ou six médecins. La conversation a roulé pour les trois quarts sur les anus, les fistules, pustules et autres détails de la profession qui faisaient promettre, pour le dessert, au moins une petite dissection. Velpeau[246] y était; il est très spirituel. Le vertueux Nisard[247] était près de moi et un peu dépaysé.

*

Samedi 17 décembre.—Dîné chez Lehmann avec Visconti[248], que j'aime à revoir, Mercey, Meyerbeer; je suis allé avec ce dernier chez Buloz.

*

Dimanche 18 décembre.—Sorti à onze heures et demie.

À l'école des Beaux-Arts, sur l'invitation de ces messieurs: j'arrivai là comme Mathan dans le temple du Seigneur. Trouvé là le bon Moreau qui poursuit sa carrière philanthropique, fonde des prix à l'École et fait le bonheur des paysans de son endroit. Il m'a ramené dans notre quartier.

Passé chez M. Villot, à pied chez la princesse et M. Lefeu, sans trouver personne. Revenu au Musée, où le froid ne m'a pas permis de rester, et vers trois heures chez M. Fould; je ne l'ai qu'entrevu, il sortait.

Le soir, Guillaume Tell, auprès de Saint-Georges, qui m'a fait perdre quelques morceaux par ses remarques diverses. À travers tout cela, retrouvé plus que jamais les impressions de ce bel ouvrage qu'on ne peut assez admirer.

*

Mardi 20 décembre.—Robert le soir; je n'ai pu entendre que les trois premières notes. J'étais très fatigué. J'y ai trouvé encore des mérites nouveaux. Les costumes, renouvelés naturellement après tant des représentations, m'ont beaucoup intéressé.

*

Jeudi 22 décembre.—Aujourd'hui, dîné chez Moreau et chez Villot le soir. Mme Villot m'a parlé de cette fameuse commission pour l'Exposition générale[249].

*

Samedi 24 décembre.—Dîné chez Buloz.

Dans la journée, discussion à l'Hôtel de ville sur la question des boulangers. Chaix d'Est-Ange[250] a fait une sortie qui a intéressé tout le monde comme fait un spectacle. Quant à moi, je ne vois là qu'un assez grand talent d'acteur et d'improvisateur, mais je vois toujours l'acteur. Il est rare que toute cette chaleur de commande tienne contre la plus mince argumentation en sens contraire, faite par un homme sans prétention, mais convaincu de ce qu'il dit.

Au dîner de Buloz, Meyerbeer, Cousin et Rémusat[251]; en somme, amusant. Babinet est venu le soir[252]. Je parlais avec Cousin des découragements qui s'emparent des artistes, non pas quand ils sentent que leur verve diminue, mais quand leur public commence à se lasser d'eux, ce qui arrive tôt ou tard. C'est, m'a-t-il dit, qu'ils n'ont plus le diable au corps, et il a raison. Je disais à Rémusat que je me faisais éveiller avec le jour, et que dans cette saison, à travers le froid et la neige, je courais à mon travail avec ardeur et plaisir. Que c'est beau! m'a-t-il dit; que vous êtes heureux!... Et il a grandement raison.

Je suis revenu à pied et suis entré à Saint-Roch à la messe de minuit. Je ne sais si cette foule entassée là, ces lumières, enfin cette espèce de solennité ne m'ont pas fait paraître plus froides et plus insipides toutes les peintures qui sont là sur les murs... Que le talent est rare! Que de labeurs dépensés à barbouiller de la toile, et quelles plus belles occasions que ces sujets religieux! Je ne demandais à tous ces tableaux si patiemment ou même si habilement fabriqués par toutes sortes de mains, et de toutes sortes d'écoles, qu'une touche, qu'une étincelle de sentiment et d'émotion profonde, qu'il me semble que j'y aurais mise presque malgré moi. Dans ce moment, qui avait quelque solennité, ils me semblaient plus mauvais qu'à l'ordinaire; mais, en revanche, combien une belle chose m'eût ravi! C'est ce que j'ai éprouvé, toutes les fois qu'une belle peinture était devant mes yeux à l'église, pendant qu'on exécutait de la musique religieuse, qui, elle, n'a pas besoin d'être aussi choisie pour produire de l'effet, la musique s'adressant sans doute à une partie de l'imagination, différente et plus facile à captiver. Je me rappelle avoir vu ainsi, et avec le plus grand plaisir, une copie du Christ de Prud'hon, à Saint-Philippe du Roule; je crois que c'était pendant l'enterrement de M. de Beauharnais... Jamais, à coup sûr, cette composition, qui est critiquable, ne m'avait paru meilleure. La partie sentimentale semblait se dégager et m'arrivait sur les ailes de la musique. Les anciens ont connu quelque chose d'analogue et l'ont mis en pratique: on dit d'un grand peintre de l'antiquité qu'en montrant ses tableaux il faisait entendre aux spectateurs une musique propre à les mettre dans une situation d'esprit conforme au sujet de la peinture; ainsi il faisait sonner de la trompette, en montrant la figure d'un soldat armé, etc. Je me rappelle mon enthousiasme, lorsque je peignais à Saint-Denis du Saint-Sacrement et que j'entendais la musique des offices; le dimanche était doublement un jour de fête; je faisais toujours ce jour-là une bonne séance[253]. La meilleure tête de mon tableau du Dante a été faite avec une rapidité et un entrain extrêmes, pendant que Pierret me lisait un chant du Dante, que je connaissais déjà, mais auquel il prêtait, par l'accent, une énergie qui m'électrisa. Cette tête est celle de l'homme qui est en face, au fond, et qui cherche à grimper sur la barque, ayant passé son bras par-dessus le bord.

On parlait à table de la couleur locale. Meyerbeer disait avec raison qu'elle tient à un je ne sais quoi qui n'est point l'observation exacte des usages et des coutumes: «Qui en est plus plein que Schiller, a-t-il dit, que Schiller dans son Guillaume Tell? et cependant il n'a jamais rien vu de la Suisse.» Meyerbeer est maître en cela: les Huguenots, Robert, etc. Cousin ne trouvait pas la moindre couleur locale dans Racine, qu'il n'aime point; il se figure que Corneille, dont il est engoué, en est plein. Je disais sur Racine ce que je pense et ce qu'on doit en dire, c'est-à-dire qu'il est trop parfait; que cette perfection et l'absence de lacunes et de disparates lui ôtent le piquant que l'on trouve à des ouvrages pleins de beautés et de défauts à la fois. Il me disait à satiété que ses idées étaient prises partout et n'étaient que des traductions. Il me citait je ne sais combien d'exemplaires d'Euripide ou de Virgile annotés de sa main, de manière à en tirer des vers tout faits... Que de gens ont annoté Euripide et tous les anciens, sans en tirer la moindre parcelle de quoi que ce soit qui ressemble à un vers de Racine! Mme Sand me disait la même chose: ce sont là de ces curiosités de gens de métier! La langue d'un grand homme parlée par lui est toujours une belle langue. Autant vaudrait-il dire que Corneille, qui est très beau dans notre langue, aurait été plus beau encore en espagnol! Les gens de métier critiquent plus finement que les autres, mais ils sont entêtés des choses de métier. Les peintres ne s'inquiètent que de cela. L'intérêt, le sujet, le pittoresque même, disparaissent devant les mérites de l'exécution, j'entends de l'exécution scolastique.

En relisant ce que j'ai dit de Meyerbeer, à propos de la couleur locale, il m'arrive de penser qu'il en est trop épris. Dans les Huguenots, par exemple: la lourdeur croissante de son ouvrage, la bizarrerie des chants vient en grande partie de cette recherche outrée. Il veut être positif, tout en recherchant l'idéal; il s'est brouillé avec les grâces en cherchant à paraître plus exact et plus savant. Le Prophète, que je ne me rappelle pas, ne l'ayant presque point entendu, doit être un pas nouveau dans cette route. Je n'en ai rien retenu. Dans Guillaume Tell, s'il l'eût composé, il eût voulu, dans le moindre duo, nous faire reconnaître des Suisses et des passions de Suisses. Rossini, lui, a peint à grands traits quelques paysages dans lesquels on sent, si l'on veut, l'air des montagnes, ou plutôt cette mélancolie qui saisit l'âme en présence des grands spectacles de la nature, et sur ce fond, il a jeté des hommes, des passions, la grâce et l'élégance partout. Racine a fait de même. Qu'importe qu'Achille soit Français! Et qui a vu l'Achille grec? Qui oserait, autrement qu'en grec, le faire parler comme Homère l'a fait? «De quelle langue allez-vous vous servir? demande Pancrace à Sganarelle.—Parbleu! de celle que j'ai dans la bouche!» On ne peut parler qu'avec la langue, mais aussi qu'avec l'esprit de son temps. Il faut être compris de ceux qui vous écoutent, et surtout il faut se comprendre soi-même. Faire l'Achille grec! Eh, bon Dieu! Homère lui-même l'a-t-il fait? Il a fait un Achille pour les gens de son temps. Les hommes qui avaient vu le véritable Achille n'étaient plus depuis longtemps. Cet Achille devait ressembler à un Huron plus qu'à celui d'Homère. Ces bœufs et ces moutons que le poète lui fait embrocher de ses propres mains, peut-être les mangeait-il tout crus et assommés par lui. Ce luxe, dont Homère le relève, sortait de son imagination; ces trépieds, ces tentes, ces vaisseaux, ne sont autre chose que ceux qu'il avait sous les yeux, dans le monde où il vivait. Plaisants vaisseaux, que ceux des Grecs au siège de Troie! Tout l'ost des Grecs eût capitulé devant la flottille qui sort de Fécamp ou de Dieppe pour aller à la pêche du hareng. Ç'a été la faiblesse de notre temps, chez les poètes et les artistes, de croire qu'ils avaient fait une grande conquête, avec l'invention de la couleur locale. Ce sont les Anglais qui ont ouvert la marche, et nous nous sommes évertués, à leur suite, à donner l'assaut aux chefs-d'œuvre du génie humain.

(Reporter là tout ce qui est plus haut, sur l'invraisemblance des fables de Walter Scott et des romans modernes mis en regard de la recherche de la vérité dans les détails.)

*

Mardi 27 décembre.—Travaillé peu, et un peu de malaise qui a augmenté à dîner.

La bonne Alberthe m'avait envoyé une stalle le matin. J'ai donc été aux Italiens, et cette sortie, qui me coûtait, m'a fait du bien plutôt que du mal. On donnait la Lucia. L'autre jour, à Lucrezia, je rendais justice à Donizetti; je me repentais de ma sévérité à son égard. Aujourd'hui, tout cela a paru, à ma courbature et à ma fatigue, bien bruyant, bien peu intéressant. Rien du sujet, ni des passions, excepté peut-être le fameux quintette. L'ornement tient toute la place dans cette musique; ce ne sont que festons et astragales: je l'appelle de la musique sensuelle, uniquement, qui n'est calculée que pour chatouiller l'oreille un moment.

J'ai rencontré mon ami Chasles au foyer. Il a commencé, avec cette manière mielleuse et raide à la fois qui caractérise cette nature sans franchise, se rabaissant avec une humilité qu'il ne voulait pas même que je crusse réelle. Je lui ai dit qu'il ne fallait dire de soi ni bien ni mal. En effet, si vous en dites du mal, tout le monde vous prend au mot; si vous en dites trop de bien ou seulement un peu de bien, vous fatiguez tout le monde. Il est sorti de tous ces compliments, et nous avons parlé du théâtre, d'art dramatique, de Racine, de Shakespeare. Il préfère ce dernier à tout, «mais, m'a-t-il dit, c'est moins pour moi un artiste qu'un philosophe. Il ne cherche pas l'unité, le résumé, le type comme les artistes, il prend un caractère: c'est quelque chose qu'il a vu et qu'il étudie, en vous le faisant voir au naturel.» Cette explication me paraît juste. Je lui ai demandé si, avec ses entrées et ses sorties, et tout ce remue-ménage continuel de lieux et de personnages, les pièces de Shakespeare n'étaient point fatigantes même pour un homme qui comprend tout le mérite de son langage. Il en est convenu.

J'ai rencontré Berryer avec le plus grand plaisir, et un peu honteux de l'avoir négligé. Il me témoignait le regret de ne pas me voir, et ce n'étaient pas même de tendres reproches. C'est une nature vraiment riche et sympathique. Il m'a dit que je devais l'aller trouver à la campagne quelquefois; je l'aime beaucoup.

Je suis sorti avant la fin, très fatigué, et j'ai passé une nuit tout en sueur et en maladie. La matinée était meilleure.

*

Jeudi 29 décembre.—Première séance à la réunion pour le jury de l'Exposition de 1855. J'y ai vu le pauvre Visconti[254] à deux heures;... à cinq heures, il n'était plus! J'ai été désespéré de ce malheur qui intéresse tout le monde, mais qui me prive personnellement de l'homme le plus sympathique que j'aie rencontré depuis longtemps.

*

Vendredi 30 décembre.—On me disait, à propos de la Vénus, qu'en la regardant, on voyait tout à la fois. Cette expression m'a frappé: c'est là, en effet, la qualité qui doit dominer; les autres ne doivent venir qu'après.


Chargement de la publicité...