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Journal de Eugène Delacroix, Tome 3 (de 3): 1855-1863

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[170] Béranger mourut l'année suivante.

[171] C'est sans doute l'esquisse d'Ovide chez les Scythes, un des meilleurs tableaux du maître, et qui fut exposé en 1859.

M. Moreau ayant demandé un tableau à Delacroix pour M. Benoît Fould, Delacroix lui écrit le 11 mars 1856: «Je m'étais occupé tout de suite de chercher des sujets pour répondre au désir que vous m'avez si aimablement exprimé de la part de M. B. Fould. Après avoir hésité quelque temps, je me suis rappelé une esquisse que j'ai traitée, il y a un an environ, dans le projet d'en faire un tableau. Je crois le sujet assez favorable, avec figures, animaux, paysages, etc. C'est Ovide exilé chez les Scythes, auquel les naïfs habitants apportent des fruits, du laitage, etc.» (Corresp., t. II, p. 140 et 141, et Catalogue Robaut, n° 1376.)

[172] Jules Cavelier (1814-1894), statuaire, élève de David d'Angers, auteur d'un grand nombre d'œuvres fort importantes et membre de l'Académie des Beaux-Arts depuis 1865.

[173] Le Prince impérial naquit le 16 mars 1856.

[174] Saint-Sulpice.

[175] Louis Boulangé, peintre, élève de Delacroix, qui lui écrit le 13 mars 1856: «Vous me rendriez bien service, s'il vous était possible de vous mettre à mon travail de Saint-Sulpice. Ce ne serait pas pour les ornements, mais pour les fonds des deux tableaux pour lesquels vous avez promis de m'aider... Je ne puis continuer mes figures, sans que ces parties soient très avancées.» (Corresp., t. II, p. 140 et 141.)

[176] Saint Michel terrassant le dragon, que Dutilleux avait demandé pour M. Le Gentil, d'Arras. (Voir Catalogue Robault, n° 1287.)

[177] Voir Catalogue Robault, n° 1175.

[178] Voir Catalogue Robault, n° 1289.

[179] Réduction de la peinture murale de l'église du Saint-Sacrement. (Voir Catalogue Robaut, n° 769.)

[180] Voir Catalogue Robaut, n° 1316.

[181] Sans doute le tableau d'Ovide chez les Scythes, commandé par M. Moreau pour M. Fould.

[182] Voir Catalogue Robaut, nos 1218 et 1219.

[183] Ce tableau ne fut terminé qu'en 1859. (Voir Catalogue Robaut, n° 1389.)

[184] Ce tableau avait dû subir une restauration. (Voir Catalogue Robaut, n° 939.)


2 avril.—Donné à Haro:

L'étude sur carton d'après les arbres sur le lac de Valmont; vieux carton mal équarri pour le maroufler.

L'étude sur toile pour rentoiler, faite à Champrosay, de la fontaine de Baÿvet, effet de soleil couchant.

Le Christ portant sa croix[185], sur carton, à parqueter.

Lui redemander l'Arabe assis et les études de Chats[186] au bitume.

*

6 avril.—Je lis avec beaucoup d'intérêt depuis quelques jours la traduction d'Edgar Poë[187], de Baudelaire. Il y a dans ces conceptions vraiment extraordinaires, c'est-à-dire extra-humaines, un attrait de fantastique qui est attribué à quelques natures du Nord ou de je ne sais où, mais qui est refusé, à coup sûr, à nos natures françaises. Ces gens-là ne se plaisent que dans ce qui est hors ou extra-nature: nous ne pouvons, nous autres, perdre à ce point l'équilibre, et la raison doit être de tous nos écarts. Je conçois à la rigueur une débauche du genre de celle-là, mais tous ces contes sont sur le même ton. Je suis sûr qu'il n'y a pas un Allemand qui ne se trouve là comme chez lui. Bien qu'il y ait un talent des plus remarquables dans ces conceptions, je crois qu'il est d'un ordre inférieur à celui qui consiste à peindre le vrai. J'accorde que la lecture de Gil Blas ou de l'Arioste ne donne pas des sensations de cet ordre, et quand ce ne serait que comme moyen de varier nos jouissances, ce genre a son mérite et tient l'imagination en éveil; mais on n'en peut prendre à de fortes doses, et cette continuité dans l'horrible ou l'impossible rendu probable est pour nous un travers d'esprit. Il ne faut pas croire que ces auteurs-là aient plus d'imagination que ceux qui se contentent de décrire les choses comme elles sont, et il est certainement plus facile d'inventer par ce moyen des situations frappantes, que par la route battue des esprits intelligents de tous les siècles.

*

8 avril.—Dîner chez la princesse, qui va partir.

*

9 avril.—Chez Mme d'Haussonville[188].

J'ai songé hier dans une course à Saint-Sulpice à faire quelque chose sur la marche nécessaire que suivent tous les arts, qui vont toujours se raffinant de plus en plus; l'origine de cette idée vient de l'impression que m'ont faite hier chez la princesse les morceaux de Mozart que Gounod a passés en revue: mon impression a été confirmée ce soir chez Mme d'Haussonville, en entendant l'air des Nozze chanté par Mme Viardot. Bertin me disait de cette musique qu'elle est trop pleine de délicatesse et d'une expression portée aux dernières limites pour aller au public. Ce n'est pas cela qu'il faut dire: dans les époques comme les nôtres, le public arrive à cet amour du détail avec les ouvrages qui l'ont mis en goût de raffiner sur tout. Ce n'est pas, au contraire, dans notre temps, pour le public qu'il faut peindre à grands traits: ce serait bien plutôt pour les esprits infiniment rares qui s'élèvent au-dessus des intelligences communes, qui se nourrissent encore des beautés des grandes époques, en un mot qui aiment le beau, c'est-à-dire la simplicité.

Il faut donc des tableaux à grands traits; dans les âges primitifs, les ouvrages des arts sont ainsi: le fond de mon idée était la nécessité d'être de son temps. Voltaire, dans le Huron, lui fait dire: Les tragédies des Grecs sont bonnes pour des Grecs, et il a raison; de là le ridicule de tenter de remonter le courant et de faire de l'archaïsme. Racine paraît raffiné déjà en comparaison de Corneille; mais combien on a raffiné depuis Racine! Walter Scott, Rousseau d'abord, sont allés creuser ces sentiments d'impressions vagues et de mélancolie, que les anciens ont à peine soupçonnées; nos modernes ne peignent plus seulement les sentiments; ils décrivent l'extérieur, ils analysent tout.

Dans la musique, le perfectionnement des instruments ou l'invention d'instruments nouveaux donne la tentation d'aller plus avant dans certaines imitations. On en viendra à imiter matériellement le bruit du vent, de la mer, d'une cascade. Mme Ristori, l'année dernière, dans la Pia[189], rendait d'une manière très vraie, mais très repoussante, l'agonie du personnage. Ces objets, dont Boileau dit qu'il faut les offrir à l'oreille et les éloigner des yeux, sont maintenant du domaine des arts; il faut nécessairement perfectionner au théâtre les décorations et les costumes. Il est même évident que ce n'est pas tout à fait de mauvais goût. Il faut raffiner sur tout, il faut contenter tous les sens: on en viendra à exécuter des symphonies, en même temps qu'on offrira aux yeux de beaux tableaux pour en compléter l'impression[190].

On dit que Zeuxis ou un autre célèbre peintre dans l'antiquité avait exposé un tableau représentant un guerrier ou les horreurs de la guerre: il faisait jouer de la trompette derrière le tableau pour exalter encore davantage les bons spectateurs. On ne pourra plus faire une bataille sans brûler un peu de poudre aux environs, pour exciter complètement l'émotion ou mieux pour la réveiller.

Pour être plus près de la vérité, il y a déjà une vingtaine d'années, on avait été, sur la scène de l'Opéra, jusqu'à faire les décorations réelles comme dans l'opéra de la Juive[191] et dans celui de Gustave[192]. Dans le premier, on voyait de vraies statues sur la scène et autres accessoires qu'on imite ordinairement par la peinture; dans Gustave, il y avait de vrais rochers, imités à la vérité, mais par des blocs saillants. Ainsi, par l'amour de l'illusion, on arrivait à la supprimer tout à fait. On conçoit que des colonnes ou des statues placées sur la scène dans la condition où on voit ordinairement les décorations et éclairées par des lumières venant de tous côtés perdent toute espèce d'effet; c'est à cette époque qu'on introduisit sur la scène de vraies armures, etc.; on revenait ainsi à l'enfance de l'art à force de perfectionnements. Les enfants, dans leurs jeux, quand ils imitent la représentation d'une pièce, se servent, pour faire des arbres, de vraies branches d'arbres; on devait faire ainsi aux époques où on a inventé le théâtre. On nous dit que les pièces de Shakespeare ont été en général représentées dans des espèces de granges, et on n'y faisait pas tant de façon. Les changements perpétuels de décoration qui, pour le dire en passant, semblent le fait d'un art déjà perverti plutôt qu'avancé, étaient exprimés par un écriteau: Ceci est une forêt; ceci est une prison, etc. Dans ce cadre de convention, l'imagination du spectateur voyait s'agiter des personnages animés de passions prises sur la nature, et cela suffisait. L'indigence de l'invention s'appuie volontiers sur ces prétendues innovations. La description qui foisonne dans les romans modernes est un signe de stérilité: il est incontestablement plus facile de décrire l'extérieur des choses que de suivre délicatement le développement des caractères et la peinture du cœur.

*

14 avril.—Livré depuis le mois de novembre: répétitions:

Grec à cheval 1,200 fr.

Cavalier grec et turc(Tedesco)[193]   1,600 "
Clorinde[194]   2,000 "
Les Lions en petit[195]   2,000 "
Petit Marocain à cheval (Barye)      300 "
Hamlet et Polonius[196]   1,000 "
Vendu il y a un mois le Marino Faliero[197] 12,000 "
Il me reste à faire:
L'Ovide de M. Fould[198]   6,000 "
Le tableau de M. Demidoff     3,000 "
L'Empereur du Maroc[199]   2,500 "
L'Herminie[200]   2,000 "

Beugniet en veut un petit; Détrimont aussi.

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16 avril.—Il faut retourner chez Mme d'Haussonville.

Du besoin de raffinement dans les temps de décadence (même sujet qu'au 9 avril précédent). Les plus grands esprits ne peuvent s'y soustraire: on croit trouver un genre nouveau en mettant des détails là où les anciens n'en mettaient pas. Les Anglais, les Germaniques nous ont toujours poussés dans cette route. Shakespeare est très raffiné. En peignant avec une grande profondeur de sentiment que les anciens négligeaient ou ne connaissaient même pas, il découvrit tout un petit monde de sentiments qui sont chez tous les hommes de tous les temps à l'état confus et qui ne semblent pas destinés à arriver à la lumière, ou à être analysés, avant qu'un génie particulièrement doué ait porté le flambeau dans les coins secrets de notre âme. Il semble qu'il faut à l'écrivain une érudition prodigieuse; mais on sait combien il est facile de prendre le change à ce sujet, et ce qu'il y a de réel sous cette apparence de science universelle.

*

22 avril.—Rossini est venu dans la journée.

*

23 avril.—Chez Rossini, à neuf heures et demie. Musique. Vivier[201], Bottesini[202], et une dame qui a joué des morceaux de Rameau pour piano.


[185] Voir Catalogue Robaut, n° 1313, comme disposition.

[186] Voir Catalogue Robaut, n° 785.

[187] Baudelaire envoyait à Delacroix tout ce qu'il produisait: salons, études littéraires, traductions, poésies, et l'on trouve dans la correspondance du peintre plusieurs lettres de remerciement prouvant que celui-ci avait compris et goûté la manière du poète: «Je vous dois beaucoup de remerciements pour les Fleurs du mal, lui écrit-il en 1858; je vous en ai déjà parlé en l'air, mais cela mérite tout autre chose.» (Corresp., t. II, p. 178.)

[188] Madame d'Haussonville était fille du duc de Broglie. Son mari, le comte d'Haussonville, succéda en 1809 à M. Viennet à l'Académie française.

[189] Pia dei Tolomeï, drame en cinq actes et en vers de Carlo Marenco, joué avec un grand succès en 1855, à Paris, par Mme Ristori.

[190] Cette prédiction devait se réaliser trente années plus tard par les soins d'un peintre étranger expert en toutes réclames, et trop connu pour qu'il soit besoin de rappeler son nom.

[191] Cet opéra d'Halévy et de Scribe fut représenté le 23 février 1835.

[192] Gustave III, ou le Bal masqué, opéra en cinq actes, d'Auber, paroles de Scribe, représenté à l'Académie royale de musique le 27 février 1833. Au troisième acte, la scène se passait aux environs de Stockholm, dans un site sauvage, la nuit, au milieu de roches de formes sinistres.

[193] Voir Catalogue Robaut, n° 1293.

[194] Voir Catalogue Robault, n° 1290.

[195] Voir Catalogue Robault, n° 1308.

[196] Répétition et variante du tableau de Delacroix de 1843. (Voir Catalogue Robault, n° 943.)

[197] Il est curieux de constater que ce tableau, exposé en 1827, ne trouva acquéreur qu'en 1856, c'est-à-dire près de trente ans après sa première apparition. (Voir Catalogue Robault, n° 160.)

[198] Ovide chez les Scythes. Ce tableau, qui a figuré à la deuxième exposition des Cent chefs-d'œuvre, en 1892, appartient aujourd'hui à M. de Sourdeval. (Voir Catalogue Robault, n° 1376.)

[199] Voir Catalogue Robault, n° 1441.

[200] Voir Catalogue Robault, n° 1384 et supplément.

[201] Eugène Vivier, qui s'est placé au premier rang des cornistes de son époque.

[202] Giovanni Bottesini, contrebassiste italien, qui n'eut pas de rival comme virtuose. Il était en 1856 chef d'orchestre au Théâtre-Italien.


2 mai.—Se rappeler l'histoire de la Toison d'or, réelle, c'est-à-dire la manière actuelle encore de recueillir l'or dans le Pactole, et les lieux où s'est passée la fable de Jason: peaux de mouton noir attachées à des perches et traînées dans le lit du fleuve qui est très profond.

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6 mai.—Travaillé le matin au Christ de M. Roché. À trois heures et demie à Saint-Sulpice. Nous dessinons les cartons du plafond.

Je reviens dîner; je dors toute la soirée malgré mon projet d'aller voir Autran[203], et je me couche à minuit, à peu près.

J'ai lu le soir à Jenny plusieurs scènes d'Athalie.

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8 mai.—Dîner chez Mme de Forget. Je mourrai de tous ces dîners[204].

—Charmant ton demi-teinte de fond de terrain, roches, etc. Dans le rocher, derrière l'Ariane, le ton de terre d'ombre naturelle et blanc avec laque jaune.

—Le ton local chaud pour la chair à côté de laque et vermillon: jaune de zinc, vert de zinc, cadmium, un peu de terre d'ombre, vermillon.—Vert dans le même genre: chrome clair, ocre jaune, vert émeraude.—Le chrome clair fait mieux que tout cela, mais il est dangereux alors, il faut supprimer les zincs.

—Cette nuance en mêlant avec ce ton de laque et blanc.

Bleu de Prusse, ocre de ru, vert neutre qui entre bien dans la chair.

Laque jaune, ocre jaune, vermillon.

Terre de Sienne naturelle. Cassel.

—Ces tons verdâtres sont une excellente localité avec un ton de rouge Van Dyck ou indien et blanc rompu avec un gris mélangé et rompu lui-même.

Terre d'ombre, blanc cobalt. Joli gris.

—Ce ton, avec vermillon laque, donne un ton de demi-teinte charmant pour chair fraîche.

—Avec terre d'Italie vermillon localité plus chaude.

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9 mai.—Chez Benoît. Dans la journée à Saint-Sulpice, chez Wyld[205], chez Alberthe.

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10 mai.—Peinture esquisse pour l'ami de Dutilleux.

Dessin à Wey.

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11 mai.—Demander à Haro cartons pour mettre derrière tableau. Chez le baron Michel[206] à trois heures. Il me dit que les remèdes de ses amis les médecins n'avaient fait qu'empirer sa maladie, un catarrhe à la vessie survenu sans cause apparente. L'hygiène seule la guéri radicalement. Il ne boit pas de vin.

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12 mai.—Ricourt venu.

Vous trouvez que vous n'êtes jamais assez savant.—Le dessin d'Ingres.—La bouteille d'huile grasse et d'huile blanche de Decamps.—Pas une touche fausse dans les hommes de sentiment.—Étudier sans relâche avant; une fois en scène, faites des fautes, s'il le faut, mais exécutez librement.

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15 mai.—Chez Mme de Forget un instant le soir.

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Champrosay, 17 mai.—Parti pour Champrosay à onze heures un quart par le chemin de Lyon. Pluie battante à Villeneuve-Saint-Georges, comme déjà l'an dernier et presque tous les ans.

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18 mai.—Journée d'inertie. On doit coller du papier demain.

Je dors toute la journée sans me décider à sortir. Je lis l'Essai sur les mœurs, de Voltaire, et j'en suis ravi.

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19 mai.—Je compose toute la matinée pendant qu'on colle le papier.

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20 mai.—Sur l'âme après la mort. Je trouve ceci dans un article sur la Religion actuelle, de M. Jules Simon, dans la Presse: «Pour quiconque ne soumet pas sa raison, etc., nous pouvons faire beaucoup de conjectures à notre avantage et avoir de belles espérances, mais non point aucune assurance.»

Je commence à travailler.

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22 mai.—Mme Villot venue à Champrosay avec la petite Stella. Elles ont dîné avec moi et sont reparties le soir.

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26 mai.—Acheter la Presse de dimanche 25 mai, article de Saint-Victor[207] sur le Cid. Aller voir Mme Lamey.

J'ai travaillé beaucoup à Champrosay. J'ai ébauché sur la toile, où j'avais commencé il y a beaucoup d'années, le Fils qui porte le corps de son père sur le champ de bataille et que j'avais abandonné tout à fait; j'y ai ébauché le Templier emportant Rebecca du château de Frondeley pendant le sac et l'incendie de ce repaire[208].

J'ai ébauché également les Chevaux qui se battent dans l'écurie[209], et un petit sujet: Cheval en liberté que son maître s'apprête à seller et qui joue avec un chien[210].

Avancé les esquisses de M. Hartman, l'Ugolin, la Pieta, etc.

J'ai reçu ce matin la lettre de Bouchereau, qui m'annonce qu'il va venir.

Je suis parti par le dernier convoi le soir.

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Paris, 27 mai.—Bouchereau est venu justement me réveiller au milieu de la journée; j'ai été heureux de le revoir. Il dîne avec moi jeudi.

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29 mai.—Dîné chez moi avec Bouchereau.

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30 mai.—«.....Quant à la beauté de la figure, aucune femme ne l'a jamais égalée... Cependant ses traits n'étaient pas jetés dans ce moule régulier qu'on nous a faussement enseigné à révérer dans les ouvrages classiques du paganisme: «Il n'y a pas de beauté exquise, dit lord Verulam, parlant avec justesse de tous les genres de beauté, sans une certaine étrangeté dans les proportions.» (Edgar Poë.)

J'ai été dans la journée inviter F. Leroy à venir dîner lundi avec Bouchereau: j'ai eu grand plaisir à le revoir.

En rentrant, continué ma lecture d'Edgar Poë; cette lecture réveille en moi ce sens du mystérieux qui me préoccupait davantage autrefois dans ma peinture, et qui a été, je crois, détourné par mes travaux surplace, sujets allégoriques, etc., etc. Baudelaire dit dans sa préface que je rappelle en peinture ce sentiment d'idéal si singulier et se plaisant dans le terrible[211]. Il a raison; mais l'espèce de décousu et l'incompréhensible qui se mêle à ses conceptions ne va pas à mon esprit. Sa métaphysique et ses recherches sur l'âme, la vie future, sont des plus singulières et donnent beaucoup à penser. Son Van Kirck parlant de l'âme, pendant le sommeil magnétique, est un morceau bizarre et profond qui fait rêver. Il y a de la monotonie dans la fable de toutes ses histoires; ce n'est, à vrai dire, que cette lueur fantasmagorique dont il éclaire ces figures confuses, mais effrayantes, qui fait le charme de ce singulier et très original poète et philosophe.


[203] Joseph Autran (1813-1877), poète, qui succéda à Ponsard à l'Académie française.

[204] Delacroix écrivait, un an plus tard: «Quelque retiré qu'on vive à Paris, il est impossible de se soustraire à cette inquiétude perpétuelle dans laquelle on vit, et qui agit indubitablement sur les ouvrages de l'esprit.» (Corresp., t. II, p. 108.)

[205] William Wyld (1806-1889), peintre anglais, élève de Louis Francia, fut, avec Bonington, un des propagateurs de l'aquarelle en France. En 1883, il accompagna Horace Vernet de Rome à Alger.

[206] Le baron Michel (1786-1856), médecin militaire, qui prit part à toutes les campagnes de l'Empire et devint médecin en chef de l'hôpital du Gros-Caillou et des Invalides.

[207] À cette époque déjà Paul de Saint-Victor écrivait dans la Presse cette série de feuilletons dramatiques qu'il devait continuer plus tard au Moniteur universel, et dans lesquels, sous prétexte de faire le compte rendu des pièces nouvelles, il exécutait d'admirables variations littéraires sur les grandes œuvres classiques. On se rappelle la série de ses études sur le drame grec, qui furent réunies plus tard sous le titre des Deux Masques. À propos de cet article sur le Cid qu'on trouvera dans la Presse du 25 mai 1856, et dont M. Burty a cité un fragment dans la Correspondance de Delacroix, voici ce que Delacroix écrivait à Paul de Saint-Victor: «Je trouve ce matin dans la Presse votre article sur le Cid, et je ne puis m'empêcher de vous en faire compliment du fond de ma retraite momentanée. Quel dommage que vous dépensiez votre verve et votre esprit dans des feuilles qui se dispersent si vite! c'est au point que revenant demain ou après-demain à Paris, je ne sais si je pourrai trouver à acheter le numéro paru depuis deux jours.» Puis ensuite, discutant avec le critique une des idées qu'il a émises, il termine en disant: «Ma lettre n'est à autre fin que de vous parler de mon émotion. C'est une pente que je suis quelquefois et à coup sûr. J'écris cette lettre avec plus de plaisir que presque toutes les autres.» (Corresp., tome II, p. 144, 145.) Il ne faut pas oublier d'ailleurs que Paul de Saint-Victor avait été l'un de ses enthousiastes partisans, et qu'il avait écrit, notamment après la décoration du Palais-Bourbon, une série d'articles qui comptent parmi les plus remarquables commentaires de l'œuvre du maître peintre.

[208] Voir Catalogue Robaut, n° 1383.

[209] Voir Catalogue Robaut, n° 1409.

[210] Voir Catalogue Robaut, n° 1317.

[211] Voici quel est le passage de Baudelaire qui vient justement à l'appui de la précédente note: «Au sein de cette littérature où l'air est raréfié, l'esprit peut éprouver cette vaste angoisse, cette peur prompte aux larmes, et ce malaise au cœur, qui habitent les lieux immenses et singuliers. Mais l'admiration est la plus forte, et d'ailleurs l'art est si grand! Les fonds et les accessoires y sont appropriés aux sentiments des personnages. Solitude de la nature et agitation des villes, tout y est décrit nerveusement et fantastiquement. Comme notre Eugène Delacroix, qui a élevé son art à la hauteur de la grande poésie, Edg. Poë aime à agiter ses figures sur des fonds violâtres et verdâtres, où se révèlent la phosphorescence de la pourriture et la senteur de l'orage.» (Préface des Histoires extraordinaires.)

C'était là une idée chère à Baudelaire, dont le goût inné pour le mystérieux et le bizarre s'était accru encore à la suite de sa longue fréquentation avec l'œuvre du poète américain. Il suffit de lire les savoureuses et pénétrantes études qui précèdent les premières et les nouvelles Histoires extraordinaires, pour se rendre compte de l'intoxication puissante qu'il avait subie. Dans sa préface des Fleurs du mal, Th. Gautier commente très finement cet état d'esprit.


6 juin.—J'ai été hier, en sortant de l'Hôtel de ville, voir la fameuse Exposition agricole. Toutes les têtes sont tournées; on est dans l'admiration de toutes ces belles imaginations: machines à exploiter la terre, bêtes de tous les pays amenées à un concours fraternel de tous les peuples; pas un petit bourgeois qui, sortant de là, ne se sache un gré infini d'être né dans un siècle si précieux.

J'ai éprouvé pour mon compte la plus grande tristesse au milieu de ce rendez-vous bizarre: ces pauvres animaux ne savent ce que leur veut cette foule stupide; ils ne reconnaissent pas ces gardiens de hasard qu'on leur a donnés; quant aux paysans qui ont accompagné leurs bêtes chéries, ils sont couchés près de leurs élèves, lançant sur les promeneurs désœuvrés des regards inquiets, attentifs à prévenir les insultes ou les agaceries impertinentes qui ne leur sont pas ménagées.

Le plus simple bon sens eût suffi pour convaincre de l'inutilité de cette réunion, avant qu'on l'ait effectuée. La vue même de ces animaux si divers de forme et de propriétés suffira-t-elle pour convaincre de la folie qu'il y aurait à les transplanter, à les isoler des conditions dans lesquelles ils se sont développés et de l'influence du climat natal? La nature a voulu qu'une vache fût petite en Bretagne et grande en Écosse. Était-il bien nécessaire d'assembler de si loin et dans un même lieu ces naïfs?...

En entrant dans cette exposition de machines destinées à labourer, à ensemencer, à moissonner, je me suis cru dans un arsenal et au milieu de machines de guerre; je me figure ainsi ces balistes, ces catapultes, instruments grossiers et hérissés de pointes de fer, ces chars armés de faux et de lames acérées; ce sont là les engins de Mars et non de la blonde Cérès.

La complication de ces instruments effroyables contraste singulièrement avec l'innocence de la destination; quoi! cette effroyable machine armée de crocs et de pointes, hérissée de lames tranchantes, est destinée à donner à l'homme son pain de tous les jours! La charrue, que je m'étonne de ne pas voir placée parmi les constellations, comme la lyre et le chariot, ne sera plus qu'un instrument tombé dans le mépris! Le cheval aussi a fait son temps.

Ces petites machines à vapeur, avec leurs pistons, leur balancier, leur gueule enflammée, sont les chevaux de la future société. L'affreux et lugubre tintamarre de ses roues... Don Quichotte eût mis sa lance en arrêt!

Laissez à la Hongrie les bœufs affligés de cornes, dont ils ne savent que faire!... À quoi bon dans nos plaines ces vaches descendues des Alpes de la Suisse? ces bœufs avec cornes ou sans cornes, de climats et de constitutions divers, qui réclament une nourriture particulière et des soins?...

Quant à ces légumes poussés à une humidité et une chaleur factices, laissez-les aux curieux d'Argenteuil pour les moules en carton, comme l'idéal de l'asperge et du navet, plus propre à étonner la vue qu'à réjouir l'appétit: tous ces petits parterres, venus là pour la circonstance, semblables à ces forêts que les enfants improvisent dans leurs jeux en plantant des branches en terre.

Pauvres peuples abusés, vous ne trouvez pas le bonheur dans l'absence du travail! Voyez ces oisifs condamnés à traîner le fardeau de leurs journées et qui ne savent que faire de ce temps que les machines leur abrègent encore. Voyager était autrefois une distraction pour eux; se tirer de la torpeur de chaque jour, voir d'autres climats, d'autres mœurs, donnait le change à cet ennemi qui leur pèse et les poursuit. À présent, ils sont transportés avec une rapidité qui ne laisse rien voir; ils comptent les étapes par les stations de chemin de fer qui se ressemblent toutes; quand ils ont parcouru toute l'Europe, il semble qu'ils ne sont pas sortis de ces gares insipides qui paraissent les suivre partout comme leur oisiveté et leur incapacité de jouir. Les costumes, les usages variés, qu'ils allaient chercher au bout du monde, ils ne tarderont pas à les trouver semblables partout.

Déjà l'Ottoman qui se promenait en robe et en pantoufles sous un ciel toujours riant, s'est emprisonné dans les ignobles habits de la prétendue civilisation: ils ont des vêtements serrés, comme dans les pays où l'air libre est un ennemi dont il faut se garantir; ils ont adopté ces couleurs monotones qui sont celles des peuples du Nord, qui vivent dans la boue et dans les frimas. Au lieu du spectacle du Bosphore riant sous le soleil et qu'ils contemplaient tranquillement, ils s'enferment dans de petites salles de spectacle pour y voir des vaudevilles français; vous retrouvez ces vaudevilles, ces journaux, tout ce bruit pour rien, dans toutes les parties du monde, comme l'éternelle gare, avec ses cyclopes et ses sifflements sauvages.

On ne fera pas trois lieues sans cet accompagnement barbare: les champs, les montagnes en seront sillonnés: on se rencontrera comme se rencontrent les oiseaux, dans les plaines de l'air... Voir n'est plus rien: il faut arriver pour repartir! On ira de la Bourse de Paris à celle de Saint-Pétersbourg; les affaires réclameront tout le monde, quand il n'y aura plus de moissons à recueillir au moyen des bras, des champs à surveiller et à améliorer par des soins intelligents. Cette soif d'acquérir des richesses, qui donneront si peu de jouissance, aura fait de ce monde un monde de courtiers. On dit que c'est une fièvre qui est aussi nécessaire à la vie des sociétés, que la vraie fièvre l'est au corps humain dans certaines maladies et au dire des médecins.

Quelle est donc cette maladie nouvelle que n'ont point connue tant de sociétés éclipsées aujourd'hui et qui ont pourtant étonné le monde par les grandes et véritablement utiles entreprises, par des conquêtes dans le domaine des grandes idées, par de vraies richesses employées à augmenter la splendeur des États et à relever à leurs yeux les sujets de ces États? Que n'emploie-t-on cette activité impitoyable à creuser de vastes canaux pour l'écoulement de ces inondations fatales qui nous consternent, ou pour élever des digues capables de les contenir! C'est ce qu'a fait l'Égypte, qui a discipliné les eaux du Nil et opposé les Pyramides à l'envahissement des sables du désert; c'est ce qu'ont fait les Romains, qui ont couvert le monde ancien de leurs routes, de leurs ponts et aussi de leurs arcs de triomphe.

Qui élèvera une digue aux mauvais penchants? Quelle main fera rentrer dans leur lit le débordement des passions viles? Où est le peuple qui élèvera une digue contre la cupidité, contre la basse envie, contre la calomnie, qui flétrit les honnêtes gens dans le silence ou dans l'impuissance des lois? Quand cette autre machine, la presse impitoyable, serait-elle disciplinée? Quand est-ce que l'honneur, la réputation de l'homme intègre ou de l'homme éminent, et par conséquent envié, ne sera plus en butte aux calomnies empoisonnées du premier inconnu?

(Coudre tout cela aux réflexions du mois de mai 1853[212], à propos de celles de Girardin sur la France labourée à la mécanique.)

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8 juin.—Dîner chez la princesse, qui part après-demain et qui m'a fait demander mon jour pour Grzymala.

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9 juin.—Dîner du lundi. Chez Autran, le soir.

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10 juin.—MM. Pelouze et Marguerite doivent venir.

Dîné chez Marguerite. Revu le petit Christ, qui m'a fait plaisir. Ce qui m'a frappé davantage, c'est la Vierge évanouie, du fond. Il y a décidément, parmi les grands, des génies fougueux, indisciplinés, quand ils croient être corrects, n'obéissant qu'à l'instinct qui sans doute se trompe quelquefois: ainsi Michel-Ange, Shakespeare, Puget, voilà des gens qui ne conduisent pas leur génie, mais qui en sont conduits; Corneille est un des plus saillants: il tombe dans des abominations, en descendant du ciel. Mais ces hommes-là? en revanche, sont les initiateurs et les pasteurs du troupeau. Ce sont les monuments souvent informes, mais qui sont éternels et qui dominent dans les déserts, comme au milieu des civilisations les plus raffinées, dont elles demeurent le point de départ et en même temps la critique, par les caractères éternels de leurs belles parties.

Il y a également incontestablement des génies divins qui obéissent à leur naturel, mais qui lui commandent aussi: les Virgile, les Racine, ne tombent jamais dans les énormités. Ils sont entrés dans une route qui avait été ouverte par des géants; ils ont laissé derrière eux les blocs informes, les essais trop audacieux, et s'emparent des cœurs d'un empire moins contesté.

Quand les hommes de la première espèce veulent se réformer, agir méthodiquement, ils tombent dans la froideur et sont au-dessous ou plutôt à côté d'eux-mêmes: ceux de la seconde classe tiennent en bride leur imagination, ils se réforment ou se dirigent à leur gré, sans tomber dans des contradictions ou des erreurs choquantes. (Voir mes notes du 16 novembre 1857.)

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11 juin.—Teinte locale de l'enfant grand de la seconde Médée[213]: brun, rouge et blanc. Cesser d'être cru par ces tons de l'ombre chauds, légèrement orangés et, dans les chairs, rompus de vert, de rose, de jaune et blanc.

Les clairs de la Médée, de sa joue, de sa gorge, du torse, etc., basés sur le ton de terre d'ombre blanc et laque jaune avec blanc et laque. Le cadmium avec des tons rompus domine dans la localité; peu de tons rouges; cependant un peu de tons de brun rouge blanc avec laque jaune et terre d ombre et blanc (cette dernière combinaison excellente pour beaucoup de localités un peu brunes).

Pour le ton vert rose chaud de la joue dans une femme fraîche et brune, le cadmium et blanc, jaune zinc clair et vert émeraude, blanc et laque ou vermillon et blanc, suivant l'effet; le blanc et vert émeraude, qui est un vert froid, s'y marie bien.

En substituant l'ocre de ru et blanc au cadmium, on a des localités de sujets plus bruns: le vermillon et blanc y convient avec le zinc jaune et vert, de même.

Un mélange de tous ces tons fait une excellente localité de chair.

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14 juin.—Je dîne à côté d'Auber, à l'Hôtel de ville. Il me dit que, malgré une vie heureuse, il ne voudrait pas recommencer à vivre, à cause de ces mille amertumes dont la vie est semée. Ceci est d'autant plus remarquable qu'Auber est un voluptueux complet: à l'âge où il est, il jouit encore de la compagnie d'une femme.

Le souverain bien serait la tranquillité; pourquoi donc ne pas commencer de bonne heure à mettre cette tranquillité au-dessus de tout? Si l'homme est destiné à trouver un jour que le calme est au-dessus de tout, pourquoi ne pas se mettre à une vie qui donne ce calme anticipé, mêlé toutefois à quelques-unes des douceurs qui ne sont pas les affreux bouleversements que causent les passions? Mais qu'il faut veiller sur soi pour s'en garantir, quand elles sont devenues si redoutables!

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21 juin.—Dîner des maires. Je cause longuement avec J... d'une grande affaire.

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24 juin.—Chez Thiers le soir. Je lui ai fait compliment de son conseil.

Delaroche y était: il fait le léger, le narquois.

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25 juin.—Prêté à Andrieu vingt-trois gravures des Admirandæ romanæ antiquitates, etc.

Demi-teinte foncée ou claire pour la chair, se mêlant soit au cadmium, soit au vermillon, soit à la laque: Terre d'Italie naturelle, noir, laque jaune, vert de zinc ou émeraude, blanc. Ce ton étant préparé foncé, si on le rend clair avec plus de blanc, forme un clair neutre verdâtre, qui s'unit à tout.

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28 juin.—Parti à Champrosay à cinq heures. Je trouve en route Bec: chaleur du diable.

Chevalier[214] au chemin de fer, qui veut absolument que j'aille déjeuner ou dîner avec lui. Jour pris pour lundi.

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29 juin.—Écrire à Guillemardet. Parler à Haro pour Leroux[215] de Passy.

Je trouve dans un article de Pelletan dans la Presse sur le fameux progrès, cette citation extraite des derniers ouvrages du grand homme d'État, à qui nous avons dû de faire tant d'expériences dans le sens du progrès indéfini, laquelle excite la profonde tristesse de son élève, qui ne lui répond que le sanglot à la bouche:

«Le progrès indéfini et continu est une chimère partout démontrée par l'histoire et par la nature; mais le perfectionnement, etc. L'humanité monte et descend sans cesse sur sa route, mais elle ne descend ni ne remonte indéfiniment.»

—Je dîne aujourd'hui avec Villot et sa femme. Nous parlons peinture toute la soirée: cela me met en bonne disposition.

—J'ai été mécontent hier, en arrivant, de ce que j'avais laissé ici l'Herminie, le Boisguilbert enlevant Rebecca[216], les esquisses pour Hartmann, etc.

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30 juin.—Michel Chevalier vient me chercher à trois heures: fin de journée que je redoutais et qui se passe assez bien. Je fais connaissance avec toute sa parenté. J'emporte un épi de blé d'Égypte. Je reviens à pied le soir et assez fatigué. J'espérais trouver ma pauvre Jenny en route.


[212] Voir t. II, p. 198.

[213] Delacroix avait exécuté une première fois en 1838 une composition de Médée furieuse, au sujet de laquelle Th. Gautier avait écrit qu'elle était «peinte avec une fougue, un emportement et un éclat de couleur que Rubens ne désavouerait pas». Nous trouvons au Catalogue Robaut (n° 1435) une autre Médée furieuse, indiquée comme variante du tableau de 1838. Il ajoute cette intéressante anecdote: «Delacroix avait fixé à huit mille francs le prix de cette toile avant de l'avoir achevée. Surpris des difficultés d'exécution, il crut pouvoir demander à M. Émile Péreire (l'acheteur) de l'indemniser des efforts inattendus qu'il avait dû faire. M. Péreire s'empressa de modifier les conditions primitives. Mais Delacroix, pris de scrupule, retira ses nouvelles prétentions. M. Péreire les maintint quand même, et porta ainsi à dix mille francs le prix du tableau, qui fut cédé plus tard pour trente mille à M. Laurent Richard, et atteignit le chiffre de cinquante-neuf mille francs à la vente faite par cet amateur.»

[214] Michel Chevalier (1806-1879). Le célèbre économiste avait fait partie de la commission de l'Exposition universelle de 1855, et avait sans doute noué des relations amicales avec Delacroix.

[215] Sans doute Jean-Marie Leroux (1788-1865), graveur et dessinateur, élève de David.

[216] L'Herminie et l'Enlèvement de Rebecca devaient figurer plus tard à l'Exposition de 1859, cette Exposition qui fut pour Delacroix, suivant l'expression de Burty, un véritable Waterloo. Dans le commentaire du Catalogue Robaut (n° 1383), E. Chesneau dit à propos de l'Enlèvement de Rebecca: «On a peine à se défendre d'un mouvement d'irritation, quand on a été témoin comme nous de l'attitude du public dans les galeries du Salon de 1859, devant les huit tableaux, plus admirables les uns que les autres, que le maître y avait envoyés. On s'attroupait devant l'Enlèvement, devant Ovide, devant les Bords du Sébou, devant l'Herminie, et l'on riait, et l'on faisait échange de quolibets. Je n'ai pas souvenir, dans ma vie de critique déjà si longue, d'un si honteux scandale.»


1er juillet.—Je vais le soir chez Parchappe. Peu de mouvement dans les idées. J'avais été prendre Mme Villot pour y aller tous deux, et nous avions tourné dans son jardin. Elle est émerveillée de Dumas fils.

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2 juillet.—Chez Rodrigues le soir. Je ne trouve que sa mère et les jeunes gens. Il arrive au moment où je pars.

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3 juillet.—Mme Villot vient chez moi avec Dumas, qui passe la journée chez elle. J'y dîne avec Dauzats, Mme Herbelin, Bixio, Villemot, Mme Barbier qui arrive après une odyssée variée, qui l'a fait venir à Juvisy dans une charrette de boucher.

Je crois que c'est ce jour que je reçois mes lettres de Paris. Le cousin arrive la semaine prochaine, et je pars lundi.

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4 juillet.—Je passe la journée à la maison. Je remonte dans ce seul jour le tableau de l'Herminie[217], à ma grande satisfaction. La veille, l'avait été celui d'Ugolin[218], qui en avait bon besoin.

Après le dîner je m'endors et me suis couché sans sortir.

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5 juillet.—Travaillé à l'Arabe qui va seller son cheval[219]. Promenade vers deux heures, en courant après Jenny que je ne trouve pas. Je vais jusqu'à près de Soisy; je remonte vers le Chêne-Prieur, mais ne vais pas jusque-là: pris par l'allée aux Fougères jusque chez Baÿvet. Tourné dans son allée, toujours occupé de ma recherche; puis pris l'allée de Draveil dans le sens des murs des divers parcs, remonté au Chêne-d'Antain par le chemin que nous prenions autrefois en venant de l'enclos de Candas. Je me suis assis en face de ce géant, qui est maintenant entouré de coupes abattues: je m'y suis presque endormi un instant et suis revenu par l'allée tournante de Mainville à Champrosay.

En rentrant, retourné un peu à mon ébauche avec succès (la tête du cheval) et fait un somme jusqu'à cinq heures.

Chez Barbier ensuite. Dîner et soirée fort gais. Mme Franchetti y est venue et a contribué à rendre la réunion aimable. Mme Barbier n'est pas aussi enchantée que Mme Villot de l'esprit de Dumas fils[220]; Barbier dit avec raison que rien n'est plus fatigant que ce jeu d'esprit perpétuel et de mots à propos de tout.

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8 juillet.—Commencé le Paysage de Tanger au bord de la mer[221], la Fontaine mauresque[222], l'Embarquement, la Procession à Tanger pour porter les cadeaux, le Bazar de Mequinez dans le petit livre de croquis[223].

Le bon cousin[224] arrive le soir à onze heures et demie. Je l'installe et le trouve heureux de notre combinaison.

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9 juillet.—Parler à Haro de la lithographie de Leroux[225], d'après le tableau que je lui ai donné[226].

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10 juillet.—Guillemardet dîne avec nous et le neveu de Lamey.

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11 juillet.—Je vais au conseil et voir Buloz, pour l'ouvrage de Lamey.

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12 juillet.—Où est la petite vue sur toile peinte à l'huile d'après nature?... Je crois que je l'ai donnée à rentoiler.

Nous allons voir les Femmes savantes et Amphitryon, le cousin et moi[227].

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18 juillet.—Guillemardet vient dîner.

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22 juillet.—Départ du bon cousin; je l'accompagne par un beau soleil du matin, mourant d'envie de m'embarquer avec lui. Il est triste de me quitter.

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24 juillet.—Travaillé à la Médée[228].

Je ne sors pas depuis le départ du cousin. Je défends ma porte et m'enterre dans ma solitude.

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28 juillet.—Repris le travail de l'église avec Andrieu. Il avait travaillé jusqu'au 17 pour compléter le mois, lorsque j'étais parti pour Champrosay vers le 2 ou 3.


[217] Voir Catalogue Robaut, n° 1384.

[218] Voir Catalogue Robaut, nos 1063-1065.

[219] Voir Catalogue Robaut, n° 1817.

[220] Il est certain que Delacroix préférait encore le père au fils, qui n'avait alors que trente et un ans.

[221] Voir Catalogue Robaut, n° 1348.

[222] Voir Catalogue Robaut, n° 1442.

[223] Le petit livre de croquis dont il est question ici est celui qui a été reproduit dans ce Journal, t. I, p. 145. (Voyage au Maroc.)

[224] Le cousin Lamey.

[225] Eugène Leroux (1811-1863), lithographe, qui a reproduit plusieurs tableaux d'après Delacroix et surtout d'après Decamps.

[226] Saint Sébastien. (Voir Catalogue Robaut, n° 1381.) Delacroix avait gardé une sincère reconnaissance envers M. Haro, qui, en 1855, avait vaincu ses résistances et l'avait décidé à exposer. C'est M. Haro qui avait installé la salle où Delacroix réunit trente-cinq de ses œuvres choisies, qui furent si remarquées.

[227] Eugène Delacroix, qui avait depuis longtemps ses entrées à la Comédie-Française, put applaudir ce soir-là MM. Provost, Geffroy, Régnier, Got, Mmes Nathalie, Bonval et Thénard dans la première pièce, où Mlle Édile Riquer continuait ses débuts par le rôle d'Henriette, et MM. Samson, Régnier, Beauvallet, Geffroy et Mlle Judith dans Amphitryon. L'administrateur général était alors M. Empis.

[228] Voir Catalogue Robaut, n° 1403.


7 août.—Je ne vais pas à Saint-Sulpice, devant aller au Val[229] pour la première fois. J'y trouve Chaix[230] et Jalabert[231], avec lesquels je reviens le soir. J'avais promis un peu à regret à Mme Fould de revenir samedi.

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8 août.—Les plus beaux ouvrages des arts sont ceux qui expriment la pure fantaisie de l'artiste: de là l'infériorité de l'École française en sculpture et en peinture, qui fait toujours passer l'étude du modèle avant l'expression du sentiment qui domine le peintre ou le sculpteur. Les Français, à toutes les époques, sont toujours retombés avec des styles ou des engouements d'école suffisants dans cette route, qui se croit la seule vraie et qui est la plus fausse de toutes. Leur amour de la raison en tout leur a fait...[232].

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9 août.—Après la matinée et travail à l'église, parti à cinq heures pour Saint-Germain pour aller au Val. Fait route avec M. de Romilly et sa machine de physique. Mme Fould était en avant avec Pastré. Remonté dans ma chambre vers dix heures, ce qui est l'habitude de la maison. Je ne me suis couché qu'à minuit; je me suis promené dans ma chambre et le petit salon, admirant, mais sans envier le luxe du lieu.

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10 août.—Je passe la journée au Val. Je cause dans la bibliothèque avec Fould[233]. Mme Fould me parle de sa maladie.

Promenade avec elle et Romilly dans la forêt et en voiture. Il fait toujours une chaleur affreuse depuis plus de quinze jours.

Lagnier vient dîner, il est inconsolable de vieillir. Le jeune Achille Fould[234] vient aussi et s'en retourne avec nous.

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15 août.—J'attendais Louis Fould, qui n'est pas venu. J'ai travaillé au Bord de mer de Tanger, ne pouvant aller à l'église. Je me suis dispensé du Te Deum et du banquet municipal d'hier jeudi.

Dîné avec Schwiter, rue Montorgueil; le pauvre garçon est tout plein de ses illustres connaissances: il pourra éprouver des déceptions de ce côté. Je l'aime beaucoup.

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18 août.—J'ai promis à Robert, de Sèvres, un tableau pour un de ses amis, pour le mois de janvier environ.

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25 août.—J'ai reçu la lettre où on me demande lettres et souvenirs... J'ai éprouvé de la tristesse de cet adieu anticipé.

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26 août.—Repris aujourd'hui le tableau de Jacob, à Saint-Sulpice[235]. J'ai beaucoup fait dans la journée: remonté le groupe entier, etc. L'ébauche était très bonne.

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27 août.—Je mène la vie d'un cénobite, et tous mes jours se ressemblent[236]. Je travaille tous les jours à Saint-Sulpice, sauf les dimanches, et ne vois personne.


[229] Le Val Notre-Dame, ancienne abbaye, propriété de la famille Fould, située près d Argenteuil.

[230] Chaix-d'Est-Ange (1800-1876), avocat, ancien bâtonnier de l'ordre, qui devint procureur général en 1857, puis sénateur, vice-président du conseil d'État. Grand amateur d'art, il réunit dans ses galeries un certain nombre d'œuvres du plus haut mérite.

[231] Jalabert, peintre, né en 1819, élève de Paul Delaroche.

[232] La suite manque dans le manuscrit.

[233] M. Fould fut nommé, en 1857, membre de l'Académie des Beaux-Arts.

[234] Achille Fould, aujourd'hui député des Hautes-Pyrénées.

[235] Les compositions de Saint-Sulpice étaient en train depuis six années; car le 22 janvier 1850, Delacroix écrivait déjà à son praticien M. Lassalle-Bordes: «J'ai remis de jour en jour à répondre à votre bonne lettre, dont je vous remercie bien, parce que j'étais précisément en travail de me décider sur le sujet de mes peintures à Saint-Sulpice: oui, mon cher ami, j'en suis encore là; cependant je suis à peu près fixé, comme vous allez voir. Voici d'abord ce qui m'est arrivé. La chapelle était celle des fonts baptismaux, les sujets allaient d'eux-mêmes: baptême, péché originel, expiation. Je fais agréer mes sujets par le curé, et je compose mes tableaux. Au bout de trois mois, je reçois une lettre à la campagne, qui m'apprend que la chapelle des fonts baptismaux se trouve sous le porche de l'église, au lieu d'être dans celle que je devais peindre... La juste colère que j'en ai ressentie m'a cassé bras et jambes: j'avais beau faire, je ne pouvais m'occuper que de cela. Enfin, comme il faut que tout finisse, je crois que nous consacrerons définitivement la chapelle aux Saints Anges. J'hésite encore entre plusieurs, quoique je les aie à peu près tous composés. Le plafond sera l'Ange Michel terrassant le démon.» (Corresp., t. II, p. 34.)

[236] Dans une lettre du 24 août 1857, adressée à Constant Dutilleux, il parle de «son rude travail de Saint-Sulpice qu'il poursuivra encore tout le mois suivant». Il ajoute: «Ce travail, tant retardé et interrompu sans cesse, aurait pu être achevé dans cette campagne; mais la clarté douteuse de la fin de l'automne me forcera à lâcher prise, mais avec la résolution d'achever au printemps.» (Corresp., t. II, p. 147.)


7 septembre.—Je vois de ma fenêtre un parqueteur qui travaille nu, jusqu'à la ceinture, dans la galerie; je remarque, en comparant sa couleur à celle de la muraille extérieure, combien les demi-teintes de la chair sont colorées, en comparaison des matières inertes. J'ai observé la même chose avant-hier sur la place Saint-Sulpice, où un polisson était monté sur les statues de la fontaine au soleil: l'orangé mat dans les clairs, les violets les plus vifs pour le passage de l'ombre et des reflets dorés dans les ombres qui s'opposaient au sol. L'orangé et le violet dominaient alternativement ou se mêlaient. Le ton doré tenait du vert. La chair n'a sa vraie couleur qu'en plein air et surtout au soleil; qu'un homme mette la tête à la fenêtre, il est tout autre que dans l'intérieur; de là la sottise des études d'atelier, qui s'appliquent à rendre cette couleur fausse.

J'ai vu ce matin le chanteur à la fenêtre, en face de la maison, c'est ce qui m'a fait écrire ceci.

Je renvoie à Passy ce qui m'avait été demandé...

J'écris aussi au cousin à propos de la lettre de Saint-René Taillandier.

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25 septembre.—Dernier jour de mon travail à Saint-Sulpice.

Je travaille comme les deux jours précédents aux Enfants[237].

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29 septembre.—Je rencontre ce soir dans ma promenade Godde[238], qui me dit avoir vu dans des lettres de Latour[239] qu'il était l'homme le plus inhabile de la main, et qu'il s'était donné son adresse à force de travail. Il m'en cite encore un autre.


[237] Quatre fresques en grisaille (écoinçons du plafond) pour la chapelle des Saints-Anges, à Saint-Sulpice. (Voir Catalogue Robaut, nos 1342 à 1345.)

[238] Étienne-Hippolyte Godde (1781-1869), architecte en chef de la ville de Paris, qui s'occupa tout particulièrement de la restauration des édifices religieux et de l'agrandissement de l'Hôtel de ville.

[239] Maurice Quentin de Latour, le fameux pastelliste du XVIIIe siècle.


Ante, 1er octobre.—Parti à sept heures pour Ante. Désappointement au chemin de fer. Le convoi n'arrête pas à Châlons. M. Blaize, des Vosges, que je rencontre à propos, me fait partir. À Châlons vers dix heures et demie.

Promenades dans la ville: la cathédrale, pierres tumulaires; Notre-Dame, passage du roman au gothique.

J'attends jusqu'à deux heures passées pour partir. J'éprouve au commencement de la route de Sainte-Menehould combien le voyage en voiture favorise la rêverie, au contraire du chemin de fer. Bientôt l'insipidité de la route crayeuse et monotone l'emporte.

Arrivé à Sainte-Menehould à six heures environ. Je trouve le cousin qui m'amène à Ante, où nous dînons gaiement.


2 octobre.—Pluie affreuse jusqu'à près de deux heures; ma ressource est la promenade dans le jardin des fleurs.

Le soir, dans les pierres du haut, le chien fait lever un lapin.

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3 octobre.—C'est ce jour que nous allons à la pêche. Pendant ce temps, le cousin Delacroix reste à chasser.

Quand nous revenons du moulin, le bon juge de paix nous rejoint.—Joyeux dîner ensuite.

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5 octobre.—Le matin, dessiné des moutons: nous montons avec le troupeau. Sensation de plaisir venant du beau temps.

En rentrant, lu les traductions de Dante et autres. Je remarquais combien notre langue pratique se plie difficilement à la traduction des poètes tout à fait naïfs comme Dante. La nécessité de la rime ou de sauver la vulgarité d'un mot force à des circonlocutions qui énervent le sens, et cependant nous lisions la veille des fables de La Fontaine, aussi naïf, plus orné, qui dit tout sans ornements parasites et sans périphrases.

Il ne faut dire que ce qui est à dire: voilà la qualité qu'il faut réunir à l'élégance. Les Deschamps[240] et autres modernes, qui ont senti, comme je le fais, combien est fade cette poésie, qui a des formules toutes prêtes et qui est celle du dix-huitième siècle, ont des passages où le sentiment de l'original se retrouve: mais tout cela est aussi barbare que le serait une langue étrangère; en un mot, ce n'est pas traduit en français, et l'élégance est absente. Dans Horace, que nous lisions ensuite, même élégance, mais aussi même force: il n'y a pas de vrai poète sans cela.

—Le soir à table: nous dînons tard. Une nuée de cousins est arrivée à la grande et légitime humeur du cousin. Nous achevions en paix de dîner; il a fallu réchauffer les plats, se serrer et assister, l'arme au bras, et sans lâcher pied, à l'assaut que la troupe a livré à la victuaille.

J'ai été me promener à la clarté des étoiles qui brillaient admirablement.

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6 octobre.—Je m'échappe le matin, et pendant ce temps les nouveaux arrivés se mettent à table pour déjeuner.

J'avais été sur la hauteur revoir la vue de la maison du cousin.

Conversation, promenade sous les noisetiers et dîné à une heure; reste de la journée assez insipide, à cause du dîner de bonne heure. J'avais dessiné le matin une vue très étendue, vers la droite, marquée au 6 octobre dans l'album. C'est ce qui m'avait mis en retard.

Après déjeuner, esquivé la première partie de la promenade et acheminé par le jardin, à moitié chemin du même endroit.

Le matin et dans ce moment, éprouvé les plus douces sensations à la vue de cette nature.

Le soir, nous nous réfugions dans la salle de billard, éclairée avec des bougies placées de çà et de là; le bischoff et la partie nous conduisent jusqu'à onze heures.

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7 octobre.—Je sors encore le matin par le jardin dans les coteaux et le petit bois. Dessiné les soleils.

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8 octobre.— Nous partons à sept heures pour Givry[241]. Beau soleil; je fais un dernier croquis du terrain qui monte, de la fenêtre au nord.

Vu La Neuville-au-Bois, pays de La Valette. Vu, j'allais dire revu, Givry!

Ce lieu, que je ne connaissais que par les récits de tous ceux que j'ai aimés, a réveillé leur souvenir avec une douce émotion. J'ai vu la maison paternelle[242] comme elle est, mais, à ce que je suppose, sans beaucoup de changement; la pierre de ma grand'mère est encore à l'angle du cimetière, que l'on va exproprier, comme on fait de tout. Cette cendre n'aura qu'à déménager, comme les marchands qu'on envoie tenir boutique ailleurs.

Je vois, en arrivant, un vieux Delacroix, en blouse, ancien officier qui, à mon nom, me presse à plusieurs reprises les mains, presque les larmes aux yeux.

Je suis dans une mauvaise disposition de santé, et j'assiste au déjeuner du bon juge de paix sans presque toucher à rien.

L'étang de Givry, etc.;—la halle, etc.

Nous repartons vers dix heures et demie avec le juge de paix; nous traversons une partie de forêt.

Vu Le Chatellier, origine des Berryer: c'est là qu'étaient les Vauréal. On me conte leur histoire.

Arrivé à Revigny et parti vers deux heures, seul une grande partie de la route. J'ai beaucoup joui de ce voyage par le beau temps.

Je couche pour la première fois dans mon appartement du premier.

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Paris, 9 octobre.—Fait de souvenir deux vues à l'huile de chez le cousin. J'apprends le soir, par Boissard, la mort de ce pauvre Chassériau.

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10 octobre.—Convoi du pauvre Chassériau[243]. J'y trouve Dauzats, Diaz et le jeune Moreau[244] le peintre. Il me plaît assez. Je rentre de l'église avec Émile Lassalle[245].

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Augerville. 11 octobre.—Parti à sept heures pour Fontainebleau et arrivé à Augerville vers une heure par un beau temps: première partie du voyage agréable à traverser la forêt.

Je trouve à Augerville Batta, Cadillan, Richomme et la bru de Berryer: il va demain et après-demain à Paris.

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12 octobre.—Il faut le complément du souvenir pour que la jouissance soit parfaite, et malheureusement on ne peut à la fois jouir et se souvenir de la jouissance. C'est l'idéal ajouté au réel. La mémoire dégage le moment délicieux ou fait l'illusion nécessaire.

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13 octobre.—En présence de ce bois, le cri d'une grive éveille en moi le souvenir de moments analogues et dont le souvenir me plaît plus que le moment présent.

Le contentement de soi est le plus grand des contentements, et, dans un sens qui n'est pas si détourné qu'il peut le paraître, on veut être content de l'opinion que les autres ont de vous. Seulement les uns puisent ce sentiment dans la vertu, les autres dans les avantages extérieurs qui attirent les yeux de l'envie.

J'admire cette multitude de petites toiles d'araignée que le brouillard du matin fait découvrir à l'œil en les chargeant d'humidité. Quelle quantité de mouches ou d'insectes doivent se prendre dans ces filets pour nourrir les tissandières, et quelle multitude de ces dernières offertes à l'appétit des oiseaux, etc.!

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15 octobre.—Je rencontre une limace exactement mouchetée comme une panthère: anneaux larges sur le dos et sur les flancs, devenant des taches et des points à la tête, près du ventre qui est clair comme dans les quadrupèdes.

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17 octobre.—Je lis dans la Grèce[246], d'About: «On peut dire que le peuple grec n'a aucun penchant pour aucune sorte de débauche, et qu'il use de tous les plaisirs avec une égale sobriété. Il est sans passion, et je crois que de tout temps il a été de même, car les habitudes monstrueuses dont l'histoire l'accuse, etc.»

Il prétend aussi qu'il n'est pas né pour l'agriculture, et je crains qu'il n'ait raison. «L'agriculture réclame plus de patience, plus de persévérance, plus d'esprit de suite, que les Hellènes n'en ont jamais eu, etc.»

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18 octobre.—Promenade, avant dîner, avec Richomme et Batta, dans le petit chemin boisé, au bas des rochers que j'ai dessinés, il y a deux ans, et revenu par le moulin Baudon. Charmants paysages et effets de soir.

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19 octobre.—Promenade avec Berryer et Cadillan dans la campagne; plaine du haut. Vu les murs extérieurs du parc.

Cette campagne, toute plate et sans routes sablées, m'a fait un effet charmant. Le bon Cadillan éprouvait la même chose: il semblait que nous respirions plus librement.

Berryer me contait le soir que Pariset[247] lui disait que chaque découverte un peu importante qu'il semblait que l'on fit en médecine, ne faisait que lui expliquer ou même lui faire comprendre un trait d'Hippocrate encore obscur.

Tous les soirs, pendant que ces messieurs font leur partie interminable de billard, je me promène devant le château. J'ai eu au commencement de la semaine des clairs de lune délicieux. Nous avons eu une éclipse presque totale qui a donné à la lune cette couleur sanglante qu'on voit racontée dans les poètes et que Berryer me disait ne pas connaître: il en est de cela comme de Pariset avec Hippocrate. Les grands hommes voient ce que le vulgaire ne voit point: c'est pour cela qu'ils sont des grands hommes; ce qu'ils ont découvert et souvent crié sur les toits, est négligé ou incompris de ceux à qui ils s'adressent. Le temps, mais plus souvent un autre homme de leur trempe, retrouve le phénomène et le montre à la foule à la fin.

Je voudrais me rappeler si Virgile, dans la description de la tempête, fait tourner le ciel sur la tête de ses matelots, comme je l'ai vu en allant à Tanger, dans ce coup de vent où le ciel, pendant la nuit, était sans nuages et où il semblait, à cause des mouvements du navire, que la lune et les étoiles fussent dans un continuel et immense mouvement.

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Champrosay, 21 octobre.—Parti d'Augerville avec Berryer et Cadillan. Temps magnifique.

J'éprouve toujours cet appétit de la nature, cette fraîcheur d'impression qui n'est ordinaire que dans la jeunesse. Je crois que la plupart des hommes ne les connaissent pas. Ils disent: Voilà du beau temps, voilà de grands arbres, mais tout cela ne les pénètre pas d'un contentement particulier, ravissant, qui est une poésie en action.

D'Étampes à Juvisy, je voyage avec eux; il se trouve dans le même wagon cette personne si belle, d'une beauté étrange et faite pour la peinture. Elle frappe même mes voisins, dont l'un, grand esprit sous bien des rapports, est Français sous le rapport des sentiments que j'exprimais là-haut. J'ai fait le lendemain des croquis de souvenir, de cette belle créature.

Arrivé à Champrosay vers deux heures, Jenny n'avait pas reçu la lettre par laquelle je la prévenais de mon arrivée.

Le général[248] vient m'inviter pour dîner le lendemain avec Pélissier[249]. Je refuse aujourd'hui l'invitation de Mme Barbier.

Le dîner que je fais et la sottise de me coucher presque aussitôt après m'ont rendu malade deux jours.

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22 octobre.—Mal disposé et souffrant toute la journée, je me traîne chez Parchappe et j'assiste à son dîner auquel manquait Pélissier, ne touchant qu'à un peu de rôti, etc.

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23 octobre.—Toute la journée du malaise; je travaille pourtant à l'Arabe qui porte la selle à son cheval[250].

Vers trois heures, promenade dans la forêt avec ma pauvre Jenny, qui est tout heureuse.

En rentrant, pris de mal de tête violent et d'indisposition. Je me couche sans dîner.

Mérimée dînait chez Barbier. Je n'ai pu y aller, quoique je voulusse le consulter sur l'étiquette des réceptions de Fontainebleau.

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24 octobre.—Meilleure disposition. Je déjeune un peu. Petite promenade en pantoufles vers la fontaine de Baÿvet, et petit dîner qui me réussit.


[240] Émile Deschamps et son frère Antony ont traduit en vers vingt chants de la Divine Comédie.

[241] Givry en Argonne.

[242] Le père de Delacroix était né à Givry, le 15 avril 1741.

[243] Théodore Chassériau (1819-1856) avait été un des admirateurs et un des imitateurs de Delacroix, bien qu'avec le temps il fût arrivé à dégager sa personnalité. «Il avait pour amis, écrit Ch. Blanc, la plupart des écrivains romantiques, tels que M. Th. Gautier, qui lui soufflaient l'audace, lui conseillaient la fièvre, lui recommandaient Rubens, Véronèse, Delacroix et le soleil.»

[244] Il s'agit ici de M. Gustave Moreau, aujourd'hui membre de l'Académie des Beaux-Arts.

[245] Émile Lassalle, né en 1813, mort en 1871, lithographe, a reproduit notamment le Dante et Virgile et la Médée de Delacroix.

[246] La Grèce contemporaine, qui venait de paraître.

[247] Étienne Pariset (1770-1847), médecin, connu surtout par ses recherches sur les maladies épidémiques.

[248] Le général Parchappe.

[249] Le maréchal Pélissier, duc de Malakoff.

[250] Voir Catalogue Robaut, n° 1317.


1er novembre.—Café à la mode d'Athènes d'après le livre d'About: «On grille le grain sans le brûler; on le réduit en poudre impalpable, soit dans un mortier, soit dans un moulin très serré. On met l'eau sur le feu jusqu'à ce quelle soit en ébullition; on la retire pour y jeter une cuillerée de café et une cuillerée de sucre en poudre par chaque tasse que l'on veut faire, etc. Ainsi préparé, le café peut se prendre sans inconvénient dix fois par jour: on ne boirait pas impunément tous les jours cinq tasses de café français. C'est que le café des Turcs et des Grecs est un tonique délayé, et le nôtre est un tonique concentré.»

—Ce matin, Haro est venu me voir à Champrosay: je l'ai revu avec plaisir. Il a déjeuné avec moi, et nous avons beaucoup causé.

—Dîné chez Barbier. Rodakowski m'apprend le retour delà princesse.

—Dans la journée, longue promenade dans la forêt avec Jenny. Revu nos anciennes promenades. Vu Mainville: ce qui était alors de petits taillis sont des bois épais. Le beau temps vraiment étonnant qui éclaire tout cela depuis très longtemps ajoute un agrément infini.

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3 novembre.—Revenu de Champrosay. Trouvé à l'embarcadère M. Talabot[251], revenu avec sa femme et Rodakowski chez Mérimée. Passé chez Delaroche avant de rentrer.

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4 novembre.—Recommandé le neveu de Montfort[252] pour une demi-bourse vacante à Chaptal.

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6 novembre.—Enterrement du pauvre Delaroche[253]. Je suis resté une heure à la porte de l'église par une gelée intense, et j'ai dû enfin me sauver avant la fin, tant le froid m'avait pénétré.

Le matin, enterrement aussi triste: celui de Tattet; j'ai revu ce salon où nous avons passe des moments gais et agréables chez la bonne Marlière.

Dumas fils et Penguilly[254] me parlaient des effets de la digestion dans plusieurs cas: un nommé Rougé, athlète de son métier, ne mangeait rien avant de lutter: il avait alors toute sa force. Penguilly nous disait que l'étape du matin était excellente et se faisait gaiement, quand les soldats sont en marche. Le matin, ils partent à jeun. Après le déjeuner, elle se fait péniblement.

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10 novembre.—Dîner du lundi. Panseron nous dit qu'après un travail de onze mois très assidu, il demandait à Auber un congé[255], se fondant sur cette assiduité pendant tout ce temps. Auber lui dit: «Monsieur, quand on a beaucoup travaillé pendant onze mois, il faut encore travailler pendant le douzième pour ne pas se rouiller et se tenir en haleine.»

Le soir, vu About[256] chez Mme Cavé.

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15 novembre.—Dîné chez Perrier avec Halévy, Auber, Clapisson[257] très aimable et très prévenant.

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20 novembre.—Au Barbier, avec le billet d'Alberthe, et plaisir bien plus vif que je ne m'y attendais.

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21 novembre.—Je vais chez Rossini, j'y trouve Danton[258] et Thierry[259].—Le matin au conseil. Dans la journée chez Chabrier qui est malade, Saint-René Taillandier, Berryer que je ne trouve pas.

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22 novembre.—Thierry vient me trouver à table pour parler de l'Institut[260].

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23 novembre.—Je vais à Saint-Germain dîner chez la bonne Alberthe; j'y trouve Saint-Germain. Il faudra l'avoir avec elle et Mareste. Je trouve Hédouin en venant.

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24 novembre.—Je pourrais mettre au Salon: le Petit paysage avec Grecs[261], le Christ[262] de Troyon, le Paysage que j'ai donné à Piron et l'Ovide de M. Fould[263].

Je vais à l'ouverture du conseil général.

De là, je retourne chez moi attendre Bornot qui vient me prendre à trois heures pour le mariage de ses filles[264].

Le soir, en me promenant, je me figure que je pourrai reprendre les articles sur le Beau; il y a plusieurs divisions à faire.....

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25 novembre.—Mariage des filles de Bornot: à dîner, près de M. Barthe[265], il me recommande à la Bibliothèque un très beau manuscrit des heures d'Anne de Bretagne.


[251] Paulin Talabot (1799-1885), ingénieur, directeur général des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, député sous l'Empire.

[252] Antoine-Alphonse Montfort, peintre, élève de Gros et d'Horace Vernet, né à Paris en 1802, contemporain et sans doute ami de Delacroix. Il a passé sa vie à peindre des sujets de Syrie, d'Arabie, de Palestine, etc.

[253] Paul Delaroche, dont la santé était altérée depuis quelque temps, mourut presque subitement le 4 novembre 1856.

[254] Penguilly L'Haridon. (Voir t. I, p. 271.)

[255] Panseron (1795-1859) était professeur de chant au Conservatoire, dont Auber était alors le directeur.

[256] Edmond About (1828-1885) était encore au début de sa carrière. Indépendamment de la Grèce contemporaine et du Roi des montagnes (1856), il avait publié en 1855 un Voyage à travers l'Exposition des Beaux-Arts (peinture et sculpture).

[257] Louis Clapisson (1808-1866), compositeur, auteur de nombreux opéras-comiques.

[258] Joseph-Arsène Danton (1814-1866), littérateur, alors membre du Conseil supérieur de l'Instruction publique.

[259] Édouard Thierry était à cette époque chargé du feuilleton littéraire au Moniteur universel.

[260] Il s'agissait du fauteuil devenu vacant par suite de la mort de Paul Delaroche. Delacroix fut élu membre de l'Académie des Beaux-Arts le 11 janvier suivant (1857).

[261] Voir Catalogue Robaut, n° 1389.

[262] C'est le tableau du Christ sur le lac de Genézareth. «Ce tableau, dit le Catalogue Robaut (n° 1214), est le premier de la série. Il figure à l'exposition Durand-Ruel en 1878. C'est celui que le peintre Troyon avait acheté à la montre du marchand Beugniet, et que Mme Troyon mère donna comme souvenir, après la mort de son fils, à M. Frémyn.»

[263] Voir Catalogue Robaut, n° 1376.

[264] Voir, sur la famille Bornot, t. I, p. 403, en note.

[265] Félix Barthe (1795-1863), magistrat, qui fut ministre de l'instruction publique et de la justice sous la monarchie de Juillet et sénateur sous l'Empire.


1er décembre.—Boulangé, venu le matin, me donne la manière de fixer la détrempe pour repeindre à l'huile, ayant le ton frais de dessous:

Peindre la détrempe avec de la colle coupée: 6 parties d'eau, une partie de colle. Passer ensuite de l'amidon bien passé et bien battu; passer lentement avec une brosse large. Pour peindre à la détrempe une toile à l'huile et par conséquent pour retoucher un tableau à l'huile, mêler à la détrempe de la bière qu'on rend plus forte en la faisant recuire.

Le vernis Sœhnée bon pour vernir la détrempe.

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7 décembre.—Se rappeler le magnifique sujet mentionné ailleurs, de Noé sacrifiant, avec sa famille, aptes le déluge;... les animaux se répandent sur la terre;... les oiseaux dans les airs, les monstres condamnés par la sagesse divine gisant à moitié enfouis dans la vase. Les branches des arbres distillent encore les eaux et se redressent vers le ciel.

Ce jour, posé une heure et demie chez Mme Herbelin[266]: Mme Villot y était. Je vais, en sortant de là, voir M. Mesnard, au Luxembourg. M. Mesnard me dit qu'il croit que le travail que l'œil et le cerveau font sur la couleur, contribue beaucoup à la fatigue que cause la peinture: le fait est qu'il me faut une disposition de santé complètement bonne pour travailler à la peinture. Pour écrire, ce n'est pas aussi nécessaire: les idées peuvent me venir, quand je suis souffrant et que je tiens la plume. À mon chevalet et le pinceau à la main, ce n'est pas de même.

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8 décembre.—Dîné à l'Hôtel de ville pour la clôture du conseil général. Revenu, bien malgré moi, avec B..., qui ne veut pas me lâcher, etc.

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9 décembre.—Mauvaise disposition et pourtant quelque bon travail sur le Saint Jean-Baptiste[267] que je destine à Robert, de Sèvres.

Je fais une longue promenade de quatre à six heures: Paris me paraît charmant. De la place Louis XV je traverse les Tuileries pour rentrer par la rue de la Paix; ce beau jardin est tout à fait abandonné: que de souvenirs il me rappelle de ma jeunesse!

Le soir, chez Thiers, il n'y avait que Roger[268]. Je vois le portrait de Delaroche, faible ouvrage, sans caractère et sans exécution. On peut dire des choses fermes, raisonnables, intéressantes même, et l'on n'a pas fait cependant de la littérature;... en peinture de même. Ce portrait flamand, en pied, d'un homme en noir, qu'il me montre, est admirable et plaira toujours, et cela par l'exécution.

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12 décembre.—Dîné chez Mme d'Annibeau: Gisors, Halévy, Perrier, Frémy[269], etc., etc.

Le soir, à l'Opéra-Comique, voir l'Avocat Pathelin[270].

Causé avec Rouland, qui est très bon et très simple[271].

Mozart écrit quelque part, dans une lettre, à propos de ce principe que la musique peut exprimer toutes les passions, toutes les douleurs, toutes les souffrances: «Néanmoins, dit-il, les passions, violentes ou non, ne doivent jamais être exprimées jusqu'au dégoût, et la musique, même dans les situations les plus horribles, ne doit pas affecter l'oreille, mais la flatter et la charmer, et par conséquent rester toujours musique.»

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14 décembre.—Chez Billault[272]. Vu là Mlle Gérard, peintre, élève de Delaroche, qui m'a fait de son maître un triste portrait, qui confirme bien l'opinion que j'en ai toujours eue. Les Bornot y étaient. Vielliard venu dans la journée.

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16 décembre.—Chez Frémy: Gisors, Halévy, les mêmes personnes à peu près que chez d'Annibeau; Boulatignier[273] y était.

Je m'enrhume dans la journée de la manière la plus sotte.

Je me suis fait rouler dans une grande voiture chez Mme de Forget, pour voir son plafond[274], chez Andrieu, puis chez Galimard[275], qui m'a surpris et causé du dégoût, par la quantité de petites machines qu'on fait jouer, pour faire manquer mon élection.

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22 décembre.—François Ier et Mlle de Saint-Vallier.

Roméo et Juliette: la Scène des musiciens, du père et de la fille sur le lit, qu'on croit morte.

Samson et Dalila.

Les hommes et Noé sacrifiant après le déluge.

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29 décembre.—Voltaire invité, dans une réunion d'amis, à raconter une histoire de voleur, dit: «Messieurs, il était une fois un fermier général... Ma foi, j'ai oublié le reste.»

Il avait un fonds de philosophie et de détachement, et ce n'est pas de cela qu'il faudrait le blâmer.

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31 décembre.—L'article sur Charlet[276]. Il y a des talents qui viennent au monde tout prêts et armés de toutes pièces... Il a dû avoir dès le commencement cette espèce de plaisir que les hommes les plus expérimentés trouvent dans le travail, à savoir une sorte de maîtrise, d'assurance de la main, concordant avec la netteté de la conception. Bonington a eu cela aussi: cette main était si habile qu'elle devançait la pensée; ses remaniements ne venaient que de cette facilité si grande, que tout ce qu'il posait sur la toile était charmant; seulement chacun de ces détails ne se coordonnant pas souvent, des tâtonnements pour retrouver l'ensemble lui faisaient quelquefois abandonner ses ouvrages commencés. Il faut remarquer aussi que, dans cette espèce d'improvisation, il entrait un terme de plus que dans celle de Charlet, à savoir la couleur.


[266] Mme Herbelin fit en effet le portrait de Delacroix. C'était une miniature sur ivoire qui figura au Salon de 1857. (V. Cat. Robaut, p. LIV, n° 88.)

[267] Voir Catalogue Robault, nos 858 et 904. L'œuvre est ainsi décrite: «La scène s'encadre dans l'architecture sévère d'une prison, percée au fond d'un soupirail cintré, garni de barreaux, où apparaissent des têtes de curieux.»

[268] Sans doute le comte Roger du Nord (1802-1881), ancien député sous la monarchie de Juillet, et grand ami de M. Thiers.

[269] Louis Frémy (1807-1891), administrateur et homme politique, ancien conseiller d'État, alors gouverneur du Crédit foncier.

[270] Maître Pathelin, opéra-comique, dont la musique est de François Bazin et les paroles de de Leuven et Ferdinand Lenglé. Les auteurs ont résumé en un acte les principaux épisodes de la vieille Farce de maistre Pathelin. Cette œuvre fut représentée le 12 décembre 1856 à l'Opéra-Comique.

[271] Gustave Bouland (1806-1878), magistrat et homme politique, occupait alors le poste de procureur général près la Cour d'appel de Paris. Il devint, en 1859, ministre de l'instruction publique, puis, en 1864, gouverneur de la Banque de France.

[272] Billault (1805-1863), homme politique et jurisconsulte, était à cette époque ministre de l'Intérieur.

[273] Joseph Boulatignier, né en 1805, homme politique et administrateur, conseiller d'État, était membre de la commission municipale de Paris.

[274] Ce plafond, un ciel léger avec petits nuages, était exécuté dans la chambre à coucher de Mme la baronne de Forget par Boulangé, élève de Delacroix. (Voir Corresp., t. II, p. 148 et 149.)

[275] Galimard (1813-1880), peintre, qui sous divers pseudonymes a écrit des comptes rendus de Salons dans la Patrie, l'Artiste et la Revue des Beaux-Arts.

[276] Sous ce titre: Charlet, sa vie, ses lettres, le colonel de La Combe fit paraître en 1856 un livre qui est un pieux monument élevé à la mémoire de Charlet. C'est sans doute la lecture de ce livre qui a inspiré à Delacroix les réflexions qu'il consigne ici.

Plus tard, en 1862, Delacroix consacrera à Charlet et à son œuvre un très important article dans la Revue des Deux Mondes.


1857

1er janvier[277].—Poussin définit le beau[278] la délectation. Après avoir examiné toutes les pédantesques définitions modernes, telles que la splendeur du vrai ou que le beau est la régularité, qu'il est ce qui ressemble le plus à Raphaël ou à l'antique, et autres sottises, j'avais trouvé en moi sans beaucoup de peine la définition que je trouve dans Voltaire, article Aristote, Poétique, du Dictionnaire philosophique, quand il cite la sotte réflexion de Pascal, qui dit qu'on ne dit pas beauté géométrique ou beauté médicinale, et qu'on dit à tort beauté poétique, parce qu'on connaît l'objet de la géométrie et de la médecine, mais qu'on ne sait pas ce que c'est que le modèle naturel qu'il faut imiter pour trouver cet agrément qui est l'objet de la poésie. À cela Voltaire répond: «On sent assez combien ce morceau de Pascal est pitoyable. On sait bien qu'il n'y a rien de beau dans une médecine, ni dans les propriétés d'un triangle, et que nous n'appelons beau que ce qui cause à notre âme et à nos sens du plaisir et de l'admiration.»

Sur le Titien[279].—On fait l'éloge d'un contemporain dont la place n'est pas marquée encore; ce sont même souvent les moins dignes d'être loués qui sont l'objet des éloges. Mais l'éloge du Titien!... On me dira que je rappelle ce jurisconsulte dévot qui avait fait le Mémoire en faveur de Dieu.....

Il se passe de mes éloges[280]... sa grande ombre...

Il semble effectivement que ces hommes du seizième siècle ont laissé peu de chose à faire: ils ont parcouru le chemin les premiers et semblent avoir touché la borne dans tous les genres; et pourtant dans le chemin de ces gens, on a vu des talents montrant quelque nouveauté. Ces talents, venus dans des époques de moins en moins favorables aux grandes tentatives, à la hardiesse, à la nouveauté, à la naïveté, ont rencontré des bonnes fortunes, si l'on veut, qui n'ont pas laissé de plaire à leur siècle moins favorisé, mais avide également de jouissances.

Dans cette heptarchie ou gouvernement de sept, le sceptre, le gouvernement se partage avec une certaine égalité, sauf le seul Titien qui, bien que faisant partie, etc., ne ferait qu'une manière de vice-roi dans ce gouvernement du beau domaine de la peinture. On peut le regarder comme le créateur du paysage. Il y a introduit cette largeur qu'il a mise dans le rendu des figures et des draperies.

On est confondu de la force, de la fécondité, de cette universalité[281] de ces hommes du seizième siècle. Nos petits tableaux misérables faits pour nos misérables habitations... La disparition de ces Mécènes dont les palais étaient pendant une suite de générations l'asile des beaux ouvrages, qui étaient dans les familles comme des titres de noblesse... Ces corporations de marchands commandaient des travaux qui effrayeraient les souverains de nos jours et des artistes de taille à accomplir toutes les tâches... Déjà moins de cent ans après, le Poussin ne fait que de petits tableaux.

Il faut renoncer à imaginer même ce que devaient être des Titien dans leur nouveauté et leur fraîcheur[282]. Nous voyons ces admirables ouvrages après trois cents ans de vernis, d'accidents, de réparations pires que leurs malheurs...

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4 janvier.—Les Cyclopes préparant l'appartement de Psyché. (Contrastes, Vénus ou Psyché est là, etc.)

On ne peut nier que dans le Raphaël l'élégance ne l'emporte sur le naturel, et que cette élégance ne dégénère souvent en manière. Je sais bien qu'il y a le charme, le je ne sais quoi. (C'est comme dans Rossini: Expression, mais surtout élégance.)

Si l'on vivait cent vingt ans, on préférerait Titien à tout. Ce n'est pas l'homme des jeunes gens. Il est le moins maniéré et par conséquent le plus varié des peintres. Les talents maniérés n'ont qu'une pente, qu'une habitude; ils suivent l'impulsion de la main bien plus qu'ils ne la dirigent. Le talent le moins maniéré doit être le plus varié: il obéit à chaque instant à une émotion vraie, il faut qu'il rende cette émotion; la parure, une vaine montre de sa facilité ou de son adresse ne l'occupent point; il méprise au contraire tout ce qui ne le conduit pas à une plus vive expression de sa pensée: c'est celui qui dissimule le plus l'exécution ou qui a l'air d'y prendre le moins garde.

Sur le Titien, Raphaël et Corrège, voir Mengs[283]... Il y a un travail à faire là-dessus.

Il y a des gens qui ont naturellement du goût, mais chez ceux-là même il s'augmente avec l'âge et s'épure. Le jeune homme est pour le bizarre, pour le forcé, pour l'ampoulé. N'allez pas appeler froideur ce que j'appelle goût. Ce goût que j'entends est une lucidité de l'esprit qui sépare à l'instant ce qui est digne d'admiration de ce qui n'est que faux brillant. En un mot, c'est la maturité de l'esprit.

Chez Titien commence cette largeur de faire qui tranche avec la sécheresse de ses devanciers et qui est la perfection de la peinture. Les peintres qui recherchent cette sécheresse primitive toute naturelle clans des écoles qui s'essayent et qui sortent de sources presque barbares, sont comme des hommes faits qui, pour se donner un air naïf, imiteraient le parler et les gestes de l'enfance. Cette largeur du Titien, qui est la fin de la peinture, est aussi éloignée de la sécheresse des premiers peintres que de l'abus monstrueux de la touche et de la manière lâche des peintres de la décadence de l'art. L'antique est ainsi.

J'ai sous les yeux maintenant les expressions de l'admiration de quelques-uns de ses contemporains. Leurs éloges ont quelque chose d'incroyable: que devaient être en effet ces prodigieux ouvrages dans lesquels aucune partie ne portait de traces de négligence, mais dans lesquels, au contraire, la finesse de la touche, le fondu, la vérité et l'éclat incroyable des teintes étaient dans toute leur fraîcheur, et auxquelles le temps ni les accidents inévitables n'avaient encore rien enlevé! Arétin[284], dans un dialogue instructif sur les peintures de ce temps, après avoir détaillé avec admiration quantité de ses ouvrages, s'arrête en disant: «Mais je me retiens et passe doucement sur ses louanges, parce que je suis son compère et parce qu'il faudrait être absolument aveugle pour ne pas voir le soleil.»

Il dit après et je pourrais le mettre avant: «Notre Titien est donc divin et sans égal dans la peinture, etc.» Il ajoute: «Concluons que, quoique jusqu'ici il y ait eu plusieurs excellents peintres, ces trois méritent et tiennent le premier rang: Michel-Ange, Raphaël et Titien.»

...Je sais bien que cette qualité de coloriste est plus fâcheuse que recommandable auprès des écoles modernes qui prennent la recherche seule du dessin pour une qualité et qui lui sacrifient tout le reste. Il semble que le coloriste n'est préoccupé que des parties basses[285] et en quelque sorte terrestres de la peinture, qu'un beau dessin est bien plus beau quand il est accompagné d'une couleur maussade, et que la couleur n'est propre qu'à distraire l'attention qui doit se porter vers des qualités plus sublimes, qui se passent aisément de son prestige. C'est ce qu'on pourrait appeler le côté abstrait delà peinture, le contour étant l'objet essentiel; ce qui met en seconde ligne, indépendamment de la couleur, d'autres nécessités de la peinture telles que l'expression, la juste distribution de l'effet et la composition elle-même.

L'école qui imite avec la peinture à l'huile les anciennes fresques commet une étrange méprise. Ce que ce genre a d'ingrat, sous le rapport de la couleur et des difficultés matérielles qu'il impose à un talent timide, demande chez le peintre une légèreté, une sûreté, etc.. La peinture à l'huile porte au contraire à une perfection dans le rendu qui est le contraire de cette peinture à grands traits; mais il faut que tout y concorde, la magie des fonds, etc...

C'est une espèce de dessin plus propre à s'allier aux grandes lignes de l'architecture dans des décorations qu'à exprimer les finesses et le précieux des objets. Aussi le Titien, chez lequel le rendu est si prodigieux, malgré l'entente large des détails, a-t-il peu cultivé la fresque. Paul Véronèse lui-même, qui y semble plus propre par une largeur plus grande encore et par la nature des scènes qu'il aimait à représenter, en a fait un très petit nombre[286].

Il faut dire aussi qu'à l'époque où la fresque fleurit de préférence, c'est-à-dire dans les premiers temps de la renaissance de l'art, la peinture n'était pas encore maîtresse de tous les moyens dont elle a disposé depuis. À partir des prodiges d'illusion dans la couleur et dans l'effet dont la peinture à l'huile a donné le secret, la fresque a été peu cultivée et presque entièrement abandonnée.

Je ne disconviens pas que le grand style, le style épique dans la peinture, si l'on peut ainsi parler, n'ait vu en même temps décroître son règne; mais des génies tels que les Michel-Ange et les Raphaël sont rares. Ce moyen de la fresque qu'ils avaient illustré et dont ils avaient fait l'emploi aux plus sublimes conceptions, devait périr dans des mains moins hardies. Le génie d'ailleurs sait employer avec un égal succès les moyens les plus divers. La peinture à l'huile sous le pinceau de Rubens a égalé, pour le feu et la largeur, l'ampleur des fresques les plus célèbres, quoique avec des moyens différents; et pour ne pas sortir de cette école vénitienne dont Titien est le flambeau, les grands tableaux de ce maître admirable, ceux de Véronèse et même du Tintoret[287] sont des exemples de la verve unie à la puissance, aussi bien que dans les fresques les plus célèbres: ils montrent seulement une autre face delà peinture. Le perfectionnement des moyens matériels, en perdant peut-être du côté de la simplicité de l'impression, découvre des sources d'effets de variété et de richesse, etc...

Ces changements sont ceux qu'amènent nécessairement le temps et des inventions nouvelles: il est puéril de vouloir remonter le courant des âges et d'aller chercher dans des maîtres primitifs. Ils semblent croire que l'indigence du moyen est sobriété magistrale, etc...

La fresque dans nos climats est sujette à plus d'accidents. Encore dans le Midi est-il bien difficile de la maintenir. Elle pâlit, elle se détache du mur.

La plupart des livres sur les arts sont faits par des gens qui ne sont pas artistes[288]: de là tant de fausses notions et de jugements portés au hasard du caprice et de la prévention. Je crois fermement que tout homme qui a reçu une éducation libérale peut parler pertinemment d'un livre, mais non pas d'un ouvrage de peinture ou de sculpture.

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Dimanche 11 janvier.—Essais d'un Dictionnaire des Beaux-Arts. Extrait d'un Dictionnaire philosophique des Beaux-Arts[289].

Fresque[290]. On fait un grand mérite aux maîtres qui ont excellé dans la fresque de la hardiesse qui leur a fait exécuter au premier coup; mais presque toutes sont retouchées à la détrempe.

Faire (le faire).

Français. Le style français dans la mauvaise acception. Voir mes notes du 23 mars 1855[291].

Sculpture française. Exécution. Voir mes notes du 6 octobre 1849 et du 25 septembre 1855[292].

Modèle. Le modèle qui pose. Emploi du modèle[293].

Effet. Clair-obscur.

Composition.

Accessoires[294]. Détails, Draperies, Palette.

Peinture à l'huile.

Grâce, Contour. Doit venir le dernier, au contraire de la coutume. Il n'y a qu'un homme très exercé qui puisse le faire juste.

Pinceau. Beau pinceau. Reynolds disait qu'un peintre devait dessiner avec le pinceau.

Couleurs. Coloris; son importance. Voir mes notes du 3 janvier 1852[295].

Couleurs (matérielles) employées dans la peinture.

Dessin, par les milieux ou par le contour.

Beau. Définition de Poussin et de Voltaire. Voir mes notes du 1er octobre 1855[296]. Voir ce que dit Voltaire de Pascal[297].

Simplicité. Exemple de simplicité, dernier terme de l'art, l'Antique, etc.

Antique. Parthénon (marbres du Parthénon); Phidias; engouement moderne pour ce style, au détriment des autres époques.

Académies. Ce qu'en dit Voltaire: quelles n'ont point fait les grands hommes.

Ombres. Il n'y a pas d'ombres proprement dites: il n'y a que des reflets. Importance de la délimitation des ombres. Sont toujours trop fortes. Voir mes notes du 10 juin 1847[298]. Plus le sujet est jeune, plus les ombres sont légères.

Demi-teintes. La détrempe les donne plus facilement.

Localité. (Importance de la localité.)

Perspective ou dessin.

Sculpture. Sculpture moderne, sculpture française. Sa difficulté après les anciens.

Manière[299].

Maître. Celui qui enseigne.

Maître. Qui a la maestria.

Goût. S'applique à tous les arts.

Flamands, Hollandais.

Albert Dürer, Titien, Raphaël, etc.

Panneaux. Peinture sur panneaux.

École de David.

Écoles italienne, flamande, allemande, espagnole, française; leur comparaison.

Expression.

Cartons. Études préparatoires pour l'exécution.

Esquisses.

Copie.

Méthode. Y en a-t-il pour dessiner, peindre, etc.?

Tradition. À suivre jusqu'à David.

Maîtres. Respect exagéré pour ceux à qui on donne ce nom. Voir mes notes du 30 octobre 1845, à Strasbourg[300].

Élèves. Différence des mœurs anciennes et modernes dans les élèves.

Technique. Se démontre la palette à la main. Le peu de lumières qu'on trouve dans les livres à ce sujet.

Adoration du faux technique dans les mauvaises écoles. Importance du véritable pour la perfection des ouvrages. C'est dans les plus grands maîtres qu'il est le plus parfait du monde: Rubens, Titien, Véronèse, les Hollandais; leur soin particulier; couleurs broyées, préparations, dessiccation des différentes couches. (Voir Panneaux.) Cette tradition tout à fait perdue chez les modernes. Mauvais produits, négligence dans les préparations, toiles, pinceaux, huiles détestables. Citer des passages d'Oudry.

David a introduit cette négligence en affectant de mépriser les moyens matériels.

Vernis. Leurs funestes effets; leur emploi dans les anciennes peintures très judicieux.

Il faudrait que les vernis fussent une espèce de cuirasse pour le tableau, en même temps qu'un moyen de le faire ressortir.

Boucher et Vanloo. Leur école: la manière et l'abandon de toute recherche et de tout naturel. Procédés d'exécution remarquables. Restes de la tradition.

Watteau. Très méprisé sous David et remis en honneur. Exécution admirable. Sa fantaisie ne tient pas en opposition aux Flamands. Il n'est plus que théâtral à côté des Van Ostade, des Van de Velde, etc. Il a la liaison du tableau.

*

13 janvier.—J'écris à Dutilleux à propos de mon élection...[301].

Mme Barbier m'envoie ces vers de Dagnan[302] sur mon entrée à l'Académie;

En nommant Delacroix membre de l'Institut,
L'Académie enfin a payé son tribut
Au brillant chef d'école, au maître de génie
Que longtemps elle méconnut,
Bien qu'Apelle et Zeuxis l'eussent dès son début
Fait entrer dans leur compagnie,
Dont le goût, l'esprit et le but
Sont du grec pour l'Académie.

—Les longueurs d'un livre[303] sont un défaut capital. Walter Scott, tous les modernes, etc. Que diriez-vous d'un tableau qui aurait plus de champ et plus de personnages qu'il n'en faut?

Voltaire dit dans la préface du Temple du goût: «Je trouve tous les livres trop longs.»

—Essai du Dictionnaire des Beaux-Arts:

Daguerréotype.

Photographie.

Illusion, trompe-l'œil. Ce terme, qui ne s'applique ordinairement qu'à la peinture, pourrait s'appliquer également à certaine littérature.

Raccourcis. Il y en a toujours, même dans une figure toute droite, les bras pendants. L'art des raccourcis ou de la perspective et le dessin sont tout un. Des écoles les ont évités, croyant vraiment n'en pas présenter parce qu'ils n'en avaient pas de violents. Dans une tête de profil, l'œil, le front, etc., sont en raccourci; ainsi du reste.

Cadre, bordure. Ils peuvent influer en bien ou en niai sur l'effet du tableau. L'or prodigué de nos jours.—Leur forme par rapport au caractère du tableau.

Lumière, point lumineux ou luisant. Pourquoi le ton vrai de l'objet se trouve-t-il toujours à côté du point lumineux? C'est que ce point ne se prononce que sur les parties frappées en plein par le jour, qui ne fuient point sous le jour. Dans une partie arrondie, il n'en est pas ainsi; tout fuit sous le jour.

Vague (le). Il y a quelque chose d'Obermann sur le vague dans mes petits livres bleus.—L'église Saint-Jacques à Dieppe, le soir.—La peinture est plus vague[304] que la poésie, malgré sa forme arrêtée pour nos yeux. C'est un de ses plus grands charmes.

Liaison. Cet air, ces reflets qui forment un tout des objets les plus disparates de couleur.

Ébauche. Sur la carrière quelle laisse à l'imagination.—Les édifices ébauchés, etc. Voir mes notes du 23 mai 1855[305].—David est tout matériel par un autre côté. Son respect pour le modèle et le mannequin, etc.—Se retrouve toujours chez les Vanloo.

Décoration théâtrale.

Décoration des monuments. Voir mes notes du 10 juillet 1847[306].

Inspiration.

Talent. Le talent ou génie: on peut avoir du talent sans génie. À propos du talent, voir ce que j'en dis dans un des petits livres bleus. Voir aussi sur le petit monde que l'homme porte en lui. Voir mes notes du 11 septembre 1855[307].

Reflets. Tout reflet participe du vert; tout bord de l'ombre, du violet.

Critique[308]. De l'insuffisance de la plupart des critiques. De son peu d'utilité. La critique suit les productions de l'esprit comme l'ombre suit le corps.—Il faut lire dans l'Encyclopédie les articles en rapport avec ceux-ci.

Proportion. Le Parthénon parfait; la Madeleine mauvaise. Grétry disait qu'on s'appropriait un air en lui donnant un mouvement plus convenable à la situation; de même on change le caractère d'un monument, etc. Une proportion trop parfaite nuit à l'impression du Sublime. Voir mes notes du 9 mai 1853[309].

Architecte. Voir mes notes du 14 juin 1850[310].

Fonds[311]. L'art de faire les fonds.

Art théâtral. Voir mes notes du 25 mars 1855 sur Shakespeare[312].

Ciels.

Air. Perspective aérienne, air ambiant.

Costume. Exactitude du costume.

Style. Sur l'art d'écrire. Les grands hommes écrivent bien. Voir mes notes du 1er mai et du 24 mai 1853[313].

Idéal.

Préface d'un petit Dictionnaire des Beaux-Arts. Voir mes notes du 31 octobre 1852[314]. Chaque homme de talent ne peut embrasser l'art entier; il ne peut que noter ce qu'il sait. Rien de trop absolu; le mot du Poussin sur Raphaël.

Ébauche. La meilleure est celle qui tranquillise le plus le peintre sur l'issue du tableau.

Distance. Pour éloigner les objets, on les fait ordinairement plus gris: c'est la touche. Teintes plates aussi.

Paysage.

Cheval, animaux. Il n'y faut pas apporter la perfection de dessin des naturalistes, surtout dans la grande peinture et la grande sculpture. Géricault trop savant; Rubens et Gros supérieurs; Barye mesquin dans ses lions. L'Antique est le modèle en cela comme dans le reste.

Luisant. (Renvoi.) Plus un objet est poli ou luisant, moins on en voit la couleur propre: en effet, il devient un miroir qui réfléchit les couleurs environnantes[315].

Natures jeunes. J'ai dit quelque part qu'elles avaient des ombres plus claires. Je retrouve dans mes notes du 9 octobre 1852[316] ce que je disais à Andrieu qui peignait la Vénus de l'Hôtel de ville. Elles ont quelque chose de tremblé, de vague qui ressemble à la vapeur qui s'élève de terre dans un beau jour d'été. Rubens, dont la manière est très formelle, vieillit ses femmes et ses enfants.

Gris et couleurs terreuses. L'ennemi de toute peinture est le gris. La peinture paraîtra presque toujours plus grise qu'elle n'est par sa position oblique sous le jour: bannir toutes les couleurs terreuses. Voir mes notes du 15 septembre 1852 sur un feuillet détaché[317].

Proportions. Dans les arts, tels que la littérature ou la musique, il est essentiel d'établir une grande proportion dans les parties qui composent l'ouvrage. Les morceaux de Beethoven trop longs; il fatigue en occupant trop longtemps de la même idée. Voir mes notes du 10 mars 1849[318].

Albert Dürer. Le vrai peintre est celui qui connaît toute la nature[319]. Les figures humaines, les animaux, le paysage traités avec la même perfection. Voir mes notes du 10 mars 1849[320]. Rubens est de cette famille.

Accessoires. Voir mes notes du 10 octobre 1855[321]. Si vous traitez négligemment les accessoires, vous me rappelez un métier à l'impatience de la main, etc.

Art dramatique. L'exemple de Shakespeare nous fait croire à tort que le comique et le tragique peuvent se mêler dans un ouvrage. Shakespeare a un art à lui. Voir mes notes du 25 mars 1855[322].

Dans beaucoup de romans modernes français, le comique mêlé au tragique de certaines parties est insupportable. (Mêmes notes.)

Ce que dit lord Byron de Shakespeare, qu'il n'y a qu'un goût allemand ou anglais qui puisse s'y plaire. Voir mes notes du 13 juillet 1850[323].—Ce qu'il a dit encore de Shakespeare. Voir mes notes du 19 juin 1850[324].

Liaison. Art de lier les parties de tableaux par l'effet, la couleur, la ligne, les reflets, etc.

Lignes. Lignes de la composition. Les lier, les contraster, éviter l'apprêt cependant.

Fini (le). En quoi consiste celui d'un tableau.

Touche. Beaucoup de maîtres ont évité de la faire sentir, pensant sans doute se rapprocher de la nature, qui effectivement n'en présente pas. La touche est un moyen comme un autre de contribuer à rendre la pensée dans la peinture. Sans doute une peinture peut être très belle sans montrer la touche, mais il est puéril de penser qu'on se rapproche de l'effet de la nature en ceci: autant vaudrait-il faire sur son tableau de véritables reliefs colorés, sous prétexte que les corps sont saillants!

Il y a dans tous les arts des moyens d'exécution adoptés et convenus, et on n'est qu'un connaisseur imparfait quand on ne sait pas lire dans ces indications de la pensée; la preuve, c'est que le vulgaire préfère, à tous les autres, les tableaux les plus lisses et les moins touchés, et les préfère à cause de cela. Tout dépend au reste, dans l'ouvrage d'un véritable maître, de la distance commandée pour regarder son tableau. À une certaine distance la touche se fond dans l'ensemble, mais elle donne à la peinture un accent que le fondu des teintes ne peut produire. En regardant, par contre, de très près l'ouvrage le plus fini, on découvrira encore des traces de touches et d'accents, etc... Il résulterait de là qu'une esquisse bien touchée ne peut faire autant de plaisir qu'un tableau bien fini, je devrais dire non touché, car il est bon nombre de tableaux dont la touche est complètement absente, mais qui sont loin d'être finis. (Voyez le mot Fini.)

La touche, employée comme il convient, sert à prononcer plus convenablement les différents plans des objets. Fortement accusée, elle les fait venir en avant; le contraire les recule. Dans les petits tableaux même, la touche ne déplaît point. On peut préférer un Téniers à un Mieris ou à un Van der Meer.

Que dira-t-on des maîtres qui prononcent sèchement les contours tout en s'abstenant de la touche? Il n'y a pas plus de contours qu'il n'y a de touches dans la nature. Il faut toujours en revenir à des moyens convenus dans chaque art, qui sont le langage de cet art. Qu'est-ce qu'un dessin au blanc et au noir, si ce n'est une convention à laquelle le spectateur est habitué et qui n'empêche pas son imagination de voir dans cette traduction de la nature un équivalent complet?

Il en est de même de la gravure. Il ne faut pas un œil bien clairvoyant pour apercevoir cette multitude de tailles dont le croisement amène l'effet que le graveur veut produire. Ce sont des touches plus ou moins ingénieuses dans leur disposition qui, tantôt espacées pour laisser jouer le papier et donner plus de transparence au travail, tantôt rapprochées les unes des autres pour assourdir la teinte et lui donner l'apparence de la continuité, rendent par des moyens de convention, mais que le sentiment a découverts et consacrés et sans employer la magie de la couleur, non pas pour le sens purement physique de la vue, mais pour les yeux de l'esprit ou de l'âme, toutes les richesses de la nature: la peau éclatante de fraîcheur de la jeune fille, les rides du vieillard, le moelleux des étoffes, la transparence des eaux, le lointain des ciels et des montagnes.

Si l'on se prévaut de l'absence de touche de certains tableaux de grands maîtres, il ne faut pas oublier que le temps amortit la touche. Beaucoup de ces peintres qui évitent la touche avec le plus grand soin, sous prétexte qu'elle n'est pas dans la nature, exagèrent le contour, qui ne s'y trouve pas davantage. Ils pensent ainsi introduire une précision qui n'est réelle que pour les sens peu exercés des demi-connaisseurs. Ils se dispensent même d'exprimer convenablement les reliefs, grâce à ce moyen grossier ennemi de toute illusion; car ce contour prononcé également et outre mesure annule la saillie en faisant venir en avant les parties qui dans tout objet sont toujours les pins éloignées de l'œil, c'est-à-dire les contours. (Voyez Contour ou Raccourcis.)

L'admiration exagérée des vieilles fresques a contribué à entretenir chez beaucoup d'artistes cette propension à outrer les contours. Dans ce genre de peinture, la nécessité où est le peintre de tracer avec certitude ses contours (voyez Fresque) est une nécessité commandée par l'exécution matérielle; d'ailleurs, dans ce genre comme dans la peinture sur verre, où les moyens sont plus conventionnels que ceux de la peinture à l'huile, il faut peindre à grands traits; le peintre ne cherche pas tant à séduire par l'effet de la couleur que par la grande disposition des lignes et leur accord avec celles de l'architecture.

La sculpture a sa convention comme la peinture et la gravure. On n'est point choqué de la froideur qui semblerait devoir résulter de la couleur uniforme des matières qu'elle emploie, que ce soit le marbre, le bois, la pierre, l'ivoire, etc. Le défaut de coloration des yeux, des cheveux, n'est pas un obstacle au genre d'expression que comporte cet art. L'isolement des figures de ronde bosse, sans rapport avec un fond quelconque, la convention bien autrement forte des bas-reliefs n'y nuisent pas davantage.

La sculpture elle-même comporte la touche; l'exagération de certains creux ou leur disposition ajoute à l'effet, comme, par exemple, ces trous percés au vilebrequin dans certaines parties des cheveux ou des accessoires qui, au lieu d'une ligne creusée d'une manière continue, adoucissent à distance ce qu'elle avait de trop dur et ajoutent à la souplesse, donnent l'idée de la légèreté, surtout dans les cheveux, dont les ondulations ne se suivent pas d'une manière trop formelle.

Dans la manière dont les ornements sont touchés dans l'architecture, on retrouve ce degré de légèreté et d'illusion que peut produire la touche. Dans la manière des modernes, ces ornements sont creusés uniformément, de façon que, vus de près, ils soient d'une correction irréprochable: à la distance nécessaire, ce n'est plus que froideur et même absence complète d'effet. Dans l'Antique, au contraire, on est étonné de la hardiesse et en même temps de l'à-propos de ces artifices savants, de ces touches véritables qui outrent la forme dans le sens de l'effet ou adoucissent la crudité de certains contours pour lier ensemble les différentes parties.

Écoles. Ce qu'elles se proposent avant tout: imitation d'un certain technique régnant. Voir mes notes du 25 novembre 1855[325].

Décadence[326]. Les arts, depuis le seizième siècle, point de la perfection, ne sont qu'une perpétuelle décadence. Le changement opéré dans les esprits et les mœurs en est plus cause que la rareté des grands artistes; car le dix-septième, ni le dix-huitième, ni le dix-neuvième siècle n'en ont pas manqué. L'absence de goût général, la richesse arrivant graduellement aux classes moyennes, l'autorité de plus en plus impérieuse d'une stérile critique dont le propre est d'encourager la médiocrité et de décourager les grands talents, la pente des esprits dirigée vers les sciences utiles, les lumières croissantes qui effarouchent les choses de l'imagination, toutes ces causes réunies condamnent fatalement les arts à être de plus en plus soumis au caprice de la mode et à perdre toute élévation.

Il n'y a dans toute civilisation qu'un point précis où il soit donné à l'intelligence humaine de montrer toute sa force: il semble que pendant ces moments rapides, comparables à un éclair au milieu d'un ciel obscur, il n'y ait presque point d'intervalle entre l'aurore de cette brillante lumière et le dernier terme de sa splendeur. La nuit qui lui succède est plus ou moins profonde, mais le retour à la lumière est impossible. Il faudrait une renaissance des mœurs pour en avoir une dans les arts: ce point se trouve placé entre deux barbaries, l'une dont la cause est l'ignorance, l'autre plus irrémédiable encore, qui vient de l'excès et de l'abus des connaissances. Le talent s'agite inutilement contre les obstacles que lui oppose l'indifférence générale. Voir mes notes du 25 septembre 1855[327]. Ma promenade à l'église de Baden sur la décroissance de l'art. Voir aussi ce que je dis du tombeau du maréchal de Saxe.

École anglaise. Sur Reynolds, Lawrence. Voir ce que j'ai dit au 31 août 1855[328].

École anglaise à l'Exposition de 1855. Voir mes notes du 17 juin 1855[329].

Exagération. Toute exagération doit être dans le sens de la nature et de l'idée. Voir même note, 31 août 1855[330].

Licences.

Mer, marines. Voir ce que je dis (1855) à Dieppe, sur la manière de peindre les vaisseaux[331]. Les peintres de marine ne représentent pas bien la mer en général. On peut leur appliquer le même reproche qu'aux peintres de paysages. Ils veulent montrer trop de science, ils font des portraits de vagues, comme les paysagistes font des portraits d'arbres, de terrains, de montagnes, etc. Ils ne s'occupent pas assez de l'effet pour l'imagination, que la multiplicité des détails trop circonstanciés, même quand ils sont vrais, détourne du spectacle principal qu'est l'immensité ou la profondeur dont un certain art peut donner l'idée.

Intérêt. Art de le porter sur les points nécessaires. Il ne faut pas tout montrer. Il semble que ce soit difficile en peinture, où l'esprit ne peut supposer que ce que les yeux aperçoivent. Le poète sacrifie sans peine ou passe sous silence ce qui est secondaire. L'art du peintre est de ne porter l'attention que sur ce qui est nécessaire.

Sacrifices. Ce qu'il faut sacrifier. Grand art que ne connaissent pas les novices; ils veulent tout montrer.

Classique. À quels ouvrages est-il plus naturel d'appliquer ce nom? C'est évidemment à ceux qui semblent destinés à servir de modèles, de règles dans toutes leurs parties. J'appellerais volontiers classiques tous les ouvrages réguliers, ceux qui satisfont l'esprit, non seulement par une peinture exacte, ou grandiose ou piquante, des sentiments et des choses, mais encore par l'unité, l'ordonnance logique, en un mot par toutes ces qualités qui augmentent l'impression en amenant la simplicité.

Shakespeare, à ce compte, ne serait pas classique, c'est-à-dire propre à être imité dans ses procédés, dans son système. Ses parties admirables ne peuvent sauver et rendre acceptables ses longueurs, ses jeux de mots continuels, ses descriptions hors de propos. Son art, d'ailleurs, est complètement à lui.

Racine était un romantique[332] pour les gens de son temps. Pour tous les temps il est classique, c'est-à-dire parfait. Le respect de la tradition n'est que l'observation des lois du goût sans lesquelles aucune tradition ne serait durable.

L'École de David s'est qualifiée à tort d'école classique par excellence, bien qu'elle se soit fondée sur l'imitation de l'antique. C'est précisément cette imitation, souvent peu intelligente et exclusive, qui ôte à cette école le principal caractère des écoles classiques, qui est la durée. Au lieu de pénétrer l'esprit de l'antique et de joindre cette étude à celle de la nature, on voit qu'il a été l'écho d'une époque où on avait la fantaisie de l'antique.

Quoique ce mot de classique implique des beautés d'un ordre très élevé, on peut dire aussi qu'il y a une foule de très beaux ouvrages auxquels cette désignation ne peut s'appliquer. Beaucoup de gens ne séparent pas l'idée de froideur de celle de classique.

Il est vrai qu'un bon nombre d'artistes se figurent qu'ils sont classiques parce qu'ils sont froids. Par une raison analogue, il y en a qui se croient de la chaleur parce qu'on les appelle des romantiques. La vraie chaleur est celle qui consiste à émouvoir le spectateur.

Sujet. Importance des sujets. Sujets de la fable toujours neufs; sujets modernes difficiles à traiter avec l'absence du nu et la pauvreté des costumes. L'originalité du peintre donne de la nouveauté aux sujets. La peinture n'a pas toujours besoin d'un sujet. La peinture des bras et des jambes de Géricault.

Science. De la nécessité pour l'artiste d'être savant. Comment cette science peut s'acquérir indépendamment de la pratique ordinaire.

On parle beaucoup de la nécessité pour un peintre d'être universel[333]. On nous dit qu'il faut qu'il connaisse l'histoire, les poètes, la géographie même: tout cela n'est rien moins qu'inutile, mais ne lui est pas plus indispensable qu'à tout homme qui veut orner son esprit. Il a bien assez à faire d'être savant dans son art, et cette science, quelque habile ou zélé qu'il soit, il ne la possède jamais complètement. La justesse de l'œil, la sûreté de la main, l'art de conduire le tableau depuis l'ébauche jusqu'au complément de l'œuvre, tant d'autres parties toutes de la première importance, demandent une application de tous les moments et l'exercice de la vie entière. Il est peu d'artistes, et je parle de ceux qui méritent véritablement ce nom, qui ne s'aperçoivent, au milieu ou au déclin de leur carrière, que le temps leur manque pour apprendre ce qu'ils ignorent, ou pour recommencer une instruction fausse ou incomplète.

Rubens, âgé de plus de cinquante ans, dans la mission dont il fut chargé auprès du roi d'Espagne, employait le temps qu'il ne donnait pas aux affaires à copier à Madrid les superbes originaux italiens qu'on y voit encore. Il avait dans sa jeunesse copié énormément. Cet exercice des copies, entièrement négligé par les écoles modernes, était la source d'un immense savoir. (Voir Albert Dürer.)

Chair. Sa prédominance chez les coloristes est d'autant plus nécessaire dans les sujets modernes présentant peu de nu.

Copies, copier[334]. Ç'a été l'éducation de presque tous les grands maîtres. On apprenait d'abord la manière de son maître, comme un apprenti s'instruit de la manière de faire un couteau sans chercher à montrer son originalité. On copiait ensuite tout ce qui tombait sous la main d'œuvres d'artistes contemporains ou antérieurs. La peinture a commencé par être un simple métier. On était imagier comme on était vitrier ou menuisier. Les peintres peignaient les boucliers, les selles, les bannières. Ces peintres primitifs étaient plus ouvriers que nous: ils apprenaient supérieurement le métier avant de penser à se donner carrière. C'est le contraire aujourd'hui.

Préface. L'ordre alphabétique que l'auteur a adopté l'a conduit à donner à cette suite de renseignements le nom de Dictionnaire. Ce titre ne conviendrait véritablement qu'à un livre aussi complet que possible, présentant avec détail tous les procédés des arts. Serait-il possible qu'un seul homme fût doué des connaissances indispensables à une pareille tâche? Non sans doute. Ce sont des renseignements jetés sur le papier dans la forme qui a paru la plus commode pour lui, eu égard à la distribution de son temps, dont il occupe une partie à d'autres travaux. Peut-être aussi a-t-il écouté une insurmontable paresse à s'embarquer dans la composition d'un livre. Un dictionnaire n'est pas un livre[335]: c'est un instrument, un outil pour faire des livres ou toute autre chose. La matière, dans des articles ainsi divisés, s'étend ou se resserre au gré de la disposition de l'auteur, quelquefois au gré de sa paresse. Il supprime ainsi les transitions, la liaison nécessaire entre les parties, l'ordre dans lequel elles doivent être disposées.

Quoique l'auteur professe beaucoup de respect pour le livre proprement dit, il a souvent éprouvé, comme un assez grand nombre de lecteurs, une sorte de difficulté à suivre avec l'attention nécessaire toutes les déductions et tout l'enchaînement d'un livre, même quand il est bien fait. On voit un tableau tout d'un coup, au moins dans son ensemble et ses principales parties; pour un peintre habitué à cette impression favorable à la compréhension de l'ouvrage, le livre est comme un édifice dont le frontispice est souvent une enseigne et dans lequel, une fois introduit, il lui faut donner successivement une attention égale aux différentes salles dont se compose le monument qu'il visite, sans oublier celles qu'il a laissées derrière lui, et non sans chercher à l'avance, dans ce qu'il connaît déjà, quelle sera son impression à la fin du voyage.

On a dit que les rivières sont des chemins qui marchent. On pourrait dire que les livres sont des portions de tableaux en mouvement dont l'un succède à l'autre sans qu'il soit possible de les embrasser à la fois; pour saisir le lien qui les unit, il faut dans le lecteur presque autant d'intelligence que dans l'auteur. Si c'est un ouvrage de fantaisie qui ne s'adresse qu'à l'imagination, cette attention peut devenir un plaisir; une histoire bien composée produit le même effet sur l'esprit: la suite nécessaire des événements et leurs conséquences forment un enchaînement naturel que l'esprit suit sans peine. Mais dans un ouvrage didactique il ne saurait en être de même. Le mérite d'un tel ouvrage étant dans son utilité, c'est à le comprendre dans toutes ses parties et à en extraire le sens que s'applique son lecteur. Plus il déduira facilement la doctrine du livre, plus il aura retiré de fruit de sa lecture.

Or est-il un moyen plus simple, plus ennemi de toute rhétorique que cette division de la matière qu'offre tout naturellement un dictionnaire?

Ce dictionnaire traitera la partie philosophique plus que la partie technique. Cela peut sembler singulier chez un peintre qui écrit sur les arts: beaucoup de demi-savants ont traité de la philosophie de l'art. Il semble que leur profonde ignorance de la partie technique leur ait paru un titre, dans leur persuasion que la préoccupation de cette partie vitale de tout art était chez l'artiste de profession un obstacle à des spéculations esthétiques. Il semble presque qu'ils se soient figuré qu'une profonde ignorance de la partie technique fût un motif de plus pour s'élever à des considérations purement métaphysiques; en un mot, que la préoccupation du métier dût rendre les artistes de profession peu propres à s'élever jusqu'aux sommets interdits aux profanes de l'esthétique et des spéculations pures. Quel est l'art dans lequel l'exécution ne suive si intimement l'invention? Dans la peinture, dans la poésie, la forme se confond avec la conception. Parmi les lecteurs, les uns lisent pour s'instruire, les autres pour se divertir.

Quoique l'auteur soit du métier et en connaisse ce qu'une longue pratique, aidée de beaucoup de réflexions particulières, puisse en apprendre, il ne s'appesantira pas autant qu'on pourrait le penser sur cette partie de l'art qui paraît l'art tout entier à beaucoup d'artistes médiocres, mais sans laquelle l'art ne serait pas. Il paraîtra aussi empiéter sur le domaine des critiques en matière d'esthétique qui croient sans doute que la pratique n'est pas nécessaire pour s'élever aux considérations spéculatives sur les arts.

Voir mes notes du 7 mai 1849[336]: «Montaigne écrit à bâtons rompus. Ce sont les ouvrages les plus intéressants. Après le travail de l'auteur.... il y a celui du lecteur qui, ayant ouvert un livre pour se délasser, se trouve engagé presque d'honneur à poursuivre, etc.»

Des hommes de génie faisant un dictionnaire ne s'entendraient pas; en revanche, si vous aviez de chacun deux un recueil de leurs observations particulières, quel dictionnaire ne compterait-on pas avec de semblables matériaux?... Cette forme doit amener des répétitions? etc. Tant mieux! les mêmes choses redites d'une autre manière ont souvent... etc.

Romantisme. Voir mes notes du 17 mai 1853[337].

*

Vendredi 23 janvier.—Notes pour un Dictionnaire des Beaux-Arts:

Critique. Son utilité.

Couleur de la chair. La chair n'a sa vraie couleur qu'en plein air: se rappeler l'effet des polissons qui montaient dans les statues de la fontaine de la place Saint-Sulpice, et celui du raboteur que je voyais de ma fenêtre dans la galerie; combien dans ce dernier les demi-teintes de la chair sont colorées en les comparant aux matières inertes. Voir mes notes du 7 septembre 1856[338].

Talents faciles. Il y a des talents qui viennent au monde tout prêts et armés de toutes pièces: Charlet, Bonington, etc. Voir mes notes du 31 décembre 1856[339].

Expression. Qu'il ne faut pas la rendre jusqu'à inspirer le dégoût.

Ce que dit Mozart à ce sujet. Voir mes notes du 12 décembre 1856[340].

Exécution. Voir mes notes du 9 décembre 1856[341], à propos du portrait de Thiers par Delaroche, faible ouvrage sans caractère, et d'un petit portrait flamand, en pied, admirable morceau qui plaira toujours par l'exécution.

Un grand asservissement au modèle chez les Français: tombeau du maréchal de Saxe, à Strasbourg[342]. Cariatides de la galerie d'Apollon. Voir mes notes du 23 mars 1855[343].

Gravure. La gravure est un art qui s'en va, mais sa décadence n'est pas due seulement aux procédés mécaniques avec lesquels on la supplée, ni à la photographie, ni à la lithographie, genre qui est loin de la suppléer, mais plus facile et plus économique.

Les plus anciennes gravures sont peut-être les plus expressives. Les Lucas de Leyde, les Albert Dürer, les Marc-Antoine sont de vrais graveurs, dans ce sens qu'ils cherchent avant tout à rendre l'esprit du peintre qu'ils veulent reproduire. Beaucoup de ces hommes de génie, en reproduisant leur propre invention, cédaient tout naturellement à leur sentiment sans avoir à se préoccuper de traduire une impression étrangère; les autres, s'appliquant à rendre l'ouvrage d'un autre artiste, évitaient avec soin de briller à leur manière en déployant une adresse de la main, propre seulement à détourner de l'impression.

La perfection de l'outil, c'est-à-dire des moyens matériels de rendre, a commencé.

La gravure est une véritable traduction (voyez Traduction), c'est-à-dire l'art de transporter une idée d'un art dans un autre comme le traducteur le fait à l'égard d'un livre écrit dans une langue et qu'il transporte dans la sienne. La langue du graveur, et c'est ici que se montre son génie, ne consiste pas seulement à imiter par le moyen de son art les effets de la peinture, qui est comme une autre langue. Il a, si l'on peut parler ainsi, sa langue à lui qui marque d'un cachet particulier ses ouvrages, et qui, dans une traduction fidèle de l'ouvrage qu'il imite, laisse éclater son sentiment particulier.

Coloration dans la gravure. Dans quelle mesure.

Fresque. On aurait tort de supposer que ce genre soit plus difficile que la peinture à l'huile, parce qu'il demande à être fait au premier coup.

Le peintre à fresque exige moins de lui-même matériellement parlant: il sait aussi que le spectateur ne lui demande aucune des finesses qui ne s'obtiennent dans l'autre genre que par des travaux compliqués. Il prend des mesures de manière à abréger par des travaux préparatoires le travail définitif. Comment serait-il possible qu'il mît la moindre unité dans un ouvrage qu'il fait comme une mosaïque et pis encore, puisque chaque morceau, au moment où il le peint, est différent de ton, c'est-à-dire par parties juxtaposées sans qu'il soit possible d'accorder celle qui est peinte aujourd'hui avec celle qui a été peinte hier, s'il ne s'était rendu auparavant un compte exact de l'ensemble de son tableau? C'est l'office du carton ou dessin dans lequel il étudie à l'avance les lignes, l'effet et jusqu'à la couleur qu'il veut exprimer.

Il ne faut pas non plus prendre au pied de la lettre ce qu'on nous dit de la merveilleuse facilité de ces faiseurs de fresques à triompher de ces obstacles. Il n'est presque pas de morceau de fresque qui ait satisfait son auteur de manière aie dispenser de retouches; elles sont nombreuses sur les ouvrages les plus renommés. Et qu'importe après tout qu'un ouvrage soit fait facilement? Ce qui importe, c'est qu'il produise tout l'effet qu'on a droit d'attendre; seulement il faut dire, au désavantage de la fresque, que ces retouches faites après coup avec une espèce de détrempe et même quelquefois à l'huile, peuvent à la longue trancher sur le tout et contribuer au défaut de solidité. La fresque se ternit et pâlit de plus en plus avec le temps. Il est difficile de juger au bout d'un siècle ou deux de ce qu'a pu être une fresque et des changements que le temps y a produits.

Les changements qu'elle subit sont en sens inverse de ceux qui altèrent les tableaux à l'huile. Le noir, l'effet sombre se produit dans ces derniers par la carbonisation de l'huile, mais plus encore par la crasse des vernis. La fresque, au contraire, dont la chaux est la base, contracte par l'effet de l'humidité des lieux où elle a été appliquée, ou par celle de l'atmosphère, une atténuation sensible de ses teintes.

Tous ceux qui ont fait de la fresque ont remarqué qu'il se formait du jour au lendemain à la surface des teintes conservées dans des vases séparés une sorte de pellicule blanchâtre et comme un voile grisâtre; cet effet, plus prononcé sur une masse considérable de la même teinte, se produit à la longue sur la peinture elle-même, la voile en quelque sorte, et tend à la désaccorder par la suite; car cette atténuation se produisant surtout sur les teintes où la chaux domine, il en résulte que celles qui n'en contiennent pas une aussi grande quantité restent plus vives et amènent par leur crudité relative un effet qui n'était pas dans la pensée du peintre. On conclura aisément, de l'inconvénient que nous venons de signaler, que la fresque ne convient pas à nos climats, où l'air contient beaucoup d'humidité; à la vérité, les climats chauds leur sont contraires sous un autre rapport, qui est peut-être plus capital encore.

Un des grands inconvénients de ce genre est la difficulté de rendre adhérente au mur la préparation (on aura fait précéder tout ceci d'une explication sommaire du procédé de la fresque) nécessaire. La grande sécheresse ici est un ennui qu'il est impossible de combattre. Toute fresque tend à la longue à se détacher de la muraille contre laquelle elle est appliquée; c'est la fin la plus ordinaire et la plus inévitable.

On pourrait peut-être remédier en partie à cela (expliquer le procédé de la bourre).

Ébauche. Il est difficile de dire ce qu'était l'ébauche d'un Titien, par exemple. Chez lui, la touche est si peu apparente, la main de l'ouvrier se dérobe si complètement, que les routes qu'il a prises pour arriver à cette perfection restent un mystère. Il reste de lui des préparations de tableaux, mais dans des sens différents: les unes sont de simples grisailles, les autres sont comme charpentées à grandes touches avec des tons presque crus; c'était ce qu'il appelait faire le lit de la peinture. (C'est ce qui manque particulièrement à David et à son école.) Mais je ne pense pas qu'aucune puisse mettre sur la voie des moyens qu'il a employés pour le conduire à cette manière toujours égale à elle-même qui se remarque dans ses ouvrages finis, malgré des points de départ aussi différents.

L'exécution du Corrège présente à peu près le même problème, quoique la teinte en quelque sorte ivoirée de ses tableaux et la douceur des contrastes donnent à penser qu'il a dû presque toujours commencer par de la grisaille. (Parler de Prud'hon, de l'école de David; dans cette école l'ébauche est nulle, car on ne peut donner ce nom à de simples frottis qui ne sont que le dessin un peu plus arrêté et recouverts ensuite entièrement par la peinture.)

Pensée. (Première pensée.) Les premiers linéaments par lesquels un maître habile indique sa pensée contiendront le germe de tout ce que l'ouvrage présentera de saillant. Raphaël, Rembrandt, le Poussin,—je nomme exprès ceux-ci parce qu'ils ont brillé surtout par la pensée,—jettent sur le papier quelques traits: il semble que pas un ne soit indifférent. Pour des yeux intelligents, la vie déjà est partout, et rien dans le développement de ce thème en apparence si vague ne s'écartera de cette conception à peine éclose au jour et complète déjà.

Il est des talents accomplis qui ne présentent pas la même vivacité ni surtout la même clarté dans cette espèce d'éveil de la pensée à la lumière; chez ces derniers, l'exécution est nécessaire pour arriver à l'imagination du spectateur. En général, ils donnent beaucoup à l'imitation. La présence du modèle leur est indispensable pour assurer leur marche. Ils arrivent par une autre voie à l'une des perfections de l'art.

En effet, si vous ôtez à un Titien, à un Murillo, à un Van Dyck la perfection étonnante de cette imitation de la nature vivante, cette exécution qui fait oublier l'art et l'artiste, vous ne trouvez dans l'invention du sujet ou dans sa disposition qu'un motif souvent dénué d'intérêt pour l'esprit, mais que le magicien saura bien relever parla poésie de son coloris et les prodiges de son pinceau. Le relief extraordinaire, l'harmonie des nuances, l'air et la lumière, toutes les merveilles de l'illusion, s'étaleront sur ce thème dont l'esquisse froide et nue ne disait rien à l'esprit.

Qu'on se figure ce qu'a pu être la première pensée de l'admirable tableau des Pèlerins d'Emmaüs, de Paul Véronèse: rien de plus froid que cette disposition, refroidie encore par la présence de ces personnages étrangers à la scène, de cette famille des donateurs qui se trouve là, en effet, par la plus singulière convention, de ces petites filles en robe de brocart jouant avec un chien dans l'endroit le plus apparent du tableau, de tant d'objets, costumes, architecture, etc., contraires à la vraisemblance!

Voyez, au contraire, dans Rembrandt, le croquis de ce sujet qu'il a traité plusieurs fois et avec prédilection; il fait passer devant nos yeux cet éclair qui éblouit les disciples au moment où le divin Maître se transfigure en rompant le pain: le lieu est solitaire; point de témoins importuns de cette miraculeuse apparition; l'étonnement profond, le respect, la terreur se peignent dans ces lignes jetées par le sentiment sur ce cuivre, qui se passe, pour vous émouvoir, du prestige de la couleur.

Dans le premier coup de pinceau que Rubens donne à son esquisse, je vois Mars ou Bellone; les Furies secouant leur torche aux lueurs sinistres, les divinités paisibles s'élançant en pleurant pour les arrêter ou s'enfuyant à leur approche; les arcs, les monuments détruits, les flammes de l'incendie. Il semble dans ces linéaments à peine tracés que mon esprit devance mon œil et saisisse la pensée avant presque qu'elle ait pris une forme. Rubens trace la première idée de son sujet avec son pinceau, comme Raphaël ou Poussin avec leur plume ou leur crayon. Malheur à l'artiste qui finit trop tôt certaines parties de l'ébauche! Il faut une bien grande sûreté pour ne pas être conduit à modifier ces parties quand les autres parties seront finies au même degré. Voir mes notes du 2 août 1855[344].

Terrible. La sensation du terrible et encore moins celle de l'horrible ne peuvent se supporter longtemps. Il en est de même du surnaturel. Je lis depuis quelques jours une histoire d'Edgar Poë qui est celle de naufragés qui sont pendant cinquante pages dans la position la plus horrible et la plus désespérée: rien n'est plus ennuyeux. On reconnaît le mauvais goût des étrangers. Les Anglais, les Allemands, tous ces peuples anti-latins n'ont pas de littérateurs parce qu'ils n'ont aucune idée du goût et de la mesure[345]. Ils vous assomment avec la situation la plus intéressante.

Clarisse même, venue dans un temps où il y avait un reflet en Angleterre des convenances françaises, ne pouvait être imaginée que de l'autre côté du détroit. Walter Scott, Cooper, à un degré bien plus choquant, vous noient dans des détails qui ôtent tout l'intérêt. Le terrible est dans les arts un don naturel comme celui de la grâce. L'artiste qui n'est pas né pour exprimer cette sensation et qui veut le tenter, est encore plus ridicule que celui qui veut se faire léger malgré sa nature. Nous avons parlé ailleurs de la figure que Pigalle a imaginée pour représenter la mort dans le tombeau du maréchal de Saxe. Certes le terrible était là à sa place. Shakespeare seul savait faire parler les esprits.

Michel-Ange.—Les masques antiques et Géricault.

Le terrible est comme le sublime, il ne faut pas en abuser.

Sublime. Le sublime est dû le plus souvent, chose singulière, au défaut de proportion. Voir mes notes du 9 mai 1853[346]. Mozart, Racine paraissent naturels, étonnent moins que Shakespeare et Michel-Ange.

Prééminence dans les arts. Y en a-t-il qui effectivement soient supérieurs? Voir mes notes du 20 mai 1853[347]. C'est la question de Chenavard.

Unité. Voir mes notes du 22 mars 1857[348]. D'Obermann: «L'unité, sans laquelle il n'y a pas d'ouvrage qui puisse être beau.» J'ajoute qu'il n'y a que l'homme qui fasse des ouvrages sans unité. La nature, au contraire, met l'unité même dans les parties d'un tout.

Vague. Même page aussi d'Obermann.—Aussi l'église Saint-Jacques de Dieppe.

Modèle. Voir mes notes du 5 mars 1857[349]. Asservissement au modèle dans David. Je lui oppose Géricault, qui imite également, mais plus librement, et met plus d'intérêt.

Préparations. Tout donne à penser que les préparations des anciennes écoles flamandes ont été uniformes. Rubens, en les suivant, car il n'a rien changé à la méthode de ses maîtres sous ce rapport, s'y est constamment conformé. Le fond était clair, et comme ces écoles se sont servies presque exclusivement de panneaux, il était lisse. L'usage des pinceaux a prévalu sur celui des brosses jusqu'aux écoles des derniers temps.

Effet sur l'imagination. (Voir Intérêt.) Byron dit que les poésies de Campbell[350] sentent trop le travail... tout le brillant du premier jet est perdu. Il en est de même des poèmes comme des tableaux, ils ne doivent pas être trop finis. Le grand art est l'effet, n'importe comment on le produit. Voir mes notes du 18 juillet 1850[351].

«Dans la peinture, et surtout dans le portrait, dit Mme Cavé, dans son joli traité, c'est l'esprit qui parle à I esprit, et non la science qui parle à la science.» Cette observation, plus profonde qu'elle ne l'a peut-être cru elle-même, est le procès fait à la pédanterie de l'exécution. Je me suis dit cent fois que la peinture, matériellement parlant, n'était qu'un pont[352] jeté entre l'esprit du peintre et celui du spectateur.

La froide exactitude n'est pas l'art: l'ingénieux artifice, quand il plaît et qu'il exprime, est l'art tout entier. La prétendue conscience de la plupart des peintres n'est que la perfection apportée laborieusement à l'art d'ennuyer.

L'expérience est indispensable pour apprendre tout le parti qu'on peut tirer de son instrument, mais surtout pour éviter ce qui ne doit pas être tenté. L'homme sans maturité se jette à tout propos dans des tentatives insensées en voulant faire rendre à l'art plus qu'il ne peut ou ne doit; il n'arrive même pas à un certain degré de supériorité dans les limites du possible. Il ne faut pas oublier que le langage, et j'applique ceci au langage de tous les arts, est toujours imparfait. Le grand écrivain supplée à cette imperfection par le tour particulier qu'il donne à la langue de tout le monde; l'expérience, mais surtout la confiance dans ses forces, donne au talent cette assurance d'avoir fait tout ce qui pouvait être fait. Il n'y a que les fous ou les impuissants qui se tourmentent pour l'impossible. L'homme supérieur sait s'arrêter: il sait qu'il a fait ce qu'il est possible de faire. Voir mes notes du 25 juin 1850[353].

Sans hardiesse et même sans une hardiesse extrême, il n'y a pas de beautés. Lord Byron vante le genièvre comme son Hippocrène à cause de la hardiesse qu'il y puisait. Il faut donc presque être hors de soi, amens, pour être tout ce qu'on peut être. Étrange phénomène qui ne relève pas notre nature ni l'opinion qu'on doit avoir de tous les beaux esprits qui ont été chercher dans une bouteille le secret de leur talent[354].

Musique d'église. Lord Byron dit qu'il a eu le projet de composer un poème de Job. «Mais, dit-il, je l'ai trouvé trop sublime: il n'y a point de poésie qu'on puisse comparer à celle-là.»

J'en dirai autant de la simple musique d'église.

Architecte. Voir mes notes du 14 juin 1850[355].

Autorité.

Anciens et modernes. Voir l'article de Thierry, Moniteur du 17 mars, sur l'étude de Virgile par Sainte-Beuve.

Querelle entre la simplicité et l'élan moderne vers d'autres sources du beau.

Beau. Vague. Voir dans Obermann, t. I, p. 153.

Liaison. Quand nous jetons les yeux sur les objets qui nous entourent, que ce soit un paysage ou un intérieur, nous remarquons entre les objets qui s'offrent à nos regards une sorte de liaison produite par l'atmosphère qui les enveloppe et par les reflets de tout genre qui font pour ainsi dire participer chaque objet à une sorte d'harmonie générale. C'est une sorte de charme dont il semble que la peinture ne peut se passer; cependant il s'en faut que la plupart des peintres et même des grands maîtres s'en soient préoccupés. Le plus grand nombre semble même n'avoir pas remarqué dans la nature cette harmonie nécessaire qui établit dans un ouvrage de peinture une unité que les lignes elles-mêmes ne suffisent pas à créer, malgré l'arrangement le plus ingénieux.

Il semble presque superflu de dire que les peintres peu portés vers l'effet et la couleur n'en ont tenu aucun compte; mais ce qui est plus surprenant, c'est que chez beaucoup de grands coloristes cette qualité est très souvent négligée, et assurément par un défaut de sentiment à cet endroit.

Michel-Ange. On peut dire que si son style a contribué à corrompre le goût, la fréquentation de Michel-Ange a exalté[356] et élevé successivement au-dessus d'eux-mêmes toutes les générations de peintres qui sont venues après lui.

Rubens l'a imité, mais comme il pouvait imiter. Il était imbu d'ouvrages sublimes, et il s'y était senti porté parce qu'il avait en lui. Quelle différence entre cette imitation et celle des Carrache!

Réussir. Pour réussir clans un art, il faut le cultiver toute sa vie. Voir mes notes du 22 mai 1850[357].

Après être resté longtemps en Angleterre, il s'était déshabitué de sa propre langue; il lui fallut du temps pour s'y remettre; tant il faut se tenir en haleine... Et c'est Voltaire qui parle!

Peinture des églises. Ornements peints. Voir, dans mes notes du 22 avril 1849, ce que m'en dit Isabey à Notre-Dame de Lorette[358]. Il y a dans le même Agenda, vers la fin, d'autres réflexions sur le même sujet.

Inconvénient des fonds d'or. Même note.

La peinture monumentale, comme l'entendent les modernes.

—Il faut de toutes mes notes, autres que celles qui s'appliquent au Dictionnaire, faire un ouvrage suivi[359], au moyen de la jonction des passages analogues et au moyen de transitions insensibles. Il ne faut donc pas les détacher et les publier séparément. Par exemple, mettre ensemble tout ce qui est du spectacle de la nature, etc.

Des Dialogues permettraient une grande liberté de langage à la première personne, des transitions faciles, des contradictions, etc.—Des extraits d'une correspondance rempliraient le même objet.—Lettres de deux amis, l'un triste, l'autre gai, les deux faces de la vie.—Lettres et observations critiques.

Notes pour un Dictionnaire des Beaux-Arts:

Avertissement préliminaire.

Architecture des églises chrétiennes. Article du Moniteur, 37 mars 1857, sur l'invention de M. Garnaud[360].

Homère. Rubens est plus homérique que certains antiques. Il avait un génie analogue. C'est l'esprit qui est tout. Ingres n'a rien d'homérique que la prétention. Il calque l'extérieur. Rubens est un Homère en peignant l'esprit et en négligeant le vêtement, ou plutôt avec le vêtement de son époque.—Tapisseries de la Vie d'Achille[361]. Il est plus homérique que Virgile, c'est qu'il l'était tout naturellement.

Objets polis. Il semble que par leur nature ils favorisent l'effet propre à les rendre en ce que leurs clairs sont beaucoup plus vifs et leurs parties sombres beaucoup plus sombres que dans les objets mats. Ce sont de véritables miroirs! Là où ils ne sont pas frappés par une vive lumière, ils réfléchissent avec une intensité extrême les parties sombres. J'ai dit ailleurs[362] que le ton même de l'objet se trouvait toujours à côté du point le plus brillant, et ceci s'applique aux étoffes luisantes, au pelage des animaux comme aux métaux polis.

Exécution. La bonne ou plutôt la vraie exécution est celle qui par la pratique, en apparence matérielle, ajoute à la pensée, sans laquelle la pensée n'est pas complète; ainsi sont les beaux vers. On peut exprimer platement de belles idées.

L'exécution de David est froide; elle refroidirait des idées plus élevées et plus animées que les siennes. L'exécution, au contraire, relève l'idée dans ce qu'elle a de commun ou de faible.

Imagination[363]. Elle est la première qualité de l'artiste. Elle n'est pas moins nécessaire à l'amateur. Je ne conçois pas l'homme dénué d'imagination et qui achète des tableaux: c'est qu'il a de la vanité en proportion de ce qui lui manque sous le rapport que j'ai dit. Or, quoique cela paraisse étrange, le plus grand nombre des hommes en est dépourvu. Non seulement ils n'ont pas cette imagination ardente ou pénétrante qui leur peint avec vivacité les objets, qui les introduit dans leurs causes mêmes, mais ils n'ont pas davantage la compréhension nette des ouvrages où cette imagination domine.

Les partisans de l'axiome des sensualistes, que nil in intellectu quod non fuerit prius in sensu, prétendent en conséquence de ce principe que l'imagination n'est qu'une espèce de souvenir. Il faudra bien qu'ils accordent cependant que tous les hommes ont la sensation et la mémoire, et que très peu ont l'imagination, qu'on prétend se composer de ces deux éléments. L'imagination chez l'artiste ne se représente pas seulement tels ou tels objets, elle les combine pour la fin qu'il veut obtenir; elle fait des tableaux, des images qu'il compose à son gré. Où est donc l'expérience acquise qui peut donner cette faculté de composition?

Empâtement. Le vrai talent de l'exécution doit consister à tirer le meilleur parti possible pour l'effet des moyens matériels. Chaque procédé a ses avantages et ses inconvénients. Pour ne parler que de celui de la peinture à l'huile, qui est le plus parfait et le plus abondant en ressources, il importe d'étudier comment il a été employé par les diverses écoles et de voir le parti qu'on peut tirer de ces différentes manières. Mais sans entrer dans le détail de chacune de ces manières, on peut s'en rendre compte à priori.

Ce qui constitue les avantages de ce genre (la peinture à l'huile), que les grands maîtres ont porté diversement à la perfection, est: 1° l'intensité que les tons foncés conservent au moment de l'exécution; ce qui ne se rencontre ni dans la détrempe, ni dans la fresque, ni dans l'aquarelle, ni en un mot dans toutes les peintures à l'eau, laquelle, étant l'unique agent qui délaye les couleurs, les laisse en s'évaporant beaucoup au-dessous du ton: la peinture à l'huile a la propriété de conserver les couleurs fraîches pour les marier; 2° la faculté d'employer suivant l'opportunité tantôt les frottis, tantôt les empâtements, ce qui favorise incomparablement le rendu, soit des parties mates, soit des parties transparentes; 3° la possibilité de revenir à volonté sur la peinture sans l'altérer, et au contraire en augmentant la vigueur de l'effet ou en atténuant la crudité des tons; 4° la facilité que la fluidité des couleurs, pendant un temps assez long, donne à l'artiste dans le maniement du pinceau, etc.

Plusieurs inconvénients: effets du vernis par le temps; nécessité d'attendre pour retoucher.

Il est nécessaire de calculer le contraste de l'empâtement et du glacis, de manière que ce contraste se fasse encore sentir, même quand les vernis successifs ont produit leur effet, qui est toujours de rendre le tableau lisse.

Arbres. La manière de les peindre et de les préparer.

J'ai noté dans un Agenda (29 avril 1854) cette sorte d'ébauche conforme à la marche naturelle[364].

Poussière. Le ton de la poussière est la demi-teinte la plus universelle. En effet, elle est un composé de tous les tons. Les tons de la palette mêlés ensemble donnent toujours un ton de poussière plus ou moins intense.

Graveur. Je trouve dans un article de la Presse sur Geoffroi Tory[365], du 17 juin 1857, que les anciens graveurs étaient des artistes; aujourd'hui ils ne sont que des mercenaires!

Intérêt. Mettre de l'intérêt dans un ouvrage, tel est le but principal que se propose l'artiste; on n'y parvient que par la réunion de beaucoup de moyens. Un sujet intéressant ne peut parvenir à intéresser quand il est traité par une main malhabile: ce qui semble, au contraire, le moins fait pour intéresser, intéresse et captive sous une main savante et au souffle de l'inspiration. Une sorte d'instinct fait démêler à l'artiste supérieur où doit principalement résider l'intérêt de sa composition. L'art de grouper, l'art de porter à propos la lumière et de colorer avec vivacité ou avec sobriété, l'art de sacrifier comme celui de multiplier les moyens d'effet, une foule d'autres qualités du grand artiste sont nécessaires pour exciter l'intérêt et y concourir dans la mesure convenable; l'exacte vérité des caractères ou leur exagération, la multiplicité comme la sobriété des détails, la réunion des masses comme leur dispersion, toutes les ressources de l'art, en un mot, deviennent sous la main de l'artiste comme les touches d'un clavier dont il tire certains sons, tandis qu'il laisse sommeiller certains autres.

La source principale de l'intérêt vient de l'âme, et elle va à l'âme du spectateur d'une manière irrésistible. Non pas que toute œuvre intéressante frappe également tous les spectateurs par cela que chacun d'eux est censé avoir une âme: on ne peut émouvoir qu'un sujet doué de sensibilité et d'imagination. Ces deux facultés sont aussi indispensables au spectateur qu'à l'artiste, quoique dans une mesure différente.

Les talents maniérés ne peuvent éveiller un intérêt véritable; ils peuvent exciter la curiosité, flatter un goût du moment, s'adresser à des passions qui n'ont rien de commun avec l'art; mais comme le caractère principal de la manière est le défaut de sincérité dans le sentiment comme dans l'imitation, ils ne peuvent frapper l'imagination qui n'est en nous-mêmes qu'une sorte de miroir où la nature telle qu'elle est vient se réfléchir pour nous donner, par une sorte de souvenir puissant, les spectacles des choses dont l'âme seule a la jouissance.

Il n'y a guère que les maîtres qui excitent l'intérêt, mais ils le font par des moyens différents, à raison de la pente particulière de leur génie. Il serait absurde de demander à un Rubens l'espèce d'intérêt qu'un Léonard ou un Raphaël sait exciter par des détails tels que des mains, des têtes dans lesquelles la correction s'unit à l'expression. Il est aussi inutile de demander à ces derniers ces effets d'ensemble, cette verve, cette largesse que recommandent les ouvrages du plus brillant des peintres. Le Tobie de Rembrandt ne se recommande pas par les mêmes qualités que tels tableaux du Titien, dans lesquels la perfection des détails est loin de nuire à la beauté de l'ensemble, mais qui ne portent point dans l'imagination cette émotion, ce trouble même que la naïveté et le nerf des caractères, la singularité et la profondeur de certains effets font éprouver à l'âme en présence d'un ouvrage de Rembrandt.

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