Journal de Eugène Delacroix, Tome 3 (de 3): 1855-1863
[494] Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1842, sur les Études égyptiennes en France. L'auteur rappelle la représentation sur les tombeaux du jugement des âmes par les dieux.
[495] L'amiral Brueys d'Aigalliers (1753-1798).
[496] Delacroix écrivait à propos de ce projet de dictionnaire: «On pourra contester le titre de dictionnaire donné à un pareil ouvrage, à défaut d'un meilleur. On l'appellera, si l'on veut, le recueil des idées qu'un seul homme a pu avoir sur un art, ou sur les arts en général, pendant une carrière assez longue. Au lieu de faire un livre où l'on aurait cherché à classer par ordre d'importance chacune des matières...» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 431.)
[497] Toujours extrait du même fragment: «Il faut presque en venir à cette conclusion que plus le dictionnaire sera fait par des hommes médiocres, plus il sera vraiment un dictionnaire, c'est-à-dire un recueil des théories et des pratiques ayant cours. De là une banalité d'aperçus complète. Un article ne pourra présenter une certaine originalité, c'est-à-dire émaner d'un esprit ayant des idées en propre, sans trancher avec ceux qui ne font que résumer les idées de tout le monde sur la matière.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 432.)
[498] «L'auteur a le plus grand respect pour ce qu'on appelle un livre; mais combien y a-t-il de gens qui lisent véritablement un livre? Il en est bien peu, à moins que ce ne soit un livre d'histoire ou un roman.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 434.)
[499] C'est ce que Molière a si bien exprimé dans ce beau vers de sa Gloire du Val-de-Grâce:
Et les emplois de feu demandent tout un homme!
[500] La suite manque dans le manuscrit.
[501] Voir l'étude enthousiaste de Delacroix sur Charlet dans la Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1862.
[502] Charlet, sa vie, ses lettres, etc., par M. de La Combe.
[503] Rapprocher ce morceau de ce qu'il a écrit sur le même sujet à la fin du premier volume du Journal (Voir t. I, p. 424 et p. 451.)
8 février.—Balzac dit dans ses Petits Bourgeois: «Dans les arts, il arrive un point de perfection au-dessous duquel reste le talent et qu'atteint seul le génie. Il est si peu de différence entre l'œuvre du génie et l'œuvre du talent, etc. Il y a plus, le vulgaire y est trompé, le cachet est une certaine apparence de facilité; en un mot, son œuvre doit paraître ordinaire au premier aspect, tant elle est toujours naturelle, même dans les sujets les plus élevés, etc.»
Tirer la déduction à propos des ouvrages comme ceux de Decamps et Dupré, en un mot de tous ceux qui emploient des moyens outrés. Il est bien rare que les grands hommes soient outrés dans leurs ouvrages. Examiner cela.
Lawrence, Turner, Reynolds, en général tous les grands artistes anglais, sont entachés d'exagération, particulièrement dans l'effet qui empêche de les classer parmi les grands maîtres; ces effets outrés, ces ciels sombres, ces contrastes d'ombre et de lumière, auxquels du reste ils ont été conduits par leur propre ciel nuageux et variable, mais qu'ils ont exagérés outre mesure, laissant parler, plus haut que leurs qualités, les défauts qu'ils tiennent de la mode et du parti pris. Ils ont des tableaux magnifiques, mais qui ne présenteront pas cette éternelle jeunesse des vrais chefs-d'œuvre, exempts, j'oserais dire, tous d'enduré et d'efforts.
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22 février.—Réalisme. Le réalisme devrait être défini l'antipode de l'art[504]. Il est peut-être plus odieux dans la peinture et dans la sculpture que dans l'histoire et le roman; je ne parle pas de la poésie, car par cela seul que l'instrument du poète est une pure convention, un langage mesuré, en un mot, qui place tout d'abord le lecteur au-dessus du terre à terre de la vie de tous les jours, ce serait une plaisante contradiction dans les termes, qu'une poésie réaliste, si on pouvait concevoir même ce monstre. Qu'est-ce que serait, en sculpture par exemple, un art réaliste? De simples moulages sur nature seraient toujours au-dessus de limitation la plus parfaite que la main de l'homme puisse produire; car peut-on concevoir que l'esprit ne guide pas la main de l'artiste, et croira-t-on possible en même temps que, malgré toute son application à imiter, il ne teindra pas ce singulier travail de la couleur de son esprit, à moins qu'on n'aille jusqu'à supposer que l'œil seul et la main soient suffisants pour produire, je ne dirai pas seulement une imitation exacte, mais même quelque ouvrage que ce soit? Pour que le réalisme ne soit pas un mot vide de sens, il faudrait que tous les hommes eussent le même esprit, la même façon de concevoir les choses.
Voir ce que j'ai dit dans les petits calepins bleus[505] sur la contradiction qu'il y a au théâtre entre le système qui veut suivre les événements comme ils sont et celui qui les présente et les dispose dans un certain ordre en vue de l'effet. Car quel est le but suprême de toute espèce d'art, si ce n'est l'effet? La mission de l'artiste consiste-t-elle seulement à disposer des matériaux et à laisser le spectateur en tirer comme il pourra une délectation quelconque, chacun à sa manière? N'y a-t-il pas, indépendamment de l'intérêt que l'esprit trouve dans la marche simple et claire d'une composition, dans le charme des situations habilement ménagées, une sorte de sens moral attaché même à une fable, qui la fera ressortir avec plus de succès que celui qui a disposé à l'avance toutes les parties de la composition, de telle sorte que le spectateur ou le lecteur soit amené sans s'en apercevoir à en être saisi et charmé? Que trouve-je dans un grand nombre d'ouvrages modernes? Une énumération[506] de tout ce qu'il faut présenter au lecteur, surtout celle des objets matériels, des peintures minutieuses de personnages, qui ne se peignent pas eux-mêmes par leurs actions. Je crois voir ces chantiers de construction où chacune des pierres taillées à part s'offre à ma vue, mais sans rapport à sa place dans l'ensemble du monument. Je les détaille l'une après l'autre au lieu de voir une voûte, une galerie, bien plus un palais tout entier dans lequel corniches, colonnes, chapiteaux, statues même, ne forment qu'un ensemble ou grandiose ou simplement agréable, mais où toutes les parties sont fondues et coordonnées par un art intelligent.
Dans la plupart des compositions modernes, je vois l'auteur appliqué à décrire avec le même soin un personnage accessoire et les personnages qui doivent occuper le devant de la scène. Il s'épuise à me montrer sous toutes ses faces le subalterne qui ne paraît qu'un instant, et l'esprit s'y attache comme au héros de l'histoire. Le premier des principes, c'est celui de la nécessité des sacrifices[507].
Des portraits séparés, quelle que soit leur perfection, ne peuvent former un tableau. Le sentiment particulier peut seul donner l'unité, et elle ne s'obtient qu'en ne montrant seulement que ce qui mérite d'être vu.
L'art, la poésie, vivent de fictions. Proposez au réaliste de profession de peindre les objets surnaturels: un dieu, une nymphe, un monstre, une furie, toutes ces imaginations qui transportent l'esprit!
Les Flamands, si admirables dans la peinture des scènes familières de la vie, et qui, chose singulière, y ont porté l'espèce d'idéal que ce genre comporte comme tous les genres, ont échoué généralement (il faut en excepter Rubens) dans les sujets mythologiques ou même simplement historiques ou héroïques, dans des sujets de la fable ou tirés des poètes. Ils affublent de draperies ou d'accessoires mythologiques des figures peintes d'après nature, c'est-à-dire d'après de simples modèles flamands, avec tout le scrupule qu'ils portent ailleurs dans limitation d'une scène de cabaret. Il en résulte des disparates bizarres qui font d'un Jupiter et d'une Vénus des habitants de Bruges ou d'Anvers travestis, etc. (Rappeler le tombeau du maréchal de Saxe[508].)
Le réalisme est la grande ressource des novateurs dans les temps où les écoles alanguies et tournant à la manière, pour réveiller les goûts blasés du public, en sont venues à tourner dans le cercle des mêmes inventions. Le retour à la nature est proclamé un matin par un homme qui se donne pour inspiré.
Les Carrache, et c'est l'exemple le plus illustre qu'on puisse citer, ont cru qu'ils rajeunissaient l'école de Raphaël. Ils ont cru voir dans le maître des défaillances dans le sens de l'imitation matérielle. Il n'est pas bien difficile, en effet, de voir que les ouvrages de Raphaël, que ceux de Michel-Ange, du Corrège et de leurs plus illustres contemporains, doivent à l'imagination leur charme principal, et que l'imitation du modèle y est secondaire et même tout à fait effacée. Les Carrache, hommes très supérieurs, on ne peut le nier, hommes savants et doués d'un grand sentiment de l'art, se sont dit un jour qu'il fallait reprendre pour leur compte ce qui avait échappé à ces devanciers illustres, ou plutôt ce qu'ils avaient dédaigné; ce dédain même leur a peut-être paru une sorte d'impuissance de réunir dans leurs ouvrages des qualités de nature diverse qui leur parurent, à eux, faire partie intégrante de la peinture. Ils ouvrirent des écoles; c'est à eux, il faut le dire, que commencent les écoles comme on les comprend de nos jours, à savoir: l'étude assidue et préférée du modèle vivant, se substituant presque entièrement à l'attention soutenue, donnée à toutes les parties de l'art dont celle-ci n'est qu'une partie.
Les Carrache se sont flattés sans doute que, sans déserter la largeur et le sentiment profond de la composition, ils introduiraient dans leurs tableaux des détails d'une imitation plus parfaite et s'élèveraient ainsi au-dessus des grands maîtres qui les avaient précédés. Ils ont conduit en peu de temps leurs disciples et sont descendus eux-mêmes à une imitation plus réelle, il est vrai, mais qui détachait l'esprit des parties plus essentielles du tableau conçu en vue de plaire avant tout à l'imagination. Les artistes ont cru que le moyen d'atteindre la perfection était de faire des tableaux une réunion de morceaux imités fidèlement...
David est un composé singulier de réalisme et d'idéal.
Les Vanloo ne copiaient plus le modèle; bien que la trivialité de leurs formes fût tombée dans le dernier abaissement, ils tiraient tout de leur mémoire et de la pratique. Cet art-là suffisait au moment. Les grâces factices, les formes énervées et sans accent de nature suffisaient à ces tableaux jetés dans le même moule, sans originalité d'invention, sans aucune des grâces naïves qui feront durer les ouvrages des écoles primitives.
David a commencé par abonder dans cette manière; c'était celle de l'école dont il sortait. Dénué, je crois, d'une originalité bien vive, mais doué d'un grand sens, né surtout au déclin de cette école et au moment où l'admiration quelque peu irréfléchie de l'antique se faisait jour, grâce encore à des génies médiocres comme les Mengs et les Winckelmann, il fut frappé, dans un heureux moment, de la langueur, de la faiblesse de ces honteuses productions de son temps; les idées philosophiques qui grandissaient en même temps, les idées de grandeur et de liberté du peuple se mêlèrent sans doute à ce dégoût qu'il ressentit pour l'école dont il était issu. Cette répulsion, qui honore son génie et qui est son principal titre de gloire, le conduisit à l'étude de l'antique. Il eut le courage de refouler toutes ses habitudes; il s'enferma pour ainsi dire avec le Laocoon, avec l'Antinoüs, avec le Gladiateur, avec toutes les mâles conceptions du génie antique. Il eut le courage de se refaire un talent, semblable en ceci à l'immortel Gluck, qui, arrivé à un âge avancé, avait renoncé à sa manière italienne, pour se retremper dans des sources plus pures et plus naïves. Il fut le père de toute l'école moderne en peinture et en sculpture; il réforma jusqu'à l'architecture, jusqu'aux meubles à l'usage de tous les jours. Il fit succéder Herculanum et Pompéi au style bâtard et Pompadour, et ses principes eurent une telle prise sur les esprits, que son école ne lui fut pas inférieure et produisit des élèves dont quelques-uns marchent ses égaux. Il règne encore à quelques égards, et, malgré de certaines transformations apparentes dans le goût de ce qui est l'école aujourd'hui, il est manifeste que tout dérive encore de lui et de ses principes. Mais quels étaient ces principes, et jusqu'à quel point s'y est-il confiné et y a-t-il été fidèle?
Sans doute, l'antique a été la base, la pierre angulaire de son édifice: la simplicité, la majesté de l'antique, la sobriété de la composition, celle des draperies, portée plus loin encore que chez le Poussin, mais dans l'imitation des parties, etc.
David a immobilisé en quelque sorte la sculpture; car son influence a dominé ce bel art aussi bien que la peinture. Si David a eu sur la peinture une influence si complète, il a eu sur un art voisin, et qui n'était pas le sien, plus d'influence encore.
[504] Cette question du réalisme dans l'art, qu'il avait déjà examinée à maintes reprises et à propos de laquelle nous avons tenté de résumer son opinion dans notre Étude, on la trouve traitée fragmentairement dans plusieurs passages de l'ouvrage déjà cité: «Le but de l'artiste, écrit Delacroix, n'est pas de reproduire exactement les objets: il serait arrêté aussitôt par l'impossibilité de le faire. Il y a des effets très communs qui échappent entièrement à la peinture et qui ne peuvent se traduire que par des équivalents: c'est à l'esprit qu'il faut arriver, et les équivalents suffisent pour cela. Il faut intéresser avant tout. Devant le morceau de nature le plus intéressant, qui peut assurer que c'est uniquement par ce que voient nos yeux que nous recevons du plaisir? L'aspect d'un paysage nous plaît non seulement par son agrément propre, mais par mille traits particuliers qui portent l'imagination au delà de cette vue même.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 403.)
[505] Non retrouvés.
[506] «Ce qui fait l'infériorité de la littérature moderne, dit-il un peu plus loin, c'est la prétention de tout rendre: l'ensemble disparaît noyé dans les détails, et l'ennui en est la conséquence.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 408.)
[507] Cette nécessité des sacrifices sur laquelle il s'est longuement étendu en ce qui concerne la peinture, il l'appliquait aux compositions littéraires: «Dans certains romans comme ceux de Cooper, par exemple, il faut lire un volume de conversation et de description pour trouver un moment intéressant: ce défaut dépare singulièrement les ouvrages de Walter Scott, et rend bien difficile de les lire: aussi l'esprit se promène languissant au milieu de cette monotonie et de ce vide où l'auteur semble se complaire à se parler à lui-même.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 408.)
1er mars.—Réunir sujets de tableaux pour composer à Champrosay.
—Emporter livre de notes pour matériaux, et quelques livres de la bibliothèque faciles à lire: Cours d'étude; volumes de Voltaire et de Saint-Simon; Jérusalem délivrée, le volume de l'Arioste; les sujets d'Ivanhoë, de Roméo; la Vie de Charlet[509].
—Acheter couleurs à l'aquarelle en tubes; s'en servir pour indiquer l'effet, et le chercher ainsi à l'avance.
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3 mars.—Je suis sorti pour la troisième fois hier; je suis resté une grande demi-heure assis dans le Luxembourg. Aujourd'hui, le temps était aigre, je suis revenu plus tôt.
Par quelle singularité la littérature la plus grave se trouve-t-elle le lot du peuple qui a passé et passe encore pour le plus léger et le plus frivole de la terre? Les anciens eux-mêmes, qui ont posé les règles des choses de l'imagination dans tous les genres, ne présentent point d'exemples d'un sentiment aussi soutenu de l'ordre. Il y a un certain décousu dans les ouvrages des plus beaux génies de l'antiquité; ils divaguent volontiers. Comme ils ont droit à tous nos respects, nous leur passons tous leurs écarts. Nous ne sommes pas d'aussi bonne composition pour nos hommes de talent. Un livre mal fait dans son ensemble ne peut se sauver par la beauté des détails, ni même par l'ingénieuse conception de l'ouvrage lui-même. Il faut que toutes les parties, ingénieuses ou non, concourent dans une certaine mesure à la connexion du tout, et par contre il faut, dans un ouvrage bien ordonné et logiquement conduit, que les détails n'en déparent point la conception. Quand une pièce de théâtre avait entraîné le public à la représentation, l'auteur n'avait rempli que la moitié de sa tâche; il fallait que l'ouvrage, comme on disait, se soutînt à la lecture.
Il est probable que Shakespeare n'était guère soucieux de cette seconde partie de son obligation envers son public. Quand il avait produit à la représentation l'effet qu'il s'était promis, quand la galerie surtout était satisfaite, il est probable qu'il ne s'inquiétait plus de l'opinion des puristes; d'abord, la grande majorité de ce public ne savait pas lire, et eût-il pu lire, en aurait-il eu le loisir, attendu qu'il se composait ou de jeunes fats de la cour, plus occupés de leurs plaisirs que de littérature, ou de marchands de marée, peu disposés à éplucher les beautés littéraires?
Qui sait ce que devenait le manuscrit, le canevas sur lequel l'auteur avait monté sa pièce, et dont les bribes, distribuées aux acteurs pour apprendre leurs rôles, devenaient ce qu'elles pouvaient et étaient recueillies au hasard par de faméliques imprimeurs, avec toute licence de les accommoder à leur guise ou de suppléer aux lacunes? Ne semble-t-il pas que ces pièces pleines de fantaisie,—je parle de ce que Shakespeare intitule des comédies,—ou que ces drames à effet, tantôt lugubres, tantôt grotesques, ces tragédies, où les héros, et les valets se trouvent confondus et parlent chacun leur langage, dont l'action, capricieusement conduite, se passe dans vingt lieux à la fois ou embrasse un espace de temps illimité, ne semble-t-il pas, dis-je, que de telles œuvres, avec leurs beautés et leurs défauts, ne doivent plaire qu'aux adeptes capricieux et ne peuvent attacher qu'une nation plus frivole que réfléchie?
Pour ma part, je crois que le goût, que le tour d'esprit d'une nation dépend étrangement de celui des hommes célèbres qui, les premiers, ont écrit ou peint, ou produit chez elle des ouvrages dans quelque genre que ce soit. Si Shakespeare était né à Gonesse, au lieu de naître à Strafford-sur-Avon, à une époque de notre histoire où l'on n'avait pas eu encore ni Rabelais, ni Montaigne, ni Malherbe, ni, à bien plus forte raison, Corneille, on eût vu se produire dans notre pays non seulement un autre théâtre (voir en Espagne Calderon), mais encore une autre littérature. Que le caractère anglais ait ajouté à de semblables ouvrages quelque chose de sa rudesse, je le croirai sans peine; quant à cette prétendue barbarie que les Anglais ont montrée à certaines époques de leur histoire et qu'on donne pour une des causes de la pente de Shakespeare à ensanglanter la scène outre mesure, je ne crois pas, en interrogeant bien nos annales, que nous en devions beaucoup, en fait de cruauté, à nos voisins les Anglais, ni que les tragédies en action qui ont jeté une teinte si sombre, notamment sur les règnes des Valois, aient pu nous donner une éducation propre à adoucir les mœurs ni la littérature.
Pour avoir banni les massacres de notre scène, laquelle n'a commencé à briller qu'à une époque plus radoucie, notre nation n'en est pas plus humaine dans son histoire que la nation anglaise; des époques récentes et de redoutable mémoire ont montré que le barbare et même le sauvage vivaient toujours dans l'homme civilisé, et que la gaieté dans les ouvrages de l'esprit pouvait se rencontrer avec des mœurs passablement farouches. L'esprit de société, qui peut-être est un instinct plus développé de notre nature française, a pu contribuer à polir davantage la littérature; mais il est plus probable encore que les chefs-d'œuvre de nos grands hommes sont venus à propos pour décrier les tentatives bizarres ou burlesques des époques précédentes, et pour tourner les esprits vers le respect de certaines règles éternelles de goût et de convenance qui ne sont pas moins celles de toute véritable sociabilité que celles des ouvrages de l'esprit. On nous dit souvent que Molière, par exemple, ne pouvait paraître que chez nous; je le crois bien, il était l'héritier de Rabelais, sans parier des autres.
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8 mars.—Sur Rubens. Sa verve; la monotonie de certains retours dans son dessin. Recopier ici ce que je trouve dans l'agenda de 1852 à la suite de mes observations sur les sublimes tapisseries de la mort d'Achille. «Le parti pris de Rubens en outrant certaines formes montre qu'il était dans la situation d'un artiste qui exerce le métier qu'il sait bien, sans chercher à l'infini des perfectionnements[510].»
Dans le même cahier, au 6 février, à propos d'un concert et de la musique des hommes dans le genre de Mendelssohn, etc.: «Ce n'est point cette heureuse facilité des grands maîtres qui prodiguent les motifs les plus heureux, etc.[511].»
J'ajoute ceci aujourd'hui que j'ai acquis, depuis le jour où furent écrites ces réflexions, huit années d'expérience. Il est bon et à propos d'écrire les idées quand elles viennent, même si vous n'êtes pas occupé d'un travail suivi pour lequel ces idées puissent venir à propos. Mais toutes ces réflexions prennent la forme du moment. Le jour où elles peuvent s'utiliser dans un travail d'une certaine étendue, il faut se garder d'avoir trop d'égard à la forme qu'on leur a donnée dans le premier moment. On sent le placage dans les ouvrages médiocres. Voltaire devait noter ses idées. Son secrétaire le dit. Pascal nous en laisse la preuve dans ses Pensées, qui sont des matériaux pour un ouvrage. Mais ces hommes-là, en recueillant la matière dans le creuset, rencontraient la forme qu'ils pouvaient et se livraient avant tout à la suite des idées plutôt qu'à leur forme, et ne s'imposaient pas, à coup sûr, le fastidieux travail de retrouver celles qu'ils avaient notées, ou de les enchâsser dans la forme qu'ils leur ont donnée d'abord. Il ne faut pas être trop difficile. Tout homme de talent qui compose ne doit pas se traiter en ennemi. Il doit supposer que ce que son inspiration lui a fourni a sa valeur. L'homme qui relit et qui tient la plume pour se corriger est plus ou moins un autre homme que celui du premier jet. Il y a deux choses que l'expérience doit apprendre: la première, c'est qu'il faut beaucoup corriger; la seconde, c'est qu'il ne faut pas trop corriger.
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10 mars.—Essayer des cigarettes de thé vert. Je vois dans un ancien calepin que c'est une mode d'en fumer à Pétersbourg. Elles n'ont pas, du moins, l'inconvénient d'être narcotiques.
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14 mars.—J'ai été voir l'exposition du boulevard, j'en suis revenu mal disposé. Il y faisait froid. Les Dupré, les Rousseau m'ont ravi. Pas un Decamps[512] ne m'a fait plaisir: c'est vieilli, c'est dur et mou, filandreux; de l'imagination toujours, mais nul dessin; rien ne devient ennuyeux comme ce fini obstiné sur ce faible dessin. Il est jauni comme du vieil ivoire, et les ombres noires.
Mme Sand est venue me dire adieu bien amicalement. Elle voulait m'en traîner ce soir à Orphée[513].
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28 mars.—Guillemardet venu hier dans la journée. Je lui ai dit ce que j'avais sur le cœur, cela m'a soulagé. Je regrettais vivement d'être obligé de changer pour lui de sentiment; ce qu'il m'a dit de X... ma fait impression. Il est bien changé et a été bien souffrant.
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20 mars.—Toujours fatigué le matin.
[509] Delacroix songeait alors à écrire l'article sur Charlet qu'il ne fit paraître que deux ans plus tard.
[510] Voir t. II, p. 73 et 74.
[511] Voir t. II. p. 83.
[512] Il est intéressant de noter ici un revirement de l'opinion d'Eugène Delacroix sur Decamps. On se rappelle que, dans les premières années du Journal, il va jusqu'à prononcer le mot de génie à propos d'une de ses compositions.
[513] C'est en 1860 que Mme Viardot reprit, avec le plus grand succès, l'Orphée de Gluck au Théâtre-Lyrique.
3 avril.—Fragilité des ouvrages de peinture et autres.
Je lis une Vie de Léonard de Vinci d'un M. Clément (Revue des Deux Mondes, 1er avril 1860). C'est le pendant à une Vie de Michel-Ange, très bonne, du même, publiée l'année dernière. J'y suis frappé surtout de la disparition notée par lui de presque tous ses ouvrages, tableaux, manuscrits, dessins, etc. Il n'y a personne qui ait produit davantage et laissé si peu de chose. Cela me rappelle ce que Lonchamps[514] dit de Voltaire: qu'il ne croyait jamais avoir fait assez pour sa réputation. Un peintre, dont les ouvrages sont uniques, est exposé à bien plus de chances de destruction, ou, ce qui est peut-être pis, d'altération; il a bien plus de sujet de chercher à produire beaucoup d'ouvrages pour que quelques-uns au moins puissent surnager.
Ce serait un ouvrage curieux qu'un Commentaire sur le traité de la peinture de Léonard. Broder sur cette sécheresse donnerait matière à tout ce qu'on voudrait.
Voir dans cette vie de Léonard la lettre qu'il écrit au duc de Milan, où il lui détaille toutes ses inventions. J'y ai trouvé qu'il avait eu une idée qui répond à celle que j'avais à Dieppe, dans un article sur l'art militaire[515], d'avoir des chariots qui transportent de petits détachements de soldats au milieu de l'ennemi, etc. Il dit: «Je fais des chariots couverts que l'on ne saurait détruire, avec lesquels on pénètre dans les rangs de l'ennemi et on détruit son artillerie. Il n'est si grande quantité de gens armés qu'on ne puisse rompre par ce moyen, et derrière ces chariots, l'infanterie peut s'avancer sans obstacles et sans danger.» Il a tout prévu, il dit: «Dans le cas où on serait en mer, je puis employer beaucoup de moyens offensifs et défensifs, et entre autres construire des vaisseaux à l'épreuve des bombardes, etc.»
L'auteur de l'article parle des divers tableaux de la Cène, des peintres célèbres qui ont précédé Léonard: le Cénacle de Giotto, celui de Ghirlandajo... Les compositions austères sont raides, les personnages ne marquent ni par leur expression, ni par leur attitude, etc. Plus jeunes chez l'un de ces maîtres, déjà plus vivaces chez l'autre, ils ne concourent point à l'action, qui n'a rien de cette unité puissante et de cette prodigieuse variété que Léonard devait mettre dans son chef-d'œuvre. Si l'on se reporte au temps où cet ouvrage fut exécuté, on ne peut qu'être émerveillé du progrès immense que Léonard fit faire à son art. Presque le contemporain de Ghirlandajo, condisciple de Lorenzo di Credi et du Pérugin, qu'il avait rencontré dans l'atelier de Verrocchio, il rompt d'un coup avec la peinture traditionnelle du quinzième siècle; il arrive sans erreurs, sans défaillances, sans exagérations et comme d'un seul bond, à ce naturalisme judicieux et savant, également éloigné de l'imitation servile et d'un idéal vide et chimérique. Chose singulière! le plus méthodique des hommes, celui qui parmi les maîtres de ce temps s'est le plus occupé des procédés d'exécution, qui les a enseignés avec une telle précision que les ouvrages de ses meilleurs élèves sont tous les jours confondus avec les siens, cet homme, dont la manière est si caractérisée, n'a point de rhétorique[516]. Toujours attentif à la nature, la consultant sans cesse, il ne s'imite jamais lui-même; le plus savant des maîtres en est aussi le plus naïf, et il s'en faut que ses deux émules, Michel-Ange et Raphaël, méritent au même degré que lui cet éloge.
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6 avril.—J'ai été aujourd'hui à Saint-Sulpice. Boulangé n'avait rien fait et n'avait pas compris un mot de ce que je voulais. Je lui ai donné l'idée des cadres en grisailles[517] et de la guirlande, le pinceau à la main et avec furie. Chose étonnante! je suis revenu fatigué et non énervé. Il me semble que c'est l'entrée en scène de la santé après tant de petites rechutes.
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7 avril.—À Saint-Sulpice, où Boulangé ne m'attendait pas. Cet infâme coquin ne vient pas, ne travaille pas et m'attribue ces retards sous prétexte de changements. Il n'y était pas effectivement, je suis rentré furieux et lui ai écrit eu conséquence.
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8 avril.—Varcollier venu, puis Mme R... et Mme Colonna[518] avec qui j'avais rendez-vous. Je me suis engagé à la recevoir et à aller la voir.
Carrier venu à quatre heures, enthousiasmé surtout de l'intérieur. Il remarque la petite Andromède[519]; et à ce propos je me rappelle celle de Rubens que j'ai vue il y a longtemps. J'en ai vu deux, au reste, une à Marseille chez Pellico, l'autre chez Hilaire Ledru[520] à Paris, très belles de couleur toutes les deux; mais elles me font songer à cet inconvénient de la main de Rubens qui peint tout comme à l'atelier, et dont les figures ne sont pas modifiées par des effets différents et appropriés dans les scènes qu'il a à peindre; de là cette uniformité des plans; il semble que toutes les figures soient comme les modèles sur la table, éclairés par le même jour et à la même distance du spectateur. Véronèse en cela bien différent.
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9 avril.—Je trouve dans Bayle que Laïs n'aimait pas Aristippe, qui était un homme propre et convenable, et s'en faisait payer chèrement ce qu'elle donnait pour rien à Diogène, sale et puant.
—Je vais faire une seconde séance à l'église pour le ton de fruits; j'en suis sorti plus fatigué que l'autre jour; j'en conclus que je ne suis pas remis. Boulangé s'est rangé; mais c'est un drôle de personnage.....
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10 avril.—Ébauche au pastel.
Denuelle[521] vient m'exposer que le crédit alloué pour les ornements de la chapelle est sur le point d'être atteint. Je lui dis que je suis résolu à faire achever à mes frais, si c'est nécessaire. (Il pourra se trouver une petite compensation dans les dégâts apportés par l'humidité à la guirlande du haut.)
Pour ébaucher sur un panneau au pastel, il ne serait pas nécessaire qu'il fût encollé. Ne pourrait-on encoller le panneau de manière que le pastel, une fois arrivé au degré nécessaire, fût fixé, en exposant le panneau à une vapeur d'eau chaude qui, en amollissant la colle, fixerait le pastel? On pourrait alors passer un second encollage sur le tout afin de conserver le brillant du pastel et repeindre à l'huile. Sur cette ébauche au pastel, on pourrait encore revenir avec de l'aquarelle.
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11 avril.—Dîné chez Mme Herbelin. Une heure avant d'y aller, j'ai été sur le point de m'excuser. En somme, je me suis très bien trouvé d'y être allé. Nadaud[522] nous a donné des choses délicieuses: le Fortifions nos côtes est charmant.
Je trouve dans l'Entretien de Lamartine, prêté par Didot, sur Chateaubriand, des citations de ses billets à Mme Récamier, entre autres celle-ci: «Venez vite..... mes dispositions d'âme triste ne changent pas. Oh! que je suis triste! Venez; de l'ennui de l'isolement, je passe à l'ennui de la foule; décidément je ne puis supporter l'ennui du monde.» Lamartine ajoute: «On voit par la vicissitude de ses désirs qu'il s'est retourné toute sa vie dans son lit de gloire, d'ambition, de cours, de fêtes, sans trouver, comme on dit, une bonne place. Toujours mal où il est, toujours bien où il n'est pas, homme d'impossible même en attachement.»
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12 avril.—Sur Shakespeare, Molière, Rossini, etc.
Je trouve dans un calepin écrit à Augerville pendant mon séjour en juillet 1855 (Mme Jaubert s'y trouvait): «Je voyais tout à l'heure ces demoiselles bleues, vertes, jaunes, qui se jouaient sur les herbes le long de la rivière. À l'aspect de ces papillons qui ne sont pas des papillons, bien que leurs corps présentent de l'analogie, dont les ailes se déploient un peu comme celles des sauterelles, et qui ne sont pas des sauterelles, j'ai pensé à cette inépuisable variété de la nature, toujours conséquente à elle-même, mais toujours diverse, affectant les formes les plus variées avec l'usage des mêmes organes. L'idée du vieux Shakespeare s'est offerte aussitôt à mon esprit, qui crée avec tout ce qu'il trouve sous sa main. Chaque personnage placé dans telle circonstance se présente à lui tout d'une pièce avec son caractère et sa physionomie. Avec la même donnée humaine il ajoute ou il ôte, il modifie sa manière et vous fait des hommes de son invention qui pourtant sont vrais... C'est là un des plus sûrs caractères du génie. Molière est ainsi, Cervantes est ainsi, Rossini avec son alliage est ainsi; s'il diffère de ces hommes, c'est par une exécution plus nonchalante. Par une bizarrerie qui ne se rencontre pas souvent chez les hommes de génie, il est paresseux, il a des formules, des placages habituels qui allongent sa manière, qui se sentent bien toujours de sa facture, mais ne sont pas marqués d'un cachet de force et de vérité. Quant à sa fécondité, elle est inépuisable, et là où il l'a voulu il est vrai et idéal à la fois.»
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13 avril.—Sur les sonorités en musique.—Sur l'Opéra. Voir mes notes écrites à Champrosay en mai 1855[523].
Mon cher petit Chopin s'élevait beaucoup contre l'école qui attache à la sonorité particulière des instruments une partie importante de l'effet de la musique. On ne peut nier que certains hommes, Berlioz entre autres, sont ainsi, et je crois que Chopin, qui le détestait, en détestait d'autant plus sa musique qui n'est quelque chose qu'à laide des trombones opposés aux flûtes et aux hautbois en concordant ensemble. Voltaire définit le beau ce qui doit charmer l'esprit et les sens. Un motif musical peut parler à l'imagination sur un instrument borné à ses sons propres comme le piano par exemple, et qui n'a par conséquent qu'une manière d'émouvoir les sens; mais on ne peut nier cependant que la réunion de divers instruments ayant chacun une sonorité différente ne donne plus de force et plus de charme à la sensation. À quoi servirait d'employer tantôt la flûte, tantôt la trompette, l'une pour annoncer un guerrier, l'autre pour disposer l'âme à des émotions tendres et bocagères? Dans le piano même, pourquoi employer tour à tour les sons étouffés ou les sons éclatants, si ce n'est pour renforcer l'idée exprimée? Il faut blâmer la sonorité mise à la place de l'idée exprimée, et encore faut-il avouer qu'il y a dans certaines sonorités, indépendamment de l'expression pour l'âme, un plaisir pour les sens. Je me rappelle que la voix de....., chanteur froid et sans beaucoup d'expression, avait par la seule émission du son un charme incroyable. Il en est de même dans la peinture: un simple trait exprime moins et plaît moins qu'un dessin qui rend les ombres et les lumières; ce dernier, à son tour, exprimera moins qu'un tableau, si ce dernier est amené au degré d'harmonie où le dessin et la couleur se réunissent dans un effet unique. Il faut se rappeler ce peintre ancien qui, ayant exposé une peinture représentant un guerrier, faisait entendre en même temps, derrière une tapisserie, des fanfares de trompettes.
Les modernes ont inventé un genre qui réunit tout ce qui semble pouvoir charmer l'esprit et les sens: c'est l'opéra[524]. La déclamation chantée a plus de force que celle qui n'est que parlée. L'ouverture dispose à ce que l'on va entendre, bien que d'une manière vague. Le récitatif expose les situations et établit le dialogue avec plus de force que ne ferait une simple déclamation, et l'air, qui est en quelque sorte le point d'admiration, le moment de la passion par excellence dans chaque scène, complète la sensation par la réunion de la poésie et de tout ce que la musique peut y ajouter; joignez à cela l'illusion des décorations, les mouvements gracieux de la danse, en un mot la pompe et la variété du spectacle.
Malheureusement, tous les opéras sont ennuyeux parce qu'ils nous tiennent trop longtemps dans une situation que j'appellerai abusive. Le spectacle qui tient les sens et l'esprit en échec fatigue plus vite. Vous êtes promptement rassasié de la vue d'une galerie de tableaux; que sera-ce d'un opéra qui réunit dans un même cadre l'effet de tous les arts ensemble?
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14 avril.—Hier 13 et vendredi, malgré le présage, je suis rentré dans mon atelier après ma longue convalescence; ce que j'ai à faire dans l'espace de trois semaines ou un mois est incroyable. Finir pour Estienne les Chevaux qui se battent dans l'écurie[525], les Chevaux sortant de la mer[526], Ugolin[527]; presque achevé l'esquisse de l'Héliodore destinée à Dutilleux; ébaucher et avancer les deux tableaux de bataille d'Estienne; le Camp arabe la nuit; le Chef arabe en tête de ses troupes et les femmes qui lui présentent du lait[528]; l'Abreuvoir au Maroc[529]; avancer beaucoup les quatre tableaux des Saisons pour Hartmann[530], etc., etc. Reprendre et achever l'esquisse du saint Étienne[531].
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15 avril.—Sur les caractères au moment des révolutions politiques. (Voir mes notes écrites à Augerville, le 21 octobre 1859.)
Toutes les révolutions mettent en fièvre les natures basses et prêtes à mal faire. Les âmes traîtresses posent le masque; elles ne peuvent se contenir à la vue du désordre universel qui semble offrir des proies à saisir. Ni le blâme du bienfaiteur que tous ces coquins, enveloppés dans leur peau de renard, flattaient encore dans l'attente de nouveaux bienfaits, ni le mépris des honnêtes gens, ni enfin la crainte d'être vus ce qu'ils sont, rien ne peut leur opposer de frein. Il leur semble que le monde n'est plus fait que pour les scélérats. Ils se trouvent à l'aise an milieu du silence des hommes honnêtes; ils se flattent qu'il n'en est plus pour les juger et leur infliger l'infamie qu'ils méritent.
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28 avril.
Les Arabes autour du feu. 2,500 francs.
Une toile de trente, Fantassins en
chasse[532] 3,000 "
Une toile de trente 3,000 "
L'Angélique et Médor[533] 2,800 "
[514] Pierre Charpentier de Lonchamps (1740-1817), littérateur, auteur d'un Tableau historique des gens de lettres.
[515] Voir t. II, p 450 et suiv.
[516] On se rappelle ce que Delacroix entendait par cette expression de rhétorique appliquée aux ouvrages de l'esprit. Nous avons longuement insisté sur ce point dans notre Étude, p. XXXII.
[517] Il s'agit ici d'ornements en grisailles qui servent de lien entre le plafond ovale et les écoinçons dans lesquels sont peints des anges en grisaille. (Voir Catalogue Robaut, p. 362 et 363.)
[518] Adèle d'Affry, princesse Colonna di Castiglione, dite Marcello, sculpteur (1837-1879).
[519] Voir Catalogue Robaut, nos 1001 et 1002.
[520] Hilaire Ledru, peintre, né à Douai.
[521] Dominique—Alexandre Denuelle (1818-1879), archéologue et peintre décorateur, était attaché à la commission des monuments historiques.
[522] Gustave Nadaud (1820-1893), chansonnier et compositeur.
[523] Non retrouvées.
[524] Voir notre Étude, p. XLIII et XLIV.
[525] Ce tableau est ainsi décrit: «Trois Arabes couchés à terre sur des couvertures sont réveillés en sursaut par deux chevaux, un blanc et un roux qui se sont détachés et se mordent avec acharnement. Les deux bêtes affolées s'enlacent dans un choc furieux et forment un groupe d'une ampleur superbe.» (Voir Catalogue Robaut, n° 1409.)
[526] Voir Catalogue Robaut, n° 1410.
[527] Ce tableau, qui a figuré récemment à la deuxième exposition des Cent chefs-d'œuvre, est indiqué à l'année 1849 dans le Catalogue Robaut. Il s'agit probablement ici d'une variante de l'œuvre primitive.
[528] Voir Catalogue Robaut, n° 1440.
[529] Voir Catalogue Robaut, n° 1442.
[530] Voir Catalogue Robaut, nos 1428, 1430, 1432, 1434.
[531] Une variante sans doute du beau tableau de 1853. (Voir Catalogue Robaut, nos 1210, 1211 et 1212.)
[532] Il s'agit ici vraisemblablement du tableau qui figure au Catalogue Robaut sous le n° 1448.
[533] Sujet tiré du Roland furieux de l'Arioste.
Champrosay, 19 mai.—Parti pour Champrosay. J'y ai travaillé beaucoup aux tableaux commandés par M. Estienne.
2 juin.—Sacrifice d'Abraham, pour Surville[534].
—Ombre du blanc, linge, etc.: Violet de Mars. (Ton de zinc royal et vert émeraude.)
—Arrivée du bon cousin à onze heures du soir.
[534] Surville, ancien comédien, devenu marchand de tableaux.
6 juillet.—Donné à M. Charles Nègre[535] deux études avec un petit carton pour essai:
1° La Femme noyée du plafond du Louvre[536];
2° Études pour l'Hercule[537].
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Dieppe, 18 juillet.—Parti de Paris pour Dieppe après un désappointement que m'a valu le changement des heures. Je comptais prendre le chemin de fer à huit heures et demie; arrivé à la gare, on m'annonce que je ne partirai qu'à une heure par le train express. Je retourne à la maison où je vais tuer le temps jusqu'à l'heure dite, sauf le temps que j'ai passé à déjeuner à ce café du chemin de fer, rue Saint-Lazare. Jenny partait pour Champrosay à midi. Je trouve à la gare de Rouen Mme de Salvandy, fille cadette de Rivet.
Arrivé à cinq heures, trouvé à la gare Mme Grimblot dont j'admire, en marchant derrière elle et avant de la reconnaître, l'imposante crinoline. Elle habite Dieppe tout à fait. Je ne me suis pas enquis des motifs qui pouvaient la porter à une résolution si grave.
J'étais un peu après installé à l'hôtel Victoria sur le port, ainsi que je le désirais, et j'y faisais à six heures le plus détestable dîner avec des rogatons. Les hôtels n'ont eu garde de ne pas adopter la mode des dîners modernes qui font la cuisine en abrégé et vous servent des restes; ils font au reste comme les grands seigneurs: la cuisine s'en va comme tant de bonnes choses. Je me suis un moment applaudi de cette mauvaise chère, en pensant que je n'éprouverais pas la tentation de manger trop, étant venu ici pour me mettre au régime.
À la jetée après dîner et tout d'un temps, quoique la nuit arrivât. J'ai longé la plage et l'établissement, et ai été visiter les rochers à la gauche des bains; mais l'obscurité m'a chassé.
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19 juillet.—Je passe ma journée presque entière sur la jetée. Je vois sortir le yacht anglais; j'avais les yeux dessus lorsque est tombé ce malheureux qui s'est noyé et qu'on n'a retrouvé que le lendemain.
Je vais le soir à Saint-Remy; magnifique effet de cette bizarre architecture éclairée par deux ou trois chandelles fumantes plantées çà et là pour rendre les ténèbres visibles. On ne peut rien voir de plus imposant.
J'éprouve de la satisfaction à me trouver isolé ici, m'occupant de mes petites affaires et me suffisant. J'avais trouvé à la jetée Mme de Lajudie, l'autre fille de Rivet, que le mauvais temps empêche de se baigner.
—Buffon n'aimait que les vers de Racine; encore disait-il: «Il eût été plus exact en prose,»
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20 juillet.—Après une très longue séance à la jetée où la mer est très belle, mais où le soleil me réchauffait un peu malgré le vent, je suis retourné à Saint-Remy. J'y ai fait un très mauvais croquis d'une copie de tableau de maître que j'avais dessiné dans un de mes précédents voyages: Christ déposé de la croix.
Je crois apercevoir Mme.. entrant dans l'église avec un enfant. Je m'esquive, mais c'est pour retrouver, rue de la Barre, Mme Grimblot chez son épicier où elle était en voisine. J'ai été chez elle causer une heure. Elle m'a rappelé d'anciens temps et d'anciennes connaissances. La pauvre Mirbel est morte pour ainsi dire à temps: elle serait morte d'ennui et de tristesse. Ses anciens amis ne la voyaient plu guère. La solitude, qui attend tous ceux qui vivent trop longtemps, l'entourait déjà prématurément. Elle n'avait pas une grande fortune pour les dehors qu'elle étalait; elle s'en tirait à force d'économies, triste situation quand tous ses efforts ne tendaient qu'à satisfaire des jouissances de vanité. Elle cherchait à attirer chez elle les personnages du régime qui avait succédé à celui des premiers Bourbons. Mme Grimblot, dans un temps qui n'était pas encore celui de sa décadence, l'avait un matin rencontrée sur le pont Neuf, rapportant de la halle deux maquereaux. Elle ne gagnait plus guère d'argent dans les derniers temps.
Le soir, retourné à la jetée par un très beau temps; la mer superbe, quoique à marée basse. J'y vois tous les effets propres à mon Christ marchant sur la mer[538]. Mme Manceau, que j'y retrouve après tant de temps, me promet de me chanter Orphée, si je vais la voir.
Je retourne par la plage et rentre encore dans Saint-Remy. Un malaise de l'estomac me fait encore prolonger avec succès ma promenade jusqu'à dix heures passées. J'entre à Saint-Jacques, éclairé de même par de rares chandelles; mais son architecture écrasée ne produit pas le même effet que celle de Saint-Remy[539].
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Samedi 21 juillet.—Pluie toute la journée. Après avoir essayé de reproduire l'effet de soleil couchant que j'ai vu hier soir, je fais une promenade sous les arcades pendant la pluie; je me hasarde à gagner la jetée pendant une éclaircie. J'y trouve les dames Rivet et leurs maris. Une pluie affreuse me chasse, et je rentre trempé.
Je pensais, en déjeunant en face de cette famille anglaise, le mari, la femme et les trois grands dadais de fils, tous plus laids et ressemblants les uns que les autres à leur auteur, à la morgue singulière de ces automates à argent, et à leur orgueil stupide de cette fameuse constitution qui ne leur garantit pas plus de liberté qu'à nous autres, qu'ils regardent comme de véritables esclaves. Il faut absolument, dans un pays d'égalité, de partage égal de fortune entre les enfants, un gouvernement fort et centralisateur pour faire les grandes choses. Les fortunes particulières sont trop divisées. L'aristocratie anglaise permet de grands efforts qui n'ont pas toutefois, sous une infinité de rapports, l'ensemble qu'on peut obtenir d'un gouvernement qui veille plus particulièrement et avec plus de puissance aux grands objets qui honorent les nations, aux grandes entreprises, aux expéditions subites, etc.
Les bons bourgeois anglais ont la bonté d'être très fiers de leurs grands seigneurs, qui ne les saluent pas, tirent à eux toute la substance, et exercent dans toute la plénitude le gouvernement.
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22 juillet.—Je suis décidément enrhumé; j'ai des moments d'ennui profond où je veux partir pour Paris. La nuit, je me figure que tout est perdu. Il faut avouer qu'il est dur au mois de juillet de grelotter dans sa chambre. J'ai demandé avant-hier qu'on me fît du feu; mais Mme Gibbon, mon hôtesse, se défiant de ses cheminées qui n'ont jamais été destinées à cet objet, m'a donné une chaufferette, qui m'a rendu tolérable le séjour de ma chambre pendant que je lisais.
J'ai loué des livres pour huit jours. J'ai mis le nez dans un livre de Dumas intitulé: Trois mois au Sinaï[540]. C'est toujours ce ton cavalier et de vaudeville, qu'il ne peut dépouiller, en parlant même des Pyramides; c'est un mélange du style le plus emphatique, le plus coloré, avec les lazzi d'atelier qui seraient tout au plus de mise dans une partie d'ânes à Montmorency. C'est fort gai, mais fort monotone, et je n'ai pu aller à la moitié du premier volume.
J'ai pris Ursule Mirouet, de Balzac; toujours ces tableaux d'après des pygmées dont il montre tous les détails, que le personnage soit le principal ou seulement un personnage accessoire. Malgré l'opinion surfaite du mérite de Balzac, je persiste à trouver son genre faux d'abord et faux ensuite ses caractères. Il dépeint les personnages, comme Henry Monnier, par des dictons de profession, par les dehors, en un mot; il sait les mots de portière, d'employé, l'argot de chaque type. Mais quoi de plus faux que ces caractères arrangés et tout d'une pièce? Son médecin et les amis de son médecin, ce vertueux curé Chaperon dont la vie sage et jusqu'à la forme de son habit, dont il ne nous fait pas grâce, reflète la vertu, cette Ursule Mirouet, merveille de candeur dans sa robe blanche et avec sa ceinture bleue, qui convertit à l'église son incrédule d'oncle?
Personne n'est parfait, et les grands peintres de caractères montrent les hommes comme ils sont.
—Hier, tristesse et ennui extrême; probablement je me portais plus mal. Samedi soir, j'ai fait au Pollet une promenade plus triste encore. J'ai été hier du côté du cours Bourbon. Pourquoi ne me suis-je pas trouvé heureux de m'y voir quand dans le moment même il me semblait que, lorsque j'y suis venu dans un autre voyage, je m'y suis trouvé très heureux? Le souvenir fait complètement illusion.
Aujourd'hui, après déjeuner, j'ai été voir Mme Manceau, qui m'a chanté très bien des morceaux d'Orphée. Ensuite au rocher au bas du château. Revenu par la plage et regardé les exercices des soldats, la formation du carré, la marche en carré, etc.
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25 juillet.—Aujourd'hui, très souffrant. Je reçois une lettre de Jenny et de Mme de Forget: je récris.
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Champrosay, 27 juillet.—Je pars à midi moins un quart; arrivé à Paris à quatre heures vingt minutes. J'ai le temps d'arriver au plus vite pour partir à cinq heures un quart par le chemin de Corbeil.
La jeune dame que je croyais sous la tutelle de l'homme silencieux et désagréable du coin, en face d'elle. La langue de la jeune personne se dénoue, à ma grande surprise, dans la salle de la douane, pour s'adresser à moi avec une amabilité extrême; mon âge et le chemin de fer de Corbeil m'empêchent de donner suite à cette charmante aventure. Elle ressemblait à Mme D...
J'arrive à six heures, enchanté de me trouver chez moi.
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31 juillet.—Je commence à aller mieux. Je dîne chez Baÿvet avec M. Darblay[541] qui me fait politesse. Legendre et Féray[542] s'y trouvent. Je rencontre aussi le maire Renoux et sa femme.
[535] Charles Nègre, photographe fort habile qui exécutait des reproductions pour les artistes par des procédés scientifiques qui ont abouti à l'héliogravure.
[536] Voir Catalogue Robaut, n° 296.
[537] Voir Catalogue Robaut, nos 298 à 308.
[538] Voir Catalogue Robaut, nos 1202 à 1204.
[539] Delacroix, en écrivant cette note, a dû interposer les noms des deux églises de Dieppe, dans un moment de confusion; car rien n'est plus massif que Saint-Remy avec ses énormes colonnes, trois fois plus grosses que celles de Saint-Jacques.
[540] Le véritable titre de cet ouvrage en deux Volumes, paru en 1838, est: Quinze jours au Sinaï, nouvelles impressions de voyage.
[541] Stanislas Darblay, grand industriel qui se consacra d'abord au commerce des grains et entreprit ensuite de relever dans la vallée d'Essonnes l'industrie du papier. M. Darblay était alors député de Seine-et-Oise.
[542] Ernest Féray, manufacturier; ancien maire d'Essonnes, fut envoyé en 1871 par le département de Seine-et-Oise à l'Assemblée nationale.
1er août.—Je lis toujours Voltaire avec délices.
À propos d'un article sur Hamlet dans le volume des Mélanges de littérature. À travers les obscurités de cette traduction scrupuleuse, qui ne peut rendre le mot propre en anglais, on retrouve son naturel qui ne craint pas les idées les plus basses ni les plus gigantesques, son énergie que les autres nations croiraient dureté, ses hardiesses que des esprits accoutumés aux tours étranges prendraient pour du galimatias. Mais sous ces voiles on découvrira de la vérité, de la profondeur, et je ne sais quoi qui attache et qui remue beaucoup plus que ne ferait l'élégance... C'est un diamant brut qui a des taches; si on le polissait, il perdrait de son poids. Ne semble-t-il pas qu'on peut dire la même chose du Puget? Voyez-le au Louvre, entouré de tous les ouvrages de son temps, conçus dans le style de la correction classique et irréprochable, si cette correction et une certaine élégance froide sont un mérite. Au premier abord, il vous choque par quelque chose de bizarre, de mal conçu dans l'ensemble et de confus; si vous attachez vos yeux sur une des parties comme un bras, une jambe, un torse, aussitôt toute cette force vous gagne; il écrase tout, vous ne pouvez vous en détacher.
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6 août.—Je dois rendre justice à Dumas et à Balzac. Il y a, dans la peinture des remords de son maître de poste (c'est dans la dernière partie d'Ursule Mirouet), des traits d'une grande vérité. J'écris ceci à Champrosay après la mort de la mère Bertin. L'agitation que j'ai remarquée dans un de ses héritiers m'a rappelé certains mouvements du Mirouet de Balzac, et, chose singulière, m'a fait faire plus que jamais des réflexions sur l'avantage d'être honnête, quand cet avantage, qui consiste dans la paix de la conscience, ne viendrait qu'après cette nécessité pour une âme noble de ne pas se dégrader par des bassesses intéressées. Ces sentiments m'ont rappelé ce que j'ai lu ces jours-ci dans Voltaire, et dont il faut que je recherche les termes précis, à savoir, quand un livre vous élève, inspire des sentiments d'honneur et de vertu, ce livre est jugé, il est bon, etc.
Il y aurait pourtant des restrictions: celui de Balzac, faux dans une foule de parties, est mauvais par là; il est bon par la peinture vraie de cette grossière nature qui, toute dépourvue quelle est de délicatesse native, ne peut porter le poids du remords.
Dumas m'a plu aussi avec ses Mémoires d'Horace insérés dans le Siècle[543]. C'est une idée heureuse, et le peu que j'en ai lu m'a paru finement et singulièrement arrangé.
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9 août.—Je retourne chez Mme Barbier, qui m'invite. Elle était seule avec son fils, et j'ai passé une agréable soirée.
Elle m'avait promis de venir chez moi avec la duchesse Colonna; c'est ce qu'elle a fait deux jours après, c'est-à-dire le dimanche, pendant que j'étais chez M. Darblay.
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12 août.—Chez M. Darblay avec M. et Mme Baÿvet vers trois heures, malgré de grandes craintes de pluie à cause de celle du matin. Cependant, nous avons eu un temps admirable. Dîner avec Baÿvet en revenant à sept heures et demie; je mourais de faim depuis trois heures.
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14 août.—Promenade vers deux heures par la route de Soisy, le derrière du parc de la Folie; remonté par un petit bois délicieux; traversé les carrières et trouvé en face l'allée verte qui m'a mené au chemin de l'Ermitage.
Je lis en rentrant dans Voltaire (Mélanges d'histoire et de philosophie, tome II) son article de la Chimère du souvenir.
[543] Le Siècle publiait alors en feuilleton cette fantaisie sur Rome ancienne, soi-disant tirée d'un manuscrit trouvé à la bibliothèque du Vatican.
2 octobre.—J'écris à M. Lamey: «Que dites-vous de tout ce qui se passe? Le hasard et les passions des hommes ne cesseront-ils pas d'amener les combinaisons les plus étranges, pour faire damner ceux qui en sont victimes, et pour occuper les loisirs des gobe-mouches au nombre desquels je me range, par l'avidité avec laquelle je dévore ces journaux impertinents et menteurs qui se jouent de notre soif pour les nouvelles?»
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13 octobre.—Je voyage avec M. G..., de Juvisy. Il dit que M. Magne disait qu'il avait appris à raisonner et à se conduire d'après Condillac.
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21 octobre.—Ce Rubens est admirable; quel enchanteur! Je le boude quelquefois, je le querelle sur ses grosses formes, sur son défaut de recherche et d'élégance. Qu'il est supérieur à toutes ces petites qualités qui sont tout le bagage des autres! Il a du moins, lui, le courage d'être lui; il vous impose ces prétendus défauts qui tiennent à cette force qui l'entraîne lui-même et nous subjugue en dépit des préceptes qui sont bons pour tout le monde excepté pour lui. Bayle faisait profession d'estimer les anciens ouvrages de Rossini plus que les derniers, qui sont pourtant regardés comme supérieurs parla foule; il donne cette raison que, dans sa jeunesse, il ne cherchait pas à faire de la musique forte, et c'est vrai. Rubens ne se châtie pas, et il fait bien. En se permettant tout, il vous porte au delà de la limite qu'atteignent à peine les plus grands peintres; il vous domine, il vous écrase sous tant de liberté et de hardiesse.
Je remarque aussi que sa principale qualité, s'il est possible qu'il en faille préférer quelqu'une, c'est la prodigieuse saillie, c'est-à-dire la prodigieuse vie. Sans ce don, point de grand artiste; c'est à réaliser le problème de la saillie et de l'épaisseur qu'arrivent seulement les plus grands artistes. J'ai dit ailleurs, je crois, que, même en sculpture, il se trouvait des gens qui avaient le secret de ne point faire saillant; cela deviendra évident pour tout homme doué de quelque sentiment qui comparera le Puget à toutes les sculptures possibles, je n'en excepte pas même l'antique. Il réalise la vie par la saillie comme personne n'a pu le faire; de même pour Rubens à l'égard des peintres. Titien, Véronèse sont plats à côté de lui; remarquons en passant que Raphaël, malgré le peu de couleur et de perspective aérienne, est en général très saillant dans les figures individuellement. On n'en dirait pas autant de ses modernes imitateurs. On ferait une bonne plaisanterie sur la recherche du plat, si estimé dans les arts à la mode, y compris l'architecture.
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22 octobre.—Le don d'inventer puissamment qui est le génie.
Beati mites, quoniam ipsi possidebunt terram.
13 novembre.—Je fais pour la centième fois cette réflexion en lisant Rémusat, homme de mérite d'ailleurs: la littérature moderne met de la sensiblerie partout; ce style imagé à tout propos, mêlé à un sérieux pédantesque et attendri que vous ne trouvez jamais dans Voltaire, et dont, par parenthèse, Rousseau est l'inventeur, donne à un traité sur la centralisation (c'est le cas pour Rémusat) le ton d'une ode ou d'une élégie.
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Paris, 25 novembre.—Je poursuis toujours mon travail; ma résolution et ma santé se soutiennent. Que je bénirais le ciel d'achever d'ici à un mois ou six semaines, comme je le calcule, mon travail de l'église! Il y a une dizaine de jours que je suis revenu de Champrosay avec un gros rhume que j'y avais attrapé, non pas au milieu de mes voyages continuels, bien propres à me le donner, mais pour avoir dîné chez l'excellente Mme Moutié, laquelle étant sourde, j'ai été obligé de crier à ses oreilles toute la soirée, de sorte que ma gorge fatiguée s'est trouvée saisie à ma sortie de chez elle par le froid qu'il faisait.
—Nous avons nommé hier à l'Institut l'insipide Signol[544]. Meissonier a été jusqu'à seize voix. Il ne lui restait plus pour adversaires que ledit Signol et l'antique Hesse, tous deux représentants ou nourrissons de l'École. Les deux factions, frémissant de voir entrer à l'Académie un talent original, se sont réunies pour l'accabler. En le faisant sur la tête de Signol, elles ont accompli un acte encore plus funeste que si elles l'eussent fait sur Hesse, qui est un vieillard et ne laisse pas d'élèves après lui pour perpétuer le goût de l'école de David, que je préfère d'ailleurs à ce goût mêlé d'antique et de Raphaël, genre bâtard qui est celui d'Ingres et de ceux qui le suivent.
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26 novembre.—J'écris à M. Lamey:
«Nous avons en nous comme une roue qui fait tout mouvoir comme dans un moulin. Il faut absolument la faire tourner, sans cela elle se rouille, et tout s'arrête dans notre machine, corps et esprit. Votre excellent régime vous entretient dans cette bonne disposition; moi, il me faut exercice et travail.
«Vous me demandez des nouvelles du bon Guillemardet: il est de sa personne d'une mauvaise et bien chancelante santé, et il vient d'éprouver un malheur de famille. Il a perdu sa nièce, Mme Coquille, qui vient de mourir après une maladie qui a duré plus de quinze ans et dans un âge où elle pouvait encore se promettre de vivre. Il y a vraiment des existences condamnées à des souffrances particulières, ce qui ne les garantit pas des chagrins et des souffrances qui affligent tous les hommes en général. Le pauvre Félix que vous avez connu, l'oncle de cette même Coquille, s'est vu, avant trente ans, assassiné lentement par une maladie implacable qui le retranchait du nombre des vivants, de son vivant même, en lui interdisant toute espèce de plaisir et en l'accablant de maux incessants.
«Tenons-nous bien, cher et respectable ami. Que dans trente ans nous puissions nous revoir encore tantôt à Paris, tantôt à Strasbourg!
«Je lisais dernièrement l'histoire du vieux Law, mort sous Charles II à cent quarante et quelques années. Il se portait comme un charme et n'observait aucun régime particulier. Le roi voulut le voir: on l'accabla de prévenances et, entre autres, d'excès de nourriture auxquels il n'était nullement accoutumé; une indigestion l'emporta. À l'ouverture de son corps, on ne trouva pas un organe malade ou affaibli.
«Voilà de beaux exemples à se proposer. Vous voyez que vous avez le temps de faire des projets, pourvu toutefois que les rois ne vous donnent pas d'indigestions.»
J'écris sous la même inspiration à Mme Sand:
«Sachez, ma bien chère amie, que quelques années de trop, qui délient dans I intelligence certains ressorts, rendent singulièrement lourds ceux qui nous font mouvoir et digérer. Je crois certainement au perfectionnement de notre esprit par le fait de l'âge; je parle d'un bon esprit, sain naturellement et juste surtout. Mais, ô condition cruelle de l'implacable nature! il n'y a bientôt plus ni corps, ni circulation dans ce corps pour aider cet esprit; l'homme de bien s'en va quand il commence à bien faire, disait Thémistocle. Bref, vous voilà hors d'affaire avec un renouvellement de santé.
«Quel bonheur, comme vous le dites si justement, de revoir autour de soi tout ce qu'on aime et de revenir à cette lumière qui vous montre de si belles choses! Que trouverons-nous au delà? La nuit, l'affreuse nuit. Il n'y aura pas mieux; c'est du moins mon triste pressentiment: ces tristes limbes dans lesquels Achille, qui n'était plus qu'une ombre, se promenait en regrettant, non pas de n'être plus un héros, mais l'esclave d'un paysan pour endurer le froid et la chaleur sous ce soleil dont grâce au ciel nous jouissons encore (quand il ne pleut pas).»
[544] Émile Signol (1804-1892) se présentait à l'Institut depuis 1849, année où il se trouvait en concurrence avec Delacroix.
4 décembre.—«Monsieur, malgré toutes les sympathies que je ne puis manquer d'avoir pour les idées émises dans votre mémoire, je ne puis, en ma qualité de membre du conseil municipal, me joindre à votre protestation. C'est dans le sein du conseil seulement que je puis faire valoir les raisons qui, au nom du goût, militent en faveur de la conservation de la belle fontaine[545] et de l'allée; mais il ne m'est pas interdit de faire des vœux sincères pour que le président du Sénat et les sénateurs adressent à l'Empereur des demandes, et, s'il le faut, des supplications, pour que le projet de la Ville soit modifié dans le sens de celui de M. de Gisors.»
*
23 décembre.—Sujets des Mille et une Nuits:
Le sultan Shariar, revenant pour dire adieu à sa femme, la trouve dans les bras d'un de ses officiers. Il tire son sabre, etc.
Shahzenan et Shariar montés sur l'arbre; la jeune dame assise au bas, ayant sur ses genoux la tête du géant endormi, leur fait signe de descendre (leur frayeur).
L'histoire du médecin Douba: la tête coupée qui parle, le corps par terre, le bourreau son sabre à la main, les assistants effrayés et le roi grec avec le livre empoisonné sur ses genoux, dont il sent déjà les effets, et qui chancelle sur son trône.
Le roi des îles Noires (dans l'histoire du pêcheur) furieux de la tendresse de sa femme pour le noir, son amant, qu'il avait lui-même blessé et qui est là couché, tire son sabre pour la tuer: elle l'arrête par son geste et le rend moitié homme, moitié marbre.
Histoire du premier calender. Ayant été visiter le roi son oncle, son cousin le mène dans un tombeau qu'il fait bâtir avec plâtre, truelle, etc. (avec la dame de sa foi). Il ouvre une trappe, y fait descendre la dame, et, en y descendant, la congédie.
Après que le calender s'est réfugié près de son oncle, ils cherchent ensemble le tombeau: ils y pénètrent dans une grande salle souterraine et trouvent sur un lit, dont les rideaux étaient fermés, les deux corps carbonisés du fils et de la sœur. Colonnes, lampes, provisions, etc.
*
29 décembre.—Sujets de Roméo:
La scène du bal: Roméo en pèlerin baise la main de Juliette; promeneurs, musiciens, etc. Au moment où les invités se retirent, Tybalt, qui a reconnu Roméo, veut l'insulter, Capulet le retient. On voit les invités se retirer; vases et flambeaux, etc.
Juliette et la nourrice: celle-ci s'assied et diffère de répondre aux questions impatientes de Juliette.
Mercutio tué par Tybalt; ses malédictions. Roméo présent, il a voulu se jeter entre eux.
La scène qui doit précéder celle-ci, celle du commencement, où une bagarre, commencée par la querelle des domestiques, dégénère en bataille générale des partisans des Capulets et des Montaigus. Le prince arrive au milieu du tumulte; Capulet et Montaigu, etc., etc.
Roméo au désespoir chez le Père Laurence. Il veut se tuer; la nourrice est présente.
Autre scène du bal, pendant qu'on reconduit les invités; Juliette demande à la nourrice qui est le cavalier qui lui a parlé.
Adieux de Roméo et de Juliette sur le balcon.
Juliette, seule dans sa chambre, boit le poison (la fiole).
Roméo demandant du poison à l'apothicaire famélique.
Roméo contemple Juliette couchée dans le tombeau ... Autrement, il la tire du monument comme dans le petit tableau. En adoptant le dénouement de Shakespeare, on peut le faire contemplant Juliette avant de boire le poison. Le corps de Paris, alors étendu par terre, ajoute au pittoresque.
Juliette réveillée se jette sur Roméo mourant ou mort. Le corps de Paris, pareillement étendu un peu plus loin. On pourrait voir le Père Laurence, descendant par un escalier au fond, qui vient tout alarmé.
Dernière scène: Les parents réunis autour des corps des deux jeunes gens; le prince, assistants, etc.
Juliette à son balcon, Roméo au bas; il lui envoie un baiser.
Sujets d'Ivanhoë:
Le pèlerin introduit près de lady Rowena; elle est sur une espèce de trône; des femmes arrangent ses cheveux pour la nuit. Le pèlerin, un peu couvert d'un capuchon, s'agenouille devant elle. Elle fait apporter par ses femmes du vin et une coupe. Elle y trempe ses lèvres et la lui passe. C'est le moment où les femmes présentent le vin qu'il faut prendre. Dans le fond, d'autres femmes et un serviteur avec un flambeau qui attend. Il y a de grands flambeaux allumés dans l'appartement.
Ivanhoë couronné par lady Rowena au tournoi. Il s'évanouit presque, les juges courent retirer son casque. Dans le fond d'un côté, le duc voit avec étonnement ce qui se passe. On peut aussi voir le prince Jean.
L'ermite de Copmanhurst[546].
Les écuyers viennent conduire à Ivanhoë tes chevaux et les armes de leur maître. Il est devant sa tente.
La scène dans la forêt, où Cédric, Athelstas, Rowena et leurs gens s'arrêtent en entendant les gémissements d'Isaac et de Rebecca. Celle-ci vient baiser le bas de la robe de Rowena encore à cheval, ainsi que les autres (Walter Scott les faisait descendre). On voit au bord de la route la litière où se trouve Ivanhoë qu'on peut apercevoir.
Gurth attaché sur un cheval, etc.
Isaac dans le caveau avec Front de Bœuf.
Le Templier vient enlever Rebecca dans la chambre d'Ivanhoë; fureur impuissante de celui-ci.
Front de Bœuf brûlant dans son lit.
Le pèlerin éveillant le Juif.
Gurth et Wamba voyant venir la caravane.
Le chevalier dans la cabane de l'ermite.
Isaac devant Beaumanoir et Conrad présentant la lettre.
Ulrique racontant son histoire à Cédric.
Rebecca enlevée par les Africains; Boisguilbert les suit, etc.
La scène du Jugement de la Juive: un témoin dépose.
L'apparition d'Athelstas en fantôme devant Cédric, Richard, les dames.
Athelstas sortant du caveau et trouvant à table le sacristain et l'ermite.
Mort de Boisguilbert. Le grand maître descendu de son siège. Rebecca un peu plus loin et son père près d'elle. Gardes, trompettes, peuple, échafauds.
Isaac et sa fille chez eux; flambeaux, ameublement. On introduit Gurth, qui compte l'argent, ou plutôt le Juif le compte. Rebecca sur un sofa.
Rebecca le fait venir dans sa chambre; elle lui donne une bourse; elle le congédie; le domestique juif l'éclairé. Wamba et Athelstas devant Front de Bœuf.
Le Templier et Rebecca dans la tour.
*
31 décembre.—Sous ce titre: Cours de dessin, mettre les Études d'après nature, d'après les maîtres. Études d'animaux de toutes sortes. Études d'après l'antique.—Anatomie et même paysage, le tout photographie.
Réunir sous ce titre: Illustrations, d'après Walter Scott et L. Byron, les compositions tirées de leurs ouvrages et sur divers sujets ne pouvant faire des ouvrages séparés comme le Faust et l'Hamlet.
De même pour Gœthe. Ainsi aux compositions déjà faites pour le Berlichingen, seraient jointes celles qui ne sont qu'en projet et sans prétention à un genre d'exécution semblable.
De même pour Shakespeare. Ainsi Othello, Roméo et Juliette, Antoine et Cléopâtre, Henri IV, etc.
[545] La fontaine de Médicis au jardin du Luxembourg.
1861
1er janvier.—J'ai commencé cette année en poursuivant mon travail de l'église comme à l'ordinaire; je n'ai fait de visites que par cartes, qui ne me dérangent point, et j'ai été travailler toute la journée; heureuse vie! Compensation céleste de mon isolement prétendu! Frères, pères, parents de tous les degrés, amis vivant ensemble se querellent et se détestent plus ou moins sans un mot que trompeur.
La peinture me harcèle et me tourmente de mille manières à la vérité, comme la maîtresse la plus exigeante; depuis quatre mois, je fuis dès le petit jour et je cours à ce travail enchanteur, comme aux pieds de la maîtresse la plus chérie; ce qui me paraissait de loin facile à surmonter me présente d'horribles et incessantes difficultés; mais d'où vient que ce combat éternel, au lieu de m'abattre, me relève; au lieu de me décourager, me console et remplit mes moments, quand je l'ai quitté? Heureuse compensation de ce que les belles années ont emporté avec elles; noble emploi des instants de la vieillesse qui m'assiège déjà de mille côtés, mais qui me laisse pourtant encore la force de surmonter les douleurs du corps et les peines de l'âme!
—Sur les luisants jaunâtres dans les chairs.—Je trouve dans un calepin, à la date du 11 octobre 1852[547], une expérience que je faisais sur des figures (de l'Hôtel de ville) rougeâtres ou violâtres, en risquant des luisants de jaune de Naples. Bien que ce soit contre la loi qui veut les luisants froids, en les mettant jaunes sur des tons de chairs violets, le contraste fait que l'effet est produit.—Dans la Kermesse, etc.
*
15 janvier.—J'écris entre autres choses à Berryer: «Finir demande un cœur d'acier: il faut prendre un parti surtout, et je trouve des difficultés où je n'en prévoyais point. Pour tenir à cette vie, je me couche de bonne heure, sans rien faire d'étranger à mon propos, et ne suis soutenu, dans ma résolution de me priver de tout plaisir, et au premier rang celui de rencontrer ceux que j'aime, que par l'espoir d'achever. Je crois que j'y mourrai. C'est dans ce moment que vous apparaît votre propre faiblesse, et combien ce que l'homme appelle un ouvrage fini ou complet contient de parties incomplètes ou impossibles à compléter.»
*
16 janvier.—Sur Charlet.
En voyant un Empereur à cheval, de lui, pataugeant dans un marais, d'un fini malheureux, en comparaison du sublime Menuet, et autres ouvrages de son premier temps, qui est incomparablement le plus beau, je note qu'un talent n'est jamais stationnaire. S'il se transforme forcément, il n'arrive guère que la naïveté persiste. Racine en est un exemple.
Ce même jour, je mets à côté des plus beaux croquis de Raphaël ce même Menuet. Il ne perd rien. Cela me rappelle la pensée de Montesquieu: «Deux beautés médiocres se défont; deux grandes beautés se font valoir et brillent à l'envi l'une de l'autre.» (Vérifier ces termes.)
[547] Voir t. II, p. 125.
4 avril.—J'ai été voir le vieux Forster[548] en sortant de Saint-Philippe à trois heures. Le pauvre homme a le bras cassé et mille accidents qui ont compliqué son accident. Il me dit qu'il s'est retiré de bonne heure de la lice, et il blâme les artistes qui s'exposent trop longtemps à la critique.
Il a raison, si véritablement la décadence est un effet constant de l'âge avancé. Il avait, du reste, une raison excellente de s'abstenir de bonne heure du travail de sa profession, qu'il m'a dit tout simplement lui avoir été antipathique toute sa vie, et qu'il n'avait embrassée que sur la volonté expresse de ses parents auxquels il ne se sentit pas le courage de résister.
*
24 avril.—Dîné chez M. de Morny.
Demander à M. Buon à voir les moulages antiques de M. Ravaisson.
[548] François Forster (1790-1872), graveur, grand prix de Rome en 1814, auteur d'un grand nombre de planches devenues classiques. Il était membre de l'Académie des Beaux-Arts depuis 1844.
Augerville, 7 septembre.—De Mlle de Lespinasse. Elle parle de Diderot: «C'est un homme fort extraordinaire; il n'est pas à sa place dans la société.»
1862
24 janvier.—Riesener venu avec sa fille aînée.
Je lui ai prêté deux aquarelles:
1° La cour de M. Bell à Tanger.
2° L'église de Valmont, le fond très soigné. Vitraux, etc., avec gouache. Le tout dans un carton.
*
25 janvier.—Tobie rend la vue à son père.
Le Christ prêchant dans la barque.
11 mars.—Localité du clair de l'enfant de la Médée: vermillon, indigo, blanc.
Localité de l'ombre: vermillon, blanc, vert de zinc; ton frais de clair: laque, blanc, ocre jaune, blanc.
Prêté à Riesener: Aquarelles:
1° Entrée du bois à Valmont sur le haut de la colline, arbres gouachés.
2° Dans le même endroit, avec le banc de jardin et clairs également gouaches.
3° Un Bord du lac.
4° Une feuille sur laquelle sont deux sujets, dont une Vue de Tancarville.
Augerville, 9 octobre[549].—Arrivé le mardi.
Il ne faut pas être injuste pour notre nation. Elle a présenté de nos jours, dans les arts, un phénomène dont je ne connais pas d'exemple ailleurs. Après les merveilles de la Renaissance, qui a vu particulièrement la sculpture égaler, surpasser même la sculpture italienne, la France, il faut le dire, a subi la décadence dont l'Italie lui donnait l'exemple, comme elle lui avait donné celui de ses chefs-d'œuvre. Le règne des Carrache, très glorieux encore, a amené pour l'Italie, comme pour la France, une série d'écoles abâtardies dont le Vanloo a été le dernier mot. Il était réservé à notre pays de ramener à son tour le goût du simple et du beau. Les ouvrages de nos philosophes avaient réveillé le sentiment de la nature et le culte des anciens. David résuma, dans ses peintures, ce double résultat. Il est difficile de se figurer ce que fût devenue dans ses mains une nouveauté si hardie pour l'époque où elle se produisit, s'il eût possédé les qualités extraordinaires d'un Michel-Ange ou d'un Raphaël. Elle fut toutefois d'une portée immense au milieu du renouvellement général des idées et de la politique. De grands artistes continuèrent David, et quand cet héritage, tombé dans des mains moins habiles, sembla atteint de la langueur dont les plus belles écoles ont donné tour à tour l'exemple, un second renouvellement, semblable pour la fécondité des idées qu'il venait remuer à celui qu'avait opéré David, montra des faces de l'art toutes nouvelles dans l'histoire de la peinture. Après Gros, issu de David, mais original par tant de côtés, Prud'hon alliant la noblesse de l'antique à la grâce des Léonard et des Corrège, Géricault, plus romantique et plus épris à la fois de la vigueur des Florentins, ouvraient des horizons infinis et autorisaient toutes les nouveautés.
*
12 octobre.—Dieu est en nous. C'est cette présence intérieure qui nous fait admirer le beau, qui nous réjouit quand nous avons bien fait et nous console de ne pas partager le bonheur du méchant. C'est lui sans doute qui fait l'inspiration dans les hommes de génie et qui les enchante au spectacle de leurs propres productions. Il y a des hommes de vertu comme des hommes de génie; les uns et les autres sont inspirés et favorisés de Dieu. Le contraire serait donc vrai: il y aurait donc des natures chez lesquelles l'inspiration divine n'agit point, qui commettent le crime froidement, qui ne se réjouissent jamais à la vue de l'honnête et du beau. Il y a donc des favoris de l'Être éternel. Le malheur qui semble souvent, et trop souvent, s'attacher à ces grands cœurs ne les fait pas heureusement succomber dans leur court passage: la vue des méchants comblés des dons de la fortune ne doit point les abattre; que dis-je? ils sont consolés souvent en voyant l'inquiétude, les terreurs qui assiègent les êtres mauvais, leur rendent amères leurs prospérités. Ils assistent souvent, dès cette vie, à leur supplice. Leur satisfaction intérieure d'obéir à la divine inspiration est une récompense suffisante: le désespoir des méchants traversés dans leurs injustes jouissances est...[550].
[549] Cette lettre du 9 octobre et la suivante du 12 octobre se trouvent sur un carnet contenant des croquis pris à Augerville et appartenant à M. Chéramy.
1863
1er février[551].—La reine de Saba (au crayon).
[551] Extrait d'un agenda portant la date de 1863 et resté entre les mains de Jenny Le Guillou.
5 mars.—Aujourd'hui, envoyé à M. Laguerre 200 francs pour solde de tout arriéré[552].
*
26 mars.—Carrier, qui est venu me voir, m'a promis des Alken[553].
[552] On trouve collée à la page la note du docteur Laguerre, avec ces mots de la main de Delacroix: «Payé à M. Laguerre le 5 mars 1863. E. D.»
[553] Note écrite au crayon.
13 avril.—Aujourd'hui, M. Burty a emporté, pour faire des essais lithographiques, quatre dessins ou calques, dont une feuille avec la Femme tenant un miroir[554], croquis à la plume; un calque sur papier huilé, qui m'a servi pour la Muse au cygne, à l'Hôtel de ville.
*
14 avril.—Sur le Beau. C'est toujours une question sur laquelle il est difficile de se mettre d'accord; le terme n'est nullement défini, il est entendu qu'il n'est question que du Beau dans les arts. Le Beau de la peinture au fond et de tous les autres arts, à la façon dont je crois qu'on doit le comprendre, serait bien la même chose; néanmoins...[555].
Je trouve dans mes calepins cette définition de Mercey, qui tranche l'équivoque entre la beauté qui ne consiste que dans les lignes pures, et celle qui consiste dans l'impression sur l'imagination par tout autre moyen: Le Beau est Le vrai idéalisé[556].
*
17 avril.—La D... venue.
Dutilleux est venu ensuite. Il a vu Macbeth[557], qui lui a paru abominable... Décoration, costumes, fantasmagorie complète, et rien de l'âme du grand Anglais. Rien n'est traduit; il est sorti désolé. À quelques jours de là, il a vu Britannicus, par les mêmes acteurs; il croyait renaître, il était ravi par ce style, cette force et cette simplicité.
*
23 avril.—J'ai dîné chez Bertin, comme toujours avec plaisir; j'y ai trouvé Antony Deschamps[558]; c'est le seul homme avec lequel je parle musique avec plaisir, parce qu'il aime Cimarosa autant que moi. Je lui disais que le grand inconvénient de la musique était l'absence d'imprévu par l'accoutumance qu'on prend des morceaux. Le plaisir que donnent les belles parties s'affaiblit par cette absence d'imprévu, et l'attente où vous êtes des parties faibles et des longueurs que vous connaissez également, peut changer en une sorte de martyre l'audition d'un morceau qui vous a ravi la première fois, alors que les endroits négligés passaient avec les autres et servaient presque de lien à la composition. La peinture, qui ne vous prend pas à la gorge et dont vous pouvez détourner les yeux à volonté, n'offre pas cet inconvénient; vous voyez tout à la fois et au contraire vous vous habituez dans un tableau qui vous plaît à ne regarder que les belles parties dont on ne peut se lasser.
Il y avait là un M. Trélat avec une voix charmante... Mais pourquoi ces gens-là n'ont-ils jamais, avec leur belle voix, l'idée de vous chanter de belle musique? Antoni me disait que toute la musique d'aujourd'hui se ressemblait. Tout cela est petit, coquet. L'élégie nous inonde là comme partout: peinture, littérature, théâtre.
Un compositeur fait un Faust, et il n'oublie que l'Enfer; le caractère principal d'un semblable sujet, cette terreur mêlée au comique, il ne s'en est pas douté.
Don Juan est compris autrement; je vois toujours au-dessus du libertin la griffe du diable qui l'attend.
[554] Voir Catalogue Robaut, n° 1323.
[555] Le manuscrit est inachevé.
[557] Macbeth, traduction en vers de Jules Lacroix, représentée à l'Odéon en février 1863.
[558] Voir t. II, p. 311.
4 mai.—Le système, tant prôné par les romantiques, du mélange du comique et du tragique comme le pratique Shakespeare, peut être apprécié comme on voudra. Le génie de Shakespeare a droit d'y accoutumer l'esprit par la force, par la franchise des intentions et la grandeur du plan, mais je crois ce genre interdit à un génie secondaire; nous devons à cette maladroite intention nombre de mauvaises pièces et de mauvais romans: les meilleurs parmi ces derniers, pendant ces trente dernières années, en sont furieusement gâtés: ceux de Dumas, ceux de Mme Sand, etc.
Mais ce n'est pas le seul inconvénient que la littérature moderne présente à cet endroit; on n'écrit pas aujourd'hui un sermon, un voyage, un rapport même sur la première affaire venue où on ne prenne tour à tour tous les tons. Thiers lui-même, dans sa belle histoire, et tout imbu qu'il est des traditions et des grands exemples de notre langue, n'a pu résister à ces péroraisons, fins de chapitres, réflexions entachées du style pleurard et sentimental. Un homme qui écrit un voyage décrit tous les couchers de soleil, tous les paysages qu'il rencontre avec un comique attendrissant, qu'il croit fait pour gagner le lecteur. Ce mélange des styles dans chaque morceau est pour ainsi dire à chaque ligne. «Et on écrit aujourd'hui, dit Voltaire, des histoires en style d'opéra-comique», etc. Il est bon que chaque chose soit à sa place. Quand cet homme étonnant écrit la Pucelle, il ne tire pas le lecteur du style léger et badin, il ne sort pas du ton de la plaisanterie; quand, au contraire, dans l'Essai sur les mœurs, il consacre à la Pucelle une page éloquente, il ne montre que l'admiration et le regret pour l'héroïne, sans toutefois le faire dans un style d'une apologie emphatique ou d'une oraison funèbre.
On ne peut lire aujourd'hui une comédie ou un vaudeville sans avoir son mouchoir à la main, pour s'essuyer les yeux aux passages où l'auteur a voulu s'adresser à la sensibilité de son lecteur.
*
Vendredi, 8 mai.—J'écris à Dutilleux:
«Mon cher ami, quand j'ai vu avant-hier dans vos mains et sous vos yeux la petite esquisse de Tobie[559], elle m'a paru misérable, quoique cependant je l'eusse faite avec plaisir. Enfin, quoi qu'il en soit de cette impression, je me suis rappelé après votre départ que vous aviez regardé avec plaisir le Petit lion[560] qui était sur un chevalet. Je souhaite bien ne pas me tromper en pensant qu'il a pu vous plaire: je vous l'aurais envoyé tout de suite sans les petites touches nécessaires à son achèvement et que j'ai faites hier. Recevez-le avec le même plaisir que j'ai à vous l'envoyer, et vous me rendrez bien heureux.
«Il est encore frais dans de certaines parties: évitez la poussière pendant deux ou trois jours.»
[559] Voir Catalogue Robaut, n° 1450.
[560] Voir Catalogue Robaut, n° 1449.
Champrosay, 16 juin.—Revenu à Champrosay après mes quinze jours de maladie.
*
22 juin[561].—(Au crayon.) Le premier mérite d'un tableau est d'être une fête pour l'œil. Ce n'est pas à dire qu'il n'y faut pas de la raison: c'est comme les beaux vers;... toute la raison du monde ne les empêche pas d'être mauvais, s'ils choquent l'oreille. On dit: avoir de l'oreille; tous les yeux ne sont pas propres à goûter les délicatesses de la peinture. Beaucoup ont l'œil faux ou inerte; ils voient littéralement les objets, mais l'exquis, non.
[561] C'est la dernière des notes qu'on ait retrouvées sur les calepins de Delacroix, qui mourut le 13 août suivant.
FIN DU TOME TROISIÈME.
TABLE CHRONOLOGIQUE DES TROIS VOLUMES
DU JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX
TOME PREMIER
(1822-1849)
1822 1
1823 28
1824 50
1825 140
1830 142
1832 (Voyage au Maroc) 143
1834 193
1840 195
1843 198
1844 202
1846 218
1847 235
1849 337
TOME II
(1850-1854)
1850 1
1851 46
1852 69
1853 139
1854 305
TOME III
(1855-1803)
1855 1
1856 123
1857 189
1858 304
1859 352
1860 363
1861 425
1862 429
1863 433