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Journal de Eugène Delacroix, Tome 2 (de 3): 1850-1854

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[377] Voir Catalogue Robaut, nos 1270-1271.

[378] Delacroix publia une étude sur Charlet qui parut à la Revue des Deux Mondes (1er juillet 1862). Elle débute ainsi: «Je voudrais à ma faible voix plus de force et d'autorité pour entretenir dignement le public français de quelques admirables contemporains qui font sa gloire, sans qu'il en soit suffisamment informé. Charlet est à la tête de ces hommes rares qui ne me paraissent pas avoir été mis à la place que la postérité leur réserve sans doute. »

[379] La partialité et l'injustice de Delacroix à l'égard des savants se sont déjà manifestées à maintes reprises dans le Journal: la chose est d'autant plus surprenante que nous nous étions habitués à envisager les idées générales du maître comme supérieures à celles que nous trouvons exprimées ici. (Voir sur ce point la Vie de M. Frédéric-Thomas Graindorge, de H. Taine.)

[380] Delacroix, dans ses promenades quotidiennes à la jetée de Dieppe, étudiait sans relâche la mâture, les poulies, les cordages des navires. L'idée lui vint de mettre à profit ces observations dans un tableau où la mer jouerait un rôle. Il s'en ouvrit à Chenavard: «Tout cela, disait-il, n'a pas dû changer depuis les âges les plus reculés; Jésus-Christ, après tant d'autres, a vu tout cela; aussi vais-je le peindre endormi dans sa barque pendant la tempête.» Ce propos, que nous tenons de M. Chenavard lui-même, montre l'idée qui a inspiré à Delacroix ce sujet qu'il a repris maintes fois avec de nombreuses variantes.

[381] Dans un autre passage du Journal, Delacroix compare la peinture de Delaroche à celle d'un «amateur qui n'a aucune exécution comme peintre».

[382] Ces dessins sont indiqués dans le Catalogue Robaut à l'année 1854. M. Robaut relève à côté des croquis les mots suivants: «Mer tranquille, vue de face, semblable aux sillons des champs, lorsqu'on a coupé l'herbe et qu'on l'a posée sur le dos des sillons. Le ton de la demi-teinte de la mer, jaune transparent verdâtre, comme de l'huile; taches bleuâtres comme de l'étain avec l'aspect métallique et luisant. C'est la réflexion du ciel dans les flaques d'eau; les bords sont très brillants et argentés, et le milieu est bleuâtre; ou bien les bords sont bleu étain et le milieu couleur de sable. Ces tons couleur de sable se voient souvent dans la mer. Le sable du bord de la mer toujours plus foncé que celui qui est un peu plus éloigné, parce qu'il est plus mouillé.»

[383] Papety (1815-1849), peintre, élève de Cogniet. En 1836, il obtint le grand prix de peinture et partit pour Rome. Ses premières œuvres, très remarquées, faisaient présager pour l'artiste un brillant avenir. La mort le frappa à trente-quatre ans, en plein talent et au moment où il allait écrire l'histoire de l'art byzantin, d'après des notes et des documents archéologiques rapportés d'Orient.

[384] Voir Catalogue Robaut, n° 1271.

[385] C'est la phrase de Pascal: «Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux!» Chenavard l'avait sans doute citée dans une de leurs discussions littéraires et artistiques, et Delacroix la copie ici de mémoire.

[386] Il est particulièrement intéressant de rapprocher ce passage sur Géricault des précédentes appréciations de Delacroix.

[387] Delacroix est loin de citer dans son Journal tous les croquis qu'il faisait journellement. Ce même jour, 19 septembre, il a dessiné des bateaux avec un soin minutieux. Ces dessins sont datés et appartiennent à M. Robaut.

[388] Voir Catalogue Robaut, n° 1269.

[389] Solié (1755-1812), compositeur et chanteur, auteur d'un grand nombre d'opéras et d'ariettes fort estimés à cette époque. Le Secret fut représenté à l'Opéra-Comique en 1796.

[390] Jean-Biaise Martin (1768-1837), chanteur, qui pendant quarante ans fit la gloire de l'Opéra-Comique et prêta le concours de son talent aux ouvrages qui y furent représentés.

[391] Se reporter à ses fréquentes comparaisons entre les différents arts.

[392] Delacroix devait, en 1858, faire un tableau sur ce même sujet.


1er octobre.—Ce jour, dimanche 1er octobre, j'ai été voir Durieu pour parler de la pétition des Pierret.

J'y trouve M. Charton le père[393], qui me conseille, quand j'irai de Milan à Venise[394], de m'arrêter un jour à Vérone, un jour à Vicence, un jour à Padoue, et de ne voir Venise qu'ensuite. C'est de Gênes qu'il me conseille de prendre, par Lucques, une espèce de voiture de poste pour aller à Pise, Sienne, etc.; il parle avec grands éloges des paysages.

—Barbotte me conte qu'on peut féconder la vigne au moyen d'abeilles, qu'on porte auprès, quand la pluie a détrempé le pollen. Il me dit qu'à Lima il ne pleut jamais; aussi tout y est aride.

—Chenavard me dit, à propos de mes idées sur la peinture, que je donne l'exemple et le précepte, et admirablement, dit-il. Il admire beaucoup, au Luxembourg, certaines peintures qui lui paraissent faire ressortir la platitude des autres... «Je me demande quelquefois, dit-il encore, s'il sait bien lui-même tout ce qu'il met dans ces ouvrages-là[395]

*

2 octobre.—À Saint-Sulpice de bonne heure. Travaillé à redessiner l'Héliodore renversé.

Été à pied porter la lettre de remerciements au préfet de police, ensuite aux canaux, et rentré.

À cinq heures et demie, trouvé à la Rotonde Varcollier et dîné ensemble chez Véry. Le vin y était plus mauvais qu'à Dieppe. Restés ensemble au café de la Rotonde, nous promenant dans le jardin, etc. Il m'avait conduit chez l'opticien.

—V... est aimable pour moi, et je suis touché de son empressement. Malheureusement, ce que j'appelais l'amitié est une passion que je ne ressens plus au même degré, et il est surtout bien tard pour la faire renaître. Excepté un seul être au monde qui fait véritablement battre mon cœur, le reste me fatigue vite et ne laisse pas de traces.

*

3 octobre.—À Sémiramis, le soir, avec Mme de Forget.

Remis ce matin à M. Pothey, graveur sur bois, le dessin sur papier végétal du Christ au tombeau, de Saint-Denis du Saint-Sacrement.

*

4 octobre.—J'ai compris de bonne heure combien une certaine fortune[396] est indispensable à un homme qui est dans ma position. Il serait aussi fâcheux pour moi d'en avoir une très considérable qu'il le serait d'en manquer tout à fait. La dignité, le respect de son caractère ne vont qu'avec un certain degré d'aisance. Voilà ce que j'apprécie et qui est absolument nécessaire, bien plus que les petites commodités que donne une petite richesse. Ce qui vient tout de suite après cette nécessité de l'indépendance, c'est la tranquillité d'esprit, c'est d'être affranchi de ces troubles et de ces démarches ignobles, qu'entraînent les embarras d'argent. Il faut beaucoup de prudence pour arriver à cet état nécessaire et pour s'y maintenir; il faut avoir sans cesse devant les yeux la nécessité de ce calme, de cette absence des soucis matériels, qui permet d'être tout entier à des tentatives élevées, et qui empêche l'âme et l'esprit de se dégrader.

Ces réflexions résultent de ma conversation de ce soir avec *** qui est venu me voir après mon dîner, et de ce qu'il m'a rapporté de la situation des Pierret. La sienne ne me paraît pas, dans l'avenir et peut-être maintenant, beaucoup meilleure. Il a été un fou toute sa vie; il y a un fonds de bon sens clans son esprit, et il en a toujours manqué dans sa conduite.

Ce bon sens si rare me sert de transition pour parler de ma visite de ce matin à Chenavard. En voilà encore un qui est ou qui semble rempli de sens, quand il parle, quand il démontre, quand il compare ou qu'il déduit. Ses compositions d'une part, et ses prédilections de l'autre, donnent un démenti à cette sagesse. Il aime Michel-Ange, il aime Rousseau: ces talents et quelques autres très imposants sont de ceux qui sont surtout très admirés des jeunes gens. Les hommes à la Racine, à la Voltaire, sont admirés des esprits mûrs, et le sont toujours davantage.

Je ne peux attribuer cette différence dans l'estime qu'on en fait à différents âges, qu'au défaut de raison qu'on remarque chez ces auteurs boursouflés, à côté de leurs grandes qualités. Il y a chez Rousseau quelque chose qui n'est pas naturel, qui sent l'effort et qui accuse un esprit dans lequel se combattent le faux et le vrai. Je soutiens qu'un vrai grand homme ne contient pas une parcelle de faux: le faux, le mauvais goût, l'absence de vraie logique, ce sont mêmes choses.

Chenavard m'a montré à l'appui de ses théories, et pour justifier les intentions de sa composition du Déluge[397], un immense carton de toutes les gravures qu'il a pu se procurer d'après Michel-Ange. Il m'a confirmé dans mon sentiment au lieu de m'en détourner. Je lui ai dit que le Jugement dernier, par exemple, ne me disait rien du tout. Je n'y vois que des détails frappants, frappants comme un coup de poing qu'on reçoit; mais l'intérêt, l'unité, l'enchaînement de tout cela est absent. Son Christ en croix ne me donne aucune des idées qu'un pareil sujet doit exciter; ses sujets de la Bible de même.

Titien, voilà un homme qui est fait pour être goûté par les gens qui vieillissent; j'avoue que je ne l'appréciais nullement dans le temps où j'admirais beaucoup Michel-Ange et lord Byron[398]. Ce n'est, à ce que je crois, ni par la profondeur de ses expressions, ni par une grande intelligence du sujet qu'il vous touche, mais par sa simplicité et par l'absence d'affectation. Les qualités du peintre sont portées chez lui au plus haut point: ce qu'il fait est fait; les yeux regardent et sont animés du feu de la vie. La vie et la raison sont partout. Rubens est tout autre avec un tout autre tour d'imagination, mais il peint véritablement des hommes. Ils ne sont tous deux hors de mesure que quand ils imitent Michel-Ange et qu'ils veulent se donner un prétendu grandiose qui n'est que de l'enflure et dans laquelle les vraies qualités se noient ordinairement.

La prétention de Chenavard pour son cher Michel-Ange est qu'il a peint l'homme avant tout, et je dis qu'il n'a peint que des muselés, des poses dans lesquelles même la science, contre l'opinion commune, ne domine nullement. Le dernier des antiques est infiniment plus savant que tout l'œuvre de Michel-Ange. Il n'a connu aucun des sentiments, aucune des passions de l'homme. Il semble qu'en faisant un bras et une jambe, il ne pense qu'à ce bras et à cette jambe, pas le moins du monde à son rapport, je ne dirai pas seulement avec l'action du tableau, mais avec celle du personnage auquel il fait le membre...

Il faut convenir que certains morceaux traités ainsi et avec cette prédilection exclusive sont faits pour passionner à eux seuls. C'est là son grand mérite: il met du grand et du terrible même dans un membre isolé. Puget[399], avec un caractère différent, a en cela une analogie avec lui. Vous resterez une journée à contempler un bras de Puget, et ce bras fait partie d'une statue médiocre en somme. Quelle est la raison secrète de ce genre d'admiration? C'est ce que je ne me charge pas d'expliquer.

Nous avons parlé des règles de la composition. Je lui ai dit qu'une absolue vérité pouvait donner l'impression contraire à la vérité, au moins à cette vérité relative que l'art doit se proposer; et en y pensant bien, l'exagération qui fait ressortir à propos les parties importantes et qui doivent frapper est toute logique; il faut, là, conduire l'esprit. Dans le sujet de Mirabeau[400] à la protestation de Versailles, je lui ai dit que Mirabeau et l'Assemblée devaient être d'un côté et l'envoyé du Roi tout seul de l'autre. Son dessin, qui montre des groupes agencés et balancés, des poses variées, des hommes causant entre eux d une manière naturelle et comme il a pu arriver dans cette circonstance, est bien disposé pour l'œil et suivant les règles matérielles de la composition; mais l'esprit n'y voit nullement l'Assemblée nationale protestant contre l'injonction de M. de Brézé. Cette émotion qui anime toute une assemblée comme elle animerait un seul homme, doit être exprimée absolument. La raison veut que Mirabeau soit à leur tête et que les autres se pressent derrière lui, attentifs à ce qui se passe: tous les esprits, comme celui du spectateur, sont fixés sur l'événement. Sans doute, au moment où le fait a eu lieu, Mirabeau ne s'est pas trouvé à point nommé placé comme au milieu du tableau; la venue de M. de Brézé n'a peut-être pas été annoncée de manière à trouver l'Assemblée réunie en un seul groupe pour le recevoir et en quelque sorte pour lui faire tête; mais le peintre ne peut exprimer autrement cette idée de résistance: l'isolement du personnage de Brézé est indispensable. Il est venu, sans aucun doute, avec des suivants et des estafiers, mais il doit s'avancer seul et les laisser à distance. Chenavard commet l'incroyable faute de les faire arriver d'un côté, tandis que Brézé arrive de l'autre et se trouve confondu avec ses adversaires. Dans cette scène si caractéristique où le trône est d'une part et le peuple de l'autre, il place au hasard Mirabeau du côté où se voit le trône, sur lequel, autre inconvenance, montent des ouvriers pour décrocher les draperies. Il fallait que le trône fût aussi isolé, aussi abandonné qu'il l'était alors moralement par tout le monde et par l'opinion, et surtout il fallait que l'Assemblée lui fit face.

*

5 octobre.—Redemander à Riesener une gravure de Clélie que je lui ai prêtée il y a plusieurs années. Passé la journée sans sortir qu'après dîner et après avoir dormi.

Se sentir enseveli dans les papiers qui parlent, je veux dire les dessins, les ébauches, les souvenirs; lire deux actes de Britannicus, en s'étonnant chaque fois davantage de ce comble de perfection; l'espoir, je n'ose dire la certitude, de n'être pas dérangé; un peu ou beaucoup de travail, mais surtout la sécurité dans la solitude, voilà un bonheur qui, dans beaucoup de moments, paraît supérieur à tous les autres. On jouit alors complètement de soi; rien ne vous presse, rien ne vous sollicite de tout ce qui est en dehors d'un cercle studieux où, satisfait de peu, je veux dire peu de ce qui plaît à la foule, mais aspirant, au contraire, à ce qu'il y a de plus grand par la contemplation intérieure ou par la vue des chefs-d'œuvre de tous les temps, je ne me sens ni accablé du poids des heures, ni effrayé de leur rapidité. C'est une volupté de l'esprit, un mélange délicieux de calme et d'ardeur que les passions ne peuvent donner.

(Rapporter ceci à ce que je dis à Ems sur la nécessité de jouir de soi avant tout.)

*

7 octobre.—Je ne sais si j'ai parlé de ma séance aux Italiens avec Mme de Forget, mardi, à Sémiramis. Les fioritures et le remplissage font du tort à ce magnifique luxe d'imagination que Rossini prodigue partout. Ce sont des décorations incomparables peintes sur du papier: la trame laisse voir des parties remplies au hasard, ce qui affaiblit l'impression.

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Champrosay, 8 octobre.—Parti pour Champrosay à onze heures. Mme Barbier m'invite à dîner. Je n'y vais que le soir; j'y trouve V... et D..., que je vois avec plaisir. Ils repartent presque aussitôt. Arrivée à Champrosay toujours délicieuse, par le plus beau temps du monde.

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9 octobre.—Pluie; dîné chez Barbier avec Rodakowski. Au moment de sortir de table, arrivent, a pied et crottés, Bixio et Villot. Séance détestable à table. Tout ce monde, dont étaient Mme Bixio et sa fille, repartant une heure après par un temps horrible.

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10 octobre.—Le soir chez Mme Barbier, où on a été fort gai, en compensation de l'algarade d'hier. Dans le jour, travaillé et fait des peintures de souvenir de la grosse clématite de Soisy et de la vue de Fromont.

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11 octobre.—Beaucoup de travail, qui m'empêche d'écrire ici.

Le soir, je ne suis pas sorti. J'ai dormi après mon dîner, et me suis promené à la maison.

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12 octobre.—Travaillé toute la journée jusqu'à trois heures passées avec frénésie. Je ne pouvais m'en détacher. J'ai avancé la grisaille du Marocain qui monte à cheval[401], le Combat du lion et du tigre[402], la petite Femme d'Alger avec un lévrier[403], et mis de la couleur sur le carton de l'Hamlet et Polonius à terre[404].

La promenade, après un pareil temps de travail, est vraiment délicieuse. Le temps est toujours très beau. Il faut décidément, le matin, que je ne jouisse de la campagne que de mes fenêtres; la moindre sortie me dissipe et me condamne à l'ennui le reste de la journée, par la difficulté de retrouver de l'entrain pour le travail ensuite.

Je suis descendu jusqu'à la rivière et ai été revoir la vue de Trousseau que j'avais faite sur le carton: cela n'était point du tout semblable. Le paysage qu'il me faut n'est pas le paysage absolument vrai; et cette absolue vérité est-elle encore dans les paysagistes qui ont fait vrai, mais qui sont restés classés comme de grands artistes? Rien n'égale, à ce qu'il semble, la vérité des Flamands; mais combien n'y a-t-il pas de l'homme dans l'œuvre de cette école! Les peintres qui reproduisent tout simplement leurs études dans leurs tableaux ne donneront jamais au spectateur un vif sentiment de la nature. Le spectateur est ému, parce qu'il voit la nature par souvenir, en même temps qu'il voit votre tableau. Il faut que votre tableau soit déjà orné, idéalisé, pour que l'idéal, que le souvenir fourre, bon gré, malgré, dans la mémoire que nous conservons de toutes choses, ne vous trouve pas inférieur à ce qu'il croit être la représentation de la nature.

—Ce jour, fameux chapon à l'ail qui eût fait reculer une compagnie de grenadiers anglais.

Le soir, promené avec Jenny. La vue des étoiles brillant à travers les arbres m'a donné l'idée de faire un tableau où on verrait cet effet si poétique, mais difficile en peinture à cause de l'obscurité du tout:

Fuite en Egypte. Saint Joseph conduisant l'âne et éclairant un petit gué avec une lanterne; cette faible lumière suffirait pour le contraste.

Ou bien les Bergers allant adorer le Christ dans l'étable, qu'on verrait dans le lointain tout ouverte.

Ou la Caravane qui amène les Rois mages.

—Conversation avec J. L..., en réponse à l'assertion de Chenavard, qui trouve que les talents valent moins dans un temps qui ne vaut guère. Ce que j'aurais été du temps de Raphaël, je le suis aujourd'hui. Ce qu'est Chenavard aujourd'hui, c'est-à-dire ébloui par le gigantesque de Michel-Ange, il l'eût été, à coup sûr, de son temps. Rubens est tout aussi Rubens pour être venu cent ans plus tard que les immortels d'Italie; si quelqu'un est Rubens aujourd'hui ou tout autre, il ne l'est que davantage. Il orne son siècle à lui tout seul, au lieu de contribuer à son éclat en compagnie d'autres talents. Quant au succès du moment, il peut être douteux; quant au nombre des approbateurs, il peut être borné; mais tel admirateur perdu dans la foule est tout aussi ému que ceux qui ont accueilli Raphaël et Michel-Ange. Ce qui est fait pour des hommes trouvera toujours des hommes pour y mettre le prix.

Je sais bien que Chenavard, toujours entêté de son fameux style, n'admet pas que la supériorité puisse se trouver dans tous les genres. Le beau qui convient à tel siècle lui paraîtra un beau de qualité inférieure; mais en lui passant même cette idée, pense-t-il qu'un homme vraiment supérieur ne portera dans quelque genre que ce soit assez de force, assez de nouveauté pour faire de toute espèce de genre un genre supérieur, comme il l'est lui-même à ce qui l'entoure?

*

15 octobre.—Dîné chez Barbier avec Dagnan, les Marseillais Pastré, Pascal, Genty de Bussy, etc.[405], Villot aussi.

Dagnan raconte l'histoire du duel du maréchal Maison, quand il n'était que garçon tapissier, et qui a probablement décidé de sa vocation militaire.

Tous les jours se passent à travailler le matin.

J'aurai presque entièrement fait les trois tableaux que j'avais apportés en projet, les toiles encore fraîches. J'avais le Christ dormant pendant ta tempête, Combat de lion et de tigre, Marocain montant à cheval; en outre, avancé le Polonius et l'Hamlet (sur carton), une Odalisque, d'après un daguerréotype et que j'ai apportée ébauchée.

Je m'impose, et cela me réussit, de ne rien finir que l'effet et le ton soient complètement trouvés, allant toujours, redessinant et corrigeant, et le tout au gré de mon sentiment du moment; et au fait, y a-t-il rien de plus sot que d'aller autrement?... Mon sentiment d'hier peut-il me guider aujourd'hui? J'ignore la manière des autres. Celle-là seule est faite pour moi. Quand tout a été conduit de la sorte, le fini n'est rien, surtout quand on a des tons qui rentrent tout de suite dans ceux déjà trouvés. Sans cela l'exécution perdrait sa franchise, et l'on gâterait la vivacité des touches de sentiment qui ne semblent alors presque pas modifiées.

Avant de repeindre, il faut enlever les épaisseurs.

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17 octobre.—Ton de la mer dans le Christ dormant sur les eaux: terre d'ombre naturelle, bleu de Prusse, un peu de chrome clair.—Bleu de Prusse et terre de Sienne naturelle très foncée à côté de laque et blanc donne par le mélange un violet essentiel.—Sienne naturelle et chrome foncé.

*

19 octobre.—Pour conserver le raisin: Le cueillir par un temps sec, le placer dans des paniers sans le froisser, le transporter dans une chambre au midi, et on le range avec précaution en isolant les grappes sur une légère couche de paille; une fois placé, il ne faut pas le toucher pour le servir. Les fenêtres garnies de persiennes et non de volets; toujours tenir fermé pour demi-lumière; ne pas ouvrir les fenêtres.

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21 octobre.—Les rôles de Racine sont presque tous parfaits. Il a pensé à tout, n'a point fait de remplissages: Burrhus, premier rôle s'il en fut; Narcisse de même; Britannicus, le naïf, l'ardent, l'imprudent Britannicus; Junie, si aimante, mais délicate, prudente au milieu de toute sa tendresse, mais prudente seulement pour son amant. Je passe sous silence Néron et Agrippine, parce que, au théâtre, avec deux rôles comme ceux-là, avec un seul quand il est rempli par un acteur passable, on sort content; on croit qu'on a vu une pièce de Racine, même quand on a laissé passer sans les remarquer, à travers le débit des mauvais auteurs, toutes ces nuances, qui sont cependant tout Racine.

Il y a des pièces où le personnage principal, celui qui est le pivot de la pièce, est sacrifié et donné toujours à des subalternes. Est-il un personnage comparable à celui l'Agamemnon? L'ambition, la tendresse, ses attitudes devant sa femme, enfin ses agitations perpétuelles, qu'on ne peut imputer pourtant à une faiblesse de sentiment, qui lui ôterait l'estime du spectateur, mais à la situation la mieux faite pour mettre à l'épreuve un grand caractère. Je ne dis pas que le rôle d'Achille, que prend ordinairement le coryphée du théâtre, soit inférieur à celui d'Agamemnon; il est ce qu'il doit être, mais ce n'est pas celui-là qui fait l'intérêt de la pièce. Clytemnestre, Achille, Iphigénie, tous personnages frappants par la passion, par leur situation dans la pièce, mais qui sont en quelque sorte des instruments pour agir sur Agamemnon, qui le poussent, le pressent dans des sens divers.

Combien y a-t-il de gens qui réfléchissent à tout cela dans un spectacle?... et à ceux qui sont capables de réfléchir, je demanderai si c'est le jeu des acteurs qui les a portés à se rendre compte de ces impressions diverses?

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22 octobre.—Travaillé un peu à l'Odalisque d'après le daguerréotype, sans beaucoup d'entrain.

Le soir chez Barbier; Villot y était. Nous ne nous sommes pas dit une parole.

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Augerville, 23 octobre.—Parti à sept heures moins un quart. Pluie.—Voyagé dans l'omnibus jusqu'à Villeneuve en face d'un ecclésiastique de la plus belle figure, un peu dans le genre de Cottereau.—Attendu pour le convoi.

Arrivé à Fontainebleau par la pluie et trouvé le cabriolet attelé. Route à travers la forêt, qui eût été plus agréable sans le froid, dont je ne pouvais nie garantir malgré mes précautions.

Arrivé vers une heure à Augerville. Personne n'était là; j'ai été trouver Berryer et ces dames dans le parc.

Il y a peu de monde; cela met moins d'entrain. La princesse n'y est pas, Mme de la Grange non plus, Mme de Suzanet non plus; cela fait beaucoup de charme de moins. L'ami de Berryer, Richomme[406], est un bonhomme très amusant.

Le soir, j'étais très fatigué et suis monté après la musique. Petits morceaux de Batta, de sa composition, très gracieux.

Berryer nous conte à dîner sa visite au fameux Dugas, d'Amiens, pour lui commander un pâté. Il le trouve dans son cabinet, dans une robe de chambre à grands ramages et avec la gravité convenable, tirant de son tiroir les assaisonnements de ses pâtés, qu'il distribuait à ses garçons et à ses ses chargés aussi de la confection, et graduant les doses à raison de la proportion du pâté ou du lieu où on devait l'employer. Il s'informait aussi du moment où on devait manger le pâté.

C'était à dîner; on parlait beaucoup de cuisine, et je disais qu'elle dégénérait. Berryer citait à ce propos la préface de Carême attestant, de cette décadence qu'il déplore, les mânes de l'immortel Lavoypiere son maître. Cet illustre artiste avait été choisi par Murat, pour le suivre à Naples, quand il fut fait roi. Le grand Lavoypiere se récria sur la barbarie du pays où il arrivait: «On me donne deux batteries, grands dieux! deux batteries pour faire la cuisine d'un roi!»

J'ai oublié de mentionner que l'illustre Dugas, l'homme aux pâtés d'Amiens, avait cru devoir emporter dans la tombe le secret de ses doses. Il en avait déshérité ses fils: ceci est le trait de caractère de l'artiste, de l'homme inspiré. Le grand Dugas eût tué ses disciples ignorants, de peur de voir compromettre la réputation des produits auxquels son nom avait donné la célébrité.

Il nous conte l'histoire de ce garçon menuisier, qui allait travailler chez X..., lequel était très habile sur le violon. Cet homme enthousiasmé ne se lassait pas de l'entendre et lui montrait le désir d'en apprendre autant. L'artiste le fait venir à ses moments perdus, le dimanche, quand il peut, et lui fait faire des exercices. Au bout d'un certain temps le menuisier, trouvant l'apprentissage un peu long, lui dit: «Monsieur, je ne suis qu'un pauvre homme, et ne puis mettre à cela autant de temps qu'un monsieur tel que vous. Soyez assez bon pour m'apprendre tout de suite le mot fin.»

*

24 octobre.—Couru dans le parc par un très beau temps et sorti seul avec bonheur aussitôt ma toilette faite. Je vais par le canal et les treilles jusqu'aux rochers; charmant souvenir de courts moments que j'y ai passés. Je me trouve encore trop jeune et tout surpris et presque attristé de mon émotion... Je dessine quelques-unes des figures fantastiques de rochers[407].

Berryer, au déjeuner, nous parie de Beugnot[408]. Il lui disait un jour, à propos de je ne sais quelle affaire, qu'il avait manqué de caractère à cette occasion: «Du caractère! lui dit Beugnot, mais je n'en ai jamais eu; je n'ai pas le moindre caractère; si j'en avais eu autant qu'on m'accorde d'esprit, j'aurais soulevé des montagnes.»

Sorti avec ces dames, Batta et Richomme. À déjeuner, ce dernier très amusant avec le docteur Aublé, de Malesherbes.

Berryer rappelle aussi ce mot de Pescatore, disant que ses serres l'ennuient et qu'il a envie de prendre le goût des tableaux.

*

27 octobre.—J'écris à Mme de F...[409].

Promenade hors du parc avec le docteur Aublé, Richomme et Mme de C***. Moulin, chemin couvert en montant, et retour dans un endroit charmant mêlé de bois et de roches.

—Mme Berryer, la belle-fille, veut faire maigre, malgré la dispense de l'évêque d'Orléans pour tout son diocèse. Elle ressemble au paysan qui, au milieu d'un prône qui avait arraché des larmes à tout le monde, était resté indifférent et dit aux gens qui lui reprochaient sa froideur, qu'il n'était pas de la paroisse.

Je dis à ce propos qu'abstraction faite de tout sentiment particulier, je trouvais le protestantisme une absurdité. Berryer me dit que Thiers avait dit précisément la même chose au prince de Wurtemberg... «Vous êtes contre la tradition du genre humain, contre le résumé de toutes les philosophies, et qui contient tout, etc.»

Berryer nous lit le soir des proverbes.

*

29 octobre.—À Malesherbes avec ces dames: petit château de Rouville, à un monsieur d'Aboville. Très beau pin maritime dans les rochers.

Berryer nous conte l'histoire de Henri IV égaré dans les environs, en revenant de chez sa maîtresse, Henriette d'Entragues, qu'il était venu voir de Fontainebleau. Il était seul, et, entrant dans une espèce de cabaret, il s'attable et demande qu'on lui fasse venir le bon drille de l'endroit pour causer avec lui. On lui amène un homme nommé Gaillard, que le Roi fait asseoir en face de lui. «Quelle est la différence d'un gaillard à un paillard?» lui dit-il. «M'est avis, dit l'autre, qu'il y a entre eux la largeur de cette table.»

Il écrit à M. de X***, qui avait perdu un œil dans une bataille à côté de lui: «Borgne, nous nous battons après-demain; trouve-toi à tel endroit avec ta compagnie, et gare les Quinze-Vingts!»

L'anecdote de Napoléon allant au mariage de Maret[410] à Saint-Cloud ou à Versailles. Il avait Talleyrand dans sa voiture; il lui dit que sa jeunesse avait fini à Saint-Jean d'Acre; il voulait dire, sans doute, sa confiance en son étoile. Les Anglais, disait-il, l'avaient arrêté là, comme il était en train d'aller à Constantinople. «Au reste, dit-il, ce qu'on m'a empêché de faire par le Midi, peut-être un jour le ferai-je par le Nord.» Talleyrand, surpris, écrivait quelques jours après à une vieille femme de l'ancien régime très connue: «Je ne sais si cet homme est fou (c'était encore au commencement du consulat); voilà ce qu'il m'a dit l'autre jour.»

Cette lettre tomba plus tard dans les mains de Pozzo; c'était au moment de la campagne de 1812. Pozzo, qui allait partout cherchant des ennemis à Napoléon, va jusqu'au Divan. Comme la Turquie était en guerre avec la Russie, et au moment où une armée russe s'avançait, il montre la lettre, et vient à bout de faire conclure entre les deux empires le traité qui permit à la Russie de porter toutes ses forces contre la France.

—Revenu ce jour par de très beaux sites, entre autres le puits singulier qu'on voit extérieurement. Je regrette bien de n'avoir pas fait un croquis.

Rochers sur le devant, etc., comme aussi un couvert d'arbres où je me suis rappelé Norma.

*

30 octobre.—Temps magnifique depuis trois jours.—Dans la journée, promenade avec ces dames, Berryer et le jeune M. de Quéru, par cet admirable temps et avec un grand sentiment de plaisir. Le clair de lune est magnifique après dîner; je n'en jouis qu'à moitié, à cause du cher Richomme qui n'a rien de romantique, mais qui est un bonhomme qui me plaît comme cela. Nous avons le soir avec nous M. de Laurenceau, qui était arrivé avec sa femme pour dîner.

Mme de C..., fort à son avantage au dîner: je tiens mon cœur à deux mains en sa présence, mais seulement quand elle a sa grande toilette et qu'elle montre ses bras et ses épaules; je redeviens très raisonnable dans la journée, quand elle a sa robe du matin. Elle est venue ce matin voir les peintures de ma chambre et m'a sans façon mené voir celles de la sienne, en me faisant passer par le cabinet de toilette. Ce qui me rassure sur ma sagesse, c'est que j'ai pensé que ce cabinet de toilette et cette chambre avaient vu dans d'autres moments la piquante M..., qui n'a ni ces bras ni cette gorge que je soupçonne, mais qui me plaît par le je ne sais quoi, par l'esprit, par la malice des yeux, par tout ce qui fait qu'on se souvient.

—La grand'mère de M. de Kerdrel lui disant au moment où, après avoir été élu en 1848, il allait siéger à Paris: «Mon fils, vous allez aux États, défendez bien les intérêts de la Bretagne.»

La grand'mère ou la mère de M. de Corbière, à qui on faisait compliment de ce que son fils était ministre: «Mon Dieu! la révolution n'est donc pas finie, puisque Pierrot est ministre?»

—Les cygnes qui vont visiter leurs petits.

—Partition d'Olette. Partition des Nozze... tout cela charmant.

*

31 octobre.—Après dîner, Berryer nous conte l'histoire de son grand-oncle Varroquier.

Envoyé par son père avec son frère cadet pour étudier chez le procureur, ou quelque chose d'approchant, comme ils étaient un jour sur le Cours-la-Reine, la duchesse de Berry vint à passer. Sur sa bonne mine, qui était remarquable, la princesse leur envoie un valet de pied pour leur dire qu'elle désirait lui parler. On le fait monter en voiture, et il disparaît pendant quarante-huit heures, au bout desquelles il reparaît pourvu d'un bon emploi dans la finance dans quelque province. Les deux frères mènent joyeuse vie et se carrent dans leur poste jusqu'à la mort de la duchesse, qui fut assez prompte.

Voilà mes hommes renvoyés; mais au lieu de retourner au pays, accoutumés à un certain genre de vie, et dans l'âge des entreprises, ils font argent de leurs meubles, de tout ce qu'ils peuvent, et s'en vont mener à peu près la même vie en Italie, à Rome ou à Naples. Quand vient le moment où il n'y avait plus d'argent, ils s'imaginent de se donner à eux-mêmes un brevet de médecin et de faire des pilules qu'ils s'en vont vendant le long de leur voyage par retour.

Revenus, de guerre lasse, au giron paternel, ils furent traités de bonne sorte, de libertins, de débauchés. Cependant le père s'apaisa, et ils reprirent l'un et l'autre je ne sais quelle manière de vivre dans leur petit endroit. Le père, un jour, leur demanda des détails sur le fameux carnaval de Venise, pensant qu'on ne pouvait avoir été en Italie sans pouvoir en donner des nouvelles. Nos deux voyageurs avouent qu'ils n'en avaient rien vu, attendu qu'ils n'avaient point été à Venise, à la grande surprise du père Varroquier.

Sur cette idée, leur tête s'enflamme de nouveau, et, lassés de la vie bourgeoise, après avoir obtenu d'une tante quelque argent, ils s'embarquent de nouveau et retournent en Italie, où le cadet mourut je ne sais comment.

C'est le grand-oncle lui-même qui raconta depuis à Berryer, âgé de seize ans, au moment où il allait à Paris, toute cette bonne histoire.

—Le temps est magnifique; je suis dehors presque toute la journée. Je me suis presque endormi sur un banc, pendant que M. de Laurençot contait à Richomme et à moi ses idées sur la révolution de 1848 et ses portraits des hommes de ce temps-là.

Promenade avec Mlle Vaufreland et Mme de L..., dans le parc et le potager.

Agréable soirée. Berryer nous lit l'École des bourgeois.


[393] Édouard Charton (1807-1890), littérateur et homme politique, qui fonda successivement le Magasin pittoresque et le Tour du monde.

[394] Delacroix n'a jamais réalisé ce projet.

[395] Cette observation caractéristique nous rappelle le propos qu'un amateur lança un jour à Corot, en le voyant dans le feu de l'exécution d'un tableau: «Tenez! vous ne savez pas ce que vous y mettez!» Corot se retourne un instant, puis reprend son travail en murmurant: «Il a peut-être raison!»

[396] Nous nous sommes appliqué dans notre Étude à faire ressortir l'analogie qui existait entre certaines faces de son esprit et les faces correspondantes de l'esprit de Stendhal, notamment en ce qui touche ce que nous avons appelé les principes directeurs de la vie. N'est-il pas intéressant de constater ici encore, cette analogie et de rapprocher de ce fragment du Journal le passage suivant de Stendhal: «L'homme d'esprit doit s'appliquer à acquérir ce qui lui est strictement nécessaire pour ne dépendre de personne; mais si, cette sûreté obtenue, il perd son temps à augmenter sa fortune, c'est un misérable.»

[397] Le Déluge était le premier des quarante tableaux représentant l'Histoire de l'humanité, où Chenavard voulait développer la succession chronologique des principales phases de la civilisation. Ces quarante peintures murales étaient destinées au Panthéon, dont Chenavard avait conçu une décoration grandiose. Ce projet ne fut pas réalisé.

[398] Se reporter aux premières années du Journal.

[399] Voir l'étude sur Puget que nous avons déjà indiquée, et la Correspondance, t. I, p. 288.

[400] En 1831, le gouvernement de Juillet avait mis au concours: Mirabeau répondant au marquis de Dreux-Brézé. Delacroix et Chenavard exécutèrent chacun une composition sur ce sujet. L'œuvre de Delacroix a figuré à l'Exposition universelle de 1889. À propos de cette toile, H. de la Madelène écrivait: «Comme les poètes, Delacroix devine. On ne peut même concevoir que les choses aient pu se passer autrement qu'il ne les a peintes. Le marquis de Dreux-Brézé, signifiant aux gens du tiers la volonté du Roi, n'a pu avoir une autre attitude que celle que l'artiste lui prête en face de la foudroyante apostrophe de Mirabeau.» (Voir Catalogue Robaut, n° 360.)

[401] Voir Catalogue Robaut, n° 1076.

[402] Voir Catalogue Robaut, nos 1304 à 1307.

[403] Voir Catalogue Robaut, n° 1045.

[404] Voir Catalogue Robaut, nos 589 et 766.

[405] Genty de Bussy, administrateur et homme politique, devint conseiller d'État, et siégea à la Chambre des députés de 1842 à 1848, époque où il rentra dans la vie privée et fut mis en disponibilité.

[406] Mme Jaubert donne sur Richomme les détails suivants: «L'intérieur de Berryer paraîtrait incomplet si l'on n'y retrouvait la figure de son fidèle Richomme, qui avait débuté dans la même étude d'avoué que lui, tous deux clercs et compagnons de plaisir... Une déraison pleine de comique, des lueurs de bon sens et de sensibilité, une gaieté inaltérable avec un grain de malice, tel était l'hôte admis au foyer de Berryer, sans que jamais il pût sentir que la main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit.»

[407] Surtout les rochers qui donnaient l'illusion de figures humaines, aux mouvements les plus contorsionnés. Il a trouvé, dans ces croquis, l'inspiration de plusieurs sujets.

[408] Jacques-Claude Beugnot (1761-1835), ancien député constitutionnel à la Législative, emprisonné sous la Terreur; préfet de la Seine-Inférieure après le 18 brumaire, puis conseiller d'État et administrateur du grand-duché de Berg, sous l'Empire; se rallia aux Bourbons, devint ministre sous la Restauration et fut élevé à la pairie en 1830. Il est l'auteur du mot fameux, attribué au comte d'Artois revenant à Paris: «Il n y a rien de changé en France, il n'y a qu'un Français de plus.»

[409] Voir cette lettre de Delacroix à la Correspondance, t. II, p. 115.

[410] Maret, qui reçut plus tard le titre de duc de Bassano, était alors secrétaire général du Premier Consul.


1er novembre.—Remonté le matin avant déjeuner dans le parc un moment. On devait déjeuner un peu plus tôt pour aller à la messe. J'ai rencontré là Mme de C..., descendue je ne sais pourquoi.

Un peu de bateau dans la journée; elles s'écoulent doucement, mais franchement; c'est trop d'abandon de tout exercice d'imagination. Qu'est-ce donc, grand Dieu! que la vie de ces gens qui vivent toujours comme je le fais dans ce moment-ci! Tous ces élégants, toutes ces femmelettes, ne font pas autre chose que se traîner d'un temps à l'autre en ne faisant rien ou en ne s'occupant de rien.

Promenade avec Richomme à la fin de la journée, pendant les vêpres, dont nous sommes dispensés; puis avec lui et Cadignan.

Le soir, billard, le fameux mistigri, etc.

—Je suis de mauvaise humeur contre moi-même.

—M. de Cadignan me parle longuement d'une affaire que Berryer doit plaider pour des domestiques auxquels leur maître a légué sa fortune; ce jeune homme, qui travaille avec lui continuellement et lui prépare ses affaires, me le fait voir bien plus grand encore que je ne le croyais. Il me parle de son désintéressement, de son mépris de ce qui est en dessous de lui. Il ne veut pas aller à Orléans ni je ne sais où, plaider pour M. Jouvin, gantier, qui ne lui demande que quelques instants de son talent et lui offre dix mille francs pour cela.

*

2 novembre.—J'ai été bien frappé de la messe des Morts, de tout ce qu'il y a dans la religion pour l'imagination, et en même temps combien elle s'adresse au sens intime de l'homme.

Beau mites, beati pacifici: quelle doctrine a jamais fait ainsi, de la douceur, de la résignation, de la simple vertu, l'objet unique de l'homme sur la terre!

Beati pauperes spiritu: le Christ promet le ciel aux pauvres d'esprit, c'est-à-dire aux simples. Cette parole est moins faite pour abaisser l'orgueil dans lequel se complaît l'esprit humain quand il se considère, que pour montrer que la simplicité du cœur l'emporte sur les lumières.

*

3 novembre.—Pluie; le temps se remet le soir. Promenade, après déjeuner, sous les pins, avec Richomme et L... Berryer vient nous joindre avant dîner.

Avant dîner, promenade avec Mlle de Vaufreland, Berryer, Richomme; allées du haut, sapins, etc.

Le mistigri a occupé une partie de la soirée... Je suis effrayé de la difficulté de fixer mon attention sur des bagatelles comme celles-là: j'ai l'air d'un imbécile.

L'air du Comte Ory me roule sans cesse dans la tête. Je l'ai étudié au piano; maintenant je ne puis m'en distraire.

Arrêté le départ, dans la journée, avec Berryer, pour mardi.

*

4 novembre.—Je pense en me levant à l'impossibilité de faire la moindre chose dans la situation où je suis. La solitude seule, et la sécurité dans la solitude, permettent d'entreprendre et d'achever.

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Champrosay, 7 novembre.—Parti d'Augerville à neuf heures et demie.

Été d'abord à Étampes avec ces trois dames; d'Étampes à Juvisy avec Mme de C...

J'étais à Champrosay avant trois heures. Ma bonne Jenny m'attendait au chemin de fer. J'ai été attristé de lui voir mauvaise mine. Elle est mieux que je ne pensais; elle avait été inquiète de n'avoir pas de lettre depuis longtemps.

Le soir, j'ai été voir ces dames: Mme Barbier est malade, et j'ai passé la soirée à causer très amicalement avec Mme Villot.

Les mouvements qu'excite en moi toute cette distraction ne sont pas de la nature que je voudrais. Pour un solitaire qui veut rester tel, il s'y mêle encore un élément dangereux. La jeunesse peut se partager entre toutes les émotions: le trésor se resserre avec l'âge; la muse est alors une maîtresse exigeante; elle vous abandonne à la moindre infidélité.

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8 novembre.—Fatigué de mon voyage et de mes petites émotions d'hier. Souffrant toute la journée: mauvaise disposition de corps et d'esprit. Agitation ou torpeur, sont-ce là les conditions inévitables? Non, si je me rappelle mille moments de ma vie depuis quelques années que je me suis tiré du tourbillon. Dans maintes occasions j'ai savouré avec bonheur le sentiment de liberté et de possession de moi-même, qui doit être le seul bien où je doive aspirer.

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9 novembre.—J'ai prolongé mon séjour un peu plus que je ne voulais auprès du cousin, dont l'amabilité ne s'est pas ralentie. J'avais aussi dans cet agréable lieu une aimable société qui n'a pas laissé de place à l'ennui; mais j'éprouve qu'une si agréable oisiveté est dangereuse pour un homme qui veut se retirer du monde. Quand il faut retourner au travail et à la tranquillité, on ne se trouve plus le même, on ne rentre plus avec la même facilité dans l'ornière de tous les jours.

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17 novembre.—Il faut considérer la terre de Sienne brûlée comme un orangé primitif. Son mélange avec le bleu de Prusse et blanc donne un gris qui est très fin.—Laque jaune et terre de Sienne brûlée ôte à la terre de Sienne brûlée seule sa crudité et lui donne un brillant incomparable.—Excellent pour réchauffer des chairs préparées trop grises.

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Paris, 21 novembre.—Dîné chez la princesse, que j'ai revue pour la première fois depuis son voyage: délicieuse musique et aimable personne.

Depuis un jour ou deux, repris le tableau de la Chasse aux lions. Je vais le mettre, je crois, en bonne voie.

—Éviter le noir; produire les tons obscurs par des tons francs et transparents: ou laque, ou cobalt, ou laque jaune, ou terre de Sienne naturelle ou brûlée. Dans le cheval café au lait, je me suis bien trouvé, après l'avoir trop éclairci, d'avoir repris les ombres, notamment avec des tons verts et prononcés. Se rappeler cet exemple.

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25 novembre.—Mes journées se passent à travailler; je suis heureux de m'enterrer dans l'étude. Heureuses, heureuses distractions! douce tranquillité que les passions ne peuvent donner! Je manque malheureusement toutes mes affaires: je ne peux écrire une lettre ni faire une visite.

Je n'ai pas encore vu ces dames d'Augerville, et le moment se passe.

Avant dîner, chez Mme de la Grange: c'est une aimable personne, pleine de l'envie d'être bonne et agréable. Ensuite dîné chez Chabrier; je me suis peu diverti; des lampes assassines, des bougies partout.

X... venu le soir de Saint-Cloud pour y retourner: quatre ou cinq mois ont beaucoup changé mon ami. C'est un homme qui a beaucoup perdu à se trouver dans la sphère où il est comme égaré, eu égard à ses opinions tranchées, au moins à celles dont il faisait parade.

Mme Chabrier me parle de la vie que mène Poinsot: rentré le soir vers minuit,—il sort presque tous les soirs,—il se déshabille et reste jusqu'à près de trois heures du matin sans se coucher, à penser et à se reposer. Il mange ensuite et va au lit immédiatement. Ne sonne son déjeuner que vers dix ou onze heures, reste chez lui sans recevoir jusque vers deux heures; va à ses affaires. Dîne entre sept et huit heures, quand il dîne chez lui, et va dans le monde ensuite. Vieillard prétend qu'il n'a jamais beaucoup travaillé.

*

27 novembre.—Dîné avec Chenavard et Boissard. C'est toujours le même homme qui vous attire et vous repousse. Ce bon Boissard, en revenant, me disait qu'il le pratiquait depuis plus longtemps que moi et qu'il l'avait toujours trouvé tel.

Dans la journée chez Level, sculpteur, rue de Varennes. J'ai gelé l'allée et le retour et attendu sa venue dans son atelier, en tête-à-tête avec une péronnelle qui m'a montré ses œuvres. Pauvre sculpteur! Pauvre Napoléon! pauvre Charlemagne! que ceux qui sortent du ciseau de ce bas Normand, qui a une barbe longue et fourchue comme celle du Moïse de son confrère Michel-Ange!

—Anecdotes de Chenavard sur les hommes du temps de Louis XIV.


1er décembre.—Chez Halévy après le conseil.

Le soir, retourné chez lui. Sa femme va mieux. Ils doivent être bien heureux.

Longue conversation avec Mme Doux sur la peinture. Elle doit venir voir mon atelier mercredi et particulièrement ma palette.


19 décembre.—Diné chez Mme de la Grange avec Berryer, la princesse. Mme de X... venue le soir: robe noire, rubans verts, qui lui seyaient à merveille. Grande conversation sur les sujets les plus délicats avec M ...—Situation bizarre, au demeurant très amusante et propre à passer le temps.

FIN DU TOME SECOND.


Marg... Malheureuse! Ah! si je pouvais me soustraire aux pensées qui...
Faust, tragédie de M. de Goethe, traduite en français par M. Albert Stapfer C. Motte (Paris) 1828.


TABLE ALFABÉTHIQUE DES NOMS ET DES ŒUVRES
CITÉS DANS LE JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
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