Journal de Eugène Delacroix, Tome 3 (de 3): 1855-1863
The Project Gutenberg eBook of Journal de Eugène Delacroix, Tome 3 (de 3)
Title: Journal de Eugène Delacroix, Tome 3 (de 3)
Author: Eugène Delacroix
Editor: Paul Flat
René Piot
Release date: April 24, 2017 [eBook #54600]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe at
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JOURNAL
DE
EUGÈNE DELACROIX
TOME TROISIÈME
1855-1863
SUIVI D'UNE TABLE ALPHABÉTIQUE
DES NOMS ET DES ŒUVRES CITÉS
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS PAR MM. PAUL FLAT ET RENÉ PIOT
Portraits et fac-simile
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE 10e
1895
JOURNAL
DE
EUGÈNE DELACROIX
1855
Paris, 8 janvier.—Dîné chez Mme de Blocqueville[1] avec Cousin[2]. Singulière maison.
Cousin, en sortant, m'assure que, toutes informations prises, elle est fort honnête, sauf les petits loisirs que lui laisse l'absence de son mari, avec qui elle vit mal, mais qui ne fait que des apparitions.
Je m'accroche à lui pour retourner chez Thiers[3]; il n'y était pas, ni sa femme. Mme Dosne m'invite pour le vendredi de la semaine suivante.
*
9 janvier.—Dîné enfin chez la princesse[4], après avoir refusé deux fois, je crois, à cause de mon malaise, suite de la grippe.—Se rappeler une sonate de Mozart qu'elle joue seule.
Berryer y est venu, ainsi que les dames de Vaufreland. Il m'a mené chez Mme de Lagrange, à qui je devais une visite depuis le dîner que j'y avais fait il y a longtemps déjà, le jour où j'avais causé longuement avec la princesse.
—Magnifique sujet: Noé sacrifiant avec sa famille après le déluge: les animaux se répandent sur la terre, les oiseaux dans les airs; les monstres condamnés par la sagesse divine gisent à moitié enfouis dans la vase; les branches dégouttantes se redressent vers le ciel[5].
*
20 janvier.—Chez Viardot[6]. Musique de Gluck chantée admirablement par sa femme.
Le philosophe Chenavard ne disait plus que la musique est le dernier des arts! Je lui disais que les paroles de ces opéras étaient admirables. Il faut des grandes divisions tranchées; ces vers arrangés sur ceux de Racine et par conséquent défigurés, font un effet bien plus puissant avec la musique.
Le lendemain dimanche, chez Tattet[7]. Membrée[8] a chanté des morceaux de sa composition; celui des Étudiants serait mauvais, même avec la plus belle musique. C'est un petit opéra sans récitatif, c'est-à-dire que le récit et le chant ne font qu'un; c'est fatigant pour l'esprit, qui n'est ni au récit ni à la musique, tout en courant à chaque instant après l'un et l'autre. Nouvelle preuve qu'il ne faut pas sortir des lois qui ont été trouvées au commencement sur tous les arts. Racontez ce qu'il vous plaira avec les récitatifs, mais avec le chant ne faites chanter que la passion, sur des paroles que mon esprit devine avant que vous les disiez.
Il ne faut point partager l'attention: les beaux vers sont à leur place dans la tragédie parlée; dans l'opéra, la musique seule doit m'occuper.
Chenavard convenait, sans que je l'en priasse, qu'il n'y a rien à comparer à l'émotion que donne la musique: elle exprime des nuances incomparables. Les dieux pour qui la nourriture terrestre est trop grossière, ne s'entretiennent certainement qu'en musique. Il faut, à l'honneur mérité de la musique, retourner le mot de Figaro: Ce qui ne peut pas être chanté, on le parle. Un Français devait dire ce que dit Beaumarchais.
—Dîné chez Thiers: Cousin, Mme de Rémusat que j'ai revue avec plaisir, etc.
Chez Tattet ensuite, où j'ai entendu Membrée.
Ce qui met la musique au-dessus des autres arts (il y a de grandes réserves à faire pour la peinture, précisément à cause de sa grande analogie avec la musique), c'est qu'elle est complètement de convention, et pourtant c'est un langage complet; il suffit d'entrer dans son domaine.
*
24 janvier.—Au bal de Morny, le soir. Mérimée me parle d'un nommé Lacroix qui vend de bon papier.
Je remarque encore l'étonnante perfection des Flamands à côté de quoi que ce soit: il y avait là un joli Watteau, qui devenait complètement factice, comme je l'avais déjà remarqué antérieurement.
*
25 janvier.—Dîné chez Payen[9].—Mme Barbier ensuite.
*
28 janvier.—Chez Thiers le soir; il me parle des ressources prodigieuses que Napoléon trouva dans son génie et dans son audace infatigable pendant la mémorable campagne de 1814.
*
29 janvier.—Dîné chez Mme de Blocqueville avec
Thiers, Cousin, la duchesse d'Istrie, une Mme de Léotaud, et un M. de Beaumont[10] qui fait partie du jury de l'Exposition; fort aimable et convenable de tous points, et bon appréciateur de toutes choses.
En sortant, chez Fould. Bal. Figures de coquins de toute espèce.
—Cousin, au dîner, avait raconté l'anecdote suivante: Louis XIV avait tenu un conseil particulier entre Louvois, Turenne, Condé et lui, sur un plan de campagne, en recommandant un secret absolu; huit jours après, il lui revient que son plan est connu. Interpellant Turenne, il le lui dit et ajouta, connaissant son inimitié pour Louvois: «Ce sera ce coquin de Louvois!» Turenne répond: «Non, Sire, c'est moi.» À cela le Roi lui dit: «Vous l'aimez donc toujours!»
*
30 janvier.—Chez Mme de Lagrange. Je suis arrivé malheureusement de bonne heure, c'est-à-dire à dix heures. Qui croirait que c'est encore une heure indue le soir à Paris?
J'ai trouvé là le vieux Rambuteau[11] qui est aveugle et qui me dit, quand on lui dit qui j'étais, qu'il était très fâché de n'avoir pas été ainsi prévenu de ma présence chez Mme de Blocqueville, la première fois que j'y dînai; qu'il m'aurait dit à quel point il avait toujours admiré mes peintures. Or le vieux scélérat ne m'a jamais adressé la parole, dans le temps qu'il était préfet, que pour me recommander de ne pas gâter son église de Saint-Denis du Saint-Sacrement. Ce tableau de treize pieds[12], payé 6,000 francs, avait été donné à Robert Fleury, qui, ne s'y sentant pas porté, m'avait proposé de le faire à sa place, avec l'agrément, cela va sans dire, de l'administration. Varcollier, moins apprivoisé dans ce temps avec moi et avec ma peinture, consentit dédaigneusement à ce changement de personne, le préfet plus difficilement encore, à ce que je crois, dans la profonde défiance où il était de mes minces talents.
L'adversité rend aux hommes toutes les vertus que la prospérité leur enlève.
Cela me rappelle que, quand je fus revoir Thiers, au retour de son petit exil, il déplora la mesquinerie des commandes qu'on me faisait; à l'entendre, j'aurais dû avoir tout à faire et être magnifiquement récompensé.
*
31 janvier.—Fortoul,—Dumas ensuite.
Je suis resté au coin de mon feu à cause du dégel. Puis, repris à dix heures d'un beau courage, j'ai été prendre l'air.
[1] Louise-Adélaïde d'Eckmühl, marquise de Blocqueville, était la dernière fille du maréchal Davoust, dont elle a fait revivre dans un livre important la sévère figure. Elle est aussi l'auteur de plusieurs ouvrages de psychologie mystique.
[2] Victor Cousin, qui depuis 1852 n'occupait plus sa chaire de philosophie à la Sorbonne, travaillait alors à ses Études sur les femmes et la société du dix-septième siècle, et avait déjà fait paraître Madame de Longueville (1853) et Madame de Sablé (1854).
[3] Delacroix, habitant à cette époque rue Notre-Dame de Lorette, était par conséquent tout à fait voisin de M. Thiers.
[4] La princesse Marcellini Czartoryska.
[5] Ce sujet de tableau n'a pas été traité par Delacroix.
[6] Louis Viardot (1800-1883), littérateur. On lui doit un grand nombre de traductions d'ouvrages espagnols et russes. Il avait en 1841 fondé avec George Sand et Pierre Leroux la Revue indépendante et pris un moment la direction du théâtre italien à la salle Ventadour en 1838. C'est là qu'il connut la célèbre cantatrice Pauline Garcia, qui devint sa femme en 1840.
[7] Alfred Tattet, banquier très répandu dans le monde artistique et littéraire, ami fidèle d'Alfred de Musset, qui lui dédia quelques-unes de ses poésies.
[8] Edmond Membrée (1820-1882), compositeur français, élève de Carafa. Il écrivit notamment les chœurs de l'Œdipe-Roi, de J. Lacroix, joué au Théâtre-Français en 1858.
[9] Anselme Payen (1795-1871), chimiste, professeur à l'École centrale et au Conservatoire des arts et métiers, membre de l'Académie des sciences.
[10] Adalbert de Beaumont, peintre et littérateur, qui exposa à plusieurs Salons et écrivit dans divers journaux et revues des articles sur les questions d'art.
[11] Le comte de Rambuteau (1781-1869) avait été préfet de la Seine sous la monarchie de Juillet. Ce fut lui qui commença dans Paris les travaux d'embellissement qui devaient plus tard, sous l'administration du baron Haussmann, transformer la capitale.
[12] Ce tableau, Pieta, fut peint directement sur le mur. (Voir Catalogue Robaut, n° 768.)
2 février.—Dîné avec Mme de Forget.—Chez Mme Cerfbeer ensuite. J'ai fait les deux choses.
Beaucoup causé avec Eugène[13], que j'aime beaucoup.
Chez Cerfbeer[14] ensuite, où l'on étouffait; j'ai causé avec Pontécoulant[15] et avec sa femme. Il me disait assez justement que la prise de Sébastopol serait l'empêchement irrémédiable à la paix; que l'Empereur, en 1812, n'avait pas rétabli le royaume de Pologne pour ne pas fermer tout retour à la paix, bien persuadé que la Russie n'abandonnerait jamais ses prétentions sur la Pologne et en ferait toujours un objet d'amour-propre au premier chef, comme elle en fait un de sa possession de la Crimée, le talisman véritable qui lui ouvre le chemin à la domination de l'Orient.
En sortant, je me suis promené sur le boulevard avec délices: j'aspirais la fraîcheur du soir, comme si c'était chose rare. Je me demandais, avec raison, pourquoi les hommes s'entassent dans des chambres malsaines, au lieu de circuler à l'air pur, qui ne coûte rien. Ils ne causent que de choses insipides qui ne leur apprennent rien et ne les corrigent de rien; ils font avec application des parties de cartes ou bâillent solitairement au milieu de la cohue, quand ils ne trouvent personne à ennuyer.
3 février.—Chez Viardot.—Delangle[16].
*
5 février.—Chez Thiers, le soir: j'y suis resté très longtemps; il m'a accaparé, et nous avons parlé guerre; il a mis en poudre mon système.
En sortant et très tard, chez Halévy: calorifères étouffants. Sa pauvre femme emplit sa maison de vieux pots et de vieux meubles; cette nouvelle folie le mènera à l'hôpital. Il est changé et vieilli: il a l'air d'un homme entraîné malgré lui. Comment peut-il travailler sérieusement au milieu de ce tumulte? Son nouveau poste à l'Académie[17] doit prendre beaucoup sur son temps et l'écarter de plus en plus de la sérénité et de la tranquillité que demande le travail.
Sorti de ce gouffre le plus tôt que j'ai pu. L'air de la rue m'a semblé délicieux.
*
6 février.—Dîné chez la princesse. Elle me plaît toujours: elle avait une robe dont elle ne savait que faire; l'étoffe en était si magnifique qu'elle ressemblait à une cuirasse de vingt aunes; grâce à cette ampleur ridicule, toutes les femmes se ressemblent en ressemblant à des tonneaux.
Après dîner, j'ai été un moment chez Fould et suis revenu pour l'entendre avec Franchomme; mais le plaisir de la soirée avait été deux ou trois morceaux de Chopin qu'elle m'avait joués avant mon départ pour aller chez le ministre.
Grzymala, à dîner, nous a soutenu que Mme Sand avait accepté de Meyerbeer de l'argent pour les articles qu'elle a faits à sa louange. Je ne puis le croire et j'ai protesté. La pauvre femme a bien besoin d'argent: elle écrit trop et pour de l'argent; mais descendre jusqu'au métier des feuilletonistes à gages, c'est ce que je ne puis croire!
Berryer venu chez la princesse.
*
7 février.—Soupe chez la fameuse comtesse de Païva. Ce luxe effrayant me déplaît; on ne rapporte aucun souvenir de semblables soirées: on est plus lourd le lendemain, voilà tout.
Depuis moins de quinze jours, j'ai travaillé énormément: je suis occupé maintenant de Foscari[18]. J'avais auparavant donné aux Lions[19] une tournure que je crois enfin la bonne, et je n'ai plus qu'à terminer en changeant le moins possible.
*
11 février.—Dîner chez Bornot.
*
15 février.—Dîné chez Lefuel avec Arago, Français, etc.
*
19 février.—Berryer m'écrit ce soir pour me demander si j'ai un moyen de trouver une place pour jeudi prochain, jour de son élection. Je lui réponds:
«Mon cher cousin, je m'empresse de vous dire que je n'espère qu'en vous pour trouver place à une séance aussi intéressante pour moi. Je n'ai quasiment bue des ennemis dans le palais Mazarin. Ils me veulent à la porte de toutes les façons; recevez-moi au moins pour ce jour, qui m'est cher à plus d'un titre. Votre mille fois affectionné et dévoué.»
En réponse à cette lettre, Berryer n'a pu m'envoyer qu'un billet dans les amphithéâtres haut perchés de l'Institut. En arrivant à midi et demi par la neige et le froid, j'ai trouvé que la queue remplissait jusqu'à la porte de la rue, c'est-à-dire tous les escaliers et passages qui conduisent audit amphithéâtre, lequel était plein, de sorte que ces bonnes gens, parmi lesquelles il y en avait qui prétendaient que ce côté était excellent, attendaient, ou l'évanouissement de quelque dame, ou je ne sais quel prodige pour se glisser dans l'intérieur; et ils étaient là deux cents!
Je boude un peu Berryer. En pareille situation, j'aurais voulu placer mon cousin. Tous ses amis de Frohsdorf et autres étaient, j'en suis sûr, bien installés, et avaient apporté leurs grandes oreilles pour l'écouter... Je me trompe: ils étaient là pour dire qu'ils y avaient été.
[13] Eugène de Forget.
[14] Alphonse Cerfbeer (1797-1859), auteur dramatique.
[15] Le comte de Pontécoulant (1794-1882), officier et littérateur. Il se battit sous les ordres de Napoléon pendant les Cent-jours et fut blessé en 1830 dans la campagne de Belgique à la tête d'un corps de volontaires parisiens qu'il avait organisé. De retour en France, M. de Pontécoulant s'est occupé de littérature et surtout de musique.
[16] Delangle était alors premier président de la cour de Paris.
[17] Halévy avait été nommé secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts le 29 juillet 1854.
[18] C'est la fameuse toile des Deux Foscari, que les admirateurs du maître ont pu voir pour la dernière fois à l'exposition de ses œuvres au palais des Beaux-Arts en 1885, car elle ne figurait pas à l'Exposition universelle de 1889. Elle appartient actuellement au duc d'Aumale et constitue l'un des plus précieux joyaux de sa galerie. (Voir Catalogue Robaut, nos 1272 et 1273.)
[19] Voir Catalogue Robaut, n° 1278.
4 mars.—Symphonie de Gounod[20] à deux heures.
*
5 mars.—Concert de l'aimable princesse. Le concerto de Chopin a produit peu d'effet. Ils s'obstinent à le jouer au lieu de ses délicieux petits morceaux. La pauvre princesse et son piano disparaissent sur ce théâtre. Quand la Viardot a préludé, pour chanter des mazurkas de Chopin arrangées pour la voix, on a senti l'artiste; c'est ce que me disait Delaroche, qui était près de moi, dans cette place où j'avais été relégué, après avoir offert la mienne aux dames de Vautreland.
Ces courts fragments de symphonie d'Haydn entendus hier m'ont ravi autant que le reste m'a rebuté. Je ne puis plus consentir à prêter mes oreilles ou mon attention qu'à ce qui est excellent.
—Sur le respect immodéré des maîtres: citer la froideur de certains Titien, le Christ au tombeau, etc., etc.[21].
—Oculos habent et non vident veut dire: De la rareté des bons juges en peinture.
—Sur le style... ne pas confondre avec la mode.
*
13 mars.—Dîné chez la princesse, à mon corps défendant... J'ai refusé si souvent que j'y vais par devoir. Bon morceau de Mozart joué par elle avec basse, violon et violoncelle, précédé d'un morceau de Mendelssohn joué par la princesse de Chimay, ennuyeux de tout point.
Je me sauve après le morceau de Mozart et j'évite la Polonaise de Chopin, dont nous étions menacés.
*
14 mars.—J'ai quitté mon travail acharné sur mes Lions, pour aller à une heure voir la salle d'exposition.
En revenant, chez Riesener.
Je suis depuis quelque temps dans un mauvais état de santé: l'estomac est capricieux, et c'est lui pourtant qui conduit tout le reste. À présent, mon malaise me prend au milieu de la journée, et je peux quelquefois faire une séance à la fin du jour. Je me lève très matin.
*
15 mars.—Dîné chez Bertin; ce bon Delsarte m'a dit que Mozart avait outrageusement pillé Galuppi[22], à peu près sans doute comme Molière a pillé partout où il a trouvé. Je lui ai dit que ce qui était Mozart n'avait pas été pris à Galuppi ni à personne. Il met Lulli au-dessus de tout, même de Gluck, qu'il admire pourtant fort.
Il a chanté des chansonnettes anciennes et charmantes, chantées avec le goût qu'il y met. Je lui ai fait remarquer que s'il prenait la peine de chanter avec le même soin la musique des grands musiciens qu'il n'aime pas, elle ferait autant d'effet, et peut-être davantage. Il a chanté le bel air de Telasco, toujours avec le même ravissement pour moi.
On passe à certains artistes leurs excentricités sur un point, sans diminuer de l'estime de leur talent: Delsarte est une espèce de fou dans sa conduite; ses projets pour le bonheur de l'humanité, sa volonté persévérante de se faire pendant quelque temps médecin homéopathe, et enfin sa préférence ridicule et exclusive pour l'ancienne musique, qui est le pendant de son excentricité en manière de se conduire, le classent avec Ingres, par exemple, dont on dit qu'il se conduit comme un enfant, et qui a des préférences et des antipathies également sottes... Il manque quelque chose à ces gens-là. Ni Mozart, ni Molière, ni Racine ne devaient avoir de sottes préférences, ni de sottes antipathies; leur raison, par conséquent, était à la hauteur de leur génie, ou plutôt était leur génie même.
Le stupide public abandonne aujourd'hui Rossini pour Gluck, comme il a abandonné autrefois Gluck pour Rossini; une chansonnette de l'an 1500 est mise au-dessus de tout ce que Cimarosa a produit. Passe pour ce stupide troupeau à qui il faut absolument changer d'engouement, par la raison qu'il n'a de goût et de discernement sur rien! mais des hommes de métier, artistes ou à peu près, qu'on qualifie d'hommes supérieurs, sont inexplicables de se prêter lâchement à toutes ces sottises...
*
16 mars.—C'est à partir de ce jour que j'ai été pris d'indisposition et forcé d'interrompre tout travail pendant un assez long temps.
*
23 mars.—Je remarque ce matin, en examinant des croquis[23] que j'ai faits d'après des figures de la galerie d'Apollon (sculptures sur les corniches) et copiés d'après le livre gravé que Duban m'avait prêté, l'incorrigible froideur de ces morceaux. Je ne peux l'attribuer, malgré la largeur d'exécution, qu'à l'excessive timidité, qui ne permet jamais à l'artiste de s'écarter du modèle, et cela dans des figures accroupies sur des corniches et dans lesquelles la fantaisie était plus que permise.
C'est par amour de la perfection que ces figures sont imparfaites. Il y a un peu du reflet de cette exactitude outrée dans toute l'école qui commence au Poussin et aux Carrache. La sagesse est sans doute une qualité, mais elle n'ajoute pas de charme. Je compare la grâce des figures d'un Corrège, d'un Raphaël, d'un Michel-Ange, d'un Bonasone, d'un Primatice, à celle d'une ravissante femme, qui vous enchante sans qu'on sache pourquoi. Je compare, au contraire, la froide correction des figures du style français à ces grandes femmes bien bâties, mais dépourvues de charme.
*
25 mars.—Hier samedi, continuation du malaise, mais avec quelque mieux. Je lis toujours le roman de Dumas, de Nanon de Lartigues[24]: je dors par intervalles. Ce roman est charmant au commencement; puis, comme à l'ordinaire, viennent des parties ennuyeuses, mal digérées ou emphatiques. Je ne vois pas encore poindre tout à fait dans celui-ci les passages prétendus dramatiques et passionnés, comme il en introduit dans tous ses romans, même les plus comiques.
Ce mélange du comique et du pathétique est décidément de mauvais goût. Il faut que l'esprit sache où il est, et même il faut qu'il sache où on le mené. Nous autres Français, familiarisés depuis longtemps avec cette manière d'envisager les arts, nous aurions de la peine, à moins d'une très grande habitude de l'anglais, par exemple, à nous faire une idée de l'effet contraire dans les pièces de Shakespeare. Nous ne pouvons imaginer ce que serait une bouffonnerie sortant de la bouche du grand prêtre, d'une Athalie, ou seulement la plus petite atteinte vers le style familier. La Comédie ne présente le plus souvent que des passions très sérieuses dans celui qui les éprouve, mais dont l'effet est de provoquer le rire, plutôt que l'émotion tragique.
Je crois que Chasles avait raison quand il me disait dans une conversation sur Shakespeare, dont j'ai parlé dans un de ces calepins: «Ce n'est ni un comique ni un tragique proprement dit; son art est à lui, et cet art est autant psychologique que poétique; il ne peint point l'ambitieux, le jaloux, le scélérat consommé, mais un certain jaloux, un certain ambitieux, qui est moins un type qu'une nature avec ses nuances particulières.» Macbeth, Othello, Iago, ne sont rien moins que des types; les particularités ou plutôt les singularités de ces caractères peuvent les faire ressembler à des individus, mais ne donnent pas l'idée absolue de chacune de leurs passions. Shakespeare possède une telle puissance de réalité qu'il nous fait adopter son personnage comme si c'était le portrait d'un homme que nous eussions connu. Les familiarités qu'il met dans les discours de ses personnages, ne nous choquent pas plus sans doute que celles que nous rencontrerions chez les hommes qui nous entourent, qui ne sont point sur un théâtre, mais tour à tour affligés, exaltés ou même rendus ridicules par les différentes situations que comporte la vie comme elle est; de là des hors-d'œuvre qui ne choquent point dans Shakespeare, comme ils feraient sur notre théâtre. Hamlet, au beau milieu de sa douleur et de ses projets de vengeance, fait mille bouffonneries avec Polonius, avec des étudiants; il s'amuse à instruire les acteurs qu'on lui amène, pour représenter une mauvaise tragédie. Il y a en outre dans toute la pièce un souffle puissant et même une progression et un développement de passions et d'événements qui, bien qu'irréguliers dans nos habitudes, prennent un caractère d'unité qui établit dans le souvenir celle de la pièce. Car, si cette qualité souveraine ne se trouvait pas avec les inconvénients dont nous venons de parler, ces pièces n'auraient pas mérité de conserver l'admiration des siècles. Il y a une logique secrète, un ordre inaperçu dans ces entassements de détails, qui sembleraient devoir être une montagne informe et où l'on trouve des parties distinctes, des repos ménagés, et toujours la suite et la conséquence.
Je remarque ici même, à ma fenêtre, la grande similitude que Shakespeare a en cela avec la nature extérieure, celle par exemple que j'ai sous les yeux, j'entends sous le rapport de cet entassement de détails dont il semble cependant que l'ensemble fasse un tout pour l'esprit. Les montagnes que j'ai parcourues pour venir ici, vues à distance, forment les lignes les plus simples et les plus majestueuses; vues de près, elles ne sont même plus des montagnes, ce sont des parties de rochers, des prairies, des arbres en groupes ou séparés, des ouvrages des hommes, des maisons, des chemins, occupant l'attention tour à tour.
Cette unité, que le génie de Shakespeare établit pour l'esprit à travers ses irrégularités, est encore une qualité qui est propre à lui.
Mon pauvre Dumas, que j'aime beaucoup et qui se croit sans doute un Shakespeare, ne présente à l'esprit ni des détails aussi puissants, ni un ensemble qui constitue dans le souvenir une unité bien marquée. Les parties ne sont point pondérées; son comique, qui est sa meilleure partie, semble parqué dans de certains endroits de ses ouvrages; puis, tout à coup, il vous fait entrer dans le drame sentimental, et ces mêmes personnages qui vous faisaient rire deviennent des pleureurs et des déclamateurs. Qui reconnaîtrait, dans ces joyeux mousquetaires du commencement de l'ouvrage, ces êtres de mélodrame engagés à la fin dans cette histoire d'une certaine milady, que l'on juge en forme et qu'on exécute au milieu de la tempête et de la nuit? C'est le défaut habituel de Mme Sand. Quand vous avez fini de lire son roman, vos idées sur ses personnages sont entièrement brouillées; celui qui vous divertissait par ses saillies ne sait plus que vous faire verser des larmes sur sa vertu, sur son dévouement à ses semblables, ou parle le langage d'un thaumaturge inspiré; je citerais cent exemples de cette déception du lecteur.
—Le jeune Armstrong venu; il m'a parlé de Tuilier[25], qui a laissé cent mille livres sterling pour fonder une retraite pour les artistes pauvres ou infirmes; il vivait avaricieusement avec une vieille servante. Je me rappelle l'avoir reçu chez moi une seule fois, quand je demeurais au quai Voltaire; il me fit une médiocre impression; il avait l'air d'un fermier anglais: habit noir assez grossier, gros souliers et mine dure et froide.
*
31 mars.—Je vais mieux: j'ai repris mon travail. M... venue vers quatre heures voir mes tableaux; elle m'engage à venir lundi pour entendre Gounod. Elle avait un châle vert qui lui nuisait horriblement, et cependant elle conserve son charme. L'esprit fait beaucoup en amour; on pourrait devenir amoureux de cette femme-là, qui n'est plus jeune, qui n'est point jolie et qui est sans fraîcheur. Singulier sentiment que celui-là! Ce qui est au fond de tout cela est toujours la possession, mais la possession de quoi, dans une femme qui n'est pas jolie? Celle de ce corps qui n'a rien d'agréable? Car, si c'est de l'esprit qu'on est amoureux, on en jouit tout autant sans posséder ce corps sans attraits: mille femmes jolies sont là qui ne vous donnent pas une distraction. L'envie de tout avoir d'une personne qui nous a émus, une certaine curiosité, mobile puissant en amour, l'illusion peut-être de pénétrer plus avant dans cette âme et dans cet esprit, tous ces sentiments se réunissent en un seul; et qui nous dit qu'au moment où nos yeux ne croient voir qu'un objet extérieur dépourvu d'attraits, certains charmes sympathiques ne nous poussent pas à notre insu? L'expression des yeux suffit à charmer[26].
[20] Charles Gounod (1818-1893), grand prix de Rome de musique en 1839, n'avait pas encore produit ses œuvres importantes. Faust ne fut joué qu'en 1859.
[21] Delacroix a déjà formulé, en des années antérieures, un jugement analogue à celui que nous trouvons ici et qui parait pour le moins déconcertant. On retrouvera plus loin, dans l'année 1857, une sorte d'amende honorable, présentée par lui-même. Voir sur ce point notre Étude, p. XLVII.
[22] Balthazar Galuppi, compositeur bouffe italien, né en 1706, mort en 1785. De 1729 à 1777, il écrivit cinquante-quatre partitions. Ses œuvres peuvent être citées comme un exemple de la facilité en même temps que de l'inconsistance du style italien.
[23] Ces croquis datent de 1849, époque à laquelle Delacroix fut chargé de peindre la partie centrale de la galerie. (Voir Catalogue Robaut, nos 1107 à 1118.)
[24] Nanon de Lartigues, première partie du roman d'Alexandre Dumas: la Guerre des femmes, publié en 1844 dans la Patrie, et plus tard en deux volumes.
[25] Delacroix, lors de son premier voyage en Angleterre (1825), considérait Turner (1775-1851) comme un véritable réformateur. (Voir t. I, p. 39, en note.)
[26] C'est en des passages comme celui-ci que se fait le mieux apercevoir l'analogie avec Stendhal, cette parenté spirituelle que nous notions dans notre Étude et qui avait frappé plusieurs de ceux qui le connurent.
21 avril.—Dîné chez Legouvé avec Goubaux, Patin, etc., etc.
2 mai.—Ce soir chez l'insipide Païva. Quelle société! Quelles conversations! Des jeunes gens avec barbe et sans barbe; des jeunes premiers de quarante-cinq ans, des barons et des ducs allemands, des journalistes, et tous les jours de nouvelles figures!
Amaury Duval y est venu. Je n'ai commencé à pouvoir ouvrir la bouche qu'avec lui; j'étais pétrifié de tant d'inutilité et d'insipidité. Le bon X... croit être là en société. Comme on ne jure que par lui, qu'il fait là un excellent dîner chaque semaine et qu'il y mène sa donzelle, qu'on le consulte même sur les talents du cuisinier, qu'il décide s'il faut le conserver ou le changer, il est là comme autrefois le Mondor de l'ancien régime dans certains salons; il bâille, il dort pendant qu'on lui parle; au demeurant, c'est un bon garçon.
En sortant de cette peste assoupissante à onze heures et demie et en respirant l'air de la rue, je me suis cru à un régal; j'ai marché une heure avec moi-même, peu satisfait néanmoins, morose, faisant retour sur mille objets désagréables et me plaçant en esprit au milieu de tous ces dilemmes que pose l'existence telle qu'elle est; celui-ci surtout qui est le fond de tous les raisonnements possibles à cet endroit: solitude, ennui, torpeur, société avec et sans liens, rage de tous les moments et surtout aspiration à la solitude. Conclusion: rester dans la solitude, sans traverser d'autre épreuve, puisque le vœu suprême est enfin d'être tranquille, quand la tranquillité devrait être une sorte d'anéantissement.
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4 mai.—Chez Nieuwerkerke le soir; Levassor[27] nous a fait la scène de l'Anglais à Inkermann.
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14 mai.—J'ai eu à dîner Varcollier, Gautier[28] et les aimables hommes qui m'ont été agréables pour mon exposition.
Bonne soirée; Dauzats en était.
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15 mai.—Inauguration de l'Industrie. J'ai été ensuite, et imprudemment, à l'exposition des tableaux, avec Dauzats et revenu avec lui jusque chez moi. J'y ai eu très froid.
J'ai vu l'exposition d'Ingres[29]. Le ridicule, dans cette exhibition, domine à un grand degré; c'est l'expression complète d'une incomplète intelligence; l'effort et la prétention sont partout; il ne s'y trouve pas une étincelle de naturel.
Dauzats, en revenant, me conte l'histoire des travaux de Chenavard.
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22 mai.—Dumas me fait demander le matin si je suis chez moi; je lui réponds que j'y serai à deux heures. Il me demande des notes sur les choses les plus inutiles à savoir pour un public, comment je m'y prends dans ma peinture, mes idées sur la couleur, etc. Il me demande, pour prolonger la séance, à dîner avec moi; je saisis cette occasion de passer quelques bons moments. Il va faire une course et revient à sept heures passées, au moment où j'allais dîner tout seul, mourant de faim.
Après notre dîner, nous allons en fiacre chercher une petite qu'il protège, et nous allons voir la tragédie et la comédie italiennes. Il n'est qu'un motif qui puisse engager à aller à un pareil spectacle: celui de se fortifier dans la connaissance de l'italien. Rien n'est plus ennuyeux.
Dumas me disait qu'il était en train de procès qui devaient assurer son avenir, quelque chose comme 800,000 francs pour commencer, sans compter le reste. Le pauvre garçon commence à s'ennuyer d'écrire jour et nuit et de n'avoir jamais le sou. «Je suis au bout», m'a-t-il dit, «je laisse à moitié faits deux romans... je m'en irai, je voyagerai et je verrai, à mon retour, s'il s'est rencontré un Alcide pour achever ces deux entreprises imparfaites.» Il est persuadé qu'il va laisser, comme Ulysse, un arc que personne ne pourra bander; en attendant, il ne se trouve pas vieilli et agit, sous plusieurs rapports, comme un jeune homme. Il a des maîtresses, les fatigue même; la petite que nous avons été prendre pour aller au spectacle lui a demandé grâce; elle se mourait de la poitrine, au train dont il y allait. Le bon Dumas la voit tons les jours en père, a soin de l'essentiel dans le ménage, et ne s'inquiète pas des délassements de sa protégée! Heureux homme! heureuse insouciance! Il mérite de mourir comme les héros, sur le champ de bataille, sans connaître les angoisses de la fin, la pauvreté sans remède et l'abandon.
Il me disait qu'avec ses deux enfants, il est comme seul. Ils vont l'un et l'autre à leurs affaires et le laissent se faire consoler par son Isabelle. D'un autre côté, Mme Cavé me disait le lendemain que sa fille se plaignait de la société d'un père qui n'était jamais à la maison... Étrange monde!
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25 mai.—Au conseil.—Auparavant, j'ai été avec Jenny voir des seaux à rafraîchir le vin de Champagne.
Les collègues, comme les autres, remarquent mon Salon[30], et me parlent des compliments qu'ils en entendent faire.
Je reste après la séance, par un beau soleil, à lire les journaux.
Je vais chez Gervais le remercier des couleurs qu'il m'a apportées hier, et je rentre, mourant de faim. Je voulais, avant dîner, aller voir la bonne Alberthe: je remets cela.
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26 mai.—Dîné chez Mme Villot; j'y ai trouvé Mme Herbelin, Rodakowski[31], Ferré et Nieuwerkerke. Nouvelle sortie contre les fleurs qui jonchent la table.
Le soir, à neuf heures, Nieuwerkerke me mène chez le prince Napoléon, pour le premier jour de ses soirées... Quelle foule! Quels visages! Le républicain Barye, le républicain Rousseau, le républicain Français, le royaliste Un Tel, l'orléaniste Celui-ci; tout cela se pressant et se coudoyant. Il y avait des femmes charmantes, Mme Barbier entre autres, infiniment à son avantage.
Je suis sorti tard, et ai été prendre une glace au café de Foy: celles du prince étaient détestables.
Ma nuit a été mauvaise dans la première partie; je me suis relevé qu'il faisait petit jour et me suis promené; cela m'a remis... J'ai joui de ce moment solennel où la nature reprend des forces, où royalistes et républicains sont endormis d'un commun sommeil.
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29 mai.—Aujourd'hui j'ai eu à dîner: Mérimée, Nieuwerkerke, Biolay, Halévy, Villot, Viel-Castel[32], Arago, Pelletier et Lefuel; ils ont paru s'amuser et se trouver sans façon. Je redoutais cette corvée, et elle s'est changée en plaisir; je voudrais être logé de manière à renouveler souvent ces parties-là.
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31 mai.—Dîné chez Moreau avec Français[33], Mouilleron[34], les deux Rousseau[35], Martinet[36], etc.
[27] Levassor, célèbre acteur comique, qui excellait dans les rôles à travestissements.
[28] Théophile Gautier.
[29] À côté de ce jugement si sévère, et qui était évidemment l'expression définitive de sa pensée, il est intéressant de noter ce fragment de lettre que Delacroix écrivait au critique d'art Th. Silvestre, après l'envoi de son livre: Histoire des artistes vivants, français et étrangers: «Je n'ai pas encore lu la biographie d'Ingres, c'est-à-dire relu, car je suis encore à votre dernier envoi, dont je ne vous ai rien dit cet automne, parce que je suis parti très brusquement. Déjà, sur ce que vous m'en aviez dit à la volée, je vous avais exprimé mon sentiment. Je vous avais supplié d'ôter les personnalités, qui sont déjà une dérogation aux usages d'autrefois en parlant des vivants, même quand on en dit du bien. Avec cette franchise que vous aimez et dont j'use quelquefois pour mon compte, je vous disais que je regretterais que vous n'eussiez pas fait des changements dans ce sens, pour vous, pour moi, pour tout le monde.» (Corresp., t. II, p. 136.) M. Burty ajoute très justement en note que le passage en question «montre avec quel tact Delacroix désirait que l'on n'imitât pas dans son camp les furibonderies de ses adversaires».
[30] À propos de ce Salon de 1855, Baudelaire avait écrit cette conclusion enthousiaste, qui venait après une étude détaillée des œuvres offertes au public: «Homme privilégié, la Providence lui garde des ennemis en réserve! Homme heureux parmi les heureux! Non seulement son talent triomphe des obstacles, mais il en fait naître de nouveaux, pour en triompher encore, il est aussi grand que les anciens dans un siècle et dans un pays où les anciens n'auraient pas pu vivre... Les nobles artistes de la Renaissance eussent été bien coupables de n'être pas grands, féconds et sublimes, encouragés et excités qu'ils étaient par une compagnie illustre de seigneurs et de prélats, que dis-je? par la multitude elle-même, qui était artiste en ces âges d'or. Mais l'artiste moderne qui s'est élevé si haut malgré son siècle, qu'en dirons-nous, si ce n'est de certaines choses que ce siècle n'acceptera pas, et qu'il faut laisser dire aux âges futurs?» (Voir les Curiosités esthétiques.) À cet article enthousiaste Delacroix répondait ainsi: «Cher Monsieur, je n'ai reçu qu'ici votre article par-dessus les toits, Vous êtes trop bon de me dire que vous le trouvez encore trop modeste; je suis heureux de voir quelle a été votre impression sur mon exposition. Je vous avouerai que je n'en suis pas mécontent, et quelque chose de moi-même m'a gagné plus qu'à l'ordinaire en voyant la réunion de ces tableaux. Puisse le bon public avoir des yeux, mais surtout les vôtres, car ils jugent encore plus favorablement, j'en suis sûr, que je ne fais.» (Corresp., t. II, p. 121.)
[31] Rodakowski avait remporté une première médaille à l'Exposition universelle de 1855, et Delacroix avait puissamment contribué à faire obtenir cette récompense à une œuvre qu'il jugeait des plus remarquables, le portrait du général Dembinski, déjà exposé en 1852 et dont il est question plus haut (tome II, p. 156).
[32] Le comte Horace de Viel-Castel (1798-1864), littérateur. Il entra en 1853 dans l'administration des Beaux-Arts et devint peu de temps après conservateur du Musée des souverains, poste qu'il occupa jusqu'en 1862.
[33] François-Louis Français, élève de Gigoux et de Corot, est membre de l'Académie des beaux-arts depuis 1890.
[34] Adolphe Mouilleron (1820-1881), lithographe fort estimé. On lui doit entre autres œuvres une superbe lithographie de la Ronde de nuit de Rembrandt.
[35] Théodore et Philippe Rousseau.
[36] Louis Martinet, peintre, élève de Gros, a organisé un grand nombre d'expositions, et notamment en 1864 l'exposition posthume des œuvres d'Eugène Delacroix. Louis Martinet a longtemps dirigé le placement des œuvres d'art à nos Salons annuels.
1er juin.—Au conseil, toujours dans la salle des Cariatides; il est question des billets de bal. Je fais une sortie contre l'exigence de n'en demander que pour des personnes intimes; il est curieux de voir tous ces épiciers, tous ces marchands de papier et tous ces précieux se trouver de meilleur ton et de meilleure compagnie que tel cordonnier et tel tailleur qui aura été invité par mégarde et qu'ils craignent de coudoyer. Je leur ai dit que la société française de nos jours n'était faite que de ces bottiers et de ces épiciers, et qu'il ne fallait pas y regarder de si près.
Je vais ensuite à l'Exposition. Celle d'Ingres m'a paru autre que la première fois, et je lui sais gré de beaucoup de qualités. Je trouve là Mme Villot et une de ses amies.
C'est le soir que j'ai revu la bonne Alberthe, qui me fait amitiés tant qu'elle peut. On s'est occupé pendant très longtemps d'un grand chien qui remplissait toute la chambre et sur lequel l'admiration ne tarissait pas. Je déteste qu'on s'occupe longtemps de ces personnages épisodiques, tels que les chiens et les enfants[37], qui n'intéressent jamais que leurs propriétaires ou ceux qui les ont mis au monde.
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2 juin.—Je fais mes paquets.
Chez le prince Napoléon le soir. J'y trouve Solange[38] et sa cousine Augustine que je ne reconnaissais pas d'abord.
Dans la journée, Moreau était venu me prendre pour aller chez le lithographe Sirouy[39], qui fait une planche d'après la petite Entrée des croisés.
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Champrosay, 3 juin.—Parti à une heure et demie pour Champrosay. Pluie comme à l'ordinaire; le temps se remet le soir. Je rencontre en montant Candas, qui vient me faire un salut que je crois intéressé, Quantinet, puis le maire et Hippolyte Rodrigues et son fils, qui passent achevai et m'apprennent qu'Halévy s'installe à Fromont.
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4 juin.—Aussitôt levé, je déballe mes toiles et fais ma palette; je travaille beaucoup dans cette journée, qui est la première que je passe ici.
Avant dîner, promenade par le mur de Baÿvet; je trouve encore les traces de l'inscription au charbon sur son mur; je suis tous les ans, avec un mélancolique intérêt, l'effacement de ces plaintes de ce pauvre amoureux. Cette inscription fragile a survécu de beaucoup probablement au sentiment qui l'a dictée; celui qui l'a écrite est peut-être disparu depuis longtemps, aussi bien que la Célestine qui l'a inspirée.
Je descends vers la route. Le petit bois de Baÿvet est coupé. Je remonte par la route des Dames; je vais jusqu'au chêne Prieur, je tourne à gauche, puis à gauche encore, jusqu'à l'allée de l'Ermitage, au carrefour où je trouve un autre grand chêne. Je reviens avec ravissement pour dîner.
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5 juin.—Je prends le matin une tasse de thé, contrairement à mes habitudes. Une promenade dans le jardin me conduit à une sortie dans la campagne: je vais par les champs jusqu'à Soisy; je me fonds devant cette nature paisible.
Malheureusement, ma débauche du matin porte malheur au reste de la journée. J'essaye, sans succès, de travailler à la Clorinde[40]; je ne sors d'une espèce d'assoupissement, que je ne puis vaincre, que pour dîner, et tout de suite après, confiné dans ma mauvaise humeur et dans les petites allées de mon jardin, je fais en long et en large une promenade de près de deux heures, sans fruit, pour dissiper cette noire humeur qui m'a accompagné jusqu'au lit et fait quereller ma pauvre Jenny.
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6 juin.—En rentrant de ma promenade dans la forêt, vers dix heures, je trouve un article de la Presse, très bon pour moi. J'extrais ces pensées de Marc-Aurèle[41] qui y sont citées:
«Il faut partir de la vie comme l'olive mûre tombe en bénissant la terre sa nourrice et en rendant grâces à l'arbre qui l'a produite. Vivre trois ans ou trois âges d'homme, qu'importe quand l'arène est close? Eh! qu'importe, pendant qu'on la parcourt? Mourir est aussi une des actions de la vie; la mort, comme la naissance, a sa place dans le système du monde. La mort n'est peut-être qu'un changement de place. O homme tu as été citoyen dans la grande cité; va-t'en avec un cœur paisible; celui qui te congédie est sans colère.»
J'avais fait le matin la plus délicieuse promenade. Je me lève un peu tard malheureusement. Revenu par l'allée qui longe l'Ermitage venant du chêne Prieur jusqu'à la grande qui traverse tout le bois.
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Paris, 7 juin.—J'ai été à Paris pour le banquet de l'Hôtel de ville donné en l'honneur du lord-maire; faute d'être averti, j'ai manqué la cérémonie du matin qui a été, dit-on, fort imposante; il s'agissait de la présentation par le lord-maire de l'adresse de la corporation de Londres à la municipalité de Paris. Les costumes du lord-maire et des aldermen valaient la peine d'être vus.
Je suis parti à onze heures par l'omnibus de Lyon, escorté de Julie[42]; en arrivant, et par une chaleur étouffante, j'ai été au Jardin des Plantes: il y a deux beaux lions, de jeunes lions, etc. Je mourais de chaud à les regarder: j'ai remarqué qu'en général le ton clair qui se remarque sous le ventre, sous les pattes, etc., se mariait plus doucement avec le reste de la peau que je ne le fais ordinairement: j'exagère le blanc. Le ton des oreilles est brun, mais en dehors seulement.
De là, chez Sirouy, le lithographe, voir la planche qu'il a commencée (les Croisés de Moreau)[43]; ensuite, à la maison, où je me suis senti très fatigué, très accablé. J'ai une nature singulière: ces déplacements, dès le matin, me causent toujours une fatigue nerveuse extrême, et je peux me remettre pour très peu de chose.
Le soleil me nuit toujours; je me rappelle l'homme d'Épinal qui me disait que s'il se mettait au soleil après son déjeuner, il éprouvait un malaise considérable.
À peine m'étais-je habillé que je me suis senti rafraîchi et rajeuni, et la soirée m'a fort ennuyé. Le banquet donné dans la salle des Fêtes était splendide; les lustres faisaient un effet magnifique; j'étais à côté d'un pauvre Anglais qui ne savait pas un mot de français; j'ai presque oublié mon anglais; je cherchais tous mes mots; nous faisions mutuellement semblant de comprendre ce que nous nous disions, et nous n'en avons guère dit.
Fouché m'a ramené.
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Champrosay, 8 juin.—De retour à Champrosay vers une heure et par le chemin de Lyon.
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10 juin.—J'ai été, après dîner, voir Halévy; il y avait là Boilay et sa femme, et quelques personnes inconnues. Je leur promets de dîner avec eux jeudi. Ils veulent encore m'avoir dimanche prochain.
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Paris, 11 juin.—À Paris, comme l'autre jour, pour le bal de l'Hôtel de ville. Je trouve Quantinet dans la voiture jusqu'à Paris.
Du chemin de fer, je vais à l'Hôtel de ville pour parler pour le protégé de Bixio; de là chez Haro et enfin chez moi. Après un peu de repos, toujours aussi nécessaire, chez Mme de Forget jusqu'à six heures.
J'ai renoncé à aller dîner chez Champeaux avec ces messieurs du lundi, voulant être de bonne heure à l'Hôtel de ville.
Très belle fête. La cour nouvellement arrangée fait beaucoup d'effet, mais ce sera une déplorable idée pour le jour; elle ôtera la lumière et la respiration à une partie de l'Hôtel de ville.
Rentré à onze et demie par une pluie subite; j'étais, précisément dans une calèche découverte; une espèce de tablier de cuir a préservé mon beau pantalon blanc.
J'ai revu Blondel[44]. Nous nous promettons toujours de nous voir; il y a trop longtemps que nous nous sommes vus. Il ne reste probablement plus dans chacun de nous une parcelle de l'Eugène et du Léon de 1810.
Vu un instant Mme Barbier, Mme Villot, etc.
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Champrosay, 14 juin.—J'étais engagé à dîner aujourd'hui par Rodrigues et Halévy. J'arrive à Fromont après avoir fait une visite à Mme Parchappe. Je ne trouve que la bonne Mme Rodrigues; ces messieurs sont à Paris et m'y ont écrit; or je suis ici depuis plus de deux jours.
Me voilà retenu et dînant avec cette bonne dame et des enfants: cela a fini mieux que je ne pensais. Après dîner, grande promenade dans le parc avec le jeune Rodrigues[45], jeune nourrisson de la peinture, suçant le lait de Picot[46], et me fatiguant un peu de sa naïve conversation; mais grâce à sa bonne volonté, je prends l'air, au milieu des plus beaux arbres du monde. La vue de la Seine, de la terrasse d'en bas, est très belle et a même de la grandeur.
Pendant le dîner la pluie recommence avec fureur. Tout était mouillé pendant notre promenade.
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15 juin.—Pluie continuelle. Vent furieux, qui n'a pas cessé un instant pendant toute la journée.
Je lis dans la Presse quelques feuillets de Mme Sand, de l'Histoire de sa vie; elle parle aujourd'hui de ses relations avec Balzac. Elle est forcée, la pauvre femme, de payer un tribut d'admiration à tout le monde. Dans cette prose imprimée de son vivant et adressée à des contemporains, elle parle de lui en des termes bien admiratifs[47]. Elle est forcée de faire une grosse part à toutes ces célébrités de son temps, elle qui vit encore, pour qu'on ne lui reproche pas d'avoir de l'envie; c'est l'un des mille inconvénients de son entreprise. Elle parle beaucoup des sentiments paternels de de Latouche[48] à son égard, de sa fraternelle amitié pour Arago[49]. Quelle entreprise! et surtout pour une personne dans sa situation: parler de soi, quand la nécessité de le faire de son vivant ne permet pas la franchise qui, seule, donnerait de l'intérêt à son ouvrage, sinon sur son propre compte, au moins sur tous les originaux dont elle aspire à laisser le portrait à la postérité. Elle a la faiblesse de parler de sa théorie en matière de romans, de ce besoin d'idéal, c'est son expression favorite, qui consiste à représenter les hommes comme ils devraient être. Balzac, dit-elle, l'encourage dans cette tentative, se proposant, lui, de les peindre tels qu'ils sont[50], prétention qu'il pense avoir justifiée et au delà.
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16 juin.—À la fin de la journée, après avoir été m'asseoir le cul par terre dans mon jardin, pour jouir du soleil, si rare à présent, et qui m'a guéri complètement de mon malaise, repris le Hamlet et Polonius[51], et suis dans une excellente situation.
Dîné chez Parchappe. Ennui profond; pas l'intérêt le plus mince, et le loto pour finir, avec de vieilles femmes et des adolescents. Il faut avouer que j'y ai pris de l'intérêt à la fin parce que j'ai gagné. Étrange animal que l'homme!
Je me suis promené plus d'une demi-heure devant ma maison, dans la crotte; j'avais besoin de respirer. Il était près de minuit quand je suis rentré de cette partie de plaisir.
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17 juin.—Je pense, le lendemain dimanche, en me levant, au charme particulier de l'École anglaise. Le peu que j'ai vu m'a laissé des souvenirs. Chez eux, il y a une finesse[52] réelle qui domine toutes les intentions de pastiche qui se produisent çà et là, comme dans notre triste école; la finesse chez nous est ce qu'il y a de plus rare: tout a l'air d'être fait avec de gros outils et, qui pis est, par des esprits obtus et vulgaires. Otez Meissonier, Decamps, un ou deux autres encore, quelques tableaux de la jeunesse d'Ingres, tout est banal, émoussé, sans intention, sans chaleur. Il n'y a qu'à jeter les yeux sur ce sot et banal journal de l'Illustration, fabriqué chez nous par des artistes de pacotille, et le comparer au pareil recueil publié chez les Anglais, pour avoir une idée de ce degré de commun, de mollesse, d'insipidité, qui caractérise la plupart de nos productions. Ce prétendu pays de dessin n'en offre réellement nulle trace, et les tableaux les plus prétentieux pas davantage. Dans ces petits dessins anglais, chaque objet presque est traité avec l'intérêt qu'il demande: paysages, vues maritimes, costumes, actions de guerre, tout cela est charmant, touché juste, et surtout dessiné... Je ne vois pas chez nous ce qu'on peut comparer à Leslie[53], à Grant[54], à tous ceux de cette école qui procèdent partie de Wilkie[55], partie de Hogarth[56], avec un peu de la souplesse et de la facilité introduites par l'école d'il y a quarante ans, les Lawrence et consorts, qui brillaient par l'élégance et la légèreté.
Si l'on regarde une autre phase[57], qui est chez eux toute nouvelle, ce qu'on appelle l'École sèche, souvenir des Flamands primitifs, on trouve sous cette apparence de réminiscence dans l'aridité du procédé, un sentiment de vérité réel et tout à fait local. Quelle bonne foi, au milieu de cette prétendue imitation des vieux tableaux! Comparez, par exemple, l'Ordre d'élargissement de Hunt[58] ou de Millais[59], je ne sais plus lequel, avec nos primitifs, nos byzantins, entêtés de style, qui, les yeux fixés sur les images d'un autre temps, n'en prirent que la raideur, sans y ajouter de qualités propres.
Cette cohue de tristes médiocrités est énorme; pas un trait de vérité, de la vérité qui vient de l'âme; pas un seul comme cet enfant qui dort sur les bras de sa mère, et dont les petits cheveux soyeux, le sommeil si plein de vérité, dont tous les traits, jusqu'aux jambes rouges et les pieds, sont singuliers d'observation, mais surtout de sentiment. Les Flandrin, voilà pour le grand style! Qu'y a-t-il, dans les tableaux de ces gens-là, du vrai homme qui les a peints? Combien du Jules Romain dans celui-ci, combien du Pérugin ou d'Ingres son maître dans celui-là, et partout la prétention au sérieux, au grand homme... à l'art sérieux, comme dit Delaroche!
Leys, le Flamand[60], me paraît fort intéressant aussi, mais il n'a pas, avec l'air d'une exécution plus indépendante, cette bonhomie des Anglais; je vois un effort, une manière, quelque chose qui m'inquiète sur la parfaite bonne foi du peintre, et les autres sont au-dessous de lui.
Gautier a fait plusieurs articles sur l'École anglaise: il a commencé par là. Arnoux[61], qui le déteste, m'a dit chez Delamarre[62] que c'était une flatterie de sa part pour le Moniteur, dans lequel il écrit. Je veux bien, pour moi, lui faire l'honneur d'attribuer à son bon goût cette espèce de prédilection marquée tout d'abord pour des étrangers; cependant ses remarques ne m'ont nullement mis sur la trace même des sentiments que j'exprime ici. C'est par la comparaison avec d'autres tableaux et dans lesquels on croit admirer chez nous des qualités analogues qu'il fallait avoir le courage de faire ressortir le mérite des Anglais; je ne trouve rien de cela. Il prend un tableau, le décrit à sa manière, fait lui-même un tableau qui est charmant, mais il n'a pas fait un acte de véritable critique; pourvu qu'il trouve à faire chatoyer, miroiter les expressions macaroniques qu'il trouve avec un plaisir qui vous gagne quelquefois, qu'il cite l'Espagne et la Turquie, l'Alhambra et l'Atmeïdan de Constantinople, il est content, il a atteint son but d'écrivain curieux, et je crois qu'il ne voit pas au delà. Quand il en sera aux Français, il fera pour chacun d'eux ce qu'il fait pour les Anglais. Il n'y aura ni enseignement[63] ni philosophie dans une pareille critique.
C'est ainsi qu'il avait fait l'année dernière l'analyse des tableaux si intéressants de Janmot[64]; il ne m'avait donné aucune idée de cette personnalité vraiment intéressante qui sera noyée dans le vulgaire, dans le chic, qui domine tout ici. Quel intérêt il y aurait pour un critique un peu fin à comparer ces tableaux, tout imparfaits qu'ils sont sous le rapport de l'exécution, avec ces tableaux aussi naïfs, mais d'une inspiration si différente! Ce Janmot a vu Raphaël, Pérugin, etc., comme les Anglais ont vu Van Eyck, Wilkie, Hogarth et autres; mais ils sont tout aussi originaux après cette étude. Il y a chez Janmot un parfum dantesque remarquable. Je pense, en le voyant, à ces anges du purgatoire du fameux Florentin; j'aime ces robes vertes comme l'herbe des prés au mois de mai, ces têtes inspirées ou rêvées qui sont comme des réminiscences d'un autre monde. On ne rendra pas à ce naïf artiste une parcelle de la justice à laquelle il a droit. Son exécution barbare le place malheureusement à un rang qui n'est ni le second, ni le troisième, ni le dernier; il parle une langue qui ne peut devenir celle de personne; ce n'est pas même une langue; mais on voit ses idées à travers la confusion et la naïve barbarie de ses moyens de les rendre. C'est un talent tout singulier chez nous et dans notre temps; l'exemple de son maître Ingres, si propre à féconder par l'imitation pure et simple de ses procédés, cette foule de suivants dépourvus d'idées propres, aura été impuissant à donner une exécution à ce talent naturel qui pourtant ne sait pas sortir des langes, qui sera toute sa vie semblable à l'oiseau qui traîne encore la coquille natale et qui se traîne encore tout barbouillé des mucus au milieu desquels il s'est formé.
—Dîné chez Halévy avec Mme Ristori[65], Janin, Laurent Jan, Fouché, le fils de Baÿvet, qui est un joli garçon (je mentionne ceci à cause de la laideur du père et de la mère), un M. Caumartin, célèbre par une cruelle aventure, à ce qu'on m'a conté.
La Ristori est une grande femme d'une figure froide: on ne dirait jamais quelle a son genre de talent. Son petit mari a l'air d'être son fils aîné. C'est un marquis ou un prince romain.
Laurent Jan a été un peu insupportable, comme à son ordinaire, avec sa manière assez répandue de faire de l'esprit en prenant le contre-pied des opinions raisonnables. Sa verve est intarissable, quand il est lancé, (Janin était muet, et je le regrette: j'aime beaucoup son genre d'esprit; Halévy de même.) Et cependant, malgré mon peu de sympathie pour ces charges continuelles et ces éclats de voix qui vous rendent muet et presque attristé, j'ai eu du plaisir à le voir. Il n'y a pas, à mon âge, de plaisir plus grand que de se trouver dans la société de gens intelligents et qui comprennent tout et à demi-mot[66]. Il disait au petit prince romain blondin, qui se trouvait à côté de lui à table, que Paris, dont l'opinion met le sceau aux réputations, se composait de cinq cents personnes d'esprit qui jugeaient et pensaient pour cette masse d'animaux à deux pieds qui habitent Paris, mais qui ne sont Parisiens que de nom.
C'est avec un de ces hommes-là, pensant et jugeant, et surtout jugeant par eux-mêmes, qu'il fait bon se trouver, dût-on se quereller pendant le quart d'heure ou la journée que l'on a à passer avec eux. Quand je compare cette société de dimanche avec celle de la veille, des Parchappe, je passe bien vite sur les excentricités de mon Laurent Jan, et je ne pense qu'à cet imprévu, à ce côté artiste en tout qui fait de lui un précieux original. Les gens qui s'intitulent les sectaires de la société par excellence ne savent guère à quel point ils sont privés de la vraie société, c'est-à-dire des plaisirs sociables. Otez-leur la pluie et le beau temps, les bavardages sur le voisinage et les amis, il n'y a plus que le whist qui puisse les consoler au milieu de ces longues heures qu'ils passent en face les uns des autres; mais ils sont moins privés sans doute parce qu'ils ne peuvent avoir idée du plaisir dont je parlais tout à l'heure.
Les gens d'esprit sont rares, et ceux qui le sont dans cette prétendue société choisie finissent par subir l'ennui par vanité, ou deviennent hébétés comme tout ce qui les entoure. Que dire, par exemple, d'un homme comme Berryer, qui ne sait se délasser de ses fatigants travaux que dans la compagnie de ces gens du monde plus ennuyeux les uns que les autres! C'est un homme singulier, difficile à déchiffrer, surtout dans les commencements. Au fond, l'avocat chez lui domine tout; l'homme a disparu, il est dans le monde comme dans son cabinet ou au barreau; il subit l'ennui comme il porte sa robe et pour les besoins de la cause. On voit certaines personnes du monde, capables de s'amuser à la manière des artistes,—je dis ce mot qui résume ma pensée,—faire beaucoup de frais pour en attirer et qui éprouvent véritablement du plaisir à leur conversation.
La bonne princesse est ainsi: quand elle a reçu ou visité elle-même ses connaissances du monde, elle a de petits jours où elle aime à voir des peintres et des musiciens. Plusieurs de ces dames-là ont un amant dans toutes les classes possibles, afin de connaître tous les genres de mérite.
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19 juin.—Je reçois, le soir en dînant, la lettre d'Eugène de Forget qui m'annonce la mort de Mme de Lavalette[67].
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Paris, 20 juin.—Parti à six heures et demie. Je me fais conduire chez Mme de Forget, ignorant à quelle heure se faisait le convoi. Je la trouve affligée. Je lui parle de l'idée inconvenante de faire la cérémonie dans une petite église qui n'est qu'une sorte d'annexe. Ni Eugène, à qui j'en parle, ni elle, ne comprennent grandement combien il fallait au contraire donner d'éclat à cet hommage public, qui a été si peu public que j'ai été honteux du peu d'empressement, de la tenue cavalière des assistants.
Le service étant à midi, je vais chez moi jusqu'à cette heure. Au milieu du service à l'église ou plutôt à la fin, arrive M. de Montebello, aide de camp de l'Empereur, sans voiture officielle et en petit uniforme. Le trait est si fort qu'il croit devoir s'excuser, prétexter des retards, auprès d'Eugène; il est vrai de dire que l'Empereur n'avait pas été, à ce que je me crois fondé à croire, averti en règle; c'était à sa fille ou à son petit-fils qu'il appartenait de faire cette notification qui peut-être n'a pas été faite du tout. Bref, moins de personnes encore ont accompagné le corps au cimetière, et, parmi ces personnes, pas un des anciens amis de M. de Lavalette. J'ai maudit et je maudis encore la timidité qui m'a empêché de prendre la parole pour dire là ce que devait sentir toute âme bien placée; mais, en vérité, devant cet auditoire glacé et même profondément indifférent, c'était presque impossible; il n'y avait qu'un avocat capable de se trouver inspiré.
La mémoire des hommes est bien courte: celle des événements est aussitôt enterrée que celle des personnages qui y prennent part. Sur toutes les personnes à qui j'ai dit ces jours-ci que j'avais été à Paris pour l'enterrement de Mme de Lavalette, pas une n'a imaginé de laquelle je voulais parler... Que de choses à dire sur cette morte, morte depuis quarante ans, fantôme imposant, dans rabaissement profond où nous l'avons vue!
J'ai été revoir mes pauvres tombeaux, que j'ai trouvés bien entretenus; mais, dans la folle idée que je pouvais m'échapper pour retourner le jour même, et de bonne heure encore, dans ma retraite paisible, je n'ai pas pris le temps d'aller voir le tombeau de ma bonne tante et du cher Chopin.
En arrivant chez moi, où j'allais tout brusque pour partir au plus vite, je trouve la lettre de Guillemardet[68] qui m'annonce que le lendemain il conduit à sa dernière demeure sa pauvre mère. Dès lors, j'ai été tranquille sur l'emploi de mon temps et je n'ai plus pensé à Champrosay.
Je mourais de fatigue; ces sortes de dérangements m'accablent, mais me sont salutaires. Cette activité forcée est énervante pour moi, au moment même, mais elle entretient la vie et la circulation; j'ai dormi profondément jusqu'à près de sept heures.
Réveillé par la faim, je crois, et été dîner chez l'Anglais de la rue Grange-Batelière. J'ai été ensuite prendre du café et fumer dans le café qui fait l'angle de la rue Montmartre. J'ai joui là, paresseusement, avec une espèce de plaisir philosophique, de la vue de cet ignoble lieu, de ces joueurs de dominos, de tous les détails vulgaires de la vie, de cette foule d'automates, fumeurs, buveurs de bière, garçons de café. J'ai conçu même le plaisir qu'on peut trouver à s'oublier jusqu'à la dégradation dans ces distractions. Je suis rentré, avec la même tranquillité, sans beaucoup réfléchir, ayant fermé la porte aux émotions entre celles de ma matinée et celles qui m'attendaient le lendemain matin. Il faisait un froid incroyable: après deux tours sur le boulevard, j'ai été retrouver mon lit.
*
Champrosay, 21 juin.—Levé avant six heures. Comme je n'ai emmené personne et que je fais tout moi-même, j'ai besoin d'une activité qui contribue beaucoup à me fatiguer.
J'arrive à Passy un peu avant neuf heures, je vois et j'embrasse la pauvre Caroline. Triste cérémonie, qui avait là quelque chose de plus touchant que toutes celles de ce genre qu'on peut faire à Paris. L'air de ce lieu est mortel pour toute émotion vraie; l'appareil d'un convoi, les prêtres qui font la cérémonie, tout cela forme un spectacle qui fait de cet acte lugubre un acte comme un autre. À Passy, à une demi-heure de ce Paris empesté, ce convoi, ce service, les figures de tous ceux qui prennent part à tout cela, tout est changé, tout est décent, sérieux, et jusqu'à l'attitude des gens qui se mettent aux fenêtres.
J'ai été dans la sacristie avec cet excellent ami, cet excellent fils, pour signer l'acte mortuaire; quand il eut mis son nom sur le registre, il ajouta au bas son fils; je signai à mon tour, et il me sembla que j'avais presque le droit de faire de même; ce brave cœur avait eu la même pensée, et, en retournant à nos places, il me dit avec une expression déchirante: «C'est que, vois-tu, mon pauvre garçon, tu es ici Félix[69]!» Ce sont ses propres paroles.
Il m'a fait partir par le chemin de fer, avec un de ses amis; j'avais résolu le matin de faire des courses nécessaires, j'avais même pensé à aller voir cette fameuse Mirrha[70], où j'allais par acquit de conscience. J'avais trop présumé de mes forces ou de mon peu de sensibilité. Tant d'émotions m'avaient vaincu.
Je rentrai à pied du chemin de fer, et, après un déjeuner plus que frugal, j'ai dormi tout accablé avec le ferme propos de retour à Champrosay pour dîner, ce que j'ai exécuté par une pluie vraiment affreuse.
A Draveil, j'ai acheté des côtelettes au boucher, ne sachant pas quel dîner je trouverais... je n'étais pas attendu.
*
Paris, 29 juin.—Je vais dîner à la Taverne.
Je trouve, en allant aux Anglais, Bornot et sa femme, que je croyais partis, puis Dauzats et Justin Ouvrié[71], prenant du café au café Anglais.
—Othello. Plaisir noble et complet; la force tragique, l'enchaînement des scènes et la gradation de l'intérêt me remplissent d'une admiration qui va porter des fruits dans mon esprit. Je revois ce Vallak que j'ai vu à Londres il y a trente ans juste, peut-être jour pour jour (car j'étais là au mois de juin), dans le rôle de Faust. La vue de cette pièce fort bien arrangée, toute défigurée qu'elle était, m'avait inspiré l'idée de faire des compositions lithographiées[72]... Terry, qui faisait le diable, était parfait.
Je trouve là Mareste qui ne reste que jusqu'au deuxième acte, et ensuite Grzymala.
*
Champrosay, 30 juin.—À neuf heures du matin, au Jury. Je revois Cockerell[73] et Taylor[74], vieilles connaissances aussi; je passe là jusqu'à midi environ à examiner les peintures des Anglais, que j'admire beaucoup; je suis véritablement émerveillé des moutons de Hunt[75].
Je déjeune comme un vrai bourgeois, sous une espèce de treille, dans un petit café dressé tout fraîchement, dans l'attente de ce public qui vient si peu à cette glaciale Exposition, dont tout l'effet est manqué, grâce à ces prix disproportionnés de cinq francs et même d'un franc, qui ne sont pas dans nos habitudes.
Contre mes habitudes, je déjeune très bien d'un morceau de jambon et d'une cruche de bière de Bavière. Je me sens tout heureux, tout libre, tout épanoui, dans ce vulgaire bouchon établi en plein vent et regardant passer les rares badauds qui se rendent à l'Exposition.
De là, je vais à pied, malgré la chaleur, mais avec plaisir, jusque chez moi, en passant par chez Moreau, à qui j'apprends ce que j'ai fait pour lui auprès de Morny.
Rentré vers deux heures, je fais mes paquets, et me hâte de repartir par le chemin de Lyon. Je suis arrivé à Champrosay toujours avec ravissement, et par-dessus le marché, avec un appétit excellent.
[49] Probablement Étienne Arago.
[50] Ce contraste d'expressions qui explique si exactement le contraste de talent des deux écrivains, Balzac et George Sand, avait été trouvé par Balzac lui-même, qui s'en était servi pour caractériser leur manière à chacun. (Voir à cet égard le livre de M. Ferry, Balzac et ses amies.)
[51] Hamlet devant le corps de Polonius, toile qui figure à l'année 1859 dans le Catalogue Robaut, n° 1387, mais qui fut évidemment commencée dès l'année 1855.
[52] Chaque fois que l'on touche à l'opinion de Delacroix sur l'école anglaise de peinture, il convient de se référer à la belle lettre qu'il écrivit à Théophile Silvestre en 1858, que nous avons déjà plusieurs fois citée. Et pourtant on y trouve ce passage qui paraît en contradiction avec ce qu'il note dans son Journal trois années auparavant: «Je ne me soucie plus de revoir Londres: je n'y retrouverais aucun de ces souvenirs-là (Wilkie, Lawrence, Fielding, Bonington), et surtout je ne m'y retrouverais plus le même pour jouir de ce qui s'y voit à présent. L'école même est changée. Peut-être m'y verrais-je forcé de rompre des lances pour Reynolds, pour ce ravissant Gainsborough que vous avez bien raison d'aimer.» Mais ce n'était là qu'une boutade momentanée, car la fin de la lettre prouve d'une façon évidente sa sympathie pour le mouvement préraphaélite. (Corresp., t. II, p. 190, 191.)
[53] Charles-Robert Leslie, né à Londres en 1794, mort en 1859. Il passa sa jeunesse aux États-Unis. Il fit des tableaux de petite dimension représentant des scènes empruntées aux grands écrivains, Shakespeare, Cervantes, Molière, Walter Scott. On a dit de lui «qu'il excellait à faire les portraits vivants des êtres que le poète avait rêvés». Il exposa à Paris à l'Exposition universelle de 1855.
[54] Francis Grant, né en 1803 dans le comté de Perth, mort en 1878. Walter Scott écrit dans son Journal à propos de lui: «S'il persévère dans cette profession (la peinture),—c'était à l'époque de ses premiers débuts,—il deviendra l'un de nos peintres les plus éminents.» Il se distingua surtout comme portraitiste et fixa l'image de plusieurs illustrations anglaises (J. Russell, Macaulay, Disraeli, Landseer). À l'Exposition universelle de 1855, ses portraits lui valurent la grande médaille.
[55] À propos d'une œuvre de Wilkie (1785-1841), Delacroix écrivait en 1858: «Un de mes souvenirs les plus frappants est celui de son esquisse de John Knox prêchant. Il en a fait depuis un tableau qu'on m'a affirmé être inférieur à cette esquisse. Je m'étais permis de lui dire en la voyant, avec une impétuosité toute française, qu'Apollon lui-même, prenant le pinceau, ne pouvait que la gâter en la finissant.» (Corresp., t. II, p. 192.)
[56] William Hogarth, peintre et graveur, né à Londres en 1697, mort en 1764, est l'auteur d'une longue série de compositions pittoresques et originales qui eurent une vogue immense et qui lui valurent le titre de peintre du roi d'Angleterre.
[57] Cette autre phase, c'est l'École préraphaélite, dont Hunt et Millais, cités plus loin, devaient être deux des plus illustres représentants. Voici, d'une manière générale, quel jugement il porte sur elle, en caractérisant du même coup l'essence intime du génie anglais: «J'ai été frappé de cette prodigieuse conscience que ce peuple peut apporter même dans les choses d'imagination: il semble même qu'en revenant à rendre excessifs des détails, ils sont plus dans leur génie que quand ils imitaient les peintres italiens surtout et les coloristes flamands. Mais que fait l'écorce? Ils sont toujours Anglais sous cette transformation apparente. Ainsi, au lieu de faire des pastiches purs et simples des primitifs italiens, comme la mode en est venue chez nous, ils mêlent à l'imitation de la manière de ces vieilles écoles un sentiment infiniment personnel; ils y donnent l'intérêt provenant de la passion de peindre, intérêt qui manque en général à nos froides imitations des recettes et du style des écoles qui ont fait leur temps.» (Corresp., II. 191.)
[58] William-Holmant Hunt, un des chefs de l'École préraphaélite. À partir de 1850, il se lia avec Millais, et ils furent tous deux les fondateurs de cette école dont le but était de reprendre les traditions de l'art avant la Renaissance. Il avait envoyé à l'Exposition universelle de 1855 trois tableaux: les Moutons égarés, au sujet duquel Delacroix écrira plus loin qu'il «en a été émerveillé» la Lumière du monde, puis Claudio et Isabelle. «Singulier phénomène, disait Théophile Gautier, à propos de cette exposition de Hunt, il n'y a peut-être pas au Salon une toile déconcertant le regard autant que les Moutons égarés de Hunt. Le tableau qui parait le plus faux est précisément le plus vrai.»
[59] John Everett Millais avait envoyé à l'Exposition universelle de 1855 l'Ordre d'élargissent et le Retour de la colombe à l'arche.
[60] Voir t. II, p. 30, en note.
[61] Voir t. II, p. 380, en note.
[62] Voir t. II, p. 381, en note.
[63] Nous avons déjà touché dans notre annotation du deuxième volume à cette sévérité de jugement à l'égard de Th. Gautier, et nous nous sommes efforcé d'en préciser les raisons dissimulées. Il nous a paru intéressant de rapporter ici la lettre de remerciement écrite par Delacroix au critique, après la lecture de ses réflexions sur l'École française et sur notre artiste en particulier: «Mon cher Gautier, lui écrit-il le 22 septembre 1855, je lis en revenant à Paris votre article mille fois bon et bienveillant sur mon exposition. Je vous en remercie de cœur au delà de ce que je pense vous exprimer. Oui, vous devez éprouver de la satisfaction, en voyant que toutes ces folies, dont autrefois vous preniez le parti à peu près seul, paraissent aujourd'hui toutes naturelles... J'ai rencontré hier soir une femme que je n'avais pas vue depuis dix ans, et qui m'a assuré qu'en entendant lire une partie de votre article, elle avait cru que j'étais mort, pensant qu'on ne louait ainsi que les gens morts et enterrés.» (Corresp., t. II, p. 131.)
[64] Louis Janmot, dit Jan-Louis (1814-1892), peintre, élève de Victor Orsel et d'Ingres, s'adonna presque exclusivement à la peinture religieuse. La plupart de ses œuvres portent l'empreinte d'un mysticisme exalté, mais témoignent aussi trop souvent de l'insuffisance de l'artiste dans les moyens d'exécution.
[65] La célèbre tragédienne italienne, dont la réputation égala presque celle de Rachel, était alors dans tout l'éclat de son talent. Après avoir remporté en Italie les plus grands succès, elle était venue cette année même, 1855, à Paris, où elle fut accueillie avec enthousiasme.
[66] Sur Eugène Delacroix comme causeur, Baudelaire écrit: «Delacroix était, comme beaucoup d'autres ont pu l'observer, un homme de conversation; mais le plaisant est qu'il avait peur de la conversation comme d'une débauche, d'une dissipation où il risquerait de perdre ses forcée. Il commençait par vous dire, quand vous entriez chez lui: Nous ne causerons pas ce matin, ou que très peu, très peu. Et puis il bavardait pendant trois heures. Sa causerie était brillante, subtile, mais pleine de faits, de souvenirs et d'anecdotes: en somme, une parole nourrissante.»
[67] Mme de Lavalette s'était rendue célèbre par l'énergie et le dévouement dont elle avait fait preuve pour sauver son mari, le comte de Lavalette, condamné à mort par la cour d'assises de la Seine, pour s'être emparé de l'administration des Postes, au retour de l'île d'Elbe. Elle avait pénétré dans sa prison, après l'arrêt des assises, et s'était substituée à lui. Lorsqu'il apprit l'évasion du condamné, Louis XVIII ne put s'empêcher de dire: «De nous tous, Mme de Lavalette est la seule qui ait fait son devoir.»
[68] Louis Guillemardet.
[69] Félix Guillemardet, qui était mort en 1840.
[70] Mirrha, tragédie italienne d'Alfieri, où la Ristori remportait alors un éclatant succès à Paris.
[71] Justin Ouvrié (1806-1880), peintre et lithographe, élève d'Abel de Pujol et de Châtillon, auteur de nombreux tableaux, aquarelles et lithographies.
[72] Delacroix fait allusion à la série des compositions lithographiées qu'il exécuta sur le Faust en 1827 et qui eurent l'honneur de fixer l'attention du vieux Gœthe. «M. Delacroix, dit Gœthe, dans ses conversations avec Eckermann, est un grand talent, qui a dans Faust précisément trouvé son vrai aliment. Les Français lui reprochent trop de rudesse sauvage, mais ici elle est parfaitement à sa place.—De tels dessins, reprend Eckermann, contribuent énormément à une intelligence plus complète du poème.—C'est certain, dit Gœthe, car l'imagination plus parfaite d'un tel artiste nous force à nous représenter les situations comme il se les est représentées à lui-même. Et s'il me faut avouer que M. Delacroix a surpassé les tableaux que je m'étais faits des scènes écrites par moi-même, à plus forte raison les lecteurs trouveront-ils toutes ces compositions pleines de vie et allant bien au delà des images qu'ils se sont créées.» (Conversations de Gœthe.)
[73] Charles-Robert Cockerell (1788-1853), architecte anglais. Il avait dans sa jeunesse parcouru l'Orient, et pratiqué à Égine et à Olympie des fouilles qui lui permirent de découvrir les beaux marbres dits phigaléens qui se trouvent actuellement au British Museum. À Naples, à Florence, à Rome, il exécuta d'importants travaux de reconstitutions archéologiques qui le rendirent rapidement célèbre. Membre de l'Académie d'architecture d'Angleterre, il fut nommé également membre associé de l'Institut de France. À Rome, il s'était lié d'intime amitié avec Ingres et les autres artistes français de la Villa Médicis.
[74] Baron Taylor (1789-1879), auteur et artiste, commissaire royal près le Théâtre-Français en 1824, explorateur et archéologue, inspecteur général des Beaux-Arts en 1848, puis membre libre de l'Académie des Beaux-Arts, occupa les fonctions les plus diverses, mais partout témoigna du goût le plus vif pour tout ce qui touche à la littérature et à l'art. C'est sous sa haute direction que furent publiés les Voyages pittoresques et romantiques de l'ancienne France, illustrés par l'élite de nos artistes. Philanthrope ardent, il a de plus fondé sept associations de secours mutuels, dont celle des artistes dramatiques.
[75] Voir plus haut, p. 38, en note.
1er juillet.—Toutes ces interruptions nuisent à mes petits travaux; je ne sais trop à quoi se passent mes journées. J'essaye de me rappeler mes impressions de la représentation d'Othello; je colore les croquis que j'y ai faits. Je dors encore outrageusement et à tort.
Je vais chez Halévy à six heures, par un soleil ardent. Je trouve là Gounod, les Zimmerman, Fouché, Boilay que j'aime beaucoup. Après dîner, promenade vers la rivière.
Au départ de ces messieurs, je m'esquive, pour faire une visite à Mme Parchappe, qui m'avait invité à dîner; j'y trouve Mmes Barbier et Villot.
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2 juillet.—Le matin, je ne puis résister à faire un tour de forêt, qui ne m'a pas empêché de travailler dans la journée à l'Hamlet, aux Lions, etc.
À six heures, je vais chez Mme Barbier. Tour dans le jardin avec ces dames avant dîner; après le dîner, causerie dans le parc; bref, je m'amuse. La société des femmes a toujours, malgré ma retraite, un charme infini; quand nous remontons, je me trouve avec six femmes, assises en rond et moi avec elles.
Mme Framelli venait d'arriver et nous attendait; elle m'invite pour mercredi. Je me promène avant de rentrer, par un clair de lune magnifique.
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5 juillet.—Les dons naturels dépourvus de la culture peuvent ressembler à ce chèvrefeuille charmant de grâce, mais sans odeur, que je vois suspendu aux arbres de la forêt.
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8 juillet.—Dîner chez Barbier avec Danican, etc. Le matin avait eu lieu la scène désagréable du frère Barbier, qui les a tous vilipendés dans la rue.
Toutes mes journées sont monotones, mais remplies çà et là des plaisirs vifs que me donne la campagne; la chaleur est extrême et m'interdit presque entièrement la forêt.
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Augerville, 12 juillet.—Parti à deux heures et demie pour Corbeil. Trouvé cet affreux G... qui me dit effrontément avoir la Jeune fille dans le cimetière[76]; je lui dis qu'elle m'avait été volée, en le regardant d'une manière qui l'a fait rougir.
De Corbeil à Malesherbes, voyagé avec une femme distinguée, dont la conversation était très bien. À Courances, elle se jette dans les bras d'une vieille paysanne qu'elle accable de caresses: c'était la bonne qui l'avait élevée; j'ai été très touché. La bonne vieille lui avait fait un cadeau qu'elle me montra: c'étaient les souliers d'un tout petit enfant, qui étaient, me dit-elle, ceux de son frère aîné, homme de soixante-quatre ans.
J'ai vu ce Gâtinais, cette vieille France toute plate, toute simple, ces diligences d'autrefois. Si je ne suis pas aussi à mon aise que dans les chemins de fer, du moins je voyage, je vois, je suis homme; je ne suis ni une boîte ni un paquet.
Je quitte ma dame à Malesherbes avec le regret de ne pas savoir son nom; je trouve là Pinson et son cabriolet découvert, dans lequel nous faisons le trajet rapidement.
Je trouve avec Berryer Mme Jaubert, bonne rencontre à la campagne, et Mme D..., avec une certaine appréhension.
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13 juillet.—Je sors le matin par le plus beau soleil. Je fais un croquis, près du pont de pierre, de la rivière fuyant au loin, un bouquet d'arbres très pittoresque sur le devant. Je me promène avec bonheur, je vais jusqu'aux rochers où le souvenir de M... me suit en dépit que j'en aie.
Je remarque dans les rochers à formes humaines et animales de nouveaux types plus ou moins ébauchés; je dessine même une espèce de sanglier et une sorte d'éléphant, nombre de corps, de contours, de têtes de taureau, etc.; on trouverait là d'excellents types d'animaux fantastiques; ces formes bizarres prennent là une vraisemblance. Étrange coïncidence! Quel caprice a présidé à la formation de ce rocher qui est tout alentour le seul de son espèce?
Dans la journée, promenade en bateau; Berryer s'obstine à vouloir nous faire passer en remontant sous le pont de pierre. Cela nous vaut un excellent exercice, qui nous met en nage et nous prépare au dîner. Nous arrivons quand il est servi déjà. Nous avons à peine le temps de changer de chemise.
Le soir, en tournant autour du château après dîner, Cadillan[77] me parle de Berryer, de sa manière de travailler, etc.
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14 juillet.—Berryer part à six heures du matin pour aller plaider à Paris. Il se flatte de revenir pour dîner ou, au pis aller, à neuf heures du soir. À notre grande surprise, comme nous étions à table, à sept heures et quelque chose, il arrive et achève de dîner avec nous; j'avais proposé à ces dames de retarder le dîner.
C'est un tour de force étonnant. Arrivé à Paris et au Palais à onze heures et demie, il plaide immédiatement pendant deux heures et demie; il part, laissant le deuxième avocat chargé de l'affaire écouter la réponse de l'adversaire, et prendre des notes s'il est besoin. Il se rhabille au Palais, repart et arrive sans éprouver d'interruption.
Il était parti avec un morceau de pain et de galantine dans ses poches. Trouvant dans le chemin de fer des gens avec lesquels il est obligé de lier conversation, il ne mange point et ne peut se dédommager qu'en allant du chemin de fer au Palais.
Après le dîner, nous étions en famille devant la maison: nous venions de prendre le café sur le perron. Je le voyais heureux d'être retourné dans sa retraite, jouissant de ces fleurs, de ces arbres, la plupart plantés par lui, après une journée employée comme celle-ci. Voilà de grands bonheurs!
Le soir, musique avec Mme Jaubert, Don Juan, etc., pendant que Berryer, non point encore satisfait, faisait son courrier pour le lendemain matin.
Dans la journée, chaleur orageuse et fatigante. Promenade dans un bateau léger. Nous descendons à terre près le pont de pierre. Assis en haut du petit labyrinthe, Mme Jaubert me parle de Chenavard.
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15 juillet.—Promenade le matin vers les rochers; j'admire encore les figures d'hommes et d'animaux, j'y fais de nouvelles et d'étonnantes découvertes.
Dans une allée plus vers le haut, je rencontre le malheureux scarabée luttant contre les fourmis acharnées à sa perte; je l'ai observé pendant longtemps, culbutant ses ennemies qu'il traînait après lui, retenu par les pattes, dont chacune était accrochée par deux ou trois des impitoyables ouvrières. Attaqué par les antennes, couvert quelquefois par elles, il a fini par succomber; l'ayant laissé une première fois, je l'ai trouvé immobile et tout à fait vaincu, quand je suis revenu; je lui ai fait faire encore quelques mouvements, mais enfin la mort était venue. Les fourmis étaient occupées, à ce qu'il m'a paru, à l'entraîner à la fourmilière que, du reste, on ne voyait pas aux environs. Je laissai un moment toute cette tragédie et je fus m'établir dans le petit pavillon à boule de cuivre où je m'endormis quelques instants. Au bout d'une demi-heure environ, je revins à mes fourmis. À ma grande surprise, je ne trouve ni fourmis ni insecte!
Berryer me dit, au déjeuner, que les fourmis déchiquetaient ordinairement ces sortes de proies et les emportaient par petits morceaux. Dans le cas que je viens de voir, je ne puis comprendre qu'un pareil déménagement ait pu avoir lieu en si peu de temps.
On a beaucoup philosophé à déjeuner sur les fourmis. Mme Jaubert nous mentionne un livre de M. Huber[78], qui est complet sur leur histoire.
Promenade à Malesherbes: j'adore ces vieilles habitations; le château laissé à l'abandon; grandes pièces avec de grands portraits d'ancêtres: tous les Lamoignon et leurs femmes sont encadrés dans les boiseries. Magnifique tapisserie du seizième siècle. Je dessine l'ajustement des brides des chevaux.
Je rejoins la compagnie dans la merveilleuse allée des Charmes. Visite à la chapelle ruinée et abandonnée. Magnifique statue de Balzac d'Entraigues: elle est en pierre; celle d'un Lamoignon, je crois, en marbre, agenouillé et armé, est dans l'endroit obscur. Différence du style des deux époques, de Henri IV à Louis XIII, l'autre, au contraire, de Henri II à peu près.
Promenade avec ces deux dames au bord de la rivière de Malesherbes.
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16 juillet.—Promenade le matin; je m'amuse sur un banc à dessiner la statue du sire d'Entraigues, que j'ai vue hier[79].
Promenade en bateau peu agréable et que nous abrégeons le plus possible; il pleut et il fait froid, nous laissons le bateau en route et revenons par l'allée que Berryer a fait achever, par les hauteurs, jusqu'à la maison.
Il nous parle, le soir, du Père Antoine, supérieur de la Trappe. Les femmes ne peuvent entrer dans le couvent, sauf les princesses du sang. Des amis de Berryer vont à la Trappe, et une dame qui se trouvait avec eux imagine de s'habiller en garçon pour les accompagner. Le Père Antoine, avisant ce visage imberbe et devinant le déguisement, prend tout doucement sous sa robe une serpette avec laquelle il va couper une rose qu'il offre à l'indiscret androgyne. Les visiteurs ne tardent pas à tourner les talons.
Autre anecdote sur le même Père Antoine. Il réclamait auprès de M. de Villèle pour certains bois qui dominent le couvent, qui, étant la propriété de l'État, mais devant être aliénés, allaient tomber dans la main des particuliers et gêneraient le couvent. Il disait, dans sa demande, qu'un aussi grand ministre ou ministre aussi supérieur, etc., etc., et sur tous les tons, trouverait bien un moyen d'accommoder la loi à cette affaire présente. Berryer le plaisantait un peu sur ses épithètes hyperboliques adressées à M. de Villèle: «Que voulez-vous, lui dit le Père Antoine, nous autres, pauvres moines, nous n'avons pas toujours le compas dans l'œil.»
Nous déchiffrons la Gazza[80]. J'étais encore tout plein de Don Juan de l'autre jour et je ne me trouvais plus d'admiration possible pour le chef-d'œuvre de Rossini. J'ai vu une fois de plus qu'il ne faut rien distraire des belles choses, et encore moins les comparer entre elles. Les parties négligées dans Rossini ne font nullement tort à l'impression dans la mémoire: ce père, cette fille, ce tribunal, tout cela est vivant. Les croque-notes de la princesse, qui ne jurent que par Mozart, ne comprennent pas plus Mozart que Rossini; cette partie vitale, cette force secrète, qui est tout Shakespeare, n'existe pas pour eux; il leur faut absolument l'alexandrin et le contre-point: ils n'admirent, dans Mozart, que la régularité.
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17 juillet.—Bonnes et douces promenades, seul ou avec ces petites femmes. Dans une grande promenade autour du parc, je me mets une épine de genévrier dans le doigt en arrangeant une branche pour Mme D...
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Champrosay, 18 juillet.—Parti à six heures pour Corbeil. Berryer, en robe de chambre, est venu m'embarquer. Je pars, le cœur plein de lui et de mon agréable séjour.
Tête à tête avec mon automédon, respirant l'air frais, emporté par l'allée des peupliers et au milieu des eaux remplies de nénufars, je me retournai plusieurs fois pour le voir de loin, ainsi que ce qu'on pouvait apercevoir de la maison. J'attends la voiture quelque temps à Malesherbes; j'essaye, sur la place publique, de m'ôter, avec mon canif, la petite épine de genévrier.
Parti dans une affreuse voiture et en mauvaise compagnie. Au reste, je dors ou sommeille presque tout le temps jusqu'à Corbeil; j'arrive à Ris vers midi, et je rentre à Champrosay.
Le soir, je vais chez Barbier.
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Paris, 19 juillet.—Je fais mes paquets dans la journée et je pars à trois heures. Nous arrivons à Paris pour dîner; je me retrouve sans trop de déplaisir dans mon atelier, et en face de tout ce que j'ai à faire.
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20 juillet.—Au conseil et à l'église, où je ne trouve personne.
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22 juillet.—Je dîne sur le boulevard avec le cousin Delacroix[81].
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26 juillet.—Voir Mirrha avec le cousin. Cette Ristori est vraiment pleine de talent; mais que ces pièces sont ennuyeuses!
Je souffre horriblement de la chaleur et de cet ennui. La fatigue de mes journées employées à l'église[82] est un peu cause de ce malaise, le soir. J'ai fait tout gratter et j'emplâtre, pour ainsi dire à la truelle, non seulement les parties creusées, mais toutes les parties des figures destinées à être lumineuses, telles que chairs, draperies. Les tableaux y gagneront, mais j'ai failli y prendre la colique des peintres.
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29 juillet.—Journée insipide, faute de m'être mis à faire quelque chose de bonne heure; je dîne au Palais-Royal avec le cousin, dans ce même salon où je dînai un jour avec Rivet, Bonington[83] et compagnie. Il fut beaucoup question de la D...
Le cousin me conte l'histoire des Vauréal; le père de celui que je connais aurait été un comte de Vauréal; c'était un roturier, bossu et assez disgracié, mais capable d'aimer, puisqu'il s'était épris de la Menard, danseuse célèbre et que le comte d'Artois, je crois, favorisait. Le comte était mal reçu de la dame; mais le prince lui ayant conseillé de s'humaniser quelque peu, elle déclara à son soupirant qu'elle ne pouvait lui appartenir que quand elle serait comtesse de Vauréal. Le mariage se fait; le soir des noces, la mariée disparaît. Elle ne revient sur l'eau qu'à la mort du comte de Vauréal et pour entrer en usufruit des biens; le comte avait un fils qui s'arrange tellement quellement avec sa belle-mère. Elle le maria à la fille d'un colonel Bonneval, mais avec interdiction de coucher avec sa femme, laquelle n'aurait eu la possession de son mari qu'à la mort de la Menard. C'est du père ou du grand-père Vauréal que mon grand-père, qu'on appelait le grand Claude, aurait été régisseur; leurs biens étaient considérables. Ils auraient, je crois, appartenu à l'évêque de Reims.
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30 juillet.—Je vais, à cinq heures, chez le cousin. Trouvé Mme Dufays, et Mme Cavé qui survient. Je la retrouve le soir, en faisant une promenade, assise près de la Madeleine et en société d'une petite qu'elle a prise chez elle et à qui elle sert de mentor.
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31 juillet.—Dîné chez Pastoret[84] avec Mercey[85], Viollet-le-Duc, Damas-Hinard[86], etc., etc. Belle galerie pour les tableaux. Je reviens avec Hittorf[87].
[76] C'est une des premières œuvres de Delacroix que le Catalogue Robaut date de 1823. (Voir n° 67.)
[77] M. de Cadillan, secrétaire de Berryer.
[78] Pierre Huber (1777-1840), naturaliste suisse.
[79] La plupart des croquis de Malesherbes et d'Augerville, cités ici, sont consignés dans un album de Delacroix, qui fit partie, sous le n° 664 bis, de la vente posthume, et fut adjugé au sculpteur Carpeaux pour 120 francs. Ce petit album in-12 oblong démontre la suite d'idées du maître, car, de 1854 à 1859, il emporta ce carnet chaque fois qu'il se rendit en villégiature chez Berryer.
[80] La Gazza ladra.
[81] Le commandant Delacroix figure comme légataire dans le testament d'Eugène Delacroix, qui laissa à son cousin divers souvenirs de famille.
[82] L'église Saint-Sulpice, dont il ne termina la décoration (première chapelle à droite en entrant) qu'en 1857. (Voir Catalogue Robaut, nos 1328 à 1345.)
[83] Bonington était entré en 1819 dans l'atelier de Gros, où il rencontra le baron Rivet, qui devint son ami. C'est de la même époque que date aussi son intimité avec Delacroix.
Delacroix professait la plus grande estime pour le talent de Bonington. Dans une lettre adressée à Soulier en 1831, il écrit: «J'ai eu quelque temps Bonington dans mon atelier. J'ai bien regretté que tu n'y sois pas. Il y a terriblement à gagner dans la société de ce luron-là, et je te jure que je m'en suis bien trouvé.» (Corresp., t. I, p. 116.)
[84] Le marquis de Pastoret (1791-1857), homme politique et littérateur, fut successivement auditeur au Conseil d'État sous le premier Empire, puis membre du Conseil général et du Conseil d'État sous la Restauration. Il refusa de reconnaître le gouvernement de la monarchie de Juillet, et resta jusqu'en 1852 un des représentants les plus autorisés du parti légitimiste. Rallié à l'Empire, il devint sénateur et fut appelé en 1855 à faire partie de la Commission municipale.
[85] Frédéric Bourgeois de Mercey était alors attaché au ministère d'État comme directeur des Beaux-Arts et chargé de diriger avec le comte de Chennevières l'organisation de la section des Beaux-Arts à l'Exposition universelle de 1855.
[86] Damas-Hinard (1805-1891), littérateur, auteur de travaux littéraires appréciés, notamment du Dictionnaire Napoléon, et de traductions fort estimées des grands écrivains espagnols. En 1848 il fut nommé bibliothécaire du Louvre, et devint en 1853 secrétaire des commandements de l'Impératrice.
[87] Jacques-Ignace Hittorf (1792-1867), né à Cologne, architecte, élève de Percier. On lui doit, indépendamment de nombreux monuments, qui témoignent de son réel mérite et de son érudition, les embellissements des Champs-Élysées, de la place de la Concorde, de l'avenue de l'Étoile. Ce fut lui qui traça, en qualité d'architecte de la ville de Paris et du Gouvernement, les plans des immenses travaux du bois de Boulogne et des deux lacs. Il faisait partie depuis 1853 de l'Académie des Beaux-Arts.
2 août.—Dîné chez Poinsot avec Chabrier, sa femme, l'amiral Deloffre[88], d'Audiffret, etc.
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3 août.—Au conseil, qui se tient dans l'anti-chambre, sur le quai: aux tentures orange, avec les peintures de Court.
Je vais ensuite à l'Industrie; je remarque cette fontaine jaillissante de fleurs gigantesques imitées.
La vue de toutes ces machines m'attriste profondément. Je n'aime pas cette matière qui a l'air de faire, toute seule et abandonnée à elle-même, des choses dignes d'admiration.
En sortant, je vais voir l'exposition de Courbet, qu'il a réduite à dix sous. J'y reste seul pendant près d'une heure et j'y découvre un chef-d'œuvre[89] dans son tableau refusé; je ne pouvais m'arracher de cette vue. Il y a des progrès énormes, et cependant cela m'a fait admirer son Enterrement. Dans celui-ci, les personnages sont les uns sur les autres, la composition n'est pas bien entendue; il y a de l'air et des parties d'une exécution considérable: les hanches, la cuisse du modèle nu et sa gorge; la femme du devant qui a un châle; la seule faute est que le tableau qu'il peint fait amphibologie: il a l'air d'un vrai ciel au milieu du tableau. On a refusé là un des ouvrages les plus singuliers de ce temps; mais ce n'est pas un gaillard à se décourager pour si peu.
J'ai dîné à l'Industrie entre Mercey et Mérimée; le premier pense comme moi de Courbet; le second n'aime pas Michel-Ange!
Détestable musique moderne par les chœurs chantants qui sont à la mode.
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11 août.—À Montreuil, pour le mariage de la fille aînée de Rivet. Ce bon ami a paru heureux de me voir; j'ai revu avec beaucoup de plaisir sa mère, si aimable et de si bonne et ancienne manière; causé de la couleur avec M. Pierre Rivet, mon ancien élève: il me recommande l'orpin jaune[90].
Vu là Colin[91] et revenu avec Riesener.
Je dînais chez Chabrier; Vieillard y était, et Poinsot qui a été aimable. J'étais fatigué de ma journée: ce sont trop d'allées et venues pour une petite constitution.
Poinsot nous raconte que Charles[92], le physicien, se trouvant traqué pendant la Révolution et n'ayant que cinq ou six sous à dépenser pour sa nourriture, ne vécut pendant un mois que de pain et d'eau; au bout d'un mois, il s'aperçut qu'il perdait sensiblement des forces; il y joignit alors du fromage, et les forces lui revinrent.
—Penser à trouver une palette qu'on puisse mettre dans l'eau.
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12 août.—Mon cher Guillemardet vient dîner avec moi. Causerie sans fin à table et promenade sur le boulevard jusqu'à onze heures.
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15 août.—Le matin, déjeuné à l'Hôtel de ville et au Te Deum ensuite. Grande impression de cette foule en robe de toutes couleurs et en habits brodés: la musique, l'évêque, tout cela est fait pour émouvoir; l'église m'a paru, comme toujours, une des mieux faites pour élever et frapper.
Réception chez l'Empereur.
Rentré fatigué; le soir, promenade solitaire faite avec beaucoup de plaisir; je m'amuse des illuminations; je crois que c'est la première fois que la foule ne me cause pas d'ennuis.
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18 août.—Arrivée de la reine d'Angleterre. Je sors de l'église vers trois heures pour rentrer chez moi. Point de voiture! Paris est fou ce jour-là; on ne rencontre que corps de métiers, femmes de la halle, filles vêtues de blanc, tout cela bannière en tête et se poussant pour faire bonne réception.
Le fait a été que personne n'a rien vu, la Reine étant arrivée à la nuit; je lai regretté pour toutes ces bonnes gens qui y allaient de tout leur cœur; j'étais invité par Pastoret à aller voir le cortège chez lui; j'ai trouvé là Feuillet[93], Beauchesne[94], qui m'a recommandé son fils, candidat aux bourses de l'école de Saint-Cyr[95].
Revenu au milieu d'une cohue épouvantable.
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23 août.—Bal à l'Hôtel de ville pour la reine d'Angleterre; chaleur affreuse.
J'y trouve Alberthe et sa fille; j'ai fait le tour de l'Hôtel de ville deux ou trois fois pour conquérir un verre de punch; j'étais glacé, tant j'étais baigné de sueur. Quelles insipides réunions!
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25 août.—À Versailles, ce soir. Illuminations devant le château, etc.
Je ne revois pas avec le plaisir que j'attendais la Bataille d'Aboukir[96]: la crudité des tons est extrême; l'enchevêtrement de ces hommes et de ces chevaux est un peu inexcusable.
Revenu par un clair de lune magnifique, et seul. J'ai passé par cette route de Saint-Cloud, qui m'a rappelé de si bons moments de ma vie de 1826 à 1830.
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26 août.—J'ai eu la visite de la très aimable princesse de Wittgenstein[97] et de sa fille, celle pour laquelle Liszt m'avait demandé un dessin; je dois la revoir et dîner chez elle mardi.
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27 août.—Je suis dans un mauvais moment; je retourne à l'église, après une interruption de huit jours; j'y travaille péniblement; la chaleur est affreusement continue.
Le soir, je vais voir l'exposition de l'école de dessin de Lequien fils. J'y trouve Wey[98] et ses fils; il me promet de me donner le dessin de Fedel, d'après moi, fait il y a une quarantaine d'années et si remarquable. Wey me dit que c'est la seule chose remarquable faite d'après moi.
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28 août.—Dîné chez l'aimable princesse de Wittgenstein; elle avait un certain comte d'Iri ou d'Uri et un Allemand assez contradicteur et ennuyeux.
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30 août.—Soulié m'avait écrit qu'il viendrait au courant de septembre ou fin d'août. Je lui ai demandé de venir dîner aujourd'hui. J'ai écrit à Villot qui s'est excusé, étant souffrant; à Riesener et à Schwiter. Le dîner a été gai, et j'en ai été heureux.
Le matin, travaillé beaucoup à l'église, inspiré par la musique et les chants d'église. Il y a eu un office extraordinaire à huit heures; cette musique me met dans un état d'exaltation favorable à la peinture.
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31 août.—Sorti vers trois heures pour voir des logements rues d'Amsterdam, Pigalle, etc.
Chez Schwiter[99], j'ai été frappé là, en voyant sa propre peinture et le portrait de West, de Lawrence, ainsi que des gravures d'après Reynolds, de l'influence fâcheuse de toute manière. Ces Anglais, et Lawrence tout le premier, ont copié aveuglement leur grand-père Reynolds, sans se rendre compte des entorses qu'il donnait à la vérité; ces licences, qui ont contribué à donner à sa peinture une sorte d'originalité, mais qui sont loin d'être justifiables, l'exagération pour l'effet et même les effets complètement faux qui en sont la conséquence, ont décidé du style de tous ses suivants, ce qui donne à toute cette école un air factice que ne rachètent pas certaines qualités. Ainsi la tête de West, qui est peinte dans la lumière la plus vive, est accompagnée d'accessoires tels que les vêtements, un rideau, etc., qui ne participent nullement à cette lumière; en un mot, elle est dépourvue de toute raison; il s'ensuit qu'elle est fausse et l'ensemble maniéré. Une tête de Van Dyck ou de Rubens, placée à côté de semblables résultats, les place tout de suite dans les rangs les plus secondaires. (Rapprocher ceci de ce que j'ai écrit quelques jours plus tard à Dieppe sur l'imitation naïve et l'influence des écoles.)[100].
La vraie supériorité, comme je l'ai dit quelque part dans ces petits souvenirs, n'admet aucune excentricité. Rubens est emporté par son génie et se livre à des exagérations qui sont dans le sens de son idée et fondées toujours sur la nature.
De prétendus hommes de génie comme nous en voyons aujourd'hui, remplis d'affectation et de ridicule, chez lesquels le mauvais goût le dispute à la prétention, dont l'idée est toujours obscurcie par des nuages, qui portent, même dans leur conduite, cette bizarrerie qu'ils croient un signe de talent, sont des fantômes d'écrivains, de peintres et de musiciens. Ni Racine, ni Mozart, ni Michel-Ange, ni Rubens, ne pouvaient être ridicules de cette façon-là; le plus grand génie n'est qu'un être supérieurement raisonnable. Les Anglais de l'école de Reynolds ont cru imiter les grands coloristes flamands et italiens; ils ont cru, en faisant des tableaux enfumés, faire des tableaux vigoureux; ils ont imité le rembrunissement que le temps donne à tous les tableaux et surtout cet éclat factice que causent les dévernissages successifs qui rembrunissent certaines parties en donnant aux autres un éclat qui n'était pas dans l'intention des maîtres. Ces altérations malheureuses leur ont fait croire, comme dans le portrait de West, qu'une tête pouvait être très brillante à côté de vêtements complètement dépourvus de lumière, et que des fonds pouvaient être très obscurs derrière des objets éclairés: ce qui est de toute fausseté.