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Journal de Eugène Delacroix, Tome 3 (de 3): 1855-1863

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[88] L'amiral Théodore Deloffre (1787-1865) fut successivement préfet maritime à Cherbourg et membre du Bureau des longitudes.

[89] Voir ce que nous avons dit dans notre Étude, p. LI-LII, sur l'impartialité de Delacroix touchant les contemporains en général et Courbet en particulier.

[90] Le baron Rivet, qui s'était éloigné de la politique depuis 1852 pour se consacrer à l'administration du chemin de fer de l'Ouest, habitait alors aux portes de Versailles, au grand Montreuil, une propriété occupée, avant la Révolution, par deux des filles de Louis XV, Mesdames Victoire et Adélaïde de France.

Le mariage auquel Delacroix fait allusion est celui de la fille aînée de M. Rivet, qui épousa, en 1855, M. Bourdeau de Lajudie. La mère de M. Rivet, dont parle ici Delacroix, était fille du général de Gilibert, dernier sous-gouverneur des Invalides sous la monarchie, et veuve de M. Léonard Rivet, ancien aide de camp de Dugommier, créé baron comme préfet de l'Empire, et qui fut plus tard député sous la monarchie de Juillet.

Pierre Rivet, neveu de Mme Rivet mère, était grand amateur de peinture et fervent admirateur de Delacroix.

[91] Alexandre Colin.

[92] Jacques-Alexandre-César Charles (1746-1823), physicien, a popularisé en France les découvertes de Franklin et des frères Montgolfier. Lors de la création de l'Institut, il entra l'un des premiers à l'Académie des sciences, et en devint par la suite le secrétaire.

[93] Feuillet de Couches. Voir t. II, p. 177, en note.

[94] Du Bois de Beauchesne. Voir t. II, p. 375, en note.

[95] Henri Du Bois de Beauchesne, aujourd'hui général de brigade.

[96] Delacroix a, d'autre part, exprimé toute son admiration pour le talent du baron Gros. (Voir t. I, p. 374, et t. II, p. 351, 352 et 429.)

[97] La princesse de Wittgenstein était l'amie et l'admiratrice passionnée de Liszt; il fut un moment question, en 1861, du mariage de la princesse avec le grand artiste; mais celui-ci devait entrer trois ans plus tard dans les ordres.

[98] Francis Wey (1812-1882), littérateur et philologue, avait été nommé en 1852 inspecteur général des Archives départementales. Il fut également, de 1853 à 1865, président de la Société des gens de lettres.

[99] Le baron Schwiter devait être un des légataires de Delacroix, qui lui laissa par testament divers tableaux anciens.

[100] Voir plus loin, p. 95 et 96.


7 septembre.—Le matin, chez Dupré. Vu sa maison: très séduit par cet air riant.

Dîné chez Mme de Forget avec Mme Dufays, et revu là M. Jouaut, que je n'avais pas vu depuis 1830. Il passé des années en Russie; ce n'est plus le beau garçon de ce temps-là. Il me dit que le changement le plus considérable qu'il trouve en moi, c'est que je parle moins vite qu'autrefois et que ma voix est changée.

*

10 septembre.—Parti à huit heures par le train express pour aller à Crose[101]. Voyage très rapide jusqu'à Argenton par l'express, mais toutes sortes de malheurs à partir de là. Arrivé à Argenton attendant mes paquets une heure dans la boue et sous la pluie, avant de m'installer dans cette affreuse petite voiture où j'ai fait un voyage si insupportable, entre l'enfant qui pissait et les trois femmes qui vomissaient.

Je reste à Limoges, tenté un instant de revenir et de m'excuser comme je pouvais.

*

11 septembre.—Arrivé à Limoges vers onze heures, je m'installe pour la journée à l'hôtel du Grand Périgord; je fais un déjeuner dont j'avais besoin après l'insupportable voyage. Je vois la ville, le musée, l'église Saint-Pierre, la cathédrale, Saint-Michel.

La cathédrale est inachevée, la nef manque. En général, les églises de tout ce pays sont d'une obscurité lugubre. Je me suis endormi dans la cathédrale.

À Saint-Michel, près du musée, où je suis revenu en dernier lieu, j'en ai fait autant. Ces petits repos m'ont remis tout à fait.

Je me suis fait raser par un frater et suis venu dîner vers quatre heures et demie. Excellentissimes champignons, inconnus à Paris.

Je pars à six heures pour Brive. Dans le coupé, tête à tête avec un brigadier de gendarmerie, très convenable: tête superbe. Il me quitte vers neuf heures. Je passe une bonne nuit, tantôt dormant, tantôt voyant passer à la lueur des quinquets de la voiture le bizarre pays que je traverse... Uzerche, etc., que je regrette de ne pas voir de jour.

Je pensais, en voyant des objets véritablement bizarres, à ce petit monde que l'homme porte en lui. Les gens qui disent que l'homme apprend tout par l'éducation sont des imbéciles, y compris les grands philosophes qui ont soutenu cette thèse. Quelque singuliers et inattendus que soient les spectacles qui s'offrent à nos yeux, ils ne nous surprennent jamais complètement; il y a en nous un écho qui répond à toutes les impressions: ou nous avons vu cela ailleurs, ou bien toutes les combinaisons possibles des choses sont à l'avance dans notre cerveau. En les retrouvant dans ce monde passager, nous ne faisons qu'ouvrir une case de notre cerveau ou de notre âme. Comment expliquer autrement la puissance incroyable de l'imagination et, comme dernière preuve, cette puissance incroyable qui est relativement incomparable dans l'enfance? Non seulement j'avais autant d'imagination dans l'enfance et dans la jeunesse[102], mais les objets, sans me surprendre davantage, me causaient des impressions plus profondes ou des ravissements incomparables; où aurais-je pris auparavant toutes ces impressions?

*

12 septembre.—Arrivé à Brive à dix heures. François était venu m'y chercher, et reparti.

Je parcours la ville, qui est très jolie; l'église romane, où on a peint des cannelures et des caissons; le collège ou séminaire, charmante architecture de la Renaissance.

Je pars à midi et demi et suis à Crose vers trois heures; je ne puis vaincre, tout le long du voyage, une somnolence extrême. Frappé de la vue de Turenne et de ses ruines. Beaucoup d'émotion en arrivant.

Promenade avec François[103] dans les allées d'herbes, les arbres fruitiers, figuiers; cette nature me plaît et réveille en moi de douces impressions; la bonne Mme Verninac heureuse de me voir et me tutoyant. La femme de François est très bien.

*

13, 14 et 15 septembre.—Tous ces jours jusqu'à dimanche, jour de mon départ, la même vie à peu près; je suis seul, suivant mes habitudes, jusqu'au déjeuner. L'avant-dernier jour, le 15, je dessine une partie de la journée les montagnes, de ma fenêtre. Je dessine après déjeuner et par la chaleur le joli vallon où François a planté des peupliers; je suis charmé de cet endroit; je remonte par un soleil que je trouve cuisant et qui me fait toujours une impression de fatigue pour le reste de la journée; je cueille avec délices quelques figues, quelques pêches; bien entendu que je m'accuse de mes larcins.

Comment décrire ce que je trouve charmant dans ce lieu?... C'est un mélange de toutes les émotions agréables et douces au cœur et à l'imagination: je pense aux lieux que j'ai vus avec un calme bonheur dans ma jeunesse, je pense en même temps à mes chers amis, à mon bon frère, à mon cher Charles, à ma bonne sœur! Seul comme je suis à présent, il me semblait dans ce lieu, dans ce pays déjà méridional, me retrouver avec ces êtres chers dans la Touraine, dans la Charente, lieux qui sont beaux pour moi, beaux pour mon cœur.

La négligence qui est partout dans ce pauvre Crose, et qui m'avait choqué d'abord, avait fini par me plaire: rien n y ressemble à nos habitations d'aujourd'hui... L'herbe pousse où elle veut, la maison se conserve toute seule.

Promenade à Turenne[104] un de ces jours; la première fois, elle avait été marquée par l'événement de la fuite des deux juments, après lesquelles on avait couru longtemps. Le jour que nous y sommes allés, il faisait une pluie diluvienne; j'ai été pourtant satisfait de cette excursion; ce château perché sur le rocher, comme sur un piédestal, est tout à fait extraordinaire[105].

Nous faisons ces courses avec le jeune Dussol, très bon garçon, qui a dîné presque tous les jours avec nous.

L'église de Turenne remarquable par un grand air; sa simplicité et même son dénuement ne lui nuisent pas.

*

16 septembre.—Parti à sept heures pour Brive avec François et Dussol. Nous rencontrons en route le médecin Masseur, et ensuite la servante de François avec sa charmante sœur, celle que j'avais vue en guenilles et pieds nus auprès des chevaux, le jour de la course à Turenne; cette fois, elle était vêtue coquettement et allait à Brive pour faire des emplettes pour sa noce qui est dans huit jours; son mari sera un heureux drôle pendant quelques moments... C'est de l'espèce la plus fine et la plus piquante, la blonde armée de tous ses attraits particuliers et qui sont incomparables. Je l'avais bien devinée la première fois.

Nous parcourons la ville, après avoir assuré ma place pour une heure, pour Périgueux et Angoulême; nous allons au séminaire, où je dessine, et nous revenons déjeuner.

Ce déjeuner, à cette heure, m'a rendu toute la journée insensible aux beautés du pays que je traversais. La chaleur aussi était excessive; le coupé de cette diligence était affreux: pas une vitre ne tenait, j'ai été tantôt grillé par le soleil, tantôt gelé sans pouvoir m'en défendre par le courant d'air établi entre les deux portières.

Dans la première partie du voyage, je guettais la maison de campagne de Mme Rivet, que définitivement je n'ai pas vue.

Il y avait avec moi dans le coupé un gros et frais jeune homme qui m'a conté, avec un grand contentement de lui-même, qu'il venait de Limoges où il avait été faire emplettes de ses cadeaux de noces pour une jeune personne qu'il allait épouser aussi dans huit jours; je n'ai côtoyé ainsi, au milieu de mes souffrances, que des gens heureux ou sur le point de l'être. Il m'a fait entendre, en relevant à tout moment sa petite moustache blonde, que sa situation ne lui permettait pas d'aspirer à ce parti, mais que ses avantages extérieurs lui avaient valu cette aubaine, dont il rendait grâces au dieu Cupidon. Mon homme, plus amoureux de lui-même que de sa future, fleur de provincial et de Périgourdin, me quitta sur la route, non sans m'avoir fait admirer de loin la propriété, la maison la plus belle du pays, disait-il, enfin toutes les solides perfections que l'amour jetait à ses pieds, sans compter celle de la jeune infante; il a oublié de me dire si cette dernière était douée de grâces et d'attraits; mais ce n'était pas là la partie intéressante pour lui.

Je traverse, jusqu'à Périgueux, le pays le plus riche et le plus riant, mais toujours sous le poids de cette chaleur ou de ce vent cuisant.

J'arrive à Périgueux à la chute complète du jour; une jeune femme toute pimpante m'avait été donnée pour compagne de prison dans la boîte incommode où je me trouvais, une poste avant la ville; je traverse cette jolie ville au milieu des transparents et des illuminations, à propos des bonnes nouvelles de Sébastopol.

Je m'informe des places; je suis forcé de changer mes combinaisons. J'irai à Montmoreau prendre le chemin de fer par Ribérac dans une espèce de cabriolet portant les dépêches, et je vais dîner à l'hôtel de France, en face du bureau de la voiture.

Le repas assez médiocre, servi par une fille très piquante, quoique déjà mûre, me fait merveille; il n'est pas trop gâté par le voisinage de commis voyageurs, dont la langue est la même partout et un mélange curieux d'ineptie et de fatuité; j'avais déjà déjeuné à Brive quand j'y arrivai de Limoges, en attendant l'heure de partir pour Grose, avec une réunion semblable.

À Périgueux, après dîner et en payant à Mme l'hôtesse mes 3 fr. 50, j'admire la rotondité de sa robe à la mode et cette magnifique toilette qu'elle promène, de la cour à la cuisine et à la salle à manger. Je sors enchanté de tout ce que je voyais et particulièrement de la beauté des femmes que je trouve, dans tous les environs, on ne peut plus piquantes. Je me promène assez tard sur la grande promenade remplie de promeneurs de tous étages, de marchands forains, de musiques, de faiseurs de tours et de loteries. Je trouve même de la vraie beauté, le piquant uni à une grâce et à une correction qui n'est pas dans le Nord et que Paris n'offre jamais.

Enfin, je pars à neuf heures, je crois. Arrangement qui me paraît d'abord impossible et qui finit par aller tant bien que mal; mon grand manteau me rend grand service, serré, emboîté et enveloppé jusque par-dessus les yeux, de peur du serein; je finis par m'engourdir et enfin j'arrive à Ribérac vers deux heures du matin.

Arrivée dans cette petite ville où quelques chandelles achevaient de brûler aux fenêtres, en témoignage de l'allégresse, mais dans une solitude complète. Entrée sous cette remise d'auberge; prise de possession d'une chambre, où j'ai dormi tout habillé et profondément jusqu'à cinq heures du matin.

*

17 septembre.—Parti joyeux pour Montmoreau. Réveillé le matin à Ribérac et juché dans le coupé, avec un jeune militaire et un bon Périgourdin qui me parle de son vin; et tout ce que je vois m'enchante; le soleil levant donne à cette jolie et riche nature un attrait inexprimable. La ressemblance de ce pays avec ma chère forêt réveille encore des souvenirs délicieux. En traversant des parties de bois, je crois être avec mon cher Charles et le bon Albert, quand nous allions chasser, par la rosée, sous les bois et dans les vignes... Point de description pour de si douces pensées!

Je remarque, de Ribérac à Montmoreau, les vignes grimpant aux arbres ou à des perches qui les soutiennent, à la manière italienne; cela est fort joli et fort pittoresque, et ferait bien en peinture; mon voisin le militaire, joli jeune homme, qui revient peu enthousiasmé de la Crimée où il a eu les pieds gelés, me dit que cette méthode n'est pas la meilleure, sinon pour la vigne elle-même, au moins pour les productions qui l'environnent, à cause de l'ombre qui résulte de cet arrangement. Mon chasseur de Vincennes me dit que les Anglais sont des soldats de parade qui s'en vont trop tôt, malgré la renommée de leur ténacité. Peut-être, en bons alliés, faisons-nous pour eux, à l'égard de la bravoure, ce qu'on fait pour les avares dont on veut tirer quelque chose en les louant de leur générosité...

J'arrive à Montmoreau; je suis conduit droit au chemin de fer, où je m'encage vers onze heures et demie.

À Angoulême, rencontre de Mme Duriez[106], de sa fille, de son gendre et de son petit-fils. Je les aide à monter en voiture; cette rencontre qui était dans les décrets du destin, puisque je m'étais flatté d'aller les voir à Hurtebize, a rajeuni de bons sentiments et de bons souvenirs; mais j'étais déjà fatigué de tous mes mouvements des jours passés; le repos, pendant cette route, m'eût été nécessaire; j'aurais traversé avec plus de plaisir, avec le recueillement nécessaire, ces pays aimés pleins de tristesse et de doux souvenirs; au lieu de cela, chaleur étouffante, conversation soutenue jusqu'au soir, mille sujets d'une fatigue qui a duré et s'est prolongée à Strasbourg.

Dîner incroyable à Orléans; véritable pillage dans la salle où tous ces voyageurs pressés s'arrachaient les morceaux et se tiraient les chaises et les plats.

J'arrive à Paris à près de dix heures.

*

18 septembre.—Je m'étais flatté que je pourrais repartir le matin pour Strasbourg. Ma fatigue est extrême; je reste au lit ou sur mon lit. Je ne sors que pour dîner à la taverne flamande de la rue de Provence. Je rentre fermer mes malles et je pars à huit heures du soir. Je ne puis dormir pendant cette route. Bon ménage, orné d'un enfant à la mamelle tenu par une Alsacienne en costume et d'un enfant de huit à dix ans qui m'a donné des coups de pied pendant toute la route.

Au jour, et avant d'arriver, je suis frappé des montagnes boisées avant Saverne et de la terre rouge qui abonde en ce pays.

*

Strasbourg, 19 septembre.—J'arrive vers huit heures; je vais à pied chez les bons cousins[107]. J'accompagne le long des canaux et de la rivière l'homme qui traîne mon bagage; je trouve les bons cousins en train de déjeuner. Joie de me voir et moi heureux de les embrasser; je me sens de la fatigue; je dors sur le canapé du salon; le dîner, qui vient ensuite et de trop bonne heure, continue le trouble des jours précédents.

Après dîner, le cousin me mène au casino, où il m'inscrit; je n'ai pas abusé beaucoup de la faveur qui m'était faite; il me fait assister là à une réunion des membres du bureau de la Société rhénane des amis des arts; séance peu récréative qui heureusement ne dure pas longtemps.

*

20 septembre.—Au déjeuner que je fais avec les cousins et encore trop tôt, arrive Schiller le graveur[108] qui m'a connu chez Guérin, quand je commençais à n'y plus aller; il a su mon arrivée par un des membres d'hier et se met à ma disposition. Nous allons voir chez M. Simonis le superbe Corrège: Vénus désarmant l'Amour; je ne l'estime pas d'abord tout ce qu'il vaut.

Je regrette bien vivement de n'écrire ceci que trois semaines après l'impression que j'en ai reçue: la science, la grâce, le balancement des lignes, le charme de la couleur, les licences hardies, tout se réunit dans ce charmant ouvrage; certains contours durs m'avaient alarmé; je remarque ensuite qu'ils sont parfaitement motivés par la nécessité de détacher des parties d'une manière tranchée.

Autres beaux tableaux dans le même endroit, mais le souvenir se confond: ce sont des flamands, c'est tout dire. Belle tête de Van Dyck: homme en armes.

Nous allons au musée, à la mairie; j'y vois une assez bonne copie de mon Dante, faite par Brion[109], un jeune homme qui a fait de bons sujets d'Alsace. Je vois là des choses assez curieuses: une figure nue d'homme, de Heim[110]; cet homme avait un sentiment dans le sentiment des maîtres italiens; ce tableau est très gâté; je vois là son dernier grand tableau, exposé il y a deux ans[111], roulé depuis ce temps et laissé dans un coin comme on l'a apporté. Voilà comment les musées de province traitent les tableaux.

Je rencontre avec Schüler, qui m'a mené voir l'horloge rajeunie de la cathédrale, M. Klotz, l'architecte, frère de Mme Petiti: il me fait les honneurs de la Maison d'œuvre, et m'autorise à y dessiner.

Le soir, avec la bonne cousine, chez Hervé: la joie de ce bon et cher homme à me revoir; il y a de cela quarante-cinq à quarante-huit ans.

*

21 septembre.—Le lendemain, je suis tout à fait indisposé; je reste couché une partie de la journée; j'ai peine à me dérober aux remèdes de la bonne cousine. Hervé vient me voir pendant que je suis couché. La journée se passe ainsi.

*

23 septembre.—J'écris à Mme de Forget une lettre qui exprime bien mes ennuis de voyage:

«J'ai été fort longtemps sans vous écrire; c'est que j'ai fait le voyage le plus contrarié, je n'oserais pas dire le plus malheureux, puisque j'y ai eu quelques bons moments en retrouvant des personnes que j'aime; mais tout a été en dépit de mes prévisions et de mes petites convenances.

J'ai traversé Paris en revenant du Périgord, pour aller à Strasbourg, d'où je vous écris, souffrant, mal disposé pour achever ce qui me reste à faire, brisé par tous ces soubresauts et ces changements de régime et de condition. J'ai trouvé dans le pays de mon beau-frère des personnes que je n'avais pas vues depuis mon extrême jeunesse. Tout cela est attendrissant et attristant; mais encore il y a des émotions délicieuses qui s'y mêlent. Les communications dans tous les pays qui ne sont pas traversés par les chemins de fer sont intolérables: on est jeté dans d'affreuses carrioles, entassé et confondu avec toute la famille possible; c'est à tous ces inconvénients que je n'ai pas pu résister, et quoiqu'à la veille précisément d'aller faire à Baden un tour de quelques jours, je n'entrevois qu'avec ennui toute espèce de déplacement.

J'ai plus d'une fois envié votre calme philosophique, dans votre jardin, que vous n'êtes pas obligée d'aller chercher à travers des ennuis de toute sorte. Restez-y donc et ne bougez pas; je ne serai ici que jusqu'à la fin du mois; je pars, n'étant rien moins que reposé par ma villégiature. Peut-être, comme on a retardé jusqu'au 15 octobre la reprise du jury de peinture, irai-je passer quinze jours francs à me refaire tout seul, au bord de la mer.

Je vous conterai mes impressions de Baden, où tout le monde ici m'envoie. C'est demain ou après-demain que je m'embarque pour cette vallée de Tempe.

Je n'ose vous prier de me répondre, à moins que ce ne soit très promptement, comme vous voyez.»

Je vais, après dîner, avec la cousine, chez Schüler que je trouve peignant des paysages; il devait nous mener voir le tombeau du maréchal de Saxe. Ou plutôt je crois que c'est hier ceci, et aujourd'hui que j'y ai été le soir avec la cousine.

Vu les momies et le tombeau; j'en parle dans mes souvenirs de Baden.

Un de ces matins, chez Ferdinand Lamey: vu son jardin, etc., etc.

*

Baden, 25 septembre.—Parti de Strasbourg à huit heures; traversé la citadelle; jolie route qui me rappelle Anvers et la Belgique. Traversé le Rhin, arrivé à Baden vers quatre heures. Belles montagnes de loin se confondant avec l'horizon: le temps un peu brouillé après mon installation au Cerf. À peine arrivé, et comme à l'ordinaire, tout me semble triste, et je suis certain de m'ennuyer ici.

Je fais une aquarelle des montagnes, de ma fenêtre. Je sors, je rencontre Séchan[112], peu après Mme Kalergi. Séchan me mène voir ses travaux vraiment surprenants par la dextérité employée à tout envoyer de Paris, tout fait. Je vois Lanton avec lui qui, habitant Baden, est enivré de Baden: tout lui semble charmant; les femmes s'offrent à qui mieux mieux; on y déjeune, on y dîne, on y chasse le lendemain.

Benazet m'invite à cette chasse, et je refuse, malgré sa politesse.

Le soir, après dîner, promenade solitaire, où il faut convenir que je m'ennuie un peu malgré Lanton. J'entre à la Conversation, où je vois jouer. Je suis travaillé tout à coup entre la nécessité de faire des excursions sur les imitations de Séchan, affaire de conscience, et le désir de ne pas bouger, plus conforme à ma nature.

*

Baden, en arrivant, 25 septembre.—J'ai vu hier, à Strasbourg, avec la bonne cousine Lamey, à l'église Saint-Thomas, le tombeau du maréchal de Saxe: c'est le meilleur exemple de l'inconvénient que je signale. L'exécution des figures est merveilleuse, mais elles vous font presque peur, tant elles sont imitées d'après le modèle vivant. Son Hercule, quoique de l'école et avec l'inspiration du Puget, n'a pas ce souffle et cette hardiesse, j'oserai dire ces défectuosités partielles qu'on voit partout dans ses ouvrages; les proportions de cet Hercule sont très justes; chaque partie offre des plans exacts et un grand sentiment de la chair, mais sa pose est insipide; c'est un Savoyard affligé, et non le fils d'Alemène; il est là, il pourrait être ailleurs. Cette France affligée, qui conjure la Mort avec une expression de douleur très juste, est le portrait d'une Parisienne; la figure de la Mort, figure idéale par excellence, est tout simplement un squelette articulé, comme il y en a dans tous les ateliers et sur lequel le sculpteur a jeté un grand drap, qu'il a copié avec soin, en faisant sentir très exactement, sous les plis et dans les endroits où on les voit à découvert, les têtes d'os, les creux et les saillies.

Nos pères, tout barbares dans leurs naïves allégories, dont le gothique est plein, ont représenté tout autrement les figures symboliques.

Je me rappelle encore cette petite figure de la Mort qui sonnait les heures dans la vieille horloge de l'église de Strasbourg, que j'ai vue au rebut avec toutes celles qui y faisaient leur rôle, le vieillard, le jeune homme, etc.; «c'est un objet terrible, mais non pas hideux seulement». Quand ils font des figures de diables ou d'anges, l'imagination y voit ce qu'ils ont voulu faire, à travers les gaucheries et l'ignorance des proportions.

Je ne parle pas du monument du maréchal de Saxe sous le rapport de l'unité d'impression et de style, il en est entièrement dépourvu, l'esprit ne sait où se prendre dans ces figures dispersées, dans ces drapeaux brisés, ces animaux renversés. Et pourtant quel sujet pour l'imagination d'un vrai artiste sur son seul énoncé! Ce héros armé qui descend au tombeau son bâton de commandement à la main; cette France, qu'il a servie, qui s'élance entre lui et le monstre impitoyable qui va le saisir; ces trophées de sa gloire, vains ornements pour son tombeau; ces emblèmes des puissances subjuguées, cet aigle, ce lion, ce léopard expirant!

—M. Janmot, qui vient me voir ce matin, me dit, à propos des bonnes ébauches, qu'Ingres dit: On ne finit que sur du fini.

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26 septembre.—Le matin renouvelé entièrement encore comme à l'ordinaire. Je sors de bonne heure. Je commence par l'église, monument gothique, restauré il y a un siècle et demi et dans lequel on a prodigué, suivant la mode du temps, les ornements à la Vanloo, comme à celle de Brive, les cannelures et les caissons à la grecque du commencement de ce siècle. Deux tombeaux magnifiques dans le chœur: celui de l'évêque couché et armé avec le squelette sous la table qui le supporte, et surtout celui du vieux margrave armé et debout, collé à la muraille, son bâton de commandement à la main, et son casque à terre, près de lui, le tout dans un arrangement du temps de la Renaissance du plus beau style; j'ai remarqué sur mon calepin, ensuite, la différence de ce style avec celui d'un autre tombeau, le plus important de tous, lequel est dans le style de Vanloo. Malgré la confusion et le mauvais goût, les plates allégories et le bariolage, il est encore supérieur à tout ce qui est de notre triste époque, où la froideur, l'insignifiance et la mesquinerie ôtent toute espèce d'intérêt.

Monté, par des marches fort raides, jusqu'au palais grand-ducal, que je prends pour une espèce de ferme ou couvent; je monte par une allée exposée au soleil, puis je tourne dans les bois de sapins que j'admire; après chaque montée, que je crois toujours être la dernière, j'arrive au vieux château. Ruines rafistolées à l'allemande, pour en faire des perspectives d'album; bouteilles cassées, débris de cuisine au milieu de tout cela; le garde-manger était dans la salle des chevaliers. Je remarque les rochers granitiques comme ceux de la Corrèze; ils sont plus particulièrement d'une couleur rougeâtre comme le terrain et les pierres de ces pays-ci.

J'écris à diverses reprises sur mon calepin. J'admire en descendant une grande perspective montante sous les pins. Je remarque la couleur de charbon du fond et des arbres. Je redescends par une grande chaleur et pressé par la faim. Au bas des degrés, je me trompe de route et je conçois de l'inquiétude, en sentant ma fatigue et voyant reculer mon déjeuner. J'arrive enfin tout poudreux, tout hérissé. Je me mets à table. Voilà toutes sortes d'événements qui ne peuvent pas m'arriver à Paris et qui font que je ne peux pas y déjeuner avec appétit.

Je dors ensuite presque toute la journée; un autre se serait fait un devoir d'aller voir des cascades.

À six heures chez Mme Kalergi, qui m'avait prié; j'y trouve un prince Wiasiemski et sa femme, le premier Kalmouck par la face, la seconde charmante et gracieuse Russe qui m'a semblé mieux le lendemain en toilette du matin. De plus, une dame russe aussi ou berlinoise, sentimentale personne, avec qui j'ai fait le lendemain le voyage d'Eberstein avec Mme Kalergi. Cette dernière me parle beaucoup de Wagner[113]; elle en raffole comme une sotte, et comme elle raffolait de la République. Ce Wagner veut innover; il croit être dans la vérité; il supprime beaucoup des conventions de la musique, croyant que les conventions ne sont pas fondées sur des lois nécessaires. Il est démocrate; il écrit aussi des livres sur le bonheur de l'humanité[114], lesquels sont absurdes, suivant Mme Kalergi elle-même.

Je sors d'assez bonne heure; je vais faire, malgré le froid le plus piquant, une longue promenade sous l'allée qui va à Lichtenthal, délicieux endroit. Je rencontre, en revenant, Winterhalter[115], bon diable, mais très ennuyeux. Il veut absolument aller boire de la bière, et je le suis. Il me donne l'adresse d'un marchand d'ale et de porter à Paris, et aussi celle d'un marchand de jambon cru de Mayence.

*

27 septembre.—Je m'achemine de bonne heure et sans la précaution d'un paletot vers le couvent de Lichtenthal. Délicieuse et matinale promenade; dans l'église du couvent, la divine surprise, au moment où j'allais partir, du chant des religieuses; on ne trouverait pas pareille chose en cent ans, dans toute la France. Je disais à Mme Kalergi, qui prend fort le parti des Allemands, que chez eux la musique[116] venait pour ainsi dire en pleine terre; chez nous, c'est une production artificielle.

Grand Christ en bois peint très expressif et effrayant pendu de côté et sous les yeux de ces pauvres religieuses quand elles sont dans leur tribune.

Que ces voix pures et timbrées avaient d'expression! Quel chant et quelle simple harmonie! La voix, cette émanation du tempérament physique plus que de l'âme, semblait trahir les désirs comprimés: je me le figurais au moins. Je suis revenu enchanté.

Je passe au petit bazar en plein vent, faire quelques achats. Je reviens déjeuner et je m'apprête pour aller chez Mme Kalergi; de chez elle chez son prince, qui me montre un Auguste Delacroix[117], qu'on lui avait vendu pour un Eugène. (A Rowland for an Oliver, c'est le titre d'une pièce anglaise.)

Promenade par un soleil ardent jusqu'à Eberstein, parlant sentiment, politique, arts, etc. Château comme toutes ces résidences allemandes: du faux gothique, des ornements de tous les styles, mais toujours détestablement et gauchement arrangés. La gaucherie est la muse qui se tient le plus souvent derrière l'épaule de leurs artistes. Une demi-gaucherie est presque toute la grâce de leurs femmes.

Revenu fatigué, je quitte ces dames et reviens dormir une heure. Dîner ensuite.

Nouvelle promenade dans la partie des bosquets découverts qui est près de la rivière, et promenade toujours aussi charmante sous les chênes de Lichtenthal. Musique affreuse exécutée ce soir par les Badois. Celle des Autrichiens, le premier jour, était d'une meilleure exécution; mais ils ne jouent, avec tous leurs talents, que de la musique à l'usage de la grande foule des auditeurs qui sont là.

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28 septembre.—Promenade le matin, en mauvaise disposition; c'était la dernière: j'avais encore quelques petits achats à faire. Je monte par la pente en face de mes fenêtres. L'ardeur du soleil m'en chasse promptement. Je remarque que j'y suis plus sensible de jour en jour: je finirai par sympathiser complètement sous ce rapport, comme sous tant d'autres, avec ma pauvre Jenny. Quelques tours, mais sans charmes, dans les bosquets à droite de la route qui mène à Lichtenthal et dans l'allée allemande. Je fais mes paquets et pars à deux heures.

Voyage rapide; vue de montagnes; changements de voitures. Arrivé le soir à Strasbourg, avant la nuit. Plaisir de me trouver avec les bons Lamey.

*

Strasbourg, 29 septembre.—Passé une partie de la journée à la Maison d'œuvre Je la cathédrale, à dessiner[118]. (Je regrette de n'écrire nies impressions qu'ici, à Dieppe, dix à douze jours après: j'ai été très frappé de ce que j'ai vu là. J'aurais voulu tout dessiner.)

Le premier jour, j'ai été attiré par les ouvrages du quinzième siècle et du commencement de la renaissance des arts; les statues un peu roides, un peu gothiques de l'époque antérieure ne m'attiraient pas; je leur ai rendu justice le lendemain et le jour suivant, car j'y ai dessiné trois jours avec ardeur, au milieu des interruptions du froid et de l'incommodité du lieu par le défaut de lumière ou la difficulté de me placer. Je dessine sous la prétendue statue d'Erwin[119], car Erwin est partout ici, comme Rubens est à Anvers, comme César partout où il y a une enceinte en gazon ressemblant à un camp. La tête, les mains superbes, mais les draperies déjà chiffonnées et faites de pratique. De même pour la statue en face de l'homme en manteau fendu sur l'épaule qui met sa main sur les yeux, la tête levée en l'air. Plus naïves, les figures de l'homme en robe et en chaperon, agenouillé, du vieux juge assis dans l'anti-chambre, et des figures des soldats malheureusement mutilés et couverts d'armures qui sont également dans l'anti-chambre, mais qui sont d'une époque antérieure.

Ce soir, après dîner, mais de jour, promenade dans le petit jardin avec la bonne cousine: elle appréhende, la pauvre femme, la solitude des dernières années.

*

30 septembre.—Retourné, malgré le dimanche, à la Maison d'œuvre. Nous avions été auparavant faire je ne sais quelle course avec la bonne cousine; elle ne veut s'en aller qu'après m'avoir vu entrer. Je me jette sur les figures d'anges des treizième et quatorzième siècles: les vierges folles, les bas-reliefs d'une proportion encore sauvage, mais pleins de grâce ou de force.

J'ai été frappé de la force du sentiment: la science lui est presque toujours fatale; l'adresse de la main seulement, une connaissance plus avancée de l'anatomie ou des proportions livre à l'instant l'artiste à une trop grande liberté; il ne réfléchit plus aussi purement l'image, les moyens de rendre avec facilité ou en abrégé le séduisant et l'entraînant à la manière. Les écoles n'enseignent guère autre chose: quel maître peut communiquer son sentiment personnel[120]? On ne peut lui prendre que ses recettes; la pente de l'élève à s'approprier promptement cette facilité d'exécution, qui est chez l'homme de talent le résultat de l'expérience, dénature la vocation et ne fait, en quelque sorte, qu'enter un arbre sur un arbre d'une espèce différente. Il y a de robustes tempéraments d'artistes qui absorbent tout, qui profitent de tout; bien qu'élevés dans des manières que leur nature ne leur eût pas inspirées, ils retrouvent leur route à travers les préceptes et les exemples contraires, profitent de ce qui est bon, et, quoique marqués quelquefois d'une certaine empreinte d'école, deviennent des Rubens, des Titien, des Raphaël, etc.

Il faut absolument que, dans un moment quelconque de leur carrière, ils arrivent, non pas à mépriser tout ce qui n'est pas eux, mais à dépouiller complètement ce fanatisme presque toujours aveugle, qui nous pousse tous à l'imitation des grands maîtres et à ne jurer que par leurs ouvrages. Il faut se dire: cela est bon pour Rubens, ceci pour Raphaël, Titien ou Michel-Ange. Ce qu'ils ont fait les regarde; rien ne m'enchaîne à celui-ci ou à celui-là.

Il faut apprendre à se savoir gré de ce qu'on a trouvé; une poignée d'inspiration naïve est préférable à tout. Molière, dit-on, ferma un jour Plaute et Térence; il dit à ses amis: «J'ai assez de ces modèles: je regarde à présent en moi et autour de moi.»


[101] C'est le nom d'une propriété de famille qui appartient aujourd'hui encore à M. de Verninac, sénateur.

[102] Se reporter dans le second volume à tout ce qu'il dit sur l'Imagination et sur l'Idéalisation. (Voir t. II, p. 126 et 241.)

[103] François de Verninac, président du tribunal de Tulle. Delacroix lui laissa par testament quelques souvenirs de famille.

[104] On voit, à Turenne, les ruines d'un ancien château fort dont il reste une tour gigantesque, dite Tour de César.

[105] À cet endroit du manuscrit se trouve une esquisse presque informe qui représente la tour du château. Elle fait invinciblement penser aux ms de Victor Hugo, faits par le poète dans son voyage sur les bords du Rhin.

[106] Mme Duriez de Verninac. Dans son testament Delacroix lui a laissé de nombreux souvenirs.

[107] La famille Lamey, qui habitait Strasbourg, où M. Lamey occupait le poste de président de Cour.

[108] Chartes-Auguste Schüler (1804-1859), graveur, élève de Guérin et de Gros, visita l'Allemagne et l'Italie, et retourna se fixer à Strasbourg, son pays natal, où il se voua à l'enseignement.

[109] Gustave Brion (1824-1878), peintre, élève de Gabriel Guérin, s'est voué spécialement à la peinture des mœurs alsaciennes et rhénanes. On lui doit les illustrations de Notre-Dame de Paris et Les Misérables de Victor Hugo, publiées en 1864.

[110] François-Joseph Heim (1787-1865), peintre, élève de Vincent, obtint le prix de Rome en 1807. Parmi ses œuvres les plus importantes, on peut citer le Martyre de saint Cyr et de sainte Juliette, qu'on peut voir dans une des chapelles de l'église Saint-Gervais, et Charles X distribuant des récompenses aux artistes à la fin de l'Exposition de 1824, tableau où figure notamment Delacroix et qui se trouve aujourd'hui au Louvre.

[111] La défaite des Cimbres et des Teutons, exposé en 1853.

[112] Charles Séchan(1802-1874), peintre décorateur, élève de Cicéri, s'est fait une place à part pour le goût qu'il apporta dans l'art décoratif. Le talent qu'il montra en brossant des décors pour les grands théâtres de Paris et de l'étranger le firent distinguer, et en 1849 il fut chargé de restaurer la galerie d'Apollon, au Louvre; plus tard, on lui confia les peintures architecturales de Saint-Eustache. En 1852, au retour d'un voyage à Constantinople, où il entreprit les décorations intérieures des palais et des kiosques du Sultan, il se rendit à Baden, où il exécuta les travaux décoratifs du Casino. Il a publié un volume de Souvenirs.

[113] Il ne faut pas oublier qu'à cette époque le nom de Richard Wagner était complètement inconnu en France. Nous sommes en 1855, c'est-à-dire huit années avant la légendaire tentative de Tannhäuser, au grand Opéra de Paris. Le nom alors obscur du poète-musicien n'avait pu être révélé à Eugène Delacroix que par une étrangère russe ou berlinoise.

[114] Delacroix fait allusion ici aux tentatives politiques et sociales de R. Wagner. Celui-ci avait participé au mouvement révolutionnaire de l'Allemagne qui avait suivi le mouvement de 1848 en France. Il avait dû quitter son pays et s'exiler en Suisse. De cette époque date la série de ses grandes productions poétiques et musicales. Mais bien que désormais il ne dût prendre aucune part active à la propagande des idées socialistes, il leur demeura toujours très fidèlement et très fermement attaché, au point que ses écrits théoriques s'en trouvent souvent influencés.

[115] François-Xavier Winterhalter (1808-1873), peintre allemand, qui pendant tout le règne de Louis-Philippe et pendant les premières années du second Empire a joui d'une grande vogue. Il fit les portraits de la plupart des membres de la famille royale, reproduits et popularisés d'ailleurs par la gravure. On connaît aussi le portrait en médaillon de l'impératrice Eugénie exposé en 1861, celui de la reine Victoria, etc.

[116] Delacroix note ici une observation que seuls ont pu faire ceux qui ont voyagé en Allemagne. Déjà avant d'y être allé, il rapporte dans son journal un fragment de conversation avec A. de Musset, dans lequel il observe que les Français ne sont d'instinct ni musiciens ni peintres. Il faut avoir visité les villes d'Allemagne, non pas seulement les capitales, comme Leipzig, Dresde, Berlin, mais même les villes de second ou de troisième ordre, pour se rendre compte du rôle que joue la musique dans l'éducation nationale.

[117] Auguste Delacroix (1812-1868), peintre, qui se consacra presque exclusivement à l'aquarelle, et obtint de brillants succès dans ce genre alors peu recherché.

Aucun lien de parenté ne le rattachait à Eugène Delacroix, et celui-ci s'irritait de cette similitude de nom, qui pouvait créer une confusion dans l'esprit du public.

[118] Voir Catalogue Robaut, nos 1399 à 1402 et 1912.

[119] Erwin de Steinbach (1240-1318), architecte et sculpteur allemand, construisit la façade ouest de la cathédrale de Strasbourg et prépara les plans de décoration intérieure de la nef. Il mourut laissant son travail inachevé; mais son fils Jean acheva son œuvre d'après des dessins qui sont encore conservés à Strasbourg.

[120] Voir sur ce point notre étude, pages 32, 33, 34. C'est là une des idées les plus chères à Delacroix et les plus significatives de son esthétique.


1er octobre.—Nous allons, le cousin, la cousine et moi, voir le bon Schüler; je le remercie de ses gravures; nous y allons surtout pour voir le petit portrait qu'il a fait du cousin, pour mettre en tête de ses œuvres; je les quitte pour aller à la Maison de l'œuvre.

Les naïfs me captivent de plus en plus; je remarque dans des têtes, telles que le vieillard à longue barbe et en longue draperie, dans les têtes de deux statues un peu colossales d'un abbé et d'un roi, qui sont dans la cour, combien ils ont connu le procédé antique. Je les dessine à la manière de nos médailles d'après l'antique, par les plans seulement. Il me semble que l'étude de ces modèles d'une époque réputée barbare, par moi tout le premier, et remplie pourtant de tout ce qui fait remarquer les beaux ouvrages, m'ôte mes dernières chaînes, me confirme dans l'opinion que le beau est partout, et que chaque homme non seulement le voit, mais doit absolument le rendre à sa manière.

Où sont ces types grecs, cette régularité dont on s'est habitué à faire le type invariable du beau? Les têtes de ces hommes et de ces femmes sont celles qu'ils avaient sous les yeux. Dira-t-on que le mouvement qui nous porte à aimer une femme qui nous plaît ne participe nullement de celui qui nous fait admirer la beauté dans les arts? Si nous sommes faits pour trouver dans cette créature qui nous charme le genre d'attrait propre à nous captiver, comment expliquer que ces mêmes traits, ces mêmes grâces particulières pourront nous laisser froids, quand nous les trouverons exprimés dans des tableaux ou des statues? Dira-t-on que, ne pouvant nous empêcher d'aimer, nous aimons ce que nous rencontrons et qui est imparfait, faute de mieux? La conclusion de ceci serait que notre passion serait d'autant plus vive que notre maîtresse ressemblerait davantage à la Niobé ou à la Vénus, mais on en rencontre qui sont ainsi faites et qui ne nous forcent nullement à les aimer.

*

2 octobre.—Je pars de Strasbourg à midi et demi. Séparation tendre, regrets et adieux.

Je voyage avec une jeune mère très attentive à son enfant et qui ne l'a pas laissé une minute: petite femme frêle, blond fade, l'air intelligent; mais cette tendresse était vraiment touchante.

Je traverse l'Alsace, la Lorraine, la Champagne. Rien ne nie parle dans tout cela.

Désappointement, en arrivant, de trouver une malle étrangère au lieu de la mienne; cela renverse toute la joie que je me promettais; j'arrive à une heure du matin chez moi, ayant pris dans ma voiture une jeune femme et son enfant qui était au chemin de fer, sans ressources pour se faire conduire chez elle.

*

3 octobre.—J'avais déjà pris mon parti de la perte de ma malle; je ne regrettais que mes croquis de Strasbourg, mais surtout ce même petit livre dans lequel j'écris; je voyais tout cela dans les mains de quelque Allemand! La malle revient, et je m'embarque à une heure.

Je trouve Nieuwerkerke, qui monte dans la même voiture que moi. Il y a là un ménage étrange: la femme est Belge, coquette avec Nieuwerkerke; je prends la femme de chambre, qui a les plus beaux traits du monde, pour une amie ou une parente; heureusement la bévue se fait en moi, et je ne m'expose pas au crime impardonnable d'adresser une chose aimable à une pauvre créature, belle comme les anges et accablée du mépris de sa maîtresse, dont le nez retroussé et la petite figure commune semblent, au contraire, la classer dans l'emploi des soubrettes.

Après Rouen, où reste mon séducteur, je fais route avec l'Anglais et sa femme; je cause et continue la connaissance; je les rencontre le lendemain matin sur la plage; ils m'invitent à les venir voir, ce que je leur promets et ce que je n'ai pas encore exécuté.

*

Dieppe, 4 octobre.—Pas un seul moment d'ennui: je regarde à ma fenêtre, je me promène dans ma chambre. Les bateaux entrent et sortent; liberté complète, absence de figures ennemies ou ennuyeuses; je retrouve ma vue de l'année dernière; je ne lis pas une ligne.

Je vais le matin sur la plage, et c'est la que je retrouve l'Anglais et sa femme.

Je me sens encore de mon mauvais régime des jours passés; le soir, après dîner, je ne puis sortir; je reste sur mon canapé. Je relis avec plaisir mon petit livre, écrits et extraits de la correspondance de Voltaire. Il dit que les paresseux sont toujours des hommes médiocres. Je suis toujours dévoré de la passion d'apprendre, non d'apprendre, comme tant de sots, des choses inutiles; il y a des gens qui ne seront jamais musiciens, qui s'instruisent à fond du contre-point; d'autres apprennent l'hébreu ou le chaldéen et s'appliquent à déchiffrer les hiéroglyphes ou les caractères cunéiformes du palais de Sémiramis. Le bon Villot, qui ne peut rien tirer de son fonds stérile, est orné des connaissances les plus variées et les plus inutiles; il a ainsi la satisfaction de se trouver à tout instant supérieur à l'homme le plus rare ou le plus éminent, qui ne l'est que dans une partie où il excelle. Il y a longtemps que j'ai rejeté toute satisfaction pédante. Quand je sortais du collège, je voulais aussi tout savoir; je suivais les cours[121]; je croyais devenir philosophe avec Cousin, autre poète qui s'efforçait d'être un savant; j'allais expliquer Marc-Aurèle en grec avec feu Thurot[122], au Collège de France; mais aujourd'hui, j'en sais trop pour vouloir rien apprendre en dehors de mon cercle; je suis insatiable des connaissances qui peuvent me faire grand; je me rappelle, en m'y conformant par une pente toute naturelle, ce que m'écrivait Beyle: «Ne négligez rien de ce qui peut vous faire grand.»

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5 octobre.—Dans la journée, je vais voir les falaises près des bains et seul. Le soir, à la jetée en compagnie de Jenny.

Je passe des heures sans lectures, sans journaux. Je passe en revue les dessins que j'ai apportés; je regarde avec passion et sans fatigue ces photographies d'après des hommes nus, ce poème admirable, ce corps humain sur lequel j'apprends à lire et dont la vue m'en dit plus que les inventions des écrivassiers.

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6 octobre.—Dans la journée, bonne promenade avec Jenny, dans le même lieu qu'hier. Nous avons été assez loin sur le sable. J'ai pris, sur les rochers découverts par la mer, des coquillages et j'en ai mangé. Revenu par la grande rue et acheté un châle. Jetée le soir.

Hier et aujourd'hui, croquis d'après les photographies, d'après Thevelin.

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7 octobre.—Tous ces matins écrit mes lettres à Vieillard et à Chabrier pour lui recommander la demande de François[123], à Clément de Ris, à Moreau, etc. Dessiné encore d'après les Thevelin.

Montés, par le mauvais temps qui nous gagne, à la falaise du Pollet. Descendus ensuite sur la plage qui est au-dessous. Le soir, resté à la maison: la somnolence me gagne après dîner.

Je lis, un de ces jours, dans la Revue, que Charles Bonnet[124] se rendit aveugle par son acharnement à découvrir le mystère de la génération chez la race intéressante des pucerons; il eut, entre autres, une séance de trente-quatre jours consécutifs et sans le moindre relâche, pendant laquelle il eut l'œil appliqué à son microscope, afin de surveiller les accouchements successifs d'une puceronne androgyne, c'est-à-dire mâle et femelle, mari et femme réunis dans le même sujet, comme dans certains genres de plantes. Est-ce vraiment là un sujet de méditation intéressant à un degré suffisant soit le bonheur, soit simplement le plaisir de l'humanité? Était-il bien nécessaire qu'un brave philosophe perdît tant de temps et surtout perdît les yeux, si utiles pour tant de choses, afin de s'assurer que le péché d'Adam était véniel, pour la race puceronne, dans les décrets de la Providence, et qu'il pouvait en résulter un nombre infini de générations d'affreux animaux? Le philosophe eût fait un emploi plus raisonnable de son temps, s'il eût découvert un moyen de mettre obstacle à une pareille fécondité en détruisant pucerons et puceronnes. Quel chapitre à ajouter à celui qui traiterait de l'inutilité[125] des savants et surtout des pucerons!

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8 octobre.—Je finis par m'enrhumer, au milieu de ce froid de la chambre où je me sens gagner à la longue, et à la fenêtre où je me place souvent le matin à moitié vêtu.

Je sors, un peu languissant par ce rhume commençant, vers midi ou une heure; je vais à la jetée; la mer est toute plate et baisse; cette jetée à claire-voie, qui remplace celle en pierre, amortit les vagues et ôtera du pittoresque. Une barque à voiles, qui veut absolument rentrer malgré la marée descendante, va au pied de cette jetée et jette l'ancre pour ne pas être entraînée hors de la jetée. J'admire la patience, la peine de ces pauvres gens pour se tirer de là; les passants, sur la jetée, leur viennent en aide et les remorquent.

Je viens reprendre Jenny; je dessine un peu. Nous devions faire des visites à des marchands; nous n'en avons pas le courage; nous prenons par le dernier bassin et nous montons sur la falaise derrière le château. Je reviens plus enrhumé encore.

Petit dîner, agréable comme toujours, quoique plus silencieux, au moins de ma part; le soir, je sors avec une légère mauvaise humeur; je vais seul me promener dans la grande rue; je me couche à neuf heures. Je recule toujours de jour en jour ma visite à la Belge et à l'Anglais que j'ai rencontrés dans le chemin de fer; j'ai la bonté de me faire un scrupule de ne point aller les voir.

—Je ne puis exprimer le plaisir que j'ai eu à revoir ma Jenny[126]. Pauvre chère femme! Je retrouve sa petite figure maigre, mais les yeux pétillants du bonheur de trouver à qui parler; je reviens à pied avec elle, malgré le mauvais temps; je suis pendant plusieurs jours, et probablement j'y serai tout le temps de mon séjour à Dieppe, sous le charme de cette réunion au seul être dont le cœur soit à moi sans réserve.

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9 octobre.—Je me lève plus tard; je ne fais point ma barbe et je ne sors point; je fais faire du feu; essaye d'arrêter mon rhume à ses débuts. Je trouve charmant d'être venu à Dieppe pour ne pas sortir de ma chambre; heureusement que mon imagination ne laisse pas de voyager: je passe de mes gravures à ce petit livre. Eh! n'est-ce pas voyager que d'avoir sous ses fenêtres le spectacle le plus animé? Je satisfais ici ce goût que j'ai toujours eu pour le repos corporel, pour le retirement, si l'on peut parler ainsi; la pluie et un jour gris ajoutent à mon plaisir; je me justifie ainsi à moi-même mon aversion pour le mouvement. J'ai, vers quatre heures, le spectacle d'un bel arc-en-ciel, avec cette particularité qui m'étonne et que je n ai pas vu qu'on ait mentionnée: l'arc-en-ciel, parfaitement tracé dans le ciel, continuant encore à se peindre en avant des maisons qui forment l'enceinte du port et des arbres qui bornent la vue sur la petite montagne qui est à droite, au-dessus des marais salés où se décharge l'Arques en partie; ainsi, le phénomène ne se produit pas à une grande distance, nous le touchons, pour ainsi dire, du doigt; ces maisons étaient à cent pas de moi; il y a donc une position de vapeur qui n'est pas sensible à la vue, assez intense cependant pour se colorer des couleurs du prisme; on peut calculer presque le lieu précis où il se dessine; il y avait au-dessus un deuxième arc plus faible, comme toujours; je n'ai pu le suivre comme l'autre, ailleurs que sur le ciel.

Je suis ravi de la cheminée à l'anglaise ou à la flamande qui est dans ma chambre; Jenny me donne l'idée d'en avoir une pareille à Paris, dans le cas où on aurait une maison à soi; une fois allumée, elle va toute seule; ce serait excellent dans mon atelier, dans celui de Gros, par exemple, avec un poêle de l'autre côté. Il y a économie assurément, profit pour la chaleur, et moins d'incommodités, en ce qu'on a moins à s'en occuper.

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10 octobre.—La mer belle; le vent d'ouest nous donne de belles vagues. Journée passée en partie à la jetée et, du reste, je ne sais trop comment.

Ces beaux loisirs finiraient par amener le terrible ennui et avec lui le désir de se renouveler en allant retrouver les pinceaux et les toiles auxquelles je pense souvent. Il me les faudrait ici.

Je pense plus que je ne faisais encore l'année dernière, en voyant à chaque instant ces scènes de mer, ces navires, ces hommes si intéressants, qu'on n'a pas tiré de tout cela l'intérêt que cela comporte. Le vaisseau lui-même ne joue pas un assez grand rôle chez les faiseurs de marine: j'en voudrais faire les héros de la scène; je les adore; ils me donnent des idées de force, de grâce, de pittoresque; plus ils sont en désordre, plus je les trouve beaux. Les peintres de marine les font tellement quellement: les proportions observées, la position des agrès une fois conforme aux principes de la navigation, il leur semble que leur besogne soit faite; ils font le reste les yeux fermés, et comme les architectes indiquent dans un plan leurs colonnes et leurs principaux ornements. C'est l'exactitude pour l'imagination, que je demande; leurs cordages sont des lignes tracées à la hâte et de pratique: ils sont là pour mémoire et semblent ne pouvoir servir à rien; la couleur et la forme doivent concourir à l'effet que je demande; mon exactitude consisterait, au contraire, à n'indiquer fortement que les objets principaux, mais dans leur rapport d'action nécessaire avec les personnages. Au reste, ce que je demande ici au genre de la marine, c'est ce que je veux dans tout autre sujet: les accessoires sont traités avec trop d'indifférence, même chez les plus grands maîtres; si vous mettez du soin aux figures en négligeant ce qui les accompagne, vous rappelez mon esprit au métier, à l'impatience de la main, ou à une certaine dextérité propre à indiquer, seulement par des à peu près, ce qui complète la vérité des figures, les armes, les étoffes, les fonds, les terrains...

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11 octobre.—De bonne heure à la jetée. La mer est très belle; plusieurs vaisseaux et barques sont entrés déjà; j'en vois plusieurs encore. Je me tiens là deux ou trois heures sous la pluie et le vent.

Le reste de la journée, j'éprouve une fatigue qui me tient à la maison dans une paresse complète, mais non sans charme. Le temps gris et pluvieux favorise cette inclination nonchalante.

Le soir, après avoir un peu dormi, je vais à la jetée reprendre Jenny. La mer est furieuse; j'ai peine à me tenir; je vois passer devant moi, comme des flèches, deux barques de pêche: la première me fait frémir; ils ont de la lumière abord. On pourrait tirer parti de ces effets de nuit.

Se rappeler les grands nuages entassés sur le Pollet et, dans des espaces éclairés, les étoiles groupées et brillantes.

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12 octobre.—Je reçois une lettre de Mme de Forget. Elle a voyagé seule dans le Midi et n'a pu me répondre à Strasbourg, vu le peu de temps que je lui donnais.

La mer est plus belle que je ne l'ai encore vue, les lames très espacées et régulières; je trouve à la jetée John Lemoinne[127], que je ne reconnaissais pas d'abord avec son chapeau de voyage sur les yeux et sa tenue de touriste maritime. Il me dit que le bombardement d'Odessa va faire autant de tort aux Anglais qu'aux Russes, mais que nous les mettons un peu en demeure de s'y porter de bonne grâce.

Je reste longtemps à la jetée, puis longtemps sur le port, où je m'assieds tout simplement sur une échelle, à regarder des pêcheurs et leurs bateaux. Je me reprends d'ardeur pour les étudier: je ne puis me détacher de les regarder.

Dans l'intention de retourner à la jetée et ne voulant pas rentrer, j'entre au Café suisse qui fait le coin de la grande rue et je lis les Débats. Il y avait justement un article de John Lemoinne sur les annonces dans les journaux anglais.

Je vais ensuite aux bains m'informer de Guérin[128]. Il arrive ordinairement le vendredi soir. Jenny était venue avec moi.

Rentré avec elle, après achats divers, et resté à la maison à ne rien faire, à raisonner avec elle et à dormir en attendant le dîner. Au demeurant, bonne vie; le spectacle de ce port est à tout instant une distraction agréable.

Le soir, après avoir dormi encore, à la jetée. Temps de chien; on ne jouit que des mugissements de la mer, car on ne voit que de l'écume sur un fond obscur. Nous attendons en vain le bateau à vapeur. La veille, il avait eu des avaries en entrant et avait donné des inquiétudes. Quelle rage pousse ces animaux à voyager justement la nuit, par une mer furieuse, exposés doublement à manquer le port, avec toutes les conséquences de cet accident? Il faut être Anglais, et malheureusement nous le devenons, pour avoir cette méthodique frénésie; plutôt que de perdre une heure, c'est-à-dire de respirer, de manger, de vivre à son aise pendant cette heure. Le temps perdu pour eux est celui qu'ils donnent à vivre tranquilles ou à s'amuser.

En repassant sur le port, j'examine encore les bateaux qui s'élèvent et s'abaissent avec le flot.

*

13 octobre.—J'écris à Mme de Forget:

«J'ai revu aussi avec plaisir le Midi, non pas la Provence, ni le Languedoc, mais le Périgord, l'Angoumois, pays chers à mon enfance et à ma première jeunesse, et qui sont le Midi sous beaucoup de rapports. J'y ai retrouvé des sensations de cet heureux temps et qui m'ont rappelé des êtres aimés et disparus. J'y ai fait une expérience qui m'afflige un peu: c'est que ces pays ne me vont plus, au moins sous un rapport essentiel; la chaleur, le soleil, me fatiguent et me sont nuisibles; j'en ai souffert, et cela à une époque de l'année où ces inconvénients sont ordinairement un peu diminués. La Normandie me va mieux: Dieppe en ce moment est adorable; on n'y rencontre personne, et la mer y devient de plus en plus intéressante; on y est même fort mouillé en ce moment où je vous écris, ce qui semble devoir compléter le bonheur d'un homme qui a peur du soleil.

Nous nous raconterons tous nos accidents. Je vous ai dit une partie des miens dans la première partie de mon voyage. Si l'on veut voyager, il faut absolument consentir à souffrir beaucoup d'inconvénients; on a même parfois des accès d'une rage comique qu'on se rappelle sans amertume, mais qui vous désespèrent dans leur temps.

Je vais reprendre ma vie de Paris, qui a bien, elle aussi, ses inconvénients, quoique j'en aie philosophiquement supprimé un bon nombre à tort ou à raison, grâce à un peu plus d'indépendance ou de sauvagerie, qualités ou défauts qui sont devenus ma nature même.»

—Je vais voir Guérin vers une heure. Nous causons longuement: il me parle beaucoup de Chopin, qu'il a connu; de Mme Sand, qu'il voudrait connaître; de Rousseau et de Lamartine, qu'il aime, malgré son histoire de César, dont il me parle, laquelle est faite, me dit-il, en vue de rabaisser César, comme il lui est arrivé déjà de rabaisser Napoléon, qu'il déteste. Guérin attribue à un ridicule ce sentiment décrire ces diatribes contre des colosses comme Napoléon et César, et je crois qu'il a raison.

Je le quitte pour aller à Saint-Jacques revoir le croquis que j'en avais fait l'année dernière; j'étais entré un moment à Saint-Remi, que j'aime toujours; j'entendais chanter du dehors: il y avait des chantres en chape de cérémonie, le curé, tout le personnel occupé à chanter des litanies devant un seul auditeur, qui était un garçon de quinze ans. J'ai trouvé la même singularité à Saint-Jacques.

Le soir, paresse pour sortir, et mauvais temps.

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Paris, 14 octobre.—Parti pour Paris à midi. Le matin, été à la jetée pendant qu'on faisait les paquets. J'étais arrivé à Dieppe avec ravissement; j'en pars avec plaisir; étrange disposition: une fois que j'eus arrêté le jour de mon départ, j'eus presque hâte de retourner à Paris. J'ai un grand désir de travailler. Ce mouvement, cette variété de situation et d'émotion donne à tous les sentiments plus de vivacité; on résiste mieux, en variant son existence, à l'engourdissement mortel de l'ennui.

J'étais, de Dieppe à Rouen, avec trois Anglais, jeunes tous les trois; et comme je voyageais en première classe, il y avait lieu de penser qu'ils étaient aisés. Ils étaient très négligés, un d'eux surtout qui l'était jusqu'à la malpropreté et jusqu'à avoir des habits déchirés. Je ne m'explique pas ce contraste si tranché avec leurs habitudes d'autrefois; je l'ai remarqué dans le voyage que j'ai fait à Baden, de Strasbourg; un des jours qui ont suivi celui-ci, pendant que je faisais mon examen des tableaux, je rencontrai lord Elcoë, notre vice-président, dans une tenue presque sale; le bon Cockerell, qui m'a accompagné jusqu'à la place Louis XV un autre jour, avait une cravate de couleur très commune; ils sont tout à fait changés; nous avons pris beaucoup, au contraire, de leurs manières d'autrefois.

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15 octobre.—Première séance du jury. Levée de boucliers de l'Institut contre la pluralité des médailles.

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22 octobre.—Aujourd'hui, le cousin Delacroix est arrivé; il est revenu le soir dîner avec Jacob[129] et le gendre de la cousine Jacob, M. Lesueur, avoué, établi à Rouen; la présence de ce dernier a nui un peu à l'agrément de la soirée: fort bon garçon d'ailleurs, mais très bavard, paralysant l'entrain des autres et étouffant leurs voix.

Le cousin revient le lendemain matin pour connaître le résultat des votes du jury général, et me quitte peu après.

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27 octobre.—Je lis dans un article de Gautier, sur Robert Fleury: «Certes, M. Robert Fleury a droit au titre de maître; il a fait des ouvrages excellents... M. Robert Fleury n'a presque jamais regardé la nature à air libre, etc.»


[121] Cette indication concorde bien avec le passage du livre de Taine, Opinions de Graindorge, dans lequel il rapporte une conversation avec Delacroix, qui, lui parlant de sa première jeunesse et de son ardeur d'apprendre, lui faisait confidence de l'universalité de ses recherches. Nous avons tenu à faire de cette idée la pensée maîtresse et le point de départ de notre étude sur le grand artiste.

[122] Jean-François Thurot (1768-1832), philosophe et helléniste, occupait, en 1812, au Collège de France, la chaire de langue et de philosophie grecques. Il devint en 1830 membre de l'Académie des inscriptions, et fut emporté deux ans plus tard par le choléra.

[123] Sans doute François de Verninac.

[124] Charles Bonnet, philosophe et naturaliste, né à Genève en 1720, mort en 1793.

[125] Nous avons eu déjà l'occasion de marquer dans le cours du deuxième volume que les observations de cette nature constituaient un des points faibles du Journal. On ne saurait d'ailleurs exiger d'un esprit, si étendu et si compréhensif fût-il, de ne présenter aucune lacune. Les passages comme ceux auxquels nous faisons allusion montrent une foie de plus la profonde divergence existant entre la vision de l'artiste et celle du savant. Nous n'en pourrions apporter de meilleure preuve que le passage dans lequel Cuvier juge la découverte de Charles Bonnet; «Neuf générations de vierge en vierge étaient alors une merveille inouïe, mais l'admirable patience qu'un si jeune homme avait mise à les constater, toutes les précautions, toute la sagacité qu'il lui avait fallu, n'étaient guère moins merveilleuses: elles annonçaient un esprit dont on pouvait tout attendre

[126] Jenny le Guillou avait pour son maître l'attachement obstiné et jaloux d'un chien fidèle. Lors des derniers moments du peintre, ses amis se plaignirent amèrement d'avoir été tenus écartés par elle.

[127] John Lemoinne (1814-1892), qui était entré à vingt-six ans à la rédaction du Journal des Débats, était un des plus brillants journalistes de l'époque.

[128] Le chirurgien Jules Guérin. ( Voir t. II, p. 427 et note.)

[129] Cousin de Delacroix.


5 novembre.—J'écris ce matin à Berryer que je n'irai décidément pas à Augerville: je suis horriblement enrhumé; j'ai pris ce rhume-là dans mes promenades au jury.

J'ai été voir ce soir Cerfbeer; j'avais dîné chez lui huit jours auparavant; il m'avait invité très aimablement à propos des grandes médailles, surtout sur le bruit que j'avais un avantage plus marqué que celui qui reste en définitive et me place le cinquième sur la liste; je lui ai dit que j'en étais réduit à rendre grâce aux dieux que la patrie eût trouvé quatre citoyens plus vertueux que moi.

Horace[130] me conte, ces jours passés, au jury, la démarche qu'il avait faite auprès d'Ingres, lequel a écrit pour refuser la médaille, outragé profondément d'arriver après Vernet, et encore plus, à ce que m'ont dit plusieurs personnes, non suspectes en ceci, de l'insolence du jury spécial de peinture, qui l'avait placé sur la même ligne que moi, dans l'opération préparatoire.

*

6 novembre.—M. Roche arrivé le matin. Je pense que sa venue va compromettre mon voyage à Alberville; il n'en est rien, il a lui-même des affaires. Je pars toujours demain.

Il reste à déjeuner avec moi et revient dîner; je m'acquitte avec lui de ses déboursés pour les réparations du tombeau de mon frère, à Bordeaux.

*

Augerville, 7 novembre.—Parti pour Augerville: j'arrive à la gare à huit heures et demie au lieu de neuf heures et demie, sur l'indication que m'avait donnée Berryer; je passe cette heure sans m'ennuyer à voir arriver les partants. Je sais attendre plus qu'autrefois. Je vis très bien avec moi-même; j'ai pris l'habitude de chercher moins qu'autrefois à me distraire par des choses étrangères, telles que la lecture, par exemple, qui sert ordinairement à remplir des moments comme ceux-là. Même autrefois, je n'ai jamais compris les gens qui lisent en voyage. Dans quels moments sont-ils avec eux-mêmes? Que font-ils de leur esprit qu'ils ne retrouvent jamais?

Ce voyage que je redoutais, à cause du froid que mon rhume me rend plus désagréable, s'est bien passé et même gaiement. J'aime assez, quelquefois, ce changement d'habitudes. Ne trouvant pas, chez Brunet, près de la gare, de voiture disponible, je me suis fait conduire à Fontainebleau, où je me suis arrangé avec M. Bernard, rue de France.

J'ai déjeuné dans un café borgne, vu l'église et me suis embarqué joyeusement. Il me fallait autrefois un motif de joie ou d'occupation intérieure pour n'être pas triste; il est vrai que mon bonheur était extrême, quand l'imagination avait suffisamment d'aliment; je suis actuellement plus tranquille, mais non plus froid.

Brouillard très intense.

On ne m'attendait pas: ma venue a fait plaisir. Les personnes que je trouve ne sont pas de nature à changer ma disposition paisible, mais peu récréée; mais j'aime le lieu et le maître du lieu, dont l'esprit profond me plaît et m'instruit, particulièrement dans la science de la vie, quoiqu'il soit loin de professer quoi que ce soit; son exemple suffit.

Qu'ai-je fait depuis un mois? Je me suis occupé de ce jury; j'ai vu assez de platitudes et j'ai subi quelques entraînements de complaisance pour quelques pauvres diables. Se rappeler la grande chaleur de Français qui, ayant voté pour lui tout le temps, pour la première médaille, se réveille indigné de ce qu'on avait oublié M. Corot[131], quand il ne se trouvait plus de place pour lui; Dauzats et moi avions, par une sorte de souvenir, voté pour lui, et nous avions été les seuls.

M. de la Ferronnays me dit, à propos du danger des chemins de fer, que les administrateurs lui ont dit souvent qu'il valait toujours mieux voyager de jour.

*

11 novembre.—Vu M. Jouvenet, qui est arrivé le soir; il me dit que la propriété du maréchal Bugeaud, qui rendait primitivement 7,000 livres de rente, en rendait 45,000 après les améliorations qu'il y avait faites. L'impopularité qui s'était attachée à son nom, par suite des infamies que les journaux se permettaient sur son compte pendant le règne de Louis-Philippe, durait encore après sa mort. Sa veuve ayant fait faire un service commémoratif un an ou deux après sa mort, le curé avait cru devoir faire élever un autel, en plein champ, supposant que la foule serait trop grande dans l'église; cette même personne que j'ai citée s'y trouvait, elle, vingt-huitième.

Mes journées s'écoulent tout doucement, sans plaisirs vifs, il est vrai. Il me manque une occupation de cœur ou de tête pour m'animer et donner de la saveur à la vie que je mène ici. Ces diables de repas font de vous une machine à digérer; on n'a de temps que pour se promener dans les entractes; mais adieu la pensée ou la plus simple émotion.

*

Paris, 14 novembre.—Parti d'Augerville, avec Berryer, à neuf heures. Nous revenons ensemble jusqu'à Paris, par Étampes; sa conversation est des plus intelligentes.

Quand on est agité dans la vie par mille contrariétés qu'on prend pour des peines, on ne se représente pas assez ce que sont les pertes véritables et sans remède qui touchent aux sentiments. Il y a pourtant de ces natures de roche qui se consolent plus vite de celles-là que des autres. Berryer me contait, en revenant, que l'un des progrès des États-Unis consiste à faire assurer son père quand il part pour un de ces voyages où on est exposé à tout instant à être mis en morceaux dans les bateaux ou les chemins de fer. Une fois que vous avez la confiance qu'en cas de malheur on vous rendra votre père en billets de banque, la famille est tranquille; le père peut aller dans la lune et y rester, si bon lui semble; je ne doute pas que nous n'arrivions à ce degré de perfection.

L'idée de Delamarre[132], proposée à Berger, quand il était préfet, d'envoyer les corps de nos parents et de nos amis pour fumer et fertiliser les plaines arides de la Sologne, était de ce genre. Voilà une manière inattendue d'utiliser ses proches, quand, par leur mort, ils semblent n'être plus bons à rien.

*

15 novembre.—Jour de la cérémonie de la distribution. Je vais rejoindre la place de la commission. Très bel et imposant aspect. Mercey me fait l'algarade de me donner l'alarme sur ce qui devait se passer: tout s'arrange pour le mieux.

Je reviens à pied, je prends une mauvaise tasse de café, dans les Champs-Élysées, qui m'a rendu malade tout le lendemain. Je ne suis pas sorti après mon dîner; cela réussit toujours mal.

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16 novembre.—Mon cher Guillemardet vient m'embrasser. Villot vient pendant qu'il était là; il me conte à sa manière ce qui s'est passé à propos du rappel de Meissonier à la médaille d'honneur. Je ne puis m'empêcher de l'arrêter au milieu de sa philippique contre ce qu'il appelle d'horribles coquins, etc.

Huet[133] et Yvon viennent me voir. M. Hébert[134], Carrier[135] et le brave Tedesco[136].

Mauvaise disposition. Je vais dîner chez la cousine avec Laity et le jeune d'Ideville. Je ne mange rien et m'en retourne dans un état passable. M. Laity partait le soir même.

Rentré de bonne heure, sans faire de promenade.

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18 novembre.—J'écris à Berryer: «À présent que je suis sorti des cérémonies, je viens vous redire tout le bonheur que j'ai eu à me voir ces quelques jours près de vous. Je pense à cette bonté et à cet admirable esprit présent à tout et dont le charme réuni n'est qu'en vous.»

*

20 novembre.—Je vais à Trovatore avec un billet d'Alberthe; j'y souffre, je m'y ennuie, je m'enrhume de nouveau. Rien n'égale la stérilité de cette musique qui est toute en tapage et où pas un seul chant ne se fait jour.

*

24 novembre.—Je néglige bien mes pauvres souvenirs: je suis trop distrait à Paris pour écrire, même à bâtons rompus. Depuis quatre ou cinq jours, je m'enferme pour en finir, s'il est possible, avec ce rhume; ce me sera aussi un bon prétextée moi-même et aux autres de ne pas bouger.

Mme Pierret est venue dans la journée me demander de prendre des billets pour une loterie que fait ce malheureux Fielding.

*

25 novembre.—Rien ne peut surmonter les préjugés régnants: quand on envoyait les élèves à Rome, du temps de Lebrun et jusqu'à David, on ne leur recommandait que l'étude du Guide; à présent, le Beau consiste à reproduire le faire des vieilles fresques, mais ce n'est que la partie académique qu'ils vont étudier. Ces deux méthodes qui semblent si opposées se rencontrent dans ce point qui sera toujours le mot d'ordre de toutes les écoles: imiter le technique de cette école-ci ou de celle-là. Tirer de son imagination des moyens de rendre la nature et ses effets, et les rendre suivant son tempérament propre: chimères, étude vaine que ne donnent ni le prix de Rome, ni l'Institut; copier l'exécution du Guide ou celle de Raphaël, suivant la mode.


[130] Horace Vernet.

[131] Il ne faut pas oublier qu'à cette époque, Corot (1795-1875) était encore fort contesté. Delacroix parvenu à la grande célébrité, et d'ailleurs admirateur convaincu du talent du paysagiste, songeait sans doute avec quelque mélancolie que c'était là l'inévitable sort des originalités tranchées.

Corot avait envoyé à l'Exposition universelle de 1855 cinq tableaux, parmi lesquels le Bain de Diane, aujourd'hui au Musée de Bordeaux.

[132] Sans doute Théodore-Casimir Delamarre (1796-1870), qui fut directeur de la Patrie et s'occupa activement des questions économiques et industrielles.

[133] Paul Huet (1804-1866), paysagiste, élève de Guérin et de Gros, qui peut être classé parmi les meilleurs peintres de l'école romantique, était intimement lié avec Delacroix depuis l'hiver de 1822. (Voir Peintres et statuaires romantiques, par Ernest Chesneau.)

[134] Ernest Hébert, peintre, né en 1817, obtint le prix de Rome en 1839: il devint en 1865 directeur de l'École de Rome, et membre de l'Académie des Beaux-Arts en 1874.

[135] Carrier figure avec Huet comme légataire sur le testament de Delacroix.

[136] Tedesco fut, avec Francis Petit, chargé par Delacroix de classer ses dessins et de préparer la vente de ses œuvres. «Je m'en rapporte à MM. Francis Petit et Tedesco, dit-il dans son testament, pour les soins qu'ils mettront à la mise en vente de mes objets d'art.»


2 décembre.—Dîner chez Mme de Vaufreland: Derryer, la princesse, etc.

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5 décembre.—Dîné chez Mme de Lagrange avec Berryer; le soir, charades; j'ai trouvé le temps long.

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7 décembre.—Dîné chez Cerfbeer avec Vieillard, Lefèvre[137] et sa femme, Marchand[138], Chabrier, etc. Bonne soirée. Beauchesne venu. Poinsot a été très causeur; on a parlé du beau dans Corneille, etc.

Je suis très agité de ces affreux logements.

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11 décembre.—Je viens d'examiner des lithographies de Géricault[139]; je suis frappé de l'absence constante d'unité... Absence dans la composition en général, absence dans chaque figure, dans chaque cheval. Jamais ses chevaux ne sont modelés en masse. Chaque détail s'ajoute aux autres et ne forme qu'un ensemble décousu. C'est le contraire de ce que je remarque dans mon Christ au tombeau du comte de Geloës[140], qui est sous mes yeux. Les détails sont, en général, médiocres, et échappent en quelque sorte à l'examen. En revanche, l'ensemble inspire une émotion qui m'étonne moi-même. Vous restez sans pouvoir vous détacher, et pas un détail ne s'élève pour se faire admirer ou distraire l'attention. C'est la perfection de cet art-là, dont l'objet est de faire un effet simultané. Si la peinture produisait ses effets à la manière de la littérature, qui n'est qu'une suite de tableaux successifs, le détail aurait quelque droit à se produire en relief.

—Je relis ceci en décembre 1856. Cela me rappelle que Chenavard me disait, il y a deux ans, à Dieppe, qu'il ne regardait pas Géricault comme un maître, parce qu'il n'a pas l'ensemble; c'est son critérium à lui pour la qualité de maître. Il la refuse même à Meissonier.

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12 décembre.—Dîné chez la princesse avec Mme Viardot.

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14 décembre.—Dîné chez Mme Pierret avec Durier et Feuillet[141].

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15 décembre.—Dîné chez Chabrier avec le général Alexandre, Poinsot, M. Harmand que j'aime beaucoup, M. Joly de Fleury et le sculpteur sicilien que protège Chabrier.

Harmand me dit, à propos de la vigne dans la Gironde, que les pertes considérables consistent en ce que les vieux ceps, qui remontent souvent à cinquante ans, ne peuvent résister à la maladie; ces souches produisent à la vérité très peu, mais la qualité des grappes est excellente. Il faudra donc beaucoup d'années pour que les nouvelles souches produisent d'abord, mais surtout arrivent à approcher de cette qualité.

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16 décembre.—Écrit à Chatrousse[142].


[137] Sans doute Lefèvre-Deumier, bibliothécaire des Tuileries.

[138] Le comte Marchand, qui suivit l'Empereur à Sainte-Hélène et qui plus tard accompagna le prince de Joinville pour ramener en France les cendres de Napoléon.

[139] On trouve dans ce jugement sur Géricault l'influence manifeste d'une conversation que Delacroix eut avec Chenavard à Dieppe en 1854. Il est intéressant de rapprocher ce passage du Journal, écrit en 1855, des notes antérieures sur le même sujet, notamment celles de 1854 et surtout celles des premières années 1823, 1824. (Voir t. I, p. 47, 60, 61, et t. II, p. 454.)

[140] Voir Catalogue Robaut, nos 1034 et 1035.

[141] Feuillet de Conches.

[142] Émile Chatrousse, sculpteur, né en 1830, élève de Rude et d'Abel de Pujol. En 1855, il exposa la Résignation, une figure de femme accroupie au pied de la croix, qu'on peut voir à Saint-Eustache.


1856

10 janvier.—Aller chez Rossini.—Soirée de Ségalas[143]. Le même en aura une autre dans quinze jours.—Soirée de Mme Viardot.—Aller chez Bisson[144]. Tableau ou dessin à lui envoyer.

Chez Rossini, chez Ségalas ensuite, où le préfet[145] m'a montré une bienveillance très inaccoutumée. Il s'est prodigué en récits dans lesquels il ne m'a pas épargné ceux qui étaient à sa louange: sa fermeté, sa bravoure même dans différentes circonstances critiques ont été le thème de la conversation dans laquelle je n'ai eu qu'à approuver du bonnet.

Chez Rossini auparavant; je contemple avec plaisir cet homme rare: je l'entoure à plaisir d'une certaine auréole; j'aime à le voir; il n'est plus le Rossini moqueur d'autrefois.

J'y trouve la bonne Alberthe, sa fille et Mareste; c'est Boissard qui m'avait conduit.

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11 janvier.—Aller chez Perpignan avant le conseil.—Chez Philippe Rousseau[146], si je peux.—Chez Mouilleron.—Je suis resté chez moi.

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12 janvier.—(Le dîner du préfet.) Au lieu de dîner chez le préfet, j'ai été chez Mme Sand, voir au cirque sa pièce de Favilla[147]. Excellente donnée que la pauvre amie n'a pas fait ressortir. Je crois que malgré les belles parties de son talent, elle ne parviendra jamais à faire une pièce[148]; les situations périssent entre ses mains: elle ne connaît pas le point intéressant. Le point intéressant, tout est là; elle le noie dans des détails et émousse continuellement l'impression qui devrait résulter de la science des caractères. Cette situation d'un fou aimable, qui se croit le maître d'un château où on le tolère, devait être une excellente occasion de comique ou de pathétique; elle ne se doute pas le moins du monde de ce qui lui manque.

Cette obstination à poursuivre un talent qui paraît lui être refusé, à en juger par tant de tentatives infructueuses, la classe, bon gré, mal gré, dans un rang inférieur. Il est bien rare que les grands talents ne soient pas portés dune manière presque invincible vers les objets qui sont de leur domaine: c'est surtout à ce degré que conduit plus particulièrement l'expérience. Les jeunes gens peuvent se tromper pendant quelque temps sur leur vocation, mais non les talents mûris et exercés dans un genre.

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13 janvier.—Dîner chez Baroche[149].—Mme de Vaufreland.—J'ai rempli mon programme.

À dîner, Mérimée me parlait de Dumas avec la plus grande estime: il le préfère à Walter Scott. Peut-être en vieillissant se fait-il meilleur?... Peut-être loue-t-il beaucoup de peur d'avoir des ennemis de sa faveur?...

Je me suis éclipsé le plus tôt que j'ai pu. J'ai été chez Mme de Vaufreland; excellentes gens.

À travers les Champs-Élysées, noyé dans des tourbillons élevés par le vent le plus furieux et le plus glacial.

Berryer partait comme j'arrivais.

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14 janvier.—Dîner du deuxième lundi. Trousseau nous dit très bien que les médecins sont des artistes. Il y a chez eux, comme chez les peintres et les poètes, une partie scientifique, mais elle ne fait que les médecins et les artistes médiocres. C'est l'inspiration, c'est le génie propre du métier qui fait le grand homme.

J'ai été ensuite, après une assez longue promenade avec Dauzats, chez Delangle un instant, puis chez Halévy. Toujours grande foule, beaucoup de jeu, véritable maison de Socrate, trop petite pour contenir tant d'amis.

Dans la journée, Th. Frère[150] qui me dit avoir remarqué avec d'autres mes progrès constants dans les ouvrages de mon exposition, si bien que le dernier lui paraît le plus ferme, le plus simple, avec les qualités de couleur, comme avec l'absence de noir, etc.

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15 janvier.—Concert Viardot. Magnifique concert: l'air d'Armide. Ernst[151], le violon, m'a fait plaisir; Telefsen me dit chez la princesse qu'il a été très faible. J'avoue mon impuissance à faire une grande différence entre les diverses exécutions, quand elles sont arrivées à un certain degré. Comme je lui parlais de mon souvenir de Paganini, il me dit que c'était sans doute un homme incomparable. Les difficultés et les prétendus tours de force que présentent ses œuvres sont encore pour la plupart indéchiffrables pour les violons les plus habiles: voilà l'inventeur! Je pensais à tant d'artistes, qui sont le contraire, dans la peinture, dans l'architecture, dans tout.

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16 janvier.—Jour de Boilay. Aller chez Bisson et chez la princesse. Resté très tard chez la princesse.

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17 janvier.—Chez Mme Viardot: elle a chanté de nouveau l'air d'Armide... Sauvez-moi de l'amour!

Berlioz insupportable, se récriant sans cesse sur ce qu'il appelle la barbarie et le goût le plus détestable, les trilles et autres ornements particuliers dans la musique italienne; il ne leur fait même pas grâce dans les anciens auteurs, comme Hændel; il se déchaîne contre les fioritures du grand air de D. Anna.

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18 janvier.—Voir Guillemardet, avant le conseil.—Après le conseil: Guérin, Mesnard[152], Philippe Rousseau.—Carte à Baroche, Grosclaude[153].—Voir à l'Hôtel de ville pour le surplus du payement du salon de la Paix.—Cerfbeer.

—À l'Hôtel de ville et flânerie complète; j'aime beaucoup à rôder ainsi toute une journée dans ce vieux Paris. Quinze jours avant, j'avais été dans le Marais pour trouver le général G..., à la place Royale, et j'étais revenu tout le long des boulevards. Aujourd'hui, j'ai été chez Guérin, que je n'ai pas trouvé, et je suis entré à Notre-Dame.

Chez Baroche; lui écrire.

Le soir, dormi après dîner, malgré toutes sortes de projets.

Je devais, dans la journée, aller chez Mesnard, au Sénat. Rencontré Ravaisson[154], à qui j'ai promis d'envoyer les deux dessins de Chenavard, place du Palais-Bourbon, 6.

Le matin, j'avais été chez mon cher Guillemardet. Il me remet un paquet de mes lettres écrites anciennement à Félix; il est facile d'y voir combien l'esprit a besoin des années pour se développer dans les vraies conditions. Il me dit qu'il y voit déjà le même homme que je suis aujourd'hui. Plus de mauvais goût et d'impertinence que d'esprit, mais il faut que ce soit ainsi. Ce désaccord singulier entre la force de l'esprit qu'amène l'âge et l'affaiblissement du corps, qui en est aussi la conséquence, me frappe toujours et me paraît une contradiction dans les décrets de la nature. Faut-il y voir un avertissement que c'est surtout vers les choses de l'esprit qu'il faut se tourner, quand le corps et les sens nous font défaut? Il est du moins incontestable que c'est une compensation; mais combien il faut veiller sur soi pour ne pas lâcher quelquefois la bride à ces recrudescences mensongères, qui nous font croire que nous pouvons être jeunes ou faire comme si nous l'étions! Tel est le piège où tout va s'abîmer.

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19 janvier.—Dîné chez Doucet[155]. Je suis revenu avec Dumas, qui m'a parlé de ses amours avec une vierge veuve d'un premier mari et avec un second en exercice.

Pendant qu'on jouait au baccarat chez Doucet, Augier, que j'aime beaucoup, me parlait de la dignité qu'il y a pour un artiste à ne pas chercher à gagner trop d'argent, et par conséquent la nécessité de ne pas le dépenser en objets de pure vanité. Il trouve qu'un artiste peut vivre dans un intérieur simple. Mme Doucet me disait qu'un dîner qui coûtait à des personnes dans une position modeste 3 ou 400 francs les privait d'avoir souvent, pour cinquante francs, trois ou quatre amis, avec la fortune du pot. Du reste, elle habite dans un petit entresol très bas de la rue du Bac, mais décoré avec tout le luxe et l'éclat modernes: dorures, damas, meubles inutiles, rien n'y manque.

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20 janvier.—Le soir, chez Fortoul[156]. Je trouve Barbier et sa femme, Ravaisson, etc.

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21 janvier.—Delangle, de Royer[157], Perrier[158], la princesse Camerata.—Répondu à Panseron[159].

—Le clair de la robe verte de l'homme de la Clorinde: zinc vert, orange, zinc jaune.

—Chez la princesse Camerata le soir: elle ne me dit pas un mot, suivant son habitude; V... me dit que c'est par timidité. Nous allons ensuite chez Perrier. J'y trouve Mme de Pontécoulant. Mme Rodrigues me dit qu'on fait de la musique chez elle tous les mardis.

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22 janvier.—Dîner chez Mme Herbelin[160].—Envoyé à M. Ravaisson les deux têtes du Corrège, de Chenavard.

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23 janvier.—Quelle bévue! Je vais au bal du préfet qui est la semaine prochaine. Je suis revenu à pied le long de la rivière. Rencontré Mouilleron, qui m'a promis de m'avoir quelques épreuves de la Marguerite auprès de l'autel[161]. Le lui rappeler.

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27 janvier.—Écrire à M. Lebouc[162] pour les billets de concert promis à M. Riesener.

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28 janvier.—Dîné chez Mme Viardot avec Berlioz.

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29 janvier.—Mme Mohl[163] demande à voir mon atelier.

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30 janvier.—Concert chez Mme Viardot: l'air d'Iphigénie. La bonne Sand devant moi, la princesse la place à côté; son mari y était. Berryer, Mme de Lagrange. Je n'ai pas eu toutefois par la musique le plaisir d'il y a quinze jours.

—Le bon Rouvière[164] venu dans la journée. Je lui ai prêté le tableau du Grec à cheval.


[143] Pierre-Salomon Ségalas (1792-1875), chirurgien français, professeur à la Faculté de médecine, membre du Conseil municipal, et par conséquent collègue de Delacroix.

[144] Louis-Auguste Bisson s'associa avec son frère Auguste-Rosalie Bisson, pour perfectionner et exploiter l'art photographique, auquel il avait été initié par Daguerre. Leurs recherches, les importants travaux qu'ils eurent à exécuter leur valurent une première médaille à l'Exposition de 1855.

[145] Le baron Haussman, qui avait succédé le 22 juin 1853 à M. Berger.

[146] Philippe Rousseau (1808-1887), peintre, élève de Gros et de Bertin. À l'Exposition de 1855, il avait obtenu une médaille de 2e classe.

[147] Maître Favilla, drame en trois actes, de George Sand, représenté pour la première fois sur le théâtre de l'Odéon le 15 septembre 1855.

[148] Delacroix s'est étendu à maintes reprises sur l'impuissance dramatique de George Sand. (Voir t. II, p. 283.)

[149] Baroche était alors président du Conseil d'État.

[150] Théodore Frère, peintre de genre, né à Paris en 1815. Élève de Roqueplan, il fit un voyage en Algérie qui influa sur sa carrière d'artiste.

[151] Henri-William Ernst (1814-1865), violoniste des plus distingués, qui remporta dans les différentes capitales de l'Europe des triomphes éclatants.

[152] Jacques-André Mesnard (1792-1858), magistrat et homme politique, qui devint sénateur et vice-président du Sénat en 1852.

[153] Louis Grosclaude, né a Genève en 1786, peintre de genre, dont plusieurs toiles ont été au Musée du Luxembourg.

[154] Jean-Gaspard-Félix Ravaisson-Mollien, philosophe et archéologue, né en 1813. Ses travaux sur Aristote l'avaient fait remarquer de M. de Salvandy, qui le choisit comme chef de son cabinet, quand il fut ministre de l'instruction publique en 1837. Nommé quelque temps plus tard inspecteur général des bibliothèques publiques, puis en 1853 inspecteur général de l'enseignement supérieur, il devint, en 1862, conservateur du Musée du Louvre. Il appartient depuis 1839 à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, et depuis 1881 à l'Académie des sciences morales et politiques.

[155] Camille Doucet, auteur dramatique, membre et secrétaire perpétuel de l'Académie française, né en 1812. Il était à cette époque (1856) chef de la division des théâtres au ministère d'État.

[156] Fortoul, alors ministre de l'instruction publique, mourut cette même année 1856 à Ems, enlevé par une attaque d'apoplexie.

[157] Paul-Henri-Ernest de Royer (1808-1877), était alors procureur général à la Cour de cassation depuis 1853. Il avait remplacé M. Delangle. Il fut plus tard ministre de la justice et président de la Cour des comptes.

[158] Charles Perrier (1835-1860), littérateur. Il a écrit dans l'Artiste et dans la Revue contemporaine des articles critiques, notamment sur l'Exposition universelle de 1855. Plus tard, il fut attaché à l'ambassade de Rome, où il put se livrer à ses goûts d'artiste et poursuivre ses études d'esthétique. Il revint en France pour y mourir en 1860.

[159] Panseron (1795-1859), compositeur. (Voir t. II, p. 311.)

[160] Madame Herbelin avait obtenu une médaille de 1re classe à l'Exposition de 1855. (Voir t. II, p. 89.)

[161] Il s'agit sans doute ici de la lithographie originale de Delacroix. (Voir Catalogue Robaut, n° 247.)

[162] Charles Lebouc (1823-1893), violoncelliste distingué, qui épousa une des filles d'Adolphe Nourrit.

[163] Le salon de madame Mohl était alors un des centres littéraires les plus fréquentés de Paris. Anglaise d'origine, Mary Clarke était devenue l'amie de Mme Récamier et de Chateaubriand. Elle épousa plus tard Jules Mohl, le savant orientaliste, qui devint membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Pendant trente ans elle sut grouper autour d'elle par le charme de son esprit les hommes les plus distingués de son époque. (Voir Un salon à Paris, Mme Mohl et ses intimes, par K. O'Méara.)

[164] Philibert Rouvière (1809-1865), peintre et acteur. Il avait débuté dans l'atelier de Gros, où il avait sans doute connu Delacroix. Plus tard, il s'est presque exclusivement consacré au théâtre.


1er février.—Dîner chez Benoît Champy[165].

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5 février.—Chute de ma pauvre Jenny.

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8 février.—Au conseil, il est question de Saint-Denis du Saint-Sacrement.

Je visite Saint-Roch, Saint-Eustache et Saint-Denis avec Merruau[166] et Pastoret[167].

Je reviens à pied du Marais.

En rentrant du conseil, je reçois une lettre déchirante du pauvre Lamey, qui m'annonce la mort de ma chère cousine.

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10 février.—Dîner chez Mme Herbelin avec Rosa Bonheur.

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21 février.—Sur les chefs-d'œuvre. Sans le chef-d'œuvre, il n'y a pas de grand artiste: tous ceux qui n'en ont fait qu'un dans leur vie ne sont pourtant pas grands pour cela. Ceux de cette espèce sont ordinairement le produit de la jeunesse: une certaine force précoce, une certaine chaleur qui est dans le sang autant que dans l'esprit, ont jeté quelquefois un éclat singulier; mais pour être classé, il faut confirmer la confiance que les premiers ouvrages ont donnée du talent par ceux que l'âge mûr, l'âge de la vraie force, vient ajouter et ajoute presque toujours, quand le talent est d'une force réelle.

Des hommes très brillants n'ont jamais fait de chefs-d'œuvre; ils ont presque toujours fait des ouvrages qui ont passé pour des chefs-d'œuvre au moment de leur apparition, à raison de la mode, de l'à-propos, tandis que de véritables chefs-d'œuvre de finesse ou de profondeur passaient inaperçus dans la foule, ou amèrement critiqués, à cause de leur étrangeté apparente et de leur éloignement des idées du moment, pour reparaître plus tard à la vérité dans tout leur jour et être estimés à leur valeur, quand on a oublié les formes de convention[168] qui ont donné la vogue aux ouvrages éphémères très vantés d'abord; il est rare que cette justice ne soit pas rendue tôt ou tard aux grandes productions de l'esprit humain dans tous les genres; ce serait, avec les persécutions dont la vertu est presque toujours l'objet, un argument de plus en faveur de l'immortalité de l'âme. Il faut espérer que de si grands hommes, méprisés ou persécutés de leur vivant, trouveront une récompense qui les a fuis dans le terrestre séjour, quand ils seront parvenus dans une sphère où ils jouiront d'un bonheur dont nous n'avons pas l'idée, mais auquel se mêlerait celui de voir, d'en haut, la justice que leur garde la postérité.

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25 février.—Feuilleton admirable de Gautier[169] sur la mort de Heine, dans le Moniteur de ce jour.

Je lui écris: «Mon cher Gautier, votre oraison funèbre de Heine est un vrai chef-d'œuvre dont je ne puis m'empêcher de vous complimenter. Son impression me suit toujours, et il ira rejoindre ma collection d'excerptæ célèbres. Eh quoi! votre art, qui a tant de ressources que le nôtre n'a pas, est-il donc cependant, dans de certaines conditions, plus éphémère que la fragile peinture? Que deviendront quatre pages charmantes écrites dans un feuilleton entre le catalogue des actions vertueuses des quatre-vingt-six départements et le narré d'un vaudeville d'avant-hier? Pourquoi n'a-t-on pas averti quelques hommes zélés pour les vrais et grands talents? Je ne savais pas même la mort de ce pauvre Heine: j'aurais voulu sentir devant cette bière qui emportait tant de feu et d'esprit ce que vous avez si bien senti. Je vous envoie ce petit hommage, moins pour les obligations que je vous ai d'ailleurs, que pour le plaisir triste et doux que j'ai eu à vous lire. Mille amitiés sincères.»

—J'ai été chez Delangle, qui a été aimable pour moi. J'y ai vu Béranger[170]: nous nous sommes rappelé notre connaissance dans la triste circonstance de la mort du cher Wilson.

J'ai été ensuite chez Thayer: il demeure dans un vaste terrain planté, occupé par plusieurs maisons. Moreau, qui était là, venait d'entrer dans un bal, chez des personnes inconnues, croyant se trouver chez ledit Thayer: luxe à la mode, ameublements, dorures, valetaille, etc. Les petits fuient les grands; il y a un buffet, comme aux Tuileries, où des hommes en habit noir vous servent le thé, les glaces, etc.


[165] Benoît Champy(1805-1872), magistrat et homme politique. Avocat, puis député, il devint en 1856 président du tribunal de la Seine.

[166] Charles Merruau (1807-1882), professeur, puis rédacteur en chef du Constitutionnel; il fut nommé en 1850 secrétaire général de la Préfecture de la Seine.

[167] Le marquis de Pastoret, sénateur, faisait partie depuis 1855 de la commission municipale.

[168] Voir au début du deuxième volume le développement d'une idée similaire à propos de la musique. C'est ce qu'il appelait d'une formule générale la rhétorique.

[169] Ce feuilleton de Th. Gautier sur H. Heine n'est autre que la très belle et très éloquente étude qui fut insérée dans la traduction des œuvres de H. Heine, et dans laquelle le critique avait fait mieux que dépasser la manière un peu étroite que lui reproche trop souvent Delacroix.


6 mars.—Dîner chez Bertin. Fait le croquis pour le prince Demidoff, et aussi pour Benoît Fould[171].

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9 mars.—Chez Lefuel avec Cavelier[172]. Causé chez lui des travaux du Louvre.

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15 mars.—Journée passée à l'Hôtel de ville jusqu'à une heure du matin, en attendant les couches de l'Impératrice[173].

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16 mars.—Andrieu commence à travailler à l'église[174].

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20 mars.—Boulangé[175] est venu pour la première fois à l'église. J'y ai été le matin. Désappointement. Je me suis entêté l'année dernière en travaillant trop longtemps. J'en ai trop fait sur de mauvaises données.

Le soir, chez Bixio et chez Bertin.

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27 mars.—Emporter à la campagne les tableaux pour Beugniet, l'esquisse pour Dutilleux[176], l'Arabe descendu de cheval[177], le Petit Combat, aquarelle faite à Dieppe.

Emporter Edgar Poë, le Petit Christ[178], de Roché, la Pieta[179] de l'église, les Convulsionnaires[180], l'Ovide[181], le Chiron, pour Moreau.

Finir avant de partir les Lions, de Détrimont, la Barque[182], de Morny, le Cavalier grec[183], pour Tedesco, le tableau pour Haro, l'Hamlet.

Reporter le Roméo[184] à Mme Delessert.


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