Journal de Eugène Delacroix, Tome 2 (de 3): 1850-1854
[314] Berryer était très pieux et aimait la pompe des cérémonies catholiques. Ce trait de sa nature répond bien d'ailleurs au jugement que Delacroix porte sur son esprit.
[315] Il est probable que ce Saint Pierre ne fut jamais exécuté.
[316] La princesse Marcellini Czartoryska.
[317] Les procès du Maréchal Ney.
[318] Mme Jaubert décrit ainsi le salon de Berryer à Augerville: «Accoudé sur une table basse, notre grand peintre caressait de sa main pâle et nerveuse une abondante et sombre chevelure, à reflets bleuâtres comme de l'acier bronzé. Son regard, à la fois voilé et lointain, semblait atteindre la pensée du compositeur, tandis que le puissant orateur, l'œil humide, sa large poitrine oppressée, troublé par l'étrange harmonie des accords plaintifs, demeurait immobile.»
[319] Louis-Gabriel Michaud, dit Michaud jeune, littérateur, auteur de la Biographie universelle.
[320] Vicomte d'Arlincourt, poète et romancier médiocre, né en 1789, mort en 1856.
[321] L'auteur de la fameuse complainte de Fualdès fut en effet un dentiste, homme de beaucoup d'esprit, nommé Catalan. La collaboration de Berryer et de Désaugiers était inconnue, mais on a attribué à M. Dupin la paternité de certains couplets.
[322] Voir Catalogue Robaut, n° 1772.
[323] Étienne Pariset (1770-1847), médecin et littérateur, connu surtout par ses recherches sur les maladies épidémiques.
[324] Il y a de nombreuses études de Christ en l'année 1853. Nous n'en avons point trouvé à cette date de l'année 1854.
[325] Théophile Silvestre dit à propos de ces études de félins: «Après avoir beaucoup étudié d'après nature au Jardin des Plantes, Delacroix s'était mis à faire, de mémoire, plus d'animaux au coin de son feu que devant les fosses et les cages des bêtes. Il tirait des lions et des tigres de son chat.» (Voir Catalogue Robaut, n° 1853.)
[326] On trouve en effet dans la correspondance de Delacroix plusieurs lettres de recommandation en faveur de Préault. Il recommande Préault en 1860 pour un travail à l'église Saint-Paul Saint-Louis. Delacroix ne pouvait oublier que Préault avait pendant plusieurs années été refusé comme lui aux expositions: l'injustice et l'aveuglement des jurys les avaient rapprochés.
2 juin.—Dîné chez la princesse.—Première soirée des premiers vendredis. Gounod, etc., etc. Il chanté, d'une manière délicieuse, plusieurs morcaux de Mozart, en faisant ressortir les accompagnements et les parties différentes, à lui seul.
En rentrant très tard par une pluie affreuse, trouvé mon atelier noyé et passé près de deux heures à déménager mes toiles, etc.
*
Lundi 5 juin.—Chez Mme de Forget le soir; le jeune d'Ideville[327] me disait que mes tableaux se vendaient très bien: le petit Saint Georges[328], qu'il appelle un Persée, que j'avais vendu à Thomas quatre cents francs, s'est vendu mille deux cents francs en vente publique; Beugniet lui a demandé la même somme du petit Christ, qu'il a eu pour cinq cents francs; mais ce sont les Juifs[329] qui profiteront toujours de tout cela.
—Dernière séance du conseil de révision. Vu avec plaisir de belles natures, des remplaçants. On leur trouvait mille défauts; c'est le contraire pour le autres.
*
7 juin.—Repris la petite esquisse du Combat du lion.
Le soir à la Vestale; quoique impatienté par la longueur des entr'actes, j'ai été très intéressé. La Cruvelli a quelque chose d'antique dans ses gestes, surtout dans la scène du trépied. Elle n'est pas serrée dans ses habits comme les actrices ordinaires dans les costumes grecs ou romains. La musique aussi a du caractère. Je me rappelle que Franchomme souriait quand je mettais cela au-dessus de Cherubini. Il avait peut-être raison, comme facture; mais je crois que le même opéra traité par le fameux contrapontiste n'aurait pas eu ces élans de passion et cette simplicité, en même temps... Berlioz, à qui j'en parlais, me dit de Spontini que c'était un homme qui avait des lueurs de génie[330].
Dans la journée, à la commission de l'Industrie. On nous avait dérangés pour nous demander quels étaient ceux qui voulaient aller à Londres à l'ouverture du Palais de Cristal. On n'a pu, en présence de ce brave lord Cowley[331], malgré ses invitations pressantes, trouver que deux membres de bonne volonté. Chacun de nous, soumis à un interrogatoire, a décliné la commission. Ces Anglais ont refait là une de leurs merveilles qu'ils accomplissent avec une facilité qui nous étonne, grâce à l'argent qu'ils trouvent à point nommé et à ce sang-froid commercial, dans lequel nous croyons les imiter. Ils triomphent de notre infériorité, laquelle ne cessera que quand nous changerons de caractère. Notre Exposition, notre local sont pitoyables; mais, encore un coup, nos esprits ne seront jamais portés à ces sortes de choses, où des Américains dépassent déjà des Anglais eux-mêmes, doués qu'ils sont de la même tranquillité et de la même verve dans la pratique[332].
*
8 juin.—Reçu ce matin, presque en même temps, la nouvelle de la mort de Pierret et de celle de Raisson[333]. Aujourd'hui, on doit enterrer le dernier. Henry vient m'inviter à aller dire adieu à son père. Triste vue! triste séparation!... Il est mort hier soir en revenant de chez sa fille à Belleville.
À quatre heures, au convoi de Raisson.—Je me suis promené, en attendant, quelque temps, et entré à l'église: affreuse décoration... Le malheureux Raisson a laissé vingt francs, dont il a fallu donner quinze à l'apothicaire. Il gagnait encore quinze mille francs... Quand il lui arrivait une petite somme à la fois, il faisait un voyage pour son plaisir ou arrangeait une partie: c'est ce que m'apprend un de ses amis.
Mon cher Pierret, dont la mort me laisse un tout autre vide, quoique je regrette aussi mon vieux Raisson, laisse sa famille dans une triste situation; c'est une suite de la vanité de sa femme qui a voulu faire la dame, au lieu de faire un métier et d'en faire faire un à ses filles.
*
10 juin.—Enterrement du pauvre Pierret.
*
12 juin.—Dîner du lundi. Delaroche m'a paru assez bon enfant. Tout le monde, excepté Dauzats, a été contre moi pour soutenir que les animaux seuls avaient de l'instinct, et que l'homme n'en a pas. Quoique le terrible Chaix-d'Est-Ange fût dans le parti contraire, j'ai soutenu mon avis avec la chaleur convenable, et depuis, il m'est revenu à l'esprit cent arguments plus forts les uns que les autres, que je n'ai pas dits.
Après, j'avais compté aller voir la Vestale, qu'on devait jouer avec un ballet: malheureusement le ballet était le dernier.
J'ai été voir si Mme Pierret était revenue s'établir à Paris. Elle est toujours à Belleville, commençant son métier de veuve avec le faste nécessaire, quand tout lui commandait d'être ici pour les démarches, pour son fils, etc.
Le bon Piron venu chez moi pendant mon absence, après la lettre tendre que j'avais reçue de lui dans la journée et par laquelle il me demande aimablement d'aller avec lui à Aix, où il doit prendre les eaux. Je suis bien touché de son amitié. Je l'ai connu avant Pierret, et jamais un nuage n'a altéré notre attachement[334].
*
13 juin.—Dîné chez Monceaux; l'aimable Mme Gontier a chanté divinement le Messager, de Nadaud, qui est une charmante chose. Il est venu un aveugle, qui est très musicien et qui chante. Il est aveugle de naissance. Quelles singulières idées il doit avoir des choses!
Joui beaucoup de ma promenade au retour par les quais, dont je ne pouvais m'arracher.
*
14 juin.—Dauzats et Grenier sont venus. Ce dernier m'a montré de jolis dessins de Rome.
*
15 juin.—Dîné chez Poinsot. Je me suis écorché le doigt dans la glace de mon fiacre, et j'ai été obligé de me faire un pansement dans les règles avant dîner.
L'anecdote de Gérard, qui parvient à attirer Marie-Louise sous prétexte de retoucher son portrait. Napoléon, à son retour, lui demande son nom, ce qu'il fait, et lui tourne le dos. En revenant chez lui, c'était un mercredi, Gérard dit: «L'Empereur m'a tourné le dos, il me prend sans doute pour un Cosaque.»
—Ce jour, Andrieu a commencé à Saint-Sulpice[335].
*
16 juin.—Donné à Haro (pour parqueter) le carton de la Petite Andromède[336].—Au conseil, où j'avais manqué plusieurs des dernières séances, Ottin[337], que je trouve en revenant, me conte que Simart[338] ayant fait une figure de David, Ingres, qu'il ait fait venir dans son atelier, la lui fait jeter à bas, à cause de son sujet. On ne peut se permettre qu'un sujet grec: faire un David était une monstruosité. Que dirait-il du pauvre Préault, qui fait des Ophélias et autres excentricités anglaises et romantiques?
Dîné chez Mme de Forget, avec le petit d'Ideville. Joué au billard avec lui.
—Sur la fragilité de la peinture, particulièrement chez les modernes.
*
17 juin.—Dîné chez Chabrier avec Poinsot, l'amiral Casy[339], d'Audiffret[340], Beauchesne[341], etc. Poinsot me conte à dîner l'anecdote à laquelle il a été présent sur les intentions de Napoléon relativement à la Madeleine, où il dit que son intention était que l'on fît des prières pour les mânes de Louis XVI, à l'occasion du 21 janvier; qu'il en viendrait là, qu'il leur ferait avaler cela (il entendait les hommes comme Cambacérès, Fouché, etc.) comme une soupe au lait.
D'Audiffret me conte que Lamartine, voulant parler sur la conversion des rentes, va se renseigner auprès le lui. Il en était à ne pas savoir ce que c'est que la rente au pair, c'est-à-dire le premier mot des opérations les plus élémentaires: ce qui ne l'a pas empêché de faire un discours magnifique dont l'Europe a retenti.
Il me parle aussi de l'ignorance de Ledru-Rollin, arrivant au ministère de l'intérieur en 1848 et ignorant les éléments de l'administration qu'il avait attaquée pendant sa carrière d'opposition: il s'imaginait, par exemple, qu'un ministre n'avait qu'à ordonnancer une dépense pour que l'argent fût à sa disposition. Il comptait, par exemple, donner une fête, etc.
*
18 juin.—À huit heures chez Durieu. Jusqu'à près de cinq heures, nous n'avons fait que poser. Thevelin a déjà fait des croquis autant de fois que Durieu a fait d'épreuves: une minute ou une minute et demie au plus pour chacun.
Huet[342] m'a mené chez lui: je m'y suis aperçu que j'avais oublié mes lunettes, et suis revenu, tout courant et fatigué, les reprendre au septième étage de Durieu. Ce pauvre Huet n'a plus le moindre talent: c'est de la peinture de vieillard, et il n'y a plus l'ombre de couleur.
Ferdinand Denis[343] est venu là. On parlait de la découverte d'un faiseur d'or, qui prétend avoir trouvé que les métaux ne sont que des agrégations. Les gens de la Californie lui disaient souvent, en parlant de certains cantons, que l'or n'était pas encore à son point. Denis me conte l'histoire de Léon X envoyant en cadeau à un prétendu faiseur d'or une bourse vide.
Riesener, huit jours après, me dit avoir observé, avec plusieurs paysagistes, un lieu à Trouville où l'on voit les cailloux se former manifestement.
*
19 juin.—Petits sujets: Deux chevaux se battant[344].—Cheval montré à des Arabes[345].—Barbier de Mekinez.—Soudards.—Chevalier.
*
20 juin.—Dîné chez Morny avec Halévy, Auber, Gozlan[346], que j'ai eu du plaisir à revoir. Il m'a dit qu'au temps de notre comique rivalité, je passais pour le favori et j'étais envié. J'ai vu là Augier, contre lequel j'avais, je ne sais pourquoi, de la prévention[347]. Il est fort aimable, et je suis enchanté de m'être rencontré avec lui. Il y avait là ce grand jeune homme, fils de Mme Lehon, que j'avais vu quinze jours auparavant au conseil de révision, plaidant la cause de sa surdité prétendue pour se dispenser d'acheter un remplaçant, et cela dans l'état de pure nature, c'est-à-dire nu comme la main, en présence de ces conseillers de préfecture et autres composant le conseil.
*
22 juin.—Terminé les tableaux de l'Arabe à l'affaire du lion[348] et des Femmes à la fontaine.—Il faut au moins dix jours pour mettre le siccatif.
*
23 juin.—Avec Mme de Forget au bois de Boulogne. Vu les nouveaux embellissements, qui sont fort bien: j'ai trouvé un charme infini dans cette soirée des émanations bocagères très agréables.
*
24 juin.—Chez Chabrier le soir.—Poinsot m'engage pour jeudi.
Dans la journée, été voir Guillemardet chez les Pierret. Je lui ai écrit, ne l'ayant pas trouvé.
Ensuite chez Mercey, lui montrer mon esquisse: il m'a refroidi par ses observations, dont quelques-unes, du reste, sont fondées.
*
25 juin.—Chez Durieu. Photographies et dessins d'après le Bohémien.
Dans un intervalle, j'ai été voir à Saint-Sulpice ce qu'Andrieu a tracé. Tout s'ajuste à merveille, et je crois que cela ira fort bien; le départ est excellent.
J'aime assez de temps en temps ces parties qui me tient de chez moi: cela dissipe et renouvelle. Voilà, par parenthèse, deux dimanches de suite que j'y vais; j'y ai déjeuné les deux fois, moi qui ne peux avaler un morceau ordinairement et dans l'habitude de mon atelier. C'est ce que j'ai éprouvé avec surprise pendant mon séjour chez Berryer. La distraction, la conversation, l'esprit mis hors de son ornière habituelle, agissent sur le corps.
*
26 juin.—Point d'entrain toute cette journée.—Dauzats venu avec M. Bonnet, de Bordeaux.
Je trouve ceci dans un article de Sainte-Beuve sur saint Martin, qui est un résumé des idées de ce dernier sur l'âme: «Selon lui, l'âme humaine, toute déchue et altérée qu'elle est, est le plus grand et le plus invincible témoin de Dieu; elle est un témoin de Dieu bien autrement parlant que la nature physique, tellement que le vrai athée (s'il y en a) est celui qui méconnaît sa grandeur et en conteste l'immortelle spiritualité: le propre de l'âme de l'homme, tant elle a conservé de royales marques de sa hauteur première, est de ne vivre que d'admiration, et ce besoin d'admiration dans l'homme suppose au-dessus de nous une source inépuisable de cette même admiration qui est notre aliment de première nécessité.»
Il y a donc confiance que ce témoin perpétuel de Dieu, l'âme humaine, gagnera à l'épreuve de la révolution, etc.
*
27 juin.—Dîné chez Riesener avec Vieillard.—Presque achevé, dans la journée, le Cavalier arabe et le Tigre de Weill. Arnoux[349] venu dans la journée. Il me parle du projet d'exposition de Delamarre[350]. Il dit que le Massacre[351] n'a pas gagné au dévernissage, et je suis presque de son avis, sans avoir vu. Le tableau aura perdu la transparence des ombres comme ils ont fait avec le Véronèse et comme il est presque immanquable que cela arrive toujours. Haro dit qu'il dévernit en lavant et non en frottant au doigt. S'il faisait cela, il aurait vaincu une grande difficulté. En attendant, il m'a gâté les portraits de mes deux frères enfants, par l'oncle Riesener.
*
28 juin.—Travaillé le matin à l'Arabe et l'enfant à cheval[352].—Boissard venu. Ensuite Villot; sa vue la fait plaisir. Ils sont tous surpris de tout ce que je fais. Je leur dis qu'au lieu de me promener, comme la plupart des artistes, je passe mon temps dans mon atelier.
Penser à demander à Riesener mon étude d'arbres sur papier. Lui emprunter ses croquis et des études de paysage de Frépillon et autres, pour la fraîcheur du ton. Aussi celle de Valmont pour le sujet des Deux Chevaliers et des Nymphes, de la Jérusalem.
*
29 juin.—Dîné chez Poinsot.
—Sur la fragilité[353] de la peinture et de tout ce que produisent nos arts.—Sur les tableaux: les toiles, les huiles, les vernis, pendant que les chimistes exaltent le progrès. C'est comme le progrès social, qui consiste à mettre en guerre toutes les classes par les sottes ambitions excitées dans les classes inférieures: moyen de socialité, si l'on veut, mais point de sociabilité. Ces lithographies de Charlet, les mieux faites il y a vingt ans, tombent en poussière. Le progrès a perfectionné, à ce qu'il croit, le papier, et pas un de nos livres, de nos écrits, des actes qui servent à régler nos rapports d'affaires, n'existera dans un demi-siècle. La socialité veut que chacun travaille pour soi et s'inquiète peu des autres. Il faut égayer notre court passage en cette vie et laisser à ceux qui nous suivront à s'en tirer comme ils pourront. Ce qu'on appelait la famille est aujourd'hui un vain mot. La suppression, dans nos mœurs, de la vénération, de la crainte même du père, par la familiarité que permettent les usages, en est le principal dissolvant. Le partage égal achève de dissoudre tous les liens qui unissent les membres d une famille. Le lieu de la naissance, l'habitation paternelle est aliénée naturellement après la mort du père. On sacrifie, dira-t-on, à d'autres dieux; le bien de l'humanité est devenu la passion de tous ceux qui ne peuvent vivre avec leurs frères issus du même sang dont ils sont formés. Il y a des entrepreneurs de charité qui nous évitent le souci de bien placer les offrandes que l'on adresse aux malheureux du monde entier qu'on soulagé ainsi sans les connaître ni les rencontrer jamais. Ces philanthropes de profession sont tous gras et bien nourris: ils vivent heureux du bien qu'ils sont chargés de répandre. Heureux donc le siècle et tous ces bienfaiteurs qui croient avoir supprimé tous les maux, parce qu'ils en détournent la vue; plus heureux les adroits dispensateurs de l'universelle charité qui ont résolu le problème de ne se priver de rien, en donnant à tout le monde.
—Chez Boissard à deux heures, pour entendre de la musique. Ils ne possèdent pas encore le Beethoven de la dernière époque.
Je demandais à Barbereau[354] s'il avait pénétré tout à fait les derniers quatuors: il me dit qu'il faut encore une loupe pour tout apercevoir, et peut-être faudra-t-il toujours la loupe. Le principal violon me disait que c'était magnifique, et qu'il y avait toujours des endroits obscurs. Je lui ai dit témérairement que ce qui restait obscur pour tout le monde, et surtout pour les violons, l'avait été sans doute dans l'esprit de son auteur. Cependant ne nous prononçons pas encore; il faut toujours parier pour le génie.
*
30 juin.—Décision au conseil de l'affaire du collège Stanislas.
—Dans la journée, vu Villot à son cabinet. Portrait d'un soudard du seizième siècle. Son portrait par Rodakowski. Il tombe dans le défaut de largeur. Il a pris ce pauvre Villot en maigre, ce qui n'était pas le cas.
De là à Saint-Sulpice, qui marche bien. Mon cœur bat plus vite quand je me trouve en présence de grandes murailles à peindre.
Je reviens dans un cabriolet à quatre roues, où, sans mon parapluie, j'aurais été presque noyé. Un orage affreux avec grêle et tonnerre violent qui a duré depuis lors et toute la soirée.
Dîné avec Mme de Forget, chez qui je me trouve à cinq heures pour voir ses dessus de porte, lesquels se sont trouvés hors de dimension, et qu'elle remplace par des portières; j'y ai achevé la soirée.
[327] Henri-Amédée le Lorgne, comte d'Ideville (1830-1887). Il débuta dans la diplomatie, puis entra, en 1870, dans l'administration, qu'il quitta bientôt, pour s'adonner exclusivement à la littérature.
[328] Voir Catalogue Robaut, n° 1241.
[329] Nous recommandons tout particulièrement aux lecteurs qui voudront être pleinement édifiés sur ce qu'avance Delacroix, de parcourir le Catalogue Robaut, qui donne, chaque fois que le renseignement a pu être obtenu, le prix d'achat des tableaux, et les différents chiffres qu'ils ont atteints dans les ventes successives. Lors de la disparition de Millet, on a été pris d'une belle crise d'indignation contre les marchands de tableaux, en songeant aux bénéfices qu'ils avaient réalisés avec les œuvres de ce maître. On pourrait faire, et tout aussi justement, les mêmes observations au sujet d'Eugène Delacroix. Plusieurs passages du Journal sont d'ailleurs pleinement significatifs. N'est-ce pas l'histoire de presque tous les grands peintres?
[330] Berlioz partageait à l'égard de Spontini, pour sa Vestale, l'admiration de R. Wagner, qui écrivait: «Spontini, lui, il est mort, et avec lui une noble et grande période artistique, digne d'un profond respect, est tout entière et visiblement descendue au tombeau: elle et lui n'appartiennent plus à la vie, mais... uniquement à l'histoire de l'Art. Inclinons-nous profondément et respectueusement devant le cercueil du créateur de la Vestale, de Fernand Cortez et d'Olympie.»
[331] Lord Cowley, diplomate anglais, né en 1804. En 1852, il était ambassadeur d'Angleterre à Paris. Il contribua à établir sur des bases durables l'alliance de l'Angleterre avec la France.
[332] Le succès de l'Exposition universelle de 1889 aurait sans doute modifié la manière de voir de Delacroix sur ce point.
[333] Horace Raisson avait connu Delacroix en 1816 et était resté lié avec lui depuis cette époque. Homme de lettres et journaliste, Raisson avait été collaborateur de Balzac. Delacroix paraît avoir eu au début de leurs relations peu de sympathie pour lui, car il écrit en 1821: «Raisson n'est point changé: il est menteur et suffisant comme devant. Ce sera toujours, dans la peau d'un badaud, le plus Gascon que je connaisse.» Il fit de lui en 1820 un portrait à l'aquarelle qui appartient à M. Robaut. (Voir Catalogue Robaut, n° 1469.)
[334] Dans la préface mise en tête du recueil des articles d'Eugène Delacroix, M. Piron écrit ceci: «Il aimait tant ses amis qu'il n'aimait pas les voir se marier. Il ne pouvait pas souffrir qu'une femme vînt se placer entre lui et eux. Car, nous disait-il, quand je vais dîner chez toi, il faut encore que la chose plaise à ta femme ...»
[335] Il s'agit de la décoration de la chapelle des Saints-Anges, à propos de laquelle le maître écrivait à Andrieu le 24 avril 1854: «Il y aurait imprudence à travailler sur un mur qui vient d'être imprimé. L'opération qu'on a faite est excellente, car l'ancienne impression était si épaisse qu'il n'y avait aucune adhérence avec le mur; on a tout gratté et on en a mis une très légère, après avoir mis de nouveau de l'huile bouillante. Je ne crois pas qu'il soit possible de reprendre avant six semaines au moins.» (Corresp., t. II, p. 101.)
[336] Voir le Catalogue Robaut, nos 1001 et 1002.
[337] Ottin, sculpteur, né en 1811, élève de David d'Angers, obtint le prix de sculpture dans le concours de 1836. Il est l'auteur d'un grand nombre d'œuvres appréciées.
[338] Simart, sculpteur (1806-1857), élève de Dupaty et de Pradier. Grand prix de Rome, il partit pour l'Italie. Ingres, alors directeur de l'école, lui fit le plus sympathique accueil et lui prodigua ses conseils. C'est sans doute à Rome, à la villa Médicis, que se passa la scène que raconte ici Ottin.
[339] L'amiral Casy (1787-1862). Engagé comme mousse, il gagna successivement tous ses grades dans la marine, devint en 1848 représentant à la Constituante, occupa un moment le ministère de la marine, puis, en 1853, fut nommé sénateur.
[340] Charles-Louis d'Audiffret, économiste et homme politique, né à Paris en 1787. Il rendit de grands services dans l'administration des finances, fut président de la Cour des comptes, pair de France, puis sénateur en 1852.
[341] Alcide-Hyacinthe du Bois de Beauchesne (1804-1873), littérateur, auteur d'ouvrages historiques estimés. Il fut, sous la Restauration, chef de cabinet au département des Beaux-Arts, et, sous le second Empire, chef de section aux Archives.
[342] Il nous paraît assez curieux de rapprocher ce passage qui contient l'opinion sincère de Delacroix, d'une lettre qu'il écrivait à ce même artiste le 14 avril 1855: «Je crois vous faire quelque plaisir en vous parlant de celui que m'ont fait vos tableaux à l'Exposition. Votre grande inondation est un chef-d'œuvre: elle pulvérise la recherche des petits effets à la mode...» C'est dans des circonstances comme celle-ci que le Journal est intéressant. Il ne peut pourtant y avoir confusion de personnes: il s'agit bien de Paul Huet, le paysagiste romantique, celui au sujet duquel Th. Gautier écrivait: «Nul n'a saisi comme lui la physionomie générale d'un site et n'en a fait ressortir avec autant d'intelligence l'expression, heureuse ou mélancolique.»
[343] Ferdinand Denis, voyageur et littérateur, qui parcourut l'Amérique méridionale pendant plusieurs années et publia un grand nombre d'ouvrages sur les sujets les plus variés. Il devint plus tard conservateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève.
[344] En 1860, il devait peindre un tableau sur ce sujet. Le Catalogue Robaut le décrit ainsi: «Trois Arabes couchés à terre sur des couvertures sont réveillés en sursaut par deux chevaux, un blanc et un brun, qui se sont détachés et se mordent avec acharnement. Les deux bêtes affolées s'enlacent dans un choc furieux et forment un groupe d'une ampleur superbe.»
[345] Voir Catalogue Robaut, n° 664, aux Additions, p. 490.
[346] Léon Gozlan, romancier, auteur dramatique et publiciste.
[347] Émile Augier avait déjà conquis à cette époque une grande situation dans le monde des lettres. Cependant le succès de la Ciguë, de Gabrielle, de l'Aventurière de Philiberte, n'avait point encore mis Augier au rang qu'il devait occuper plus tard avec le Gendre de M. Poirier, le Mariage d'Olympe, les Effrontés, le Fils de Giboyer, etc.
[348] Il existe sur ce sujet: 1° une toile qui appartient à M. Dubuisson; 2° un dessin à la mine de plomb qui est au Musée du Louvre; 3° un croquis à la plume qui est à M. Robaut.
[349] Arnoux, critique d'art qui allait écrire dans la Patrie, après l'Exposition universelle de 1855, cette page enthousiaste: « Le voilà qui triomphe enfin, l'éternel lutteur, le grand discuté! Il a fallu que le jury des nations vint nous dire que, lui aussi, il était de la famille des Artistes-Rois. Regardez ses œuvres qui étincellent.» (La Patrie, 16 novembre 1855.)
[350] Delamarre, journaliste et député (1796-1870). Il était devenu en 1844 propriétaire de la Patrie. Le journal prit sous sa direction un grand essor et devint le centre d'une série d'opérations économiques et financières auxquelles doit se rattacher probablement le projet d'exposition dont parle ici Delacroix.
[351] Massacre de Scio.
[352] Voir Catalogue Robaut, n° 1237, aux Additions, p. 497.
[353] Baudelaire écrit à ce sujet: «Une des grandes préoccupations de notre peintre dans ses dernières années était le jugement de la postérité et la solidité incertaine de ses œuvres. Tantôt son imagination si sensible s'enflammait à l'idée d'une gloire immortelle, tantôt il parlait amèrement de la fragilité des toiles et des couleurs... Cette friabilité de l'œuvre peinte, comparée avec la solidité de l'œuvre imprimée, était un de ses thèmes habituels de conversation.» (Art romantique. L'œuvre et la vie d'Eugène Delacroix.)
[354] Barbereau, compositeur (1799-1879). Grand prix de Rome, il devint chef d'orchestre du Théâtre-Italien, et dirigea en 1854 et 1855 l'orchestre de la société de Sainte-Cécile.
1er juillet.—Journée de travail sans interruption. Grand sentiment et délicieux de la solitude et de la tranquillité, du bonheur profond qu'elles donnent. Il n'est point d'homme plus sociable que moi. Une fois en présence de gens qui me plaisent, même mêlés aux premiers venus, pourvu qu'aucun motif irritant ne m'inspire contre eux de l'aversion, je me sens gagner par le plaisir de me répandre: je prends tous les hommes pour des amis, je vais au-devant de la bienveillance, j'ai le désir de leur plaire, d'être aimé. Cette disposition singulière a dû donner une fausse idée de mon caractère. Rien ne ressemble autant à la fausseté et à la flatterie que cette envie de se mettre bien avec les gens, qui est une pure inclination de nature. J'attribue à ma constitution nerveuse et irritable cette singulière passion pour la solitude, qui semble si fort en opposition avec des dispositions bienveillantes poussées à un degré presque ridicule. Je veux plaire à un ouvrier qui m'apporte un meuble; je veux renvoyer satisfait l'homme avec lequel le hasard me fait rencontrer, que ce soit un paysan ou un grand seigneur; et avec l'envie d'être agréable et de bien vivre avec les gens, il y a en moi une fierté presque sotte, qui m'a fait presque toujours éviter de voir les gens qui pouvaient m'être utiles, craignant d'avoir l'air de les flatter. La peur d'être interrompu, quand je suis seul, vient ordinairement, quand je suis chez moi, de ce que je suis occupé de mon affaire, qui est la peinture: je n'en ai pas d'autre qui soit importante. Cette peur, qui me poursuit également quand je me promène seul, est un effet de ce désir même d'être aussi sociable que possible dans la société de mes semblables. Mon tempérament nerveux me fait redouter la fatigue que va m'imposer telle rencontre bienveillante; je suis comme ce Gascon qui disait, en allant à une action: «Je tremble des périls où va m'exposer mon courage.»
*
2 juillet.—Voir vendredi Gisors, M. Deumier; lui parler de l'abbé Cloquant pour la permission de travailler le dimanche[355]. Voir Mme de la Grange, Berryer, Poinsot.
Les chevaux que j'ai dessinés dans la prairie chez Berryer avec un prêtre grec assis et une jeune fille ou autre figure.
*
3 juillet.—Faire, pour l'exposition Delamarre, le Giaour foulant aux pieds de son cheval le pacha[356].
Répétition, par Andrieu, du Christ de Grzymala pour B...—Ma bonne Jenny me disait, au milieu du désordre de mes dessins entassés, dispersés et déclassés, qu'il fallait absolument mettre aux choses le temps, qu'elles réclament.
—Sur la photographie pour le Moniteur.
—Beugniet venu pour l'arrangement des dessins et lithographies. Je lui remets dix-huit pastels e quinze lithographies.
*
4 juillet.—A l'Exposition de 1855, le Justinien[357].—Je me suis levé avant cinq heures. Quelques idées qui m'étaient venues pour l'article sur le Beau[358], et recouché jusqu'à huit heures; un certain malaise m'avait saisi. Repris le travail jusqu'à dîner, sans presque cesser, si ce n'est pour dormir quelques minutes. Il fallait faire cet effort généreux pour mettre ce travail en état d'être fini d'ici à deux ou trois jours: c'est un métier de chien.
Après dîner, j'ai fait, peut-être contre mon habitude, la meilleure partie du travail, par un examen d'ensemble, quelques pages écrites avec une certaine verve. J'écris ceci le mercredi matin, et je n'ai pas relu ce que j'ai fait. Je serais curieux de voir si l'état de l'esprit après dîner est, comme je le crois, dans la meilleure situation pour produire. À ce moment où je viens de me lever, fatigué à la vérité par l'excès de travail d'hier, je n'ai pas une idée: le corps et l'esprit ne demandent que du repos.
—Tous ces soirs, promené seul.
*
5 juillet.—Mauvaise journée. J'ai essayé d'écrire et n'ai rien pu faire.
Sorti à trois heures avec Jenny pour aller voir le logement de la rue du 29 Juillet. Ensuite à Saint-Eustache, voir les peintures de Glaize[359].
En rentrant, mes yeux se portent sur le Loth de Rubens, dont j'ai fait une petite copie. Je suis étonné de la froideur de cette composition et du peu d'intérêt qu'elle présente, si on en excepte le talent de peindre les figures. Véritablement ce n'est qu'à Rembrandt qu'on voit commencer, dans les tableaux, cet accord des accessoires et du sujet principal, qui me paraît à moi une des parties les plus importantes, si ce n'est la plus importante.—On pourrait faire à ce sujet une comparaison entre les maîtres fameux.
*
6 juillet.—Faire un travail sur l'antique,—sur le faux embellissement: les cartons de Rubens, de la vie d'Achille, les passages d'Homère et les tragiques grecs où l'on entend le cri de la nature.—Vulcain dans sa forge, dans l'Iliade.—Comparaison avec David.
J'ai vu Durieu ce matin, qui m'a parlé des Pierret. Il me dit qu'une démarche de moi auprès de l'Impératrice pourrait quelque chose.
*
7 juillet.—En revenant du conseil pour aller à Saint-Sulpice, vu l'atelier de Gros, qui est à louer.
Le soir, au bois de Boulogne avec Mme de Forget.
*
8 juillet.—Recopié des parties de l'article sur le beau et terminé.
M. Trélat[360] venu dans la journée. Le matin, Vigneron.
*
15 juillet.—Tons du cheval du premier plan dans la Chasse aux lions.—Pour les crins: laque brûlée, Sienne naturelle, Sienne brûlée.—Pour le corps: momie, laque de gaude, chrome foncé. Tous ces tons jouent dans la peinture.—Sabots: terre Cassel, noir pêche, jaune de Naples.
*
19 juillet.—Andrieu me dit que le temps qu'il faut pour la vigne, c'est le contraire de celui qu'il faut pour le blé: il faut un temps frais et net pour ce dernier; pour la vigne, il faut le temps étouffant, le mistral, le siroco.—Rapporter ceci à ma réflexion sur les malheurs nécessaires.
Non seulement nous voyons cette apparente contradiction dans la nature, qui semble satisfaire ceux-ci aux dépens de ceux-là, mais nous sommes nous-mêmes pleins de contradictions, de fluctuations, de mouvements en sens divers, qui rendent agréable ou détestable la situation où nous sommes et qui ne change pas, tandis que nous changeons. Nous désirons un certain état de bonheur, qui cesse d'en être un, quand nous l'avons obtenu. Cette situation que nous avons désirée est souvent pire, effectivement, que celle où nous nous trouvons.
L'homme est si bizarre qu'il trouve dans le malheur même des sujets de consolation et presque du plaisir, comme celui, par exemple, de se sentir injustement persécuté et d'avoir en soi la conscience d'un mérite supérieur à sa fortune présente; mais il lui arrive bien plus souvent de s'ennuyer dans la prospérité et même de s'y trouver très malheureux. Le berger de La Fontaine, devenu premier ministre, entouré dans son poste élevé de jalousie et d'embûches, devait être et se trouvait à plaindre; il dut éprouver un vif moment de bonheur, quand il reprit ses simples habits de berger et qu'il s'en empara en quelque sorte aux yeux de tous, pour retourner dans les lieux et au milieu de la vie où il goûtait sous ces habits le bonheur le plus vraiment fait pour l'homme, celui d'une vie simple et adonnée au travail.
L'homme ne place presque jamais son bonheur dans les biens réels; il le met presque toujours dans la vanité, dans le sot plaisir d'attirer sur soi les regards et par conséquent l'envie. Mais, dans cette vaine carrière, il n'en atteint point ordinairement l'objet au moment où il se réjouit de se voir sur un théâtre où il attire les regards, il regarde encore plus haut; ses désirs montent à mesure qu'il s'élève, il envie lui-même autant qu'il est envié; quant aux vrais biens, il s'en éloigne toujours davantage: la tranquillité d'esprit, l'indépendance fondée sur des désirs modestes et facilement satisfaits, lui sont interdites. Son temps appartient à tout le monde; il gaspille sa vie dans de sottes occupations. Pourvu qu'il se sente sous l'hermine et sous la moire, pourvu que le vent de la faveur le pousse et le soutienne, il dévore les ennuis d'une charge, il consume sa vie dans les paperasses, il la donne sans regret aux affaires de tout le monde. Être ministre, être président, situations scabreuses[361] qui ne compromettent pas seulement la tranquillité, mais la réputation, qui mettent un caractère à des épreuves difficiles, qui exposent an naufrage, au milieu d'écueils sans cesse renaissants, une conscience peu assurée d'elle-même.
Le plus grand nombre des hommes se compose de malheureux, qui sont privés des choses les plus nécessaires à la vie. La première de toutes les satisfactions serait pour eux la possibilité de se procurer ce qui leur manque; le comble du bonheur, d'y joindre ce degré d'aisance et de superflu qui complète la jouissance des facultés physiques et morales.
*
21 juillet.—Dîné aujourd'hui avec Mme de Forget, qui part demain pour Ems. Mme Lavalette lui disait que les saisons n'étaient plus comme autrefois.
Il faut mettre ceci avec les réflexions du mercredi sur les malheurs nécessaires. Je disais dans ces réflexions que tout doit changer et subir des révolutions autour de l'homme, mais que son esprit changeait aussi et voyait les mêmes objets d'un œil différent. À mesure que son corps se modifie par l'âge et les accidents, il ne sent plus de la même manière. La morosité des vieillards est un effet de ce commencement de destruction de leur machine; ils ne trouvent plus de saveur ni d'intérêt dans rien. Il leur semble que c'est la nature qui décline et que les éléments vont se confondre, parce qu'ils ne voient plus, ne sentent plus, qu'ils sont offensés par ce qui autrefois leur plaisait.
Il est des accidents qui dans certains pays sont considérés comme d'affreux malheurs, et qui ne font dans d'autres nulle impression. L'opinion place l'homme même et le déshonore dans les choses les plus diverses. Un Arabe ne peut supporter l'idée qu'un étranger ait aperçu, même fortuitement, le visage de sa femme. Une femme arabe mettra son point d'honneur à se cacher soigneusement: elle relèverait volontiers sa robe en découvrant le reste de son corps pour s'en voiler la tête.
Il en est de même des accidents dont on tire des présages heureux ou malheureux. En France et, je crois, chez les peuples européens, c'est un présage des plus funestes pour un cavalier et surtout pour un militaire de monter un cheval dont les quatre pieds sont marqués de blanc: le fameux général Lassalle, qui avait la religion de ce préjugé, n'avait jamais voulu monter un pareil cheval. Le jour qui fut celui de sa mort, après plusieurs augures funestes, qui l'avaient frappé toute la matinée, miroir brisé, pipe cassée, portrait de sa femme brisé également, au moment où il allait la regarder pour la dernière fois, il monte sur un cheval qui n'était pas le sien, et sans prendre garde aux pieds de sa monture. Le cheval avait le funeste signe: c'est monté sur ce cheval qu'il reçoit, peu de moments après, le coup de feu dont il mourut au bout de quelques heures, qui lui fut tiré dans un moment où l'on ne se battait plus, par un Croate, je crois, qui se trouvait au nombre des prisonniers qu'on venait de faire après Wagram... Ces quatre pieds blancs sont, au contraire, une marque et un signe de considération chez les Orientaux, qui ne manquent pas de le mentionner dans les généalogies des chevaux; j'en vois la preuve dans la pièce authentique certifiée par les anciens du pays qui accompagne l'envoi qu'Abd-el-Kader vient de faire à l'Empereur d'un certain nombre de chevaux de prix.—Je passe sur mille exemples de la sorte.
Combien d'hommes n'ont pas désiré, comme un refuge et comme un bien, cette mort qui est l'objet de l'épouvante universelle et le plus véritablement sans remède de tous les malheurs considérés comme un malheur, et quand même on la regarderait comme un malheur, de manière à en faire un sujet d'affliction de quelque permanence dans l'ordinaire de la vie! Ne faut-il pas à toute force s'accoutumer à cette solution nécessaire, à cet affranchissement des autres maux, dont nous nous plaignons, et qui sont, à juste titre, des maux, puisque nous les sentons, tandis qu'avec la mort, c'est-à-dire avec la fin, il n'y a plus ni conscience ni sentiment? Nous ne vivons nous-mêmes que de cette multitude innombrable de morts que nous entassons autour de nous. Notre bien-être, c'est-à-dire notre bonheur, ne s'établit que sur ces ruines de la nature vivante que nous sacrifions, non pas seulement à nos besoins, mais souvent à un plaisir passager, tel que celui de la chasse, par exemple, qui est pour la plupart des hommes un simple délassement.
*
22 juillet.—Emporter à la campagne les Alken.—Casquette légère, brosse à dents.—Circulaire de Bouchereau en juillet 1854.
Dauzats venu dans la journée; il me parle du projet de changement à la classe des Beaux-Arts.
Arnoux venu ensuite. Il me dit que Corot[362] est très enchanté de mon plafond[363]. Il me cite encore quelques approbations dans ce sens.
*
23 juillet.—Le roi René auprès du corps de Charles le Téméraire.—Appareil, armures, flambeaux, prêtres, croix, etc.
—Trouver un sujet du même genre avec une femme.
—Roméo et Juliette[364], les parents dans la chambre.—Juliette crue morte.
*
24 juillet.—Ce qu'auraient été Raphaël et Michel-Ange à notre époque.
*
28 juillet.—Je pense aux romans de Voltaire, aux tragédies de Racine, à mille et mille chefs-d'œuvre. Comment! tout cela aura été fait pour que les hommes soient éternellement, à chaque quart de siècle, à demander s'il n'y a pas quelque chose pour les amuser dans les œuvres de l'esprit! Cette incroyable consommation de chefs-d'œuvre, produits pour cette tourbe humaine, par les plus brillants esprits et les génies les plus sublimes, n'effraye-t-elle pas la partie délicate de cette triste humanité? Cette soif insatiable de nouveauté ne donnera-t-elle à personne le désir de revoir si, par hasard, ces chefs-d'œuvre vieillis ne seraient pas plus neufs, plus jeunes, que les rapsodies dont se contente notre oisiveté, et qu'elle préfère aux chefs-d'œuvre? Quoi! ces miracles d'invention, d'esprit, de bon sens, de gaieté ou de pathétique auront été produits, auront coûté à ces grands esprits des sueurs, des veilles si rarement, hélas! récompensées par la louange banale du moment qui les a vus naître, pour retomber, après une courte apparition suivie de rares éloges, dans la poussière des bibliothèques et dans l'estime infertile et presque déshonorante de ce qu'on appelle les savants et les antiquaires! Quoi! ce seront des pédants de collège qui viendront nous tirer par la manche, pour nous avertir que Racine est simple du moins, que La Fontaine a vu dans la nature autant que Lamartine, que Lesage a peint les hommes comme ils sont, pendant que les coryphées de la civilisation, les hommes qu'on fait ministres ou pasteurs de peuples, de simples pédants qu'ils étaient, parce qu'ils ont eu un quart d'heure d'inspiration à la hauteur des lumières du jour, ce seront les hommes qui feront une littérature, du nouveau, enfin! Quelle nouveauté!...
*
29 juillet.—Sur le portrait.—Sur le paysage, comme accompagnement des sujets. Du mépris des modernes pour cet élément d'intérêt.—De l'ignorance où ont été presque tous les grands maîtres de l'effet qu'on pouvait en tirer: Rubens, par exemple, qui faisait très bien le paysage, ne s'inquiétait pas de le mettre en rapport avec ses figures, de manière à les rendre plus frappantes; je dis frappantes pour l'esprit, car pour l'œil, ses fonds sont calculés en général pour outrer plutôt par le contraste la couleur des figures. Les paysages du Titien, de Rembrandt, du Poussin, sont en général en harmonie avec leurs figures. Chez Rembrandt même—et ceci est la perfection—le fond et les figures ne font qu'un. L'intérêt est partout: vous ne divisez rien, comme dans une belle vue que vous offre la nature et où tout concourt à vous enchanter. Chez Watteau, les arbres sont de pratique: ce sont toujours les mêmes, et des arbres qui rappellent les décorations de théâtre plus que ceux des forêts. Un tableau de Watteau mis à côté d'un Ruysdaël ou d'un Ostade perd beaucoup. Le factice saute aux yeux. Vous vous lassez vite de la convention qu'ils présentent et vous ne pouvez vous détacher des Flamands.
La plupart des maîtres ont pris l'habitude, imitée servilement par les écoles qui les ont suivis, d'exagérer l'obscurité des fonds qu'ils mettent aux portraits; ils ont pensé ainsi rendre les têtes plus intéressantes, mais cette obscurité des fonds, à côté de figures éclairées comme nous les voyons, ôte à ces portraits le caractère de simplicité qui devrait être le principal. Elle met les objets qu'on veut mettre en relief dans des conditions tout à fait extraordinaires. Est-il naturel, en effet, qu'une figure éclairée se détache sur un fond très obscur, c'est-à-dire non éclairé? La lumière qui arrive sur la personne ne doit-elle pas logiquement arriver sur le mur ou su la tapisserie sur laquelle elle se détache?... À moins de supposer que la figure se détache fortuitement sur une draperie extrêmement foncée,—mais cette condition est fort rare,—on sur l'entrée d'une caverne ou d'une cave entièrement privée de jour, circonstance encore plus rare, le moyen ne peut paraître que factice.
Ce qui fait le charme principal des portraits, c'est la simplicité. Je ne mets pas au nombre des portraits ceux où on cherche à idéaliser les traits d'un homme célèbre qu'on n'aura pas vu et d'après des images transmises; l'invention a droit de se mêler à de semblables représentations. Les vrais portraits sont ceux qu'on fait d'après des contemporains: on aime à les voir sur la toile, comme nous les rencontrons autour de nous, quand même ce seraient des personnes illustres. C'est même à l'égard de ces dernières que la vérité complète d'un portrait vous offre plus d'attrait. Notre esprit, quand ils sont loin de notre vue, se plaît à agrandir leur image comme les qualités qui les distinguent; quand cette image est fixée et qu'elle est sous nos yeux, nous trouvons un charme infini à comparer la réalité à ce que nous nous sommes figuré.
Nous aimons à trouver l'homme à côté ou à la place du héros. L'exagération du fond dans le sens de l'obscurité fait bien ressortir, si l'on veut, un visage très éclairé; mais cette grande lumière devient presque de la crudité: en un mot, c'est un effet extraordinaire qui est sous nos yeux plutôt qu'un objet naturel. Ces figures détachées si singulièrement ressemblent à des fantômes et à des apparitions plus qu'à des hommes. Cet effet ne se produit que trop de lui-même, par l'effet du rembrunissement des couleurs par le temps. Les couleurs obscures deviennent plus obscures encore en proportion des couleurs claires qui conservent plus d'empire, surtout si les tableaux ont été fréquemment dévernis et revernis. Le vernis s'attache aux parties sombres et ne s'en détache pas facilement; l'intensité dans les parties noires va donc toujours en s'augmentant; de sorte qu'un fond qui n'aura présenté, dans la nouveauté de l'ouvrage, qu'une médiocre obscurité, deviendra avec le temps d'une obscurité complète. Nous croyons, en copiant ces Titien, ces Rembrandt, faire les ombres et les clairs dans le rapport où le maître les avait tenus; nous reproduisons pieusement l'ouvrage ou plutôt l'injure du temps. Ces grands hommes seraient bien douloureusement surpris en retrouvant des croûtes enfumées, au lieu de leurs ouvrages, comme ils les ont faits. Le fond de la Descente de croix de Rubens, qui devait être un ciel très obscur à la vérité, mais tel que le peintre a pu se le figurer dans la représentation de la scène, est devenu tellement noir qu'il est impossible d'y distinguer un seul détail...
On s'étonne quelquefois qu'il ne reste rien de la peinture antique; il faudrait s'étonner d'en retrouver encore quelques vestiges dans les barbouillages de troisième ordre qui décorent encore les murailles d'Herculanum, lesquels étaient dans des conditions de conservation un peu meilleures, étant exécutés sur les murs et n'étant pas exposés à autant d'accidents que les tableaux des grands maîtres, peints sur des toiles ou sur des panneaux, et que leur mobilité exposait à plus d'accidents. On s'étonnerait moins de leur destruction si l'on réfléchissait que la plupart des tableaux produits depuis la renaissance des arts, c'est-à-dire très récents, sont déjà méconnaissables, et qu'un grand nombre déjà a péri par mille causes. Ces causes vont se multipliant, grâce au progrès de la friponnerie en tous genres, qui falsifie les matières qui entrent dans la composition des couleurs, des huiles, des vernis, grâce à l'industrie, qui substitue, dans les toiles, le coton au chanvre, et des bois de mauvaise qualité aux bois éprouvés que l'on employait autrefois pour les panneaux. Les restaurations maladroites achèvent cette œuvre de destruction. Beaucoup de gens s'imaginent avoir beaucoup fait pour les tableaux quand ils les ont fait restaurer; ils croient qu'il en est de la peinture comme d'une maison qu'on répare, et qui est toujours une maison, comme tout ce qui est à notre usage que le temps détruit, mais que notre industrie fait encore durer et servir, en le replâtrant, en le réparant de mille manières. Une femme, à la rigueur, peut, grâce à la toilette, cacher quelques rides pour produire une certaine illusion et paraître un peu plus jeune qu'elle n'est; mais pour les tableaux, c'est autre chose: chaque restauration prétendue est un outrage mille fois plus regrettable que celui du temps; ce n'est pas un tableau restauré qu'on vous donne, mais un autre tableau, celui du misérable barbouilleur qui s'est substitué à l'auteur du tableau véritable qui disparaît sous les retouches.
Les restaurations dans la sculpture n'ont pas le même inconvénient.
—Sur le gothique neuf.
*
30 juillet.—Avoir les photographies Durieu pour emporter à Dieppe, ainsi que les croquis d'après Landon[365] et Thevelin.—Têtes photographiées.—Animaux et anatomie.
Il me semble qu'on pourrait se passer d'impression en peignant son sujet à la détrempe, après l'avoir mis aux carreaux. Pour redessiner sur une ébauche aussi grossière, on passerait une colle très légère, mais qui ne serait pas une colle animale. On pourrait essayer le jus d'ail qui donne un vernis et qui doit contenir un gluten, puisqu'il sert à coller très fortement certains objets. On pourrait ainsi retoucher indéfiniment à la détrempe. On pourrait même ébaucher sur une toile serrée avec de la couleur à l'huile comme on fait sur les panneaux, mais ce serait plus long et plus pénible.
[355] À la chapelle des Saints-Anges, à Saint-Sulpice.
[356] Ce tableau est une variante de la célèbre toile de 1835, Combat du Giaour et du Pacha. (Voir Catalogue Robaut, n° 1293.) À la vente Secrétant, à Londres, en 1889, il a été adjugé 33,000 francs.
[357] Delacroix se proposait d'envoyer à l'Exposition de 1855 le Justinien qu'il avait peint en 1826. Ce tableau, qui décora un des grands panneaux de la salle des séances de l'ancien conseil d'État, fut brûlé dans l'incendie de ce palais en 1871. (Voir Catalogue Robaut, n° 153.)
[358] L'article sur le Beau parut dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1854.
[359] Auguste-Barthélemy Glaize, né en 1812, peintre, élève des frères Devéria.
[360] Le docteur Ulysse Trélat (1795-1879), médecin des plus distingués, qui prit une part active aux événements de 1830, puis de 1848; il devint, sous la République, ministre des travaux publics. Sous l'Empire il renonça à la vie politique et reprit ses fonctions de médecin à la Salpêtrière.
[361] Delacroix écrivait en 1824: «Quelles grâces ne dois-je pas au ciel de ne faire aucun de ces métiers de charlatan qui en imposent au genre humain! Au moins je puis en rire!»
[362] Nous nous sommes expliqué dans le premier volume sur les rapports de Corot avec Delacroix.
[363] Plafond d'Apollon.
[364] Sur les compositions de Roméo et Juliette, le Catalogue Robaut nous donne les indications suivantes: «À l'Exposition universelle de 1855, Delacroix avait exposé les deux seuls tableaux que lui ait inspirés le Drame d'amour de Shakespeare: les Adieux du Salon de 1846 et la Scène des tombeaux des Capulets.» (Voir aussi Catalogue Robaut, nos 939 et 940.)
[365] Paul Landon (1760-1826), peintre et littérateur, doit surtout sa réputation aux nombreux ouvrages qu'il a publiés sur les Beaux-Arts et qui sont encore aujourd'hui consultés avec fruit.
1er août.—Commission le matin à la Préfecture de police pour le mobilier du préfet. J'ai revu les appartements du haut, qu'habitait Mme Delessert.
—À Saint-Sulpice.—Trouvé Chenavard en cabriolet, comme je sortais de chez Halévy; je l'ai ramené chez moi. Il avait l'exaltation d'un homme qui vient de faire un bon déjeuner, ce qu'il a eu la bonté de me dire et qui se voyait ou se sentait de reste; sa sensibilité était aussi excitée que son imagination, et il m'a fait beaucoup de tendresses qui m'ont plu pour le moins autant que ses systèmes sur l'origine et la fin du monde. Il m'a exposé des idées très ingénieuses là-dessus, et il me promet une carte explicative mise au net. Je lui ai donné un croquis qui est la première idée du Tigre attaquant le cheval, que j'ai fait pour Weill. Je lui en ai promis encore: ils seront en bonnes mains. Il me dit en avoir vu des quantités énormes chez Riesener, à qui j'en savais bien quelques-uns, mais non pas dans les proportions qu'il ma dites.
—Hier et avant-hier, fait les deux premières séances sur la Chasse aux lions. Je crois que cela marchera vite.
*
2 août.—Mauvaise journée: c'est la troisième sur le grand tableau. Cependant, au demeurant, avancé encore. Travaillé au coin de droite, le cheval, l'homme et la lionne sautant sur la croupe.
*
3 août.—Le matin, rendez-vous chez l'abbé Coquant pour lui demander de me laisser travailler le dimanche (à Saint-Sulpice). Impossibilité sur impossibilité. L'Empereur, l'Impératrice, Monseigneur conspirent pour qu'un pauvre peintre comme moi ne commette pas le sacrilège de donner cours, le dimanche comme les autres jours, à des idées qu'il tire du cerveau pour glorifier le Seigneur. J'aimais beaucoup au contraire à travailler de préférence le dimanche dans les églises: la musique des offices m'exaltait beaucoup[366]. J'ai beaucoup fait ainsi à Saint-Denis du Saint-Sacrement.
*
4 août.—En sortant du conseil, à l'Instruction publique pour M. Ferret; déjeuné sur la place de l'Hôtel de ville; lu dans l'Indépendance belge un article sur une traduction de l'Enfer, d'un M. Ratisbonne[367]. C'est la première fois qu'un moderne ose dire son avis sur cet illustre barbare. Il dit que ce poème n'est pas un poème, qu'il n'est point ce qu'Aristote appelle une unité c'est-à-dire ayant commencement, milieu et fin; qu'il pourrait y avoir aussi bien dix que vingt, que trente-trois chants; que l'intérêt n'est nulle part: que ce ne sont qu'épisodes cousus les uns aux autres, étincelants par moments par les sauvages peintures de tourments, souvent plus bizarres que frappantes, sans qu'il y ait gradation dans l'horreur que ces épisodes inspirent, sans que l'invention de ces divers supplices ou de ces punitions soit en rapport avec les crimes des damnés. Ce que l'article ne dit pas, c'est que le traducteur gâte encore, par la bizarrerie du langage, ce que ces imaginations ont de singulier; il critique toutefois certaines expressions outrées, tout en approuvant le système de traduire pour ainsi dire mot à mot et de se coller sur son auteur qu'il traduit tercet par tercet et vers par vers.
Comment l'auteur ne serait-il pas tout ce qu'il y a de plus baroque avec cette sotte prétention? Comment joindre à la difficulté de rendre dans une langue si différente par son tour et par son génie, tout imprégnée de notre allure moderne, un vieil auteur à moitié inintelligible, même pour ses compatriotes, concis, elliptique, obscur et s'entendant à peine lui-même? J'estime déjà que traduire en ne l'entendant que comme le plus grand nombre des traducteurs, c'est-à-dire dans un langage humain et acceptable par les hommes à qui on s'adresse, est une œuvre assez difficile: faire passer dans le génie d'une langue, surtout en exposant les idées d'une époque entièrement différente, est un tour de force que je regarde comme presque inutile à tenter. M. Ratisbonne écorche le français et les oreilles, et il ne rend ni l'esprit, ni l'harmonie, ni par conséquent le vrai sens de son poète. Il faut mettre cela avec les traductions de Viardot et autres qui font du français espagnol en traduisant Cervantes, comme on fait ailleurs du français anglais en traduisant Shakespeare.
*
5 août.—Que chaque talent original présente dans son cours les mêmes phases que l'art parcourt dans ses évolutions différentes, savoir: timidité et sécheresse au commencement, et largeur ou négligence des détails à la fin.—Le comte Palatiano[368] comparé à mes récentes peintures.
Loi singulière! Ce qui se produit ici se produit en tout. Je serais conduit à inférer que chaque objet est en lui-même un monde complet. L'homme, a-t-on dit, est un petit monde. Non seulement il est dans son unité un tout complet, avec un ensemble de lois conformes à celles du grand tout, mais une partie même d'un objet est une espèce d'unité complète; ainsi une branche détachée d'un arbre présente les conditions de l'arbre tout entier. C'est ainsi que le talent d'un homme isolé présente dans la suite de son développement les phases différentes que présente l'histoire de l'art dans lequel il s'exerce (ceci peut encore se rapporter au système de Chenavard sur l'enfance et la vieillesse du monde).
On plante une branche de peuplier, qui devient bientôt un peuplier. Où ai-je vu qu'il y a des animaux,—et cela est probable,—qui, coupés en morceaux, font autant d'être distincts, ayant autant d'existences propres qu'il y a de fragments? J'ai remarqué souvent, en dessinant des arbres, que telle branche séparée est elle-même un petit arbre: il suffirait, pour le voir ainsi, que les feuilles fussent proportionnées. La nature est singulièrement conséquente avec elle-même: j'ai dessiné à Trouville des fragments de rochers au bord de la mer, dont tous les accidents étaient proportionnés, de manière à donner sur le papier l'idée d'une falaise immense; il ne manquait qu'un objet propre à établir l'échelle de grandeur. Dans cet instant, j'écris à côté d'une grande fourmilière, formée au pied d'un arbre, moitié par de petits accidents de terrain, moitié par les travaux patients des fourmis; ce sont des talus, des parties qui surplombent et forment de petits défilés, dans lesquels passent et repassent les habitants d'un air affairé et comme le petit peuple d'un petit pays, que l'imagination peut grandir dans un instant. Ce qui n'est qu'une taupinière, je le vois à volonté comme une vaste étendue entrecoupée de rocs escarpés, de pentes rapides, grâce à la taille diminuée de ses habitants. Un fragment de charbon de terre ou de silex, ou d'une pierre quelconque, pourra présenter dans une proportion réduite les formes d'immenses rochers.
Je remarque à Dieppe la même chose dans les rochers à fleur d'eau, que la mer recouvre à chaque marée; j'y voyais des golfes, des bras de mer, des pics sourcilleux suspendus au-dessus des abîmes, des vallées divisant, parleurs sinuosités, toute une contrée présentant, les accidents que nous remarquons autour de nous. Il en est de même pour les vagues de la mer, qui sont divisées elles-mêmes en petites vagues, se subdivisant encore et présentant individuellement les mêmes accidents de lumière et le même dessin. Les grandes vagues de certaines mers du Cap, par exemple, dont on dit qu'elles ont quelquefois une demi-lieue de large, sont composées de cette multitude de vagues, dont le plus grand nombre est aussi petit que celles que nous voyons dans le bassin de notre jardin.
—Fuir les méchants, même quand ils sont agréables, instructifs, séduisants. Chose étrange! un penchant, autant que le hasard aveugle, vous rapproche souvent d'une perverse nature. Il faut combattre ce penchant, puisque l'on ne peut fuir le hasard des rencontres.
Lu dans la Revue un article de Saint-Marc Girardin[369], au sujet de la Lettre sur les spectacles, de Rousseau. Il discute longuement si les spectacles sont dangereux; je suis de cet avis, mais ils ne le sont pas plus que toutes nos autres distractions. Tout ce que nous imaginons, pour nous tirer du spectacle constant de notre misère et des ennuis qu'engendre notre vie telle qu'elle est, tourne les esprits vers ce qui est plus ou moins défendu par la stricte morale. Vous n'intéressez que par le spectacle des passions et de leurs agitations: ce n'est guère le moyen d'inspirer la résignation et la vertu. Nos arts ne sont qu'allèchements pour la passion. Toutes ces femmes nues dans les tableaux, toutes ces amoureuses dans les romans et dans les pièces, tous ces maris ou ces tuteurs trompés ne sont rien moins que des excitations à la chasteté et à la vie de famille. Rousseau eût été révolté cent fois davantage par le théâtre et le roman modernes. A très peu d'exceptions près, on ne trouvait dans l'un et dans l'autre, autrefois, que des exemples de passions dont le triomphe ou la défaite tournait jusqu'à un certain point au profit de la morale. Le théâtre ne montrait guère le tableau de l'adultère (Phèdre, la Mère coupable). L'amour était une passion contrariée, mais dont la fin était légitime dans nos mœurs. On était à cent lieues de ces excentricités romanesques qui font le thème ordinaire des drames modernes et la pâture des esprits désœuvrés... Quels germes de vertu ou seulement de convenance apparente peuvent laisser dans les cœurs des Antony, des Lélia et tant d'autres parmi lesquels le choix est difficile pour l'exagération d'une part, et pour le cynisme de l'autre?
*
11 août.—Rapporté de chez Beugniet huit pastels: il en avait rapporté deux auparavant: les Roses trémières, etc.; il en a encore huit.
*
12 août.—Balancer les avantages de la vie chez l'homme qui réfléchit et chez l'homme qui ne réfléchit pas: le gentilhomme campagnard, né au milieu de l'abondance champêtre de ses champs et de son manoir, passant sa vie à chasser et à voir ses voisins, avec celle de l'homme adonné aux distractions modernes, lisant, produisant, vivant d'amour-propre; ses rares jouissances, celles des belles choses peuvent-elles se comparer? Malheureusement, il sent à merveille ce qui lui manque: au sein de l'aridité qu'il trouve quelquefois dans son bonheur abstrait, il sent vivement la jouissance que ce serait pour lui de vivre en plein air, dans une famille, dans une vieille maison et un domaine antique, où il a vu ses pères. Par contre, le campagnard qui n'est que cela, jouit grossièrement, s'enivre, vit de commérages, et n'apprécie pas le côté noble et vraiment heureux de son existence.
Contradiction de l'opinion des hommes sur ce qui fait le malheur: chapitre des malheurs nécessaires.
Le vrai malheur pour le campagnard, qui n'évite l'ennui après la chasse qu'en allant dormir comme ses chiens, comme pour le philosophe qui soupire après le bonheur des champs, c'est la souffrance, la maladie: ni l'un ni l'autre, alors qu'il est malade, ne se trouve malheureux de la vie qu'il est forcé de mener; et, qu'il souffre de l'ennui ou de maux véritables; l'un comme l'autre n'a pas moins une horreur égale de la mort, c'est-à-dire de la fin de cet ennui ou de cette souffrance.
Heureux qui se contente de la surface des choses! J'admire et j'envie les hommes comme Berryer, qui a l'air de ne rien approfondir. Vous me le donnez, je le prends: ne pesons sur rien. Que de fois j'ai désiré lire dans les cœurs, uniquement pour savoir ce que contenaient de bonheur ces visages satisfaits... comme tous ces fils d'Adam, héritiers des mêmes ennuis que je supporte!
Comment ces Halévy, ces Gautier, ces gens couverts de dettes et d'exigences de famille ou de vanité, ont-ils un air souriant et calme, à travers tous les ennuis? Ils ne peuvent être heureux qu'en s'étourdissant et en se cachant les écueils au milieu desquels ils conduisent leur barque, souvent en désespérés, et où ils font naufrage quelquefois.
*
12 août.—L'habitude émousse tous les sentiments: les picotements journaliers de la famille, etc. Mme Sand devrait être heureuse, et je crois qu'elle ne l'est pas.
—Dans le Moniteur d'aujourd'hui, article de Gautier sur les peintures de Cornélius[370]. Descriptions de sujets mythologiques, dans lesquels il y a à rendre.
—J'ai été l'après-midi porter mon tableau des Baigneuses chez Berger. J'ai vu là un tableau de Kayser, qui est très estimé des amateurs. Le mien, que je méprise assez,—l'ayant fait dans des conditions qui ne me plaisent pas,—m'a paru un chef-d'œuvre.
J'ai été à l'Hôtel de ville, pour l'affaire de Vimont. M. Perrier m'a demandé, avec toute la discrétion qu'on peut mettre à commettre une indiscrétion, de lui donner un dessin, une bagatelle, a-t-il dit, pour avoir un souvenir de vous, de ces choses que vous faites en vous jouant et en pensant à autre chose.
Je me porte mieux, je suis plus allègre tous ces jours derniers, un peu borborygmé et travaillé par l'influence. Ce soir, joui, en me promenant, de ce sentiment du retour de la force. Je suis heureux de quitter Paris; j'ai hâte de le faire pour tirer le plus tôt possible de cet air empesté ma pauvre Jenny.
*
13 août.—Mannequin chez Lefranc à 350 fr. Savoir s'il en loue et à meilleur compte. Je dirai à Andrieu de s'en informer.
*
14 août.—Aller, à mon retour, demander à Ferdinand Denis, rue de l'Ouest, 56, l'ouvrage de Bazin, sur Molière.
L'Académie des sciences morales et politiques avait mis au concours, en 1847, la question suivante: Rechercher quelle influence le progrès et le goût du bien-être matériel exercent sur la moralité du peuple. Je trouve ceci dans mon petit agenda de 1847. Je serais curieux de savoir les conclusions qui ont été couronnées par la docte Académie, composée presque exclusivement de ces moralistes que nous connaissons, qui ont fait la révolution de 1830 e celle de 1848; ce prix, proposé avant cette dernière, avait sans doute en vue de glorifier ce progrès et ce goût du bien-être qui n'est que trop naturel, à mon avis, et n'a nul besoin d'être encouragé dans les cœurs, d'où il serait plutôt difficile de le déloger. Le beau chef-d'œuvre de découvrir que l'homme, à tous les degrés de l'échelle, désire être mieux qu'il n'est! Passe encore si on découvrait en même temps un moyen de le rendre satisfait quand il est monté d'un degré ou de plusieurs degrés vers les objets d son ambition.
Cette ambition, malheureusement, est insatiable et il arrive que celui qui, au milieu d'une vie pauvre, entretenait le ressort de son âme en résistant aux malheurs ou à l'embarras, perd le sentiment du devoir au sein d'une situation qu'il améliore facilement et qu'il veut améliorer sans fin. (Au chapitre du labourage à la mécanique, etc., Girardin, etc.)
*
17 août.—Parti pour Dieppe à neuf heures du matin. Mille embarras pour s'embarquer, et bonheur délicieux une fois parti.
Je suis à côté d'un grand gaillard qui a l'air d'un Flamand, mais dans une tenue de voyage irréprochable: chapeau de feutre anglais, gants serrés et boutonnés, canne délicieuse. Il lit dédaigneusement un journal et adresse de temps en temps la parole à un homme, en face de lui, proprement vêtu, mais sans recherche, figure assez sérieuse, qui médite de son côté sur le journal et que je prends pour un homme de mérite. Mon gros élégant demande à l'homme de mérite en noir des nouvelles de l'endroit qu'il va habiter. «C'est un trou, dit-il, vous allez périr d'ennui.» Je me dis que c'était un homme difficile à amuser, nouvelle confirmation de sa supériorité.
Après avoir épuisé l'un et l'autre cette lecture qui les empêchait sans doute de jeter les yeux sur toute cette nature au milieu de laquelle nous nous sentions emportés, et dont la vue me remplissait de bonheur, mes deux hommes se mettent à causer. L'homme en noir demande à l'homme en manchettes et à canne ce que devient Un tel, s'il y a longtemps qu'il ne l'a vu. Cet Un tel, c'est un boucher: on raconte en style d'arrière-boutique des anecdotes sur ce boucher. J'apprends alors que le prétendu homme de mérite, savant ou professeur, tient dans un faubourg une boutique de nouveautés, confections, etc. Madame son épouse en tient une petite dans la rue Saint-Honoré; la conversation s'anime sur le calicot, sur des parties de châles et de cretonne... Mes idées s'éclaircissent tout à coup à leur tour. Je retrouve parfaitement dans les traits et dans la carrure de mon bouclier enrichi et mis à la dernière mode un gaillard qui a dû posséder le sang-froid nécessaire pour saigner un veau et détailler de la viande; les plaisanteries de son interlocuteur et l'expression ignoble de ses petits yeux qui disparaissent dans son rire niais sont en harmonie avec les gestes d'un commis habitué à auner de l'étoffe. Je suis moins surpris du peu d'attention qu'ils ont donné au spectacle des champs... Ils nous quittent l'un et l'autre avant Rouen.
La seconde partie du voyage s'accomplit avec une lenteur extrême; petite tromperie de MM. les administrateurs, qui nous promettent un trajet direct, et qui, de Rouen à Dieppe, nous arrêtent à chaque pas. La pluie achève le mécontentement. Quand nous arrivons, elle est diluviale. Un de nos compagnons de voiture que j'avais pris en goût me dit qu'il n'y a pas un logement à louer, qu'il arrive tous les jours huit cents personnes.
Longue station au débarcadère, et enfin emmenés par le père Mercier à l'Hôtel du Géant, où nous nous installons; très bon dîner, petite course à la jetée auparavant.
Je revois avec plaisir tous ces endroits que je connais. Pris par la pluie, je me réfugie dans la cabane du gardien de la jetée, qui est un vieux matelot.
*
18 août.—Un peu de fainéantise, sommeil sur un canapé, malgré le beau soleil; pourtant j'avais été faire un tour; entré même à Saint-Jacques.
Si la vue d'objets nouveaux a pour notre pauvre esprit, si avide de changements, un charme qu'on ne peut nier, il faut avouer aussi que la douceur de retrouver des objets déjà connus est très grande. On se rappelle les plaisirs qu'on y a éprouvés déjà et dont l'imagination augmente le charme à distance.
J'ai de la peine à surmonter cette langueur et ce vide qui me pèsent, quand je n'ai pas encore pris mes habitudes dans un lieu où j'arrive. Les seuls plaisirs que je trouve ici dans ces premiers jours sont uniquement de revoir un lieu que j'aime et où je me suis trouvé heureux. Mon bonheur d'autrefois me semble plus grand que celui d'aujourd'hui. Le défaut d'occupations capables de m'intéresser en dehors de la vue des objets qui m'environnent et malgré leur intérêt pour moi, en est la cause.
J'ai remarqué, comme je ne l'avais point fait jusqu'ici, la vérité des expressions dans le Saint Sépulcre qui est à Saint-Jacques. Je ne sais où j'ai écrit ces jours-ci que cette vue me confirmait aussi cette idée de Chenavard, à savoir, que le christianisme aime le pittoresque. La peinture s'allie mieux que la sculpture avec ses pompes et s'accorde plus intimement avec les sentiments chrétiens.
Dîné encore ce jour à l'Hôtel du Géant et trouvé notre logement sur le port. La vue qu'on a de la fenêtre me transporte, et je crois faire une excellente affaire en le payant cent vingt francs pour un mois.
*
19 août.—Installation dans le logement qui présente mille inconvénients: nous le croyons horrible et insupportable, et nous finissons par nous y habituer. Les plus petits événements de ma vie présentent, comme ce qui m'est arrivé de plus important, les mêmes phases et les mêmes accidents. Un projet se présente avec toutes les séductions: à peine embarqué, mille contrariétés surgissent qui semblent devoir tout arrêter et rendre tout détestable. La volonté ou le hasard fait que les difficultés s'aplanissent et que la situation devient tolérable d'abord et quelquefois excellente. Chaque homme a-t-il sa destinée réellement écrite et tracée, comme il a sa figure et son tempérament? Quant à moi, et jusqu'ici, je n'hésite pas à en être convaincu. Je suis un homme très heureux au demeurant, et il a toujours fallu acheter chaque avantage par quelque combat. J'ai recueilli par là quelques faveurs du destin, accordées à la vérité d'une main avare, mais présentant aussi quelque chose de plus certain; c'est comme ces arbres qui croissent dans de maigres terrains où ils poussent lentement et difficilement, et dont les branches sont tordues et noueuses, grâce à cette difficulté d'exister; le bois de ces arbres passe pour être plus dur que celui de ces beaux arbres venus en peu de temps dans une terre abondante, et dont les troncs droits et lisses semblent avoir crû sans peine.
La destinée de ma pauvre Jenny offre une fixité semblable (elle ne s'est jamais démentie), mais qui n'est guère en harmonie avec celle qu'eussent méritée ses vertus. Jamais plus noble et plus ferme nature ne fut mise à des épreuves plus cruelles. Que le ciel au moins lui donne maintenant des jours heureux et moins de cruelles souffrances pour le prix de cette noble misère supportée d'un front si serein et pour des motifs si généreux! Est-ce que les lois morales n'auraient pas le privilège, comme les lois qui ne regardent que le physique, d'être invariables?
*
23 août.—Je crois que c'est ce matin que j'ai été avec Jenny, à qui ces promenades font du bien, courir le long des falaises, du côté des bains; c'est là que j'ai remarqué ces rochers à fleur d'eau et que j'ai eu beaucoup de plaisir à voir la marée les envahir.
Vers quatre heures, promenade du côté du Pollet avec Jenny. Nous sommes entrés dans la nouvelle église. Elle est complètement sur un modèle italien que les architectes affectionnent dans ce moment. Elle présente la nudité la plus complète; ces gens-là prennent pour une austère simplicité ce qui n'est que barbare chez les inventeurs de ce type d'architecture qui conviendrait peut-être à des protestants, qui ont horreur de la pompe romaine; mais ces grands murs tout nus et ces jours ménagés, qui distillent à peine un peu de lumière dans ce pays où il fait sombre pendant les trois quarts de l'année, ne conviennent guère au culte catholique. Je ne peux assez me récrier sur la sottise des architectes, et je n'excepte ici personne sur ce point. Chacun des caprices que la mode a consacrés à son tour dans chaque siècle devient sacramentel pour eux. Il semble que ceux-là seulement qui les ont précédés étaient des hommes doués de la liberté d'inventer ce qui leur plaît pour orner leurs demeures. Ils s'interdisent de produire autre chose que ce qu'ils trouvent ailleurs tout fait et approuvé par les livres. Les castors inventeront une nouvelle manière de faire leurs maisons avant qu'un architecte se permette un nouveau mode et un nouveau style dans son art, lequel, par parenthèse, est le plus conventionnel de tous, et celui qui, par conséquent, admet le plus le caprice et le changement.
*
24 août.—Aujourd'hui, loué enfin un roman de Dumas, pour sortir de l'ennui que me donne l'absence d'occupation. Tous les jours précédents, promenades, dessins d'après les photographies de Durieu.
Trouvé aujourd'hui, avant dîner, en revenant du Pollet, le pauvre cheval étendu par terre et que je croyais mort. Il était à la vérité mourant[371].
*
25 août.—Le soir chez Mme Scheppard, que j'avais rencontrée il y a cinq ou six jours; elle partait, ainsi que sa fille, pour aller entendre les chansonnettes de Levassor, qu'elle appelait un concert[372]. J'ai résisté à son invitation de l'accompagner et ai été promener, sur la jetée et dans l'obscurité, la toilette dont j'avais fait les frais contre mon ordinaire depuis que je suis ici et qui était à son intention.
Dans la promenade de ce matin, étudié longuement la mer. Le soleil étant derrière moi, la face des vagues qui se dressait devant moi était jaune, et celle qui regardait le fond réfléchissait le ciel. Des ombres de nuages ont couru sur tout cela et ont produit des effets charmants: dans le fond, à l'endroit où la mer était bleue et verte, les ombres paraissaient comme violettes; un ton violet et doré s'étendait aussi sur les parties plus rapprochées quand l'ombre les couvrait. Les vagues étaient comme d'agate. Dans ces parties ombrées, on retrouvait le même rapport de vagues jaunes, regardant le côté du soleil, et de parties bleues et métalliques réfléchissant le ciel.
Lettre à Mme de F... et qui a du rapport avec ce que j'ai écrit le 12 août courant.
«Je vous écris bien tard; j'ai été ballotté de logement en logement, avant de me fixer; enfin, me voici sur le quai Duquesne, en pleine marine! Je vois le port et les collines du côté d'Arques: c'est une vue charmante, et dont la variété donne des distractions continuelles, quand on ne sort pas. Je suis ici, comme à mon ordinaire, ne voyant personne, évitant de me trouver là où je puis rencontrer des gens ennuyeux. J'en ai trouvé deux ou trois en débarquant; nous nous sommes promis, juré même de nous voir tous les jours; mais comme je ne mets jamais le pied dans l'établissement, qui est le rendez-vous de tout le monde, il y a de grandes chances que je ne les rencontrerai pas. J'ai eu recours à ma ressource ordinaire, pour bannir l'ennui des moments où je ne sais que faire: j'ai loué un roman de Dumas, et avec cela j'oublie quelquefois d'aller voir la mer. Elle est superbe depuis hier: les vents vont commencer à souffler, et nous aurons de belles vagues. Je vous plains d'avoir déjà fini vos excursions, moi qui suis au commencement des miennes; mais Paris vous plaît plus qu'à moi. Hors de Paris, je me sens plus homme; à Paris, je ne suis qu'un monsieur. On n'y trouve que des messieurs et des dames, c'est-à-dire des poupées; ici, je vois des matelots, des laboureurs, des soldats, des marchands de poisson.
«La grande toilette de ces dames, toutes à la dernière mode, contraste avec les grosses bottes des pêcheurs du Pollet et les robes courtes des Normandes, qui ne manquent pas d'un certain charme, malgré leurs coiffures, qui ressemblent à des bonnets de coton.
«Je fais une cuisine excellente. J'ai trouvé dans mon logement un fourneau dans le genre du vôtre, et j'ai pris une passion pour tout ce qui sort de ce fourneau. Quant au poisson et aux huîtres, aux tourteaux et aux homards, ils sont incomparables. Vous ne mangez à Paris que le rebut en comparaison. Je me vautre, comme vous le voyez, dans la matière; il n'est point jusqu'au cidre que je ne trouve excellent. Je bâille quelquefois de n'avoir rien à faire de suivi. Les petits dessins que je fais principalement ne suffisent point pour m'occuper l'esprit[373]; alors je reprends mon roman, ou je vais à la jetée voir entrer et sortir les bateaux.
«Voilà la vie que je vais mener encore quelque temps; je ferai sans doute quelques excursions aux environs, mais mon quartier général sera toujours sur le quai Duquesne. Il faut conjurer comme on peut les fantômes de cette diable de vie qu'on nous a donnée, je ne sais pourquoi, et qui devient amère si facilement, quand on ne présente pas à l'ennui et aux ennuis un front d'acier. Il faut agiter, en un mot, ce corps et cet esprit, qui se rongent l'un l'autre dans la stagnation, dans une indolence qui n'est plus que de la torpeur. Il faut absolument passer du repos au travail, et réciproquement; ils paraissent alors également agréables et salutaires. Le malheureux accablé de travaux rigoureux et qui travaille sans relâche est sans doute horriblement malheureux, mais celui qui est obligé de s'amuser toujours ne trouve pas dans ses distractions le bonheur ni même la tranquillité; il sent qu'il combat cet ennui qui le prend aux cheveux; le fantôme se place toujours à côté de la distraction et se montre par-dessus son épaule. Ne croyez pas, chère amie, que parce que je travaille à mes heures, je sois exempt des atteintes de ce terrible ennemi: ma conviction est qu'avec une certaine tournure d'esprit, il faudrait une énergie inconcevable pour ne pas s'ennuyer, et savoir se tirer, à force de volonté, de cette langueur où nous tombons à chaque instant. Le plaisir que je trouve dans ce moment même à m'étendre avec vous sur ce sentiment est une preuve que je saisis avidement, quand j'en ai la force, les occasions de m'occuper l'esprit, même pour parler de cet ennui que je cherche à conjurer. J'ai, toute ma vie, trouvé le temps trop long. J'attribue, pour une bonne partie, cette disposition au plaisir que j'ai presque toujours trouvée dans le travail lui-même; les plaisirs vrais ou prétendus qui lui succédaient ne faisaient peut-être pas un assez grand contraste avec la fatigue que me donnait le travail, fatigue qui est très durement éprouvée par la plupart des hommes. Je me figure à merveille la jouissance que trouve dans le repos cette foule d'hommes que nous voyons accablés de travaux rebutants; et je ne parle pas seulement des pauvres gens qui travaillent pour le pain de chaque jour: je parle aussi de ces avocats, de ces hommes de bureau, noyés dans les paperasses et occupés sans cesse d'affaires fastidieuses ou qui ne les concernent pas. Il est vrai que la plupart de ces gens-là ne sont guère tourmentés par l'imagination; ils trouvent même dans leurs machinales occupations une manière comme une autre de remplir leurs heures. Plus ils sont bêtes, moins ils sont malheureux.
«Je finis en me consolant avec ce dernier axiome, que c'est à force d'avoir de l'esprit que je m'ennuie, non pas à présent au moins et en vous écrivant; je viens au contraire de passer une demi-heure agréable en m'adressant à vous, chère amie, et en vous parlant à ma manière de ce sujet qui intéresse tout le monde. Ces idées, à leur tour, vous feront peut-être passer cinq minutes avec quelque plaisir, quand vous les lirez, surtout en souvenir de la véritable affection que je vous porte.»
*
26 août.—Tous les matins, je vais sur la plage ou vers les rochers à fleur d'eau, quand la marée est basse. Un de ces jours, fatigué beaucoup en m'avançant jusqu'au sable où de pauvres femmes ramassaient des équilles, en creusant avec une sorte de trident.
Dans la journée, reçu une lettre du cousin Delacroix que j'ai ajourné au 20 septembre et qui attend une réponse. Également une lettre de mon cher Rivet, qui me parle d'aller passer quelque temps avec sa famille au bord de la mer et me donnant des informations. Il me dit dans sa lettre beaucoup de choses qui m'ont touché et flatté.
Le soir, en me promenant sur la plage, rencontra Chenavard[374] que je n'attendais guère là. Sa vue m'a fait plaisir, et sa conversation m'est d'une grande ressource. Il m'accompagne jusque chez Mme Scheppard, où j'allais passer la soirée et où je me suis ennuyé excessivement.
En sortant vers dix heures et demie, j'ai été jusqu'à la Douane, sur le quai, pour secouer toute cette insipidité. J'ai vu là ces bateaux à vapeur anglais dont la forme est si mesquine. Grande indignation contre ces races qui ne connaissent plus qu'une chose: aller vite; qu'elles aillent donc au diable et plus vite encore avec leurs machines et tous leurs perfectionnements, qui font de l'homme une autre machine!
*
27 août.—On devait lancer à midi un grand navire qu'on appelle un clipper... Voici encore une invention américaine pour aller plus vite! Toujours plus vite! Quand on aura mis des voyageurs logés commodément dans un canon, de manière que ce canon les envoie aussi vite que des boulets dans toutes les directions où il leur plaira d'aller, la civilisation aura fait un grand pas sans doute. Nous marchons vers cet heureux temps, qui aura supprimé l'espace, mais qui n'aura pas supprimé l'ennui, attendu la nécessité toujours croissante de remplir les heures dont les allées et venues occupaient au moins une partie.
Je devais retrouver Chenavard pour assister à ce spectacle, dont j'ai joui parfaitement, et qui est beau à voir; je n'ai retrouvé mon compagnon qu'ensuite. Nous nous sommes promenés; assis sur l'herbe au bord de la mer: beaucoup de conversations très bonnes et très intéressantes sur la politique et sur la peinture. Enfin la fatigue m'a pris et je suis rentré assez tard.
Après mon dîner, pris d'ennui... J'ai été du côté où l'on avait arrimé le fameux clipper, dans le dernier bassin, afin de le mater et de le gréer. On y faisait un banquet sous une tente. On a dû y boire à la santé des Américains et de la vitesse, dont on aurait dû mettre la statue à la proue du bâtiment.
Rencontré sur un autre bâtiment un petit mousse qui baragouinait le breton; j'ai pensé à Jenny et au plaisir qu'elle aurait de rencontrer un compatriote.
Ensuite, vers une foire qui se tenait au delà, mais qui n'a fait que renforcer mon ennui. En revenant par le même chemin, j'ai retrouvé mes dîneurs, qui en étaient au café et qui le prenaient en fumant et en disant sans doute de fort belles choses sur le progrès.
*
Lundi 28 août.—Rendez-vous avec Chenavard, sur la plage à une heure, pour le mener voir mes croquis. Il semble toujours estimer moins de talent des grands maîtres, à proportion de la décadence au milieu de laquelle ils vivent; c'est le contraire qui devrait être et qu'il faudra dire. Peut-être est-il vrai qu'au milieu de l'indifférence générale, le talent ne porte pas tous ses fruits; il est convenu que pour avoir fait le peu que j'ai produit, il a fallu déployer mille fois plus d'énergie que ces Raphaël et ces Rubens, qui n'avaient qu'à se montrer au monde surpris, et préparé cependant à l'admiration, pour être comblés d'encouragements et d'applaudissements.
Nous sortons ensemble; il me mène par les chemins verdoyants qui sont au revers de la falaise, du côté du château. Je rentre pour dîner et le quitte au Puits salé.
Le soir, vue magnifique de l'autre côté, au Pollet, par la mer basse. Je suis resté longtemps au bout de la jetée. J'avais été happé, en rentrant pour dîner, par le jeune Gassies, qui m'apprend que Mme Manceau est à Dieppe. Il me promet de ne pas trahir ma sauvagerie, en donnant mon adresse. Le hasard l'avait mis au-dessus de moi; nous étions là depuis dix jours, sans nous rencontrer.
—C'est le matin que j'ai retrouvé Chenavard, qui m'a conseillé d'aller voir Guérin[375], pour lui parler de la maladie de Jenny.
*
Mardi 29 août.—Le matin, resté quelque temps au grand soleil sur la plage, à voir les baigneurs.
Je suis rentré pour travailler. J'ai fait un dessin d'après Thevelin et deux ou trois croquis, moitié de souvenir, de ce que j'avais vu le matin.
À deux heures chez Guérin avec Jenny. J'en suis fort content, et je crois qu'il a l'espoir de faire beaucoup pour elle.
En sortant, vu avec elle le château, qui m'a fort intéressé. La vue de la mer unie comme une glace et dans son immensité, qui réduisait à rien la plage et la ville de Dieppe, m'a causé le plus grand plaisir.
Je voulais le soir rencontrer Chenavard pour le remercier; j'ai rôdé sur la plage inutilement par un temps de brouillard assez malsain et dans un demi-ennui plus malsain encore pour moi.
*
30 août.—Matinée délicieuse. Je suis sorti seul, pendant que la pauvre Jenny prenait médecine par ordonnance de Guérin, et je suis monté derrière le château. Chemin tortueux, petit quinconce de hêtres, sur une montée à la normande. Je me suis établi dans un champ qui venait d'être moissonné, pour faire une vue du château et de toute cette campagne, non pas que la vue fût intéressante, mais pour conserver un souvenir de ce délicieux moment. L'odeur des champs, du blé coupé, le chant des oiseaux, la pureté de l'air, m'ont mis dans un de ces états qui ne peuvent rappeler autre chose que les jeunes années où l'âme s'ouvre si facilement à ces impressions si charmantes que je crois, à l'heure qu'il est, me persuader que je suis heureux du souvenir seul de mon bonheur passé en semblables circonstances.
En redescendant, fait un autre croquis de grands arbres autour d'une ferme, et du chemin, à l'endroit où je m'étais arrêté avec Chenavard.
(Je crois que c'est ce jour-ci que j'ai passé longuement la soirée avec Chenavard.—Michel-Ange, etc. Il m'a parlé de ses relations avec certain vieux conventionnel: Barrère lui écrivant de ne pas le revoir, etc.)
*
31 août.—J'ai voulu renouveler mes sensations d'hier, mais en tournant d'un autre côté; je voulais voir absolument ce que c'était que cette campagne que j'ai en face de mes fenêtres, au delà du Pollet. Je suis monté bravement par la grande route qui mène à Eu, mais le soleil m'a forcé à capituler; j'ai pris à gauche; j'ai vu le cimetière et suis redescendu presque grillé.
Le soir, conversation sans fin avec Chenavard sur la plage et le long des rues. Il m'a parlé de la difficulté que Michel-Ange avait souvent à travailler, et il m'a cité ce mot de lui: Benedetto Varchi[376] lui dit: «Signor Buonarotti, avete il cervello di Giove»; il aurait répondu: «Si vuole il martello di Vulcano per farne uscire qualche cosa.» Il avait brûlé, à une certaine époque, une grande quantité d'études et de croquis, pour ne pas laisser de traces de la peine que lui avaient donnée ses ouvrages qu'il retournait de mille manières, comme un homme qui fait des vers. Il sculptait souvent d'après des dessins; sa sculpture témoigne de ce procédé. Il disait que la bonne sculpture était celle qui ne ressemblait pas à la peinture, et que la bonne peinture, au contraire, était celle qui ressemblait à de la sculpture.
—C'est aujourd'hui que Chenavard m'a reparlé de son fameux système de décadence. Il tranche trop absolument. Il lui manque aussi d'estimer à leur juste valeur toutes les qualités estimables. Bien qu'il dise que les gens d'il y a deux cents ans ne valent pas ceux d'il y a trois cents ans, et que ceux d'aujourd'hui ne valent pas ceux d'il y a cinquante ou cent ans, je crois que Gros, David, Prud'hon, Géricault, Charlet sont des hommes admirables comme les Titien et les Raphaël; je crois aussi que j'ai fait de certains morceaux qui ne seraient pas méprisés de ces messieurs, et que j'ai eu de certaines inventions qu'ils n'ont pas eues.
[366] Delacroix rencontra, paraît-il, la plus grande difficulté à obtenir la permission de travailler le dimanche dans la chapelle des Saints-Anges. Ce ne fut qu'après de nombreuses démarches qu'il y fut autorisé.
[367] M. Louis Ratisbonne, qui fut le secrétaire et l'ami d'Alfred de Vigny, était attaché à la rédaction du Journal des Débats. En 1852, il avait entrepris de traduire en vers la Divine Comédie de Dante. La première partie, l'Enfer, obtint en 1854 un prix Montyon à l'Académie française.
[368] Delacroix fait ici allusion à une ancienne peinture de lui, datant de 1826: le Portrait du comte Palatiano.
[369] Saint-Marc Girardin (1801-1873) était alors membre du conseil de l'instruction publique, professeur à la Sorbonne, et membre de l'Académie française depuis 1844.
[370] Cet article de Th. Gautier est probablement celui qui se trouve dans le volume de l'Art moderne et qui contient cette appréciation sur Cornélius: «Pierre de Cornélius peut être considéré comme le chef de l'école allemande, ou, pour parler d'une manière plus exacte, du cycle des peintres attirés et fixés à Munich par la munificence éclairée du roi Louis. Quelques-uns ne sont pas ses élèves, mais tous ont plus ou moins subi son influence et marché dans la voie qu'il avait ouverte. Il a exercé sur cette génération d'artistes une autorité pareille à celle de M. Ingres sur ses nombreux disciples: c'est un génie absolu, dominateur, et par cela même très propre à faire une révolution en peinture; il a, sur les différentes directions de l'art, des systèmes arrêtés, des principes inflexibles contre lesquels il n'admet pas de discussion, et, s'il se trompe, c'est savamment, et d'après une esthétique particulière.»
[371] Delacroix a fait un croquis à la mine de plomb de ce vieux cheval. (Voir Catalogue Robaut, n° 1265.)
[372] Levassor, le célèbre comique du Palais-Royal, faisait de fréquentes tournées en province, où il débitait des chansonnettes, des scènes comiques de son répertoire.
[373] Voir Catalogue Robaut, n° 1268, un croquis pris par Delacroix de sa fenêtre, à Dieppe.
[374] À propos des relations de Delacroix et Chenavard, Baudelaire écrivait: «Chenavard était pour Delacroix une rare ressource. C'était vraiment plaisir de les voir s'agiter dans une lutte innocente; la parole de l'un marchait pesamment, comme un éléphant en grand appareil de guerre, la parole de l'autre vibrant comme un fleuret, également aiguë et flexible.» (L'art romantique. L'œuvre et la vie d'Eugène Delacroix.)
[375] Jules Guérin (1801-1886), chirurgien distingué, auteur de nombreux mémoires qui lui valurent, en 1857, le grand prix de chirurgie à l'Académie des sciences. Il fut aussi un des fondateurs de la presse médicale de Paris et collabora à l'ancien National. Il était membre de l'Académie de médecine.
[376] Benedetto Varchi (1502-1562), historien et poète florentin, auteur d'une histoire des révolutions de Florence.
1er septembre.—Le matin et hier, levé de bonne heure, et été sur le galet avec Jenny.
Travaillé dans la journée. Dessiné de ma fenêtre, avant dîner, des bateaux[377].
Le soir, j'ai décliné Chenavard. J'avais l'esprit fatigué de sa diatribe d'hier soir. Il pratique naïvement ou sciemment l'énervation des esprits comme un chirurgien pratique la taille et la saignée... Ce qui est beau est beau, n'importe dans quel temps, n'importe pour qui; puisque nous sommes deux à admirer Charlet[378] et Géricault, cela prouve d'abord qu'ils sont admirables, ensuite qu'ils peuvent trouver des admirateurs. Je mourrai en admirant ce qui mérite de l'être, et si je suis le dernier démon espèce, je me dirai qu'après la nuit qui me suivra sur l'hémisphère que j'habite, le jour se refera encore quelque part, et que l'homme ayant toujours un cœur et un esprit, il jouira encore et toujours par ces deux côtés.
Le soir, revenu derrière le château; j'ai pris un sentier qui monte à gauche; j'ai trouvé une vue magnifique de la ville et du château. Il faisait obscur. Je me suis promis de revenir et de faire ici quelques dessins.
Je suis rentré par le plus beau clair de lune, en lisant le tour des bassins. Observé beaucoup le gréement des navires.
*
2 septembre.—Les savants[379] ne font autre chose, après tout, que trouver dans la nature ce qui y est. La personnalité du savant est absente de son œuvre; il en est tout autrement de l'artiste. C'est le cachet qu'il imprime à son ouvrage qui en fait une œuvre d'artiste, c'est-à-dire d'inventeur. Le savant découvre les éléments des choses, si on veut, et l'artiste, avec des éléments sans valeur là où ils sont, compose, invente un tout, crée, en un mot; il frappe l'imagination des hommes par le spectacle de ses créations, et d'une manière particulière. Il résume, il rend claires pour le commun des hommes qui ne voit et ne sent que vaguement en présence de la nature, les sensations que les choses éveillent en nous.
*
3 septembre.—Le matin de bonne heure, à la jetée pour voir sortir les bateaux. Je reprends mon chemin pour aller revoir la vue de derrière le château. Je rencontre Chenavard près des bains et reste avec lui au soleil, sur la plage, pendant trois ou quatre heures.
Je rencontre Velpeau, puis après Dumas fils.
Le soir, promené à la jetée, pour laquelle je reprends du goût. J'étais en train d'être seul et n'ai point été chercher Chenavard.
Avant dîner, promenade délicieuse d'une heure au cours Bourbon. Ce petit ruisseau à droite, avec ses roseaux et ses herbes, la vue magnifique de la plaine et des collines, les grands arbres dont les feuilles s'agitent continuellement, tout cela pénétrant et délicieux.
À la jetée le matin. J'ai vu appareiller deux bricks, dont un nantais. Cela m'a beaucoup intéressé au point de vue de l'étude. Je fais un cours complet de vergues, de poulies, etc., afin de comprendre comme tout cela s'ajuste; cela ne me servira probablement à rien, mais j'ai toujours désiré comprendre cette mécanique, et je ne trouve rien d'ailleurs de plus pittoresque. Mes observations, quoique superficielles, m'ont conduit à voir combien sont grossiers encore tous ces moyens, quelle lourdeur et quelle inefficacité la plupart du temps dans toute cette mâture; jusqu'à la vapeur, qui change tout, cet art n'a pas fait un pas depuis deux cents ans. Les deux pauvres navires sortis du port à grand renfort de halage de toute espèce, sont parvenus au dehors, mais sans pouvoir faire un pas. Je les ai dessinés d'abord dans l'état d'immobilité où ils se trouvaient et les ai quittés, de guerre lasse, toujours dans la même situation.
Le libraire m'apprend que les deux derniers volumes de Bragelonne, qui vont continuer par malheur à l'endroit le plus intéressant, lui manquent, et qu'il se propose de les faire venir de Paris. Voici une des tribulations de Dieppe que j'éprouvais encore il y a deux ans en lisant l'histoire de Balsamo. J'ai pris le Provincial à Paris, de Balzac: c'est à lever le cœur; cela ne peint que les petits détails de l'existence des roués de 1840 à 1847: détails de coulisse; ce que c'est qu'un rat, l'histoire du châle Sélim vendu à une Anglaise. Dans une très fameuse préface, l'éditeur met Balzac à côté de Molière, en disant que de son temps, il eût fait les Femmes savantes et le Misanthrope, et que Molière eût fait de notre temps la Comédie humaine. Ce qui lui paraît faire de Balzac un homme à part dans notre temps, c'est qu'au contraire de la plupart des écrivains de ce temps-ci, ses ouvrages portaient le cachet de la durée; et il nous dit cela en tête de cette rapsodie où il n'est question que des petits mots de l'argot du jour et de toutes ces variétés de figures méprisables, affublées du petit travers du moment, figures et moment dont l'histoire ne gardera pas même de mémoire.
Autre promenade aussi charmante au cours Bourbon avant dîner. Passé le petit pont et été jusqu'au pied des collines dégarnies qui prolongent le Pollet. Admiré toute cette nature et étudié encore dans l'arrière-port les mâtures des navires.
Le soir, à la jetée; je suis descendu, au clair de lune, m'asseoir sur le galet tout auprès de la mer.
6 septembre.—Le matin, abandonné la jetée pour monter à gauche derrière le château; suivi jusqu'au cimetière; auparavant, délicieuse sensation au haut du ravin qu'on avait franchi l'autre jour; petit sentier remontant de l'autre côté, éclairé par les rayons du matin et s'enfonçant sous l'ombre des hêtres. Entré dans le cimetière, moins repoussant que l'affreux Père-Lachaise, moins niais, moins compassé, moins bourgeois... Tombes oubliées entières sous l'herbe, touffes de rosiers et de clématites embaumant l'air dans ce séjour de la mort; du reste, solitude parfaite, dernière conformité avec l'objet du lieu et la fin nécessaire de ce qui s'y trouve, c'est-à-dire le silence et l'oubli.
Trouvé, en traversant une grande route, une autre route couverte à la normande, allant à Louval, que crois, qui m'a enchanté: cours de fermes, murailles de simple terre à droite et à gauche, surmontées d'arbres d'un vert sombre et vigoureux. Fleurs, légumes, bétail, dans ces joyeuses retraites; enfin, tout ce qui charme dans la nature et dans ce qui fait l'homme. Retour moins agréable, grande route poudreuse.
Après le déjeuner, Chenavard venu; je l'ai emmené voir appareiller le Mariani[380]. Il me dit, ce qui est vrai, que les hommes de talent, chez les modernes, et il parle depuis Jésus-Christ, doivent être plats comme les Delaroche[381], ou biscornus et incomplets. Michel-Ange n'a eu qu'un moment, il s'est répété ensuite; peu d'idées, par conséquent, mais une force que sans doute personne n'a égalée. Il a créé des types: son Père éternel, ses Diables, son Moïse, et cependant il ne peut faire une tête, même il les abandonne; c'est par là que pèchent les modernes: Puget et mille autres. Chez les anciens, au contraire, que de types: ce Jupiter, ce Bacchus, cet Hercule, etc.!
Revenu, par une chaleur affreuse, sur le quai, et réellement très abattu et fatigué de ce second excès, après celui du matin. J'étais surmené.
Ce qui caractérise le maître, suivant lui, à propos de Meissonier, c'est, dans le tableau, la vue de ce qui est essentiel, auquel il faut arriver absolument. Le simple talent ne pense qu'aux détails: Ingres, David, etc.
*
7 septembre.—Sorti de bonne heure avec Jenny, qui va se baigner. Ne trouvant pas d'intérêt à la mer, je gagne le cours Bourbon, que je trouve aussi charmant à cette heure matinale.
En revenant par l'église Saint-Jacques, je vois l'affiche qui annonce pour ce jour même la messe chantée par les chanteurs montagnards; je m'y trouve exactement, et en ai éprouvé autant de surprise que de plaisir.
Ce sont des paysans, tous des Pyrénées, des voix magnifiques; on ne voit ni papier de musique, ni batteurs de mesure; cependant il paraît qu'il y a un de ces hommes en cheveux gris qui est assis et qui probablement les dirige. Ils chantent sans accompagnement. Je n'ai pu m'empêcher, à la sortie, de les suivre et de faire compliment à l'un d'eux. Ils ont, en général, des figures sérieuses. Les enfants m'ont touché. La voix de l'enfant-homme est bien autrement pénétrante que celle des femmes que j'ai toujours trouvée criarde et peu expressive; il y a ensuite dans ce naïf artiste de huit ou dix ans quelque chose de presque sacré; ces voix pures s'élevant à Dieu, d'un corps qui est à peine un corps, et d'une âme qui n'a point encore été souillée, doivent être portées tout droit au pied de son trône et parler à sa toute bonté pour notre faiblesse et nos tristes passions.
C'était un spectacle fort touchant pour un simple homme comme moi que celui de ces jeunes gens et de ces enfants sous des habits pauvres et uniformes, formant un cercle, et chantant sans musique écrite et en se regardant. J'ai regretté quelquefois l'absence d'accompagnement. C'était un peu la faute de la musique, belle d'ailleurs et portant le cachet de l'élégance italienne, mais offrant des morceaux trop longs et trop compliqués pour ce chant sans accompagnement, et ces artistes si simples, qui semblaient chanter par inspiration. Au demeurant, une très grande impression et qui m'a rappelé complètement celle des chanteurs de Lucca della Robbia, jusqu'au costume, qui se composait pour tous d'une blouse bleue serrée d'une ceinture. Ces pauvres gens ont chanté à l'Établissement, dans de vrais concerts. Je regretterais de les y voir chantant des airs à la mode et aussi endimanchés sans doute que la damnable musique moderne qu'il faut aux modernes de ces lieux-là.
Rentré après la messe; fait, dans une mauvaise disposition causée par un maudit cigare, une petite aquarelle inachevée du port rempli d'une eau verte. Contraste, sur cette eau, des navires très noirs, des drapeaux rouges, etc.
Lu la triste Eugénie Grandet: ces ouvrages-là ne supportent guère l'épreuve du temps; le gâchis, l'inexpérience, qui n'est autre chose que l'imperfection incurable du talent de l'auteur, mettra tout cela dans les rebuts des siècles. Point de mesure, point d'ensemble, point de proportion.
Retourné avant dîner au cours Bourbon, dont je ne puis me lasser: la vue qui est au bout, surtout en prolongeant la promenade jusqu'au pied de la montagne, est ravissante. J'avais envoyé Jenny et Julie au spectacle. La jetée n'était pas tenable à cause du vent, et la mer ne m'offrait point d'intérêt, sauf la grandeur des proportions que donne à la jetée, au sable de la plage, le retrait de la mer.
J'ai été retrouver Chenavard; nous avons fui la plage à cause du vent, et nous avons été par les rues sur le quai du dernier bassin, où nous sommes restés au clair de la lune jusqu'à onze heures.
Il m'a montré de la sensibilité et de l'estime. Il est malheureux; il sent qu'il a gaspillé ses facultés. La vie est une viande creuse qui, dans la prétendue connaissance de l'homme, ne lui a pas donné plus de résignation au sujet des maux inévitables, des contradictions et des imperfections de notre nature. Il me semble toujours que cette qualité de philosophe implique, avec l'habitude de réfléchir plus attentivement sur l'homme et sur la vie, celle de prendre les choses comme elles sont, et de diriger vers le bien ou le mieux possible cette vie et nos passions. Eh bien, non! Tous ces songeurs sont agités comme les autres; il semble que la contemplation de l'esprit de l'homme, plus digne de pitié que d'admiration, leur ôte cette sérénité qui est souvent le partage de ceux qui se sont attelés à une œuvre plus pratique et à mon avis plus digne d'efforts. J'ai demandé à ce malheureux digne d'estime, pourquoi il était à Dieppe, pourquoi il avait été en Italie et en Allemagne, et pourquoi il y était retourné. Que fuyait-il et qu'aillait-il chercher dans toutes ces agitations? Un esprit porté au doute ne peut que douter davantage, après avoir tout vu.
Il me trouve heureux, et il a raison, et je me trouve bien plus heureux encore, depuis que j'ai vu sa misère. La désolante doctrine sur la décadence nécessaire des arts est peut-être vraie, mais il faut s'interdire même d'y penser.
Il faut faire comme Roland qui jette à la mer, pour l'ensevelir à jamais dans ses abîmes, l'arme à feu, la terrible invention du perfide duc de Hollande; il faut dérober à la connaissance des hommes ces vérités contestables, qui ne peuvent que les rendre plus malheureux ou plus lâches dans la poursuite du bien. Un homme vit dans son siècle et fait bien de parler à ses contemporains un langage qu'ils puissent comprendre et qui puisse les toucher. Il le fait d'ailleurs en puisant en lui-même son principal attrait sur les imaginations. Ce qui fixe l'attention dans ses ouvrages n'est pas la conformité avec les idées de son temps: cet avantage, si c'en est un, se retrouve dans tous les hommes médiocres, qui pullulent dans chaque siècle et qui courent après la faveur en flattant misérablement le goût du moment; c'est en se servant de la langue de ses contemporains qu'il doit, en quelque sorte, leur enseigner des choses que n'exprimait pas cette langue, et si sa réputation mérite de durer, c'est qu'il aura été un exemple vivant du goût dans un temps où le goût était méconnu.
Je disais à Chenavard, le jour que nous avons causé sur la jetée de bois, que le goût était ce qui classait les talents. Ce qui fait la supériorité de La Fontaine, de Molière, de Racine, de l'Arioste, sur des Corneille, sur des Shakespeare, sur des Michel-Ange, c'est le goût. Reste à savoir, je n'en disconviens pas, si la force, si l'originalité poussées à un certain degré n'emportent pas, malgré tout, l'admiration. Mais ici revient la possibilité de la discussion et des inclinations particulières.
J'adore Rubens, Michel-Ange, etc., et je disais pourtant à Cousin que je croyais que le défaut de Racine était sa perfection même; on ne le trouvait pas si beau parce qu'effectivement il est trop beau. Un objet parfaitement beau comporte une parfaite simplicité qui, au premier moment, ne cause pas l'émotion que l'on ressent en présence de choses gigantesques, dans lesquelles la disproportion même est un élément de beauté. Ces sortes d'objets, dans la nature ou dans l'art, seraient-ils effectivement plus beaux? Non, sans doute, mais ils peuvent impressionner davantage. Qui osera dire que Corneille est plus beau, parce qu'il est plein de bavardages emphatiques et oiseux; que Rubens est plus beau, parce qu'il offre des parties grossières et négligées? Il faut dire que chez les hommes de cette famille, il y a des parties si fortes que l'on ne pense pas aux défauts et que l'esprit s'y habitue; mais ne dites pas que Racine ou Mozart sont plus plats, parce que ces mêmes beautés sont partout, qu'elles forment la trame, le tissu même de l'ouvrage. J'ai dit ailleurs que les hommes sublimes remplis d'excentricité étaient comme ces mauvais sujets dont les femmes raffolent: ce sont autant d'enfants prodigues, auxquels on sait gré de certains retours généreux au milieu de leurs déportements. Que dire de l'Arioste, qui est toute perfection, qui réunit tous les tons, toutes les images, le gai, le tragique, le convenable, le tendre? Mais je m'arrête.
*
8 septembre.—Un ouvrage parfait, me disait Mérimée, ne devrait pas comporter de notes. Je suis tenté de dire qu'un écrit vraiment écrit et surtout déduit et pensé ne comporte pas même d'alinéas. Si les pensées sont conséquentes, si le style s'enchaîne, il ne comporte point de repos jusqu'à ce que la pensée, qui fait le fond du sujet, soit complètement développée. Montaigne est un illustre exemple de cette nécessité du génie dans ce cas particulier.
Commencé très bien cette journée, c'est-à-dire avec le désir de faire quelque chose; j'ai écrit sur ce livre jusqu'à onze heures. J'étais fatigué de mes courses de la veille et de mes conversations avec Chenavard. J'ai un grand besoin de repos, et le travail d'esprit m'a reposé effectivement.
Après le déjeuner, je me suis mis avec une ardeur extrême à dessiner les chevaux qui passaient attelés à quatre à des charrettes et dont l'attelage est très pittoresque. Ensuite, j'ai dessiné, en grand, tout l'avant du navire[382] qui est sous la fenêtre. L'esprit rafraîchi par le travail communique à tout l'être un sentiment de bonheur.
C'est dans cette disposition que j'ai été à la jetée et ensuite revenu par le bord de la mer et été au cours Bourbon pour mon dîner avec Chenavard. J'ai cru que nous ferions un bon dîner d'abord, et ensuite que ce dîner serait gai. Le dîner a été détestable, et les lugubres prédictions de mon convive n'en ont pas égayé la durée.
Je crois que la fatalité qui entraîne, selon lui, les choses, s'attache aussi à la possibilité d'une liaison entre nous. Un jour, je suis porté vers lui... le lendemain, ses côtés antipathiques me reviennent. Il me parle des malheurs domestiques de ce pauvre fou de Boissard. Il me dit que Leibnitz ne quittait pas sa table de travail, et souvent dormait et mangeait sans quitter sa chaise. Il m'apprend, contre l'opinion générale, que Fénelon écrivait avec une facilité merveilleuse, et que le Télémaque a été fait en trois mois. Il compare Rousseau à Rembrandt, comparaison qui ne me paraît pas juste.
Je le quitte à dix heures au Puits salé et vais jusqu'à la jetée pour secouer un peu cette obsession. Je vois entrer un beau brick, par la lune et une mer suffisamment agitée. C'est un beau spectacle. Je l'ai suivi, en revenant sur mes pas: la lune était en face et donnait de superbes effets dans l'eau et en détachant la masse et les agrès des bâtiments.
En sortant de chez le traiteur, admiré également au clair de lune les arbres et le fond des montagnes.
Mon diable de compagnon n'exalte jamais que ce qui est hors de notre portée. Kant, Platon, voilà des hommes! ce sont presque des dieux! Si je nomme un moderne auquel nous touchions du doigt, il le déshabille à l'instant, me fait toucher ses plaies et ne laisse rien debout... Il n'est pas admiratif, dit-il, et il paraît. Il est intéressant et il repousse. La parfaite vertu ou la parfaite bonne foi peuvent-elles repousser? Une âme délicate peut-elle loger dans une enveloppe sordide? S'il prend un dessin pour l'examiner, il le manie, il le retourne sans ménagement, pose ses doigts sur le papier, comme s'il s'agissait du premier objet venu.
Je crois qu'il y a une affectation dans cette espèce de dédain de ce qui demande à être ménagé; l'âme orgueilleuse et révoltée intérieurement de ce cynique se fait jour, malgré lui, dans ce mépris apparent de la délicatesse commune; cet esprit a reçu quelque profonde blessure: peut-être ne pouvant se souffrir dans le sentiment de son impuissance, cherche-t-il à se donner le change en ne trouvant qu'impuissance partout? Il a toutes sortes de talents, et tout cela est mort; il compose, il dessine, on lui rend froidement justice: c'est tout ce qu'on peut faire. On est étonné dans sa conversation de tout ce qu'il sait et de tout ce qu'il semble ajouter aux idées des autres. Il n'aime pas la peinture, et il en convient. Que n'écrit-il, que ne rédige-t-il? Il se croit capable de le faire et y a réussi, dit-il, quelquefois; mais il avoue qu'il lui faut prendre trop de peine pour exprimer ses idées. Cette excuse trahit sa faiblesse. Que ne fait-il comme son admirable Rousseau? Celui-là avait incontestablement quelque chose à dire, et il l'a dit très bien, malgré la difficulté qu'il trouvait à le faire, et dont il tire presque vanité.
Ai-je écrit ceci sous une impression plus mauvaise qu'à l'ordinaire? Nullement, car il me plaît; je l'aime presque et voudrais le trouver plus aimable; mais j'en suis toujours revenu aux idées que j'exprime ici.
*
9 septembre.—Mauvaise journée, suite du détestable dîner d'hier. J'ai essayé toute cette matinée de combattre cette mauvaise disposition en travaillant, en écrivant sur ce livre.
Sorti au milieu de la journée pour voir appareiller deux navires, dont l'un était resté longtemps sous ma fenêtre pour se charger de chaux. Revenu très souffrant. Je me suis couché à trois ou quatre heures et suis resté au lit jusqu'au lendemain onze heures.
—Il faut être friand de ce que vous faites.
—Bâtiment espagnol pris par des pirates américains.
*
10 septembre.—Trouvé Isabey, sa femme et sa fille à la jetée.
Je lis dans des extraits de Dumas: «Les dernières années de Machiavel s'écoulèrent dans la solitude et dans le chagrin. Retiré dans le village de San-Casciano, il s'entretenait une grande partie de la journée avec des bûcherons, ou jouait au trictrac avec son hôte. Enfin, le 22 juin 1527, il s'éteignit tristement, et l'indépendance italienne expira avec lui.»
*
11 septembre.—Journée de peu d'intérêt. Je tiens un livre de Dumas, intitulé la Villa Palmier, dans lequel il n'est point question, jusqu'au deuxième volume, de cette villa, mais d'un salmis historique et anecdotique sur Florence.
Le soir, sorti seul vers l'arrière-bassin; admiré le derrière du château, plus simple à cette heure, et le soleil couché, et plus grand que je ne l'avais encore trouvé. Cette silhouette est magnifique.
*
12 septembre.—-Le matin, à la jetée: la mer toujours basse et peu intéressante.
J'ai remarqué un joli sujet de tableau; c'est un canot apportant sur la plage le poisson d'un petit bateau qu'on voyait au loin; les hommes amenés à terre sur les épaules de ceux qui avaient mis leurs jambes à l'eau et qui apportaient aussi les paniers remplis de poisson à des femmes. Le canot tiré sur le sable et repoussé ensuite par deux ou trois petits mousses; les rames en l'air; le soleil du matin sur tout cela.
Chenavard venu vers onze heures à la maison. Il me dit que les Pensées de Pascal sont faites péniblement et couvertes de ratures.
Acheté le matin le vase russe, qui fuyait. J'ai été le changer vers quatre heures, et me promener. La chaleur m'a forcé de rentrer.
Le soir, parti tard; nous n'avions dîné qu'à six heures, à cause d'un dérangement dans le fameux fourneau. Pris par la grande rue, vu avec plaisir les boutiques comme je ne les regarde pas à Paris. Tout m'amusait.
Dans le quartier de Saint-Remy, voyant la porte ouverte, je suis entré et ai joui du spectacle le plus grandiose, celui de l'église sombre et élevée, éclairée par une demi-douzaine de chandelles fumeuses placées çà et là. Je demande aux adversaires du vague de me produire une sensation qu'on puisse comparer à celle-là avec de la précision et des lignes bien définies. Si on classe les sentiments divers par ordre de noblesse, comme le fait Chenavard, on pourra à son gré se décider pour un dessin d'architecture ou pour un dessin de Rembrandt.
Sorti de là enchanté; désolé de la difficulté de rendre, sans prendre sur nature, non pas le sentiment, mais les lignes et perspectives compliquées, projections d'ombres, etc., qui faisaient de ce que l'ai vu le plus magnifique tableau.
Pris par les bains, la plage. Écho lointain de l'ignoble musique de l'établissement, pendant que la lune se levait de l'autre côté. Je suis resté sur la plage pendant plus d'une heure, ravi de ma soirée paisible et de la tranquillité qu'elle communiquait à mes esprits.
J'ai été rejoindre Jenny à la jetée vers dix heures.
Chenavard me raconte l'histoire de Papety[383], au club des Versaillais... Un de ces messieurs monte à la tribune et dit avec l'accent du terroir et d'une voix de tonnerre: «Citoyens!» Après un moment de silence, il répète encore son: «Citoyens!» et après une nouvelle pause, et regardant son auditoire: «Citoyens! je ne sais plus ce que je voulais vous dire», et il se retire. Un voisin de Papety s'adresse à lui et lui dit d'un air pénétré: «C'est bien heureux que nous soyons ici en famille!»
*
13 septembre.—Entré le soir dans Saint-Remy une seconde fois.
*
14 septembre.—Je m'obstine sottement à sortir le matin, et je m'en trouve toujours mal.
Vu Isabey à la jetée. Il me parle de la cherté des voyages par la vapeur et m'explique l'hélice. Il vient avec moi jusqu'à la plage, où j'espérais rencontrer Chenavard.
Pluie et rentré chez moi, où je suis resté à lire et à dormir jusqu'à deux heures et demie.
À la jetée, où la mer était très belle; mais pluie affreuse.
Après dîner, entré à Saint-Jacques, où il y avait une cérémonie. Le prêtre en chaire lisait les divers moments de la Passion avec réflexions; il était interrompu à temps égaux par un cantique entonné par les chantres et répété par tout le monde. Le curé, avec la croix et ses chantres, s'agenouillait et priait à chaque station. Il a donné à baiser à la fin à tout le monde la patène ou le crucifix.—On ferait un joli tableau de ce dernier moment, pris de derrière l'autel.
Il y avait, dans ce que disait ce prêtre en chaire, avec sa voix traînante, et avec aussi peu de chaleur que s'il eût répété une leçon, bon nombre de choses dont on peut faire son profit. Il disait, entre autres choses, qu'il était toujours temps d'abandonner la mauvaise voie pour prendre la bonne, etc.
Effets magnifiques dans cette église peu éclairée, mais je préfère Saint-Remy, où je suis retourné un instant, quand la pluie affreuse, qui n'avait pas cessé pendant que j'étais à l'église, eut cessé.
—De l'utilité qu'on peut retirer de ses amis: tel est, je crois, le titre de l'un des traités de Plutarque. Un courtisan ou seulement un homme du monde occupé à se pousser et à faire sa carrière, ne s'informerait sans doute pas de ce que le bon Plutarque a entendu faire dans son traité. Pour ces hommes-là il n'y a qu'une manière de tirer parti de ses amis: c'est d'abord de les avoir puissants et ensuite de les faire intriguer pour soi ou de s'accrocher à leur fortune. Qu'importe l'estime qu'ils peuvent mériter en dehors de cela? Qu'importe celle qu'on peut concevoir de soi-même, d'être accueilli et aimé par des hommes d'une grande vertu et d'un grand caractère? C'est cependant à ce genre d'utilité qu'il faut de toute sa force s'attacher dans toute espèce de liaison. La fréquentation des honnêtes gens non seulement nous confirme dans les sentiments de droiture, mais nous apprend à ne point estimer les biens qu'on m'acquiert qu'en s'écartant de la stricte délicatesse. On apprend ainsi à ne négliger aucun des devoirs essentiels.
*
15 septembre.—David disait à cet homme qui le fatiguait d'une conversation sur les procédés, les manières, etc., de toutes sortes: «J'ai su tout cela quand je ne savais encore rien.»
Chenavard venu chez moi pendant que je dessine des bateaux[384], et presque aussitôt Isabey... Singulier rapprochement que celui de ces deux hommes. J'ai continué mon dessin pour être plus à mon aise.
En sortant avec le premier des deux, et pendant qu'il m'expliquait son système de Paris port de mer, les soldats faisant l'exercice à feu ont attiré mon attention, et je me sais gré d'avoir un moment déserté la conversation de mon compagnon pour aller voir ces malheureux.
Je n'avais jamais conçu de la profession de soldat l'idée que j'en ai prise dans ce moment. C'est celui d'un mépris mêlé d'indignation pour les brutes qui ont appelé un art celui d'égorger, et d'une profonde pitié pour ces moutons habillés en loups, dont le métier, comme dit si bien Voltaire, est de tuer et d'être tués pour gagner leur vie. Cette opération machinale de charger une arme, de lancer cette foudre terrible qui éclate entre leurs mains, sans qu'ils aient l'air de se douter de ce qu'ils font, forme un triste spectacle pour un cœur qui n'est pas tout à fait de pierre. Il eût révolté d'une autre façon des hommes comme Alexandre et César, si on leur eût dit que ces automates, abaissant méthodiquement leur fusil et les déchargeant au hasard, sont des gens qui se battent... Où est la force, où est l'adresse dans ce stupide jeu? la force, le courage, pour attaquer, presser, défaire un farouche ennemi, l'adresse pour se préserver soi-même de ses coups? Quoi! vous venez vous planter devant un autre animal tout aussi intimidé que vous, et à distance raisonnable, vous vous envoyez philosophiquement des balles de plomb et de fer, sans aucune défense contre ces coups qui vous sont renvoyés, et vous persuadez à votre troupeau à plumets et à épaulettes que c'est là se couvrir de gloire! Cette malheureuse profession est faussée dans son principal objet. L'héroïsme consiste à approcher l'ennemi, de manière que le courage personnel serve à quelque chose. Recevoir passivement les coups de l'artillerie est le fait du lâche aussi bien que du brave; celui-ci s'indigne d'être traité comme un mur ou un bastion de terre; il n'a pas plus de mérite que la foule des peureux qui, près de lui, attendent la mort ou la fin d'une action qui doit les délivrer de la crainte. Cette masse intimidée qui envoie et reçoit les coups de fusil devient ainsi, par un renversement de rôles, la seule force des armées modernes; c'est par sa masse qu'elle opère. Le courage des hommes d'action devient presque inutile. Il se glace au contraire dans cette humiliante situation; que faire de cette colère qui s'empare naturellement d'un cœur impétueux, lorsqu'il voit tomber près de lui son compagnon, lorsque le son des trompettes et le bruit de l'artillerie l'excitent à la vengeance?
Je regrette de ne pouvoir me faire une idée nette de ce qu'on appelle une charge de cavalerie. J'ai toujours entendu citer cette sorte de mouvement comme une espèce de plaisanterie, dans laquelle les rôles sont fixés pour ainsi dire à l'avance, c'est-à-dire que si l'infanterie, ou le corps sur lequel on charge paraît trop résolu, on ne fait en quelque sorte que le simulacre de l'attaque; on garde son courage pour une meilleure occasion ou pour des ennemis moins disposés à la résistance.
La vue de ces feux de peloton, de ces feux de deux rangs, dont les coups précipités ne peuvent avoir de certitude, m'a semblé un mauvais moyen de nuire à l'ennemi, sans parler, comme je le disais, de l'inutilité où on laisse le courage et la vigueur. Il me semble que des tirailleurs, réunis en petits pelotons seulement, exercés au tir, mais en même temps à se réunir promptement pour attaquer de près avec impétuosité, auraient plus d'effet que ces murailles de chair, qui renvoient au hasard et de loin des coups précipités et sans justesse. On leur substituera immanquablement, à ces derniers, des machines dont l'action sera plus calculée et plus meurtrière; déjà une foule d'inventions se pressent d'écraser en quelques minutes un corps entier, d'asphyxier en un clin d'œil braves et poltrons. Tous ces moyens ne feront qu'annihiler de plus en plus la bravoure personnelle et métamorphoser tout à fait le métier de soldat en celui de mécanicien. Pour utiliser, au contraire, le courage individuel, il faudrait de véritables corps d'élite, non pas choisis sur des hommes de belle apparence, comme on fait d'ordinaire, mais parmi les courages les plus éprouvés. L'attaque brusque et à la baïonnette d'un tel corps au milieu de cette mousqueterie à distance, serait, je crois, d'un effet prodigieux.
—Étrange chose que la peinture, qui nous plaît par la ressemblance des objets qui ne sauraient nous plaire[385]!
*
16 septembre.—À midi, parti pour Arques par un charmant soleil, rafraîchi par un vent agréable. Beauté de la campagne et des collines à droite, couvertes d'arbres et d'habitations. Grande chaleur, une fois arrivés.
J'ai fait un croquis de l'église, dont j'avais conservé un très joli souvenir. Je n'étais pas très bien disposé, et les ruines du château m'ont laissé froid.
Le retour a été le plus agréable moment: la route s'était embellie encore au soleil couchant. Indescriptible sensation de plaisir de ce soleil, de cette verdure, de ces prairies, de ces troupeaux. Il était six heures et demie quand nous avons été de retour.
*
17 septembre.—Chenavard venu vers onze heures. Il m'a parlé avec confiance, du moins je le pense, de sa situation d'esprit, du contraste de l'estime qu'il pense qu'on lui refuse et du mérite qu'il pense avoir et que je lui reconnais véritablement. Il se sait peu aimé; on lui reproche son excessive sévérité pour les autres, en le voyant donner peu de preuves de talent et d'activité. Cette défiance, ce découragement qu'il confesse, me paraissent, comme à lui, la cause de son peu de succès: il est le premier à abandonner sa cause. Comment intéresserait-il au même degré que des esprits doués aussi d'élévation, mais en même temps de l'énergie qu'on puise dans le désir et l'assurance d'arriver au premier rang? Il ne trouve pas que Géricault soit un maître; il lui trouve quelque chose de noué. C'est un jeune homme très brillant, et il ne croit pas qu'il eût été rien de plus. Il donne de bonnes raisons tirées de l'insignifiance comme tableau, de la prédominance de la pose, du détail, quoique traité avec force.
(Je relis ce qui concerne ici Géricault[386], six mois après, c'est-à-dire le 24 mars 1855, pendant l'état de langueur où je me trouve avant l'Exposition; hier, j'ai revu des lithographies de Géricault, chevaux, lion même, etc., tout cela est froid, malgré la supériorité avec laquelle les détails, sont traités; mais il n'y a jamais d'ensemble en rien. Il n'y a pas un de ces chevaux qui n'ait des parties qui grimacent, ou trop petites ou mal attachées; jamais un fond qui ait le moindre rapport avec le sujet.)
Je rencontre avant dîner Mme Manceau, qui m'offre de me mener demain voir la forêt d'Arques.
Dîné assez tristement. Dédommagé sur la plage par un soleil couchant dans des bandes de nuages rouges et dorés sinistrement, se réfléchissant dans la mer, sombre partout où ce reflet ne se portait pas. Je suis resté plus d'une demi-heure immobile sur le sable et touchant aux vagues, sans me lasser de leur fureur, de leur retour, de cette écume, de ces cailloux roulants.
Ensuite sur la jetée, où il faisait un vent du diable. Rôdé dans les rues après avoir pris du thé et couché à dix heures.
*
18 septembre.—J'ai passé une partie de la nuit sans dormir, et l'état où je me trouvais n'avait rien de désagréable. La puissance de l'esprit est incroyable la nuit. J'ai pensé à la conversation d'hier sur l'esprit et la matière.
Dieu a mis l'esprit dans le monde comme une des forces nécessaires. Il n'est pas tout, comme le disent ces fameux idéalistes et platoniciens; il y est comme l'électricité, comme toutes les forces impondérables qui agissent sur la matière.
Je suis composé de matière et d'esprit: ces deux éléments ne peuvent périr.
J'ai écrit toute la matinée des brouillons faisant suite à mes réflexions qui sont ici sur l'état militaire. Sorti allègrement. Vu à la jetée de fort belles vagues. J'ai trouvé là, je crois, Isabey.
À une heure, chez Mme Manceau. Elle m'a mené dans sa voiture par Arques, la forêt et Saint-Martin l'Église. Très beau temps, mais assez froid, et la nécessité de soutenir la conversation devenue fatigante. J'ai moins joui de toutes les belles choses que j'ai vues. Magnifique vallée dans le genre de celle de Valmont, et plus grande au sortir de la forêt. Cette forêt très originale; ce sont des hêtres, pour la plupart, qui forment des colonnades sur des fonds sombres. Il est fâcheux que ce ne soit pas plus près.
Le soir, trouvé Chenavard à sept heures. Il m'a mené chez lui, pour reprendre les photographies que je lui ai prêtées. Toujours sur la prééminence de la littérature, pour laquelle il tient bon. Aussi sur la métaphysique. Il me dit que je suis de la famille des Napoléon..., des gens qui ne voient qu'idéologies dans ceux qui ne sont pas des hommes d'action.
Conversation sur le style. Il croit que c'est quelque chose à retrancher de la manière commune. Il me croit partial. Il m'avait raconté sur la plage des anecdotes sur Voltaire, son évasion de Berlin, etc. Il me quitte le soir, prévoyant qu'il partira le lendemain.
*
19 septembre.—Chenavard devait être parti aujourd'hui, si je ne le voyais dans la journée. Il n'est pas content de sa santé.
Assez bonne journée, en somme, dont je ne me rappelle pas les détails[387].
*
20 septembre.—Nous avons été à Eu. Rien n'égale mon ravissement pendant une ou deux heures, en partant; je jouis des moindres détails de la nature, comme dans la première jeunesse. J'écrivais à travers les cahots ce qui me venait.
Eu ne m'a pas causé de sensations agréables, si ce n'est, avant d'aller visiter l'église, un sentiment de liberté, de bien-être.
Tombeaux des comtes d'Eu. Pièces d'artillerie au-dessus du banc d'œuvre.
Visité le château. Impossible d'exprimer mon aversion de cet affreux goût: peinture, architecture, ornements, jusqu'aux bornes qui sont dans la cour, tout cela est affreux; le pauvre jardin est comme le reste. La vue du château sur cette église restaurée, si froide, si nue; l'entrée étroite, entre l'église et les communs, révolte les convenances et le sens commun. Que Dieu pardonne au pauvre roi, homme si admirable d'ailleurs, ses prédilections en matière d'art! Tout respire ici Fontaine, l'Institut, Picot, etc.
Tréport m'a paru bien triste; il est devenu plus coquet, et il y a perdu. Une grande vilaine caserne régulière, des forts élevés sur le rivage où il n'y a rien à défendre, la nudité de tout cela, la misérable vie que doivent mener là ces baigneurs, des hommes graves réduits à grimper à l'église et à en redescendre, des élégantes portant la mode du Tréport, c'est-à-dire des vestes rouge écarlate, voilà ce que présente le pauvre lieu pour attirer. On a construit sur la plage des maisons dont la recherche outrée contraste avec la pauvreté de l'endroit: galeries vitrées, petits boulingrins, etc.
Dîné sur le quai, chez un M. Letraistre, qui méritait bien son nom, par le mauvais dîner qu'il m'a fait payer très cher.
Monté, après dîner, à l'église; on a, avant d'y entrer, une belle vue.
Querelle avec le cocher avant de partir; il ne se souvenait plus, à ce qu'il disait, des conditions.
Retour dans l'obscurité, la pluie et quelques désagréments. J'ai revu Dieppe comme on revoit sa patrie.
—Remarqué dans les caveaux que la coiffure d'une des comtesses d'Eu est la même que celle des femmes du Tréport, sauf les perles et l'étoffe: c'est une espèce de caillot, mais très gracieux. Le costume des femmes, au Tréport, est charmant: simple corsage, jupe double; on en voit une en dessous, au bas; manches de la chemise larges jusqu'au coude.
*
21 septembre.—Resté assez tard à la maison et dessiné de ma fenêtre les bateaux qui entraient et sortaient.
À ma sortie, vers une heure, dessiné le bateau qu'on flambait de l'autre côté du pont[388], et promené avec un vif sentiment de plaisir. Il semble qu'on passerait sa vie dans cette douce oisiveté. Avant dîner, dessiné à Saint-Jacques, de derrière l'autel.
Après dîner, pris par les bassins jusqu'au château, dont la vue prise par derrière, qui m'avait paru superbe, ne m'a rien dit du tout. À la vérité, le ciel n'était peut-être pas tout à fait le même. Promené sur la plage en attendant le moment d'aller chez Mme Manceau qui venait de partir pour aller au spectacle. De là, à Saint-Remy et à Saint-Jacques.
—Le monde n'a pas été fait pour l'homme.
L'homme domine la nature et en est dominé. Il est le seul qui non seulement lui résiste, mais en surmonte les lois, et qui étende son empire par sa volonté et son activité. Mais que la création ait été faite pour lui, c'est une question qui est loin d'être évidente. Tout ce qu'il édifie est éphémère comme lui; le temps renverse les édifices, comble les canaux, anéantit les connaissances et jusqu'au nom des nations. Où est Carthage? où est Ninive?
Les générations, dira-t-on, recueillent l'héritage des générations précédentes. À ce compte-là, la perfection ou le perfectionnement n'aurait pas de bornes. Il s'en faut beaucoup que l'homme reçoive intact le dépôt des connaissances que les siècles voient s'accumuler; s'il perfectionne certaines inventions, pour d'autres, il reste fort en arrière des inventeurs; un grand nombre de ces inventions sont perdues. Ce qu'il gagne d'un côté, il le perd de l'autre.
Je n'ai pas besoin de faire remarquer combien certains perfectionnements prétendus ont nui à la moralité ou même au bien-être. Telle invention, en supprimant ou en diminuant le travail et l'effort, a diminué la dose de patience à endurer les maux et l'énergie pour les surmonter qu'il est donné à notre nature de déployer. Tel autre perfectionnement, en augmentant le luxe et un bien-être apparent, a exercé une influence funeste sur la santé des générations, sur leur valeur physique, et a entraîné également une décadence morale. L'homme emprunte à la nature des poisons, tels que le tabac et l'opium, pour s'en faire des instruments de grossiers plaisirs. Il en est puni par la perte de son énergie et par l'abrutissement. Des nations entières sont devenues des espèces d'ilotes par l'usage immodéré de ces stimulants et par celui des liqueurs fortes.
Arrivées à un certain degré de civilisation, les nations voient s'affaiblir surtout les notions de vertu et de valeur. L'amollissement général, qui est probablement le produit du progrès des jouissances, entraîne une décadence rapide, l'oubli de ce qui était la tradition conservatrice, le point d'honneur national. C'est dans une semblable situation qu'il est difficile de résister à la conquête. Il se trouve toujours quelque peuple affamé à son tour de jouissances, ou tout à fait barbare, ou ayant encore conservé quelque valeur et quelque esprit d'entreprise, pour profiter des dépouilles des peuples dégénérés. Cette catastrophe, facilement prévue, devient quelquefois une sorte de rajeunissement pour le peuple conquis. C'est un orage qui purifie l'air, après l'avoir troublé; de nouveaux germes semblent apportés par cet ouragan dans ce sol épuisé; une nouvelle civilisation va peut-être en sortir, mais il faudra des siècles pour y voir refleurir les arts paisibles destinés à adoucir les mœurs et à les corrompre de nouveau, pour amener ces éternelles alternatives de grandeur et de misère dans lesquelles n'apparaît pas moins la faiblesse de l'homme, aussi bien que la singulière puissance de son génie.
*
22 septembre.—Dessiné quelques bateaux qui rentraient et été à la jetée, où la mer était très belle, et où j'ai vu entrer et sortir nombre de barques, un joli yacht anglais, une goélette, etc.
Revenu tard et dormi après déjeuner. Petite aquarelle avant dîner d'un brick anglais et de barques envasées devant le Pollet, en face de mes fenêtres. Après dîner, promené sur la jetée par la mer basse. J'y étais presque toujours seul.
Chez Manceau ensuite. Commérages insipides; envie furieuse de m'en aller. Air charmant de Solié, du Secret[389], chanté par la maîtresse de la maison. Cet air était chanté dans l'opéra par Martin[390].
Cette nuit, je retourne dans ma tête le Cogito, ergo sum, de Descartes.
*
23 septembre.—Sur le silence et les arts silencieux.—Le silence impose toujours: les sots eux-mêmes lui emprunteraient souvent un air respectable. Dans les affaires, dans les relations de toute espèce, les hommes assez sages pour l'observer à propos lui doivent beaucoup. Rien n'est plus difficile que cette retenue pour ceux que l'imagination domine, pour les esprits subtils, qui voient facilement toutes les faces des choses et qui résistent avec plus de peine à exprimer ce qui se passe en eux: propositions jetées témérairement, promesses imprudentes faites sans réflexion, mots piquants hasardés sur des personnages plus ou moins dangereux et redoutables, confidences faites par entraînement et souvent au premier venu; l'énumération serait longue des inconvénients et des dangers qui résultent des indiscrétions de toutes sortes.
On n'a qu'à gagner au contraire en écoutant. Ce que vous vouliez dire à votre interlocuteur, vous le savez, vous en êtes plein; ce qu'il a à vous dire, vous l'ignorez sans doute: ou il vous apprendra quelque chose de nouveau pour vous, ou il vous rappellera quelque chose que vous avez oublié.
Mais comment résister à donner de son esprit une idée avantageuse à un homme surpris et charmé, en apparence, de vous entendre? Les sots sont bien plus facilement entraînés à ce vain plaisir de s'écouter eux-mêmes en parlant aux autres; incapables de profiter d'une conversation instructive et substantielle, ils pensent moins à instruire leur interlocuteur qu'à l'éblouir; ils sortent satisfaits d'un entretien dans lequel ils n'ont recueilli, pour prix de l'ennui qu'ils ont causé, que le mépris des hommes de bon sens. La taciturnité chez un sot serait déjà un signe d'esprit.
J'avoue ma prédilection pour les arts silencieux[391], pour ces choses muettes dont Poussin disait qu'il faisait profession. La parole est indiscrète; elle vient vous chercher, sollicite l'attention et éveille en même temps la discussion. La peinture et la sculpture semblent plus sérieuses: il faut aller à elles. Le livre, au contraire, est importun; il vous suit, vous le trouvez partout. Il faut tourner les feuillets, suivre les raisonnements de l'auteur et aller jusqu'au bout de l'ouvrage pour le juger. Combien n'a-t-on pas regretté souvent l'attention qu'il a fallu prêter à un livre médiocre pour un petit nombre d'idées répandues çà et là et qu'il faut démêler! La lecture d'un livre qui n'est pas tout à fait frivole est un travail: il cause au moins une certaine fatigue; l'homme qui écrit semble prêter le collet à la critique. Il discute et on peut discuter avec lui.
L'ouvrage du peintre et du sculpteur est tout d'une pièce comme les ouvrages de la nature. L'auteur n'y est point présent, et n'est point en commerce avec vous, comme l'écrivain ou l'orateur. Il offre une réalité tangible en quelque sorte, qui est pourtant pleine de mystère. Votre attention n'est pas prise pour dupe; les bonnes parties sautent aux yeux en un moment; si la médiocrité de l'ouvrage est insupportable, vous en avez bien vite détourné la vue, tandis que celle d'un chef-d'œuvre vous arrête malgré vous, fixe dans une contemplation à laquelle rien ne vous convie qu'un charme invincible. Ce charme muet opère avec la même force, et semble s'accroître toutes les fois que vous y jetez les yeux.
Il n'en est pas tout à fait ainsi d'un livre. Les beautés n'en sont pas assez détachées pour exciter constamment le même plaisir. Elles se lient trop à toutes les parties qui, à cause de l'enchaînement et des transitions, ne peuvent offrir le même intérêt. Si la lecture d'un bon livre éveille nos idées, et c'est une des premières conditions d'une semblable lecture, nous les mêlons involontairement à celles de l'auteur; ses images ne peuvent être si frappantes que nous ne fassions nous-mêmes un tableau à notre manière à côté de celui qu'il nous présente. Rien ne le prouve mieux que le peu de penchant qui nous entraîne vers les ouvrages de longue haleine. Une ode, une fable présentera les mérites d'un tableau qu'on embrasse tout d'un coup. Quelle est la tragédie qui ne lasse? À bien plus forte raison un ouvrage comme l'Émile ou l'Esprit des lois.
—Resté toute la matinée dans une mauvaise disposition. Acheté les tableaux et des ivoireries. Rentré à la maison, où je me suis mis sur mon lit.
Retourné à Saint-Remy, que j'ai dessiné, quoique j'eusse oublié mes lunettes.
Dîné à six heures; la nuit vient à cette heure. Le soir, erré et promené.
*
26 septembre.—Parti de Dieppe.—Le matin j'ai été faire mes adieux à la jetée; j'ai fait un croquis de la vue de la plage et du château. Le temps était magnifique et la mer calme et azurée.
Je retrouve au chemin de fer Chenavard, qui était resté à Dieppe tout ce temps-là, malade ou occupé, me croyant, disait-il, parti.
Arrivé à cinq heures.—Paris me cause toujours la même antipathie.
*
27 septembre.—Passé la journée à commencer un rangement dans les dessins et gravures.
28 septembre.—En regardant ce matin le petit Saint Sébastien[392] sur papier au pastel, comparé à des pastels empâtés et sur papier sombre, j'ai été frappé de l'énorme différence pour la lumière et la légèreté. En comparant également la peinture flamande à la peinture vénitienne, il est facile d'apprécier sa légèreté.
Demander en temps et lieu à M. Ledoux une recommandation pour aller à Alfort étudier les chevaux.
*
30 septembre.—Article dans le Moniteur du 12 octobre sur des Chasses au lion; c'est le second. Rechercher le premier.