Journal de Eugène Delacroix, Tome 3 (de 3): 1855-1863
[406] La suite manque dans le manuscrit.
[407] Paul Barroilhet (1805-1871). Le célèbre baryton de l'Opéra était grand amateur de peinture et avait eu de nombreux tableaux de Delacroix. (Voir le Catalogue Robaut.)
Samedi 5 décembre.—À l'Institut, Gatteaux[408] fait une sortie sur la couleur. Le ministre[409] y était.
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9 décembre.—J'ai toujours fait trop d'honneur à tous les gens que j'ai vus pour la première fois: je les crois toujours supérieurs.
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Dimanche 20 décembre.—Je reste chez moi, je ne fais point ma barbe; tantôt, un petit rhume commençant me donne le prétexte de ne pas bouger. Depuis le commencement de ce mois je me suis remis à travailler.
L'atelier est entièrement vide. Qui le croirait? Ce lieu, qui m'a vu entouré de peintures de toutes sortes et de plusieurs qui me réjouissaient par leur variété et qui chacune éveillaient un souvenir ou une émotion, me plaît encore dans la solitude. Il semble qu'il soit doublé. J'ai là dedans une dizaine de petits tableaux que je prends plaisir à finir. Sitôt que je suis levé, je monte à la hâte, prenant à peine le temps de me peigner: j'y demeure jusqu'à la nuit, sans un seul moment de vide ou de regret pour les distractions que les visites, ou ce qu'on appelle les plaisirs, peuvent donner. Mon ambition est renfermée dans ces murs. Je jouis des derniers instants qui me restent pour me voir encore dans ce lieu qui m'a vu tant d'années, et dans lequel s'est passée en grande partie la dernière période de mon arrière-jeunesse. Je parle ainsi de moi, parce que, quoique dans un âge avancé de la vie, mon imagination et un certain je ne sais quoi me font sentir des mouvements, des élans, des aspirations qui se sentent encore des belles années. Une ambition effrénée n'a pas asservi mes facultés au vain désir d'être admiré par les envieux dans quelque poste en vue, vain hochet des dernières années, sot emploi pour l'esprit et pour le cœur de ces moments où l'homme au déclin de la vie devrait plutôt se recueillir dans ses souvenirs ou dans de salutaires occupations de l'esprit, pour se consoler de ce qui lui échappe, et remplir ses dernières heures autrement que dans les affaires rebutantes dans lesquelles les ambitieux consument de longues journées pour être vus quelques instants ou plutôt pour se voir sous le soleil de la faveur. Je ne puis quitter sans une vive émotion ces humbles lieux, où j'ai été tantôt triste et tantôt joyeux pendant tant d'années.
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Mercredi 23 décembre.—Jour de réunion générale de l'Institut pour la nomination d'un sous-bibliothécaire. La vue de toutes ces figures m'a amusé. Berryer y était, que je n'avais pas vu et qui est venu à moi. Nous avons été en sortant voir mon logement. Il me ramène jusque chez lui, tout en me contant les circonstances du procès de Jeufosse, dans lequel il vient d'avoir un éclatant succès[410].
Jour de sainte Victoire[411]. Je l'ai laissé passer sans m'en apercevoir, car j'écris ceci le lendemain... Que d'années écoulées, que de chers objets disparus depuis que nous fêtions ce cher anniversaire!
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Jeudi 24 décembre.—Travaillé comme à l'ordinaire toute la journée pendant qu'on me déménage. J'apprends ce soir la mort du pauvre Devéria[412], mort aujourd'hui même, et qu'on enterre demain.
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Lundi 28 décembre.—Déménagé brusquement aujourd'hui[413]. Travaillé le matin aux Chevaux qui se battent.
Mon logement est décidément charmant. J'ai eu un peu de mélancolie après dîner, de me trouver transplanté. Je me suis peu à peu réconcilié et me suis couché enchanté.
Réveillé le lendemain en voyant le soleil le plus gracieux sur les maisons qui sont en face de ma fenêtre. La vue de mon petit jardin et l'aspect riant de mon atelier me causent toujours un sentiment de plaisir.
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Mardi 29 décembre.—J'ai été jusqu'au Luxembourg[414] pour m'aguerrir, par le plus beau temps du monde.
Le soir, M. Hartmann[415], qui venait me demander ma copie du portrait d'homme de Raphaël. Nous avons parlé tout le temps de théologie. Il est un fervent protestant. Haro survenu. Bref, je me suis couché ennuyé et fatigué.
[408] Jacques-Édouard Gatteaux (1788-1881), statuaire et graveur en médailles, membre de l'Institut depuis 1845.
[409] M. Rouland.
[410] Cette cause célèbre, qui eut un grand retentissement, fut jugée le 14 décembre 1857, et fournit à Berryer l'occasion d'un de ses plus beaux succès oratoires.
[411] C'était le jour de la fête de la mère Delacroix, Victoire Œben, et cet anniversaire évoquait en lui de touchants souvenirs de jeunesse.
[412] Achille Devéria (1800-1857).
[413] Delacroix quittait son appartement de la rue Notre-Dame de Lorette pour s'installer dans l'atelier de la rue Furstenberg, où il devait mourir quelques années plus tard.
[414] A partir de ce moment, Delacroix ira souvent se reposer et rêver sous les ombrages du Luxembourg, à l'endroit même où se dresse actuellement le monument élevé à sa mémoire.
1858
22 janvier.—Soirée chez Hittorff pour la lecture de Berlioz.
2 février.—Première visite du docteur Laguerre pour la maladie de Jenny. Elle est arrêtée depuis avant-hier.
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3 février.—Deuxième visite du docteur.
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4 février.—Troisième visite du docteur. Riesener venu à quatre heures pour le jardin.
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5 février.—Visite du docteur.—An conseil la matinée; ensuite chez Alaux[416] et chez Halévy. Je n'ai pas trouvé ce dernier.
Je vois au conseil une machine destinée à transporter à une vingtaine de mètres plus loin la colonne de la place du Châtelet. On vient de planter à la place de la Bourse des marronniers énormes. Bientôt on transportera des maisons; qui sait? peut-être des villes.
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15 février.—Le bon Duverger venu me voir pour le placement du médaillon de Nourrit[417] à Versailles. Excellent homme et policé dans ses explications. Il veut avoir une vieillesse vigoureuse et fait des actes de jeune homme pour se tenir en haleine, comme de grimper sur les omnibus quand la voiture est lancée, et autres exercices.
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16 février.—Séance du comité à trois heures à l'Hôtel de ville. Je vois Flourens[418]. Le préfet[419] nous a dit des choses intéressantes sur l'invasion des prêtres dans l'instruction publique. Ils accaparent tout.
J'ai eu très froid en revenant avec Didot.
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17 février.—Vers quatre heures, comme j'allais sortir, mon cher Rivet est venu me voir. Il m'a montré de la sensibilité au souvenir de notre ancienne amitié et m'a promis de venir quelquefois prendre du thé avec moi et causer.
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18 février.—Chabrier et sa femme venus vers trois heures.
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23 février.—Les anciens sont parfaits dans leur sculpture. Raphaël[420] ne l'est pas dans son art. Je fais cette réflexion à propos du petit tableau d'Apollon et Marsyas[421]. Voilà un ouvrage admirable et dont les regards ne peuvent se détacher. C'est un chef-d'œuvre sans doute, mais le chef-d'œuvre d'un art qui n'est pas arrivé à sa perfection. On y trouve la perfection d'un talent particulier avec l'ignorance, résultat du moment où il a été produit. L'Apollon est collé au fond. Ce fond avec ses petites fabriques est puéril: la naïveté de limitation l'excuse, et le peu de connaissance qu'on avait alors de la perspective aérienne. L'Apollon a les jambes grêles: elles sont d'un modelé faible, les pieds ont l'air de petites planches emmanchées au bout des jambes: le cou et les clavicules sont manques, ou plutôt ne sont pas sentis. Il en est à peu près de même du bras gauche qui tient un bâton; je le répète: le sentiment individuel, le charme particulier au talent le plus rare, forment l'attrait de ce tableau. Rien de semblable dans des petits plâtres qui se trouvaient à côté chez le possesseur du tableau, et qui sont moulés probablement sur des bronzes antiques. Il s'y trouve des parties négligées ou plutôt moins achevées que les autres; mais le sentiment, qui anime le tout, ne va pas sans une connaissance complète de l'art. Raphaël est boiteux et gracieux.
L'antique est plein de la grâce sans afféterie de la nature; rien ne choque; on ne regrette rien; il ne manque rien, et il n'y a rien de trop. Il n'y a aucun exemple chez les modernes d'un art pareil.
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24 février.—Chez Raphaël nous voyons un art qui se débat dans ses langes: les parties sublimes font passer sur les parties ignorantes, sur les naïvetés enfantines qui ne sont que des promesses d'un art plus complet.
Dans Rubens il y a une exubérance, une connaissance des moyens de l'art et surtout une facilité à les appliquer, qui entraîne la main savante de l'artiste dans des effets outrés, dans des moyens de convention employés pour frapper davantage.
Dans Puget[422], des parties merveilleuses qui dépassent, en vérité et en énergie, les anciens et Rubens, mais point d'ensemble: des défaillances à chaque pas, des parties défectueuses assemblées à grand'peine; l'ignoble, le commun à chaque pas.
L'antique est toujours égal, serein, complet dans ses détails, et l'ensemble irréprochable en quelque sorte. Il semble que les ouvrages soient ceux d'un seul artiste: les nuances de style diffèrent à des époques diverses, mais n'enlèvent pas à un seul morceau antique cette valeur singulière qu'ils doivent tous à cette unité de doctrine, à cette tradition de force contenue et de simplicité, que les modernes n'ont jamais atteinte dans les arts du dessin, ni peut-être dans aucun des autres arts.
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26 février.—La conversation que j'ai avec J... à propos de la jambe imparfaite de la Médée: que les hommes de talent sont frappés d'une idée à laquelle tout doit être subordonné. De là les parties faibles, sacrifiées par force; tant mieux si l'idée est venue toute nette et se développant d'elle-même. Le travail difficile ne s'applique, dans l'homme de talent, qu'à faire passer les endroits faibles. Comme tout est faible chez les hommes d'un faible talent, tout étant le produit de la réflexion ou de réminiscences plus que de l'inspiration, ces lacunes sont moins sensibles. Toutes les parties de leur ouvrage insipide sont l'objet d'un travail opiniâtre et soutenu. Une nature avare leur fait payer cher leur moindre trouvaille. Aux hommes mieux doués le ciel donne pour rien les idées heureuses et frappantes; c'est à les mettre en lumière le mieux possible que s'applique pour eux le travail.
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28 février.—(Je relis cela. Le rapporter à ce que j'ai écrit au commencement de l'année 1860 sur le même sujet[423]; mais avec une conclusion différente; non pas que je ne trouve toujours l'antique aussi parfait, mais en le comparant avec les modernes, notamment dans des médailles de la Renaissance, dans les ouvrages de Michel-Ange, du Corrège, etc., je trouve dans ces derniers un charme particulier que je n'ose pas dire qui soit dû à leurs incorrections, mais à une sorte de piquant indéfinissable qu'on ne trouve pas dans l'antique, lequel vous donne une admiration plus tranquille. Les anciens embrassaient moins d'objets,)
L'art grec était fils de l'art égyptien. Il fallait toute la merveilleuse aptitude du peuple de la Grèce pour avoir rencontré, en suivant toutefois une sorte de tradition hiératique comme celle des Égyptiens, toute la perfection de leur sculpture. C'est la libéralité de leur esprit qui anime et féconde ces froides images consacrées d'un autre art soumis à une tradition inflexible. Mais si on les compare aux modernes, travaillés par tant de nouveautés que la marche des siècles a amenées par le christianisme, par les découvertes des sciences qui ont aidé à la hardiesse de l'imagination, enfin par suite de cette révolution inévitable dans les choses humaines qui ne permet pas qu'une époque soit semblable à celles qui l'ont précédée...
Les hardiesses téméraires des grands hommes ont conduit au mauvais goût; mais chez les grands hommes, les hardiesses ont ouvert la barrière aux hommes futurs qui leur ressemblent. De même qu'Homère semble chez les anciens la source d'où tout a découlé, de même chez les modernes certains génies, j'oserai dire énormes, et il faut le mot comme signifiant aussi bien la grandeur de ces génies que leur impossibilité de se renfermer dans de certaines bornes, ont ouvert toutes les routes parcourues depuis eux, chacun suivant son caractère particulier, de telle sorte qu'il n'est pas de grands esprits venus à leur suite qui n'aient été leurs tributaires, qui n'aient trouvé chez eux les types de leurs inspirations[424].
L'exemple de ces hommes primitifs est dangereux pour les faibles talents ou pour les inexpérimentés. De grands talents, même à leur début, cèdent facilement à prendre leur propre influence ou les divagations de leur imagination pour l'effet d un génie semblable à celui de ces hommes extraordinaires. C'est à d'autres grands hommes comme eux, mais qui viennent après eux, que leur exemple est utile, les natures inférieures peuvent imiter à leur aise les Virgile, les Mozart.....
Cette mobilité est si naturelle aux hommes que les anciens eux-mêmes, dont la grandeur à distance nous semble monotone, présentent peu d'analogies; leurs grands tragiques se suivent sans se ressembler: Euripide n'a plus la simplicité d'Eschyle, il est plus poignant, il cherche des effets, des oppositions; les artifices de la composition s'augmentent avec la nécessité de s'adressera des sources nouvelles d'intérêt qui se découvrent dans l'âme humaine.
C'est comme le travail qu'on voit s'opérer dans l'art moderne. Michel-Ange ne peut appeler au secours de l'effet de ses sculptures l'art des fonds, le paysage qui augmente l'impression des figures dans la peinture; mais le pathétique des mouvements, la finesse des plans, l'expression deviennent des besoins impérieux de sa passion.
Les plus grands admirateurs, et ils sont rares aujourd'hui, de Corneille et de Racine sentent bien que, de notre temps, des ouvrages taillés sur le modèle des leurs nous laisseraient froids. L'indigence de nos poètes nous prive de tragédies faites pour nous; il nous manque des génies originaux[425]. On n'a encore rien imaginé que l'imitation de Shakespeare mêlée à ce que nous appelons des mélodrames; mais Shakespeare est trop individuel, ses beautés et ses exubérances tiennent trop à une nature originale pour que nous puissions en être complètement satisfaits quand on vient faire à notre usage du Shakespeare. C'est un homme à qui on ne peut rien dérober, comme il ne faut rien lui retrancher. Non seulement il a un génie propre à qui rien ne ressemble, mais il est Anglais, ses beautés sont plus belles pour les Anglais, et ses défauts n'en sont peut-être pas aux yeux de ses compatriotes. Ils en étaient encore bien moins pour ses contemporains. Ils étaient ravis de ce qui nous choque: les beautés de tous les temps qui brillent çà et là n'étaient probablement pas ce qui faisait battre des mains à la galerie d'en haut, celle que fréquentaient les matelots et les marchands de poisson; et il est probable que les seigneurs de la cour d'Élisabeth—ils n'avaient pas beaucoup meilleur goût—leur préféraient les jeux de mots, les traits d'esprit recherchés. Le lyrisme, le réalisme, toutes ces belles inventions modernes, on a cru les trouver dans Shakespeare. De ce qu'il fait parler des valets comme leurs maîtres, de ce qu'il fait interroger un savetier par César, le savetier en tablier de cuir et répondant en calembours du coin de la rue, on a conclu que la vérité manquait à nos pères qui ne connaissaient pas cette veine nouvelle; quand on a vu également un amant en tête-à-tête avec sa maîtresse débiter deux pages de dithyrambe à la nature et à la lune, ou un homme dans le paroxysme de la fureur s'arrêter pour faire des réflexions philosophiques interminables, on a vu un élément d'intérêt dans ce qui n'est que celui d'un extrême ennui.
Combien le pour et le contre se trouvent dans la même cervelle! On est étonné de la diversité des opinions entre hommes différents; mais un homme d'un esprit sain conçoit toutes les possibilités, sait se mettre ou se met à son insu à tous les points de vue. Cela explique tous les revirements d'opinion chez le même homme, et ils ne doivent surprendre que ceux qui ne sont pas capables de se faire à eux-mêmes des opinions des choses. En politique, où ce changement est plus fréquent et plus brusque encore, il tient à des causes entièrement différentes et que je n'ai pas besoin d'indiquer: cela n'est pas mon sujet.
Il semble donc qu'un homme impartial ne devrait écrire qu'en deux personnes pour ainsi dire: de même qu'il y a deux avocats pour une seule cause. Chacun de ces avocats voit tellement les moyens qui militent en faveur d'un adversaire, que souvent il va au-devant de ces moyens; et quand il rétorque les raisons qu'on lui objecte, c'est par des raisons tout aussi bonnes et qui au moins sont spécieuses. D'où il suit que le vrai dans toute question ne saurait être absolu; les Grecs, qui sont la perfection, ne sont pas aussi parfaits; les modernes, qui offrent plus de défaillances ou de fautes, ne sont pas aussi défectueux que l'on pense et compensent par des qualités particulières les fautes et les défaillances dont l'antique paraît exempt.
Je trouve, dans de vieilles notes d'il y a quatre ans[426], mon opinion sur le Titien. Ces jours-ci, sans me les rappeler, mais sous des impressions différentes, je viens d'en écrire d'autres.
D'où je conclus qu'il faudrait presque qu'un homme de bonne foi n'écrivît un ouvrage que comme on instruit une cause; c'est-à-dire, un thème étant posé, avoir comme un autre personnage en soi qui fasse le rôle d'un avocat adverse chargé de contredire.
—Sur l'instabilité des renommées des grands hommes.
—Du beau antique et du beau moderne.
[416] Jean Alaux (1786-1864), peintre, élève de Vincent, grand prix de Rome en 1815, membre de l'Académie des Beaux-Arts depuis 1851.
[417] Eugène Vieillard-Duverger (1800-1863), imprimeur délicat et érudit, était un camarade de jeunesse de Delacroix: il était fils de Louis Vieillard-Duverger, ancien régisseur de l'Opéra-Comique, et plus tard directeur d'une agence théâtrale fort estimée. Adolphe Nourrit avait épousé la sœur d'Eugène Duverger. Le médaillon du grand artiste, dont il est question ici, n'est que la reproduction du médaillon de profil qui orne la tombe d'Adolphe Nourrit au cimetière Montmartre.
[418] Pierre-Jean-Marie Flourens (1794-1867), physiologiste, élève de Cuvier, professeur au Collège de France, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, fut appelé en 1858 à faire partie du conseil municipal et du conseil général du département de la Seine.
[419] Le baron Haussmann.
[420] Delacroix écrivait en 1830 clans la Revue de Paris. où il avait donné une longue étude sur Raphaël: «Raphaël n'a pas plus qu'un autre atteint la perfection, il n'a pas même, comme c'est l'opinion commune, réuni à lui seul le plus grand nombre de perfections possible: mais lui seul a porté à un si haut degré les qualités les plus entraînantes et qui exercent le plus d'empire sur les hommes: un charme irrésistible dans son style, une grâce vraiment divine, qui respire partout dans ses ouvrages, qui voile les défauts et fait excuser toutes ses hardiesses.»
[421] Peinture sur bois de l'école italienne, dont il est difficile d'établir exactement l'auteur. Acheté en 1850 à la vente de la galerie de M. Duvernay par un savant amateur anglais, M. Morris Moore, ce tableau fut exposé à Paris en 1859. Depuis quelques années il fait partie des collections du Louvre (Salon carré).
[422] Dans son étude sur le grand sculpteur, parue au Plutarque français, Delacroix écrit en manière de conclusion: «Le nom de Puget est l'un des plus grands noms que présente l'histoire des arts. Il est l'honneur de son pays, et, par une bizarrerie remarquable, l'allure de son génie semble l'opposé du génie français. De tout temps, sauf de rares exceptions parmi lesquelles Puget est la plus brillante, la sagesse dans la conception et l'ordonnance et une sorte de coquetterie dans l'exécution ont caractérisé le goût de notre nation dans les arts du dessin. Au rebours de ces qualités, Puget présenta dans ses ouvrages une fougue d'invention et une vigueur de la main qui approchent de la rudesse, et qui durent étonner dans son temps, plus qu'elles ne feraient au nôtre. Aussi l'espèce de disgrâce qu'il subit pendant sa longue carrière doit-elle être attribuée en grande partie à cette opposition qu'il offrait avec la manière des artistes ses contemporains, manière qui flattait le goût général. C'est précisément ce contraste qui le fait si grand aujourd'hui: aux yeux de la postérité, il efface tout ce que son époque a produit et admiré.»
[424] Sur les génies primitifs et leurs imitateurs, voir la même idée exprimée par Delacroix le 26 octobre 1853, t. II, p. 258 et suiv.
[425] Du livre déjà cité sur Delacroix nous détachons ce passage écrit par le maître sous la rubrique De l'art ancien et de l'art moderne: «Le goût de l'archaïsme est pernicieux. C'est lui qui persuade à mille artistes qu'on peut reproduire une forme épuisée ou sans rapport à nos mœurs du moment. Il est impardonnable de chercher le beau à la manière de Raphaël ou du Dante. Ni l'un ni l'autre, s'il était possible qu'ils revinssent au monde, ne présenterait les mêmes caractères dans son talent... Libre à ceux qui imitent aujourd'hui le style de Raphaël de se croire des Raphaëls. Ce que l'on peut singer, c'est l'invention, c'est la variété des caractères; et ce qu'un homme inspiré seul peut faire, c'est de marquer de son style particulier ses ouvrages inspires.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 409.)
[426] Voir t. II, p. 470 et suiv.
5 mars.—Au conseil par un froid glacial. J'y apprends que le bon Thierry est très malade. Je vais à la rue du Petit-Musc, je le trouve très changé.
Je lis en rentrant les lettres de Mlle Rachel[426].
Je trouve dans les Salons de Paris de Mme Ancelot, à propos de la duchesse d'Abrantès[427]: «Ce fut avec tristesse que je la quittai; j'emportais une vague inquiétude, car j'avais déjà remarqué que la maladie était toujours et que la mort est souvent la suite du chagrin. Une certaine modération de caractère et de position défend la vie contre ce qui l'empêche d'arriver à la vieillesse, et ceux qui parviennent à ses dernières limites ont fait certainement preuve d'une sagesse recommandable. Ils ont fait plus: ils ont fait mieux que bien d'autres, et, si cela ne parie pas toujours en faveur de leur cœur, c'est un assez bon argument en faveur de leur raison. La duchesse d'Abrantès n'eut point cette habileté honorable: le désordre amena le chagrin, qui entraîna la maladie à sa suite.»
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10 mars.—La Vue de Dieppe avec l'Homme qui sort de la mer avec les deux chevaux[428].
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14 mars.—Les artistes qui cherchent la perfection en tout sont ceux qui ne peuvent l'atteindre en aucune partie.
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15 mars.—Je suis souffrant depuis quelques jours de l'estomac; je l'ai fatigué un peu peut-être, et de plus je travaille beaucoup depuis un mois et demi.
J'ai sous les yeux dans ma chambre la petite répétition du Trajan[429] et le Christ montant au Calvaire. Le premier est blond et clair beaucoup plus que l'autre. Le petit Watteau[430] que j'ai mis à côté de tous les deux a achevé de me démontrer où sont les avantages des fonds clairs. Dans le Christ, les terrains, surtout ceux du fond, se confondent presque avec les parties sombres des personnages: la règle la plus générale est d'avoir toujours des fonds d'une demi-teinte claire, moins que les chairs, bien entendu, mais calculés de manière que les accessoires bruns, tels que vêtements, barbe, chevelures, tranchent en brun pour enlever les objets du premier plan. C'est ce qui est très remarquable dans le Watteau; il y a même plusieurs parties qui ont la même valeur que leurs fonds respectifs. Ainsi les bas des souliers gris ou jaunâtres ne sortent du terrain que par des parties légèrement plus foncées, etc. Il faudrait d'autres Watteau pour étudier l'artifice de son effet.
Dans mon Watteau, les arbres du fond, quoiqu'à un plan peu reculé, sont extrêmement clairs: il ne s'y trouve pas un seul ton, non plus que dans les tombeaux, qui rivalise même de loin pour la vigueur avec ceux du premier plan. Il en résulte même un défaut de liaison que je trouve choquant quand je le compare avec mon Trajan; chaque petite figure est isolée, et on voit trop clairement qu'elle a été faite à loisir, indépendamment de ses voisines.
C'est aujourd'hui, après y avoir réfléchi ce matin dans mon lit, que j'ai donné à Haro l'idée qui peut mettre sur la voie de la peinture des Van Eyck, le problème consistant d'une part dans le moyen à prendre pour éviter la trop grande quantité d'huile dans les couleurs, et de l'autre dans celui d'ajouter du vernis en quantité correspondante. Je lui ai dit de renverser le problème: on broierait les couleurs avec un vernis qui permettrait de conserver les couleurs fraîches, et on ajouterait de l'huile en peignant. Il est très frappé de mon idée.
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16 mars.—Varcollier est venu me voir. Il me dit que Trousseau disait qu'il n'y avait que danger à s'attaquer par des remèdes à toute maladie chronique, goutte, rhumatisme, migraine. Cicéron disait: Contra senectutem pugnandum.
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18 mars.—Aujourd'hui, première visite du docteur Laguerre pour mon indigestion.
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21 mars.—Beyle dit de l'Italiana in Algieri: «C'est la perfection du genre bouffe; aucun autre compositeur vivant ne mérite cette louange, et Rossini lui-même a bientôt cessé d'y prétendre. Quand il écrivait l'Italiana, il était dans la fleur du génie et de la jeunesse; il ne craignait pas de se répéter; il ne cherchait pas à faire de la musique forte; il vivait dans cet aimable pays de Venise, le plus gai de l'Italie et peut-être du monde, et certainement le moins pédant.»
[426] Rachel était morte au mois de janvier de cette même année.
[427] La duchesse d'Abrantès, née en 1784, morte en 1838, descendait de la famille impériale des Comnène. Elle épousa en 1799 le général Junot, l'accompagna dans ses différentes campagnes, et après sa mort en 1813 se voua à l'éducation de ses enfants. Elle écrivit de volumineux mémoires où l'on trouve les plus curieux détails sur la cour impériale Elle était très liée avec Balzac, qui, au moment de l'apparition de ses mémoires, servit d'intermédiaire pour traiter avec les éditeurs. On trouve d'intéressants détails sur la duchesse d'Abrantès dans le livre de M. G. Ferry: Balzac et ses amies.
[428] Voir Catalogue Robaut, n° 1410.
[429] Il s'agit de l'esquisse de la fameuse toile la Justice de Trajan, peinte en 1840 et qui est l'honneur du musée de Rouen. (Voir Catalogue Robaut, n° 693.) «La Justice de Trajan est peut-être comme couleur la plus belle toile de M. Eugène Delacroix, et rarement la peinture a donné aux yeux une fête si brillante: la jambe s'appuyant dans son cothurne de pourpre et d'or au flanc rose de sa monture est le plus frais bouquet de tons qu'on ait jamais cueilli sur une palette, même à Venise.» (Th. Gautier, Les Beaux-Arts en Europe.)
[430] Delacroix tenait de Barroilhet ce petit tableau de Watteau, les Apothicaires. Il l'a légué par testament à M. le baron Schwiter. (Corresp., t. I, p. VI.)
2 avril.—Les deux Grenier[431] venus vers quatre heures; ils m'ont fait plaisir.
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3 avril.—Je relis plusieurs de mes anciens calepins pour y rechercher du vin de quinquina que m'avait donné ce brave Boissel. J'y ai retrouvé des choses passées avec un plaisir doux et pas trop triste.
Pourquoi ai-je délaissé[432] cette occupation, qui me coûte si peu, de jeter de temps en temps sur ces livres ce qui se passe dans mon existence et surtout dans mon cerveau? Il y a nécessairement dans des notes de ce genre, écrites en courant, beaucoup de choses qu'on aimerait plus tard à n'y pas retrouver. Les détails vulgaires ne se laissent pas exprimer facilement, et il est naturel de craindre l'usage que l'on pourrait faire, dans un temps éloigné, de beaucoup de choses sans intérêt et écrites sans soin.
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9 avril.—De la correspondance de Voltaire avec le cardinal de Bernis[433]: «Cette tragédie (celle de Calas) ne m'empêche pas de faire à Cassandre toutes les corrections que vous m'avez bien voulu indiquer: malheur à qui ne se corrige pas, soi et ses œuvres! En relisant une tragédie de Mariamne que j'avais faite il y a quelque quarante ans, je l'ai trouvée plate et le sujet beau; je l'ai entièrement changée; il faut se corriger, eût-on quatre-vingts ans. Je n'aime point les vieillards qui disent:—J'ai pris mon pli.—Eh! vieux fou, prends-en un autre; rabote tes vers si tu en as fait, et ton humeur si tu en as. Combattons contre nous-mêmes jusqu'au dernier moment; chaque victoire est douce. Que vous êtes heureux, Monseigneur! Vous êtes encore jeune et vous n'avez point à combattre.»
De Voltaire au cardinal de Bernis[434]: «Je ne sais, Monseigneur, si notre secrétaire perpétuel a envoyé à Votre Éminence l'Héraclius de Calderon, que je lui ai remis pour divertir l'Académie. Vous verrez quel est l'original, de Calderon ou de Corneille. Cette lecture peut amuser infiniment un homme de goût tel que vous, et c'est une chose, à mon gré, assez plaisante. Je vois jusqu'à quel point la plus grave de toutes les nations méprise le sens commun.
«Voici, en attendant, la traduction très fidèle de la Conspiration contre César par Cassius et Brutus, qu'on joue tous les jours à Londres, et qu'on préfère infiniment au Cinna de Corneille. Je vous supplie de me dire comment un peuple qui a tant de philosophie peut avoir si peu de goût. Vous me répondrez peut-être que c'est parce qu'ils sont philosophes; mais quoi! la philosophie mènerait-elle tout droit à l'absurdité? Et le goût cultivé n'est-il pas même une vraie partie de la philosophie?»
Voici la réponse du cardinal qui se montre, à mon avis, plus homme d'un véritable goût que Voltaire. Celui-ci,—et c'était naturel, tout prévenu par l'habitude de notre théâtre, dans lequel, malgré son génie, et quoi qu'il en pût penser lui-même, il n'avait pas innové véritablement,—ne voit le goût que dans les étroites convenances que l'habitude, plus qu'une vraie entente de ce qui plaît aux hommes, avait établies sur notre scène: «Je suis loin de m'élever contre la forme de Corneille et de Racine. Elle avait eu du moins d'être nouvelle dans leur main: cette préférence donnée au discours sur l'action est un système complet: le penchant de notre nation y convient. Cependant celui de Shakespeare et de Calderon qui a suffi aux Anglais et aux Espagnols qui ont précédé d'un siècle nos grands ouvrages, dans le même moment, il faut bien le dire, où notre théâtre se débattait dans d'incroyables ténèbres, ce système, dis-je, tout critiquable qu'il est, parle peut-être davantage à l'imagination et ne met pas aussi perpétuellement l'auteur entre le spectateur et la scène.»
La véritable innovation,—mais je crois que du temps de Voltaire, et dans la société où il vivait, elle était impossible à Voltaire lui-même,—cette innovation eût consisté à mettre seulement dans ces actions compliquées des Anglais et des Espagnols une espèce d'ordre et de raison; mais laissons parler l'aimable cardinal, dont l'opinion est étonnante pour le temps où il vit: «Notre secrétaire perpétuel m'a envoyé l'Héraclius de Calderon, et je viens de lire le Jules César de Shakespeare. Ces deux pièces m'ont fait grand plaisir comme servant à l'histoire de l'esprit humain et du goût particulier des nations. Il faut pourtant convenir que ces tragédies, tout extravagantes ou grossières qu'elles sont, n'ennuient point, et je vous dirai, à ma honte, que ces vieilles rapsodies où il y a de temps en temps des traits de génie et des sentiments fort naturels, me sont moins odieuses que les froides élégies de nos tragiques médiocres. Voyez les tableaux de Paul Véronèse, de Rubens et de tant d'autres peintres flamands ou italiens, ils pèchent souvent contre les costumes, ils blessent les convenances et offensent le goût; mais la force de leur pinceau et la vérité de leur coloris font excuser ces défauts. Il en est à peu près de même des ouvrages dramatiques. Au reste, je ne suis pas étonné que le peuple anglais, qui ressemble à certains égards au peuple romain, ou qui du moins s'est flatté de lui ressembler, soit enchanté d'entendre les grands personnages de Rome s'exprimer comme la bourgeoisie et quelquefois comme la populace de Londres. Vous me paraissez étonné que la philosophie, éclairant l'esprit et rectifiant les idées, influe si peu sur le goût d'une nation! Vous avez bien raison; mais cependant vous aurez observé que les mœurs ont encore plus d'empire sur le goût que les sciences. Il me semble qu'en fait, d'art et de littérature, les progrès du goût dépendent plus de l'esprit de société que de l'esprit philosophique. La nation anglaise est politique et marchande; par là même elle est moins polie, mais moins frivole que la nôtre. Les Anglais parlent de leurs affaires; notre unique occupation à nous est de parler de nos plaisirs; il n'est donc pas singulier que nous soyons plus difficiles et plus délicats que les Anglais sur le choix de nos plaisirs et sur les moyens de nous en procurer. Au reste, qu'étions-nous avant le siècle de Corneille? Il nous sied à tous égards d'être modestes.»
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12 avril.—Je suis retourné, pour la première fois depuis plus de quinze mois, au dîner du second lundi. J'ai fait aussi en sortant une grande promenade sur les boulevards, sans trop m'émouvoir de regret. Ils m'ont amusé plus qu'autrefois, comme au spectacle.
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13 avril.—J'ai retravaillé, retouché l'Hercule de Chabrier[435].
J'ai été à trois heures chez Huet. Ses tableaux m'ont fort impressionné. Il y a une vigueur rare, encore des endroits vagues, mais c'est dans son talent. On ne peut rien admirer sans regretter quelque chose à côté. En somme, grands progrès dans ses bonnes parties. En voilà assez pour des ouvrages qui restent dans le souvenir, ce qui m'est arrivé pour ceux-ci. J'y ai pensé avec beaucoup de plaisir toute la soirée.
Après dîner, tourné beaucoup dans mon petit jardin. Il m'est d'un grand secours. J'ai bien besoin de reprendre mes forces tout à fait.
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14 avril.—«Vous oubliez[436], messieurs, qu'en obligeant M. Langlois[437] à donner l'entrée le dimanche à 50 centimes, vous lui enlevez 50 pour 100 de son bénéfice; ce sacrifice que vous lui imposez, il est juste que vous le payiez, car ici ce serait la Ville qui serait censée régaler le public du dimanche, et il sera juste aussi que la Ville paye pour se montrer splendide. Ce sacrifice que vous demandez à M. Langlois, il y a consenti. Ne lui devait-on aucun dédommagement pour la disparition de son premier établissement? Il n'y gagnait pas plus d'argent qu'il ne va en gagner dans le nouveau; mais il ne demandait rien à personne, et à présent il vous accorde tout ce qui peut diminuer ses profits matériels, pourvu que vous l'aidiez à montrer les produits de son talent. Vous ne les estimez pas peu, messieurs, puisqu'en lui imposant de les exposer le dimanche à un prix réduit des quatre cinquièmes, vous estimez procurer au peuple un plaisir.
«Si l'on vous disait que l'Empereur désirerait que la ville de Paris l'aidât à aller chercher, dans un désert, une pierre abandonnée, et de fréter avec lui un navire et d'entretenir pendant plusieurs années un équipage pour cette opération lointaine, sous prétexte que cette pierre intéresse la gloire des Sésostris qui ont vécu il y a quatre mille ans, vous lui répondriez peut-être que cette pierre ne regarde pas la ville de Paris, et que ce serait une mauvaise affaire; et cependant, messieurs, s'il était vrai qu'une telle proposition vous fût faite et qu'il fût possible que vous refusassiez de vous y associer, vous auriez manqué une excellente affaire; à qui le cœur n'a-t-il pas battu en présence de l'Obélisque de la place Louis XV, en pensant que la capitale de ce pays-ci contenait ce trophée que l'Angleterre était toute prête à nous enlever? Combien de millions d'étrangers sont venus alimenter la fortune de la ville pour admirer, avec tant d'autres monuments dont Paris est plein, ce magnifique ouvrage, fruit d'une entreprise désintéressée, la seule de ce genre peut-être qui honore le passage de la branche aînée des Bourbons et qui embellit Paris à jamais!
«Vous voyez, messieurs, que le beau peut être utile; le spectacle de nos grandes actions représenté par la peinture dans des proportions et avec une illusion qu'aucun tableau ne peut atteindre, est une chose belle et par le spectacle et par les sentiments qu'il peut inspirer. La vue de cette colonne de chasseurs de la garde qui traverse le champ de bataille d'Eylau jusqu'aux derrières de l'armée russe et dont il ne revient que quelques hommes; celle de ces trois chétifs bataillons carrés qui, dans la bataille des Pyramides, soutiennent sous le soleil et dans une plaine immense le choc de l'innombrable et intrépide cavalerie des mameluks, ce sont des spectacles faits pour moraliser et enflammer une nation: cela vaut bien les jeux publics que les empereurs donnaient au peuple de Rome, ces combats de gladiateurs où des esclaves s'égorgeaient froidement pour gagner leur pain, où l'on immolait cent lions en un jour et un passable nombre d'hommes.
«Vous n'en êtes pas à votre essai, messieurs, pour ce qui concerne l'encouragement du beau; quel est le nom qu'on donne à vos travaux depuis six ans? On les appelle les embellissements de Paris. Vous faites des rues larges et des boulevards plus larges encore, pour faciliter la circulation et donner de l'air là où il n'y avait que ténèbres et infection; mais vous ornez ces rues et ces boulevards, vous conservez un vieux bâtiment inutile qu'on appelle la tour Saint-Jacques, vous décrétez une fontaine monumentale sur le boulevard de Sébastopol. Vous transportez une colonne avec ses accessoires parce qu'elle sera plus belle que dans l'endroit où elle se trouve.»
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24 avril.—Conseil de revision à midi.
Prêté hier à M. Nanteuil[438] une étude de deux chevaux[439] sur la même toile (douze environ), faite autrefois aux gardes du corps;—de profil tous les deux.
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26 avril.—La journée a été bonne. Beaucoup travaillé avec bonne humeur à la Chasse aux lions[440] qui est comme finie ce jour-là.
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27 avril.—De l'éloge de Magendie par M. Flourens[441]: «À l'ardeur de jeunes praticiens vantant le succès de leurs prescriptions il opposait son expérience, et leur disait avec une douce ironie: «On voit bien que vous n'avez jamais essayé de rien faire.» Si la simplicité extrême de ce mode de traitement amenait d'assez justes objections: «Soyez convaincus, ajoutait-il, que la plupart du temps, lorsque le trouble se produit, nous ne pouvons en découvrir les causes; tout au plus en saisissons-nous les effets; notre seule utilité en assistant au travail de la nature, qui en général tend vers sou état normal, est de ne point l'interrompre; nous ne devons aspirer qu'à être quelquefois assez habiles pour l'aider.»
«Qu'on lui fasse absolument tout ce qu'il voudra: je ne prescris que cela», disait-il en quittant un jeune garçon dont l'état présentait des symptômes alarmants. Ordinairement avare de son temps, il prodigue les visites à cet enfant, mais n'ajoute rien à la médication. Le soir du troisième jour, tout à coup son front s'obscurcit, et tirant l'oreille à son malade: «Petit drôle, tu ne m'as pas laissé un instant de repos. Va te promener maintenant.» Le père lui demande alors ce qu'était la maladie de l'enfant: «Ce que c'était? Ma foi, je n'en sais rien, ni moi ni la Faculté tout entière; si elle pouvait être sincère, elle vous le dirait; ce qu'il y a de certain, c'est que tout est rentré dans l'état normal.»
Le résultat de ce travail est que les substances qui ne contiennent point d'azote (sucre, gomme, etc.) sont impropres à la nutrition. En effet, bien que les animaux soumis à l'expérience aient de ces substances à discrétion, ils n'en périssent pas moins d'inanition au bout de quelques jours. Il y a plus, c'est que, quels que soient les aliments employés, azotés ou non, il est nécessaire de les varier. Un lapin et un cochon d'Inde, nourris avec une seule substance, telle que froment, avoine, orge, choux, carottes, etc., meurent, dit M. Magendie, avec toutes les apparences de l'inanition, ordinairement dès la première quinzaine, quelquefois beaucoup plus tôt. Nourris avec les mêmes substances, données concurremment ou successivement à de petits intervalles, les animaux vivent et se portent très bien; la conséquence la plus générale et la plus essentielle à déduire de ces faits, c'est que la diversité et la multiplicité des aliments sont une règle d'hygiène très importante. (C'était le principe du docteur Bailly.)
Recherches physiologiques et médicales sur les causes, les symptômes et le traitement de la qravelle[442]. «Les personnes atteintes de la goutte et de la gravelle, dit Magendie, sont ordinairement de grands mangeurs de viande, de poisson, de fromage et autres substances abondantes en azote. La plupart des graviers, une partie des calculs urinaires, les tophus arthritiques sont formés par l'acide urique, principe qui contient beaucoup d'azote. En diminuant dans le régime la proportion des aliments azotés, on parvient à prévenir, et même à guérir la gravelle.»
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30 avril.—Mon pauvre Soulier[443] est venu me voir aujourd'hui; j'en ai eu beaucoup de plaisir. Il est vieux, souffrant. Il est heureux de ses enfants; mais il est bien isolé dans son coin; point de distractions et de consolations.
[431] Sans doute Henri-Gustave et Théophile-Yves-René Grenier de Saint-Martin, fils du peintre Grenier de Saint-Martin (1793-1867), élève de Guérin et aussi de Delacroix. Ces deux jeunes gens débutèrent l'un et l'autre au Salon de 1857.
[432] On pourra remarquer que, durant les périodes de production, le Journal est presque toujours incomplet. C'est surtout quand il voyage, quand il est aux eaux, en villégiature chez un ami, à Dieppe par exemple, qu'il se plaît à y écrire: c'est ainsi que ses séjours à Augerville chez Berryer, où il ne peignait presque jamais, sont autant d'occasions pour lui de noircir des feuillets. En revanche, à Paris il écrit peu: c'est ce qui explique que l'on trouve en somme assez peu d'indications sur ses compositions picturales, et que le Journal soit à ce point de vue un insuffisant commentaire de son œuvre d'artiste.
[433] Lettre du 21 juillet 1762.
[434] Lettre du 31 mars 1763.
[435] Variante réduite de l'un des onze tympans de la Vie d'Hercule, à l'Hôtel de ville. (Voir Catalogue Robaut, nos 1152-1162.)
[436] C'est évidemment le brouillon d'un rapport qu'il devait présenter au Conseil municipal.
[437] Jean-Charles Langlois (1789-1870), colonel d'état-major, peintre de batailles et de nombreux panoramas. Il est question ici du Panorama de la prise de Malakoff.
[438] Célestin Nanteuil (1813-1873), graveur et lithographe.
[439] Cette toile figura à la vente posthume de Delacroix sous le n° 211.
[440] Voir Catalogue Robaut, n° 1350.
[441] François Magendie, le célèbre physiologiste, membre de l'Académie des sciences, était mort le 7 octobre 1865. Son éloge fut prononcé à l'Académie des sciences par le secrétaire perpétuel Flourens, qui excellait dans le genre, et dont les Éloges historiques réunis en volumes témoignent à la fois d'un rare talent d écrivain et d'une fine observation scientifique.
[442] C'est le titre d'un ouvrage publié pour la première fois en 1818 par le docteur Magendie.
[443] Delacroix écrivait à Soulier, le 6 décembre 1856: «Quand boirons-nous à la santé de nos souvenirs? Quand viendras-tu? Comme j'ai à peu près renoncé à lire, surtout le soir, j'ai des moments d'inoccupation apparente, qui ne sont pas du tout cet ennui dont je parlais tout à l'heure: je ferme les yeux, ou je regarde le feu de la cheminée. Alors je rouvre un livre fermé déjà à beaucoup de chapitres dans ma mémoire, et je retrouve de délicieux moments, et en première ligne ceux que nous avons passés ensemble. Je ne passe jamais sur la place Vendôme sans lever les yeux vers cette mansarde que nous avons vue si joyeuse. Que d'années depuis tout cela, que de vides!» (Corresp., t. II, p. 151.)
7 mai.—Je dîne pour la première fois au dîner du premier vendredi. Je m'y amuse et me porte mieux le lendemain. Il faut se remuer. J'en sors avec Villot et je me promène seul une heure en excellente disposition.
Le lendemain je me suis promené encore: je suis entré à Saint-Roch pour la musique, où j'ai entendu surtout le plus cruel sermon sur la virginité. Je suis rentré dans une tristesse extrême dont je ne suis pas débarrassé aujourd'hui dimanche que j'écris ceci.
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8 mai.—MM. Feydeau et Moreau viennent me voir. Je vais à l'Institut, où Halévy me sermonne sur mon abstention des séances de l'École.
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9 mai.—Je vais visiter la maison des Champs-Élysées du prince Napoléon[444]. Charmant résultat auquel je ne m'attendais pas. J'y trouve Mme Duret avec son mari; aimable femme sans prétention.
Je vais de là voir Mme de Lagrange; elle me dit que Berryer travaille trop. Hier, à l'Institut, F..., qui est dans un triste état, me conseillait de m'abstenir de la moindre fatigue: c'est pour avoir voulu forcer qu'il en est venu à ne pouvoir même lire sans fatigue. Nous nous sommes rappelé Blondel qui est mort à la peine à Saint-Thomas d'Aquin. J'attribue à un travail forcé ma rechute de l'année dernière à cette époque.
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10 mai.—Villot est venu me chercher à une heure, nous avons été ensuite voir les Rubens, je trouve là Mme de Nadaillac, la fille de Mme Delessert.
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11 mai.—Parti pour Champrosay à onze heures; grand bonheur de m'y voir. Je vois ces pauvres voisins, dont la douleur fend le cœur.
On trouve toujours quelque chose de changé; voilà qu'on me bâtit dans la plaine au-dessous de mes fenêtres une baraque dont le toit me cache un morceau de la rivière. On abat le mur de Villot. Tout passe, et nous passons.
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22 mai.—J'ai été à Paris à neuf heures dix. Mon début à l'école pour juger les figures. J'allais voir Mercey et le ministre, pour les remercier; je n'ai trouvé personne.
Mme de Forget; le petit Raphaël et M. Moore que j'ai remercié de la photographie dudit; Autran et sa femme très aimable; elle m'a donné une médaille de mon père, de Marseille.
Petite station au Jardin des Plantes avant de partir. Parti avec les Parchappe.
En somme, bonne journée, sans la fatigue que je redoutais.
Berryer m'a invité ces jours-ci à passer quelques jours avec lui à Augerville; désolé de le refuser dans l'attente où je suis du bon cousin.
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23 mai.—Sujets: Tancrède en prison après sa poursuite d'une fausse Clorinde (je crois). Le chevalier gascon, qui est, je crois, Raymond, l'insulte, etc. Flambeau, prison (Jérusalem).
Le Corsaire en prison[445], Gulnare, le poignard, etc. On pourrait en faire un effet de jour sans inconvénient.
D. Raphaël et ses compagnons surpris par les corsaires dans l'île de Minorque (Gil Blas). D. Raphaël amené ou plutôt apporté chez la belle esclave de son maître à Alger.
Les Nymphes rapportent le corps de Léandre, Héro se précipite dans le lointain.—Revoir les Métamorphoses d'Ovide.
Les deux Chevaliers. Ubalde et le Danois trouvant une barque avec un vieillard, etc. (Jérusalem.)
L'Aventure de la bague dans Gil Blas. Celui-ci et ses amis déguisés en alguazils, la dame au lit éplorée, vieille femme, etc.—Voir costumes du vieux Molière.
Tancrède baptisant Clorinde.
Tancrède (de Voltaire) rapporte mourant de la bataille des Sarrasins. Aménaïde en pleurs. Argire, soldats, chevaliers, prisonniers, drapeaux et flambeaux; quelque chose comme la composition pour le sujet des deux frères dont l'un est tué par l'autre et ramené à sa mère; se rappeler le croquis pour le sujet du Vampire de Dumas[446].
Juliette sur son lit, la mère, le père, les musiciens, la nourrice.
Bornéo au tombeau de Juliette.
Athalie interroge Éliacin.
Junie entraînée par les soldats. Néron l'observe, flambeaux, etc.
Renaud arrête le bras d'Armide qui veut le frapper (Jérusalem).
Tancrède blessé retrouvé par Herminie.
Sujets de Sémiramis.
Romans de Voltaire.
Le prince Léon prisonnier.
Fleur de lis au tombeau de Brandimart.
Brabantio maudit sa fille (après la séance du doge). Othello, Iago, etc.
Diane de Poitiers demande à François Ier la grâce de son père.
La dame infortunée aux pieds d'Amadis dans le lac du château.
Frappement du rocher. Israélites buvant avidement, chameaux, etc.[447].
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24 mai.—Mme Villot m'invite à aller la voir le soir pour me rencontrer avec une personne mystérieuse, amie de Mme Sand. J'y vais malgré mon rhume et à travers un temps diluvien. Je trouve Mme Plessis[448], charmante personne qui me fait promettre d'écrire à Mme Sand. Elle est sur le point de m'embrasser dans la soirée quand je lui dis que je ne crois pas à cette petite personne appelée âme dont on nous gratifie.
Le bon général Parchappe veut m'avoir à dîner pour le lendemain. Je promets malgré le rhume.
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25 mai.—Dîné chez Mme Parchappe. Mme Franchetti qui s'y trouve vient d'arriver ce jour même pour s'installer chez Minoret. Elle est forcée d'accepter l'hospitalité de Mme Parchappe sous peine de coucher sur des matelas mouillés.
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26 mai.—Je songe, en ébauchant mon Christ descendu dans le tombeau[449], à une composition analogue qu'on voit partout du Barocci[450]; et je songe en même temps à ce que dit Boileau pour tous les arts: «Rien n'est beau que le vrai.» Rien n'est vrai dans cette maudite composition: gestes contournés, draperies volantes sans sujet, etc. Réminiscences des divers styles des maîtres. Les maîtres, mais je parle des plus grands et dont le style est très marqué, sont vrais à travers cela, sans quoi ils ne seraient pas beaux. Les gestes de Raphaël sont naïfs, malgré l'étrangeté de son style; mais ce qui est odieux, c'est l'imitation de cette étrangeté par des imbéciles, qui sont faux de gestes et d'intention par-dessus le marché.
Ingres, qui n'a jamais su composer un sujet comme la nature le présente, se croit semblable à Raphaël en singeant[451] certains gestes, certaines tournures qui lui sont habituelles, qui ont même chez lui une certaine grâce qui rappelle celle de Raphaël; mais on sent bien, chez ce dernier, que tout cela sort de lui et n'est pas cherché.
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28 mai.—Je vais le soir chez Mme Villot: j'y trouve Mme Franchetti, Parchappe, etc., une dame de Suberval et ses filles: l'une de ces dernières me promet la recette du pigeon Pise.
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29 mai.—Promenade le matin dans la forêt.
[444] Palais pompéien de l'avenue Montaigne, qui vient de disparaître pour faire place à une maison de rapport.
[445] Delacroix avait déjà traité ce sujet à l'aquarelle et l'avait exposé au Salon de 1831. (Voir Catalogne Robaut, n° 338.)
[446] Drame fantastique en cinq actes et dix tableaux, par Alexandre Dumas et Auguste Maquet, représenté le 30 décembre 1851 sur le théâtre de l'Ambigu.
[447] La plupart de ces dessins ou croquis de Delacroix ont figuré à la vente posthume du maître et sont aujourd'hui disséminés dans les collections d'artistes et d'amateurs.
[448] Probablement Mme Arnould-Plessy, la célèbre comédienne, qui peut-être désirait obtenir un rôle dans une pièce de George Sand, et qui, connaissant les excellentes relations d'Eugène Delacroix avec celle-ci, l'avait prié d'intervenir en sa faveur.
[449] Delacroix a plusieurs fois répété ce sujet, qu'il affectionnait. (Voir Catalogue Robaut, n° 1034.) À propos de cette composition, Baudelaire écrit: «Dites-moi si vous vîtes jamais mieux exprimée la solennité nécessaire de la Mise au tombeau. Croyez-vous sincèrement que Titien eût inventé cela? Il eût conçu, il a conçu la chose autrement; mais je préfère cette manière-ci. Le décor, c'est le caveau lui-même, emblème de la vie souterraine que doit mener longtemps la religion nouvelle! Au dehors, l'air et la lumière qui glisse en rampant dans la spirale. La mère va s'évanouir, elle se soutient à peine.»
[450] Le Christ porté au tombeau, tableau qui se trouve dans l'église de Sinigaglia.
[451] Baudelaire l'appelait: l'adorateur rusé de Raphaël.
5 juin.—Arrivée de M. Lamey. Il arrive seul à la maison comme je m'apprêtais pour aller le chercher. J'avais mal compris l'heure de son départ.
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20 juin.—Nous allons au Musée avec le bon cousin. Il est très frappé des antiquités assyriennes.
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24 juin.—Départ du bon cousin. Je suis tout triste du vide qu'il me laisse.
3 juillet.—Premier jour à l'église[452] avec Andrieu.
Sur les accessoires.—Mercey a dit un grand mot dans son livre sur l'Exposition: le beau dans les arts, c'est la vérité idéalisée. Il a tranché la question pendante entre les pédants et les véritables artistes; il a supprimé l'équivoque qui permettait aux partisans du beau partout de masquer leur impuissance à trouver le vrai.
Les accessoires font énormément pour l'effet et doivent néanmoins être toujours sacrifiés. Dans un tableau bien ordonné, ce que j'appelle accessoires est infini. Non seulement des meubles, de petits détails des fonds sont accessoires, mais les draperies et les figures elles-mêmes, et dans les figures principales, les parties de ces figures. Dans un portrait qui montre les mains, les mains sont accessoires. D'abord elles doivent être subordonnées à la tête, mais souvent une main doit attirer l'attention, moins qu'une partie du vêtement, du fond, etc. Ce qui fait que les mauvais peintres ne peuvent arriver au beau qui est ce vrai idéalisé dont parle Mercey, c'est qu'outre le défaut de conception générale de leur ouvrage dans le sens du vrai, leurs accessoires, au lieu de concourir à l'effet général, le détournent au contraire par l'application donnée presque toujours à faire ressortir certains détails qui devraient être subordonnés. Il y a plusieurs manières de produire ce mauvais résultat: d'une part, le soin excessif apporté à faire ressortir ces détails, pour montrer de l'habileté; de l'autre, l'habitude générale de faire exactement d'après nature tous ces accessoires destinés à concourir à l'effet. Comment le peintre, en copiant tous ces morceaux d'après des objets réels, comme ils sont et sans les modifier profondément, pourra-t-il ôter ou ajouter, donner à des objets inertes en eux-mêmes la puissance nécessaire à l'impression?
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Nancy, 10 juillet.—Parti pour Plombières à sept heures du matin. Arrivé à Nancy à deux heures. Mauvaise disposition qui m'empêche de dîner; je me couche à huit heures environ.
J'avais été au Musée en arrivant, pour revoir les deux esquisses de Rubens; à la première vue, elles ne m'ont plus paru si belles; mais bientôt le charme a opéré, et je suis devenu immobile devant elles, et cela quoique j'allasse de l'une à l'autre, mais sans pouvoir les quitter. Il y a à écrire vingt volumes sur l'effet particulier de ces ouvrages. C'est le charme du je ne sais quoi, une saveur incroyable, au milieu de négligences, mais celles-ci dues à ce que les ouvrages ne sont que des esquisses.
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Plombières, 11 juillet.—Levé à quatre heures pour partir à cinq heures. Hier soir, je me croyais au moment de faire une maladie à Nancy. Ce matin, je me trouve remis, grâce à ma tempérance.
Je dors une partie du voyage après avoir déjeuné d'une moitié de poulet. Trouvé, d'Épinal jusqu'à Plombières, un sieur Algis, je crois, qui a été assez bon garçon et qui m'a fermé les fenêtres quand j'en avais besoin. Il est fort comme un Turc, et cependant il lutte comme je l'ai fait toute ma vie contre le déjeuner. Il est grand fumeur et avoue néanmoins tous les inconvénients de son habitude. Il dit comme moi qu'il est impossible de s'arrêter à un cigare: un par hasard, dit-il, fait plutôt du bien; mais c'est fumer beaucoup et presque constamment que veut le fumeur de profession. Il prétend que, toutes les fois qu'il lui est arrivé de suspendre ce plaisir pendant quelques jours, il se sent un autre homme pour le travail, pour l'activité de l'esprit, celle même de la passion pour les femmes. Sitôt l'habitude reprise, apathie, indifférence complète: elle suffit, mais sans satisfaire, à ce qu'il paraît.
Arrivés à Plombières à midi. Toute la population réunie pour voir revenir l'Empereur de la messe. Il m'aperçoit en passant. J'étais sur la porte de Parizot, qui ne peut me loger que dans l'espèce de grenier où habite sa vieille mère. J'y reste dans l'espoir de mieux.
Bal le soir, qui me tient au supplice une partie de la nuit à cause des allées et venues; de même à peu près les jours suivants, et quoique je me couche de bonne heure, je n'en dors que plus mal.
Mon compagnon de route prétend qu'il a remarqué que, s'il s'expose au soleil après avoir mangé, sa digestion est mauvaise. Il me semble que j'ai éprouvé ici la même chose. Quand je sors après déjeuner et que je vais à la promenade des Dames, j'en ressens une lourdeur qui tient peut-être à ces espaces découverts qu'il faut traverser.
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12 juillet.—Je trouve aujourd'hui Fleury qui est ici avec sa femme et sa fille. Enchanté de le retrouver; mais avec mon indisposition, impossible de profiter de rien.
On m'avait assigné cinq heures du matin pour prendre mes bains...
Je trouve Barre[453] comme je causais sur la place avec Mocquart; celui-ci me présente à Mme Guyon[454] qui loge avec lui et l'excellent Possoz; elle est très aimable et encore, très bien: des yeux charmants, avec une bouche qui annonce des penchants redoutables.
Le soir, promenade au bord de la petite rivière, dans les nouveaux endroits disposés depuis l'année dernière; tout cela est charmant.
Quelques mots de conversation avec M. Schneider me fatiguent grandement et me font manquer d'aller retrouver Fleury.
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14 juillet.—Dans Dumas: «La reine fut toujours femme: elle se glorifiait d'être aimée.» Certaines âmes ont cette aspiration vers la sympathie de tous ceux qui les entourent, et ce ne sont pas les âmes les moins généreuses en ce monde.
Après une promenade que le soleil me gâte toujours un peu, je suis monté fatigué à l'établissement pour la première fois et pour lire les journaux. Rentré chez moi et ressorti à quatre heures passées, et retrouvé ce maudit soleil qui m'a chassé de la musique que j'avais entendue de la route de Luxeuil. La vulgarité, l'inanité de cette musique suffisait déjà à me mettre en fuite. Le bon Possoz m'a mené avant-hier soir à la ferme Jacquot; c'est une promenade charmante et où je ne rencontrerai personne.
Aujourd'hui, après dîner, sorti par la route d'Épinal. J'y ai fait des découvertes charmantes, des roches, des bois, et surtout des eaux, des eaux dont on ne peut se lasser. On éprouve un désir incessant de s'y plonger, d'être saint Jean, d'être l'arbre qui s'y baigne, d'être tout, excepté un malheureux homme malade et ennuyé.
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23 juillet.—Je vais ce matin vers la route de Remiremont; je monte avec peine au calvaire. Je reviens prendre un nouveau chemin, derrière la fabrique. J'y trouve des aspects nouveaux et charmants. Les journées se passent sans trop d'ennui et surtout assez vite. Je reçois à dîner une lettre de Paris que j'ouvre avec empressement...
Le soir, assez tard à rétablissement; je me sens plus fort.
*
24 juillet.—Mollesse, abattement, quoique je fusse bien hier. Je prends la hauteur au-dessus de la promenade de l'Empereur et je reviens par le bas.
Point d'émotions. Temps triste qui finit par de la pluie vers neuf ou dix heures.
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25 juillet.—Le magistrat, à ce que me raconte le monsieur de Metz, mon voisin de table, qui conseille de ne pas plaider quand la cause est bonne!
*
26 juillet.—Dîné chez Perrier avec M. Yrvoix[455] de chez l'Empereur et deux MM. Thomas et une demoiselle d'opéra, maîtresse de l'un d'eux. Le bon Possoz, qui en était, nous a quittés pour aller le soir chez l'Empereur.
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27 juillet.—Départ de l'Empereur à sept heures.—Je continue ma promenade jusqu'au délicieux ruisseau de la route de Saint-Loup.
Je lis depuis trois ou quatre jours les Paysans de Balzac, après avoir été forcé de renoncer à Ange Pitou[456], de Dumas, excédé de cet incroyable mauvais. Le Collier de la Reine[457], plein des mêmes inconvénients et des mêmes intempérances, avait au moins des passages intéressants.
Les Paysans m'ont intéressé au commencement; mais ils deviennent en avançant presque aussi insupportables que les bavardages de Dumas: toujours les mêmes détails lilliputiens, par lesquels il croit donner quelque chose de frappant à chacun de ses personnages. Quelle confusion et quelle minutie! À quoi bon des portraits en pied de misérables comparses dont la multiplicité ôte tout l'intérêt de l'ouvrage! Ceci n'est pas de la littérature, comme disait Mocquart l'autre jour. C'est comme tout ce qu'on fait: on marque tout, on épuise la matière et avant tout la curiosité du lecteur; Balzac, que j'ai déjà jugé sur d'autres pièces analogues, est cependant de premier ordre, quoique plein des défauts que je viens de dire. Il veut tout dire aussi, et il le redit encore après.
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30 juillet.—Au milieu du jour, encouragé par le temps couvert et quoique dans une disposition passable, je suis monté par la route de Luxeuil. Arrivé à l'endroit où sont les bouleaux qui se renversent les uns sur les autres, j'en ai fait péniblement au soleil un croquis assez confus. Je n'ai pas résisté à descendre par une pente abrupte vers ce petit ruisseau délicieux dont on entend le murmure de la route. J'ai trouvé là des choses charmantes, rochers clairsemés, sentiers sous le bois, clairières et endroits touffus. J'ai bu de ce charmant ruisseau.
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31 juillet.—Promenade vers midi du côté est derrière la fabrique que j'avais faite le matin avec bonheur il y a huit ou dix jours. La chaleur et l'insipidité croissante de la vue ne m'ont pas permis d'aller plus loin.
Le soir encore vers la route de Saint-Loup; je ne puis m'en rassasier. Le soir, le soleil est en face au lieu d'être derrière comme le matin; en se couchant il dore les derniers plans sur les montagnes les plus élevées; j'en ai fait un croquis.
Depuis quelques jours, mauvais temps froid et couvert.
J'attribue à cela un certain malaise.
Grande conversation avec Lenormant[458] jusqu'à dix heures à l'établissement.
[452] Il s'agissait de la décoration de l'église Saint-Sulpice, à laquelle le peintre P. Andrieu collabora.
[453] Jean-Auguste Barre, sculpteur, né en 1811, élève de J.-J. Barre, son père, et de Cortot, auteur d'un grand nombre de statues et surtout de bustes.
[454] Mme Émilie Guyon (1821-1878) était une des actrices les plus en vogue de l'époque. Elle devint eu 1858 sociétaire du Théâtre-Français.
[455] M. Yrvoix était attaché à la ponce secrète de l'Empereur.
[456] Ce roman, paru en 1853, est une suite de Joseph Balsamo et du Collier de la Reine.
[457] Cette deuxième partie des Mémoires d'un médecin avait paru en 1849-1850.
1er août.—Le matin, meilleure disposition; encore au chemin de Saint-Loup et fait un croquis que j'ai colorié dans la journée.
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2 août.—Après dîner, une des plus délicieuses promenades que j'aie faites ici: j'étais dispos, l'esprit tranquille, tout me charmait. J'ai fait un croquis de la ferme Jacquot et, plus haut sur la route près de la table ronde de pierre, une vue générale de la vallée[459]. Admiré encore le fond sauvage avec bouleaux, sources et rochers.
Je ne pouvais m'arracher à tout cela: quel charme grandiose! Et personne près de moi n'y prenait garde. Je rencontrais à chaque instant des groupes: les hommes ne s'entretenaient que d'argent; je l'ai remarqué.
Revenu lentement achever la soirée à l'établissement. J'y trouve Mme Marbouty[460]; conversation jusqu'à dix heures passées. Elle a des révélations: un esprit lui parle et lui dicte des choses merveilleuses. Cet esprit lui a appris à guérir sa mère qui a quatre-vingt-deux ans et qui était dans un état désespéré. Je lui ai demandé pourquoi elle ne profitait pas du même moyen pour se guérir elle-même; je ne sais ce qu'elle m'a répondu. J'ai rendez-vous avec elle après déjeuner demain pour savoir ce que lui a dicté son génie. Elle est tout étonnée que je n'aie pas aussi des révélations.
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3 août.—Mon voisin de table me dit que M. Lhéritier[461] dit à un malade agité ou surexcité par le bain: «Ne le prenez que de trois quarts d'heure ou d'une demi-heure.»
M. Turck[462], au contraire, dit dans un cas analogue: «Prenez trois heures de bain.»
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Champrosay, 11 août.—Parti de Paris pour Champrosay.
Je ne suis pas encore content de ma santé. Je n'ose me remettre à l'église[463].
Parti à onze heures. Je lais route avec Revenaz[464] et un de ses amis. Nous traversons la plaine par la chaleur la plus intense.
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12 août.—Je sors à six heures du matin par la campagne. Délicieuse promenade. Je vais au bord de la rivière et fais un croquis vers la cabane de Degoty. Je rapporte un faisceau de nénufars et de sagittaires; je patauge pendant près d'une heure sur les bords glaiseux de la rivière avec délices pour conquérir ces pauvres plantes. Cette débauche me rappelle Charenton, l'enfance, la pêche à la ligne!... Je rentre brûlé.
Nous avons une abondance de fruits dont nous n'avons jamais joui jusqu'ici; jusqu'à présent n'en mangeant qu'à dîner, ils ne mont point encore fait mal.
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13 août.—Je recommence à la même heure matinale la promenade d'hier. Je m'arrête avant la fontaine de Baÿvet pour faire un croquis que je regrettais de n'avoir pas fait la veille; c'est un des meilleurs du petit calepin que j'ai emporté à Plombières.
On passait mon carreau au siccatif; je suis resté le plus longtemps que j'ai pu dehors, me couchant à l'ombre non loin de la rivière, près du petit pont qui traverse un vivier. Je m'étais assis au bas de la rivière même, mais sans descendre jusqu'aux roseaux, abrité par mon parasol, en face de cette île remplie de roseaux qui se forme dans les basses eaux.
Assis encore près de la fontaine de Baÿvet qui n'est plus qu'un filet d'eau, mais charmant et coulant entre les herbes.
J'ai passé le reste de la journée dans la cour à l'ombre, assis dans mon fauteuil qu'on m'avait descendu pour donner le temps aux carreaux de sécher.
Le soir après dîner, sorti avec Jenny dans la campagne; la pauvre femme est souffrante comme à Bordeaux. Elle n'est restée qu'un instant avec moi, et je suis rentré qu'il faisait presque nuit; j'étais resté à me promener en long et en large devant la fontaine. Le soir, éclaircie, espérance de pluie pas réalisée.
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19 août.—Travailler n'est pas seulement pour produire des ouvrages, c'est pour donner du prix au temps; on est plus content de soi et de sa journée quand on a remué des idées, bien commencé ou achevé quelque chose.
Lire des mémoires, des histoires consolant des misères ordinaires de la vie par le tableau des erreurs et des misères humaines.
—La dernière scène de Roméo et Juliette.
—Les Capulet, les Montaigu, le père Laurence.
[458] Charles Lenormant (1802—1859), archéologue et historien, fut successivement inspecteur des Beaux-Arts, conservateur du Musée des antiques, professeur au Collège de France, directeur du Correspondant, membre de l'Académie des inscriptions, etc. C'était un homme fort instruit, doué d'un goût très vif pour les arts.
[459] Le val d'Ajol, vu de la Feuillée Dorothée.
[460] Mme Marbouty, plus connue en littérature sous le nom de Claire Brunne, auteur de nombreux romans et de pièces de théâtre.
[461] Le docteur Lhéritier, membre de l'Académie de médecine, était médecin inspecteur des eaux de Plombières.
[462] Le docteur Léopold Turck, qui avait siégé comme représentant du peuple à l'Assemblée de 1848, était revenu sous l'Empire à Plombières, où il exerçait la médecine.
[463] L'église Saint-Sulpice.
[464] Parent de M. Moreau et grand admirateur de Delacroix. (Voir Catalogue Robaut, nos 565, 566 et 1232.)
3 septembre.—Je suis souffrant depuis mardi soir; la veille, dîner chez Barbier avec Malakoff et sa prétendue, Mme de Montijo, etc.
Toute la fin de la semaine j'interromps la peinture, je lis Saint-Simon. Toutes ces aventures de tous les jours prennent sous cette plume un intérêt incroyable. Toutes ces morts, tous ces accidents oubliés depuis si longtemps consolent du néant où l'on se sent soi-même.
Lu aussi les commentaires de Lamartine sur l'Iliade; je me propose d'en extraire quelque chose. Cette lecture réveille en moi l'admiration de tout ce qui ressemble à Homère, entre autres du Shakespeare, du Dante. Il faut avouer que nos modernes (je parle des Racine, des Voltaire) n'ont pas connu ce genre de sublime, ces naïvetés étonnantes qui poétisent les détails vulgaires et en font des peintures pour l'imagination et qui la ravissent. Il semble que ces hommes se croient trop grands seigneurs pour nous parler comme à des hommes, de notre sueur, des mouvements naïfs de notre nature, etc., etc.
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5 septembre.—Je vais chez les Parchappe, où sont les Barbier. Je les trouve tout en fête à l'Ermitage. Je reviens par la plus belle nuit du monde.
Je suis souffreteux depuis quelques jours. J'ai interrompu la peinture.
J'ai avancé beaucoup quelques tableaux:
Les Chevaux sortant de la mer[465].
L'Arabe blessé au bras et son cheval[466].
Le Christ au tombeau dans la caverne, flambeaux[467], etc.
Le Petit Ivanhoë et Rebecca[468].
Le Centaure et Achille[469].
Le Lion et te Chasseur embusqué, effet de soir[470].
L'ébauche de l'Othello sur le corps de Desdémone.
J'ai composé: Troupes marocaines dans les montagnes[471].
—Villot me dit de coller du papier sur la voûte de ma chapelle avant d'y coller le tableau. Cela est adopté par les décorateurs et fort recommandé.
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6 septembre.—J'écris à M. Berryer:—«En fin de compte, je me suis réfugié ici, où j'ai retrouvé du mieux; mais ce n'est pas tout; voici ce qui m'attendait à Champrosay: l'homme qui me louait mon petit pied-à-terre m'apprend au déballé qu'il va vendre sa maison, et que j'avise d'ici à peu. Me voilà troublé dans mes habitudes, quoique j'y fusse médiocrement; mais enfin j'y suis, et il y a quinze ans que je viens dans le pays, que j'y vois les mêmes gens, les mêmes bois, les mêmes collines. Qu'eussiez-vous fait à ma place, cher cousin, vous qui vous êtes laissé murer dans l'appartement que vous occupez depuis quarante ans, plutôt que d'en chercher un autre? Probablement ce que j'ai fait; c'est-à-dire que j'ai acheté la maison, qui n'est pas chère et qui, avec quelques petits changements en sus du prix d'achat, me composera un petit refuge approprié à mon humble fortune. Il me faut donc, à l'heure qu'il est, retourner sous deux jours à Paris, faire un mois de ce travail ajourné sans cesse et venir encore de temps en temps ici, voir ce qui s'y fait pour les arrangements que je vous ai dits.
«Vous aurez bien vu, en ouvrant ma lettre, mon cher cousin, que je ne vous en disais tant que parce que je n'avais rien de bon à vous dire, au moins pour ce qui me concerne. Tout ce bavardage que je vous fais ici de mes petites affaires, j'aurais voulu vous en étourdir sous les ombrages d'Augerville et au bord de l'Essonne. Vous voyez que je ne le puis malheureusement pas, et vous pensez bien, je l'espère, que c'est contre ma plus chère volonté.»
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Paris, 9 septembre.—Parti de Champrosay à sept heures; trouvé là Leroy d'Étiolés.
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11 septembre.—Je retourne travailler à Saint-Sulpice; je fais beaucoup à l'Héliodore[472]. Le lendemain, impuissance ...
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14 septembre.—Je vais au Louvre voir le dessin de Masson, en comparaison de mon tableau[473].—Belles restaurations des tableaux espagnols. Contours noirs dans plusieurs parties du Murillo; sont-ils de lui?—Revu l'étrange Baptême du Christ de Rubens jeune.
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15 septembre.—Copié un passage de Jane Eyre[474].
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17 septembre.—Vu de Rudder[475], qui me parle de la Marbouty dans le sens que je connaissais.
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19 septembre.—Donné aujourd'hui à Haro la Petite Vue de Dieppe pour y mettre une bordure noire.—-L'esquisse de Mirabeau pour rentoiler[476].
Aujourd'hui, dîner chez Mme de Forget avec Mme Menéval, un M. Dufour, compagnon de Batta à Tripoli; il me parle beaucoup de lui, toujours fumant, toujours avec son opium. Il me parle beaucoup de ce calme de la vie dans ces pays; l'insouciance de nos petites affaires et de nos petits plaisirs.
M. Yvan me donne son remède contre la fièvre; il est général en Russie, et cela lui a réussi quand la quinine était impuissante: faire sécher du gros sel gris au soleil ou sur une assiette sur le feu, en mettre une poignée dans un verre d'eau qu'on avale. (Consulter cependant.)
—Frappement du rocher: Hommes, femmes, animaux épuisés, chameaux, empressement vers la source.
[465] Voir Catalogue Robaut, n° 1410.
[466] Voir Catalogue Robaut, n° 1175.
[467] Voir Catalogue Robaut, n° 1103.
[468] Voir Catalogue Robaut, n° 1000.
[469] Voir Catalogue Robaut, n° 1438.
[470] Voir Catalogue Robaut, n° 1227.
[471] Voir Catalogue Robaut, n° 1277.
[472] Voir Catalogue Robaut, n° 1340.
[473] Dante et Virgile, l'eau-forte d'Adolphe Masson, est encore inédit.
[474] Roman anglais de Currer Bell, pseudonyme de Charlotte Brontë. Ce livre, qui eut un grand retentissement en Angleterre, fut immédiatement traduit en français.
[475] Louis-Henri de Rudder (1807-1881), peintre élève de Gros et de Charlet.
1859
Champrosay,9 janvier.—Sur la difficulté de conserver l'impression du croquis primitif.—De la nécessité des sacrifices.—Sur les artistes qui, comme Vernet, finissent tout de suite, et du mauvais effet qui en résulte. Voir mes notes du 4 avril 1854[477].
Promenade à la forêt et visite au couvent en ruine de l'Ermitage. Stupidité des démolisseurs, tant fanatiques religieux que fanatiques révolutionnaires. Solidité de ces constructions de moines. Voir mes notes du 13 mai 1853[478].
—Avantages de l'éducation suivant Labruyère.—L'éducation se fait avec les honnêtes gens. Voir mes notes du 8 mars 1853[479].
—Sur les choses inachevées, impressions d'ébauches à propos du chêne d'Antain. Que Michel-Ange doit une partie de son effet au manque de proportions. Voir mes notes du 9 mai 1853[480].
—Tirade sur Girardin qui revenait sans cesse à cette époque sur le labourage à la vapeur. La moralité ne me paraît pas devoir gagner à dispenser les hommes de travail. Auront-ils une patrie? se lèveront-ils pour la défendre? Voir mes notes du 17 mai 1853[481].
—Sur la couleur. Que les Rubens et les Titien ont employé des couleurs brillantes, et David des couleurs ternes. Excès de sobriété préconisé chez les modernes. Voir mes notes du 13 novembre 1857[482].
—Sur le mot distraction. On la cherche dans les travaux de toute sorte, y compris ceux de l'esprit; on se distrait avec des ouvrages qui ont servi à d'autres de distraction Voir mes notes du 9 novembre 1857[483].
—Sur l'ébauche et sur le fini. Les improvisations de Chopin plus hardies que l'ouvrage; on ne gâte pas en finissant, quand on est grand artiste. Voir mes notes du 20 avril 1853[484].
—Perfection de Mozart qui ne brille pas par le voisinage du mauvais. Voir mes notes du 18 avril 1853[485].
—Il y a aussi les génies fougueux, dont le temps consacre les imperfections, Rubens, etc.
[477] Voir t. II, p 324.
[478] Voir t. II, p. 191 et 192.
[479] Voir t. II, p. 182 et suiv.
[480] Voir t. II, p. 185 et 186.
[481] Voir t. II, p. 198.
[484] Voir t. II, p. 163 et 164.
[485] Non retrouvées.
1er mars.—Dictionnaire.
Tableau. Faire un tableau, l'art de le conduire depuis l'ébauche jusqu'au fini. C'est une science et un art tout à la fois; pour s'en acquitter d'une manière vraiment savante, une longue expérience est indispensable.
L'art est si long que, pour arriver à systématiser[486] certains principes qui, au fond, régissent chaque partie de l'art, il faut la vie entière. Les talents nés trouvent d'instinct le moyen d'arriver à exprimer leurs idées; c'est chez eux un mélange d'élans spontanés et de tâtonnements, à travers lesquels l'idée se fait jour avec un charme peut-être plus particulier que celui que peut offrir la production d'un maître consommé.
Il y a dans l'aurore du talent quelque chose de naïf et de hardi en même temps qui rappelle les grâces de l'enfance et aussi son heureuse insouciance des conventions qui régissent les hommes faits. C'est ce qui rend plus surprenante la hardiesse que déploient à une époque avancée de leur carrière les maîtres illustres. Être hardi[487], quand on a un passé à compromettre, est le plus grand signe de la force.
Napoléon met, je crois, Turenne au-dessus de tous les capitaines, parce qu'il remarque que ses plans étaient plus audacieux à mesure qu'il avançait en âge. Napoléon lui-même a donné l'exemple de cette qualité extraordinaire.
Dans les arts en particulier, il faut un sentiment bien profond pour maintenir l'originalité de sa pensée en dépit des habitudes auxquelles le talent lui-même est fatalement enclin à s'abandonner. Après avoir passé une grande partie de sa vie à accoutumer le public à son génie, il est très difficile à l'artiste de ne pas se répéter, de renouveler, en quelque sorte, son talent, afin de ne pas tombera son tour dans ce même inconvénient de la banalité et du lieu commun qui est celui des hommes et des écoles qui vieillissent.
Gluck[488] a donné l'exemple le plus remarquable de cette force de volonté qui n'était autre que celle de son génie. Rossini a toujours été se renouvelant jusqu'à son dernier chef-d'œuvre, qui prématurément a clos son illustre carrière de chefs-d'œuvre. Raphaël, Mozart, etc., etc.
Hardiesse. Il ne faudrait cependant pas attribuer cette hardiesse, qui est le cachet des grands artistes, uniquement à ce don de renouvellement ou de rajeunissement du talent par des moyens d'effets nouveaux. Il est des hommes qui donnent leur mesure du premier coup, et dont la sublime monotonie est la principale qualité. Michel-Ange n'a point varié la physionomie de ce terrible talent qui a renouvelé lui-même toutes les écoles modernes et leur a imprimé un élan irrésistible.
Rubens a été Rubens tout de suite. Il est remarquable qu'il n'a pas même varié son exécution, qu'il a très peu modifiée, même après l'avoir reçue de ses maîtres. S'il copie Léonard de Vinci, Michel-Ange, le Titien,—et il a copié sans cesse,—il semble qu'il s'y soit montré plus Rubens que dans ses ouvrages originaux.
Imitation. On commence toujours par imiter.
Il est bien convenu que ce qu'on appelle création dans les grands artistes n'est qu'une manière particulière à chacun de voir, de coordonner et de rendre la nature. Mais non seulement ces grands hommes n'ont rien créé dans le sens propre du mot, qui veut dire: de rien faire quelque chose; mais encore ils ont dû, pour former leur talent ou pour le tenir en haleine, imiter leurs devanciers et les imiter presque sans cesse, volontairement ou à leur insu.
Raphaël, le plus grand des peintres, a été le plus appliqué à imiter[489]: imitation de son maître, laquelle a laissé dans son style des traces qui ne se sont jamais effacées; imitation de l'antique et des maîtres qui l'avaient précédé, mais en se dégageant par degrés des langes dont il les avait trouvés enveloppés; imitation de ses contemporains et des écoles étrangères, telles que l'Allemand Albert Dürer, le Titien, Michel-Ange, etc.
Rubens a imité sans cesse, mais de telle sorte qu'il est difficile de...[490].
Imitateurs. On peut dire de Raphaël, de Rubens, qu'ils ont beaucoup imité, et l'on ne peut sans injure les qualifier d'imitateurs. On dira plus justement qu'ils ont eu beaucoup d'imitateurs, plus occupés à calquer leur style dans de médiocres ouvrages, qu'à développer chez eux un style qui leur fût propre. Les peintres qui se sont formés en imitant leurs ouvrages, mais qui ont calqué le style de ces grands hommes dans leurs ouvrages propres et qui n'en ont reproduit que de faibles parties[491] par défaut d'originalité...
[486] Dans un autre art, les écrits théoriques de Richard Wagner sont la plus éclatante démonstration de cette idée.
[487] Voir notre Étude, p. XXXIII.
[488] On sait que Gluck composa ses plus belles œuvres et donna le plus frappant exemple de hardiesse à un âge où généralement les forces créatrices ont diminué, quand elles ne se sont pas complètement éteintes chez la plupart des artistes. Il en fut de même pour ce Titien, que Delacroix aima si passionnément dans la seconde partie de sa carrière d'artiste.
8 août.—Voir dans l'Annuaire de 1858, de l'Académie de Bruxelles, à la page 139, une note ainsi conçue: «Sous le rapport politique d'ailleurs, le métier des peintres n'occupait qu'un rang comparativement inférieur. Il ne pouvait rivaliser avec les métiers des bouchers, des poissonniers, des tailleurs, des forgerons, des boulangers.» (Pour l'article sur la situation des artistes chez les anciens et les modernes.—À faire pour le Dictionnaire de l'Académie.)
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9 août.—«Malgré les travers qu'on lui a reprochés, la violence de son caractère, son esprit irritable, sarcastique, son amour presque maladif de la solitude...» (Article de Clément sur Michel-Ange. Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1859.)
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Strasbourg, 23 août.—J'écris à Mme de Forget:
«Je vous donne quelques nouvelles de mon voyage et de mon séjour.
«Je suis arrivé sans trop de poussière et de chaleur, même sans trop d'embarras, quoique tous les départs fussent encombrés de la foule des curieux de province qui étaient venus à Paris admirer nos splendeurs, que j'ai fuies autant que j'ai pu.
«La distraction et la locomotion n'ont pas suffi à me remettre encore; j'espère que le repos profond dont je jouis ici avec mon bon parent dissipera ce malaise. Quel que soit l'état de la santé, et en l'absence de plaisirs plus vifs, le seul changement de lieu suffit pour procurer un grand agrément. Cette ville semble bien primitive ou, si vous voulez, bien arriérée en comparaison de Paris.
«Je n'entends parler qu'allemand; cela me rassure un peu sur la crainte d'être troublé dans mes promenades par la rencontre de connaissances importunes; mais où ne rencontre-t-on pas des importuns? Je lis, je dors beaucoup, je me promène un peu et je jouis infiniment du tête-à-tête de mon cousin, dont j'aime l'esprit et l'expérience, et qui a précisément les mêmes goûts que moi: cela va durer ainsi jusqu'à ce que j'aille joindre pour peu de jours seulement mon brave cousin de Champagne, qui se trouve sur ma route pour retourner à Paris.
«Tout cela me conduira jusqu'au 10 septembre environ, et Dieu veuille qu'alors j'aie repris assez de forces pour me remettre à mon travail, que je désirais pousser cet automne.
«Comment allez-vous? Comment gouvernez-vous votre imagination? Car c'est là le grand point: on est heureux quand on croit l'être, et si votre esprit, au contraire, est ailleurs, toutes les distractions du monde ne font rien pour la satisfaction. Je suis sûr que vous seriez rafraîchie par la vue de ces bonnes campagnes et de ces belles promenades qui commencent tout de suite hors des murs de cette ville. Point de bruit, peu de voitures et de toilette; en un mot, on est à cent ans en arrière; cela ferait fuir tout le monde et cela m'enchante.
«P. S.—Je lis avec délices un très vieux livre que je n'avais pas lu ou que je ne me rappelais plus: le Bachelier de Salamanque, de Lesage. Lisez ou relisez-le; vous verrez à quelle distance cela met tous nos hommes de génie.»
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25 août.—Préface de la dernière édition de Boileau.
[489] Dans son étude sur Raphaël, Delacroix avait déjà énoncé et développé cette idée qui lui semblait féconde en points de vue intéressants: «Beaucoup de critiques, dit-il, seront peut-être tentés de lui reprocher (à Raphaël) ce qui me semble, à moi, la marque la plus sûre du plus incomparable talent, je veux parler de l'adresse avec laquelle il sut imiter, et du parti prodigieux qu'il tira, non pas seulement des anciens ouvrages, mais de ceux de ses émules et de ses contemporain.»
[490] Inachevé dans le manuscrit.
[491] Dans cette même étude sur Raphaël, le maître ajoutait à propos des imitateurs: «Il y a plusieurs manières d'imiter: chez les uns, c'est une nécessité de leur nature indigente qui les précipite à la suite des beaux ouvrages. Ils croient y rallumer leur flamme sans chaleur, et appellent cela y puiser de l'inspiration... Chez les autres, l'imitation est comme une condition indispensable du succès. C'est elle qui s'exerce dans les écoles sous les yeux et sous la direction d'un même maître. Réussir, c'est approcher le plus possible de ce type unique. Imiter la nature est bien le prétexte, mais la palme appartient seulement à celui qui l'a vue des mêmes yeux et l'a rendue de la même manière que le maître. Ce n'est pas là l'imitation chez Raphaël. On peut dire que son originalité ne paraît jamais plus vive que dans les idées qu'il emprunte. Tout ce qu'il touche, il le relève, et le fait vivre d'une vie nouvelle. C'est bien lui qui semble alors reprendre ce qui lui appartient, et féconder des germes stériles qui n'attendaient que sa main pour donner leurs vrais fruits.» (Revue de Paris, t. II, 1830.)
9 septembre.—Les cousins sont arrivés dans la nuit.
Promenade le matin avec le cousin dans la plaine riante où sont ses pièces. J'y ai dessiné.
Je trouve dans Bayle: «Notez que les dogmes des philosophes païens étaient si mal liés et si mal combinés.....» (Thalès.)
12 octobre.—Les vraies beautés dans les arts sont éternelles, et elles seraient admises dans tous les temps; mais elles ont l'habit de leur siècle: il leur en reste quelque chose, et malheur surtout aux ouvrages qui paraissent dans les époques où le goût général est corrompu!
On nous peint la vérité toute nue: je ne le conçois que pour des vérités abstraites; mais toute vérité dans les arts se produit par des moyens dans lesquels la main de l'homme se fait sentir, par conséquent avec la forme convenue[492] et adoptée dans le temps où vit l'artiste.
Le langage de son temps donne une couleur particulière à l'ouvrage du poète; cela est si vrai qu'il est impossible de donner, dans une traduction faite beaucoup plus tard, une idée exacte d'un poème. Celui de Dante, malgré toutes les tentatives plus ou moins heureuses, ne sera jamais rendu dans sa beauté naïve par la langue de Racine et de Voltaire. Homère de même. Virgile, venu dans une époque plus raffinée, qui ressemblait à la nôtre, Horace même, malgré la concision de son langage, seront rendus plus heureusement en français; l'abbé Delille a traduit Virgile; Boileau eût traduit Horace; ce serait donc moins la difficulté résultant de la diversité des langues que de l'esprit différent des époques qui serait un obstacle à une vraie traduction. L'italien du Dante n'est pas l'italien de nos jours; des idées antiques vont à une langue antique. Nous appelons naïfs ces auteurs anciens: c'est leur époque qui l'était, par rapport à la nôtre seulement.
Les usages d'une époque diffèrent entièrement; la manière d'être expressif, d'être plaisant, de s'exprimer, en un mot, sont en harmonie avec la tournure des esprits. Nous ne voyons les Italiens du quatorzième siècle qu'à travers la Divine Comédie; ils vivaient comme nous, mais s'égayaient des choses plaisantes de leur temps.
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25 octobre.—Le mot de M. Pasquier, en parlant de Solferino: «C'est comme la confiance; cela se gagne, cela ne se commande pas.»
Hugo disait à Berryer: «Nous sommes tous comme cela.» Il faisait allusion à la crainte de devenir aveugle.
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Augerville, 31 octobre.—Montaigne[493] ayant été élu maire de Bordeaux..... (Revue britannique.)
[492] Cette idée paraît bien l'avoir préoccupé à cette époque, car à la date du 1er septembre, sur un album qu'il avait emporté à Strasbourg, Delacroix écrivait: «Le réaliste le plus obstiné est bien forcé d'employer, pour rendre la nature, certaines conventions de composition ou d'exécution. S'il est question de la composition, il ne peut prendre un morceau isolé ou même une collection de morceaux pour en faire un tableau... Le réaliste obstiné corrigera dans un tableau cette inflexible perspective qui fausse la vue des objets à force de justesse.» (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 406 et 407.)
[493] Les lacunes du Journal en 1859, si intéressants que soient les passages qui nous restent, sont d'autant plus regrettables que ce fut l'année de sa plus belle exposition, celle aussi où la critique manifesta vis-à-vis du maître le plus impitoyable acharnement. Delacroix avait envoyé au Salon la Montée au Calvaire, le Christ descendu au tombeau, un Saint Sébastien, Ovide en exil chez les Scythes, Herminie et les bergers, Rebecca enlevée par le templier, Hamlet, Les bords du fleuve Sébou. Les vrais artistes qui ont conservé le souvenir de cette exposition se la rappellent comme une des plus imposantes du peintre. Il eût été curieux de retrouver dans les notes intimes de Delacroix la trace des amertumes et des légitimes colères que l'injustice de ses contemporains dut susciter en lui après tant d'années de luttes!
1860
3 janvier.—Extrait de Consuelo: «...Comme le héros fabuleux, Consuelo était descendue dans le Tartare pour en tirer son ami, et elle en avait rapporté l'épouvante et l'égarement.»
—Article sur l'Égypte, de M. Lèbre[494]: «...Les justes, au contraire, présentent des offrandes aux dieux, cueillent les fruits des arbres de vie, ou, des faucilles à la main, moissonnent les campagnes du ciel; d'autres se baignent et jouent dans des bassins d'eau primordiale.»
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15 janvier.—Dictionnaire.
Hardiesse. Il faut une grande hardiesse pour oser être soi; c'est surtout dans nos temps de décadence que cette qualité est rare. Les artistes primitifs ont été hardis avec naïveté et pour ainsi dire sans le savoir; en effet, la plus grande des hardiesses, c'est de sortir du convenu et des habitudes; or, des gens qui viennent les premiers n'ont point de précédents à craindre; le champ était libre devant eux; derrière eux, aucun précédent pour enchaîner leur inspiration. Mais chez les modernes, au milieu de nos écoles corrompues et intimidées par des précédents bien faits pour enchaîner des élans présomptueux, rien de si rare que cette confiance qui seule fait produire les chefs-d'œuvre.
Bonaparte dit à Sainte-Hélène, en parlant de l'amiral Brueys[495], celui qui mourut si glorieusement à Aboukir: «Il n'avait pas dans la bonté de ses plans cette confiance, etc.», ni la véritable hardiesse, celle qui est fondée sur une originalité native. Il faut reconnaître qu'on rencontre trop fréquemment, chez le commun des artistes, une confiance aveugle dans des forces que s'attribue une vaniteuse médiocrité. Des hommes dépourvus d'idées et de toute espèce d'invention se prennent bonnement pour des génies et se proclament tels.
Dictionnaire.—Préface.—Ce qu'il importe dans un Dictionnaire[496] des Beaux-Arts, ce n'est pas de savoir si Michel-Ange était un grand citoyen (l'histoire du portefaix qu'il perce d'une lance pour étudier l'agonie d'un homme expirant sur une croix), comme il était le plus grand artiste; mais comment se forma tout à coup son style à la suite des tâtonnements d'écoles qui sortaient à peine des langes d'une timide enfance, et quelle influence ce style prodigieux a eue sur tout ce qui l'a suivi.
Le lecteur se trouvera aussi dispensé de retrouver pour la millième fois l'histoire ridicule du Corrège, mais il apprendra peut-être avec plaisir ce que les nombreux historiens des artistes célèbres n'ont pas redit assez: c'est combien les pas que ce grand homme a fait faire à la peinture ont été surprenants, et combien, sous ce rapport, il se rapproche de Michel-Ange lui-même.
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16 janvier.—Dictionnaire (Pour la Préface du.) Un dictionnaire de ce genre sera relativement nul s'il est l'ouvrage d'un seul homme de talent; il serait meilleur encore, ou plutôt il serait le meilleur possible, s'il était l'ouvrage de plusieurs hommes de talent, mais à la condition que chacun d'eux traite son sujet sans la participation de ses confrères. Fait commun, il retomberait dans la banalité[497], et ne s'élèverait pas beaucoup au-dessus d'un ouvrage composé en société par de médiocres artistes. Chaque article amendé par chacun des collaborateurs perdrait son originalité pour prendre sous le niveau des corrections une unité banale et sans fruit pour l'instruction.
C'est le fruit de l'expérience qu'il faut trouver dans un ouvrage de ce genre. Or, l'expérience est toujours fructueuse chez les hommes doués d'originalité; chez les artistes vulgaires, elle n'est qu'un apprentissage un peu plus long des recettes qu'on trouve partout.
On trouvera dans ce manuel des articles sur quelques artistes célèbres, mais on n'y traitera ni de leur caractère, ni des événements de leur vie. On y trouvera analysés plus ou moins longuement leur style particulier, la manière dont chacun d'eux a adopté ce style, la partie technique de l'art.
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17 janvier.—Le but principal d'un Dictionnaire des Beaux-Arts n'est pas de récréer, mais d'instruire. Donner ou éclairer certains principes essentiels, éclairer l'inexpérience avec plus ou moins de succès, montrer la route à suivre et signaler les écueils sur les routes dangereuses ou proscrites par le goût, telle est la marche qu'il est bon de s'y proposer. Or, où trouve-t-on de meilleures applications de principes que dans l'exemple des grands maîtres qui ont porté à la perfection les différentes branches des arts? Quoi de plus instructif que leurs erreurs elles-mêmes? Car l'admiration qu'inspirent ces hommes privilégiés et venus les premiers ne doit pas être une admiration aveugle; les adorer dans toutes leurs parties serait, particulièrement pour de jeunes aspirants, ce qu'il y aurait de plus dangereux; la plupart des artistes, même parmi ceux qui sont capables d'une certaine perfection, sont enclins à s'appuyer sur les faiblesses des grands hommes et à s'en autoriser. Ces parties qui, chez les hommes privilégiés, sont généralement des exagérations de leur sentiment particulier, deviennent facilement, chez de faibles imitateurs, de grossières bévues; des écoles entières ont été fondées sur des côtés mal interprétés des maîtres, et de déplorables erreurs ont été la suite de ce zèle inconsidéré à s'inspirer des mauvais côtés des hommes remarquables, ou plutôt de l'impuissance de reproduire quelque chose de leurs sublimes parties.
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18 janvier.—Malheureusement, chaque homme ne peut suffire qu'à une tâche restreinte; peut-être que beaucoup d'hommes capables d'écrire d'excellentes choses sur la peinture ou sur les arts en général (je parle toujours, non de simples critiques, mais d'hommes du métier en état de répandre une véritable instruction) ont été retenus par l'idée de l'insuffisance d'un seul homme, occupé d'ailleurs de l'exercice même de sa profession, à faire un ouvrage sur ces matières si peu approfondies.
Faire un livre[498] est une besogne à la fois si respectable et si menaçante, qu'elle a glacé plus dune fois l'homme de talent prêt à prendre la plume pour consacrer quelques loisirs à l'instruction de ceux qui sont moins avancés que lui dans la carrière. Le livre a mille avantages sans doute: il enchaîne, il déduit les principes, il développe, il résume, il est un monument; enfin, à ce titre, il flatte l'amour-propre de son auteur au moins autant qu'il éclaire les lecteurs; mais il faut un plan, des transitions; l'auteur d'un livre s'impose la tâche de ne rien omettre de ce qui a trait à sa matière.
Le dictionnaire, au contraire, supprime une grande partie... S'il n'a pas le sérieux du livre, il n'en offre pas la fatigue; il n'oblige pas le lecteur haletant à le suivre dans sa marche et dans ses développements; bien que le dictionnaire soit ordinairement l'ouvrage des compilateurs proprement dits, il n'exclut pas l'originalité des idées et des aperçus: mal inspiré serait celui qui ne verrait dans le dictionnaire de Bayle, par exemple, que des compilations. Il soulage l'esprit, qui a tant de peine à s'enfoncer dans de longs développements, à suivre avec l'attention convenable ou à classer et à diviser les matières. On le prend et on le quitte; on l'ouvre au hasard, et il n'est pas impossible d'y trouver, dans la lecture de quelques fragments, l'occasion d'une longue et fructueuse méditation.
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19 janvier.—Il s'est trouvé un homme comme Michel-Ange, qui était peintre, architecte, sculpteur et poète. Un tel homme serait le plus prodigieux des phénomènes, s'il était un grand poète en même temps qu'il est le plus grand des sculpteurs et des peintres; mais la nature, heureusement pour, les artistes qui marchent de loin sur ses traces, et pour les consoler apparemment de lui être si inférieurs, n'a pas permis qu'il fût aussi le premier des poètes. Il a écrit sans doute, quand il était las de peindre ou d'édifier; mais sa vocation était d'animer le marbre et l'airain, et non de disputer la palme aux Dante et aux Virgile, ni même aux Pétrarque. Il a fait des pièces de courte haleine, comme il convient à un homme qui a autre chose à faire que de méditer longuement sur des rimes. S'il n'eût fait que ses sonnets, il est probable que la postérité ne se fût pas occupée de lui. Cette imagination dévorante avait besoin de se répandre sans cesse, et quoique sans cesse rongé de mélancolie et même de découragement,—son histoire le dit à chaque instant,—il avait besoin de s'adresser à l'imagination des hommes en même temps qu'il en évitait la société. Il n'admettait près de lui que des petites gens, que des subalternes, ses praticiens qu'il pouvait à son gré écarter de son chemin, qu'il aimait à ses heures et qu'il accueillait volontiers, quand il était fatigué de la fréquentation forcée des grands qui lui dérobaient son temps et le forçaient à des observances de civilité.
La pratique d'un art demande un homme tout entier[499]; c'est un devoir de s'y consacrer pour celui qui en est véritablement épris. Peinture, sculpture, sont presque le même art dans ces siècles de renouvellement où les encouragements vont trouver le talent, où la foule des talents médiocres n'a pas encore éparpillé la bonne volonté des Mécènes et dérouté l'admiration du public; mais quand les écoles se sont multipliées, que les médiocres talents abondent, qu'ils réclament chacun une part de la munificence publique ou de celle des grands, à qui accordera-t-on de prendre la place de plusieurs hommes en exerçant à soi tout seul?... Que si l'on peut concevoir un seul homme professant à la fois la sculpture, la peinture et même l'architecture, à cause des liens qui unissent ces arts qui ne sont séparés que dans les époques de décadence, on ne reconnaîtra pas aussi facilement la possibilité de joindre[500]...
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25 janvier.—Dictionnaire.
Du goût des nations.
L'amour des détails chez les Anglais.
Du terrible.
Du goût italien en musique, en art, etc.
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26 janvier.—Charlet[501]. Je ne suivrai pas l'auteur de la Vie de Charlet[502] dans la partie anecdotique de son histoire. Cette partie y occupe une grande place; ami du grand artiste, il a connu une foule de particularités, et il fait ressortir comme il le doit les parties honorables de son caractère. Il s'en est fait en quelque sorte un pieux devoir, et on ne peut que lui donner des éloges à cet égard, comme pour les parties de son ouvrage où il fait ressortir les qualités de l'illustre dessinateur.
Telle n'est pas la tâche d'un contemporain de Charlet, artiste comme lui, qui entreprend de ramener le public à une estime de ses ouvrages égale à leur mérite. En étalant aux yeux la partie intime de sa vie, il se trouve en contradiction avec cette opinion dans laquelle il n'a fait que s'affermir de plus en plus.
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27 janvier.—Architecture[503]. L'architecture est tombée de nos jours dans une complète dégradation; c'est un art qui ne sait plus où il en est; il veut faire du nouveau, et il n'y a pas d'hommes nouveaux. La bizarrerie tient lieu de cette nouveauté tant cherchée et est si peu nouvelle et originale, précisément parce qu'elle est cherchée. Les anciens sont arrivés par degrés au comble de la perfection, non pas tout d'un coup, non pas en se disant qu'il fallait absolument étonner les esprits, mais en montant par degrés et presque sans s'en douter à cette perfection qui a été le fruit du génie appuyé sur la tradition. Qu'espèrent les architectes en rompant avec toutes les traditions?
On s'est lassé, dit-on, de l'architecture grecque, que les Romains, tout grands qu'ils ont été, ont respectée, sauf les modifications que leurs usages les ont conduits à adopter. Après les ténèbres du moyen âge, la Renaissance, qui a été véritablement celle du goût, c'est-à-dire du bon sens, c'est-à-dire du beau dans tous les genres, en est revenue à ces proportions admirables dont il faudra toujours, en dépit de toutes les prétentions à l'originalité, reconnaître l'empire incontestable. Nos usages modernes, si différents en une foule de points de ceux des anciens, s'y adaptent pourtant merveilleusement. De l'air, de la lumière, une large circulation, des aspects grandioses, répondent de plus en plus à cet élargissement graduel de nos villes et de nos habitations. La vie renfermée et inquiète de nos pères, occupés sans cesse à se défendre dans les maisons, à épier l'attaquant par des meurtrières qui laissaient à peine pénétrer le jour, les rues étroites, ennemies du développement des lignes que comporte le génie antique, convenaient à une société opprimée et sans cesse sur le qui-vive.
Que nous veulent donc ces constructeurs de bâtiments à la mode du Paris du quinzième siècle? Ne semble-t-il pas qu'à chacune de ces meurtrières qu'ils appellent des fenêtres, nous allons voir à chaque instant des hommes l'arquebuse à la main, ou que nous allons voir retomber une herse derrière les portes garnies de gonds formidables et de clous menaçants?
Les architectes ont abdiqué; il en est qui se défient d'eux-mêmes et de leurs confrères à ce point qu'ils vous disent avec une espèce de candeur qu'il n'y a plus d'inventeurs, et même que l'invention n'est plus possible.
Il faut donc se rejeter dans le passé, et comme, suivant eux, le goût antique a fait son temps, ils s'inspirent du gothique qui leur semble presque du neuf dans leur rajeunissement, à cause de la désuétude dans laquelle il était tombé, et se jettent dans le gothique pour paraître nouveaux. Quel gothique et quelle nouveauté! Il en est qui avouent naïvement que le cercle est fermé, que les proportions grecques les fatiguent par leur monotonie; qu'il n'y a plus de retour que dans celles des monuments des siècles de barbarie; encore, s'ils se servaient des proportions de cet art qu'on croyait enseveli en y joignant quelques lueurs d'une invention propre!... Ils n'inventent pas, ils calquent le gothique.
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30 janvier.—Dictionnaire.
Sujets de tableaux.—Il est des artistes qui ne peuvent choisir leurs sujets que dans des ouvrages qui prêtent au vague.
Peut-être que les Anglais sont plus à l'aise en prenant leurs sujets dans Racine et dans Molière que dans Shakespeare et lord Byron.
Plus l'ouvrage qui donne l'idée du tableau est parlait, moins un art voisin qui s'en inspire aura de chances de faire un effet égal sur l'inspiration. Cervantes, Molière, Racine, etc.
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31 janvier.—Sur l'âme. Jacques avait de la peine à se persuader que ce qu'on appelle l'âme, cet être impalpable,—si on peut appeler un être ce qui n'a point de corps, ce qui ne peut tomber sous le sens,—puisse continuer à être ce quelque chose qu'il sent, dont il ne peut douter, quand l'habitation formée d'os, de chair, dans laquelle circule le sang, où fonctionnent les nerfs, a cessé d'être cette usine en mouvement, ce laboratoire de vie qui se soutient au milieu des éléments contraires à travers tant d'accidents et de vicissitudes.
Quand l'œil a cessé de voir, que deviennent les sensations qui arrivent à cette pauvre âme, réfugiée je ne sais où, par le moyen de cette manière de fenêtre ouverte sur la création visible? L'âme se souvient, direz-vous, de ce qu'elle a vu, et s'exerce et se console par le souvenir; mais si la mémoire, qui supplée à sa manière la vue, ou l'ouïe, ou les sens enfin que nous perdons tour à tour, vient à s'éteindre, quel sera l'aliment de cette flamme que personne n'a vue? Que devient-elle quand, acculée dans ses refuges extrêmes par la paralysie ou l'imbécillité, elle est contrainte enfin par la cessation définitive de la vie, de l'exil pour jamais, de se séparer de ces organes qui ne sont plus qu'une argile inerte? Exilée de ce corps, que quelques-uns appellent sa prison, assiste-t-elle au spectacle de cette décomposition mortelle, quand des prêtres viennent en cérémonie murmurer des patenôtres sur cette argile insensible, ou quand une voix s'élève par hasard pour lui adresser un dernier adieu? Au bord de cette tombe qui va se fermer, recueille-t-elle sa part de ces momeries funèbres? Que devient-elle à cet instant suprême où, forcée de s'exiler tout à fait de ce corps qu'elle animait ou de qui elle recevait l'animation, que devient sa condition dans ce veuvage de tous les sens et au moment où le sang se retire et se glace, cesse de donner l'impulsion à ce bizarre composé de matière et d'esprit, à peu près comme le balancier d'une horloge qui en s'arrêtant arrête les rouages et le mouvement?
Jacques s'affligeait de ce doute mortel, etc.,—et toutefois il sacrifiait à la gloire... Il passait des journées et des nuits à polir un ouvrage ou des ouvrages destinés, à ce qu'il espérait, à perpétuer son nom. Cette singulière contradiction de la recherche d'une vaine renommée à laquelle sa cendre serait insensible, ne pouvait, d'une part, ni le corriger de sa recherche, ni de l'autre lui donner l'espoir de se survivre et de se sentir admiré quand il ne se sentirait plus vivre.
Un ami de Jacques était un matérialiste parfait: c'était un homme pour qui ce petit domaine que nous appelons la science n'avait pas de coin qu'il n'eût fouillé et approfondi. Il se demandait avec chagrin d où cette âme immortelle aurait obtenu ce privilège de l'être toute seule au milieu de tout ce que nous voyons; à moins de faire décidément de cette âme des portions, des émanations du grand être, il lui semblait qu'elle dût partager le sort commun, naître, si quelque chose qui n'est rien peut naître, se développer dans sa nature et périr. Pourquoi, se disait-il, si elle ne doit finir, aurait-elle commencé jamais?
Les âmes innombrables de toutes les créatures humaines, y compris celles des idiots, des Hottentots et de tant d'hommes qui ne diffèrent en rien de la brute, auraient existé de toute éternité? Car enfin, la matière, sauf ses modifications successives, est dans ce cas: il fallait donc dans cette immensité de riens quelque chose destinée un jour à donner l'intelligence à celle-ci. Pourquoi, si l'esprit ne se perd pas, les créations des grandes âmes ne participent-elles pas à ce privilège?
Un bel ouvrage semble contenir une partie du génie de son auteur. Le tableau, qui est de la matière, n'est beau que parce qu'il est animé par un certain souffle, qui ne parvient pas plus à le préserver de la destruction que notre âme chétive à faire durer notre chétif corps. Au contraire, dans ce dernier cas, c'est souvent cette intempérante, folle, déréglée, avare, qui précipite son compagnon, j'allais dire inséparable, dans mille dangers et dans mille hasards.