Journal de Eugène Delacroix, Tome 3 (de 3): 1855-1863
David faisait consister le mérite à bien copier son modèle, tout en s'amendant à l'aide de fragments antiques pour en relever la vulgarité.
Corrège, au contraire, ne jetait un regard sur la nature que pour s'empêcher de tomber dans des énormités. Tout son charme, tout ce qui est en lui puissance et effets de génie, sortait de son imagination pour aller réveiller un écho dans les imaginations faites pour le comprendre...
Éclectisme dans les arts. Ce mot pédant, introduit dans la langue par les philosophes de ce siècle, s'applique assez bien aux tentatives modérées de certaines écoles. On pourrait dire que l'éclectisme est la bannière française par excellence dans les arts du dessin et dans la musique. Les Allemands et les Italiens ont eu dans leurs arts des qualités tranchées dont les unes sont souvent antipathiques aux autres: les Français semblent avoir cherché de tout temps à concilier ces extrêmes en atténuant ce qu'ils semblaient avoir de discordant. Aussi leurs ouvrages sont-ils moins frappants. Ils s'adressent à l'esprit plus qu'au sentiment. Dans la musique, dans la peinture, ils viennent après toutes les autres écoles, apportant à petites doses dans leurs œuvres une somme de qualités qui s'excluent chez les autres, mais qui s'allient chez eux grâce à leur tempérament.
Sentiment. Le sentiment fait des miracles. C'est par lui qu'une gravure, qu'une lithographie produit à l'imagination l'effet de la peinture elle-même. Dans ce grenadier de Charlet, je vois le ton à travers le crayon; en un mot, je ne désire rien de plus que ce que je vois. Il me semble que la coloration, que la peinture me gênerait, nuirait à l'effet de l'ensemble.
Le sentiment, c'est la touche intelligente qui résume, qui donne l'équivalent.
Chefs-d'œuvre. Voir mes notes du 21 février 1856[366].
Intérêt (suite)[367]. Les écoles ne voient tour à tour de perfection que dans une seule espèce de mérite. Elles condamnent tout ce que les maîtres à la mode ont condamné. Le dessin est aujourd'hui à la mode: encore n'est-ce qu'une seule espèce de dessin! Le dessin de David, dans cette école de David issue de David, n'est plus le vrai dessin...
Originalité. Consiste-t-elle dans la priorité d'invention de certaines idées, de certaines effets frappants?
École. Faire école. Des hommes médiocres ou au moins secondaires ont pu faire école, tandis que de très grands hommes n'ont point eu cet avantage, si c'en est un. Il y a quatre-vingts ans, c'étaient les Vanloo qui donnaient les prix de Rome et dont le style régnait en souverain. Dans ce moment s'éleva un talent qui avait sucé leurs principes et qui devait s'illustrer par des principes tout différents. David renouvelle l'art, on peut le dire; mais le mérite n'en est pas seulement à son originalité propre; plusieurs tentatives avaient été faites: Mengs et autres. La découverte des peintures d'Herculanum avait poussé les esprits à limitation et à l'admiration de l'antique. Arrive David, esprit plus vigoureux qu'inventif, plus sectaire qu'artiste, imbu des idées modernes qui éclataient en tout dans la politique et qui portaient à l'admiration exclusive des anciens, surtout dans ce dernier objet résumé pour les arts... Le style énervé et facile des Vanloo avait fait son temps.
Cent soixante ans auparavant, un génie bien autrement original que celui de David, éclos au moment où l'école de Lebrun était dans toute sa force, n'obtint pas la même fortune. Tout le génie de Puget, toute sa verve, toute sa force, qui prenait sa source dans l'inspiration de la nature, ne put faire école en présence des Coysevox, des Coustou, de toute cette école très considérable elle-même, mais déjà entachée de manière et d'esprit d'école.
Raffinement. Du raffinement dans les époques de décadence. Voir mes notes du 9 avril 1856[368].
Exécution. Son importance. Le malheur des tableaux de David et de son école est de manquer de cette qualité précieuse sans laquelle le reste est imparfait et presque inutile. On peut y admirer un grand dessin, quelquefois de l'ordonnance, comme dans Gérard; de la grandeur, de la fougue, du pathétique, comme dans Girodet; un vrai goût antique chez David lui-même, dans les Sabines, par exemple. Mais le charme que la main de l'ouvrier ajoute à tous ces mérites est absent de leurs ouvrages et les place au-dessous de ceux des grands maîtres consacrés. Prud'hon[369] est le seul peintre de cette époque dont l'exécution soit égale à l'idée et qui plaise par ce côté du talent qu'on appelle la partie matérielle, mais qui est, quoi qu'on en dise, toute sentimentale, tout idéale comme la conception elle-même, qu'elle doit compléter nécessairement. Voir mes notes du 15 décembre 1857[370]. Dans cette peinture, l'épidémie manque partout.
Style moderne (en littérature). Le style moderne est mauvais: abus de la sentimentalité, du pittoresque à propos de tout. Si un amiral raconte des campagnes de mer, il le fait dans un style de romancier et presque d'humanitaire. On allonge tout, on poétise tout. On veut paraître ému, pénétré, et l'on croit à tort que ce dithyrambe perpétuel gagnera l'esprit du lecteur et lui donnera une grande idée de l'auteur et surtout de la bonté de son cœur. Les mémoires, les histoires même sont détestables. La philosophie, les sciences, tout ce qui s'écrit à propos de ces différents objets, est empreint de cette fausse couleur, de ce style d'emprunt.
J'en suis fâché pour nos contemporains. La postérité n'ira pas chercher dans ce qu'ils laisseront, ni surtout dans les portraits qu'ils auront faits d'eux-mêmes, des modèles de sincérité. Il n'y a pas jusqu'à l'admirable histoire de Thiers à porter l'empreinte de ce style pleurard, toujours prêt à s'arrêter en chemin pour gémir sur l'ambition des conquérants, sur la rigueur des saisons, sur les souffrances humaines. Ce sont des sermons ou des élégies. Rien de mâle ou qui fasse l'effet uniquement convenable, et cela, parce que rien n'est à sa place ou en tient trop et est déclamé en pédagogue plutôt que raconté simplement.
Autorités. La peste pour les grands talents, et presque la totalité du talent pour les médiocres. Voir mes notes du 10 octobre 1853[371]. «Elles sont les lisières qui aident presque tout le monde à marcher quand on entre dans la carrière, mais elles laissent à presque tout le monde des marques ineffaçables.»
Modèle. Sur l'emploi du modèle, voir mes notes du 12 octobre[372] et du 17 octobre 1853[373].
Opéra. Sur la réunion des différents arts dans ce genre de spectacle, sur le plaisir qui résulte de cette réunion et aussi sur la fatigue qui doit gagner plus vite le spectateur en raison de cette surabondance d'expression, voir calepin d'Augerville, 1854[374]. J'y parle aussi de la sonorité, que Chopin n'admettait pas comme une source légitime de sensation.
Exécution. Nous avons dit qu'une bonne exécution était de la plus grande importance. On irait jusqu'à dire que, si elle n'est pas tout, elle est le seul moyen qui mette le reste en lumière et qui lui donne sa valeur. Les écoles de décadence l'ont placée dans une certaine prestesse de la main, dans une certaine façon cavalière d'exprimer, dans ce qu'on a appelé la franchise, le beau pinceau, etc. Il est certain qu'après les grands maîtres du seizième siècle, l'exécution matérielle change dans la peinture. La peinture des ateliers, une peinture faite du premier coup, sur laquelle on ne peut guère revenir, succède à ces exécutions toutes de sentiment, et que chaque maître se faisait à lui-même, ou plutôt que son instinct lui inspirait suivant le besoin de son génie. Certes on ne peut faire un Titien avec les moyens employés par un Rubens et le pointillage, etc. Le Raphaël que j'ai vu rue Grange-Batelière était fait à petits coups de pinceau... Un peintre de l'école des Carrache se serait cru déshonoré de peindre avec cette minutie. À plus forte raison ceux des écoles plus récentes et plus corrompues des Vanloo.
Style français. Sur la froideur du style français. De cette correction même dans de grandes écoles comme celle de Louis XIV qui glace l'imagination tout en satisfaisant l'esprit. Voir mes notes du 23 mars 1855[375]. Chose singulière, jusqu'à l'école de Lebrun, du Poussin, etc., d'où sont sortis les Coysevox, les Coustou, la sculpture française joint la fantaisie à la belle exécution et rivalise avec les écoles d'Italie du grand style. Germain Pilon, Jean Goujon.
Ébauche. Voir mes notes du 2 avril 1855[376].
Couleur. De sa supériorité ou de son exquisivité, si l'on veut, sous le rapport de l'effet sur l'imagination. Voir mes notes du 6 juin 1851[377]. Sur la couleur chez Lesueur.
Oppositions. Granet disait que la peinture consistait à mettre du blanc sur du noir et du noir sur du blanc.
Artiste.
Imitation. On donne particulièrement le nom d'arts d'imitation à la peinture et à la sculpture; les autres arts, comme la musique, la poésie, n'imitent pas la nature directement, quoique leur but soit de frapper l'imagination.
De l'antique et des écoles hollandaises. On s'étonnera de voir réunies dans un même titre des productions en apparence si diverses, diverses par le temps, mais moins diverses qu'on ne croit par le style et l'esprit dans lequel elles ont été conçues.
Antique[378]. D'où vient cette qualité particulière, ce goût parfait qui n'est que dans l'antique? Peut-être de ce que nous lui comparons tout ce qu'on a fait en croyant limiter. Mais encore, que peut-on lui comparer dans ce qui a été fait de plus parfait dans les genres les plus divers? Je ne vois point ce qui manque à Virgile, à Horace. Je vois bien ce que je voudrais dans nos plus grands écrivains et aussi ce que je n'y voudrais pas. Peut-être aussi que, me trouvant avec ces derniers dans une communauté, si j'ose dire, de civilisation, je les vois plus à fond, je les comprends mieux surtout, je vois mieux le désaccord entre ce qu'ils ont fait et ce qu'ils ont voulu faire. Un Romain m'eût fait voir dans Horace et dans Virgile des taches ou des fautes que je ne peux y voir; mais c'est surtout dans tout ce qui nous reste des arts plastiques des anciens que cette qualité de goût et de mesure parfaite se trouve au plus haut point de perfection. Nous pouvons soutenir la comparaison avec eux dans la littérature; dans les arts, jamais.
Titien est un de ceux qui se rapprochent le plus de l'esprit de l'antique. Il est de la famille des Hollandais et par conséquent de celle de l'antique. Il sait faire d'après nature: c'est ce qui rappelle toujours dans ses tableaux un type vrai, par conséquent non passager comme ce qui sort de l'imagination d'un homme, lequel ayant des imitateurs en donne plus vite le dégoût. On dirait qu'il y a un grain de folie dans tous les autres; lui seul est de bon sens, maître de lui, de sa facilité et de son exécution, qui ne le domine jamais et dont il ne fait point parade. Nous croyons imiter l'antique en le prenant pour ainsi dire à la lettre, en faisant la caricature de ses draperies, etc. Titien et les Flamands ont l'esprit de l'antique, et non l'imitation de ses formes extérieures.
L'antique ne sacrifie pas à la grâce, comme Raphaël, Corrège et la Renaissance en général; il n'a pas cette affectation, soit de la force, soit de l'imprévu, comme dans Michel-Ange. Il n'a jamais la bassesse du Puget dans certaines parties, ni son naturel par trop naturel.
Tous ces hommes ont, dans leurs ouvrages, des parties surannées; rien de tel dans l'antique. Chez les modernes, il y en a toujours trop; chez l'antique, toujours même sobriété et même force contenue.
Ceux qui ne voient dans Titien que le plus grand des coloristes sont dans une grande erreur: il l'est effectivement, mais il est en même temps le premier des dessinateurs, si on entend par dessin celui de la nature[379], et non celui où l'imagination du peintre a plus de part, intervient plus que l'imitation. Non que cette imagination chez Titien soit servile: il ne faut que comparer son dessin à celui des peintres qui se sont appliqués à rendre exactement la nature dans les écoles bolonaise ou espagnole, par exemple. On peut dire que chez les Italiens le style l'emporte sur tout: je n'entends pas dire par là que tous les artistes italiens ont un grand style ou même un style agréable, je veux dire qu'ils sont enclins à abonder chacun dans ce qu'on peut appeler leur style, qu'on le prenne en bonne ou mauvaise part. J'entends par là que Michel-Ange abuse de son style, autant que le Bernin ou Piètre de Cortone, eu égard pour chacun à l'élévation ou à la vulgarité de ce style: en un mot, leur manière particulière, ce qu'ils croient ajouter ou ajoutent à leur insu à la nature, éloigne toute idée d'imitation et nuit à la vérité et à la naïveté de l'expression. On ne trouve guère cette naïveté précieuse chez les Italiens qu'avant le Titien, qui la conserve au milieu de cet entraînement de ses contemporains vers la manière, manière qui vise plus ou moins au sublime, mais que les imitateurs rendent bien vite ridicule.
Il est un autre homme dont il faut parler ici, pour le mettre sur la même ligne que le Titien, si l'on regarde comme la première qualité la vérité unie à l'idéal: c'est Paul Véronèse. Il est plus libre que le Titien, mais il est moins fini. Ils ont tous les deux cette tranquillité, ce calme tempérament qui indique des esprits qui se possèdent. Paul semble plus savant, moins collé au modèle, partant plus indépendant dans son exécution. En revanche, le scrupule du Titien n'a rien qui incline à la froideur: je parle surtout de celle de l'exécution, qui suffit à réchauffer le tableau; car l'un et l'autre donnent moins à l'expression que la plupart des grands maîtres. Cette qualité si rare, ce sang-froid animé, si on peut le dire, exclut sans doute les effets qui tendent à l'émotion. Ce sont encore là des particularités qui leur sont communes avec ceux de l'antique, chez lesquels la forme plastique extérieure passe avant l'expression. On explique par l'introduction du christianisme cette singulière révolution qui se fait au moyen âge dans les arts du dessin, c'est-à-dire la prédominance de l'expression. Le mysticisme chrétien qui planait sur tout, l'habitude pour les artistes de représenter presque exclusivement des sujets de la religion qui parlent avant tout à l'âme, ont favorisé indubitablement cette pente générale à l'expression. Il en est résulté nécessairement dans les âges modernes plus d'imperfection dans les qualités plastiques. Les anciens n'offrent point les exagérations ou incorrections des Michel-Ange, des Puget, des Corrège; en revanche, le beau calme de ces belles figures n'éveille en rien cette partie de l'imagination que les modernes intéressent par tant de points. Cette turbulence sombre de Michel-Ange, ce je ne sais quoi de mystérieux et d'agrandi qui passionne son moindre ouvrage; cette grâce noble et pénétrante, cet attrait irrésistible du Corrège; la profonde expression et la fougue de Rubens; le vague, la magie, le dessin expressif de Rembrandt: tout cela est de nous, et les anciens ne s'en sont jamais doutés.
Rossini est un exemple frappant de cette passion de l'agrément, de la grâce outrée. Aussi son école est-elle insupportable!
[277] Nous donnons ci-contre le fac-simile d'une lettre adressée à cette date par Delacroix à Ingres, à propos de sa candidature à l'Académie des Beaux-Arts et dont nous devons la communication à l'obligeance de M. Chéramy.
[278] Sur la question du Beau et la conception de Delacroix touchant ce point, voir notre Étude, à la page XXVIII, ainsi que l'appréciation de M. Paul Mantz que nous avons rapportée dans l'annotation.
[279] Tout ce passage sur le Titien a une très grande importance pour quiconque veut suivre, en l'approfondissant, le développement esthétique de Delacroix. Il présente un double intérêt, tant au point de vue du jugement en lui-même, qui précise le dernier état de son opinion sur le maître vénitien, qu'au point de vue du contraste de cette opinion avec celles qu'il avait précédemment émises. Il n'est point d'artiste en effet sur le compte duquel il ait autant varié que Titien. On se rappelle certains passages, notamment une page sur l'Ensevelissement, à laquelle nous n'avons voulu croire qu'après l'avoir collationnée minutieusement sur les manuscrits originaux. Tout ce début de l'année 1857 est donc une véritable réparation à la mémoire du grand Vénitien.
[280] La disposition de ce passage, la concision avec laquelle les idées sont jetées, sans souci de forme définitive ni de phrases terminées, marque suffisamment l'intention qu'avait Delacroix de revenir sur ce sujet et de le traiter avec les développements qu'il comporte. Il indique à la hâte, se réservant d'y insister, les principaux points de vue auxquels on pouvait les reprendre. Il n'est pas jusqu'à cet essai de Dictionnaire des Beaux-Arts auquel nous allons arriver et qui constitue l'intérêt capital de cette publication, qui ne nous apparaisse comme un canevas, comme une brève esquisse destinée à se transformer en études suivies.
[281] Personne mieux que Taine n'a compris l'universalité de génie de ces hommes du seizième siècle. Dans son Voyage en Italie, et à propos des mêmes Vénitiens qu'il avait, lui le premier de tous les critiques français, su percer à jour, il écrit: «Partout les grands artistes sont les héros et les interprètes de leur peuple, Jordaëns, Crayer, Rubens en Flandre, Titien, Tintoret, Véronèse à Venise. Leur instinct et leur intuition les font naturalistes, psychologues, historiens, philosophes: ils repoussent l'idée qui constitue leur race et leur âge, et la sympathie universelle et involontaire qui fait leur génie rassemble et organise en leur esprit, avec les proportions véritables, les éléments infinis et entre-croisés du monde où ils sont compris.»
[282] Se rappeler que dans un autre passage du Journal, directement opposé à l'opinion de ceux qui considèrent comme un bienfait la patine du temps, Delacroix déclare que les maîtres ne reconnaîtraient point leurs chefs-d'œuvre dans les croûtes enfumées que nous voyons aujourd'hui. Ceci s'accorde parfaitement d'ailleurs avec les doléances qu'il répétait souvent, au dire de ceux qui l'ont connu, sur la fragilité de la peinture.
[283] Raphaël Menys (1728-1779), peintre allemand, auteur d'un grand nombre d'œuvres importantes en Italie et en Espagne. Il a laissé plusieurs écrits sur les arts, recueillis et publiés en 1780 à Parme, sous le titre d'Opere di Antonio Raffaelle Mengs, et qui ont été depuis traduits en français.
[284] Dans son éloge de Venise, l'Arétin écrit: «Jamais, depuis que Dieu l'a fait, ce ciel n'a été embelli d'une si charmante peinture d'ombres et de lumières. L'air était tel que le voudraient faire ceux qui portent envie à Titien, parce qu'ils ne peuvent être Titien... Oh! les beaux coups de pinceau qui, de ce côté, coloraient l'air et le faisaient reculer derrière les palais, comme le pratique Titien dans ses paysages! En certaines parties apparaissait un vert azuré, en d'autres un azur verdi, véritablement mélangés par la capricieuse invention de la nature, maîtresse des maîtres. C'est elle ici qui, avec des teintes claires ou obscures, noyait ou modelait des formes selon son idée. Et moi qui sait comme votre pinceau est l'âme de votre âme, je m'écriai trois ou quatre fois: Titien, où êtes-vous?»
[285] Sur cette éternelle question du dessin et de la couleur, à propos de cette division entre dessinateurs et coloristes qui durera sans doute tant qu'il y aura des dessinateurs et des peintres, Baudelaire écrivait dans son Salon de 1846, se faisant l'interprète de la pensée du maître qu'il avait défendu toute sa vie: «On peut être à la fois coloriste et dessinateur, mais dans un certain sens. De même qu'un dessinateur peut être coloriste par les grandes masses, de même un coloriste peut être dessinateur, par une logique complète de l'ensemble des lignes; mais l'une de ces qualités absorbe toujours le détail de l'autre. Les coloristes dessinent comme la nature: leurs figures sont naturellement délimitées par la lutte harmonieuse des masses colorées.» Dans tous les passages de ses œuvres critiques où il traite ces intéressantes questions de technique picturale, on retrouve, commentées et renouvelées par son talent de vision originale et personnelle, les idées du maître qu'il chérissait, si bien que l'Art romantique et les Curiosités esthétiques donnent comme un avant-goût des plus curieux passages de cette année 1857.
[286] Ici encore, et à propos de la fresque, nous ne pouvons que répéter ce que nous avons déjà dit dans notre étude, à savoir qu'il manqua toujours à Delacroix de n'avoir pas vu les maîtres vénitiens chez eux. Nous nous figurons aisément ce qu'eût été son enthousiasme s'il avait vu au Musée de Vérone l'admirable fresque de Paul Véronèse symbolisant la musique. Il avait d'ailleurs lui-même parfaitement conscience des lacunes de ses connaissances en ce qui touche les maîtres italiens, puisqu'il écrivait à Burty, avec une modestie vraiment admirable chez un homme de génie: «Qu'il ne voudrait rien publier avant d'avoir vu les maîtres italiens sur place, et que l'état de sa santé lui interdisait l'espérance d'un tel voyage.» (Corresp., t. II, p. 179.)
[287] Voir notre Étude, p. XLIX et L.
[288] Delacroix ne voulait pas seulement indiquer par là les gens qui n'ont point de compétence, technique dans chaque art individuel, mais surtout ceux qui n'ont pas le sentiment profond et vivace de la Beauté, c'est-à-dire ce qui ne saurait s'acquérir.
[289] Sur un Projet de Dictionnaire des Beaux-Arts: «Ce petit recueil est l'ouvrage d'une seule personne qui a passé toute sa vie à s'occuper de peinture. Il ne peut donc prétendre qu'à donner sur chaque objet le peu de lumières qu'il a pu acquérir, et encore ne donnera-t-il que des informations toutes personnelles. L'idée de faire un livre l'a effrayé. Il faut un grand talent de composition pour ne mettre dans un livre que ce qu'il faut et pour y mettre tout ce qu'il faut... Il lui a semblé qu'un dictionnaire n'était pas un livre, même quand il était tout entier de la même main. Chaque article séparé ressort mieux et laisse plus de trace dans l'esprit. Il semble qu'il faille, dans un traité en règle, que le lecteur fasse lui-même, s'il veut tirer quelque profit de sa lecture, la besogne que l'auteur, etc... Point de transitions nécessaires.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 433.)
[290] À rapprocher ce fragment détaché d'un album: «Il faut attribuer à la fresque le grand style des écoles italiennes. Le peintre remplace par l'idéal l'absence des détails. Il lui faut savoir beaucoup et oser encore plus. La fresque seule pouvait amener à l'exagération des Primatice et des Parmesan, dans une époque où la peinture sortant de ses langes devait encore être timide. Je crois, au reste, qu'à moins d'une organisation très rare et bien variée, il est presque impossible de réussir également dans l'un et l'autre genre. Je ne peux me figurer ce qu'eussent été les fresques de Rubens; et les tableaux à l'huile de Raphaël se ressentent de cette hésitation qu'il a dû éprouver à y introduire des détails que la fresque ne comporte pas, qu'elle banni! même.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 413.)
[293] C'est une théorie chère à Delacroix. (Voir t. II, p. 238 et 246.)
[294] «Entre autres choses, ce qui fait le grand peintre, c'est la combinaison hardie d'accessoires qui augmente l'impression. Ces nuages qui volent dans le même sens que le cavalier emporté par son cheval, les plis de son manteau qui l'enveloppent ou flottent autour des flancs de sa monture. Cette association puissante... car qu'est-ce que composer? c'est associer avec puissance...» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 421.)
[295] Ces notes étaient sans doute inscrites sur un carnet qui n'a pas été retrouvé.
[298] Voir t. I, p. 321 et 322.
[299] Sur une feuille volante, avec ce titre: Les manières, Delacroix écrivait: «Les lois de la raison et du bon goût sont éternelles, et les gens de génie n'ont pas besoin qu'on les leur apprenne. Mais rien ne leur est plus mortel que les prétendues règles, manières, conventions qu'ils trouvent établies dans les écoles, la séduction même que peuvent exercer sur eux des méthodes d'exécution qui ne sont pas conformes à leur manière de sentir et de rendre la nature.—On les condamne toujours au nom de ces manières en vogue, et non pas au nom de la raison et de la convenance. Ainsi Gros, par respect pour la manière de David, etc... On en voit l'influence sur Rubens lui-même: la vue des Carrache... Nul doute que la manière qui est sortie de leurs écoles, manière réduite tellement en principe qu'elle est devenue pendant deux cents ans et qu'elle est encore la règle de l'exécution en peinture, n'ait porté un coup mortel à l'originalité de bien des peintres.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 422.)
[300] Les carnets de 1845 n'ont pas été retrouves.
[301] «Cher Monsieur et ami... Il n'y a pas de félicitations qui puissent me flatter plus que les vôtres. La chose a été faite assez franchement, et cela ajoute à la réussite aux yeux du public. Vous dites justement que ce succès, il y a vingt ans, m'aurait causé un tout autre plaisir: j'avais la chance, dans ce cas, de me voir plus utile que je ne puis l'être maintenant dans une situation de ce genre. J'aurais eu le temps de devenir professeur à l'École: c'est là que j'eusse pu exercer quelque influence. Quoi qu'il en soit, je ne partage pas l'opinion de quelques personnes, amies ou autres, qui m'ont fait entendre plus d'une fois que je ferais mieux de m'abstenir. Il y a plus de fatuité que de véritable estime de soi-même à rester dans sa tente: au reste, je ne manque point ici à mes antécédents, puisqu'une fois mon parti pris, je n'ai pas cessé de me présenter.» (Corresp., t. II, p. 157, 158.)
[302] Isidore Dagnan. Voir t. II, p. 314.
[303] Delacroix écrivait autre part: «La peinture est un art modeste, il faut aller à lui et l'on y va sans peine; un coup d'œil suffit. Le livre n'est point cela: il faut l'acheter d'abord, il faut le lire ensuite page par page, entendez-vous bien, messieurs? et bien souvent suer pour le le comprendre.»
[304] «J'éprouve, et sans doute tous les gens sensibles éprouvent qu'en présence d'un beau tableau, on se sent le besoin d'aller loin de lui penser à l'impression qu'il a fait naître. Il se fait alors le travail inverse du littérateur: je le repasse, détail par détail, dans ma mémoire, et si j'en fais par écrit la description, je pourrais employer vingt pages à la description de ce que j'aurais pourtant embrassé tout entier en quelques instants. Le poème ne serait-il pas, par contre, un tableau dont on me montre chaque partie, l'une après l'autre? Que ce soit un voile qu'il soulève successivement.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 418, 419.)
[305] Non retrouvées.
[306] Non retrouvées.
[308] Se rappeler ce que Delacroix a écrit sur Théophile Gautier. Son opinion a d'ailleurs varié à cet égard; pour s'en convaincre, on peut lire certains billets adressés à Thoré, Baudelaire, Th. Silvestre, P. de Saint-Victor, Sainte-Beuve. Il est vrai d'ajouter que certains d'entre eux n'étaient pas seulement des critiques, mais bien des créateurs. Par critique, Delacroix entend exclusivement celui qui fait profession de juger autrui.
[309] Voir t. II, p. 186 et 187.
[310] Non retrouvées.
[311] Cette simple indication se réfère à un développement du Journal dans lequel le maître critique l'obscurité habituelle des fonds, dans les portraits des anciens peintres. (Voir t. II, p. 136.)
[313] Non retrouvées.
[314] Sans doute des notes écrites au crayon sur des feuilles volantes et qu'on retrouvera dans Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 430 et suiv.
[316] Voir t. II, p. 124.
[317] Voir t. II, p. 136.
[318] Voir t. I, p. 355.
[319] À propos de cette universalité dont Eugène Delacroix faisait le critérium du génie, Baudelaire écrivait: «Eugène Delacroix était, en même temps qu'un peintre épris de son métier, un homme d'éducation générale, au contraire des autres artistes modernes qui ne sont guère que d'illustres ou d'obscurs rapins, de tristes spécialistes, vieux ou jeunes, les uns sachant fabriquer des figures académiques, les autres des fruits, les autres des bestiaux. Eugène Delacroix aimait tout, savait tout peindre et savait goûter tous les genres de talent.»
[320] Voir t. I, p. 353.
[323] Non retrouvées.
[324] Non retrouvées.
[326] Delacroix aimait à dire, lorsqu'on lui parlait d'un prétendu progrès des Arts: «Où sont donc vos Phidias? Où sont vos Raphaël?»
[332] Il nous a paru intéressant de rapprocher de ce fragment de Delacroix un fragment de Stendhal qui nous semble conçu à peu près dans le même esprit. Nous avons d'ailleurs noté déjà dans notre Étude certaines analogies entre eux: «Le Romanticisme, dit Beyle, est l'art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le Classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères... Je n'hésite pas à avancer que Racine a été romantique» (Stendhal, Racine et Shakespeare.)
[333] À peine est-il besoin de faire remarquer que cette manière de boutade est en contradiction absolue avec les idées qu'il professait d'habitude et qui constituent l'essence même du génie de Delacroix.
[334] Ceux qui se rappellent l'exposition des œuvres de Delacroix au palais des Beaux-Arts ont conservé le souvenir d'une admirable copie de Raphaël (voir Catalogue Robault, n° 24), merveilleusement significative de l'énergie avec laquelle il avait su dompter sa fougue naturelle pour s'assimiler la manière d'un artiste de tempérament aussi opposé. À propos de cette éducation des peintres par l'étude des maîtres antérieurs, nous trouvons dans un recueil de notes laissées par Rurty et publiées par M. Maurice Tourneux l'opinion de Meissonier, qui perdrait à être commentée: la voici dans toute sa franchise: «Dans la journée, je lui demandai s'il avait fait au Louvre des copies peintes.—Jamais! jamais! s'est-il écrié. Et puis, d'ailleurs, et le temps de copier la peinture des autres!» (Croquis d'après nature, par Ph. Burty.)
[335] Nous avons déjà touché dans notre Étude à ce point intéressant. Nous trouvons la même idée reprise et développée dans une conversation de Baudelaire avec Eugène Delacroix, rapportée dans l'Art romantique: «La nature n'est qu'un dictionnaire, répétait-il fréquemment... Pour bien comprendre l'étendue du sens impliqué dans cette phrase, il faut se figurer les usages ordinaires et nombreux du dictionnaire. On y cherche le sens des mots, la génération des mots, enfin on en extrait tous les éléments qui composent une phrase ou un récit; mais personne n'a jamais considéré le dictionnaire comme une composition dans le sens poétique du mot. Les peintres qui obéissent à l'imagination cherchent dans leur dictionnaire les éléments qui s'accommodent à leur conception... Ceux qui n'ont pas d'imagination copient le dictionnaire.»
[336] Voir t. I, p. 439.
[337] Voir t. II, p. 201 et 202.
[344] Non retrouvées.
[345] Cette affirmation, qu'on ne peut d'ailleurs considérer que comme un paradoxe chez un artiste qui faisait sa lecture habituelle de Byron, Shakespeare et Gœthe, suffirait amplement à démontrer les tendances classiques d'Eugène Delacroix, comme nous nous sommes appliqué à le faire dans notre Étude.
[346] Voir t. II, p. 185 et suiv.
[347] Voir t. II, p. 204.
[350] Thomas Campbell (1767-1844), poète anglais.
[351] Voir t. II, p. 12.
[352] Sur le caractère suggestif de l'œuvre d'art, dans la pensée de Delacroix, voir notre Étude, p. XXXIX et XL.
[353] Non retrouvées.
[354] Voir t. I, p. 225.
[355] Non retrouvées.
[356] L'article de Delacroix sur Michel-Ange parut à la Revue de Paris en 1830, c'est-à-dire à l'époque de ses plus ardents enthousiasmes pour le grand sculpteur, et se terminait ainsi: «Ébloui de l'éclat d'un si grand génie, et regrettant d'en avoir donné une si faible idée, c'est bien à lui que nous devons appliquer ce qu'il disait lui-même du Dante dans ce vers:
«Quanto dirne si dee non si può dire.
«On ne dira jamais de lui tout ce qu'il en faut dire.»
(Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 186.)
[357] On ne saurait trop regretter la perte de ce carnet contenant les notes des mois de mai et juin 1850, qui devait renfermer, autant qu'on peut en juger, tant de réflexions d'un intérêt capital.
[358] Voir t. I, p. 432.
[359] Voilà qui indique clairement les intentions de Delacroix et répond victorieusement aux allégations de ceux qui pourraient prétendre que le Journal du maître n'a été, en aucune de ses parties, composé avec une arrière-pensée de publicité. Sans parler même de ce Dictionnaire des Beaux-Arts dont les fragments ici jetés, avec indication fréquente des points de suture, ne peuvent laisser aucun doute sur ses intentions de derrière la tête, il est bien clair qu'il y a tel morceau écrit avec un soin, un souci de la forme, raturé à plusieurs reprises, et repris après coup, sur lequel la simple inspection du manuscrit original suffit à édifier le lecteur. Puisque nous en sommes à ce point intéressant, nous ajouterons que dans ces dernières années, l'année 1855 par exemple, de nombreuses pages, qui devaient contenir des allusions personnelles ou des jugements un peu sévères, sont déchirées, et que beaucoup de noms propres ont été raturés avec une telle énergie qu'il est absolument impossible de rien discerner.
[360] Antoine-Martin Garnaud (1796-1861), architecte, grand prix d'architecture en 1817, exécuta de nombreux travaux d'embellissement dans Paris. Il est l'auteur d'un ouvrage intitulé: Études sur les églises, depuis l'église rurale jusqu'aux cathédrales.
[361] Se référer au beau passage du Journal sur ces tapisseries. Voir t. II, p. 69 et suiv.
[363] Voir notre Étude, p. XXXVIII et XXXIX.
[364] Voir t. II, p. 344 et suiv.
[365] Geoffroi Tory (1485-1533), typographe et graveur, connu sous le nom de Maître du Pot cassé, à cause de son enseigne et de la marque qu'il mettait à ses ouvrages.
[369] Dans son Étude sur Prud'hon parue à la Revue des Deux Mondes le 1er novembre 1846, voici ce qu'écrivait Delacroix: «On ne refusera pas à Prud'hon une grande partie der mérites qui sont ceux de l'antique. Dans la moindre étude sortie de sa main, on reconnaît un homme profondément inspiré de ces beautés. Il serait hardi sans doute de dire qu'il les a égalées dans toutes leurs parties. Il eût retrouvé à lui seul, parmi les modernes, ce secret du grand, du beau, du vrai, et surtout du simple, qui n'a été connu que des seuls anciens. Il faut avouer que la grâce chez lui dégénère quelquefois en afféterie. La coquetterie de sa touche ôte souvent du sérieux à des figures d'une belle invention. Entraîné par l'expression et oubliant souvent le modèle, il lui arrive d'offenser les proportions; mais il sait presque toujours sauver habilement ces faiblesses.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 206 et 207.)
[370] Non retrouvées.
[371] Voir t. II, P. 236.
[372] Voir t. II, p. 238 et suiv.
[373] Voir t. II, p. 246.
[374] Non retrouvé.
[376] Non retrouvées.
[377] Voir t. II, p. 63 et suiv.
[378] Dans un fragment d'album déjà publié, sous le titre: De l'art ancien et de l'art moderne on lit cette réflexion: «On ne peut assez répéter que les règles du Beau sont éternelles, immuables, et que les formes en sont variables. Qui décide de ces règles, et de ces formes diverses qui sont tenues de se plier à ces règles, toutefois avec une physionomie différente? Le goût seul, aussi rare peut-être que le Beau: le goût qui fait deviner le Beau où il est, et qui le fait trouver aux grands artistes qui ont le don d'inventer.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 408.)
[379] Aux lecteurs désireux d'approfondir cette intéressante distinction entre le «dessin de la nature et celui où l'imagination du peintre a le plus de part», rien ne saurait être plus précieux que le commentaire et le développement de cette même idée, repris à plusieurs reprises par Baudelaire dans ses différentes Études sur Delacroix, et notamment dans une comparaison qui mérite de demeurer classique entre le dessin d'Ingres et le dessin de Delacroix. (Voir les Curiosités esthétiques et l'Art romantique.)
4 février.—Pour faire partie de ta préface du Dictionnaire.
Je désirerais contribuer à apprendre à mieux lire dans les beaux ouvrages[380]. A Athènes, dit-on, il y avait beaucoup plus de juges des Beaux-Arts que dans nos modernes sociétés. Le grand goût des ouvrages de l'antiquité confirme dans cette opinion. L'artiste qui travaille pour un public éclairé rougit de descendre à des moyens d'effet désavoués par le goût.
Le goût a péri chez les anciens, non pas à la manière d'une mode qui change,—effet qui se produit à chaque instant sous nos yeux et sans cause absolument nécessaire,—le goût a péri chez les anciens avec les institutions et les mœurs, quand il a fallu plaire à des vainqueurs barbares, comme ont été, par exemple, les Romains par rapport aux Grecs; le goût s'est corrompu surtout quand les citoyens ont perdu le ressort qui portait aux grandes actions, quand la vertu publique a disparu; et j'entends par là, non pas une vertu commune à tous les citoyens et les portant au bien, mais au moins ce simple respect de la morale qui force le vice à se cacher. Il est difficile de se figurer des Phidias et des Apelle sous le régime des affreux tyrans du Bas-Empire et au milieu de l'avilissement des aines.
Y aurait-il une connexion nécessaire entre le bon et le beau? Une société dégradée peut-elle se plaire aux choses élevées, dans quelque genre que ce soit? Il est probable que chez nous aussi, dans nos sociétés comme elles sont, avec nos mœurs étroites, nos petits plaisirs mesquins, le beau ne peut être qu'un accident, et cet accident ne tient pas assez de place pour changer le goût et ramener au beau la généralité des esprits. Après vient la nuit et la barbarie.
Il y a donc incontestablement des époques où le beau en art fleurit plus à l'aise; il est aussi des nations privilégiées pour certains dons de l'esprit, comme il est des contrées, des climats, qui favorisent l'expansion du beau.
*
Mardi17 février,—Cinquième visite du docteur[381].
[380] Nous trouvons dans le livre sur Delacroix, déjà si souvent cité, un passage relatif à ce projet de Dictionnaire des Beaux-Arts qui précise bien l'intérêt d'un tel ouvrage et l'esprit dans lequel il devait être fait, en même temps qu'il le différencie des autres ouvrages, qui sont les vrais dictionnaires et avec lesquels il importe de ne point le confondre: «Si vous risquez, dit-il, dans l'ouvrage d'un seul homme de ne pas vous trouver au courant de tout ce qu'on peut dire sur le sujet, en revanche vous aurez sur un grand nombre de points tout le suc de son expérience, et surtout des informations excellentes dans les parties où il excelle. Au lieu d'une froide compilation qui ne fera que remettre sous les yeux du lecteur un extrait de toutes les méthodes, vous aurez celles qui ont conduit un tel homme à la perfection relative à laquelle il est arrivé. Il n'est pas un artiste qui n'ait éprouvé dans sa carrière combien quelques paroles d'un maître expérimenté ont pu être des traits de lumière et des sources d'intérêt bien autres que ce que ses efforts particuliers ou un enseignement vulgaire... etc.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 432.)
[381] Le docteur Rayer (1793-1867), qui fut professeur à la Faculté de médecine.
Delacroix, depuis longtemps déjà, était atteint d'une affection du larynx, qui le condamnait fréquemment au repos et à l'isolement.
Jeudi 5 mars.—Aujourd'hui, pendant mon déjeuner, on m'apporte deux tableaux attribués à Géricault, pour en dire mon avis. Le petit est une copie très médiocre: costumes de mendiants romains. L'autre, toile de 12 environ, sujet d'amphithéâtre, bras, pieds, etc., et cadavres d'enfants, d'un relief admirable, avec des négligences qui sont du style de l'auteur et ajoutent encore un nouveau prix. Mise à côté du portrait de David, cette peinture ressort encore davantage. On y voit tout ce qui a toujours manqué à David, cette forme pittoresque, ce nerf, cet osé qui est à la peinture ce que la vis comica est à l'art du théâtre. Tout est égal, l'intérêt n'est pas plus dans la tête que dans les draperies ou le siège. L'asservissement complet à ce que lui présentait le modèle est une des causes de cette froideur; mais il est plus juste de penser que cette froideur était en lui-même: il lui était impossible de rien trouver au delà de ce que ce moyen imparfait lui présentait. Il semble qu'il fût satisfait quand il avait bien imité le petit morceau de nature qu'il avait sous les yeux; toute sa hardiesse consistait à mettre à côté un fragment, pied, bras, moulé sur l'antique, et à ramener le plus possible son modèle vivant à ce beau tout fait que le plâtre lui présenterait.
Ce fragment de Géricault est vraiment sublime: il prouve plus que jamais qu'il n'est pas de serpent ni de monstre odieux, etc. C'est le meilleur argument en faveur du Beau, comme il faut l'entendre. Les incorrections ne déparent point ce morceau. À côté du pied qui est très précis et plus ressemblant au naturel, sauf l'idéal propre au peintre, il y a une main dont les plans sont mous et faits presque d'idée, dans le genre des figures qu'il faisait à l'atelier, et cette main ne dépare pas le reste; la finesse du style la met à la hauteur des autres parties. Ce genre de mérite a le plus grand rapport avec celui de Michel-Ange, chez lequel les incorrections ne nuisent à rien.
Je relis avec le plus grand plaisir, dans un agenda du mois de janvier 1852[382], ce que je dis des tapisseries de Rubens que je vis alors à Mousseaux et que la liste civile de Louis-Philippe faisait vendre. Quand je voudrai parler de Rubens ou me mettre dans un entrain véritable de la peinture, je devrai relire ces notes. J'ai encore le souvenir très présent de ces admirables ouvrages. L'idée m'était venue, en relisant ce que j'en dis, de refaire de mémoire tous les sujets (une suite de la sorte sur un autre motif serait un beau thème). Il faut absolument que Devéria me trouve les gravures de ces sujets.
Je note ici ce qu'il faut reporter à l'un des jours du mois dernier, quand j'étais encore très faible et que je ne m'occupais guère à écrire dans ce livre: c'est la triste impression que j'ai reçue de la peinture que m'a faite du caractère de Thiers M. C. B..., qui vint me faire une petite visite. Il me l'a représenté comme le plus égoïste et le plus insensible des hommes, cupide, enfin le contraire de ce que je croyais et le moins capable d'affection. Ce serait, si j'arrivais à être convaincu de tout cela, une des plus grandes déceptions qu'il pût m'être réservé d'éprouver. La reconnaissance d'abord et l'affection que j'ai toujours eue pour lui, sont des sentiments qui combattent chez moi en sa faveur. Je sais que, bien qu'il me reçoive toujours affectueusement, il ne m'a jamais recherché; sa petite rancune, quand je lui tins tête comme je le devais pour son projet insensé de la restauration du Musée, exécutée en partie sur ses absurdes idées, me l'avait un peu gâté dans le temps de cette aventure[383]; mais depuis, je l'avais retrouvé comme auparavant, c'est-à-dire avec cet attrait qui m'a toujours attiré à lui... Je le plaignais devant C. B... de vivre au milieu de l'intérieur qu'il s'est fait, de passer sa vie avec des créatures aussi froides et aussi insipides. Tout cela, selon C. B..., ne lui fait absolument rien: il n'aime personne et n'est sensible qu'à ce qui le touche directement dans sa personne ou son amour-propre.
*
Samedi 7 mars.—Bertin est venu me voir; je l'ai reçu, quoique je ne reçoive personne, pour en finir avec ce mal de gorge. J'ai travaillé dans la journée à un projet de préface pour le Dictionnaire des Beaux-Arts.
Lundi 16 mars.—Il faut maintenant qu'un écrivain soit universel. La nuance entre le savant et le poète ou le romancier est complètement abolie. Le moindre roman demande plus d'érudition qu'un traité scientifique, que dis-je? que vingt traités! Car un savant est, ou un chimiste, ou un astronome, ou un géographe, ou un antiquaire; il peut avoir une certaine teinture des connaissances qui touchent à celle dont il a fait l'occupation de sa vie; mais plus il se renferme dans cette étude spéciale, plus il obtient de résultats de ses recherches. Il n'en est pas de même du métier de critique. La nécessité de parler de tout met dans l'obligation de savoir tout; mais qui peut tout savoir? Si j'apprenais l'hébreu, les sciences, l'histoire? tout cela, c'est la mer à boire. Aussi n'en apprennent-ils pas si long! mais il leur faut un peu l'apparence de tout cela.
Je suis effrayé de ce qui peut passer sous les yeux d'un homme, comme Sainte-Beuve par exemple, de lectures diverses, digérées ou non. Voici aujourd'hui un article sur Tite-Live; il raconte la vie de Tite-Live, détail peu connu, et dont les lecteurs ne s'étaient jamais embarrassés. Dans un article toujours trop long sur Virgile, Thierry, du Moniteur, après avoir parlé de la préférence que notre siècle accorde aux ouvrages de la première main, primitifs, etc., comme Homère, se demande si Virgile, venu trente ou quarante siècles après, pouvait faire une Iliade, et il ajoute: «Si les anciens sont à jamais nos maîtres, ne dédaignons pas pour cela ceux de leurs disciples qui s'efforcent vainement de se faire leurs égaux. C'est un grand point de venir le premier, on prend le meilleur même sans choisir; on peut être simple même sans savoir ce que c'est que la simplicité; on est court parce qu'on n'a besoin ni de remplir, ni de passer la mesure de personne; on s'arrête à temps parce que nulle émulation n'excite à poursuivre au delà...»
Ne prendrait-on pas souvent l'absence de l'art pour le comble de l'art? Si l'art dans la suite de son développement n'aboutit qu'à produire des articles toujours moindres, on me pardonnera d'avoir une profonde compassion pour les époques qui ne peuvent se passer du labeur compliqué de l'art.
Je demande qu'on ne soit pas trop dupe d'un grand mot: la simplicité, et qu'on veuille bien ne pas faire de la simplicité la règle du temps où elle n'est plus possible. C'est le thème de tous les pédants d'aujourd'hui. Chenavard ne voit rien après ce qui a été fait. Delaroche se hérissait quand on parlait de l'antique romain; Phidias avant tout, comme Michel-Ange pour Chenavard! Cependant ce dernier met Rubens dans sa fameuse heptarchie. Il admire Rubens et écrase avec Rubens les infortunées tentatives des hommes de notre temps. Cependant Rubens a paru dans une époque de décadence relative; comment le donne-t-on dans ce système pour compagnon à Michel-Ange? Il a été grand d'une autre manière. Cette simplicité qu'on exalte, dont parle Thierry, tient souvent à des tournures de langage plus incultes dans les poésies primitives; en un mot, elle est plus dans l'habit de la pensée que dans la pensée elle-même.
Beaucoup de gens, surtout dans ce temps où on a cru qu'on allait retremper la langue et la rajeunir à volonté comme on rase un homme qui a la barbe trop longue, ne préfèrent Corneille à Racine que parce que la langue est moins polie dans le premier que dans le dernier de ces deux poètes. De même pour Michel-Ange et Rubens: la pratique de la fresque, qui était le moyen de Michel-Ange, force le peintre à une plus grande simplicité de moyen d'effet; il en résulte, indépendamment du talent même, et par le fait des moyens matériels, une certaine grandeur, une nécessité de renoncer aux détails. Rubens, avec un autre procédé, trouve des effets différents qui satisfont à d'autres titres. Montesquieu dit bien: Deux beautés communes se défont, deux grandes beautés se font valoir. Un chef-d'œuvre de Rubens mis en pendant d'un chef-d'œuvre de Michel-Ange ne pâlira nullement. Si, au contraire, vous regardez séparé chacun de ces ouvrages, il arrivera sans doute qu'à proportion de votre impressionnabilité vous serez tout à celui que vous regardez. Une nature sensible est facilement possédée et entraînée par le beau; vous serez à celui qui frappe vos yeux dans le moment. Il faut se servir des moyens qui sont familiers aux temps où vous vivez; sans cela vous n'êtes pas compris et vous ne vivrez pas. Ce moyen d'un autre âge que vous allez employer pour parler à des hommes de votre temps, sera toujours un moyen factice, et les gens qui viendront après vous, en comparant cette manière d'emprunt aux ouvrages de l'époque où cette manière était la seule connue et comprise, et par conséquent supérieurement mise en œuvre, vous condamneront à l'infériorité comme vous vous y serez condamné vous-même.
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Mardi 17 mars.—Je suis sorti hier avec Jenny pour la première fois. Il faisait du soleil. J'ai renoncé à aller vers la place d'Europe; le vent venait de ce côté. Je suis descendu, revenu parles rues, fatigué; mais cette course m'a donné des forces.
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Mercredi 18 mars.—-Je ne puis me détacher de Casanova[384].
Voici trois jours que je sors, et j'en éprouve un grand bien. Hier, j'ai été en voiture aux Tuileries avec Jenny. Nous sommes venus du Pont tournant jusqu'à la grille de la rue de Rivoli.
Se rappeler les observations que m'a suggérées le contraste des statues du Tibre et du Nil, copies de l'antique, et des groupes de fleurs et de nymphes du temps de Louis XIV. Le décousu de ceux-ci et la majestueuse unité de ceux-là. Partout, la même observation entre ce qui était antique et ce qui est moderne.
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Dimanche 22 mars.—Il n'y a que l'homme qui fasse des choses sans unité. La nature trouve le secret de mettre de l'unité même dans les parties détachées d'un tout. La branche détachée d'un arbre est un petit arbre complet.
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Jeudi 26 mars.—J'ai été aujourd'hui chez Haro pour examiner avec lui si l'on pourrait tirer parti de son local pour faire un atelier. Nous étions convenus de cette visite il y a huit jours. Je crois qu'au fond il y était peu enclin et ne s'y est prêté que par complaisance. Il m'a parlé de frais trop considérables, et l'affaire n'est pas faisable.
En route pour y aller, la vue de jeunes gens que j'ai rencontrés dans les rues m'a fait faire plusieurs réflexions qui ne sont pas de la nature de celles que se font ordinairement les vieillards. Cet âge qui semble le plus heureux de la vie n'excite nullement mon envie; tout au plus pour sa force, qui lui donne le moyen de suffire à de puissants travaux, et point du tout pour les plaisirs qui en sont l'accompagnement. Ce que je désirerais,—souhait, au reste, aussi impossible à réaliser que celui de revenir au jeune âge,—ce que je désirerais, ce serait de m'arrêter au point où je suis et d'y jouir longtemps des avantages qu'il procure à un esprit, je ne dirai pas désabusé, mais vraiment raisonnable. Mais l'un n'est pas plus permis que l'autre.
J'apprends tout à l'heure chez Weil, chez lequel j'étais descendu un moment, que le pauvre Margueritte vient de mourir subitement. Quoique plus âgé que moi, il était encore d'âge à jouir de beaucoup de choses. Au reste, comme je crois que ce n'était pas une nature distinguée, il a pu être de ceux qui regrettent les plaisirs des jeunes gens. Il faut que les jouissances de l'esprit tiennent une grande place pour procurer ce bonheur calme que j'envisage pour l'homme qui arrive au déclin de la vie.
[382] Voir t. II, p. 69 et suiv.
[383] Voir t. I, p, 344 et 345.
[384] Son admiration pour Casanova, chose étrange, ne se démentit pas une fois durant toute sa vie. Voir t. I, p. 260.
Samedi 18 avril.—J'ai été, sur l'invitation de la commission, voir l'exposition de Delaroche. L'Empereur visitait l'École ce jour-là, et a achevé par ladite exposition.
En sortant, voté pour le remplacement de Desnoyers[385]. Revenu très fatigué.—Sujets pour une bibliothèque:
Auguste s'oppose à la destruction de l'Énéide.
Couronnement de Pétrarque ou du Tasse.
La Sibylle proposant les volumes à Tarquin et les faisant brûler à mesure qu'il les refuse.
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Jeudi 23 avril.—J'ajoute, sur le passage d'Obermann[386], sur la joie secrète que produit la conformité de pensées avec les autres: Cette apparence que nous sommes heureux de donner à notre imagination est un besoin de tous ceux qui composent pour le public, surtout quand leur inspiration est naïve et sincère. Je me figure que les peintres ou les écrivains chez lesquels le lieu commun tient une grande place, n'ont pas autant besoin de cette confirmation qui vient, par la rencontre d'esprits analogues aux leurs, les rassurer sur la valeur de leurs propres pensées. C'est un besoin impérieux pour ceux dont les inventions sont taxées de bizarrerie, et qui, peut-être à cause de leur originalité, ne trouvent qu'un public rétif et peu disposé à les comprendre.
[385] Il s'agit de l'élection à l'Académie des Beaux-Arts d'Achille-Louis Martinet (1800-1877), graveur, en remplacement du baron Desnoyers (1779-1857), graveur, élève de Lethière, membre de l'Institut depuis 1816.
[386] L'Obermann devait être un de ses livres de chevet, car nous le voyons cité déjà à plusieurs reprises dans les précédentes années du Journal. Il s'en trouve extrait des fragments dans le manuscrit original, fragments que nous n'avons pas cru devoir reproduire, non plus que ceux de Balzac sur la condition des artistes, tirés de la Cousine Bette.
Champrosay, 9 mai.—Parti pour Champrosay à une heure un quart. Pluie affreuse en arrivant; je l'ai reçue tout entière, ainsi que Jenny.
Nous nous étions arrêtés quelques instants auparavant dans notre ancien jardin, tout ouvert et ravagé à cause des travaux que fait Candas. J'ai vu la petite source, qui ne sert plus qu'à laver du linge: tout cela souillé de savon et croupissant. Les cerisiers que j'ai plantés tout petits sont devenus énormes. On voit encore la trace des allées que j'avais tracées. Cela m'a donné des émotions plus douces que tristes. Je me suis rappelé les années que j'avais passées là.
J'aime toujours ce pays; je me colle facilement aux lieux que j'habite: mon esprit, mon cœur même les animent.
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11 mai.—Promenade le matin dans la campagne assez longtemps, sans pouvoir m'arracher à cette charmante vue de cette verdure, de ce soleil.
Travaillé beaucoup, en rentrant, à l'article sur le Beau et jusqu'au dîner.
—Ce n'est ni le hasard ni le caprice qui ont déterminé le style de l'architecture et partant celui des autres arts dans les différentes contrées; nouvelle preuve que le Beau doit varier suivant les climats.
Au style sévère et pour ainsi dire radical de l'architecture de l'Égypte s'allient des ornements et une peinture plus simples, plus élémentaires... Dans cette vaste vallée de l'Égypte, comprise uniformément entre deux chaînes d'élévation naturelles presque symétriques, etc., les Pylônes, les Pyramides...
Le soir, promené dans le jardin et dans la campagne.
Fatigue et malaise avant de se coucher.
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14 mai.—Je ne doute pas que si Alexandre eût connu le Misanthrope, il ne l'eût placé dans la fameuse cassette à côté de l'Iliade; il l'eût fait agrandir pour y placer le Misanthrope.
—On dit d'un homme, pour le louer, qu'il est un homme unique.
—Il faut laisser aux gens qui sentent faiblement les vaines discussions et les vaines comparaisons.
—Heureuses les époques qui ont vu.
—Heureux les artistes qui ont trouvé un public tout préparé, encourageant les efforts de la Muse.
—Les vrais primitifs, ce sont les talents originaux. Si chaque homme de talent apporte en lui un modèle particulier, une face nouvelle, quelle serait la valeur d'une école qui ferait toujours recourir à des types anciens, puisque ces types eux-mêmes n'étaient que l'expression de natures individuelles!
—Et chacun de ces hommes me plaît-il de la même façon? Cette simple observation ne serait-elle pas la condamnation de l'école qui sans cesse recourt à des types consacrés? En quoi seraient-ils consacrés de préférence, puisqu'ils ne sont que l'expression de natures individuelles comme il en paraît dans tous les temps?
—Rossini disait à B...: «J'entrevois autre chose que je ne ferai pas. Si je trouvais un jeune homme de génie, je pourrais le mettre sur une voie toute nouvelle, et le pauvre Rossini serait éteint tout à fait.»
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15 mai.—À Champrosay, dans l'allée verte.
On peut comparer le premier jet de l'écrivain, du peintre, etc., à ces feux de peloton où deux cents coups de fusil tirés dans l'émotion du combat atteignent l'ennemi deux ou trois fois; quelquefois deux ou trois cents coups de feu partent à la fois, et pas un n'atteint l'ennemi.
—Vous conviez vos amis à un banquet, et vous leur servez toutes les rognures de la cuisine.
—Allée des Fouges.
Quelquefois des génies pareils se présentent à des époques différentes. La trempe originelle ne diffère point chez ces talents: les formes seules des temps où ils vivent établissent une variété. Rubens, etc.
Ce n'est point le climat qui a produit un Homère ou un Praxitèle. On parcourrait vainement la Grèce et ses îles sans y découvrir un poète ou un sculpteur. En revanche, la nature a fait naître en Flandre, et à une époque rapprochée de la nôtre, l'Homère de la peinture.
Il est des époques privilégiées,—il est aussi des climats où l'homme a moins de besoins, etc.; mais ces influences ne suffisent pas.—Voir mes notes du 4 février 1857[387].
L'influence des mœurs est plus efficace que celle du climat. Sans doute chez des peuples où la nature est clémente;... mais en l'absence d'une certaine valeur morale, etc. Il faut qu'un peuple ait le respect de lui-même pour être difficile en matière de goût et pour tenir en bride ses orateurs et ses poètes. Les nations chez lesquelles la politique se traite à coups de poing ou à coups de pistolet n'ont pas plus de littérature que ceux qui sont épris des combats de gladiateurs.
—Ne demandez pas à un colonel de cavalerie son opinion sur des tableaux ou des statues, tout au plus se connaît-il en chevaux!
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16 mai.—Jenny est allée à Paris. Assis à la place du vieux marronnier arraché à l'Ermitage.
Mon cher petit Chopin s'élevait beaucoup contre l'école qui fait dériver une partie du charme de la musique de la sonorité. Il parlait en pianiste.
Voltaire définit le beau ce qui doit charmer l'esprit et les sens. Un motif musical peut parler à l'imagination sur un instrument qui n'a qu'une manière de plaire aux sens, mais la réunion de divers instruments ayant une sonorité différente donnera plus de force à la sensation. À quoi servirait d'employer tantôt la flûte, tantôt la trompette? La première s'associera à un rendez-vous de deux amants, la seconde au triomphe d'un guerrier; ainsi de suite. Dans le piano même, pourquoi employer tour à tour les sons étouffés ou les sons éclatants, si ce n'est pour renforcer l'idée exprimée? Il faut blâmer la sonorité mise à la place de l'idée, et encore faut-il avouer qu'il y a dans certaines sonorités, indépendamment de l'expression même, un plaisir pour les sens.
Il en est de même pour la peinture: un simple trait exprime moins et plaît moins qu'un dessin qui rend les ombres et les lumières. Ce dernier exprimera moins qu'un tableau: je suppose toujours le tableau amené au degré d'harmonie où le dessin et la couleur se réunissent dans un effet unique. Il faut se rappeler ce peintre ancien qui, ayant exposé une peinture représentant un guerrier, faisait entendre en même temps derrière une tapisserie la fanfare d'une trompette.
Les modernes ont inventé un genre qui réunit tout ce qui doit charmer l'esprit et les sens. C'est l'opéra. La déclamation chantée a plus de force que celle qui n'est que parlée. L'ouverture dispose à ce qu'on va entendre, mais d'une manière vague: le récitatif expose les situations avec plus de force que ne ferait une simple déclamation, et l'air, qui est en quelque sorte le point admiratif de chaque scène, complète la sensation par la réunion de la poésie et de tout ce que la musique peut y ajouter. Joignez à cela l'illusion des décorations, les mouvements gracieux de la danse.
Malheureusement tous les opéras sont ennuyeux, parce qu'ils vous tiennent trop longtemps dans une situation que j'appellerai abusive. Ce spectacle, qui tient les sens et l'esprit en échec, fatigue plus vite. Vous êtes promptement fatigué de la vue d'une galerie de tableaux: que sera-ce d'un opéra qui réunit dans un même cadre l'effet de tous les arts ensemble?
—Je remarque dans cette forêt que non seulement les yeux sont mon seul moyen pour saisir les objets, mais encore qu'ils sont affectés agréablement ou désagréablement[388].
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Lundi 18 mai.—Repris enfin la peinture après plus de quatre mois et demi. J'ai débuté par le Saint Jean et l'Hérodiade[389] que je fais pour Robert, de Sèvres. Travaillé avec plaisir la matinée.
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Mardi 19 mai.—Jour de la mort du pauvre ami Vieillard...
[388] Cette dernière phrase est biffée dans le manuscrit.
[389] Il s'agit sans doute du n° 858 du Catalogue Robaut, ou d'une répétition plus sommaire, comme Delacroix en fit souvent pour ses amis.
Mardi 2 juin.—J'ai été à Paris en proie à l'inquiétude de savoir si M. Bégin me céderait le logement de manière à commencer.
Ma première inquiétude a été de ne pas le rencontrer, lui et sa femme. J'ai donc maudit mon cocher d'aller lentement. J'arrive, je trouve la dame, elle me donne les meilleures nouvelles. Je cours chez Haro plein de joie. Un autre ennui m'attendait chez lui: les entrepreneurs sont diaboliques; les uns n'ont aucune solidité; les autres sont indolents ou trop chers. Ce n'est rien encore: Haro me parle du formidable tracé, cause des ennuis les plus grands possibles. Il me rassure pourtant en partie, ou plutôt je crois l'être, parla possibilité d'une indemnité proportionnée à la durée de mon bail.
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17 juin, mercredi.—Reçu la lettre de Paul de Musset[390], qui me parle du terrain qu'il demande pour son frère. Écrit sur-le-champ au préfet et à Baÿvet.
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25 juin.—Ce même jour, donné au docteur Rayer 100 francs pour ses visites précédentes.
Du sublime et de la perfection. Ces deux mots peuvent sembler presque synonymes. Sublime veut dire tout ce qu'il y a de plus élevé; parfait, ce qu'il y a de plus complet, de plus achevé.
Perficere, achever complètement pour le comble.
Sublimis, ce qu'il y a de plus haut, ce qui touche le ciel.
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Dimanche 28 juin.—Première visite chez le docteur après l'avoir payé. Je l'ai trouvé distrait, plus occupé de ses affaires que de ma fièvre. Il ne se rappelait plus ce qu'il m'avait ordonné.
[390] Delacroix eut des relations assez suivies avec Paul de Musset. Lors d'une des candidatures de Delacroix à l'Institut, en 1838, croyons-nous, Paul de Musset avait fait une démarche personnelle auprès de Paër pour appuyer le peintre. Enfin nous trouvons dans le précieux travail de M. Maurice Tourneux: Eugène Delacroix devant ses contemporains, un fragment de lettre, dans lequel Delacroix félicite Paul de Musset de ses articles: «Mérimée, que vous paraissez admirer comme je le fais aussi, est simple, mais a un peu l'air de courir après la simplicité, en haine de l'horrible emphase des hommes du jour. Chez vous nul effort; toujours le goût le plus fin et rien de trop.»
Mercredi 8 juillet.—Première visite du docteur Laguerre.
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Vendredi 10 juillet.—Deuxième visite du docteur Laguerre.
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Samedi 11 juillet.—J'ai été à l'Institut pour la première fois depuis le mois d'avril.
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Mardi 14 juillet.—Troisième visite du docteur Laguerre.
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Lundi 20 juillet.—Quatrième visite du docteur Laguerre.
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Strasbourg, mardi 28 juillet.—Parti pour Strasbourg[391] à sept heures. Voyage agréable, beau pays; il faisait étouffant au milieu de la journée.
À Nancy, je me suis trouvé seul jusqu'à Strasbourg. Je n'ai plus senti ni la chaleur ni la poussière. Tout ce trajet a été ravissant.
Le bon cousin m'attendait à la gare. Enchantés de nous revoir.
[391] Dans la Correspondance, il n'y a comme trace de ce voyage à Strasbourg qu'une lettre datée du 5 août 1857, adressée à M. X..., dans laquelle il recommande un artiste dont nous avons déjà vu le nom dans le Journal, le sculpteur Debay.
Dimanche 2 août.—Vers sept heures nous avons été à l'Orangerie, à travers une poussière affreuse; mais j'ai été dédommagé par la vue du lieu, qui est ravissant. Il n'y a rien comme cela à Paris: aussi y avait-il très peu de monde!
Tout ici est différent: ces environs, ces champs et ces prairies qui touchent aux promenades et se confondent avec elles, ont un air champêtre et paisible. La population n'a pas cet air évaporé et impertinent de notre race. C'est dans des contrées connue celle-ci qu'il faut vivre, quand on est vieux.
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Nancy, samedi 8 août.—Quitté Strasbourg et le bon cousin. Je perds la canne qu'il m'avait donnée.
Je m'embarque mal. Société déplaisante dans le chemin de fer. Cependant la route se fait vite.
Arrivé à Nancy à trois heures. Retrouvé Jenny, comme nous en étions convenus. Je n'ai pas bougé de la soirée.
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Dimanche 9 août.—Sorti avant déjeuner. Place Stanislas et cathédrale.
J'admire l'unité de style de tout ce qui est bâtiment. Une seule chose y déroge, c'est la statue même de ce bon roi Stanislas, qui a tout fait ici, et qui par conséquent est l'auteur de cette unité. On l'a représenté dans un costume qui rappelle les troubadours de l'Empire, avec des bottes molles et appuyé sur un sabre à la mameluk. On ne peut rien voir de plus ridicule.
La cathédrale entièrement de son temps. J'aime beaucoup cette forme de clocher en poivrière. L'intérieur est un peu froid, malgré cet accord de style dans toutes les parties: c'est comme tout ce qui sort de Vanloo: ordonné, habile, de l'unité, mais froid et sans intérêt. L'auteur ne met point de cœur à ce qu'il fait; il ne va pas au cœur de celui qui regarde.
La place Stanislas avec ses fontaines, et l'Hôtel de ville, semblent l'ouvrage d'un artiste plus doué.
Après déjeuner, visité cent choses curieuses. Après la statue de Drouot, un des héros de Nancy, véritable héros dans tous les sens, mais pitoyablement représenté comme tous les héros de notre temps, grâce a l'indigence de la sculpture, vu les murailles anciennes de la ville; très belle et ancienne porte avec deux grosses tours: le passage tournant comme dans les fortifications modernes. Le côté de la ville style de la Renaissance: quelle grâce, quelle légèreté! Comme toutes ces petites figures, comme ces accessoires s'arrangent bien dans les lignes de l'architecture! Rien n'est charmant et capricieux comme ces costumes romains à la Henri II.
Le palais ducal, transition du gothique à la Renaissance. Les objets curieux, marbres, peintures, etc., sont entassés en attendant les réparations du premier étage. Il y a un fragment romain qui m'a frappé: c'est un cavalier avec la cuirasse, le péplum.—Copie à la gouache de la tapisserie de Charles le Téméraire, que je regrette de ne pouvoir étudier.—L'escalier très remarquable. Gros pilier soutenant la voûte, duquel partent les marches très basses, ainsi disposées, nous dit-on, pour que les ducs puissent monter à cheval dans la grande salle du premier.—De distance en distance, repos ménagés avec des bancs, le tout enferré choisies murailles.
Tout ici parle du roi René II ou de Stanislas.
Ce sont les dieux lares de Nancy.
Nous avons été voir ensuite l'église des Cordeliers, dans laquelle est une chapelle ronde qu'on appelle les tombeaux des ducs de Lorraine, quoique leurs corps en aient été arrachés et que les sarcophages aient été détruits et remplacés à la moderne. La prétendue chapelle ronde est octogone: la voûte seule, qui paraît de l'époque de la construction, est d'un style bâtard, à la Louis XIV. Le chœur de l'église est garni de belles boiseries; sur les côtés de la nef, dans des enfoncements, sont divers tombeaux de princes de la maison de Lorraine; le plus précieux sans contredit est celui de la femme de René II, laquelle lui survécut de longues années et s'était mise dans un couvent à Pont-à-Mousson: les mains et la tête en pierre blanche, la robe et le voile en granit et en marbre noir. Voilà le triomphe de l'art ou plutôt du caractère qu'un artiste de talent sait imprimer à un objet: une vieille de quatre-vingts ans dont la tête est encapuchonnée, maigre à faire peur; et tout cela représenté de manière qu'on ne l'oublie jamais et qu'on n'en puisse détacher les regards.
De là, à la promenade dont j'ai oublié le nom, auprès de la préfecture; je ne connais rien d'aussi délicieux, si ce n'est l'Orangerie de Strasbourg, et très différent de caractère. Ce sont de grands arbres, de la verdure, quelque chose qui n'a rien de l'aridité des Champs-Élysées à Paris, ni de la symétrie des Tuileries. La préfecture est le palais qu'habitait Stanislas.
De là à l'église de Bon-Secours, où est le tombeau de Stanislas. Charmant ouvrage dans son genre: c'est une grande chambre carrée plutôt qu'une église. Dans le chœur, à droite, le tombeau de Stanislas que j'estime plus que n'a fait, suivant la tradition, le propre auteur de l'ouvrage. Cet auteur est Vassé[392], sculpteur dont parle Diderot, et qu'il cite souvent, autant que je peux m'en souvenir. Le bavard et insupportable cicérone sacristain qui me montrait l'église raconte que le pauvre sculpteur se brûla la cervelle de désespoir de voir son ouvrage surpassé par le tombeau de la femme de Stanislas qui est en face. Il y a dans son ouvrage une statue couchée, ou plutôt étendue et abîmée de douleur, de la Charité, qui est fort belle: la tête est d'une expression qui semble interdite à la sculpture, tant elle est énergique; elle presse contre elle un enfant qui suce son sein; tout cela admirablement rendu, les mains, les pieds de même. Stanislas est représenté dans une espèce de déshabillé, comme on peut le supposer au moment de sa mort. Il mourut brûlé par accident dans sa chambre.
Le tombeau qui est en face présente des figures, d'enfants surtout, d'un travail plus fini et plus précieux; mais en somme je préfère celui du pauvre Vassé. J'inclinerais à penser qu'il est d'un Italien[393].
J'ai été ramené par le cicérone, qui montait sur le siège de mon fiacre, par le lieu où s'élève la croix de Lorraine, à l'endroit où fut tué Charles le Téméraire, dans vin lieu qui était autrefois l'étang de Saint-Jean. Ce détour m'a pris un temps que j'eusse préféré passer au Musée.
—Au Musée, où mon tableau[394] est placé trop haut et privé de lumière. Toutefois il ne m'a pas déplu.
Beaux Ruysdaël. Grand tableau hétéroclite dans le style de Jordaëns, et non sans une verve sauvage, de la Transfiguration, tableau en large où l'on a reproduit et par conséquent délayé, à cause de cette disposition en largeur, les principaux groupes de Raphaël.
Deux tableaux, esquisses probablement de Rubens, qui m'ont frappé plus que tout, non qu'ils présentent dans toutes leurs parties la franchise de la main de Rubens, mais il y a ce je ne sais quoi qui n'est qu'à lui. La mer, d'un bleu noir et tourmenté, est d'une vérité idéale. Dans le Jonas jeté hors de la barque, le monstre du devant semble remuer et battre l'eau de la queue. On le distingue à peine dans l'ombre du devant, au milieu de l'écume et des vagues noires et pointues. Dans l'autre, le saint Pierre a une pose froide; mais l'admirable de cet homme, c'est que cela ne diminue point l'impression. Je sens devant ces tableaux ce mouvement intérieur, ce frisson que donne une musique puissante. O véritable génie, né pour son art! toujours le suc, la moelle du sujet; avec une exécution qui semble n'avoir rien coûté! Après cela, on ne peut plus parler de rien, ni s'intéresser à rien. Près de ces tableaux qui ne sont que des esquisses heurtées, pleines d'une rudesse de touche qui déroute dans Rubens, on ne peut plus rien voir.
Je dois mentionner cependant la grande salle qui précède le Musée, peinte à fresque par le peintre de Stanislas. On ne peut parler des figures après celles de Rubens; mais l'ensemble de l'architecture, peinte également à fresque, forme un ensemble qu'on ne peut plus produire de nos jours.
En somme, Nancy est une grande et belle ville, mais triste et monotone: la largeur des rues et leur alignement me désolent; je vois le but de ma promenade à une lieue devant moi en droite ligne. Il n'y a que le West-End à Londres qui soit plus ennuyeux, parce que toutes les maisons s'y ressemblent, et que les rues y sont plus larges encore et plus interminables. Strasbourg me plaît cent fois davantage avec ses rues étroites, mais propres; on y respire la famille, l'ordre, une vie paisible, sans ennui.
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Plombières, lundi 10 août.—Parti de Nancy a cinq heures du matin. Éveillé à quatre heures; je crois avoir le temps, et l'omnibus vient nous chercher, que je n'avais rien apprêté. Je me culbute et je m'installe avec Jenny dans le chemin de fer.
Voyage charmant jusqu'à Épinal. Toutes les fois que je vois un vrai matin, je m'épanouis. Je crois en jouir pour la première fois, et je me désespère de n'en pas jouir plus souvent.
Arrivé à Plombières vers onze heures. Trouvé le bon docteur Laguerre, qui me mène chez M. Sibille et me fait prendre mon premier bain.
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21 août.—Je me suis levé matin. J'ai fait un croquis dans une condition ravissante à la promenade des Dames, au bord d'un charmant ruisseau; la rosée couvrant la pente, le soleil à travers les branches. Monté ensuite très haut à gauche: vues admirables de matin. J'y ai fait deux croquis.
Revenu un peu fatigué, mais en somme me portant bien.
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22 août.—Le soir, renouvelé la promenade de la route de Luxeuil. J'ai été presque jusqu'où j'avais été la première fois. Bois ravissants; idées charmantes: j'en ai fait deux souvenirs.
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23 août.—Le matin, monté par la colline qui va à la petite Vierge. Vu là, tout en haut, une petite contrée toute simple et toute charmante. Souvenirs de Touraine et de Croze. Matinée délicieuse.
Descendu au bain par une pente raide qui m'a abrégé le chemin, et repris par la petite rue derrière les moulins. Remonté après déjeuner à la promenade des Dames; un bon monsieur ressemblant à Vieillard et à peu près de son âge, qui a lié conversation avec amabilité et à la française, comme autrefois.
Cavelier[395] ensuite, que j'ai rencontré.
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25 août.—Le matin, route de Luxeuil. Temps couvert et froid: je n'ai trouvé de loisir qu'arrivé au commencement des bois. Ravin, arbre renversé, pentes charmantes avec rochers entremêlés à la verdure.—Souhaité d'habiter des pays de montagnes.—Odeur délicieuse comme l'héliotrope.
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28 août.—J'ai pris en goût depuis quelques jours la promenade de l'Empereur pour le soir, et même pour le matin.
La lune, dont le quartier se lève sur les monts boisés, m'attendrit et me retient là jusqu'à ce que le froid me chasse.
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29 août.—Fait mes adieux à l'église de Plombières... J'aime beaucoup les églises. J'aime à y rester presque seul, à m'asseoir sur un banc, et je reste là dans une bonne rêverie... On veut en faire une neuve dans ce pays-ci. Si je reviens à Plombières, quand elle sera construite, je n'y entrerai pas souvent; c'est l'ancienneté qui les rend vénérables... Il semble qu'elles sont tapissées de tous les vœux que les cœurs souffrants y ont exhalés vers le ciel. Qui peut les remplacer, ces inscriptions, ces ex-voto, ce pavé formé de pierres tumulaires effacées, ces autels, ces degrés usés par les pas et les genoux des générations, qui ont souffert là et sur lesquelles l'antique Église a murmuré les dernières prières? Bref, je préfère la plus petite église de village[396], comme le temps l'a faite, à Saint-Ouen de Rouen restauré, ce Saint-Ouen si majestueux, si sombre, si sublime dans son obscurité d'autrefois, qui est aujourd'hui tout brillant de ses grattages, de ses vitraux neufs, etc.
Je me suis enrhumé aujourd'hui en prenant ma dernière douche.
Le soir, dernière promenade sur la route de Saint-Loup. Je ne peux m'arracher à ces beautés. De tous côtés, les faucheurs et les faneuses, et les voitures de loin entassées et traînées par les bons bœufs.
Le matin, à la promenade de l'Empereur, jusqu'au bois. En chemin, scène de faucheurs et de faneuses: effet charmant et rustique... les éclairs de la faux[397], etc.
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30 août.—Renoncé à mon dernier bain, à cause de mon rhume. J'ai essayé de m'acheminer par la promenade de l'Empereur: comme il était déjà plus tard, le soleil m'a chassé.
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31 août.—Parti de Plombières à sept heures du matin. Route avec quatre religieuses: l'une d'elles dune charmante figure.—Souffrant toute la route jusqu'à Épinal.
Arrivé vers dix heures vers l'église sombre et d'un gothique assez primitif: très restaurée.
Chaleur affreuse pour gagner le chemin de fer. Réflexions sur la foule qui se pressait à la gare de cette petite ville. Ce chemin n'est qu'ébauché: les cloisons ne sont pas posées, et déjà des myriades d'allants et venants s'y pressent... Il y a vingt ans, il y avait probablement à peine une voiture par jour, pouvant convoyer dix ou douze personnes partant de cette petite ville pour affaires indispensables. Aujourd'hui, plusieurs fois par jour, il y a des convois de cinq cents et de mille émigrants dans tous les sens. Les premières places sont occupées par des gens en blouse et qui ne semblent pas avoir de quoi dîner. Singulière révolution et singulière égalité! Quel plus singulier avenir pour la civilisation! Au reste, ce mot change de signification. Cette fièvre du mouvement dans des classes que des occupations matérielles sembleraient devoir retenir attachées au lieu où elles trouvent à vivre, est un signe de révolte contre des lois éternelles.
À Nancy, vers une heure. Nous restons à la gare jusqu'à trois heures et demie. Nous retrouvons dans le wagon deux de nos religieuses du matin; l'une, qui est supérieure de sa communauté, est une femme distinguée; elle cause avec beaucoup d'amabilité et sans nuance de bigoterie.
Pluie, orage avant Bar-le-Duc. Je passe avec plaisir devant le berceau de mon père; en somme, voyage agréable.
Il y avait dans le wagon un gros Anglais, type de Falstaff, avec deux abominables filles, qui ont représenté presque jusqu'au bout le rôle de Loth et ses filles.
Arrivés à onze heures et demie. Retard de plus d'une heure.
[392] Louis-Claude Vassé (1716-1772), sculpteur, élève de Puget et de Bouchardon.
[393] Ce tombeau est attribué à Lambert-Sigisbert Adam (1700-1759).
[394] Ce tableau est la Bataille de Nancy, qui figura au Salon de 1834, et fut donné par l'État au Musée de Nancy. Il figura aussi à l'Exposition de l'École des Beaux-Arts en 1885. (Voir Catalogue Robaut, n° 355.)
[395] Pierre-Jules Cavelier (1814-1894), sculpteur, élève de David d'Angers, membre de l'Académie des Beaux-Arts depuis 1865.
[396] Nous ne pouvons nous empêcher de rapprocher de ce passage un fragment du Curé de village de Balzac, de ce Balzac que Delacroix parait n'avoir jamais compris, bien qu'il se montrât assez préoccupé de ses œuvres pour en extraire d'importants fragments dans son Journal. L'analogie de sentiment est complète; c'est la description de la petite église habitée par le curé Bonnet: «Malgré tant de pauvreté, cette église ne manquait pas des douces harmonies qui plaisent aux belles âmes et que les couleurs mettent si bien en relief... À l'aspect de cette chétive maison de Dieu, si le premier sentiment était la surprise, il était suivi d'une admiration mêlée de pitié. N'exprimait-elle pas la misère du pays? Ne s'accordait-elle pas avec la simplicité naïve du presbytère? Elle était d'ailleurs propre et très bien tenue. On y respirait comme un parfum de vertus champêtres, rien n'y trahissait l'abandon. Quoique rustique et simple, elle était habitée par la prière, elle avait une âme: on la sentait, sans s'expliquer comment!»
[397] Ici le manuscrit contient un petit croquis de la main de Delacroix.
Paris, 3 septembre.—Visite du docteur Laguerre pour moi.
Visite du docteur Laguerre pour Jenny.
J'écris au bon cousin:
«Malgré la vie solitaire que je mène ici, autant que cela est possible à Paris, je regretterai souvent notre tranquillité véritable de Strasbourg et combien elle était salutaire en particulier pour ma santé délabrée et pour mon esprit inquiet et fatigué. Dans votre paisible ville, tout me semblait respirer le calme: ici je ne trouve sur tous les visages qu'une fièvre ardente; les lieux même semblent livrés à une vicissitude perpétuelle. Ce monde nouveau, bon ou mauvais, qui cherche à se faire jour à travers nos ruines, est comme un volcan sous nos pieds et ne permet de reprendre haleine qu'à ceux qui, comme moi, commencent à se regarder comme étrangers à ce qui se passe, et pour qui l'espérance se borne à un bon emploi de la journée présente. Je ne suis encore sorti qu'une fois dans les rues de Paris: j'ai été épouvanté de toutes ces figures d'intrigants et de prostituées.»
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4 septembre.—Écrire à M. Voignée d'Arnault, à Sainte-Menehould;
—À Thiers, pour son livre.
—Voir M. Lefebvre, jeune peintre, rue du Regard[398].
—Chabrier.
—Chapelle de Riesener.
—Répondre à Bornot.
Le matin, aujourd'hui, à l'appartement, et fatigue extrême. Je me suis trouvé mourant de faim au café des Marcs, qui m'a rappelé ma jeunesse et une jeunesse bien éloignée.
—Au milieu de la journée, Berryer est venu me voir. J'ai été bien heureux de sa visite et confus de ne pas avoir répondu à la bonne lettre de lui que j'avais trouvée ici.
Il me dit, en confirmation de ce que je lui disais de mon régime, qu'il était convaincu que, lorsqu'un organe était affaibli ou souffrant chez un sujet d'un âge déjà avancé, c'était quelquefois le meilleur moyen de le guérir que de s'occuper de la santé de tout le reste, et dans mon cas, et d'après la doctrine du docteur Laguerre à mon égard, donner de la force au sang, c'est en donner à la gorge et à la poitrine.
Dans ma promenade dans les rues du faubourg Saint-Germain, j'ai été frappé de leur contraste avec celles de mon quartier d'aujourd'hui, qui, j'espère, ne le sera plus dans quelques mois...
J'ai rencontré le bon Gaubert[399], vieilli et souffrant.
Bornot m'écrit pour m'engager à aller à Valmont.
*
Dimanche 13 septembre.—J'ai été voir Guillemardet vers onze heures, et suis resté jusque deux heures et demie.
J'ai été ensuite au Musée. Deux ou trois jours auparavant j'y avais fait une séance. Je prise beaucoup la salle de l'École française moderne. Elle paraît bien supérieure à ce qui l'a précédée immédiatement. Tout ce qui a suivi Lebrun et surtout le dix-huitième siècle tout entier n'est que banalité et pratique. Chez nos modernes, la profondeur de l'intention et la sincérité éclatent jusque dans leurs fautes. Malheureusement, les procédés matériels ne sont pas à la hauteur de ceux des devanciers. Tous ces tableaux périront prochainement.
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15 septembre.—Je vais à pied voir Périn[400] vers trois heures, et je reviens de même sans trop de fatigue. J'ai été bien heureux de le revoir. Il était venu souvent en mon absence. Je l'aime beaucoup, et je crois qu'il éprouve pour moi le même sentiment. Cela est rare à notre âge. Le bon Guillemardet de même.
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28 septembre.—Je voudrais que ma voix eût la force qui lui manque.
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30 septembre.—Première visite du docteur Laguerre.
[398] Sans doute Jules Lefebvre, né en 1884, membre de l'Académie des Beaux-Arts depuis 1891.
[399] Le docteur Léon Gaubert (1805-1866), médecin du ministère de l'intérieur, et auteur de travaux intéressants sur l'hygiène.
[400] Alphonse Périn (1798-1875), peintre, élève de Guérin, qui fit surtout de la peinture religieuse. C'est dans l'atelier de leur maître commun que s'était nouée cette amitié solide dont parle Delacroix.
3 octobre.—Pour peindre en détrempe une toile à l'huile, et par conséquent pour retoucher un tableau à l'huile, mêler à la détrempe de la bière, qu'on rend plus forte en la faisant recuire. Le vernis Sœhnée bien pour vernir la détrempe, pour fixer la détrempe, pour repeindre ensuite à l'huile ayant le ton frais en dessous. Peindre en détrempe avec de la colle coupée: six parties d'eau, une partie de colle. Passer ensuite de l'amidon bien passé et bien battu. Passer lestement avec une brosse large.
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4 octobre.—Revoir l'Adam et Ève[401] ébauché par Andrieu d'après celui de la bibliothèque de la Chambre.—Revoir le Château de Saint-Chartin, vu par derrière.—Revoir la Marguerite en prison[402] avec Faust et Méphistophélès, puis l'Aspasie[403] jusqu'à la ceinture grande comme nature; voir un bon croquis dans un album du temps.
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6 octobre.—De Paris, à neuf heures et demie, à Fontainebleau; trouvé Viardot. A l'hôtel du Cadran bleu, pris une voiture pour Augerville. Cheminé à distance avec deux personnes qui y allaient aussi, dont M. Legrand, ami de Berryer. Enchanté de l'embrasser.
Ma journée m'a fatigué.
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Augerville, vendredi 16 octobre.—Supériorité de la musique: absence de raisonnement (non de logique). Je pensais tout cela en entendant le morceau bien simple d'orgue et de basse que nous jouait Batta ce soir, après lavoir joué avant le dîner. Enchantement que me cause cet art; il semble que la partie intellectuelle [404] n'ait point part à ce plaisir. C'est ce qui fait classer l'art de la musique à un rang inférieur par les pédants.
Dans la journée, fatigué à suivre Berryer à son arpentage pour son chemin extérieur. M. de Brézé venu le soir.
«Les phraseurs, me disait Berryer d'après je ne sais qui, commencent à Massillon.» Je suis de son avis. Quelle tenue en toutes choses devaient avoir ces gens, capables de développer si longuement et avec ce soin et ce respect de l'objet qu'on traite ou de la personne à qui on s'adresse, et cela avec l'absence de prétention et de l'effet qui a toujours été en grandissant depuis!
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19 octobre.—Parti d'Augerville à une heure et demie. On est venu me prendre de Fontainebleau. Mme de Lagrange partie une demi-heure auparavant.
Arbres cassés dans la forêt par un ouragan qui en a déraciné d'énormes. Feuillage mort contrastant. Cassure blanche.
Arrivé vers quatre heures. Fait un tour dans le parc par un temps gris et pluvieux.—Les carpes[405].—Dîné vers cinq heures; parti à sept heures moins un quart.
[401] Voir Catalogue Robaut, n° 853 et n° 902.
[402] Voir Catalogue Robaut, n° 251.
[403] Voir Catalogue Robaut, n° 47 et supplément.
[404] Sur l'élément intellectuel des arts, voir le beau développement du début de l'année 1854, à propos des spécialistes auxquels, dit-il, «la partie intellectuelle de l'art manque complètement». (Voir t. II, p 321.)
[405] Les fameuses carpes de l'étang de la Cour des Fontaines, situé entre le Jardin Anglais et l'avenue de Maintenon.
Paris, 4 novembre.—Je remarquais un de ces matins, étant au soleil dans ma galerie, l'effet prismatique de la multitude de petits poils du drap de ma veste grise. Toutes les couleurs de l'arc-en-ciel y brillaient comme dans le cristal ou le diamant. Chacun de ces poils étant poli réfléchissait les plus vives couleurs, lesquelles changeaient à chaque mouvement que je faisais; nous n'apercevons pas cet effet en l'absence du soleil, mais...[406].
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8 novembre.—Donné à Haro le petit Watteau qui me vient de Barroilhet[407], pour le restaurer.
Lui demander les arbres de Valmont, sur carton.
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9 novembre.—Je reçois ce matin une lettre de mon bon Lamey. Chose singulière: depuis mon réveil, je pensais à lui continuellement; au plaisir que j'aurais à recevoir de ses nouvelles, et surtout à l'habitude que nous devrions prendre de nous écrire: c'est justement ce qu'il me demande dans sa lettre.
J'écris ceci pour l'idée que m'a suggérée le commencement de cette lettre. Si va les bene est, ego valeo ... Je me suis mis à réfléchir sur ce mot valere, qui signifie en français se bien porter, expression ou plutôt locution qui peint en plusieurs mots une des situations de l'homme qui est en santé, peut-être à la vérité la principale et qui est le plus sûr indice de la force, celle de se trouver sur ses jambes, car l'homme malade est ordinairement couché. Il n'y a pas en français un mot unique qui exprime être en santé, et, chose bizarre, le mot latin qui l'exprime a passé toutefois dans notre langue: c'est le mot valoir. Les Anglais disent d'un homme: Il vaut tant; c'est comme s'ils disaient: La santé de la bourse est bonne ou mauvaise. Nous disons: Cette maison vaut cent mille francs, c'est-à-dire elle a la valeur, la force, la durée probable, en un mot la santé dune maison de cent mille francs. Valeur vient de valoir et par conséquent de Valere. Il faut en conclure que, dans l'idée de tout le monde, la première condition pour être valeureux est de se bien porter. On a de la valeur, on vaut beaucoup: la santé du corps ajoute à celle de l'âme et souvent n'est pas autre chose.
La valeur, le courage dans un corps affaibli est une chose rare; encore dans l'homme qui en est capable, faut-il remarquer combien il sera plus en possession de cette valeur même, s'il se trouve relativement dans un meilleur état de santé!
—Du mot Distraction.—Il y a longtemps que j'avais fait des réflexions analogues sur le mot Distraction, pour exprimer des plaisirs, des passe-temps. Il vient de distrahere, détacher de, arracher de. Le vulgaire, quand il dit qu'il se donne des distractions, ne se dit pas que cette expression est toute négative; elle exprime la première opération à faire pour aller à une jouissance quelconque: c'est de se tirer d'abord de l'état d'ennui ou de souffrance dans lequel on se trouve. Ainsi, je vais me distraire signifie: Je vais ôter de ma pensée le souvenir du mal présent; je vais oublier, si je puis, mon chagrin, quitte à trouver ensuite du plaisir par-dessus le marché. Tous les hommes ont besoin d'être distraits et veulent l'être continuellement. Il n'y a peut-être que le musulman stupide (il nous paraît tel à nous autres) qui semble se suffire à lui-même, accroupi pendant des journées sur un tapis, en tête-à-tête avec sa pipe; encore est-ce là une sorte de distraction. C'est une occupation fainéante qui remplit les heures d'une façon machinale.
Quant à nos distractions, ce sont celles que donnent des lectures, des spectacles, les cartes, la promenade: il y en a qui s'amusent, d'autres qui restent des heures interminables avec les occupations que donnent les travaux de l'esprit; mais, encore un coup, ce sont des personnes qui charment les heures de la prison par les imaginations d'un état qui les met hors de l'état présent, c'est-à-dire qui les arrache à la contemplation de soi-même. Ne peut-il donc arriver que, sans le secours de ces passe-temps plus ou moins frivoles, on vive en compagnie de soi-même, sans appeler à son secours, ou la société d'un autre être, notre pareil, et aussi ennuyé que nous, ou les spectacles que donnent à notre esprit les inventions d'autres hommes comme nous, qui ont eux-mêmes cherché dans l'enfantement de ces ouvrages, qui charment maintenant nos heures, une ressource contre les difficultés de vivre avec eux-mêmes?
Pythagore compare le spectacle du monde à celui des jeux Olympiques: les uns y tiennent boutique et ne songent qu'au profit; les autres payent de leur personne et cherchent la gloire; d'autres enfin se contentent de voir les jeux.
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11 novembre.—Dans la journée chez Viardot, que je n'ai pas trouvé. Ensuite chez Mme de Lagrange. Je conviens de revenir dîner avec elle, Berryer et Musset. Mme Las Marismas s'y trouve: façon d'Anglaise qui ne manque pas de charme.
B... se plaignant à Nice des moustiques, et M. de Landi, le père, lui disant obligeamment: «Nous en avons douze espèces comme cela.»
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Vendredi 13 novembre.—Il est difficile de dire quelles couleurs employaient les Titien et les Rubens pour faire ces tons de chair si brillants et restés tels, et en particulier ces demi-teintes dans lesquelles la transparence du sang sous la peau se fait sentir malgré le gris que toute demi-teinte comporte. Je suis convaincu pour ma part qu'ils ont mêlé, pour les produire, les couleurs les plus brillantes. La tradition était interrompue à David, lequel, ainsi que son école, a amené d'autres errements.
Il est passé en principe, pour ainsi dire, que la sobriété était un des éléments du beau. Je m'explique: après le dévergondage du dessin et les éclats intempestifs de couleurs qui ont amené les écoles de décadence à outrager en tous sens la vérité et le goût, il a fallu revenir à la simplicité dans toutes les parties de l'art. Le dessin a été retrempé à la source de l'antique: de là une carrière toute nouvelle ouverte à un sentiment noble et vrai. La couleur a participé à la réforme; mais cette réforme a été indiscrète, en ce sens qu'on a cru qu'elle resterait toujours de la couleur atténuée et ramenée à ce qu'on croyait, à mie simplicité qui n'est pas dans la nature. On trouve chez David (dans les Sabines, par exemple, qui sont le prototype de sa réforme) une couleur qui est relativement juste; seulement les tons que Rubens produit avec des couleurs franches et virtuelles telles que des verts vifs, des outremers, etc., David et son école croient les retrouver avec le noir et le blanc pour faire du bleu, le noir et le jaune pour faire du vert, de l'ocre rouge et du noir pour faire du violet, ainsi de suite. Encore emploie-t-il des couleurs terreuses, des terres d'ombre ou de Cassel, des ocres, etc.—Chacun de ces verts, de ces bleus relatifs, joue son rôle dans cette gamine atténuée, surtout quand le tableau se trouve placé dans une lumière vive qui, en pénétrant leurs molécules, leur donne tout l'éclat dont elles sont susceptibles; mais si le tableau est placé dans l'ombre ou en fuyant sous le jour, la terre redevient terre et les tons ne jouent plus, pour ainsi dire. Si surtout on le place à côté d'un tableau coloré comme ceux des Titien et des Rubens, il paraît ce qu'il est effectivement: terreux, morne et sans vie. Tu es terre et tu redeviens terre.
Van Dyck emploie des couleurs plus terreuses que Rubens, l'ocre, le brun rouge, le noir, etc.
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Vendredi 20 novembre.—Je compare ces écrivains qui ont des idées, mais qui ne savent pas les ordonner, à ces généraux barbares qui menaient au combat des nuées de Perses ou de Huns combattant au hasard, sans ordre, sans unité d'efforts, et par conséquent sans résultat. Les mauvais écrivains se trouvent aussi bien parmi ceux qui ont des idées que chez ceux qui en sont dépourvus. C'est le sentiment de l'unité et le pouvoir de la réaliser dans son ouvrage qui font le grand écrivain et le grand artiste.