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Journal de Jean Héroard - Tome 2: Sur l'enfance et la jeunesse de Louis XIII (1610-1628)

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ANNÉE 1623.

Revue à Charenton.—Entrée à Paris.—Disgrâce de M. de Schomberg.—Ballet des géants et des pygmées.—M. de Beauclerc nommé secrétaire de la Reine.—Coucher du Roi à une auberge du Bourget.—Ballet des Bacchanales.—Fiançailles de M. de Loménie.—Lacune de onze mois dans le journal.

Le 5 janvier, jeudi.—En chassant il arrive à Pizeaux, voit la Reine, qui y avoit couché, la trouve prête à partir pour aller coucher à Fontainebleau. Il chasse tout le jour, et fait les bois avec M. d'Angoulême.

Le 8, dimanche.—Il arrive à Lésigny, où M. le prince de Joinville le traite tant qu'il y est.

Le 9, lundi.—A la fin de son souper il mange un bouquet de fenouil sucré avec du sucre candi. J'avois fait faire par le fruitier du foin sucré, par bouquets de la même façon. M. de la Vieuville en mangea et quelques autres; de là la risée.

Le 10, mardi.—Il arrive à Charenton, où il a dîné chez M. de Verdun[410], premier président au parlement de Paris. Après son dîner, il monte à cheval et trouve au-devant de lui sept ou huit mille hommes en armes, gens de pied, en huit bataillons, entre dans la ville, à la porte Saint-Antoine, à six heures. Il va à Notre-Dame; au sortir, entre en carrosse, va au Louvre, à huit heures, soupe et après va chez la Reine.

Janv
1623

Le 11, mercredi.—Il donne audience à messieurs du Parlement qui le venoient saluer.

Le 18, mercredi.—Il va à Saint-Germain, et revient à Paris avec la Reine sa mère.

Le 19, jeudi.—Après la messe il va chez la Reine sa mère, fait sortir jusques aux femmes, demeure seul avec elle, M. de la Vieuville, capitaine des gardes, seul à la porte; ils sont ensemble une heure entière.

Le 20, vendredi.—Il va au conseil chez la Reine sa mère, où étoient avec eux M. le chancelier, M. de Puisieux, son fils, où fut le congé de M. le comte de Schomberg[411], surintendant des finances, qui lui fut apporté par écrit par M. Tronçon, secrétaire du cabinet.

Le 22, dimanche.—A onze heures il fait venir et danser en sa chambre le ballet de Monsieur, son frère, représentant le combat des géants et des pygmées, fait tenir le bal.

Le 24, mardi.—Il va au conseil, où il résoud le conseil des finances et fait intendant M. de Beauclerc, secrétaire de la Reine.

Le 27, vendredi.—Il va au Blancmesnil, soupe à sept heures de la viande de M. d'Ocquerre, secrétaire d'État, et fils de M. le président de Blancmesnil.

Le 28, samedi.—Il va à cheval à Louvres en Parisis, et y soupe.

Le 29, dimanche.—Il revient à Paris, va chez la Reine sa mère et chez la Reine. Le soir encore chez la Reine, et à la comédie italienne.

Le 1er février, mercredi.—A deux heures il va au conseil, où il se fait montrer les états de sa maison.

Fév
1623

Le 3, vendredi.—Il va chez la Reine le soir.

Le 7, mardi.—Il va chez la Reine; depuis plusieurs jours il recorde son ballet chaque jour.

Le 20, lundi.—Il va à la volerie plénière par les plaines du Roule, vers celle de Saint-Denis; les Reines et les dames y vont aussi. Elles s'en reviennent, et lui, sans découvrir son dessein à personne, va au Bourget, loge à une hôtellerie, y fait lui-même tout. Il étoit en eau, de peine, change de chemise, soupe à six heures de la viande qu'un poulailler de Senlis portoit à des conseillers et à Messieurs des Comptes à Paris, mange peu. Il n'avoit aucuns officiers qu'un porte-manteau; M. le grand-écuyer de Bellegarde lui fait son lit; il s'enveloppe dans sa mandille doublée de panne de soie, et se met sur le lit.

Le 23, jeudi.—Il va à la comédie, où il fait aller M. le connétable de Lesdiguières, et M. Brulart, chancelier de France.

Le 27, lundi.—Il va de çà, de là, attendant de danser son ballet[412], va chez M. le prince de Joinville, grand chambellan, se jette sur son lit, y dort tout vêtu, environ deux heures; commencé à danser son ballet après minuit, fini à cinq heures et demie. Il ne se couche point, déjeune, va à la messe, revient au conseil, dîne, part de Paris et va à Louvres en Parisis, soupe avec des viandes habillées par Georges, son premier cuisinier.

Le 28, mardi.—Il revient à Paris à cinq heures, va chez la Reine sa mère, où se font les fiançailles du sieur de Loménie, seigneur de la Ville-aux-Clercs, secrétaire d'État, avec Mlle Marie de Marçais[413]. Il va en son cabinet, Fév
1623
puis en la salle de bal, au bal, et revient à neuf heures trois quarts.

Le 6, lundi.—Il va à la salle pour voir danser le ballet de la Reine, le matin.


Ici défaut la suite du présent journal durant onze mois douze jours, avec quelques autres interruptions, remarquées aux endroits, qui ont été misérablement perdus ou pillés et vilainement employés par la veuve femme du feu sieur Hérouard, premier médecin du roi Louis treizième.

ANNÉE 1624.

Lacune des deux premiers mois.—Le Roi chasse et couche à Versailles.—Cène de la Reine.—Le Roi se jette à l'eau pour en tirer un homme.—Le journal d'Héroard devient beaucoup plus court et monotone.—Manœuvres militaires à Compiègne.—Entrée du cardinal de Richelieu au conseil.—Le comte de Carlisle.—Le Roi pose la première pierre au pavillon du Louvre vers le jardin et à la fontaine de l'Hôtel de Ville.—Inscription de Grotius.—Le Roi se fait raser pour la première fois.—Il couche à Versailles, que l'on meublait.—Disgrâce du surintendant la Vieuville.—M. de Schomberg au conseil.—Chute de cheval du Roi.—Feu d'artifice pour sa naissance.—Été très-chaud.—Rambouillet.—M. d'Aligre chancelier.—Lacune dans le journal.

Le 6 mars, mercredi.—Il va à Versailles à la chasse, revient au galop comme il étoit allé, va chez la Reine sa mère.

Le 8, vendredi.—Il va à la chasse à Versailles, prend un renard, fait la curée.

Le 9, samedi.—Il entre en carrosse et va pour la chasse à Versailles, y dîne, par après monte à cheval, va courir un cerf, le prend, revient de bonne heure et prend un renard. Après souper il va en sa chambre, fait faire son lit, qu'il avoit envoyé querir à Paris, y aide lui-même.

Le 10, dimanche.—Il va à la messe, puis courir un renard, après dîner monte à cheval et arrive à Paris. Il va chez la Reine sa mère, au sermon, puis va jouer à la paume.

Le 18, lundi.—Il va au conseil, donne audience au milord Richi, ambassadeur extraordinaire d'Angleterre.

Le 22, vendredi.—Il court le cerf et le loup à Chantilly, Mars
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en prend deux de chaque, court après un renard.

Le 29, vendredi.—Il va à Compiègne, à la chasse.

Le 2 avril, mardi.—A sept heures il part de Compiègne et monte à cheval, et commande à son écuyer de bouche de prendre deux ou trois pièces de poisson pour son dîner et de le suivre; va à Arton, à Choisy où il fait faire l'exercice à six compagnies du régiment des gardes, et y mêle ses mousquetaires qu'il fait mettre pied à terre fort bien, et à dix heures fait étendre en terre des mandilles, dont il se sert de nappe, et a dîné. Il revient à Compiègne, au conseil, après son dîner.

Le 4, jeudi saint.—Il va à la chapelle, lave les pieds aux pauvres, dîne à midi; va chez la Reine, lui voit faire sa Cène, revient en sa chambre et me fait l'honneur de me dire: Je viens de voir ce que je n'avois jamais vu. Il va en sa chapelle à Ténèbres; à six heures va jouer à la longue paume en la cour du château. Après son souper il va chez la Reine, se couche, puis se lève, s'amuse à faire des bataillons avec des jetons, puis se recouche et s'endort.

Le 7, dimanche, jour de Pâques.—Confessé, il va à la chapelle à la messe, y a communié, touche les malades dans la basse-cour; le soir il va chez la Reine.

Le 11, jeudi.—A une heure et demie, il monte à cheval et va à la chasse, court un lièvre qui passe une petite rivière; il le suit, et voyant devant un homme de cheval qui faillit à tomber, il se jette dans l'eau jusqu'au-dessus des bottes. Le sieur de Saint-Michel, celui qui saisit Ravaillac, descend dans l'eau, le prend aux bras et le porte au delà de la rivière. Le lièvre revient à passer l'eau, il suit de même dans l'eau, revient à six heures. Dévêtu, séché, essuyé, changé d'habit; il va au conseil, va chez la Reine, soupe et se couche à neuf heures.

Le 12, vendredi.—Il part de Compiègne, va dîner à Moussy.

Le 13, samedi.—Couché, il se lève en robe, fait appeller Avr
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le sieur d'Argenson[414], fort entendu aux fonctions militaires, et s'amuse à dresser diverses sortes de bataillons et à en inventer de nouveaux, tant il est inventif en toutes choses et spécialement aux choses de la guerre; après il va chez la Reine.

Le 15, lundi.—Étant à cheval, son pied lui fait grand mal; il s'étoit plaint la veille du pied droit; débotté, chaussé d'un soulier, il ne laisse pas d'aller à la chasse. Le soir il a une grande douleur à l'orteil du pied droit; le soir mis dessus des mouillages.

Le 18, jeudi.—Il va dans la plaine près de Compiègne, où il y avoit six compagnies de son régiment des gardes, leur fait lui-même faire les exercices. La Reine y étoit, M. le comte de Soissons, M. le connétable et toute la Cour; il faisoit extrêmement bien. Il revient à cinq heures chez la Reine sa mère.

Le 29, lundi.—Il va chez la Reine sa mère, puis au conseil, où il donne séance à M. le cardinal de Richelieu[415].

Le 1er mai, mercredi.—Il va jouer à la longue paume, et Monsieur, qui l'étoit venu voir, avec lui; à une heure il dîne, et Monsieur avec lui. Il va à la chasse au loup, a goûté à la campagne.

Le 6, lundi.—La Reine sa mère, à Compiègne avec lui. Il va au conseil, donne audience aux Hollandois, va à la comédie italienne; après monte à cheval, va à la chasse.

Le 8, mercredi.—Couché à dix heures; levé, il va chez la Reine[416], revient et s'endort jusques à cinq heures et demie après minuit.

Mai
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Le 26, dimanche de la Pentecôte.—Il faisoit une excessive chaleur. Il touche les malades.

Le 29, mercredi.—A midi il donne audience à l'ambassadeur de Venise.

Le 30, jeudi.—Il a goûté de quatre sortes de vins que M. le duc de Savoie lui a envoyés.

Le 31, vendredi.—A cinq heures du matin il va à cheval à la chasse, détourner un renard avec son limier; c'étoit une façon nouvelle qu'il avoit inventée.

Le 3 juin, lundi.—Il donne audience à M. l'ambassadeur de Danemark.

Le 4, mardi.—M. le comte de Carlisle[417], ambassadeur anglois, arrive pour le mariage de Madame, entre quatre et cinq heures.

Le 5, mercredi.—A trois heures le comte de Carlisle voit le Roi à son audience première; le soir il va chez sa mère et chez la Reine.

Le 7, jeudi.—Il donne audience à M. le comte de Carlisle seul, après va au conseil, puis chez sa mère; le soir il va chez la Reine.

Le 10, lundi.—Il va à la chasse au renard, revient à quatre heures et demie, fait faire les exercices à six-vingts hommes de pied de sa suite, qu'il arma sur-le-champ des armes ramassées.

Le 13, jeudi.—Il va chez sa mère, puis donne audience à l'ambassadeur de Danemark.

Le 18, mardi.—Les Hollandois prennent congé de lui.

Le 21, vendredi.—Il va chez la Reine le soir.

Le 26, mercredi.—Il va à la comédie italienne, puis chez la Reine sa mère. Il est à son souper; sur la fin l'on dessert du massepain de la Reine; il n'avoit osé en demander, l'écoute et le demande à l'officier qui le desservoit, le prend, et le mange. Monsieur, son frère, y Juin
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survient, lui en donne, le jeu l'échauffe; M. de la Vieuville y vient et M. Bautru[418]. Ils se prennent à la viande, aux poulets; lui en mange deux cuisses, et d'un poulet d'Inde, du pain assez, et bu un coup de vin fort trempé. A dix heures et demie il va en sa chambre, ayant pris congé de la Reine sa mère, et se promène avec M. de Montmorency, ne se couche point, monte à cheval à une heure et va à Louvres en Parisis.

Le 27, jeudi.—Il va au Blanc-Mesnil, dépouille son pourpoint, se met sur son lit à midi et s'éveille à quatre heures. Il va jouer à la longue paume deux heures, puis soupe et se couche à dix heures.

Le 28, vendredi.—Il monte à cheval à onze heures, part du Blanc-Mesnil, arrive à Paris à une heure, va au Louvre pour mettre la première pierre du pavillon du côté du jardin, avec une médaille de la face et du revers du pavillon, avec lettre faite par M. Grotius, Flamand, homme très-docte[419]. Au partir de là il est allé à l'Hôtel-de-Ville, y a goûté, y met la première pierre d'une fontaine que l'on avoit fait venir en la place des eaux de Roungy, puis monte à cheval, va au galop à Versailles[420], y arrive à cinq heures, va à la chasse au renard, revient souper à huit heures.

Juin
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Le 29, samedi, à Versailles.—Il va à la messe, puis au bois à pied. Après dîner il monte à cheval pour aller au laissez-courre d'un cerf, puis va courir un renard.

Le 30, dimanche, à Versailles.—Après dîner il fait faire l'exercice à ses mousquetaires.

Le 1er juillet, lundi, à Versailles.—Il chasse au renard, va courir le cerf qui le mène jusques aux étangs de Marcoussy et revient à Versailles fort las.

Le 2, mardi, à Versailles.—Il va à la messe, va faire donner la curée du cerf à ses chiens, revient au château, va faire faire l'exercice à ses mousquetaires, puis a tracé le plan de la basse-cour de sa maison de Versailles.

Le 3, mercredi, à Versailles.—Il va à la messe, court le cerf, donne la curée à ses chiens.

Le 4, jeudi, à Versailles.—Il chasse au renard.

Le 5, vendredi.—Il part de Versailles après déjeuner.

Le 14, dimanche.—Il fait ses cheveux lui-même, les sèche avec de la poudre, va à la comédie italienne, s'amuse à lire l'art militaire d'Élian[421].

Le 27, samedi, au Plessis.—Il mange d'un déjeuner donné par M. de Huxelles, maître de la maison[422]. Il part après le déjeuner; il soupe à Saint-Germain, soudain monte à cheval, et part sur les mêmes chevaux qui l'avoient porté et va à Ruel voir la Reine sa mère. Il revient de même à neuf heures.

Juil
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Le 28, dimanche.—Il va au conseil, à vêpres, puis à quatre heures et demie va en carrosse au coin de l'île, du côté bas de la garenne, commence à apprendre à nager par M. Galeteau, premier valet de chambre du Roi et le sieur Descluseaux, porte-manteau du Roi, et y demeure une heure.

Le 29, lundi.—Il entre en carrosse, et va baigner à la rivière, comme le jour précédent.

Le 30, mardi.—Il part de Saint-Germain, va à Joyenval dîner à l'assemblée.

Le 31, mercredi.—Levé en robe, il va chez la Reine.

Le 1er août, jeudi.—Il se fait raser la barbe pour la première fois (il ne y avoit que du poil presque imperceptible), par François Despaux, barbier de la chambre du Roi; il lui rase le menton et les joues.

Le 2, vendredi.—Après souper il monte à cheval, part de Saint-Germain; va au déçu de chacun à Versailles, où il arrive à huit heures et demie, s'amuse à voir toutes les sortes d'ameublements que le sieur de Blainville, premier gentilhomme de la chambre, avoit fait acheter, jusques à la batterie de cuisine[423]. L'on l'a fait coucher tout vêtu sur son lit, lui disant qu'il seroit plus tôt prêt pour aller détourner le cerf.

Le 3, samedi, à Versailles.—Éveillé à trois heures, il prend son limier et va au bois pour détourner le cerf, y est deux ou trois heures, et revient tout mouillé à Marly. Il se jette sur un méchant lit sans dormir, et après dîner va courir son cerf, qu'il avoit détourné. Il ne le prend point, et revient à Saint-Germain.

Le 7, mercredi.—Après souper il va en son cabinet, Août
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prend son habit de drap, monte à cheval à sept heures et part de Saint-Germain pour Versailles, où il arrive à neuf heures.

Le 8, jeudi, à Versailles.—Éveillé à trois heures et demie, il prend son limier, va à quatre heures au bois détourner le cerf, revient à Vaucresson, dîne à huit heures, se va coucher sur de la paille, puis monte à cheval et va courir le cerf.

Le 10, samedi, à Saint-Germain.—Il est vêtu de noir pour le décès de M. de Lorraine.

Le 12, lundi, à Saint-Germain.—Il va à la chapelle des terrasses à la messe; va à pied à son écurie, monte à cheval, va dans la forêt, à la mare aux canes, où il dîne sur les paniers, sous un chêne, tout de viande froide. Comme il fut remonté à cheval, le cheval du sieur Soupite, premier valet de chambre, se cabra, qui faillit à lui tomber sur les épaules, n'étoit qu'il s'en garantit d'un soudain coup d'éperon.

Le 13, mardi.—Il envoie querir M. le marquis de la Vieuville, surintendant des finances, démis de sa charge par la bouche du Roi, qui commande à M. de Tresmes, capitaine des gardes du corps, de le faire entrer dans le petit carrosse de Sa Majesté accompagné d'un certain nombre d'archers, et de le faire conduire à Amboise[424].

Le 15, jeudi, à Saint-Germain.—Il communie, touche les malades, va chez la Reine, au sermon et à vêpres. A quatre heures, pour ne savoir que faire, il est dévêtu, mis au lit et s'endort jusques à six heures et demie. Après souper il va chez la Reine.

Le 16, vendredi.—Il va courir le cerf, revient à cinq heures, fort hâlé et mauvais visage; va chez la Reine, puis en sa chambre, où il reçut les serments du prévôt Août
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des marchands et échevins de Paris; goûte sur le pied du lit et s'endort soudain.

Le 18, dimanche.—La Reine sa mère étoit chez la Reine; il va au conseil, y établit M. de Schomberg. Le soir il retourne chez la Reine.

Le 19, lundi.—Le soir chez la Reine.

Le 20, mardi.—Il va chez la Reine, revient en sa chambre, me dit avoir froid, sur les onze heures, et en avoir eu de même le dimanche matin. Dévêtu, mis au lit; puis levé, il va chez la Reine en son cabinet, joue aux cartes et fait jouer aussi les princes et seigneurs. Après son souper il retourne chez la Reine, se plaint de lassitude par tout le corps, provenant du grand travail de la chasse du cerf; fait faire de la musique jusques à onze heures, et s'endort jusques à deux heures après minuit.

Le 21, mercredi.—Rendormi jusques à neuf heures, amusé jusques à dix, il entend la messe. A onze heures levé, dîné à l'antichambre, il va après en sa chambre; mis au lit sans dormir, à cinq heures il se met au pied de son lit, y fait mettre la table, et fait jouer les jeunes seigneurs avec lui. A six heures levé en robe, soupé à l'antichambre. Remis au lit après; la Reine le vient voir.

Le 22, jeudi.—Il va au conseil, puis entre en carrosse et va à la rivière, à la volerie; il faisoit une épouvantable et effroyable chaleur, se met sous un arbre à l'ombre sans se travailler. Mis au lit, relevé, il va chez la Reine.

Le 24, samedi.—Il mange des muscats frais de Montpellier, cueillis dans la vigne de M. Mariotte, mon beau-frère. Le soir il se promène par la chambre à cause de la grande chaleur, avant de se coucher, se met au lit avec inquiétude.

Le 27, mardi.—Il part de Saint-Germain-en-Laye, va voir la Reine sa mère, à Rueil, y mange d'une tarte aux prunes de la façon du sieur François, écuyer de bouche de la Reine. De là il va au galop jusques à Versailles, Août
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où il monte sur un cheval de pas, et va à Châteaufort, où il a dîné.

Le 29, jeudi.—A deux heures il va en son écurie, où il saigne un peu du nez pour y avoir frotté avec le bout des doigts. A deux heures il monte à cheval et va à la chasse, revient souper à six heures.

Le 31, samedi.—Il va en sa garde-robe, botté, va à la chasse. Courant à toute bride, à son accoutumée, son cheval tombe sur le devant, à chute redoublée, et tourne sur le côté; il ne se fait aucun mal, remonte sur le même cheval, quelque prière qu'on lui en fasse faire, et court comme auparavant; revient à sept heures souper.

Le 29 septembre, dimanche.—Le soir il va chez la Reine sa mère, puis en face le portail, pour voir jouer les artifices de Morel, l'artiller, monté sur un cheval tout entouré de fusils, qui se promenoit.

Le 4, vendredi.—Il revient à sa chambre, où il reçoit M. d'Aligre, garde des sceaux à serment de chancelier par le décès de M. Brulart, sieur de Sillery, qui décéda le jour précédent[425]. Puis il monte à cheval, et va à Châteaufort, où il a dîné.

Le 7, lundi.—A onze heures il monte à cheval, part de Dourdan avec la pluie, va courir le cerf, court tout le jour ainsi jusques à la nuit, qu'il se trouve dans les bois de Rambouillet; il ne savoit où il étoit, à cause de l'obscurité de la nuit, ce qui le fait résoudre, me dit-il, d'aller tout droit pour pousser à l'aventure. Il trouve quelques maisons, se y arrête, arrive à Rambouillet tout mouillé, environ les huit heures, à l'hôtellerie.

Le 8, mardi.—Le matin il part de Rambouillet, arrive à Versailles à huit heures, se met au lit, sans dormir, Oct
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se lève à dix heures; part de Versailles, court et prend deux lièvres en chemin, et arrive à Saint-Germain. Il va chez la Reine, puis à sa chambre.

Le 9, mercredi.—Le soir il va chez la Reine.

Le 12, samedi, à Versailles.—Il détourne le cerf, rentre tout mouillé, change de linge, de chausses et de chaussures, et après dîner court le cerf jusques à Porchefontaine; il le laisse dans l'étang et revient à Saint-Germain.

Le 14, lundi.—Le soir il va chez la Reine.

Le 19, samedi, à Saint-Germain.—Il détourne le cerf le matin, le court l'après-dîner; la Reine y étoit.

Le 31, jeudi.—Il n'a point voulu déjeuner, à cause du jeûne du jour; va à la chapelle des terrasses, revient en sa chambre, puis au conseil, chez la Reine sa mère. Il dîne, puis se va botter en sa garde-robe, monte à cheval à midi, et va à la chasse au renard; revient à cinq heures chez la Reine sa mère, après va en son cabinet, où il a fait collation à cause du jeûne.

Le 1er novembre, vendredi.—Confessé, communié, touché les malades; il va chez la Reine le soir.

Le 2, samedi.—Il va chez la Reine sa mère, puis chez la Reine, qui lui donne à dîner à onze heures trois quarts; à une heure il monte à cheval, part de Saint-Germain[426].

Le 10, mercredi.—Le soir il va chez la Reine.

Le 17, dimanche.—Il va en sa chambre, où il reçoit la nouvelle de l'entière résolution par le comte de Carlisle, ambassadeur d'Angleterre, sur le mariage de Madame.

Nov
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Le 19, mardi.—Il va chez la Reine.

Le 20, mercredi.—Il part de Paris, va à Crosne.


Ici pareillement défaut de suite de ce journal jusqu'au mercredi 27 mai mil six cent vingt-six, qui sont dix-huit mois sept jours, qui ont aussi malheureusement été dissipés par sa veuve et ses parents.

ANNÉE 1626.

Lacune des cinq premiers mois.—Voyage du Roi avec la Reine.—Chartres.—Orléans.—Blois.—Arrestation des princes de Vendôme.—Tours.—Saumur.—Nantes.—Les États.—Manœuvres militaires.—Fiançailles du duc d'Orléans.—Départ.—Vitri.—Laval.—Le Mans.—Chartres.—Retour à Paris.—Lacune d'un mois.—Courses autour de Paris.—Lacune.

Le 28 mai, jeudi.[427] Il part de Paris pour aller à Versailles.

Le 1er juin, lundi.—Il va au conseil, commande à M. de la Ville-aux-Clercs d'aller chez M. le chancelier lui demander les sceaux et les ayant rendus, les donne à M. de Marillac.

Le 2, mardi.—Il part de Paris pour aller à Blois et Juin
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va à Chartres, où il dîne; il va au-devant de la Reine sa mère, logée à Chanteloup.

Le 4, jeudi.—Il arrive à Toury, fort mouillé d'un grand orage qui ne le peut empêcher de bêcher un renard qu'il prit.

Le 5, vendredi, à Orléans.—Monsieur, son frère, arrive de Paris et va voir le Roi. Il va chez la Reine.

Le 6, samedi.—Il part d'Orléans par eau, dîne en bateau, arrive à Blois à six heures; y soupe et se couche.

Le 8, lundi.—Il va à la messe au donjon, puis chez la Reine sa mère, et revient en sa chambre, les pieds tout mouillés; il avoit passé dans l'eau jusqu'au jarret. Il va à la chasse au sanglier; le soir il va chez la Reine.

Le 13, samedi.—A trois heures il commande à M. du Hallier, capitaine des gardes en quartier et à M. le marquis de Mouy[428], capitaine des grandes gardes, d'aller de sa part arrêter M. le duc de Vendôme et M. le grand prieur, son frère[429]. Il les fait prisonniers, on les mène par eau à Amboise. Après le Roi va au conseil, et chez la Reine, sa mère; à neuf heures il dîne, et va en sa chambre, s'endort jusques à trois heures après midi; le pouls un peu hâté.

Le 25, jeudi.—A huit heures et demie, il entre en carrosse, va à l'assemblée à la route de Beauregard, y a dîné dans la forêt, sous un arbre.

Le 27, samedi.—Le Roi part de Blois pour aller à Tours.

Le 29, lundi.—Il va faire sa prière à Notre-Dame-des-Ardillers, Juin
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puis entre en bateau et va à Saumur; il ne veut point souper.

Le 3 juillet, vendredi.—Il arrive à Nantes; Monsieur, son frère, couche avec lui.

Le 11, samedi.—Il va à la salle des Jacobins, où l'on tenoit les États de la province, accompagné de la Reine sa mère, et de Monsieur, son frère.

Le 18, samedi.—Il va chez la Reine sa mère, puis au conseil.

Le 19, dimanche.—Il va dans son cabinet seul, entend M. le cardinal deux heures durant; après va à vêpres à Saint-Pierre.

Le 21, mardi.—Le soir il va chez la Reine.

Le 22, mercredi.—Il fait venir vingt compagnies du régiment des gardes, qui étoient alors près de lui, et les régiments de trois mille Suisses, avec les cent de la garde, les fait mettre en bataillon comme pour se battre.

Le 31, vendredi.—Il va à l'assemblée à Bourgon, où il dîne; va à la chasse, puis chez la Reine sa mère.

Le 5 août, mercredi.—Ce jour fut fiancé, par M. de Richelieu, Monsieur Gaston de France, frère unique du Roi, avec Mlle de Bourbon, fille de feu M. le duc de Montpensier[430].

Le 6, jeudi.—Il va chez la Reine, sa mère; à onze heures, Monsieur épouse Mlle de Montpensier, par M. de Richelieu, aux Minimes.

Le 13, jeudi.—A six heures et demie il va, dans la galiote de M. de Thoiras, se promener sur la rivière.

Le 15, samedi.—Confessé par le père Souffren[431]; il Août
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va à Saint-Pierre et communie par M. le cardinal de Richelieu; touche dans le chœur de l'église trente-cinq malades.

Le 18, mardi.—Il va à La Haye, voir M. le cardinal de Richelieu avant de se mettre au lit, se met en colère, ne se peut apaiser; en soi-même, se plaint à moi qu'il avoit tort.

Le 23, dimanche.—La Reine mère part de Nantes pour aller coucher à Ancenis; il va l'accompagner.

Le 24, lundi.—Il part de Nantes, et va[432] à Chevillière, maison de M. de Crapadoc, y dîne.

Le 25, mardi.—Il part de Chevillière, et va à Châteaubriand; y soupe.

Le 27, jeudi.—Il part de Bain, et arrive à La Fontaine, maison de M. le duc de Brissac[433], y dîne, s'y promène, y joue.

Le 31, lundi.—Mis sur son lit pour se reposer et ne savoir que faire; il part de Fontaine, et arrive à Châteaubourg, puis va à Vitré.

Le 1er septembre, mardi.—Il fait son entrée à Laval.

Le 3, jeudi.—Il arrive au Mans.

Le 7, lundi.—Il part de Champoud, et arrive à Chartres.

Le 13, dimanche.—Il monte à cheval, va voir la Reine sa mère, à Limours, revient au conseil.

Le 14, lundi.—Il arrive à Rambouillet, où il a soupé et couché.

Le 16, mercredi.—Il arrive à Versailles.

Le 17, jeudi.—Il arrive à Paris pour souper, va chez la Reine sa mère.

Sept
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Le 21 septembre, lundi.—Il retourne à Versailles, va à Saint-Germain.

Le 24, jeudi.—Il va au bois dîner sur l'herbe, aux Loges; se met sur son lit dans la journée. Le soir il va chez la Reine[434].

Le 1er novembre, dimanche.—Confessé, touché les malades, joué au palemail et à la longue paume. Il va chez la Reine sa mère.

Le 2, lundi.—Il part de Saint-Germain, et va à Versailles.

Le 3, mardi, à Versailles.—Il fait un excellent festin aux Reines et princesses, où il porta le premier plat, puis s'assied auprès de la Reine. Il y fit garder un ordre merveilleux, puis leur donna le plaisir de la chasse. Un lièvre poursuivi se vint rendre dans leur troupe.

Le 4, mercredi, à Versailles.—Il va à la chasse.

Le 15, dimanche.—Après dîner il part de Versailles, et va, en chassant aux chiens, à Saint-Germain, où il arrive à une heure, va chez les Reines, au conseil, et à trois heures monte à cheval pour revenir à Versailles[435].

ANNÉE 1627.

Le Journal devient de plus en plus concis.—Voyages de plus en plus fréquents à Versailles.—Mort de Madame.—Maladie du Roi.—Départ pour la Rochelle.—Niort.—La Rochelle.—Le fort Louis.—La digue.

Le 1er janvier, vendredi.—Confessé, touché les malades.

Le 8, jeudi.—Il part de Versailles, arrive à Paris. Le soir, il va chez la Reine[436].

Le 18 mars, jeudi, à Versailles.—A dîner il mange d'un pâté que M. le cardinal de Richelieu avoit envoyé à ses mousquetaires.

Le 7 avril, mercredi.—Il va chez la Reine[437].

Le 22, jeudi.—Il part de Versailles, vient à Paris, où M. le duc de Lorraine le salue en son cabinet.

Le 23, vendredi.—Il donne audience au cardinal de Spada, nonce[438].

Avr
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Le 24, samedi.—Il donne audience aux Grisons.

Le 26, lundi.—Il va chez la Reine sa mère, la voit dîner.

Le 27, mardi.—Il part de Paris, va à Sainte-Geneviève-des-Bois.

Le 15 mai, samedi.—Il part de Paris, va à la chasse au bicorne à Beaulieu, suivi de M. Flamen; après va à Morgemont.

Le 27, jeudi.—Il va chez la Reine.

Le 31, lundi.—A Auteuil, soupé; il va de Paris à Versailles.

Le 4 juin, vendredi.—Il va au Louvre voir expirer Madame; après part de Paris, et va à Versailles.

Le 5, samedi, à Versailles.—Il monte à cheval pour aller voir Monsieur, son frère, à Saint-Cloud, puis s'en retourne à Versailles.

Le 16, mercredi.—Il va à Auteuil, où il dîne en la maison de M. Coquet, commissaire général de la maison du Roi.

Le 19, samedi.—Il va à Vaucresson, où il a dîné, où Monsieur est venu le trouver, et ayant donné la serviette au Roi, s'en retourne à Saint-Cloud.

Le 23, mercredi.—Il va aux Tuileries, donne de l'eau bénite au corps de Madame.

Le 6 juillet, mardi.—Malade, on le fait suer; il se plaint, dit: Je suis pris; il a la fièvre, claque des dents.

Le 14, mercredi.—Toujours malade. M. Charles et M. Bonnart[439] sont arrivés pour conseil.

Le 20, mardi.—Toujours la fièvre, il se plaint de grandes lassitudes.

Le 29, mardi.—Il est saigné par M. Boutin, l'un de ses chirurgiens. Il va pourtant au conseil, se fait souvent faire de la musique.

Août
1627

Le 1er août, dimanche.—Il est encore malade; il a la fièvre; il fait dire la messe; il se lève à dix heures, se fait couvrir et mettre des bouteilles aux pieds. Il eut froid et dura ainsi avec un peu de frémissement jusques à douze heures et demie, et durant trois quarts d'heure eut un peu de sueur, et eut un peu de vigueur; à une heure et demie fort trempé de sueur, essuyé, prend de l'eau purgative, après mis au petit lit, à trois heures goûté. Le soir soupé, puis changé et mis au grand lit à sept heures.

Le 15, dimanche.—Toujours la fièvre, il prend des demi-bains chaque jour et des eaux purgatives; ne sort pas.

Le 19, jeudi.—A trois heures levé, porté en chaise jusqu'au delà de la chaussée, il part de Villeroy, entre dans la litière de la Reine sa mère. En chemin il se plaint d'un point du côté gauche dans les fausses côtes, d'appréhensions, envoie un valet de pied à Paris pour faire venir M. Bontemps, qui l'a suivi à Olinville, où il soupe et couche.

Le 21, samedi.—On le saigne au bras gauche, six onces.

Le 23, lundi.—Il part d'Olinville en la chaise de M. Liancourt.

Le 24, mardi.—Il entend la messe au lit, à neuf heures se met dans la chaise, porté par des Suisses, part de Paloiseau; en haut de la montagne d'Igny monte à pied, puis se met dans le carrosse jusqu'à Versailles. A onze heures un quart il arrive, se met auprès du feu, puis sur son lit, à midi dîné à table; puis va en sa chambre, se couche sur son lit, se fait couvrir les jambes de sa robe fourrée, y est environ une heure, s'amuse à peindre. A quatre et demie il sort à pied, va à la porte entretenir les soldats du corps de garde, puis entre dans son petit carrosse tiré par un cheval, et va se promener voir son plant.

Août
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Le 25, mercredi, à Versailles.—Il va à pied à la messe à l'église, revient à dix heures et demie, se met sur le lit; dîné en son cabinet. A une heure et demie il entre en carrosse, part de Versailles et chasse le renard dans le parc de Roquencourt, puis va jusqu'à la montagne de Marly, et à Marly se met dans sa chaise. Il est porté jusques au bas de la montée, où il entre en carrosse, et sur les quatre heures arrive au bâtiment neuf, à Saint-Germain.

Le 28, samedi.—Il part dans son petit carrosse pour aller à la chasse au sanglier.

Le 31, mardi.—La fièvre disparoît. Il prend du lait clair. Il va à la chasse et au conseil, conduit son carrosse lui-même.

Le 12 septembre, dimanche.—Il part de Saint-Germain en Laye après déjeuner pour aller à Paris, où il arrive à onze heures, va chez la Reine sa mère, puis chez la Reine, à midi dîne en son cabinet, de sa viande. A trois heures il rentre en carrosse à cause de la pluie, et part de Paris pour retourner à Saint-Germain, où il arrive à six heures.

Le 15, mercredi.—Il alloit mieux et, approuvé de tous les médecins qu'on avoit appelés, il les renvoya, leur donnant congé et les remerciant. Il va courir le cerf.

Le 17, vendredi.—Il va en chassant de Saint-Germain à Versailles.

Le 18, samedi, à Versailles.—Il va à l'église, puis fait faire l'exercice à ses mousquetaires.

Le 21, mardi.—Il part de Versailles, va dîner à Chevreuse, et après va à Sainte-Maime.

Le 25, samedi.—Il part pour Joinville.

Le 9 octobre, samedi.—Il arrive à Niort[440].

Oct
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Le 13, jeudi, à Aitré[441].—Il va au Plomb pour voir l'armée angloise.

Le 30, samedi.—Il va en sa chambre et au conseil, retenu par le temps de vent et de pluie, il va à vêpres, fait collation, le soir se couche, ne dort pas, se lève par la chambre par inquiétude des troupes qui, sous la conduite de M. le maréchal de Schomberg, devoient passer du port de Plomb à l'île de Ré. Il se remet au lit, s'endort jusqu'à quatre heures.

Le 1er novembre, lundi.—Il va à la messe, à confesse, n'a point voulu déjeuner; va au jardin, où il touche quatre cents malades. L'après-midi il va au sermon du père Suffren[442].

Le 5, vendredi.—Il monte à cheval, va au Plomb, où il fait porter son dîner avec la viande de M. le maréchal de Bassompierre, et après va au fort Louis[443], où il n'avoit pas encore été, y fait tirer cinq ou six canonnades contre une barque qui alloit de l'île de Ré dans la Rochelle.

Le 6, samedi.—Il va au conseil avec M. le Cardinal.

Le 17, mercredi.—Ce jour-là, à trois heures, les Anglois ont levé les ancres et se sont du tout retirés.

Le 23, mardi.—Il va au logis de M. le cardinal de Richelieu.

Le 9 décembre, jeudi.—Il va plusieurs jours de suite à l'assemblée à Cigoignes, et y dîne. Il va voir la digue[444] qui se faisoit pour étroissir le port.

Déc
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Le 17, vendredi.—Il va en sa chambre, botté; à une heure et demie monte à cheval, va chez M. le cardinal de Richelieu.

ANNÉE 1628.

Danger du Roi en mer.—L'escadre rocheloise.—Le Roi est souffrant.—Héroard mandé à Aytré.—Dernière journée écrite par Héroard.—Mort d'Héroard.

Le 1er janvier, samedi.—Confessé, communié, il touche les malades, va au conseil.

Le 11, mardi.—Il monte à cheval, va à Maran, où M. de la Musse prend les notes.

Le 12, mercredi.—Il va se mettre par eau dans le canal, à la pêche; le vent le porte à la mer, fort en danger. Il revient à quatre heures.

Le 19, mercredi.—A deux heures après minuit éveillé à l'alarme des vaisseaux qui sortoient hors la ville, et au bruit de plus de cinquante coups de canon[445]. Il est inquiet jusques à sept heures, s'endort deux heures durant; éveillé à neuf heures, il n'a point déjeuné; à onze heures il va en son cabinet, dîne.

Le 24, dimanche.—J'arrive à Aytré mandé en diligence; j'arrive à neuf heures du soir; le Roi étoit couché. Il m'envoie commander de me trouver le matin à son lever. J'ai l'honneur de le voir à sept heures; MM. de Gorry, de Chiest, de Guillaume résolvent ensemble de lui tirer du sang, ce qui fut exécuté à neuf heures, saigné au bras droit.

Le 28, vendredi.—Le marquis de Spinola, allant de Janv
1628
Flandre en Espagne, le vient saluer. Il se retire dans le carrosse du Roi comme il étoit venu.

Le 29 janvier, samedi.—Éveillé à six heures après minuit, doucement levé, bon visage, gai, pissé jaune, assez peigné, vêtu, prié Dieu, altéré, ne veut point de bouillon, prend son julep d'eau d'orge et du jus de citron; va à la messe, se va promener à pied à la digue, revient à dix heures; dîné, deux pommes cuites sucrées, chapon pour potage et pain bouilli, veau bouilli, la moelle d'un os, potage simple confit et jus de citron, hachis de chapon avec pain émié, gelée, le dedans d'une tarte à la pomme; une poire confite, trois cornets d'oublie, pain assez, bu du vin clairet fort trempé, dragée de fenouil la petite cuillerée. Va à sa chambre, et à midi va à pied à la Malmète; revient à quatre heures, va en son cabinet; à six heures soupe, potage et hachis de chapon, et jus de veau, potage confit avec jus de veau, veau bouilli, la moëlle d'un os, les pilons[446].

Ici finit le journal de la vie active du Roi Louis treizième, exactement décrit et contenant six volumes, dont le présent est le dernier, depuis sa naissance jusqu'à ce jour, par Messire Jehan Hérouard, seigneur de Vaugrineuse, son premier médecin, qui fut saisi de maladie à Aitré, au camp devant la Rochelle, le samedi vingt-neuvième janvier mil six cent vingt-huit, et y décéda le huitième février en suivant, au service du Roi, son maître, à la santé duquel il s'étoit entièrement dédié, âgé de soixante-dix-huit ans, moins curieux de richesses que de gloire d'une incomparable affection et fidélité.

Son corps repose dans l'église de Vaugrineuse.

APPENDICES.


I.
ÉPITRE DEDICATOIRE DE L'HIPPOSTOLOGIE[447].

AU ROI.

Sire,

L'histoire ancienne et l'ordinaire expérience nous apprend que jamais on n'a vu les arts ne les sciences être en valeur, sinon lorsque les rois en ont fait cas eux-mêmes, étant à cette occasion chacun aiguillonné du desir de bien faire et suivre la vertu pour complaire à son prince, se promettant par ce même moyen rendre immortel son nom à la postérité, et à la fin quelque honorable récompense acquise à son mérite. Pour preuve de ceci, c'est l'ordinaire de mettre en jeu le siècle heureux d'Auguste, qui de son temps a enfanté, comme d'une ventrée, un fort grand nombre de savans personnages, pour raison seulement qu'il se plaisoit aux choses vertueuses, et estimoit ceux qui par leur savoir, labeur et industrie, avoient réputation entre les hommes doctes. Notre histoire françoise nous en fournit encore plus en la personne de ce grand empereur et grand roi Charlemagne, qui n'a pas plus acquis d'honneur, de gloire et de louange par le nombre infini de ses conquêtes, que par la seule et insigne victoire qu'il eut en subjuguant l'extrême barbarie qui s'étoit engendrée sous la rouille des armes durant l'espace de plusieurs ans, par l'établissement de cette incomparable Université de Paris, l'un des trophées plus remarquables et plus entiers qui nous demeure de sa mémoire. Et sous le roi François, premier du nom, l'on a vu comme ressusciter et les arts et les lettres, après avoir croupi par tant de siècles sous les ténèbres de l'ignorance et presque anéanties pour le peu d'estime qu'en avoient fait les Rois ses devanciers; ayant laissé à tout le monde une marque certaine de ses bons mouvemens par la recherche et le ramas qu'il fit en divers lieux des hommes excellens en toute sorte de doctrine, et un exemple à tous ses successeurs pour les induire à suivre ou faire encore mieux en si belle entreprinse. Et pour cette raison, le feu roi Charles, lequel sur toutes choses prenoit un singulier plaisir à ce qui est de l'art vétérinaire, duquel le sujet principal est le corps du cheval, me commanda, quelques mois avant son décès, d'y employer une partie de mon étude, pour en dresser après quelque instruction aux maréchaux et autres qui travaillent, et sans raison et sans science, aux maladies des chevaux, au grand regret le plus souvent de ceux qui par leur ignorance perdent les leurs plus favoris. J'avois déjà conçu le gros de l'œuvre et fait dessein de l'ordre que je devois tenir pour élever cet édifice, quand il décéda; de telle sorte que je me vis frustré par son trépas de l'espérance que j'avois de rendre témoignage de mon ardent désir à satisfaire et obéir au vouloir de mon Roi. Mais le feu Roi me commanda de le poursuivre, de façon que dès lors j'en tirai les premiers traits par un recueil sommaire du nombre et de la figure des os du cheval, leur donnant noms françois pour, puis après, comme sur un premier crayon, représenter les vives couleurs, non-seulement par le discours entier de l'anatomie, mais aussi de tout l'art vétérinaire. C'est cette pièce, Sire, seule de reste du naufrage que les autres ont fait en cette ville durant ces derniers troubles, et réservée par ma bonne fortune à Votre Majesté, qui ne promet pas moins que vos prédécesseurs de faveur et de grâce à ceux qui, travaillant pour le public, s'efforceront en tout de faire choses qui vous soient agréables; et maintenant avec plus d'assurance sous l'abri de la paix tant honorable que la grâce de Dieu vous a donnée, ayant dompté, par le moyen de votre vertu seule et du tranchant de votre épée, ce monstre épouvantable de nos guerres civiles et rangé tellement à la raison la cause principale, que l'on peut dire avec vérité que, non la France seulement, mais tout le Monde entier est obligé de son repos à Votre Majesté, à laquelle j'apporte, avec tout le respect, l'honneur et révérence que je lui dois, ce peu de mon travail; petit de vrai pour être offert à si grand Roi, mais non par aventure du tout à rejeter, qui considérera l'utilité que le public peut rapporter d'un tel ouvrage, pour la perfection duquel la vie d'un seul homme à peine peut suffire. J'espère toutesfois d'en faire voir la besogne parfaite, avant tout autre qui jamais ait traité cette matière en ce royaume, ne possible ailleurs, selon l'ordre et la suite que je lui donnerai, avec l'aide de Dieu et sous le bon plaisir de Votre Majesté; et sinon tout, au moins une bonne partie, laquelle à mon avis pourra servir d'une ouverture à ceux qui après moi voudront conduire à chef une telle entreprinse. Or, Sire, ayant l'honneur et ce bonheur que d'être à vous, je ne vous puis offrir aucune chose dont le fonds ne soit votre, si est-ce que je m'estimerai des plus heureux, voyant ces premiers fruits venus de ma culture être reçus de vous d'aussi bon œil qu'en toute humilité je les présente, et autant agréables que de bon cœur je le desire:

Car ce n'est peu de cas pouvoir plaire à son prince.

Dieu par sa sainte grâce, Sire, veuille en très-parfaite santé, très-longue et très-heureuse vie, continuer de plus en plus ses bénédictions sur Votre Majesté.

A Paris ce I jour de janvier M. D. XCIX.

Votre très-humble, très-obéissant
et très-fidèle sujet et serviteur,

Jehan Heroard.

II.
DE L'INSTITUTION DU PRINCE[448].

ÉPITRE A MONSEIGNEUR LE DAUPHIN.

Monseigneur,

Je rends grâces à Dieu de celle qu'il me fait que je puis voir ce premier jour de l'an borner si heureusement le cours de votre enfance, et commencer à vous mettre en dépôt entre les mains de la vertu, pour vous montrer et vous apprendre parfaitement à connoître ses voies; jour souhaité et qui remplit déjà toute la France d'espoir et d'allégresse, vous voyant, ce lui semble, renaissant à vous même, renaître encore une fois pour son salut et sa conservation. Ce desir naturel de savoir tout, qui est en vous, votre bon sens et ferme entendement reconnus de chacun, et ces germes de piété, d'équité, de prudence, de valeur et d'humanité, dont la nature a jeté la semence à pleine main dans le fond de votre âme, font croire assurément qu'il vous sera facile de satisfaire à cette espérance publique; et même quand en suite de ces bons mouvemens vous aurez à toute heure devant les yeux, pour le patron de votre vie, les actions vertueuses et faits illustres de Sa Majesté, qui se promet aussi de vous qu'à l'avenir vous serez le support de son âge, et à jamais, comme vous êtes maintenant, la joie de son cœur et sa consolation, l'une des fins plus desirées de ses travaux; et l'autre, de vous rendre si accompli qu'elle puisse recevoir ce contentement de se voir en ses jours bénite en sa postérité; et vous estimé, au jugement de tout le monde, un fils digne d'un si bon père, digne et capable successeur des triomphes et des vertus d'un si grand Roi. Sa Majesté vous a donné des personnages élus par elle-même pour vous servir en cette action; et si elle n'a point désagréable, ne vous aussi, le seul zèle de ceux qui tâcheront d'y prêter la main et de contribuer ce qu'ils auront de plus exquis des acquêts de leur industrie, j'oserai espérer que le mien ne sera pas désavoué, s'il est jugé par ses qualités, ainsi que la nature et le devoir les ont gravées bien avant en mon âme, depuis l'heure et le point de votre naissance jusques à ce jour d'hui, que j'ai eu ce bonheur de rendre à votre personne le très-humble service où je suis obligé par cette charge, dont il a plu au Roi d'honorer ma fidélité. Et si ce petit ouvrage, que je vous offre, peut trouver grâce devant vos yeux, Monseigneur, je vous supplie très-humblement de me faire l'honneur qu'il soit reçu de vous seulement pour un témoignage tissu par cette même affection qui m'a fait du tout employer le temps à ce que j'en ai dû à la conduite de votre santé, et puis le peu de reste à ce recueil de ce que j'ai pensé qui pourroit être à l'aventure aucunement utile pour avancer ces vertus héroïques qui font, en si bas âge, déjà reluire d'un si beau feu votre esprit excellent, estimant que de vous servir en cette façon c'étoit servir Sa Majesté, à laquelle, comme nés ses sujets, nous devons tous notre première obéissance.

Or, Monseigneur, je prie Dieu qu'il lui plaise de tellement bénir en vous ce jour de bon augure, que vous puissiez, croissant en âge, croître pareillement en toutes sortes de perfections, et vous donnant jusques au comble des largesses du ciel, de vous favoriser du cours d'une très longue et très heureuse vie, pour le bonheur de votre siècle, le bien de ce royaume, et l'assurance de l'empire chrétien.

A Paris, ce premier jour de janvier mil six cens neuf.

Votre très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur,

Heroard.


Première matinée.

Au temps que le Roi séjournoit à Saint-Germain-en-Laye, y prenant quelques jours de ceux-là qu'il employe continuellement aux plus grandes affaires de son État, pour les donner à sa santé, usant à cet effet, par l'avis de ses médecins, des eaux portées des fontaines de Pougues, il m'advint un matin de sortir plus tôt que je n'avois accoutumé, hors du vieil château, où je logeois à l'heure, pour m'en aller au parc prendre le frais de l'air, en attendant que Monseigneur le Dauphin fût éveillé. Or, comme je fus arrivé à la chapelle de cette belle et grande allée où est le jeu de pale-mail, j'avise le Roi qui avoit achevé de boire et commencé de se promener; moi, ne voulant être apperçu, desireux d'achever tout seul mon entreprise, je me glisse à travers le bois, sur la main droite, dans un sentier qui côtoyoit d'assez loin cette allée, où je pensois ne pouvoir être vu que des arbres et des oiseaux. Mais ainsi comme la solitude et le silence de ce chemin étroit, couvert de toutes parts, commençoit à ouvrir la porte de mon imagination et à l'attirer sur la variété des sujets de discours qui tombe d'ordinaire en celle des courtisans, j'entends sur ma main gauche je ne sais quelle voix qui sembloit s'adresser à moi, où, retournant ma face, je vois un chevalier des deux ordres du Roi, et m'étant approché plus près de lui, je reconnus que c'étoit M. de Souvré, lequel, m'appelant par mon nom: Où allez vous, dit-il, ainsi vous égarer, en fuyant la rencontre de tant de gens d'honneur qui eussent ce matin fort desiré la vôtre, pour entendre par votre bouche des nouvelles de Monseigneur le Dauphin? C'est ce desir qui m'a fait éloigner du Roi, qui se promène au pale-mail, pour vous trouver en tête, vous ayant apperçu de loin prendre parti vers cet endroit; je vous prie de m'en vouloir apprendre. Si en cela je romps ou retarde votre dessein, la qualité de mon desir me servira d'excuse.

L'auteur. Monsieur, je ne m'étois pas ce jour d'hui promis tant de bonheur, comme j'en reçois à cette heure en votre compagnie, par ma bonne fortune, que je fuyois sans y penser, ainsi que vous pouvez connoître; et ne suis pas si mal appris de penser seulement que vous ayez besoin d'excuse en une chose qui dépend nuëment de mon devoir, puisque le Roi a fait choix de votre personne pour la conduite de son Dauphin, lorsque sortant du joug des lois de la nature, l'âge l'aura rendu capable de recevoir celui des bonnes mœurs et de la doctrine. Il a dormi de bon repos toute la nuit, au rapport de ses femmes de chambre, qui l'ont veillé. Je l'ai vu et laissé dormant fort doucement, il n'y a qu'une demi-heure.

Souvré. Mais dites-moi, je vous prie, si vous en avez le loisir, que jugez-vous de sa santé, et quelle est sa température? Pource que j'ai autrefois entendu des médecins, qui discouroient ensemble de la diversité des complexions des hommes, tenir pour maxime en leur art, que celles de l'esprit suivent celles du corps, et qu'il est impossible ou malaisé de les changer que par une longue, assiduelle et contraire habitude.

L'auteur. Il est vrai, on le tient ainsi en la médecine; j'aurai, à mon avis, assez de temps pour y avoir là dessus peu de choses à dire. Il est né de complexion sanguine, mêlée de colère, le sang surmontant celle-ci, et d'un mélinge si proportionné qu'il nous fait espérer en lui, avec la santé, la longueur de la vie. Quant à l'extérieur, son corps est si parfaitement formé que si vous le considérez en toutes ses parties, du sommet de la tête jusques aux pieds, il ne s'en peut marquer aucune qui se démente; et, quant à moi, il faut que je confesse de n'avoir jamais vu un corps si accompli, y ayant reconnu et la vigueur de l'esprit et la force du corps, aller du pair ensemble.

Souvré. Je m'éjouis infiniment de l'assurance que je reçois de la santé et force naturelle d'une personne si nécessaire à cet État, dès l'heure et le moment de sa naissance, jugeant par tant de circonstances que Dieu le nous a donné tel pour s'en vouloir servir longtemps à l'avenir à notre bien, à la commune utilité et au repos de l'empire chrétien. Mais vous l'avez jugé colère, cela ne me contente point.

L'auteur. Lorsque j'ai dit qu'il est de nature colère, j'en ai parlé en médecin, non en philosophe moral ou théologien. Les médecins considèrent quatre parties en la masse du sang: l'aqueuse, la mélancolique, la colérique, et celle-là qu'ils nomment proprement sang. De telle sorte qu'ayant jugé Monseigneur le Dauphin être sanguin, colère de sa température, j'ai voulu dire que le sang proprement dit surmonte en quantité les autres, et la colère après; et entendre par la colère, la partie de toutes la plus chaude, sèche et légère, laquelle donne de sa nature la promptitude, et aiguise le sang, tout ainsi que le sang sert de frein et de bride pour retenir, par une douce et modérée qualité, les bouillons effrénés de cette briève et ardente furie. Et par ainsi vous pouvez voir comme de cette couple de qualités d'humeurs si différentes, il en sort une complexion telle que l'on peut souhaiter pour l'entière santé d'un corps et la bonté d'un entendement; le sang se trouvant en la masse le maître seul de ses autres parties, ne faisant que des simples et des niais; l'humeur aqueuse seule, que des stupides et des lourdauds; la mélancolique, que des tristes et des sauvages, fuyant toute humaine société; et la colère que des fols, des furieux et des insensés. C'est pourquoi vous devez prendre à bien lorsque j'ai dit la colère avoir part en sa température.

Souvré. Me voilà plus satisfait que je n'étois, en ce que vous me faites voir tout le contraire de ce que je tenois pour imperfection, n'ayant représenté le naturel d'un Prince qui doit être doux et capable de recevoir avec facilité les impressions telles qu'on lui voudra donner en son bas âge, pour être à l'avenir, étant homme parfait, et lors le sang se ressentant un peu de la mélancolie, un Prince bon et doux, sage, prudent et courageux ensemble, ayant fortifié sa bonté naturelle par bons et saints enseignemens. C'est en quoi je joindrai à l'honneur que je tiens du Roi, de m'en donner la direction durant sa première jeunesse, la grâce spéciale que je reçois de Dieu, d'avoir à cultiver une si bonne terre, j'espère qu'il m'y assistera de telle sorte que tout le monde connoîtra par mes déportemens que Sa Majesté ne s'est point abusée d'avoir sû faire élection de ma fidélité, et reconnoître que j'ai pu la servir en une charge de si grande importance. Vous direz que je suis trop curieux de demander à quel âge il sera sevré, et toutes fois je vous prie de me le dire, et ce que vous en pensez, pour autant que je crois que votre opinion pourra être reçue parmi celle des autres.

L'auteur. J'estime que vingt mois ou deux ans au plus suffiront pour le lait; son corps étant d'une telle venue que ce temps-là passé, il ne feroit que se fondre et s'amaigrir, ayant besoin alors d'une plus forte et plus solide nourriture.

Souvré. Quand il sera sevré, pensez-vous qu'il demeure longtemps entre les mains des femmes?

L'auteur. Je n'en sais rien; c'est chose qui dépend du bon plaisir du Roi.

Souvré. Mais quel en seroit votre avis?

L'auteur. L'âge à deux ans est par trop tendre pour lui ôter les femmes, qui se connoissent mieux et sont beaucoup plus propres que les hommes à traiter les enfans; voilà pourquoi il seroit nécessaire, ce me semble, de l'en faire servir encore; et ayant dit ci-dessus que le corps et l'esprit sont en lui d'une force égale, qu'il fût aussi donné à ce dernier un aliment de sa portée, mettant auprès de sa personne une Dame honorable et de qualité, instruite à la vertu, nourrie aux bienséances de la Cour, et entendue aux autres qui s'observent entre les Grands, et suffisante pour lui donner les premières façons jusques à l'âge de six ans, car lors, ou je m'abuse extrêmement, vous lui ferez goûter aisément les vôtres, se trouvant plus propre et la cire assez molle pour les recevoir telles que bon vous semblera.

Souvré. Jugez-vous qu'à cet âge-là il soit d'entendement capable et de corps assez fort pour supporter la peine et se donner la patience qu'il faut avoir à recevoir l'instruction? Pour ce que j'ai toujours ouï dire qu'il n'y falloit contraindre les enfans paravant l'âge de sept ans.

L'auteur. Il n'est pas nécessaire de se tenir précisément à ce terme-là; la capacité qui se trouve aux enfans en doit faire la règle. Monseigneur le Dauphin à l'âge de six ans sera plus avancé que plusieurs autres ne seront pas à sept, ne possible à huit. C'est une opinion des folles mères, qui perdent leurs enfans en craignant de les perdre, sous excuse de leur foiblesse; j'estime que dès lors qu'un enfant sait parler, connoître et discerner tout ce que l'on lui montre, il est capable d'instruction, et pourtant il lui faut alors en premier lieu industrieusement apprendre à craindre et obéir; car par l'obéissance on lui fera goûter avec plaisir la douceur des enseignemens dont on voudra l'accompagner pour le conduire à la vertu, et plus facilement on le détournera des choses contraires. Ce sera du devoir de cette Dame qui aura charge de sa première enfance.

Souvré. Que lui peut-elle apprendre en ce commencement?

L'auteur. La pâte de cet âge est si maniable qu'elle prendra toutes et telles formes qu'il lui plaira; mais pour ce que naturellement nos inclinations nous font pencher au vice plutôt qu'à la vertu, elle le doit sur toutes choses duire à fort aimer ce que l'on nomme Bien, et avoir en horreur pareillement ce qu'on appelle Mal; et lui donner la teinture si bonne de ce premier que les impurités de l'autre ne la puissent déteindre.

Souvré. Par quelle voie?

L'auteur. Il faut, ce dit-on, bégayer avec les petits enfans, c'est-à-dire s'accommoder à la délicatesse de leur âge, et les instituer plutôt par la voie de la douceur et de la patience que par celle de la rigueur et précipitation, car ici:

Patience
Passe science;

récompensant à propos le bien fait par quelque libéralité conforme à son mérite, et châtiant le mal en telle sorte qu'elle leur donne une petite honnête honte de l'avoir fait; plutôt que trop de crainte du châtiment. Après, comme en jouant, il faut élever ces esprits plus haut, leur faisant admirer les choses qui surpassent nos sens, parlant souvent à eux de Dieu, et, leur montrant le ciel, leur faire entendre que c'est lui qui l'a fait, et créé toutes les choses qui se présentent à leurs yeux, et tout par le menu. Que Dieu est tout bon, tout sage, le père, le maître et le roi de tout ce qui se voit au ciel et sur la terre; qu'il nous a mis trétous au monde pour l'honorer et le servir selon sa volonté et non à notre fantasie; nous y laisse tant qu'il lui plaît, nous en retire quand bon lui semble; qu'il aime et donne tout aux bons enfans et bien obéissans, et à la fin les met en paradis, où il les loge avec les anges; châtie les mauvais et désobéissans, et s'ils ne veulent s'amender, après la mort les envoie en enfer avec les diables, qui les tourmentent éternellement. Que le ciel, où ils voyent le soleil, la lune et les étoiles, est la maison et le palais où Dieu habite; et que Dieu est si grand et notre esprit si petit qu'il ne sauroit comprendre sa grandeur; qu'il est immortel et que le monde doit finir. L'admiration de telles ou semblables choses engendrera en leur entendement une certaine crainte, laquelle peu à peu fera prendre racine à ces premières graines de piété que vous aurez semé en cette nouvelle terre; si bien qu'en peu de temps elle se verra forte pour se parer contre l'injure et l'inclémence des saisons, c'est-à-dire contre les vices et la corruption naturelle des hommes. Il importe beaucoup à ce que les vaisseaux encore neufs soient abreuvés tout du commencement d'agréables liqueurs et de suave odeur, d'autant que les premières impressions y demeurent aussi longtemps comme ils ont de durée; mais plus encore faut-il avoir ce soin quand c'est pour élever les jeunes princes, donnés du ciel pour servir de lumière et commander dessus toute la terre.

Souvré. A ce que je puis voir, vous voulez de bonne heure en faire des théologiens?

L'auteur. Oui; il est bien raisonnable qu'ils connoissent et reconnoissent tout le premier celui qui leur donne la vie et la possession de tout cet univers fait et formé pour eux. Et pour ce faire il me semble à propos de leur dresser certaine forme de prières, pour les dire soir et matin, afin d'apprendre, par cette accoutumance, à se ressouvenir de l'hommage qui lui est dû par eux, comme à leur Seigneur dominant, et de les instruire en la créance qu'il faut avoir de lui et de celle qu'ils ont à retenir de ses commandemens; à celle fin qu'étant ainsi appris ils ne se puissent égarer de cette droite voie, laquelle conduit les hommes à la vie éternelle.

Souvré. Ne faut-il pas en même temps leur apprendre à lire et à écrire?

L'auteur. Il est vrai, et que ce soit par ceux-là même qui en ont le gouvernement, ou telle autre personne qui sache bien prononcer et bien écrire. Il faut en somme dresser toutes leurs actions à ce qu'elles approchent de la perfection, autant que l'imperfection de leur nature permettra d'y atteindre.

Souvré. Sachant lire et écrire, qu'en ferez-vous?

L'auteur. Aussitôt qu'ils sauront tant soit peu lire, je suis d'avis qu'on les exerce dans les Proverbes choisis de Salomon; car s'instruisant à cette lecture, ils retiendront en la mémoire en même temps la substance de tant de beaux enseignemens qui seront mieux reçus et retenus par eux, quand ils sauront que c'est un grand et sage roi qui en est l'auteur. On peut faire de même, les mettant sur les autres livres historiaux contenus en la Bible, où ils liront avec plaisir et profit tout ensemble, s'égayant par l'histoire et s'instruisant en beaucoup de choses qui doivent être sues par des enfans chrétiens, tels que nous les voulons faire.

Souvré. Ne trouvez-vous pas bon qu'ils lisent d'autres livres? Car il me semble que la nature des enfans, comme elle est active et légère, est d'aimer la variété.

L'auteur. Excusez-moi, je ne suis point si rude, moi qui conseille la douceur envers ce petit peuple. Bien je desire qu'ils n'en voient pas un d'où ils ne puissent tirer quelque profit, ou lire aucune chose qui ne soit véritable; comme sont en notre temps les Quatrains du sieur de Pibrac, puis certains auteurs qui ont écrit des petits contes sous des noms feints; mais qui portent leur sens moral, ayant eu intention, par cette façon d'écrire, d'enseigner plaisamment ce qu'ils ont su des bonnes mœurs. Tel a été, entre les autres, ce fort ancien Esope, duquel les fables si joliment écrites sont parvenues jusques à nous. Pour récréer ces esprits tendrelets, qu'on les leur donne à lire et puis à réciter par cœur, avec le sens couvert dessous le voile de la fable. Et tout ainsi comme l'on a de divers et honnêtes moyens pour réjouir et contenter ces jeunes âmes, il ne faut pas faire si peu de cas du corps, qui en est l'instrument, qu'il n'ait à part ses exercices et ses ébattemens, pour en user en temps et lieu; de peur que, par oisiveté, sa force et santé naturelle n'en diminue, s'abâtardisse et se rende inutile ou mal propre à la fin aux fonctions et de l'un et de l'autre. Et pour ce que les différences de passe-temps se doivent prendre de celles de la nature des enfans, de leurs conditions, des saisons et des lieux où ils font leur demeure, nous en laisserons faire à ceux qui en auront la charge, jugeant que s'ils les aiment comme je fais, il ne se passera aucune chose devant leurs yeux ni en l'entendement qui puisse être à propos pour élever cet édifice, qu'ils en perdent le temps ne l'occasion de satisfaire à leur devoir, et à celui qui nous est ordonné par la commune charité, qui s'étend principalement envers les plus infirmes. Voilà pourquoi je laisserai faire le demeurant aux femmes, me suffisant pour cette fois d'avoir tâché de satisfaire à votre desir, par la remarque en général de certains points communs, et nécessaires à faire apprendre soigneusement à toute sorte et condition d'enfans en leur enfance. Il y a quelque temps aussi que l'horloge a frappé sept heures; je vous supplie de trouver bon que je me rende à mon devoir, au lever de notre jeune Prince, avec l'honneur non espéré d'avoir si doucement passé une partie de cette matinée en votre compagnie. Et pour cette heure, laissons aux femmes à faire les enfans; quand cette Dame, gouvernante de Monseigneur le Dauphin, l'aura fait un enfant poli en la façon, ou encore meilleur que celle-là que j'ai naguère dite, ce sera à vous, Monsieur, d'un enfant fait en former un homme, et de cet homme Prince en façonner un Roi.

Souvré. C'est là où j'en voulois venir; mon intention n'a pas été d'en savoir davantage, bien de tirer votre discours à ce dernier sujet. Mais d'autant que l'heure vous presse, je ne veux point vous retenir plus longuement et divertir d'un service si nécessaire, pour satisfaire à ma curiosité. Je me départirai de vous pour ce matin, remportant le contentement d'avoir appris que Monseigneur le Dauphin est né fort sain, et de corps et d'entendement, et qu'il est pour être à l'avenir un Prince merveilleux par la bonté de sa nature et de la bonne nourriture. Adieu donc jusques à demain, car je ne vous en quitte pas.

L'auteur. Puisque c'est par votre congé, je ne puis faire faute de m'en aller, vous suppliant de disposer de moi et de toutes mes heures ainsi qu'il vous plaira, après m'avoir permis de réserver celles que je dois au service de notre petit Prince.


Deuxième matinée.

Le matin ensuivant, sur les cinq à six heures, voici venir un honnête homme à moi, me dire de la part de M. de Souvré qu'il m'attendoit au même endroit où je l'avois vu le jour auparavant. Je pars pour y aller et, m'ayant apperçu de loin, il commença de me dire tout haut: Je vous attends ici en bonne dévotion, desireux de savoir quelque bonne nouvelle de la santé de notre petit maître, et de vous faire après quatre mots de prière. Disposez-vous à satisfaire maintenant et à l'un et à l'autre.

L'auteur. Monsieur, excusez-moi si j'ai si longuement tardé; je ne m'étois pas préparé à ce voyage. Puis ayant cru, venant ici, que j'aurois à vous rendre compte de ce qui s'est passé en ces lieux d'où je viens, j'ai voulu faire un tour en la chambre de Monseigneur le Dauphin, et m'informer comme il s'étoit porté durant la nuit, où j'ai appris comme il avoit bien reposé; puis je l'ai vu dans son berceau, dormant d'un aussi doux repos que celui dont un jour il fera, par les labeurs du Roi son père, jouir la France sous la douceur de son empire. Quant à cette prière dont vous m'avez parlé, je la reçois pour un commandement; me voilà prêt d'y satisfaire en ce que je pourrai, et de vous servir par tout et à toutes les fois qu'il vous plaira de m'en mettre à l'épreuve.

Souvré. Je vous remercie pour les bonnes nouvelles et pour la bonne volonté dont vous me voulez obliger. Souvenez-vous que le jour précédent vous m'avez mis entre les mains un Prince né et enfant fait, pour en former un homme et façonner un Roi; et que m'étant enquis de vous de certains points propres et nécessaires pour instruire le premier âge, j'ai désiré d'en savoir quelque chose de plus; et dès hier même, sans le respect du service que vous devez à Monseigneur le Dauphin, je vous en eusse fait la prière. Or maintenant, puisqu'il vous reste un peu plus de loisir, je vous prie qu'il soit tout employé à cet ouvrage, et là-dessus obligez-moi de votre bon avis.

L'auteur. Ce n'est pas jeu de petits enfans, ne mon gibier. Pardonnez-moi, Monsieur; vous me prenez possible pour un autre. Il me seroit fort malséant, à moi qui n'ai l'expérience ne le savoir en telles choses, de faire le docteur envers un personnage en qui le Roi a reconnu toutes les qualités et circonstances propres pour le savoir dextrement manier.

Souvré. Non certes, je le sens bien, ce n'est ici jeu de petits enfans. Plus j'en discours en mon entendement, plus je ressens la pesanteur et reconnois la grandeur de la charge.

L'auteur. Ce n'est pas sans raison, car vous voilà maintenant responsable, non-seulement au Roi, mais à toute la France, en ce que les François tiennent toutes les espérances du repos et de l'aise de leur postérité, jointes inséparablement à la personne de ce Prince commis à votre prudhommie, pour en dresser un bon et sage Roi, et digne successeur aux vertus de son père. Il y faut un soin merveilleux: si un homme de condition privée n'oublie aucune chose pour faire bien nourrir et instruire son fils, né pour lui succéder tant seulement à quelque arpent de pré ou malotru demi-quartier d'une méchante vigne, de combien plus le gouverneur d'un Prince le doit-il surpasser en vigilance et industrie; et gouverneur d'un Prince à qui les lois et la nature donnent la succession du royaume de France? Royaume riche et opulent en toutes choses que l'on peut souhaiter pour l'usage des hommes; orné de tant de grandes et puissantes cités; plein de noblesse si valeureuse que le soleil n'en voit point de pareille et de peuple infini, et peuple si redouté qu'il a porté et planté son nom sur les bouts de la terre; et gouverneur d'un Prince auquel par aventure le ciel réserve la Monarchie, si l'on peut faire jugement véritable de l'avenir par la disposition et l'état présent des affaires du monde. Ne doutez point que les yeux d'un chacun, de quelque condition, âge ou sexe que ce puisse être, ne soient fichés entièrement sur vous comme des sentinelles, pour prendre garde en cette occasion jusques aux moindres de vos actions; voire les yeux des enfans innocens pendant à la mamelle, d'où ils semblent parler à vous ainsi: Nous suçons cette douce liqueur pour donner nourriture et accroissance à notre petitesse, sous l'espoir que nous verrons reluire en sa saison ce bonheur-là qui se prépare maintenant par les mains de votre prudence. Que s'il en doit advenir autrement, que ce doux aliment, tout à l'heure présente, se convertisse en puante amertume et poison salutaire, pour nous porter, à l'instant de nos premiers jours, du berceau dans la bière, à celle fin de ne voir point le cours de notre vie accompagné sans fin d'une longue traînée de misères. Bref ils vous rendent redevable du bien, et coupable du mal qui leur peut arriver de cette nourriture, croyant que de vous seul dépend et l'un et l'autre.

Souvré. Tout ce que vous venez de dire, je le tiens véritable et reconnois combien il importe à cet État d'avoir un Roi qui soit capable de le bien gouverner et réparer les brèches que les guerres civiles y ont ouvertes de toutes parts; si d'aventure la longue vie que nous espérons et desirons tous au Roi son père, ne lui donne le loisir de les refaire, et lui laisser après, par son décès, le corps de ce royaume remis en son entier. C'est cette importance qui me rendra plus vigilant et soigneux en la charge. Mais revenons au point, et me dites, je vous prie, quel seroit votre avis sur l'institution de notre jeune Prince, sans plus vous excuser disant que ce n'est point votre gibier et que vous êtes peu versé aux affaires du monde; car le corps d'un État ayant fort grande convenance avec celui de l'homme, j'estime que ceux de votre profession se peuvent rendre des plus capables pour y servir, quand il advient qu'ils se rencontrent de bonnes mœurs, issus d'honnête lieu, institués aux bonnes lettres, ayant de leur nature le timbre bon, et passé leur première jeunesse à la suite des Grands et de la Cour. J'en ai connu autrefois un près du feu Roi, comme un autre Nicomachus, ami fort familier et médecin de Philippe de Macédoine, père d'Alexandre le Grand. Il est possible de vos amis, mais il faut avouer que c'est un patronnage doué de très-grandes parties pour mériter à servir près d'un Roi. Or vous, ayant vécu par l'espace de tant d'années auprès des Grands et servi chez les Rois, et conversé avec aucuns de ceux qui, en ces temps, ont eu du maniement aux plus grandes affaires, il sera vraisemblable que vous aurez pu faire profit de plusieurs choses remarquables qui nous pourront beaucoup servir à cet ouvrage.

L'auteur. Vous obligez infiniment ceux de cette profession pour l'honneur qu'ils reçoivent par votre jugement, qui leur sera un préjugé contre certains empiriques d'État, qui les méprisent de telle sorte, qu'à leur opinion ils ne sont bons qu'à l'exercice seul de leur vocation. Car il est bien certain que tout ainsi comme le corps humain est composé de contraires humeurs et de parties, les unes simples et les autres mêlées, les unes principales, les autres subalternes, et que de la légitime composition d'icelles s'engendre la santé du corps, et que celle-ci venant à se démentir de cette intégrité s'ensuit soudain la maladie, accompagnée de divers accidens, selon la qualité ou grandeur de la cause: on voit pareillement que le corps d'un État, quelque forme qu'il ait prinse, est composé de même sorte et se conserve en son entier par une exacte observation des bonnes et diverses lois, et déchoit aussitôt que par ambition, par avarice ou prodigalité, ou par quelque autre pareille cause, l'on reconnoît leur force défaillir et flétrir leur vigueur, et s'en aller en décadence selon l'effort foible ou puissant d'icelle. Par cette nuë conférence chacun pourra juger si ceux de cette profession, étant tels que vous avez dit, peuvent être tenus si peu capables d'être appelés aux charges de ce corps politique, quand ils seront instruits tant seulement des formes ordinaires et du biais qu'on prend pour traiter les affaires; puisqu'ils savent déjà avec quel artifice il faut garder et maintenir le corps en parfaite santé, de quelle prévoyance il faut user pour détourner de loin le mal qui le menace, et, quand il est venu, les moyens de parer à la furie et violence des accidens qui lui font compagnie, et de les mignarder, gagnant le temps pour empoigner l'occasion après de se prendre à la cause; et à la fin, avec quelle prudence, discrétion, douceur et patience, il faut refaire et relever cette pauvre carcasse abattue et fondue par les efforts des tempêtes passées.

Souvré. Je suis fort aise d'avoir entendu de vous ce que j'ai cru, il y a fort longtemps, et reconnu l'honneur que peuvent mériter des hommes à qui Dieu a donné la science du ciel pour l'employer à la conservation de son chef-d'œuvre, qu'il leur a mis entre les mains, et qui sont réputés être des plus savans entre les hommes doctes. Mais revenons à nos premiers propos, employant le peu de temps que nous avons de reste à ce sujet où je desire vous engager. Et pour vous ôter toute sorte d'excuse et arrêter les termes de ce discours, je me veux obliger à vous demander ce que j'en veux savoir; vous ne pourrez honnêtement refuser de répondre et à m'en dire votre avis. Dites-moi donc, je vous prie, de combien et de quelles personnes vous pensez qu'il sera besoin pour instruire ce Prince.

L'auteur. Vous me serrez maintenant de si près que je ne puis plus échapper, et de courir fortune de mon honneur, j'en estimerai moindre la perte puisque c'est pour vous obéir. Il me semble que pour cette instruction il y en faut deux: un gouverneur et un précepteur, qui ayent pour ce regard une mutuelle et réciproque intelligence, et que, concurrens en dessein, ils le soient aussi en moyens pour parvenir au but de leurs intentions.

Souvré. Quel doit être ce gouverneur, et quel le précepteur?

L'auteur. Je n'ai que faire de vous décrire le premier, étant si naïvement réprésenté dans votre personne, de laquelle Sa Majesté faisant élection pour gouverner cette province, a fait choix d'un personnage extrait d'une ancienne noblesse, honoré de qualités acquises par la vertu et services recommandables faits à cette couronne; d'un homme de bien, sage, prudent, de douce humeur et agréable compagnie; d'un âge vénérable; considéré en ses actions, amateur du bien et ennemi du vice; doué de sa nature d'une douce sévérité, et qui saura très-bien prendre à propos le temps pour reprendre ce jeune Prince sans le blâmer, et le louer sans apparence de flatterie; se faire aimer et respecter de lui par le respect de ses bonnes mœurs et de sa bonne vie. Quant à l'autre, il me seroit plus malaisé de le trouver que de le peindre. Je desire pour cette charge un homme mûr d'âge et de sens, de bonne vie et louable réputation; un homme sans reproche et droit en ses actions, d'honnête extraction, instruit aux bonnes lettres, l'esprit poli, de courage élevé, sans vanité, non pédant, et qui ait autre dessein que de voler pour bénéfice dessus les mares de la Cour, ayant rendu infâme son savoir et sa plume pour en avoir servi aux ministres de l'impudicité; qui soit d'une agréable conversation, de bon et ferme entendement; industrieux, après avoir bien su connoître le naturel, l'inclination et la portée de l'esprit de ce Prince, à lui faire goûter la douceur des semences de la piété, des bonnes mœurs et de la doctrine; ayant fait naître dextrement en son âme le desir d'apprendre et de bien retenir ce qu'il jugera propre; et en somme de telle vie qu'elle prêche à l'égal de ses enseignemens.

Souvré. Quelles sont les fonctions et de l'un et de l'autre?

L'auteur. Pour celle qui vous touche, je serois trop outrecuidé de présumer la vous pouvoir apprendre; et si par aventure vous en reconnoissez aucune pièce parmi les propos que nous aurons ensemble, je vous supplie de le donner à la suite de nos discours plutôt qu'à mon intention; car vous savez trop mieux que moi que la fonction du gouverneur d'un prince est en la conduite de la personne; et comme un bon pilote à conduire la barque, ayant son œil toujours veillant, non-seulement sur lui, mais encore autant ou plus soigneusement sur ceux à qui Sa Majesté aura fait l'honneur d'en approcher, ou à servir auprès de sa personne, à ce que chacun se maintenant sous cette crainte en son devoir, il ne voie, il n'entende et ne fasse chose quelconque qui puisse tant soit peu laisser de la noirceur du vice sur cette carte blanche. Les enfans, à ces premiers âges ici, pour n'avoir pas assez de jugement pour discerner exactement le bien et le mal, pensent que tout cela qu'ils voient qui se fait, oyent qui se dit, est bien fait et bien dit; et apprennent, par coutume et imitation, autant ou plus que par enseignemens. De faire cas du précepteur, qui de soi-même étant recommandable, est comme l'un des outils principaux de cette nourriture; d'autant que ce respect d'honneur fera que le jeune Prince en concevra meilleure opinion et recevra de lui plus volontiers l'instruction des mœurs et de la doctrine, en laquelle consiste sa fonction. En outre vous savez que le gouverneur est en cette charge comme le maître de la maison, qui se réserve, pour sa part du ménage, le jardin et les arbres, ayant le soin et le couteau en main pour y enter du meilleur plant qu'il puisse recouvrer, et la sarpette au poing afin d'en ébrancher les sions superflus, lesquels les empêchant de croître et de se fortifier, détourneroient ou feroient avorter l'espérance conçue d'en recueillir un jour de très-bons fruits. Il élève des palissades pour les mettre à couvert des mauvais vents, jusques à ce qu'ils soient parvenus à leur juste grandeur, ayant alors la force d'y résister eux-mêmes. Ainsi c'est à lui qu'appartient la polissure des actions du Prince, et à prendre soigneuse garde qu'en aucune façon elles ne se démentent de la vertu, jusques aux moindres contenances que doit avoir, et bienséances que doit savoir un Prince, pour s'en servir selon les qualités, grades, conditions, mérites, nations et autres circonstances des temps, des lieux et des personnes. Et pour ce, il doit, avec un soin extrême, tellement remparer par vertueux exemples et saints enseignemens, et si bien, que l'orage et la violence des mauvais vents des voluptés ne le puissent abattre, et que les vents coulis de la flatterie n'aient point le pouvoir de le gâter et corrompre en sa sève. Le précepteur en cette œconomie fera comme le laboureur qui, ayant défriché et reconnu la nature de cette terre, lui donnera toutes ses façons et chacune en sa saison, pour la couvrir après de semence de sa portée; et l'un et l'autre trouvera en la personne de ce Prince, selon mon jugement, une terre fertile et fort aisée à manier, et par ainsi de plus grand soin; pource que plus la terre est bonne, plus est elle sujette à produire des ronces et des mauvaises herbes quand elle est négligée. Je lui fais offre d'un journal d'où il pourra tirer, fil après autre, des conjectures évidentes des complexions et des inclinations de notre jeune Prince; et, si l'affection se pouvoit transporter, je lui en fournirois à suffisance et autant que nul autre; voire de cette tendre et cordiale passion que naturellement les pères ont pour leurs propres enfans.

Souvré. Il est vraisemblable que votre affection n'est point commune, vu l'honneur que vous avez eu de le servir assiduellement depuis l'heure de sa naissance, et employé tout votre temps à reconnoître la nature de ce beau corps et les dispositions d'une âme si gentille; ce seroient deux grands avantages s'ils se pouvoient trouver en celui qui doit être appelé pour faire cette charge. Mais je vous prie de commencer et me dites ce qui se doit apprendre à Monseigneur le Dauphin, et quel ordre il y faut tenir, sans plus nous écarter hors de cette carrière, si ce n'est que le peu de temps qui nous reste vous dût empêcher d'assister à son lever et nous faire remettre la partie à demain, comme il me semble être plus à propos de le faire ainsi. Pour cet effet je vous attendrai en mon logis un peu plus matin; nous aurons ce faisant plus de loisir d'en discourir et de jouir plus longuement du plaisir de la matinée. Adieu, bonjour; vous allez voir si Monseigneur le Dauphin est éveillé, et moi trouver le Roi, qui est encore au promenoir.

L'auteur. L'heure de son réveil approche voirement; je m'en irai donc à son lever par votre congé, et demain je serai chez vous de meilleure heure.


Troisième matinée.

Le jour ne faisoit que de poindre lorsque, m'éveillant en sursaut, il me souvint de l'assignation que M. de Souvré m'avoit donnée; si bien qu'étant prêt je pars pour y comparoître et, arrivé en son logis, je le rencontre sur le point de sortir, n'attendant que ma venue.

Souvré. Vous êtes homme de promesse, à ce que je puis voir. Allons dans la forêt; nous y serons plus à couvert des fâcheuses rencontres des fainéans de cette Cour. Que vous en semble?

L'auteur. Je n'avois garde de faillir à me trouver ici, puisque vous me l'aviez commandé, et crois que vous avez très-bien jugé du lieu pour employer sans destourbier le meilleur de la matinée.

Souvré. Entrons dans cette route qui côtoie le grand chemin. Voici place marchande; étalez votre marchandise. J'écouterai fort volontiers, avec cette réserve de pouvoir rompre aucune fois votre discours, pour vous interroger selon les occurrences.

L'auteur. Bien donc, je le ferai puisqu'il vous plaît ainsi, et de la plus loyale, je prie Dieu du plus profond de mon âme de m'en donner la grâce, puisque c'est à dessein d'en parer la personne de notre jeune Prince, né pour régner un jour sur nos enfans. En voici la première pièce: Dieu le créateur, après avoir démêlé la lumière d'avec les ténèbres et mis en ordre tout ce bel univers, pétrissant de la boue, fit son chef-d'œuvre, formant le premier homme sur le patron de son image; puis animant de l'esprit de sa bouche cette matière brute, lui donna la domination sur tout ce qu'il avoit créé sous l'enceinte des cieux. Cet homme ingrat, déchu de sa perfection par désobéissance, se fit esclave de la mort, engageant en sa chute la race entière de tous les hommes à pareille sujétion; mais usant envers sa créature de la douceur de sa miséricorde plutôt que de l'aigreur d'un juste jugement, se contenta pour l'heure de le punir à vie, joignant à sa condition le travail et la peine, se réservant d'envoyer en ce monde son Fils unique, selon qu'il l'avoit ordonné en son conseil d'éternité, pour satisfaire à la coulpe de son péché; et par cette satisfaction le racheter de la peine éternelle. Par où nous apprenons qu'il n'y a sorte d'homme qui se puisse prétendre aucunement exempt de cette loi commune. Les grandeurs mêmes et les puissances qu'il a, de grâce spéciale, donné aux princes et aux rois, n'ont pu les affranchir de la rigueur de cette servitude; ayant, ainsi que le commun des hommes, à naître, à vivre et à mourir, n'étant avantagés sur eux qu'en ce qu'il lui a plu de les choisir pour leur mettre en main, avec autorité, la conduite et la garde de ses plus chères créatures, les obligeant par cette préférence à une plus étroite reconnoissance de sa bonté. Voilà pourquoi ceux qui sont appelés pour instruire les princes doivent en premier lieu leur apprendre cette doctrine, afin qu'ayant apprins les foiblesses de leur nature, ils soyent admonestés d'élever à toute heure le cœur au ciel pour demander la force et le secours qui sera nécessaire, à celui seul qui le leur peut donner, comme il a fait la vie et l'honneur qu'ils possèdent, et duquel, comme du roi des rois, ils tiennent leurs empires à foi et à hommage. La connoissance de leurs infirmités, la crainte et la révérence du supérieur, les rendra gens de bien et par ainsi plus agréables devant sa face, plus honorés et aimés, et obéis plus volontiers des peuples, qui deviendront meilleurs à leur exemple. De ceci nous avons deux choses à recueillir, auxquelles seules consiste, ce me semble, l'institution que nous voulons donner à notre petit Prince: l'une est à lui montrer la voie qu'il faut suivre pour devenir homme de bien; et l'autre la manière de bien faire sa charge, pour l'exercer lorsque, selon la volonté de Dieu, il parviendra à la royauté. A celle fin que, partant de ce monde, comme sujet aux lois communes de la nature, il puisse être assuré de l'espérance du salut éternel, promis et réservé au ciel aux gens de bien par le Sauveur des hommes, et lui rendre en un même temps fidèle compte de son administration. Or, recevant Monseigneur le Dauphin en l'âge de six ans, si le Roi ne change d'avis, vous le prendrez sommairement instruit de ces premiers enseignemens. Né d'une bonne et facile nature, et, si je ne m'abuse, d'un esprit avancé, arrêté, doux et docile, et suffisant de comprendre cette doctrine avec jugement, vous n'aurez point à y perdre du temps; mais à si bien le ménager qu'il puisse être rendu capable de commander en roi, quand il aura atteint l'âge requis pour sa majorité. Et commencez par l'institution de sa personne, comme en personne qui seroit de condition privée.

Souvré. Que faut-il faire pour ce commencement?

L'auteur. Lui enseigner la parfaite vertu, cultivant ces premières semences qu'il en a jà reçues. Cette vertu consiste en la piété et en la prudhommie; et en ces deux jointes ensemble, la façon d'un homme de bien, la piété lui apprendra à connoître et craindre Dieu, et la manière dont il veut être servi des hommes. Et cette doctrine de piété étant à plein fond traitée dedans les saintes Écritures et les écrits de plusieurs saints docteurs et savans personnages, qui ont vécu en divers temps en l'Église chrétienne, il sera, ce me semble, bien à propos pour cette instruction, d'en dresser là-dessus un petit Catéchisme fort abrégé, et qui contienne seulement les choses nécessaires, et celles que le long et légitime usage a fait passer en nature de loi, ayant à prendre soigneuse garde de ne point faire un superstitieux au lieu d'un homme pie et vraiment religieux; ne se trouvant aucune chose plus contraire à la religion chrétienne pure, sans fard et sans macule, comme est la superstition. Celle-là forme l'homme doux, débonnaire, hardi et charitable, engendre en lui l'amour, la révérence et la crainte de Dieu, et la paix en son âme; et celle-ci le transforme en une bête brute, plein de félonie, de cruauté, de lâcheté et bête impitoyable, lui laissant dedans sa conscience l'inquiétude perpétuelle qui la remue par la peur et l'effroi qu'il va s'imaginant de la seule justice et vengeance divine. Or, notre Prince ayant vivement imprimée dedans le cœur la connoissance qu'il faut avoir de Dieu, et de la sorte dont il veut que chacun le serve, il est à présumer qu'il s'y engendrera du tronc de cette souche un provin de science, tant du bien que du mal, pour savoir faire élection et de l'un et de l'autre; et que de ce provin prendra naissance la prudhommie, l'autre partie de la vertu, compagne inséparable de la naïve piété et l'équerre de l'honneur sur laquelle il faudra qu'il aligne toutes ses actions, ses mœurs et ses pensées, afin de vivre une vie honorable, contente et vertueuse. L'on connoîtra qu'il aura retenu cette doctrine, se rendant modéré, ferme, sage, fidèle et juste en ses déportemens, de fait et de parole, avec desir de ne faire jamais envers autrui ce qu'il ne voudroit point être fait à soi-même, le témoignant par effet en ses bonnes œuvres à bon escient, non pas en apparence et par feintise, à la façon des hypocrites; et n'y a point de doute que s'adonnant à l'exercice de la piété et de la prudhommie, fortifié par la grâce de Dieu, il ne devienne homme de bien autant qu'un homme le peut être, ayant apprins à aimer Dieu parfaitement, et son prochain comme soi-même. Mais tout ainsi que les viandes demeurent sans saveur si elle ne leur est donnée par le sel ordinaire, nos actions aussi, lorsqu'elles ne sont point assaisonnées du sel de la prudence, autre partie de la vertu, voire la vertu même, et guide souveraine de ses autres compagnes, qui nous donne l'intelligence pour savoir discerner et faire choix selon les circonstances des choses souhaitables, et de celles qui sont à rejeter tant en nos déportemens privés qu'aux fonctions publiques, et l'œil de l'âme intelligente qui leur donne le lustre. Et, comme il sert peu ou point du tout qu'un vaisseau soit chargé de précieuses et riches marchandises, s'il n'est fourni d'un vieux routier et suffisant pilote, sous la sûre conduite duquel il doit franchir les dangers ordinaires et fréquents sur la mer, et arriver aux côtes desirées, il est aussi très-malaisé qu'un homme, tant enrichi qu'il soit de vertus singulières, se puisse garantir de faire jet ou d'échouer, ou de faire naufrage au voyage de cette vie, s'il n'a cette prudence pour le pilote de ses actions, tournant deçà, delà, ou peu ou prou le gouvernail, faisant hausser ou caler les voiles selon les vents des occasions qui le peuvent sauver ou perdre, porter ou l'empêcher d'arriver à bon port, après tant de hasards et de périlleux orages courus sur les gouffres du monde. Or d'autant que cette partie de vertu est une bonne ménagère et plus active que les autres, n'étant jamais oisive, mais ayant sa nature du tout en l'action, il est très-nécessaire de faire prendre à notre jeune Prince cette hôtesse chez soi, et pour lui confier le maniement en chef de tous ses mouvemens, et l'assurer que tant qu'il la conservera en cette autorité, il ne sauroit faillir, comme il advient le plus souvent à ceux qui la méprisent et qui tombent par imprudence aux précipices de leur ruine, et le persuader à croire fermement que quiconque est assisté de la prudence est assisté de toutes sortes de déités.

Souvré. Vous avez, ce me semble, en peu de termes comprins beaucoup de choses convenables à notre dessein; mais comment lui apprendrons-nous cette partie de vertu en ce petit âge, puisqu'elle est toute en l'action, et que les plus âgés, avec travail et soin continuels, à peine y peuvent-ils atteindre?

L'auteur. Bien que toute vertu en général soit une habitude que l'on acquiert par l'ordinaire accoutumance, et que de toutes les vertus cette prudence ait meilleure part en l'action que pas une des autres, et cela de particulier qu'elle ne se peut acquérir par règles seules et préceptes, ains par l'expérience que nous prenons des affaires humaines passant devant nos yeux, et maniées par autrui ou par nous-même, pour y avoir de l'intérêt, ou que ce soit par le récit de ceux qui les ont ou conduites ou entendues, ou bien par la lecture des mémoires, des écrits et des livres de ceux qui les ont recueillis pour le profit de la postérité: si peut-on toutesfois, en retenant ce Prince assiduellement dedans les bornes des œuvres vertueuses et comme en se jouant, lui faire prendre connoissance avec cette prudente et utile maîtresse, la lui faisant remarquer de bonne heure dans les succès bons ou mauvais des actions de son âge, en attendant qu'il ait le jugement noué, capable de comprendre et entreprendre lui-même ses affaires; car alors à ses propres périls, avec plus de certitude il apprendra à devenir prudent, étant, comme l'on dit, l'homme plus sage et avisé revenant de plaider, ores qu'il soit expédient pour être tel, qu'il le devienne plutôt par l'exemple des autres que par le sien, et son propre dommage, suivant la voix de l'oracle françois qui prononce ces vers:

Heureux celui qui pour devenir sage
Du mal d'autrui fait son apprentissage.

Pour cet effet, des moyens proposés celui de la lecture me semble être plus commode et plus propre à cet âge, et nécessaire par aventure pour les plus avancés; d'autant que la vue et la parole le plus souvent trompent nos yeux et nos oreilles, et par ainsi le jugement, pour n'avoir pas eu le loisir de bien considérer, n'ayant fait que couler: là où lisant, l'esprit s'arrête tant et si peu que nous voulons, et, ce faisant, il comprend mieux et juge plus solidement des causes, des accidens et des conséquences des choses lues; et puis les digérant tout à loisir avec plus de facilité, les convertit à son usage, qui est le but où doit viser celui qui, faisant son profit de tout, desire de se rendre homme prudent et d'acquérir cette vertu utile à des particuliers, mais profitable et nécessaire comme un autre élément à ceux qui ont du maniement en la chose publique.

Souvré. Je conjecture par vos discours que vous seriez d'avis de lui faire savoir les Lettres?

L'auteur. Il est ainsi, bien que l'on tienne communément qu'il n'importe pas beaucoup que les princes soient doctes, étant assez qu'ils fassent cas de ceux qui le sont. J'estime toutesfois que l'un et l'autre lui sied bien; ayant les Lettres cette vertu de donner l'embellissement, la vigueur et la force à l'esprit de l'homme, si elles y rencontrent un bon sens naturel et la tête bien faite; et par ainsi être besoin de l'en instruire autant qu'il se pourra, étant très-raisonnable que celui qui doit un jour commander à tous, les surpasse aussi trétous en suffisance. C'est un bien certes plus aisé à souhaiter qu'à espérer pour notre jeune Prince, vu le siècle où nous sommes, où la vieille rouillure d'une cuirasse est plus en prix que l'excellence de la splendeur et lumière de la doctrine; ce sont malheurs qui suivent à la queue des guerres intestines. Mais espérons que le Roi son père appellera auprès de sa personne des pareilles lumières à celles-là que nos pères ont vues reluire de leur temps autour de celle de quelques-uns de ses prédécesseurs; et tout ainsi comme il travaille incessamment pour le repos et la grandeur de son empire, qu'il ne sera moins curieux d'épargner quelques heures pour les donner à son Dauphin, et aviser à faire tout ce qu'on peut imaginer pour élever ce fils au degré le plus haut de la perfection où l'homme puisse atteindre par les voies humaines: pour, après infinis labeurs soufferts en cette vie, remporter dans le ciel, pour le comble de ses trophées, cette joie en son âme d'avoir remis entre les mains de ce cher enfant un royaume assuré, florissant et paisible, et de tous ses sujets l'obligation d'une étreinte éternelle de leur avoir laissé son fils pour successeur, c'est-à-dire un Prince des plus parfaits et accomplis, et rétabli en sa personne l'honneur des bonnes Lettres sur le trône royal, leur estime à la Cour et par toute la France. C'est toujours acte digne de gloire en un bon père de laisser un enfant semblable à soi.

Souvré. Pensez-vous que les Lettres soient si fort nécessaires à former l'homme à la vertu? Car j'en ai vu et en connois plusieurs, estimés des plus doctes, aussi méchans, sots et impertinens que l'on en sauroit voir.

L'auteur. Il est vrai, mais ce n'est pas la faute des Lettres, ains de ceux qui les savent et qui abusent malicieusement, imprudemment ou sottement de cette grâce non commune. Le couteau est aiguisé pour en trancher la viande et le pain, et l'employer après à notre nourriture, et non pour en tuer aucun. L'on fait donner le fil à l'acier d'une épée pour sa conservation ou la défense de son pays, et non pour en commettre un homicide de guet-à-pens ou envahir injustement l'héritage de ses voisins. Le sublimé et l'arsenic, poisons mortellement cruels, n'ont point été donnés par la nature pour s'en servir à ces usages où la déloyauté des hommes a détourné leur vertu naturelle. Le vin est ordonné de Dieu pour donner la vigueur, le confort et la joie au cœur de l'homme, non pour noyer et étouffer brutalement le sens et la raison dans les excès de ce puissant breuvage. Ce n'est donc point le fer, l'acier, le sublimé, l'arsenic, ne la grappe que l'on doit accuser; ne détester les Lettres, mais la perversité de ceux qui convertissent en pestilent poison l'aliment salutaire, et, faisant banqueroute à la vertu et à leur conscience, changent en un contraire usage la nature des choses. Que si les Lettres ne donnent d'elles-mêmes cette prudence que nous cherchons pour notre jeune Prince, comme il se trouve beaucoup de gens fort avisés qui n'en eurent jamais aucune ou bien petite connoissance, si ont-elles cette propriété de donner la lumière à nos entendemens, ainsi que l'air illuminé l'apporte à notre vue; d'être les gardes des magasins où l'on emprunte les outils pour se faire la voie à la conquête de cette toison d'or; c'est où l'on trouve le ciseau propre pour ébaucher, et la varloppe pour aplanir le brut de notre entendement; ce sont les garde-notes de toutes choses que l'homme peut comprendre, le répertoire et le registre des actions humaines, dressés pour soulager la foiblesse de la mémoire, et d'un usage incomparable à ceux qui les possèdent, et qui en usent sans vanité et sans orgueil, pour avoir acquis la possession d'une telle richesse.

Souvré. Il est certain que les hommes de lettres, tant pour l'utilité que pour le grand contentement qui leur revient de telle connoissance, ont beaucoup d'avantage, et je reconnois que c'est un très-riche ornement en la tête d'un roi, et nécessaire extrêmement à l'homme politique, apprenant par l'histoire les fondemens des plus puissans et durables États avoir été jetés dessus la base des bonnes lois construites par des hommes de cette profession, et depuis conservés et maintenus en leur entier par leurs sages avis: et voyant telles gens être appelés encore dans les conseils des princes et des rois, et employés plus souvent que tous autres aux entreprises et décisions des plus grandes affaires, et de paix et de guerre. Mais poursuivez et me dites, je vous prie, par quelle procédure vous le voudriez rendre savant.

L'auteur. C'étoit anciennement une coutume entre les Perses d'avoir, près du palais royal, un lieu nommé par eux la place de Liberté, et dans son circuit trois grands départemens destinés à loger diversement, suivant trois sortes d'âges, tous ceux qui vouloient être instruits à la vertu, selon leur discipline. Elle étoit séparée des autres habitations, de peur que par le mélinge de la multitude et du commun des hommes, ils n'eussent à se ressentir des vapeurs de leur corruption. Or le premier département étoit pour les jeunes enfans, où l'on les intruisoit à rendre la justice, tout ainsi qu'aujourd'hui nous les mettons dans les colléges pour y apprendre les lettres; ayant un soin singulier à ce que du commencement leurs enfans fussent si bien nourris qu'il ne leur print jamais envie de vouloir faire, penser, ne dire ou consentir aucune chose déshonnête et mauvaise. Cyrus, lequel par sa propre vertu se fit depuis monarque, y fut nourri jusques à l'âge de douze ans. Pour ces raisons, laissant à part les rigueurs et la façon de leur discipline, j'aurois à souhaiter un lieu particulier comme eux, tel qu'il seroit choisi par Sa Majesté, pour y laisser ce jeune Prince jusques à ce qu'il eût apprins ce que l'on peut savoir, pour être aucunement capable d'apprendre de soi-même, et tant que l'âge avec l'instruction eût un peu façonné ses actions, formé son jugement, et du tout égoutté ces petites humeurs qui accompagnent communément les premières années de la vie; ce qui seroit, à mon avis, fort à considérer en cette nourriture. Car si le Roi trouvoit bon de ne le voir que par fois, il n'en rapporteroit que le contentement du profit remarquable qu'il y verroit de temps, et n'auroit pas le déplaisir des mauvaises créances qui pourroient échapper aucune fois, en sa présence, à la foiblesse de son âge. Et si toute la France, qui maintenant jette les yeux sur ce cher nourrisson, mue d'espoir ou tremblante de crainte pour ne savoir quel il doit être à l'avenir, n'en recevroit aucune impression de mauvais augure, ne de volonté d'un sinistre dessein; comme possible il se pourroit faire, le voyant en public, par préjugé de ces défauts que l'industrie réforme en la nature. J'estime toutesfois qu'il le voudra retenir auprès de sa personne, là où j'espère que, pour l'amour extrême qu'il porte à Sa Majesté et l'incroyable crainte qu'il a de lui déplaire, et sur la connoissance que je puis avoir acquise de son bon naturel, de la portée et de la force de son entendement, et assuré de votre vigilance, il réussira selon nos vœux et nos espérances. Et pourtant, Monsieur, ne laissez pas à renforcer vos gardes à ce que la bonne semence que vous aurez jetée dans ce bon fond ne soit enlevée par les vents des débauches, naturalisées aux Cours des grands, et emportée avant, possible, qu'elle ait été couverte de la terre, ou ne soit étouffée par les mauvaises herbes qu'auront produites les pois sucrés des flatteurs ordinaires qui ne craindront pas de le perdre, pourvu qu'ils puissent du hasard de sa perte élever leur fortune.

Souvré. Je le crois ainsi; mais de quelque façon que Sa Majesté en veuille disposer, je vous prie de me dire ce qu'il vous semble qui se doit faire.

L'auteur. D'autant que le langage est l'instrument commun à tous les hommes pour faire entendre les conceptions de leur entendement, et que ceux-là, soyent anciens ou modernes, qui ont laissé par écrit les sciences, les arts, leurs inventions, observations, les histoires des nations et des hommes illustres, les ont écrites en leur propre langage, et que les œuvres de la plupart sont ou se lisent traduites en langage latin, le seul qui de tous les anciens est plus communément connu et entendu par toute notre Europe, je suis d'avis de le lui faire apprendre; et pour cet effet, n'étant plus des vulgaires, lui enseigner sommairement les préceptes que l'on doit suivre pour le savoir entendre, le parler et l'écrire, sans faire faute, et sans perdre le temps sur ces principes par les longueurs, dont usent ceux qui ont mis en trafic l'instruction de la jeunesse. Puis, étant assuré sur ces premières règles, il sera bon de le jeter dans les auteurs, où il l'apprenne par l'exercice assiduel d'icelles, et vous verrez que, par l'usage ainsi continué, il l'apprendra en peu de temps insensiblement, plutôt que par préceptes. Et comme nous voyons des honnêtes hommes de ce temps qui envoyent leurs enfans aux pays étrangers pour apprendre les langues, les faisant à ces fins séjourner dessus les lieux où l'on estime se parler mieux le langage de la nation, jusques à ce qu'ils l'aient suffisamment appris; croyant que l'eau des fontaines est toujours plus pure, il faut aussi pour pareil effet l'abreuver dans la pureté des sources de Cicéron, jugé des hommes doctes, sans controverse, le plus pur et le plus élégant entre tous les Latins, et sans en goûter d'autre jusques à ce qu'il ait apprins à imiter cet excellent original. Alors, ayant en main ce passe-partout, de soi-même il ouvrira les portes pour entrer chez les autres, empruntera des uns les douceurs des lettres humaines, des autres les discours véritables de leurs histoires, de ceux-ci les façons de faire la guerre, de ceux-là l'industrie des arts, des autres les sciences. Bref, de chacun, selon les différens sujets, il fera son emprunt à jamais rendre; car ce sont créanciers autres que ceux du change, laissant au débiteur leur fond, et le profit à grandissime usure.

Souvré. Vous l'avez, ce me semble, tranché bien court et clos en peu de mots beaucoup de besogne.

L'auteur. C'est l'imagination et mon desir qui m'ont fait abréger, me l'ayant l'un et l'autre représenté déjà totalement instruit. Et à la vérité, voyant que nous entreprenons d'endoctriner un Prince, non de faire un docteur régent, et prévoyant qu'il seroit malaisé d'avoir un lieu à part et du temps suffisant pour l'instruire parfaitement de toutes choses, à quoi la vie entière d'un homme seul ne peut pas même suffire, il le faut rendre universel, et à ces fins trouver quelque sentier plus court que la voie commune. Ce sera donc par abrégés, lui faisant en iceux apprendre les termes seuls et comprendre en général les sujets des arts, des sciences et des histoires, à celle fin qu'étant devenu grand il puisse avec intelligence prendre plaisir et profiter aux beaux discours de toutes sortes d'excellens personnages, tels qu'un Prince de sa qualité doit ordinairement tenir autour de sa personne, qui lui seront alors autant de leçons, où il puisse s'égayer, quand il voudra, sur les pièces entières. Et, pour ce faire, il sera besoin d'y établir un ordre et le garder avec assiduité; l'un rendra la facilité et l'autre la doctrine; l'ordre sera au partage qui se fera du temps, en épargnant certaines heures pour les employer du tout à son étude; le demeurant à ses autres actions, et l'assiduité en l'ordre continué sans intermission.

Souvré. Faites-en le partage et me dites comment il les faut employer, et les autres aussi que vous lui réservez hors de l'étude.

L'auteur. C'est un ouvrage qui se doit conduire à l'œil; mais puisqu'il en faut dire quelque chose, prenez quatre heures des vingt-quatre, deux pour le matin et autant pour après midi.

Souvré. Que doit-il faire le matin?

L'auteur. Qu'il soit vêtu et tout prêt à sept heures, et puis, suivant l'avis sacré du Caton François:

Avec le jour commence sa journée,
De l'Éternel le saint nom bénissant.

Puis se mette à l'étude jusques à neuf, aille après prier Dieu en l'église, et, au sortir de là, soit libre jusques à onze, heure de son dîner. A une après midi qu'il rentre en son étude jusques à trois, puis soit libre jusques à six, heure de son souper, et son coucher à neuf.

Souvré. Avant que de se mettre au lit que doit-il faire?

L'auteur.

Le soir aussi, son labeur finissant,
Le loue encor, et passe ainsi l'année.

Voilà l'ordre de la première journée, le modèle des autres. Il n'y aura rien à changer qu'en tant que son précepteur le jugera par le progrès remarquable qu'il aura fait, l'avançant lors dans les écrits du même auteur ou des autres choisis, enseignant les lettres humaines, propres à duire les humeurs et les mœurs des hommes à la douceur et à l'honnêteté.

Souvré. Vous n'avez point parlé de lui faire savoir la langue grecque, que je vois en si grande estime entre les hommes doctes?

L'auteur. Non, d'autant qu'elle n'est que pour ceux qui font particulière profession des lettres et sans usage aujourd'hui, au respect de la latine; mais on lui apprendra, au lieu de celle-là, les langues vulgaires des nations voisines, avec lesquelles les affaires de ce royaume se mêlent ordinairement le plus, y employant les échantillons qui resteront des heures ordinaires, et d'abondant une heure aux jours de repos.

Souvré. Vous ne dites rien des poëtes, desquels le monde fait si grand cas?

L'auteur. Je vous dirai d'eux ce qu'en dit un ancien: que le Prince ne doit point ignorer ce qu'ont écrit les excellens poëtes et les grands philosophes, mais qu'il se doit rendre tant seulement auditeur de ceux-là et disciple de ceux-ci, jugeant que la solidité et vérité de la doctrine de ces derniers étoit l'instruction des hommes à la vertu; les vanités et fictions des autres n'étant que pour flatter et complaire à nos sens, une voie douteuse à leur destruction. Non que je veuille mettre au rang des destructeurs les premiers poëtes des anciens Grecs qui lors étoient leurs théologiens, ne ceux qui parmi les Romains nous ont laissé infinité de beaux enseignemens; car je suis d'avis qu'ils lui soient interprétés aux heures que son précepteur estimera, sur sa capacité, être des plus commodes, mais bien ceux-là, tant anciens que modernes, qui ont perdu le temps pour le faire aussi perdre misérablement aux autres, ne l'ayant employé qu'à choses vicieuses et plus que suffisantes à détourner facilement l'homme de bien du droit sentier des actions vertueuses, quand, se laissant piper et chatouiller l'oreille aux cadences de leur mesure, ce poison emmiellé met en désordre les proportions et doux accords que la vertu a formés dans son âme. Et par ainsi il est très-nécessaire de rejeter au loin et tels écrits et leurs auteurs de devant sa présence, comme pestes sans merci de la simple jeunesse; suivant en cela l'avis du divin philosophe qui, pour mêmes raisons, ne vouloit point qu'ils eussent part ne portion aucune en sa République.

Souvré. Quand il saura le langage latin, êtes-vous pas d'avis que l'on continue à lui montrer aussi, sommairement, les autres arts, comme vous avez dit?

L'auteur. Oui.

Souvré. Quels?

L'auteur. Celui qui enseigne à parler avec ornement de langage; et lui en apprendre seulement autant qu'il en est besoin pour former la façon de parler et d'écrire d'un Prince comme lui, de telle sorte qu'elle soit pleine, pure, propre, serrée, élevée en paroles et en conceptions, et surtout en sa langue, sans y mêler en façon quelconque des artifices déguisés et des afféteries de ceux qui parlent en public pour plaire aux assistans, ou pour les induire, au lieu de vérité, à croire le mensonge par l'obscurcissement du pur et du lustre d'icelle; étant telles ou pareilles choses fort éloignées de la grandeur et gravité d'un roi, qui pour tout but ne doit avoir devant les yeux que la rondeur et la justice. Et d'autant que l'esprit humain est fort sujet à s'abuser souvent en ses résolutions, il sera bon qu'il sache quelque chose de l'art qui enseigne les hommes à bien raisonner, à nettoyer et démêler la vérité d'avec son contraire, afin de ne se tromper point en ses conceptions, pour former et affermir son jugement.

Souvré. Quant aux sciences, quelles lui peut-on apprendre?

L'auteur. Quelques parties de celle qui nous donne à connoître les choses de la nature, sans s'égarer dans les contentions. C'est celle-ci qui fut jadis tant prisée par Alexandre qu'il l'estima ne devoir être profanée, la rendant commune à chacun, en écrivit à Aristote, son précepteur, se plaignant de lui pour l'avoir divulguée, ayant voulu que la prérogative de cette connoissance lui demeurât particulière par dessus tous les hommes, comme il l'avoit en grandeur de courage, en puissance et autorité. Et quant à la science de ce qui est par dessus la nature, d'autant qu'elle est toute contemplative, les princes et les rois tous destinés pour l'action, et ceux de France mêmement plus propres à gagner les batailles qu'à méditer ou faire des harangues, laissons-la pour ceux qui sont voués à la contemplation, et remplaçons des parties les plus utiles des sciences mathématiques. Celle des nombres tienne le premier lieu, comme l'entrée pour pénétrer à toutes; elle comprend des utilités sans nombre. Puis la géométrie, qui fait connoître les proportions et les mesures de toutes choses, avec leur usage; défectueuse sans la première et toutes deux tellement nécessaires qu'il est fort malaisé que sans icelles un prince puisse parfaitement savoir beaucoup de choses appartenant au devoir de sa charge, en temps de guerre aux fonctions militaires, en temps paisible à celles de la paix. Que la musique suive après, non pour chanter, mais pour l'écouter et prendre plaisir à celle seulement qui instruise et ne détruise point, et aye le pouvoir de ramener à son repos son esprit ennuyé de déplaisir, ou travaillé du fardeau des affaires; essayant par icelle, comme il le faut par tous autres moyens, d'entretenir la consonnance naturelle que ses actions, en si petit âge, nous font juger être dans son âme, et disposer également, par une düe proportion de tons et contrepoids diversement égaux, les intervalles inégaux et mouvemens divers de son esprit à l'exercice de la justice, qui n'est rien qu'harmonie. Ayant en main le compas et la règle, faites lui mesurer le globe de la terre, et reconnoître après, par le menu, les pièces de ce grand héritage qui doit échoir au temps préordonné tout entier en sa main; lui en apprendre, se promenant dans son cabinet, les routes et les voies, afin qu'après avoir pareillement prins langue de l'histoire sur la nature de tant de régions, des mœurs et des humeurs, des lois et des coutumes de tant de sortes de nations qui possèdent le monde, il puisse un jour, avec pleine science, bâtir ses entreprinses et porter ses desseins sur toute l'étendue de la terre habitable. Puis, élevant son étude plus haut, vers le lieu de son origine, qu'il monte de degré en degré sur le globe céleste, tenant au poing les mêmes instrumens, dont il mesurera l'immensité et la construction de ce grand édifice, reconnoîtra les êtres de ce divin palais, les demeures, les promenoirs des deux grands luminaires, les domiciles des astres et des étoiles qui comme vice-rois et lieutenans du souverain Monarque, à la mesure de leur autorité, selon leurs différens regards ou diverses inclinations, gouvernent sans cesser tout ce qui est sous eux au demeurant du monde. Il y remarquera la place du Roi son père, qui reluira un jour au ciel comme un autre soleil, lui servant lors de Nord aux actions de sa vie; et près de lui verra la sienne, où tous les deux ensemble, et le père et le fils, après avoir rendu les droits à la nature, chargés d'ans et de gloire, composeront un astre flamboyant que la postérité nommera d'eux l'Astre des Rois de France. La connoissance enfin de la mécanique lui sera nécessaire, pour être la science qui donne les inventions de composer et fabriquer toutes les sortes de machines, étant ici à remarquer l'inclination extrême qu'il y a de la nature. Voilà le cercle raccourci des arts et des sciences que l'on peut faire apprendre à notre jeune Prince en peu d'années, pourvu que l'on en donne le loisir.

Souvré. Je le crois, et ne se trouvera par aventure aucun ou peu de gens qui réprouvent cet ordre, ni à redire à mon avis; si ce n'est en ce que du commencement vous avez mis l'histoire au rang des abrégés, qui doit tenir le premier lieu en l'instruction des princes.

L'auteur. Il est vrai, je l'ai fait; mais pour l'instruire de bonne heure en gros aux affaires de sa maison, puis en celles des autres, selon l'ordre des temps, avec intention de lui remettre en main la pièce entière après l'échantillon. Car je tiens que l'histoire est l'école des princes, et que le nôtre y doit être nourri pour y apprendre à vivre et la manière de bien faire sa charge, et se rendre meilleur par l'imitation ou dommage des autres. C'est où il trouvera des yeux pour tous ceux qui seront sous son obéissance; c'est une glace de cristal, le miroir de la vie, où il verra en la personne d'autrui louer ses actions sans flatterie, et les blâmer sans crainte. C'est un bon conseiller, sans passion, et ami très-fidèle, duquel il apprendra les dits, les faits et les conseils des princes et des grands personnages. Sa connoissance est si utile et nécessaire que, la savoir parfaitement, c'est, vivant notre vie, vivre de celle des autres qui ont vécu, et acquérir les siècles tout entiers par l'emploi fait à la lecture d'un petit nombre d'heures, hâtant notre vieillesse sans abréger la vie, en tant qu'elle est la vieillesse des jeunes gens; et par ainsi il trouvera dans cette seule école la double face de la prudence dont nous avons parlé, laquelle, tout ainsi comme elle voit, lui fera voir les choses jà passées pour se savoir souplement gouverner sur le train des présentes et pourvoir aux futures. Et de ce lieu il tirera ce maître conducteur pour le tenir inséparablement auprès de sa personne et lui donner à faire le ménage de ses actions et de ses pensées, et en effet pour lui confier sa fortune et sa vie. C'est en somme ce que je pense qui se peut proposer comme un projet pour l'accomplissement de la première partie de cette instruction.

Souvré. Vous le laissez en bonne main; nous avons tous à prier Dieu qu'assisté de sa grâce, il lui donne ce guide. Le voilà, ce me semble, savant, instruit par la piété aux choses de la foi; aux bonnes mœurs par la prudhommie; aux lettres par les arts qui lui ont apprins à droitement et richement parler, et enseigné le droit usage de la raison, donné par les sciences la connoissance des choses naturelles, celle des nombres et de leurs effets, tant sur les corps solides que sur l'entendement humain par leurs proportions et diverses mesures, et fait, sans partir d'une place, courir toute la terre, puis écheller les cieux et ouvert les moyens d'en faire les machines, pour à la fin comprendre par l'histoire l'état et la nature des affaires du monde. Mais ne pensez-vous pas que six ans de temps, continué par certaines heures, puissent suffire à cette étude?

L'auteur. Oui, et sera facile en un esprit docile comme le sien, étant servi d'un précepteur soigneux, industrieux et docte, qui l'aime et qui connoisse exactement son naturel et ses inclinations. Que si l'on reconnoît être besoin encore de quelque temps, il y peut être satisfait, l'empruntant sur les deux années suivantes.

Souvré. C'est lors aussi, à mon avis, qu'il faudra commencer à lui montrer ce qui sera de sa vacation et à lui faire connoître les affaires, le faisant souvent assister au Conseil, où il verra, selon les occurrences, mettre en usage tous ses enseignemens. Et, pour ne perdre aucun temps, que ferons-nous de ces heures-là que vous avez mises en réserve pour ses autres actions?

L'auteur. Qu'il les emploie à son plaisir et à passer honnêtement le temps. Il est bien raisonnable de donner quelque relâche à son esprit, et, ce faisant, avoir égard en même instant à sa santé, disposition et force corporelle, laquelle se conservera et s'accroîtra par exercices prins à propos, selon son âge, et qui soient si convenables qu'en exerçant le corps ils égayent l'esprit, et égayant l'esprit ils exercent le corps.

Souvré. Quels?

L'auteur. Il y en a de diverses façons, comme est le promener, danser, sauter, courir, jouer aux barres, à la paume et au pale-mail, se promener à cheval, la chasse de l'oiseau, celle du lièvre avec des lévriers; réservant les autres plus forts et violens à plus grand âge, comme tenant aucunement de la nature de la guerre. Et tout ainsi que d'un poison de lent et languissant effet, qu'il s'abstienne des jeux oisifs et autres passe-temps où le hasard a plus de part que l'honnête industrie, s'accoutumant à prendre plaisir à toutes sortes d'exercices bienséans à sa qualité, selon les âges et la force du corps, par le moyen desquels il puisse devenir plus habile et de paroître tel à la face de tout le monde. Jusques ici nous avons recherché la voie pour donner à ce Prince la façon d'un homme de bien. Je le vois tel entre vos mains; mais ce sont vêtemens communs à plusieurs sortes de personnes; il vous faut désormais de ce Prince homme de bien en façonner un Roi. Or, d'autant que l'heure de son réveil approche, je vous supplie de me donner congé. Je verrai cependant les boutiques mieux assorties, où je prendrai des plus belles étoffes pour tailler à mon retour ses ornemens royaux.

Souvré. J'en suis content, et, fort content de cette matinée, je m'en irai trouver le Roi. Adieu donc jusques au revoir; je vous ferai savoir de mes nouvelles.


Quatrième matinée.

L'aube du jour commençoit à paroître quand, travaillé d'inquiétude pour la chaleur démesurée de la nuit, je me lève en intention d'aller au parc prendre le frais et l'occasion de donner quelques heures tout seul à mes pensées. Mais, sortant du château, je fais rencontre dessus le pont-levis d'un honnête homme venant à moi me dire que M. de Souvré m'attendoit dans la forêt, au même lieu auquel, deux jours auparavant, il m'avoit laissé, avec promesse de me faire savoir de ses nouvelles. Changeant donc de dessein et de chemin, j'arrive auprès de lui, qui se promenoit, écarté de ses hommes, et l'ayant salué et informé de la santé de notre jeune Prince: Monsieur, lui dis-je, vous me semblez plus pensif que d'ordinaire.

Souvré. Il est vrai, je le suis; car depuis ne vous ai-je vu la souvenance du sujet et des choses dont nous avons parlé, et le desir extrême d'en entendre la suite me donnent tant d'impatience que j'en perds le repos, et sans aucun relâche jusqu'à votre arrivée, sur la créance que vous venez fourni d'outils et de matière propre pour accomplir l'ouvrage. Continuons donc, je vous prie, et revêtons notre Prince de sa robe royale.

L'auteur. Vous me surprenez, car n'ayant point pensé à devoir venir ici, je ne me suis pas préparé pour pouvoir à mon gré satisfaire suffisamment à votre espérance ni à moi-même.

Souvré. C'est tout un; ne vous excusez point, employez ce qui est sur vous et me dites quel est le fondement et quelles sont les principales formes des États, les parties royales et vertus héroïques dont il nous faut revêtir et orner notre Prince.

L'auteur. Tous ceux qui considèrent l'ordre que Dieu a établi sous soi, en la conduite du monde universel, y reconnoissent visiblement toutes sortes de créatures sensibles et insensibles, encloses sous les cieux, être obligées à obéir et sujettes à suivre les inclinations, l'autorité et les puissances par lui données aux corps supérieurs, et de cette juste correspondance de supériorité et de subjection qui conserve cet univers, ils font ce jugement que c'est un exemplaire qui doit être imité des hommes, pour l'union particulière et générale de l'humaine société, qui se colle, se lie et s'entretient par le ciment du Commandement et de l'Obéissance; la base des États se déjoint et dissout, se perd et se ruine quand l'injustice se couple à l'un et le mépris à l'autre. Or les hommes des premiers siècles ayant connu, ou par instinct, ou par discours, ou par expérience, le besoin de cet ordre pour leur conservation, en ont élu et élevé aucuns d'entre eux, avec pleine puissance de les régir et gouverner; et à ces fins, selon la diversité des occasions, des temps et des affaires, les uns en ont choisi un certain nombre des plus notables et signalés en prouesse et vertus; les autres ont laissé en commun cette autorité. Mais les plus sages l'ont confiée entre les mains d'un homme seul, jugeant que cette forme de commander, la première de toutes, étoit purement naturelle, la meilleure, la plus paisible, plus assurée, plus légitime, et la plus approchante de la Divinité, ayant par succession de temps quitté cette sorte d'élection au mérite des princes, donnant à eux et à leurs successeurs en héritage et les biens et la vie. Et d'autant que les peuples soumis aux princes de cette condition ont à les recevoir tels que la nature les donne, c'est un crime sans nom à ceux qui ont la charge de gouverner leur première jeunesse si, par faute de soin et de louable nourriture, ils ne deviennent bons et capables de leur vacation, la plus difficile certes, mais plus belle de toutes, ne se trouvant entre Dieu et les hommes rien de si excellent comme la royauté. C'est ici donc où il vous faut vivement travailler, étant, par le vouloir de Dieu et le choix de Sa Majesté, nommé pour instruire ce Prince, qui a porté conjointement avec sa naissance le droit héréditaire de ce noble royaume, et l'heur ou le malheur qui lui doit advenir, selon l'institution bonne ou mauvaise qu'il recevra, de laquelle vous seul serez garant à tant de milliers d'âmes, surtout au Roi, qui vous donne son fils, ainsi comme un bon père, pour le nourrir, non tant pour soi et son plaisir particulier que pour le bien et le profit commun de tous ses pauvres peuples. Puis donc que la façon de commander à la royale nous représente la divine, et que le Roi est l'image de Dieu gouvernant toutes choses, voire même un Dieu humain en terre, jà n'advienne qu'en la personne de ce Prince si cher à cet État, au lieu de cette image il se forme un fantôme ou quelque Roi en apparence, semblable à ces grands colosses qui n'ont rien que la morgue, ne fermeté que sous la pesanteur de cette masse oisive dont il sont composés, et ne paroissent que par l'extérieur, ayant pour contrepoids le creux de leur poitrine plein de vieille ferraille, de bourriers et d'ordure, et qui pour n'avoir été plantés de droite ligne dessus leur piédestal, grosses masses muettes, sans mouvement ne sentiment aucun, penchent premièrement, puis tout-à-coup fondent dessous leur propre faix. Mais vous n'aurez, à mon avis, à craindre pour ce regard; car ce Prince étant déjà si sûrement planté dessus le cube de la vertu, c'est-à-dire si bien instruit en la connoissance de Dieu et de soi-même, et son âme héroïque tellement balancée d'une si juste proportion par les préceptes de la piété et de la prudhommie, il faut croire plutôt de lui que les appâts, les mouvemens et les secousses des choses vicieuses n'auront jamais assez de force pour le faire branler, et qu'ainsi faisant, il cueillera les fruits d'un prince vertueux, ne se trouvant pas seulement homme de bien pour soi, mais pour tous ceux qui tomberont en sa subjection, lesquels considérant ses actions, se régleront eux-mêmes sur le patron de sa vertu et de sa bonne vie:

Car les rois sont toujours des peuples les objets,
Et tels comme ils seront, tels seront leurs sujets.

Cette imitation engendrera dedans leurs cœurs de l'amour envers sa personne, l'affection, l'inclination et la facilité de ployer sous le joug de son obéissance. Oh! que c'est une sûre et fidèle garde pour un roi que son intégrité, l'une des causes principales d'un règne heureux, paisible et perdurable!

Souvré. Dieu lui fera la grâce, s'il lui plaît, de voir ce que vous dites; mais puisque notre Prince est ordonné du ciel pour commander à l'avenir en Roi, quelle est la fin de sa vacation?

L'auteur. C'est le bien du public; car ores que les rois soient nés pour dominer en terre, de pouvoir souverain, si doivent-ils penser que ce n'est point par eux, et reconnoître cette confession qu'ils font au frontispice de leurs écrits publics, de tenir leurs royaumes de la grâce de Dieu, qui les oblige par icelle d'avoir le soin du salut et du bien et sûreté des peuples, et que c'est abuser de la charge de préférer leur intérêt particulier à celui de la république, ne jugeant pas que l'intérêt du peuple est le pur intérêt du roi, qui ne diffère du tyran qu'en cette circonstance. Qu'il reçoive donc cette loi venant du ciel pour première leçon, et la retienne tous les jours de sa vie, en usant envers ses sujets ainsi que Dieu le fait comme bon père envers ses créatures, prévoyant et pourvoyant entièrement à leurs nécessités, et qui veut être par les hommes jalousement qualifié de cette qualité, les nommer et tenir pour ses propres enfans, que notre Prince ne la méprise point et en fasse les œuvres sur le partage qui lui en sera fait par sa divine volonté; n'estimant pas moins honorable le beau titre de père du pays que celui-là de roi; car comme un père est naturellement le monarque d'une famille particulière, un roi l'est d'un royaume composé de plusieurs. Sur quoi il considérera qu'étant né, comme il est, dedans cette royale et ancienne famille qui domine sur les François, c'est pour y être le maître un jour et commander sur eux, non point en étranger, les gourmandant outrageusement pour satisfaire à l'abandon de ses cupidités, mais en père et en roi, ayant toujours devant les yeux ces paroles du peuple saint et celles de son roi: Nous sommes, Sire, vos os et votre chair, et vous êtes mes frères et ma chair et mes os; pour y apprendre que le devoir d'un bon et sage roi, c'est de conduire et gouverner son peuple avec amour de frère et charité de père, s'il en veut retirer une franche et prompte obéissance. Nourrissant donc dedans son âme une si sainte intention, il régira ses peuples, les contenant en leur devoir par une juste égalité, mère, nourrice et gardienne de toutes choses, armé de la Justice et tenant en sa main cette balance qu'il a portée du ciel à sa nativité, rendra et fera rendre sans fléchir à chacun le sien:

Contregardant le bon, punissant le coupable;

et commencera à exercer en sa personne le pouvoir de cette vertu, comme première des fonctions royales, réglant en soi les appétits désordonnés des passions de l'âme, afin qu'étant juste pour soi, il le soit pour le peuple. Ce seroit entreprendre d'ôter au monde le soleil à celui qui voudroit ôter au prince cette vertu que l'on reconnoît être d'une telle importance qu'un roi en perd sa qualité, et souvent son État, par faute de ce fondement, le fondement d'un État légitime. Ayant donc à commencer en soi l'exercice de la justice, et la justice étant l'effet et la fin de la loi, et la loi l'ouvrage du prince, fait par le ministère de la raison, qui ne diffère de la justice que de nom, il se doit rendre exactement soigneux de la bien conserver, en s'obligeant lui-même à la loi, reine des hommes et des dieux, c'est-à-dire engager toutes ses actions aux conditions d'icelle, sous les règles de la raison, vertu particulière que Dieu a mise pour différence entre nous et les bêtes. Ne fera point comme aucuns princes, par aventure mal conseillés ou peu prudens, qui n'estiment souverain bien en leur empire que de n'avoir rien par-dessus eux qui leur fasse la loi; sans considérer que les bonnes lois ce sont les chaînes et les liens qui retiennent en corps les parties de l'édifice du royaume, non plus un royaume, mais un pur brigandage, quand on les voit anéantir ou se lâcher sous l'effort du mépris ou de la violence. Cette submission élevera son honneur et ses gloires, et rendra ses sujets plus souples, voyant leur Prince tout le premier donner les mains à la raison, sous laquelle il fera des justes lois pour faire vivre ses peuples en sûreté sous ce couvert; et comme il en sera l'ouvrier, la garde aussi et la direction lui demeureront propres en souveraineté, pour dominer, en sorte qu'il ne soit fait aucune injure aux plus accommodés, et empêcher que par faveur, par haine ou autre passion, les plus puissans n'oppressent les débiles, ains en reçoivent tous, selon les lois, un traitement égal; par ce moyen se rendant immortel, car il est bien certain que ces deux grandes vertus, Piété et Justice, canonisent les princes. Fasse peu de nouvelles lois, la multiplicité étant indubitable marque d'une insigne corruption dans le corps d'un État; les vraies lois ce sont les bonnes mœurs. Et puis un jour il doit entrer en la possession d'un royaume comblé de bonnes lois, toutes fois accablé dessous la pesanteur du tas de ces formalités qui en ont prins la qualité et occupé la place, par la malice industrieuse de quelques-uns, qui ont rendu vénale la poursuite de la justice, et convertie en un métier de sordide déception. C'est un mal envieilli où il faudra qu'il remédie à temps, avec prudence et bon conseil, faisant faire une élection de toutes les meilleures lois, pour en garder l'usage.

Souvré. J'approuve fort cette doctrine; elle est de Dieu, tout juste, et la justice même. Mais il n'est pas aussi tant rigoureux qu'il n'en relâche aucune fois pour donner lieu à sa miséricorde; et m'est avis que parfois notre Prince en doit user ainsi, y apportant quelque adoucissement.

L'auteur. C'est la vérité, et si cette clémence, bien qu'elle semble un peu gauchir à la justice, ne donne pas moins de lumière et d'assurance à la grandeur des princes quand ils en usent avec discrétion. Cette vertu est des plus grandes, toute royale, et conforme à l'humanité, et, mieux qu'à nul autre de tous les hommes, bienséante à un roi, qui est, comme l'on dit, en plein drap pour la mettre en usage, tenant de pouvoir souverain en sa disposition la vie et la mort de tant de créatures. Il en usera donc avec jugement, selon les temps, les personnes, les lieux, la nature des crimes et autres circonstances, lesquelles par la diversité de leurs changemens peuvent rendre coupables et faire châtier des hommes qui auront fait quelque chose louable, et juger même être faute un fait advenu d'aventure. Qu'il pardonne avec mesure, non point à chaque bout de champ, rendant sa clémence commune; car faire grâce sans distinction considérable, c'est introduire le désordre et la confusion, et faire planche à la foule des vices. Ce n'est pas une plus grande cruauté de ne donner aucune grâce que de l'octroyer indifféremment à chacun; si d'aventure la douceur et l'aigreur balancent au forfait du coupable, qu'il frappe coup sur la balance, la penchant à l'humanité. Ainsi qu'il soit humain; l'excessive rigueur est mère de la haine, mauvaise gardienne non-seulement de la principauté, mais de la propre vie du prince souverain, et recherche plutôt de se faire obéir par amour que par crainte, comme Dieu le demande de nous. Par ces moyens il se rendra aimé, et sous cette amitié assurera sa vie, maintiendra d'une telle façon l'honneur de son État, jusques à la vieillesse, qu'il pourra le consigner en mourant à sa postérité, pour en jouir et le posséder en paix jusques à pareil âge: enseigné par expérience qu'il n'y a point de citadelle plus forte pour un roi que de n'en avoir que faire, comme sera celui qui fera sa citadelle du cœur ses sujets, auquel les régimens de gens de pied et les gardes du corps ne serviront que de parade. Fera punir à la rigueur les fautes d'importance et préjudiciables à la chose publique; pardonnera les siennes: car de venger ses injures, bon au particulier, non à un roi, sans déroger à la grandeur de sa majesté. Il sera donc

Prompt à merci, tardif à la vengeance;

et se mire pour ce regard dedans les actions du Roi son père, lequel donnant par préférence ses intérêts particuliers aux offenses publiques, n'a point trouvé plus de secours en sa grande valeur qu'en sa rare clémence; ayant par les rayons d'icelle, comme un puissant soleil, dissipé les épaisses obscurités et profondes ténèbres où ce pauvre royaume étoit enseveli, lui redonnant le jour et la sérénité dont il jouit et s'éjouit par toutes ses parties. Il y contemplera son infaillible Foi qui le fait triompher de tous ses ennemis. Cette vertu est du tout nécessaire au prince aimant l'honneur, le bien public et ses propres affaires; c'est la matière dont se fait le ciment du fondement de la justice, le seul lien le plus étroit et plus commun des conventions des hommes. Cette vertu qui se peut dire la source des vertus, contient en soi le pouvoir et la force des autres, et rend le prince très-assuré qui se trouve couvert de ce bouclier à toute épreuve. Que notre Prince en fasse état, et pense mûrement avant que de promettre et de donner sa foi, mais la maintienne après inviolablement, demeurant ferme comme un rocher en ses paroles et promesses; et ne tende l'oreille pour se la laisser empoisonner à ces âmes perdues qui le voudroient persuader d'en pouvoir autrement user, pour l'espérance de la douceur d'un intérêt particulier ou profit déshonnête, ou pour autre sujet, dessous le masque de quelques faux prétextes, qui, pour cachés qu'ils soient, se découvrent à la fin, à sa honte et ruine. Un prince, voire un homme privé, sans cette vertu c'est un corps privé d'âme. Dieu hait l'homme parjure et l'en punit; Dieu est fidèle, le prince le doit être puisqu'il en est l'image. Et d'autant que l'on voit faillir et se perdre le plus souvent les hommes élevés en degré souverain de la bonne fortune, pour se laisser porter légèrement à l'essor par le souffle des vents impétueux de la présomption, de la superbe et de l'orgueil, dédaignant trop outrageusement ce qui se trouve au-dessous d'eux, voire tout ce qui est égal à eux; que notre Prince ne fasse pas ainsi, mais dressant ses actions au niveau de la modestie, vertu gemelle de la clémence, bannisse de son âme et de sa Cour cette peste de vanités tant ordinaire et comme domestique à la suite des grands, des princes et des rois. Qu'il considère que si Dieu l'a fait naître d'autre condition que le commun des hommes, que la puissance qu'il a sur eux ne le rend pas moins homme, ni pétri d'autre pâte; que le plus grand en dignité, ce n'est qu'un peu de poudre haut élevée qui doit être dans peu de temps ravallée à l'égal des plus viles; que Dieu surhausse les petits et abaisse les grands, fait un sceptre d'une houlette et le change quand il lui plaît au soc d'une charrue; qu'au monde il n'y a rien de si fragile que la vie de l'homme; qu'un fier lion sert souvent de carnage aux moindres animaux et qu'il n'y a dessous le ciel aucune chose de plus certaine comme l'incertitude et la mobilité des affaires humaines. Fasse paroître sa modestie extérieurement, se rendant doux et affable à chacun selon sa condition, courtois à la noblesse, aux hommes d'âge mêmement et aux vieux cavaliers; car plus un prince est grand en dignité, plus il élève sa grandeur par cette courtoisie; il suffit de pouvoir. En son parler fuie le trop et le trop peu, le composant de douceur et de gravité; d'autant qu'il est bien plus séant de voir aux hommes les oreilles ardentes à écouter les paroles d'un roi ou prince souverain que languissantes et saoules de l'ouïr trop parler. Ne mente point, loue le bien, blâme le mal aussi, sans toutesfois prendre plaisir à faire profession d'injurier, de se moquer, ne vertu de médire. Cela tient du faquin et du bouffon, et rien du souverain, qui ne doit retenir en ses actions, ne même en sa pensée, aucune chose de l'obscur du vulgaire; puis, d'en user ainsi, les courages se piquent, les volontés s'égarent et s'aliènent sans retour aucunes fois les plus entières affections. Soit accessible, mais non commun à ses sujets; soit prompt et patient à donner audience; écoute tout, juge de tout sans passion et soit considéré à faire ses réponses, et jamais n'offense personne de fait, et ne rebute de parole fâcheuse ceux mêmement que la nature des affaires contraindra de parler à lui, ains les écoute paisiblement, ne permettant qu'ils se retirent de devant sa présence sans en recevoir quelque contentement, afin que toute l'obligation et le bon en demeure à lui seul, et le mécontentement, s'il en échet après, retombe sur le dos de ceux qui feront ses affaires, croyant qu'il n'y a moucheron qui ne porte son ombre, ne si petit chat qui ne porte sa griffe; et qu'il ne se voit rien au monde de si ferme ne si bien établi qui ne puisse être endommagé ou recevoir atteinte par chose plus débile; et que par un dépit ou une indignité, aucunes fois, selon l'occasion,

Un sujet courageux peut détruire un empire.

Qu'il soit propre, non excessif en sa vêture, et laisse aux femmes ces curiosités; la sienne principale soit l'ornement de son âme, la préférant aux parures du corps. En usera de même au manger et au boire, s'accoutumant à tout, mais sans participer aux dissolutions de ceux qui en font ordinaire. Qu'il fasse règlement en sa maison une honorable et splendide dépense, et soit toujours accompagné d'une troupe choisie et magnifique suite. Bref, qu'il compose tellement sa parole, son port, sa contenance, ses gestes et ses pas, et ses autres actions, que sa naïve et naturelle majesté n'en puisse jamais recevoir aucune flétrissure; car elle est très-puissante et nécessaire, autant ou presque plus que la vertu, pour le chef d'un empire. Qu'il soit libéral; la libéralité est vertu propre pour un roi; elle consiste en une légitime dispensation des récompenses et bienfaits envers ceux qui les ont mérités par services louables faits à l'État ou à sa personne. C'est l'étai et l'appui d'une juste domination; que notre Prince en use à la proportion de ses commodités, selon les hommes et le temps, avec jugement et mesure, de peur que par l'excès et la profusion, la libéralité ne s'épuise d'elle-même, et la source en tarisse, et soit contraint après, pour y fournir, de recourir aux moyens illicites. Par les mains de cette vertu, le prince garde et retient ceux qui l'aiment, remet en voie les dévoyés et range aucunes fois les plus fiers ennemis. Et pour autant qu'il n'y a rien aux actions des hommes de plus brutal et odieux envers Dieu, que de les voir prostituer comme en dépit de la raison, et se donner en proie à l'appétit des sens, aux plaisirs de la chair, que notre jeune Prince, pour éviter leurs douceurs trompeuses, suive la chasteté, comme l'une des tutrices de la santé du corps, et l'un des contrepoisons des souillures de l'âme; et d'un même temps ramène la colère et la dompte du tout; ou se garde du moins que cette passion ne le transporte et le porte au péché. Qu'il ne la couve point, ains plutôt la fasse paroître, pource que la colère retenue et cachée se forme en haine, et cette haine avec le temps en desir de vengeance, et ce desir enfin se convertit en cruauté. Et si d'aventure vous remarquez en lui tant soit peu d'inclination à cette humeur soudaine, il y faudra soigneusement veiller, à ce que par une habitude continuée, sous la douceur de vos enseignemens, il se rende le maître de cette passion, de conséquence très-dangereuse quand elle trouve place dedans l'âme d'un roi, qui peut tout ce qu'il veut. Ne le rudoyez point; il penche plus à la mansuétude qui procède du sang, que vous embraseriez, et ce faisant par succession de temps se corromproit tout ce qui est en lui de bonté naturelle. Roidissez continuellement contre un homme colère, vous en ferez un furieux. Que si ce Prince échappe aucunes fois, gauchissez souplement à ses promptitudes, les arrêtant par une vive et gracieuse répréhension qui lui puisse donner une appréhension honteuse de la faute commise, ou que ce soit par les exemples des actions d'autrui, par les raisons ou par autres détours; mais principalement comme en ses autres imperfections, par le respect et la crainte du Roi, disposant doucement toutes ses volontés par le point du devoir et de l'honneur, à faire joug dessous la révérence de ce nom seul. Ainsi vous le rendrez à soi, vous le rendrez à la raison, et à telle créance que vous voudrez qu'il ait, qui sera celle-ci: Qu'un prince doit avoir touche franche dessus le vice, et ses actions toutes frappées au coin de la vertu, et qu'en ceux de cette qualité, il n'y a vice ne défaut aucun qui soit indifférent. Car les vices d'un prince sont plus à craindre que ne sont pas les ennemis naturels de l'État; ceux-ici peuvent être vaincus et déconfis entièrement en un jour de bataille, les autres non, qui font ferme et demeurent en pied aussi longtemps comme le prince en la lumière de la vie. Les ennemis ne font qu'effleurer la campagne, mais les vices du prince, c'est en camp clos une armée invincible, qui perd et qui corrompt les bonnes mœurs, sape et détruit les lois, et à la fin renverse de fond en comble et l'État et le prince. Pour faire tout ceci, il est besoin d'avoir un magnanime et généreux courage, recommandable en tout, mais non moins estimé à subjuguer les sales et vicieuses passions qu'à vaincre et à surmonter les traverses du monde. Or cette magnanimité est convenable à tout homme, pour abaissé qu'il soit de sa condition, mais du tout à un prince, et paroissant plus à clair haut élevée sur un trône royal, au milieu d'une Cour, où plus elle se trouve rare, plus elle est admirable. Que notre Prince donc, qui la tient de sa nature, ne s'en relâche point, pour s'empêcher de fondre dedans le calme de ses prospérités, et de couler à fond durant les tourbillons de ses mauvaises fortunes, et pouvoir essarter tout d'une main les superfluités, jusques aux moindres, qui tiendront à son âme, s'il aime Dieu, l'honneur du monde et la conservation d'une honorable renommée, l'unique but des actions d'un prince, pour la garder sans tache durant sa vie, et la laisser après en héritage à ses enfans, et en exemple aux princes à venir, par les labeurs de quelques-uns qui auront prins la peine d'enregistrer ses plus beaux faits pour les donner avec leur nom à la postérité. Tels instrumens ne lui défaudront pas lorsqu'il les aimera, donnant honnête récompense au mérite de leur vertu; et ce faisant, n'aura que faire de souhaiter comme Alexandre; pour un Homère il en trouvera cent qui sacreront son nom, son los et sa réputation à l'immortalité.

Souvré. Il est certain que les princes doivent aimer donner du bien et de l'honneur aux hommes qui font profession des Lettres, lesquels par leur docte industrie rendent la vie à leur vertu, qui mourroit avec eux ensevelie au fond d'une éternelle sépulture. N'ajouterez vous rien de plus à ces derniers propos?

L'auteur. Non, Monsieur, en voilà pour ce coup la dernière des fleurs de lys dont nous avons semé le champ de son manteau royal, et en cet équipage il nous le faut instruire et le rendre capable de pouvoir dignement à l'avenir tenir le trône de ses pères, lui mettant en la main le gouvernail pour lui apprendre à conduire l'empire. Or c'est ici qu'il aura bon besoin de se laisser entièrement guider sous la boussole de la Prudence, dont nous avons parlé, il y a quelques jours, comme étant très-utile à tout homme aux actions privées, et du tout nécessaire à celui-là qui tient en chef le timon des affaires publiques, ayant à emprunter de cette vertu la connoissance des détours et des voies par où l'on peut avec dextérité venir à bout ou se garder de quelque dessein impossible à la force, et à faire comme le bon pilote qui prend le vent de rumb en rumb pour entrer sûrement dedans le port, n'ayant pu l'entreprendre par la plus courte route, sans danger du naufrage. Mais d'autant qu'il est malaisé de donner des préceptes et des règles particulières pour acquérir cette vertu, et qu'un chacun s'en doit faire, prinses sur la nature de la diversité des circonstances de tout cela qui peut tomber aux actions humaines par l'expérience d'autrui, ou par la sienne propre; et par ainsi étant très-difficile qu'un prince souverain puisse être de soi-même, et par les seules forces de son entendement, assez capable de manier les affaires de son État, comme il seroit à souhaiter tant pour le repos de son esprit que le bien de son peuple, il sera nécessaire de mettre de bonne heure auprès du nôtre des personnages de probité et suffisance reconnue qui en aient le soin, les uns pour le conseil et pour l'instruire aux affaires, et les autres pour le service et la conservation d'une si chère tête, et tous ensemble si gens de bien, qu'il ne se perde pour en être autrement, aucune chose en lui de cette bonne et sainte nourriture qu'il a prinse jusques ici. Vous y êtes déjà pour la personne, avec autorité de commander en sa maison et en sa chambre; il vous faut un second en sa garderobe qui soit homme de qualité, d'âge et de prudhommie, car c'est par ces deux portes que le vice ordinairement fait son entrée, puis dans les cabinets, et de là glisse son poison dessous les feuilles du plaisir dedans l'âme des jeunes princes, quand ceux qui en portent les clés n'y font pas bonne garde.

Souvré. Nous voilà maintenant sur un sujet de très-grande importance pour l'honneur et le bien de notre petit Prince; mais nous entretenant, allons vers le jardin pour y apprendre des nouvelles du Roi. Plût-il à Dieu avoir pu reconnoître quelle en seroit sa volonté sur cette élection; nous serions hors de peine, n'ayant plus qu'à la suivre. Il n'y mettra rien en oubli, étant père qui aime si chèrement ce fils, et roi si plein d'expériences qu'il ne s'en trouve aucun vivant, ni entre ceux qui ont vécu, un autre de pareil, qui ait comme lui acquis une plus grande connoissance en tout ce qui se peut des affaires du monde, pour avoir, dès ses plus tendres ans, si souvent éprouvé et combattu si vertueusement les inconstances de la fortune. Ce n'est pas une chose des plus aisées à un prince de bien savoir faire le choix de ses serviteurs, et de juger à quels usages ils peuvent être propres; il y faut du jugement, de la prudence et de la dextérité, sa réputation, à mon avis, étant beaucoup intéressée en la bonne ou mauvaise élection d'iceux. Et pource je desirerois de faire remarquer au nôtre quelques indices pour n'y être point abusé, mais principalement certaines marques pour lui apprendre à reconnoître les flatteurs dessous le masque d'affection; estimant que la flatterie entraîne avec soi toutes les autres qualités de mauvais serviteurs, et qu'il n'y a aucune sorte d'infection ne de peste plus dangereuse autour des princes comme l'haleine de telles gens, suffisante de perdre et de corrompre les meilleurs, les plus sains et plus fermes, et bien souvent de renverser, rez pied rez terre, et eux et leurs empires.

L'auteur. Il est certain qu'en cette élection il y va de l'honneur et du bien, voire j'ajouterai de la vie du prince, qui sont en sûreté entre les mains et en la confiance d'un serviteur fidèle, aimant son maître de tout son cœur, sans dissimulation, et sans avoir en sa pensée aucun dessein à son propre avantage. Vous avez bien jugé de l'humeur des flatteurs et des effets de la flatterie, marque assurée d'un bas et lâche cœur en ceux qui la recueillent avec plaisir et s'y laissent piper, autant et possible plus qu'aux autres qui en usent seulement à dessein de faire leurs affaires. Ce sont ces vermisseaux qui ne s'attachent qu'aux bois plus tendres et délicats, c'est-à-dire à ceux-là qui sont de plus facile et meilleure nature, comme elle est plus communément aux premières années de la jeunesse, qui se laisse ronger facilement et perdre sans remède par cette vermoulure, si de bonne heure l'on ne s'en donne garde, étant très-difficile à découvrir, d'autant que cette vermine porte cachée dessous le voile d'amitié l'amorce venimeuse dont elle fait la prinse de ceux qu'elle pourchasse; puis en ce qu'il n'est rien tant naturel à l'homme que l'amour de soi-même, qui lui aveugle le plus souvent de telle sorte les lumières du jugement, qu'il ne voit non plus qu'une taupe en plein midi dans ses plus lourdes actions, et se flatte plus que nul autre dedans l'impur de ses propres fautes. C'est l'une des plus grièves maladies qui puisse saisir l'entendement humain, qui cependant qu'elle lui dure, ne voit rien qu'à travers le verre de ses fausses illusions, et peu à peu le fait glisser dedans les piéges de la présomption, meurtrière passion de la vertu et des idées vertueuses. Mais s'il y a quelque moyen pour découvrir l'hypocrisie de ces galants, en voici quelques uns entre plusieurs des plus communs, à mon avis indubitables. Vous les verrez en général souplir comme couleuvres et complaire en toutes façons, couler toujours sans résistance aucune de fait ne de parole, et surpasser aucunes fois les vrais amis et plus fidèles serviteurs, en soin, en diligence, et en tout autre témoignage qui se peut rendre d'une sincère affection. Ayant connu qu'il n'y a rien entre les hommes qui les oblige plus étroitement que de se voir aimés et voir aimer pareillement les mêmes choses qui leur sont agréables, et par ainsi faisant le guet assiduellement, comme des chiens couchans pour prendre le gibier, et reconnoître les défauts de la place sur laquelle ils ont fait dessein, jugeant que la complaisance est la seule machine propre pour s'en faire les maîtres. Ils s'étudient à imiter entièrement, et à tromper en imitant les mœurs, les complexions et les façons de faire, et tous les exercices où ils s'apercevront que le prince prendra plaisir. S'il est voluptueux, ils seront des Sardanapales; s'il est d'humeur colère, ils seront furieux; s'il est mélancolique, ce seront des Timons; s'il contrefait le borgne, ils se feront aveugles; s'il a la goutte au bout du doigt, ils feindront de l'avoir nouée par toutes les jointures; si les Lettres lui plaisent, ils auront toujours en parade un livre pendant à leur ceinture; et s'il se plaît à la chasse du fauve ou de la bête noire, ils porteront dedans leur sein les meutes à douzaines et, sans partir d'un cabinet, avaleront les forêts toutes crues. Ces gens ici, gens sans honneur, qui n'ont non plus de honte qu'ils ont de conscience, pleins d'artifices dissimulés et doubles, on les verra railler, mentir effrontément, médire, bouffonner et tirer de leur forge des petits contes pour lui donner à rire, frappant aucunes fois sur leurs intimes amis et sur eux-mêmes, plutôt que de n'avoir aucune chose à lui dire, ne tâchant qu'à complaire à quel prix que ce soit; faire parfois de bons offices en public pour être crus, et assommer après, comme on dit, dessous la cheminée; dire du bien pour avoir loi de nuire, ne parlant qu'à demi; tous variables à dessein en leurs opinions, donnant au noir la blancheur de la neige, à la blancheur la noirceur de l'ébène, et réprouvant, selon l'occasion, ce qu'ils auront auparavant loué, puis exaltant jusques au neuvième ciel les mêmes choses qu'ils auront réprouvées et ravalées jusques au centre de la terre; et, comme vrais coqs de clocher, vous les verrez pirouetter au gré du vent des volontés du prince, ou, naturels caméléons, prendre le teint, quand bon leur semble, de toute sorte de couleurs si ce n'est de la blanche, figure de la probité. Ils sont mouvans, actifs et assidus, et vont chauffant la ceinture à chacun, s'entremêlent de tout. Ils savent faire tout, ils sont tout, ils font tout, et devant lui les bons valets, faisant valoir impudemment des services non faits ou à faire, en parole, se présentant souventes fois sans respect et sans sujet à des imaginaires, jusques à souffler sur le manteau, ou le poil ou la plume qu'ils n'y auront point vue. Jamais tant serviables, voire invincibles, que aux choses déshonnêtes, ne moins qu'aux vertueuses; car s'il se parle de porter le poulet, ils élancent la main tout les premiers pour en faire l'office; si d'envoyer quelqu'un avancer le piquet, ces vaillans à dessein planent muets et coulent doucement, se retirant commes limaces sous la voûte de leurs coquilles; ne s'attachent jamais qu'à la partie la plus brute de l'homme, ne chatouillant que les gales de son âme, afin de l'éloigner tant qu'ils pourront hors des voies de la raison, pour y planter au lieu une humeur fainéante, mollasse et sans saveur. Boivent souvent sans honte les affronts qu'ils reçoivent de leur effronterie, mais, sans démordre leur dessein, suivent toujours de même leur première brisée, disant qu'il n'y a qu'eux qui gouvernent la Cour, qui gouvernent le roi. Entre leurs artifices plus déliés et le charme de la louange dont ils abusent étrangement, nommant monarque le prince qui n'aura que trois pouces de terre, celui du nom d'Hercule lequel sera sans courage, et du nom d'Adonis un plus difforme que Thersite; et par la force d'icelui voit-on aucunes fois, comme se défiant de leur juste valeur, s'ivrer et s'endormir les cœurs plus généreux au récit de leurs vaillantises, souffrant même avec plaisir d'avoir les oreilles grattées de choses controuvées en leur honneur, tant ils ont agréable la mélodie de ces cautes sirènes, et d'avaler si doucement le breuvage de cette Circé qui les transforme insensiblement, et rend semblables à la fin aux compagnons d'Ulysse. Mais le pire de tous est celui qui se plaît à les aimer et à se flatter soi-même; il n'y a plus alors d'espoir de guérison pour cette maladie si familière, et comme naturelle à l'esprit des plus grands, lesquels ayant mis une fois cette foiblesse en vue de chacun n'ont jamais faute de ces amis de plâtre qui accourent à eux de toutes parts, et les rendent semblables à la fin à la chouette mise sur la tonnelle, au milieu d'une plaine, environnée d'oiseaux de toute espèce, lesquels dessous la douce feinte de leur jargon, gazouillent et se moquent de son aveuglement et de sa turpitude. Voilà ce peu d'observations qui s'est pour cette fois représenté à ma mémoire, touchant cette sorte de faux visages qui, par le grand malheur des princes et des rois, font leur repaire coutumier au milieu de leurs Cours, dans leurs conseils, dans leurs palais, dedans leurs chambres, dedans leurs cabinets, où, en toute saison, elles trouvent de quoi à faire proie de tout âge; étant ainsi très-mal aisé que leurs enfans y puissent recevoir telle instruction comme il la faut jusques à l'âge de jugement, ni possible plus outre, sans ressentir en quelque sorte l'infection de ces oiseaux de mauvais augure, contre laquelle il ne se trouve qu'un seul moyen pour prévenir cette contagion.

Souvré. Par ce que vous m'en avez dit, au pied je reconnois la bête; mais je vous prie, découvrez moi cet antidote pour préserver notre Dauphin de ce poison si artificieusement déguisé.

L'auteur. C'est cettui-ci, dont la propriété fut jadis révélée par l'oracle, compris en ces trois mots:

Connois-toi toi-même.

Souvré. Comment en faut-il user?

L'auteur. Quand il entendra quelqu'un louer son nom, admirer ses vertus, magnifier toutes ses actions, le nommant prince juste, clément, fidèle, libéral, courageux, courtois, doux, et galant entre les dames, et l'honorant de telles ou de pareilles qualités vertueuses, qu'il entre en soi-même pour y faire une vive recherche de la vérité, éprouvant ces paroles sur la pierre de touche du jugement intérieur, qui ne peut s'abuser, pour reconnoître si elles sont de bon ou de mauvais aloi, et considère à froid s'il ressent en son âme du repentir ou de la honte de n'être rien moins que cela, la connoissant au contraire souillée d'iniquité, de cruauté, d'infidélité, de sordide avarice, de brûlante colère, pleine de peur, de lâcheté, et tout-à-fait pourrie de passions honteuses et vilaines de la chair; et croie alors que ce sont des flatteurs insignes qui se moquent de lui à ses dépens, de ceux de son honneur et de sa conscience. Mais si par son malheur il néglige de faire cette recherche et en méprise la procédure; s'il prend plaisir à recevoir pour bons ces faux titres et qualités menteuses, et si la honte divulguée de son erreur ne le ramène point, ains lui sert d'un aiguillon plutôt que d'une bride, fasse le fin tant qu'il voudra, le mal est sans remède et son État en voie de ruine. Or ce sera de votre soin, Monsieur, à prévenir en lui par une bonne nourriture tous ces défauts et les malheurs qui les suivroient de près. Je veux espérer pourtant de la grâce de Dieu, que ce jeune Prince, durant sa vie, produira et des fleurs et des fruits par ses entières et saintes actions qui ne démentiront aucunement la nature de ce bon plant que vous aurez enté dessus les sauvageons des premières années de son âge.

Souvré. Je le desire et l'espère, et de le voir ainsi quand il sera, comme vous l'avez dit, instruit en la piété, aux bonnes mœurs et à la doctrine, y ayant ajouté ce qui lui touche de savoir pour se rendre capable de gouverner dignement un royaume. Mais il est tard, et, ce sujet de long discours, je suis d'avis de le remettre à demain et que ce soit au portique de Neptune. Voilà aussi le Roi qui se retire par le jardin, et j'ai à parler à Sa Majesté avant son dîner. Adieu, il me faut un peu hâter le pas.

L'auteur. Bonjour, Monsieur, je ne faudrai à m'y trouver de bon matin.


Cinquième matinée.

A peine il étoit jour lorsque je m'éveillai, touché de crainte de faillir à M. de Souvré, et m'étant levé soudain, je m'achemine vers le portique de Neptune, où je le trouve ne faisant que d'y arriver. Puis, après quelques propos communs, nous promenant, il parla en cette sorte:

Souvré. Quand je viens à considérer en combien de façons nous sommes obligés à reconnoître les assistances de la bonté de Dieu, celle qui me touche plus vivement au cœur, comme la principale, c'est la miraculeuse conservation de la personne du Roi, ayant, depuis l'heure de sa naissance jusques à celle-ci, prins un soin particulier de conserver sa vie aboyée de toutes parts, contre laquelle on a tant conspiré de fois, et depuis et devant que lui avoir ôté de dessus de son chef la couronne d'épines pour y poser une couronne d'or, lorsqu'il se portoit jusques au centre des périls pour l'assurer à son prédécesseur, a fait cesser les persécutions ouvertes et cachées, dont le cours de sa vie avoit été suivi sans intermission. Comme fauteur du droit et protecteur des rois, il a béni ses travaux et ses armes, en ayant reconquis l'héritage de ses ancêtres, et par icelles rendu la paix universelle à ses sujets, domptant ses ennemis tant dedans que dehors le corps de son royaume, et à la fin pour le comble de ses faveurs et bénédictions, il lui a donné un fils, et un tel fils si à propos, qu'il semble avoir voulu combler en sa personne sa vieillesse de joie et de consolation, et arrêter en lui pour jamais son repos et celui de son peuple. En somme, il ne se voit, en tout le cours de cette vie, que des miracles faits pour le garder et le conduire de sa main sur ce trône royal qui lui étoit débattu, mais dû par les droits de nature et les lois de l'État. Or maintenant, encore qu'il travaille, comme l'on voit, avec tant de soucis au rétablissement de toutes choses, que la longueur et l'opiniâtreté des discordes civiles avoient réduites en une étrange confusion, il ne faut point douter qu'il ne pense souvent à la nourriture de son Dauphin, et ne desire comme père de le rendre (s'il est possible) accompli comme il est, et comme Roi d'emporter un jour au ciel l'étroite obligation de ses pauvres sujets, pour les avoir tirés à bord et sauvés du naufrage, avoir établi leur repos, et leur avoir enfin laissé, comme il fera, un Roi de sa façon. Mais pour revenir à nos discours des jours précédens, je reprendrai le fil de votre projet, que j'approuve fort; car vous l'avez prins par le bon bout, disant que la première sagesse en l'homme c'est de connoître, aimer et craindre Dieu, pour le servir après selon sa volonté, et qu'il faut de bonne heure vivement imprimer cette doctrine en l'esprit de ce jeune Prince, comme la seule qui produit les vertus, règle nos mœurs et nos actions, et engendre la paix et la tranquillité en l'âme de chacun, et celle qui guide nos pas et nous ouvre la porte à la vie éternelle; qui apprend aux rois à reconnoître les foiblesses humaines, et Dieu pour souverain sur eux; que c'est lui qui, de pure grâce, donne les sceptres et les retire quand il lui plaît, les affermit entre les mains de ceux qui, avouant cette grâce de lui, vivent en gens de bien et gouvernent leurs peuples en douceur et justice; et comme il les arrache du poing à ceux qui, par ingratitude la mettant en oubli, abusent merveilleusement d'une charge divine; et disant qu'il pourra, sous la clarté de ce fanal, cueillir facilement les bonnes mœurs et vertus héroïques, et conduire ses actions en telle sorte qu'il passera heureusement ses jours, aimé, estimé et honoré de chacun. Puis en ce que vous proposez qu'il doit savoir les Lettres, sur la connoissance que vous avez de la portée de son esprit, de l'ordre qu'il y faut tenir, et du temps qu'il est nécessaire d'y employer; encore, à mon avis, que le plus grand savoir d'un roi et prince souverain soit d'être docte aux bonnes mœurs, aux affaires du monde, et surtout à ceux de son État, je le trouve toutes fois bon, sachant combien les Lettres fournissent de lumières à notre entendement, s'il se rencontre ferme. Et puis il faut qu'un roi sache de tout, soit excellent par dessus tous, puisqu'il doit commander à tous. Et enfin le voulant faire commencer à connoître les affaires à l'âge de douze ans, je l'estime à propos, et crois qu'en cela vous avez prins ce qui en est de l'intention du Roi; car, si je ne m'abuse, il voudra lors qu'il fasse sous lui son apprentissage, et à la vérité il ne sauroit trouver un meilleur maître, l'étant devenu à ses propres dépens, et de quelle façon, tout le monde le sait; mais je vous prie de renouer ici le fil de cette instruction.

L'auteur. Monsieur, le sujet est maintenant tout autre, surpassant ma capacité et mon expérience. Toutes fois puisqu'il vous plaît de m'engager à cette suite, j'en prendrai le hasard sous votre garantie. Or donc, présupposant Monseigneur le Dauphin instruit à la vertu par votre diligence, doué de qualités requises à un Prince de sa condition, pour devenir en peu de temps capable de comprendre et de conduire les affaires de l'État, il me semble qu'il faut en premier lieu lui apprendre à connoître en masse quelle est la composition et la situation de ce royaume, et puis, par le menu, en toutes ses parties, et comme ce grand corps est composé de nombre de provinces, et ces provinces de plusieurs grandes villes et superbes cités, d'infinis bourgs, villages et châteaux: qu'il sache quelles sont leurs forces et foiblesses, leurs formes d'établissement, quelles leurs lois et leurs coutumes, quelles sont leurs commodités ou incommodités; mais surtout quelles en sont les humeurs des hommes qui habitent toutes ces places, première connoissance du prince né ou appelé pour commander en souverain, qu'il ne doit divulguer, ains la garder du tout à soi et pour ses confidens, comme l'un des plus grands secrets de l'empire. C'est une connoissance que le Roi s'est tellement acquise par un long temps, et tant d'expériences qu'il ne la peut mieux recevoir que de lui, qui le délivrera, en ce faisant, d'une peine excessive et d'un grand emploi de temps, l'apprenant de sa propre bouche en moins de demie heure. Après, avec le temps, l'âge et l'usage, il apprendra lui-même à pénétrer en général le naturel des hommes, et en particulier les inclinations que ses sujets tiendront de la nature, selon les régions où ils ont prins naissance, ou lieux de leur demeure, et selon la diversité de leur condition, éducation et manière de vie en leur vivre ordinaire; les rois et princes souverains ne pouvant donner loi qu'avec incertitude, sans cette connoissance, aux nations qu'ils ont à commander, imitant lors les sages écuyers qui reconnoissent premièrement la bouche du cheval, pour lui donner après une embouchure propre à le conduire et manier selon leur volonté. Mais cependant que l'on lui donne à connoître la nature du peuple, ses changemens, ses inégalités et mouvemens divers, par où ce Prince puisse juger de l'instabilité des dominations, étant fondées sur la mobilité d'un sujet si bizarre, et apprendre que toutes prennent fin, mais plus tôt ou plus tard, selon les bons ou les mauvais moyens, les forts ou les foibles liens que chaque prince emploie pour établir et maintenir sa souveraineté; et que cet établissement et conservation dépend de la prudence, du bon entendement et de l'expérience du prince souverain, pour savoir retenir à l'ancre du devoir l'inconstance de ce vaisseau par les câbles de bonnes lois divines et humaines, et former son autorité par la bonne opinion dont il rendra aimable sa personne, admirable par sa vertu, et redoutable par la réputation et la propre puissance de son État, non-seulement à ses sujets, mais envers les peuples voisins et nations lointaines; étant certain que sans l'autorité il n'y a plus de domination.

Souvré. Que doit-il faire pour établir et maintenir cette autorité?

L'auteur. Qu'à sa première entrée à la conduite souveraine des affaires publiques, il donne de si louables impressions de soi qu'il en soit estimé digne de gouverner, non un royaume seulement, mais suffisant de régir un empire, conservant en premier lieu par les voies de la douceur l'ancienne et vraie religion, et telle comme Dieu en a donné jadis la connoissance à nos prédécesseurs, les rois en étant les conservateurs et protecteurs, comme portant sur eux en terre le caractère de son image, et sans outrepasser les termes de la protection qu'il en prenne le soin lui-même, comme du premier chef des réglemens de l'État politique, à ce qu'elle soit maintenue en son entier, étant celle qui tient en sûreté la personne du prince, celle qui est le salut de l'État, et seule la seule cause de l'union des hommes. Et pour ce faire, qu'il nomme aux dignités des personnages de sainte vie et savoir excellent, afin que ceux qui seront sous leur charge vivant de même qu'eux, puissent être nourris continuellement de l'aliment de vie par leurs saintes admonitions et discours salutaires. Qu'il plante après, de même main, la main de la Justice, la fille aînée de la loi entre les lois humaines et celle qui fait régner les rois; sa serre est forte pour le maintien de cette autorité sur l'assurance du repos que les peuples y trouvent par la dispense égale qu'ils voient qu'elle rend du droit dû à chacun, et sans aucun égard de qualité, de grandeur, de richesse, et par icelle les plus grands retenus dans les bornes des lois, et les petits en sûreté dans leur franchise, contre l'injuste oppression d'une injuste puissance. Et comme il est ordonné de Dieu, souverain magistrat, qu'il ordonne sous lui un nombre suffisant de personnes connues par leur doctrine et bon sens naturel, par leur expérience et bonne conscience, aimant et recherchant plutôt la vérité que la subtilité, pour leur donner à faire cette distribution selon les lois et les coutumes des pays aux controverses dont ils seront les juges. Qu'il ne les force point au préjudice de l'équité, ce seroit faire force à soi-même; réserve lieu à son pouvoir en cas de crime seulement, pour le donner à sa miséricorde, selon la qualité, la personne et le temps, ne s'éloignant que le moins qu'il pourra des raisons de la loi. Ainsi rendant à Dieu ce qu'il lui doit, puis à son peuple la conservation où sa charge l'oblige, il ne faut point douter que Dieu n'ait soin de la sienne, et qu'il n'attire à soi et n'arrache l'amour, l'affection et la bienveillance du cœur de ses sujets, l'une des plus fermes attaches pour assurer sa souveraineté. Or notre petit Prince trouvera en ce royaume que la Religion et la Justice y ont reçu un fort solide fondement et ordre merveilleux par l'ardent zèle de piété et charité de nos prédécesseurs. Ce grand nombre de monastères que l'on y voit, en rendent témoignage, anciennement colléges par eux fondés pour y nourrir et élever comme des pépinières des hommes destinés pour enseigner la doctrine; puis ces grands Parlemens, auxquels souvent les étrangers ont tant déféré, qu'ils ont désiré d'être jugés par eux en leurs affaires plus douteuses, même en causes contre nos Rois, les préférant aux juges de leurs nations; après tant d'autres lieux particuliers, épars dans l'étendue de l'État, avec pouvoir inférieur et subalterne pour rendre la justice; et le royaume resplendissant de la clarté de ces deux luminaires, ne plus ne moins que ceux du ciel lorsqu'ils éclairent tout le monde. Mais il est advenu en ces derniers temps par une juste permission de Dieu, voulant punir l'iniquité des hommes, que le feu des guerres civiles s'y est allumé à diverses fois, le dévorant par toutes ses parties, et a duré si longuement que chacun y a vu l'impression d'un horrible désordre. Nous avons à louer Dieu de ce que, par sa grâce, Sa Majesté en a tranché le cours, y ayant trouvé l'eau beaucoup plus propre que le sang, et s'il lui plaît il parachèvera, en réduisant peu à peu par les mêmes remèdes tant de difformités à leur ancienne forme; si bien que tous ses peuples auront à l'en remercier, se voyant à leur aise, par son moyen, manger le pain en paix avec leurs familles, et plein de bienveillance, obligés a bénir et le père et le fils qu'elle leur laissera pour les régir et conserver, et à lui la jouissance de la douceur des fruits de ses longues et laborieuses peines. C'est un grand dépôt qu'il recevra du Roi, et si paisible qu'il n'aura lors qu'à le contregarder et faire en sorte que, sans empêchement ne trouble aucun, il en demeure maître et possesseur tout le temps de sa vie, et le puisse remettre après en pareil état à la postérité que Dieu lui donnera. Et par ainsi, reconnoissant qu'il n'y a rien à quoi l'homme s'oblige plus naturellement qu'à aimer ceux qui l'aiment, et desquels il reçoit ou attend de l'honneur et du bien, il retiendra l'affection des peuples, leur faisant ressentir également les effets de la sienne par un doux traitement, mais toutes fois sans préjudicier à son autorité, tellement balancé de douceur et d'austérité, selon le temps et les occasions, qu'il en puisse être aimé et craint tout à la fois, ou du moins non haï, tenant pour véritable que leur nature est telle qu'elle ne peut souffrir la pleine liberté ni supporter l'extrême servitude; la fera paroître d'ailleurs, faisant si bien qu'aucune chose des nécessaires à la vie, ou pour autre besoin, ne leur défaille point, l'étendant même jusques à celle des honnêtes plaisirs. Et me semble que les Rois leurs aïeux, excellens politiques, y ont eu quelque égard, ayant institué par les meilleures villes des exercices, des jeux de prix et passetemps publics, pour arrêter et détourner leurs mauvaises pensées, en occupant honnêtement tant de troupes oisives aux jours que le repos leur est enjoint en leurs vacations, jugeant qu'il est nécessaire, pour emmieller le joug, de faire jouer les peuples, les amusant comme petits enfans avec des poupées. Les bienfaits ont un grand pouvoir pour retenir les hommes, leur naturel n'étant buté pour la plupart que sur l'utilité. Qu'il les oblige aussi par ces liens, bien souvent plus étroits que la force des armes, mais que ce soit selon les qualités, les conditions et degrés du mérite, afin que cette récompense rendue à la vertu serve d'exemple aux autres qui travaillent pour l'acquérir et pour la mériter par des voies louables; qu'il ne les donne point à tout chacun, les yeux bouchés, et de prodigue main, ains par mesure; l'État renverseroit plutôt pied contre mont que de penser en pouvoir assouvir la faim insatiable d'un nombre de particuliers. Que ses bienfaits se prennent de l'épargne qu'il fera de ses revenus et non du bien d'autrui; il feroit plus de mal-contens qu'il n'en contenteroit. Ne récompense également les bons et les mauvais; il n'y a rien de plus pernicieux en la conduite d'un État, étant trop raisonnable que ceux qui sont si différens en mœurs le soient pareillement en récompenses et en honneurs. Il n'y a point de peine à retenir et conserver les bons, mais il est impossible de bien garder ou gagner les méchans, d'autant que la vertu s'oblige de peu et rien ne peut apprivoiser le vice; et par ainsi ne les départe au préjudice des gens de bien, ce seroit faire effort à leur fidélité et leur donner envie de la changer selon l'occasion, ou par un désespoir de se précipiter à faire mal sous un tel prétexte, croyant qu'en ce faisant et y continuant, il voudroit encore leur arracher l'espérance. Que le département qui s'en fera soit fait en telle sorte que ceux qui recevront ses libéralités croient que ce sont effets de ses bonnes grâces et non indices de défiance et de crainte qu'il ait d'eux; car les méchans au lieu de s'obliger en deviendroient plus orgueilleux et plus superbes, ou dissimuleroient, et, jamais satisfaits, se tiendroient en devoir pour la commodité non par affection. Et, comme prince prudent et avisé, pense toujours par quels moyens il pourra faire naître et conserver des bons desirs aux cœurs de ses sujets, pour s'en pouvoir servir après facilement et fidèlement en toutes ses affaires. Rende donc le peuple content, fasse du bien à ceux qui le mériteront, aux Grands surtout, leur donnant des honneurs et des moyens pour les aider à maintenir avec splendeur leurs rangs et dignités. C'est d'où s'élèvent les maîtres vents qui meuvent les tempêtes sur le calme de cette mer par leurs souffles contraires, qui portent et perdent le prince et son État sur les bancs de la haine et du mépris. Or, des causes les plus puissantes de la haine des peuples qui les piquotent jour et nuit pour les porter à la vengeance contre leurs souverains, c'est la cruauté, quand ils les voient, comme loups acharnés, prendre plaisir par trop souvent à répandre le sang, et possible innocent, sans distinction d'âge, de qualité, de mérite, de crime, par des assassinats, par des supplices nouveaux et peines recherchées. Puis l'extrême avarice, germaine de la cruauté, qui fait haïr mortellement le prince, s'il advient que la faim et désir de l'argent ait si fort enveloppé son âme, qu'il n'ait pour tout dessein en sa pensée que d'attirer sans cesse et sans nécessité et sans sujet celui de ses sujets c'est-à-dire sucer impitoyablement l'âme et le sang du peuple, auquel ôter ainsi l'argent et arracher la vie est une même chose. C'est d'où prennent leur origine les perfidies et trahisons, les hommes se persuadant qu'il n'est que d'en avoir à l'exemple du prince. Mais ainsi que la haine donne l'envie de se venger et s'accroît peu à peu, retenue à couvert par la seule crainte, le mépris plus puissant donne la hardiesse de l'entreprendre et de l'exécuter licentieusement et tout-à-coup, sans y appréhender ne du danger ne de l'empêchement, et lorsque les sujets reconnoissent le prince se porter envers eux trop mollement et par fainéantise mettre du tout entre les mains d'un serviteur particulier les nerfs de son autorité, ne demeurant souverain que de nom; ou pour ne tenir compte de châtier les crimes punissables, commis contre l'État ou les particuliers, non pas même les desseins faits contre sa personne; ou s'ils le voyent d'esprit pesant, de peu d'entendement, d'humeur muable et de légère foi, changeant à tout moment et à tout vent, et qu'il se sente importuné de donner audience, non-seulement aux affaires communes, ains s'en passer légèrement à celles d'importance, n'ayant souci pour tout que du présent et de couler tout doucement sa vie; et si par un malheur ou par sa propre faute, ce prince tombe en mauvaise fortune, il leur vient à mépris, les hommes ordinairement ne courant qu'à la bonne; s'il manque aussi d'enfans, les fermes bouleverts de la domination; s'il a mauvaise grâce en son parler et en sa contenance, et ses actions vulgaires; s'il est fort vieil, usé, cassé et maladif ou pour autres causes, méprisent sa personne et débauchent leurs volontés pour les soumettre à la puissance d'un autre souverain; mais ses mœurs dépravées par les voluptés, forment le comble de ce mépris, lors même qu'elles y fondent si avant qu'il en oublie Dieu, sa conscience et toutes ses affaires. Je veux croire toutesfois que notre petit Prince s'échappera facilement de ce naufrage, étant du tout porté de sa nature à la mansuétude, et produisant déjà des témoignages évidens d'un bon et fort entendement, si bien que vous n'aurez qu'à le conduire doucement sur cette inclination, entretenant en lui ce que vous y trouverez de bonté naturelle, qui se pourroit par nonchalance diminuer ou perdre, lui apprenant à cet effet qu'il n'y a rien tant éloigné du naturel de l'homme et du devoir d'un roi que d'aimer le carnage; que c'est le propre des lions, des tigres et des ours, et des bêtes plus cruelles. Qu'il y consente rarement et le plus tard qu'il pourra, lors seulement que pour l'exemple il en sera besoin ou y sera forcé par l'urgente nécessité du salut de la république. Quand il fera punir quelqu'un, que ce soit sans colère, sans desir de vengeance, ni autre passion qui lui puisse donner du repentir, considérant que ses sujets ce sont ses propres membres. Qu'il ne s'en éjouisse point et ne s'en moque point, la moindre contenance égaleroit les plus sauvages brutalités. Que les punitions se fassent selon les qualités des crimes et façons ordinaires des pays, et qu'elles soient égales contre ceux qui seront jugés également coupables; si ce n'est que pour en faire autrement il y eût quelque notable circonstance de l'âge, ou que dans le forfait il se trouvât quelqu'un enveloppé qui fût de noble sang ou de maison illustre, car il faut lors ou pardonner, ou modérer, ou diversifier la peine. Qu'il n'ordonne des peines et formes de supplices et jamais ne les voie exécuter; ce seroient des indices de passion s'il ne donnoit la grâce à l'heure même, due au criminel à la face du prince. Quand il faudra faire sentir du mal et châtier quelqu'un, laissera cette charge à ses officiers, mais retiendra pour lui tout seul celle des grâces, des récompenses et des bienfaits. Qu'il ne laisse accrocher son âme à la racine de l'avarice, et veillez y soigneusement; de son attouchement elle ternit le lustre des plus belles vertus et nobles actions, celles des princes mêmement avant qu'elles soient nées. Entre les maux dont elle est si fertile, c'est elle qui produit ces dangereuses plantes d'exactions et de nouvelles inventions, lesquelles à la longue séchant les pauvres peuples dessus le pied, les portent à la haine, et de la haine au désespoir, du désespoir à la rébellion. Il est vrai toutesfois que le repos des nations et des États ne pouvant subsister sans l'aide des finances, le commun instrument des affaires des hommes, c'est du devoir des peuples à les contribuer et à souffrir que la récolte s'en fasse dessus eux, par le commandement et sous l'aveu du prince souverain, qui doit aussi les imposer et faire recueillir à la mesure de leurs commodités, sans violence et sans déguisement; l'un seroit marque de cruauté et l'autre d'avarice. Qu'il tonde le troupeau sans l'écorcher, s'il veut que la toison revienne; que ses tributs soient modérés, assis également, et demandés à une seule fois, non imposés sur un fond déshonnête; se tienne aux anciens, évite les nouveaux, et de nom et d'effet, autant comme il pourra, et que la seule nécessité des affaires publiques lui en fasse la loi. Si elle est si grande qu'elle le force, pour le salut commun, d'avoir recours aux nouveautés et moyens extraordinaires, ayant fait reconnoître, non par prétextes déguisés, ains par causes notoires, le péril de l'État, c'est aux peuples alors à les donner à double main, au prince à les contraindre quand ils refuseront, sans en venir, s'il est possible, à cette extrémité de saisir le troupeau, ne le bœuf, ne la vache, ne d'enlever le couvert des maisons, ne se prendre aux personnes pour leur faire épouser l'effroi d'une triste prison, ou faire souffrir quelque peine. Il choisira des gens de bien pour les lever et recueillir, et pour les mettre après en son épargne, sous la clef de personnes fidèles; et que ce soit un réservoir pour subvenir aux soudaines émeutes et aux affaires de l'État; les dépense à propos et les ménage mieux que si c'étoit son bien particulier, se rendant libéral tant seulement du sien, mais chiche de celui de la république. Ainsi faisant il bâtira un autre trésor dans le cœur de ses sujets, qui ne tarira point, et se verra par ces moyens extrêmement puissant, pour autant que le prince qui a leur cœur est assuré d'en avoir à sa discrétion la bourse. Or, si la haine peut ébranler l'autorité d'un prince souverain, et le mépris a la force de le détruire entièrement, il doit bander continuellement les nerfs de son entendement à ce qu'il ne parte de lui aucune chose qui puisse donner prise à cet indubitable bouleverseur d'États. Et par ainsi qu'il se rende sévère et doux en sa façon de commander, penchant à la sévérité lors même que les peuples ravisés ou ramenés à leur devoir se ressentent encore de la licence prinse durant le cours de leurs débordemens, faisant état que pour ne vivre en crainte il leur en faut donner ou plus ou moins, en quel temps que ce soit, donnant ou ramenant la bride selon les circonstances et les diverses occasions, sans toutefois l'abandonner jamais pour la fier du tout ou à un seul ou à plusieurs. Qu'il règne seul, et seul, avec leurs avis, résolve ses affaires, tenant en main la balance et l'épée pour rendre la justice et se faire obéir et reconnoître seul et le maître et le Roi. Donne les charges d'importance auprès de sa personne aux plus fidèles, aux plus capables et anciens serviteurs, et celles de l'État aux Grands qui les mériteront, ne les attachant point comme héritages à la personne, mais à la vertu seule. Qu'il n'en rende vénale aucune que ce soit; il ne seroit jamais en sûreté, ses ennemis pouvant, sur cette planche d'or, trouver entrée dans les entrailles de son État, voire jusques au fond des lieux les plus privés où il fait sa demeure. Prête l'oreille favorable aux remontrances de ses sujets en général ou en particulier, comme ses propres affaires, l'ayant toujours tendue pour celles de l'État. Soit ferme en ses commandemens, et ne change légèrement les lois et les coutumes; étant des lois de même que des arbres, lesquels pour être changés et rechangés de lieu par trop souvent n'en rendent pas leur rapport meilleur. Tout changement est dangereux et ne le doit-on essayer qu'en choses qui seront reconnues notoirement mauvaises. Avant que de changer juge bien mûrement jusques aux plus petites circonstances des raisons des anciennes lois, les conférant aux siennes; que si elles balancent, en demeure à l'antiquité, ou si le mal est supportable et ne dit mot, de peur d'un plus grand, qu'il le laisse en repos et ne l'émeuve point, si ce n'est qu'un évident et très-grand avantage, ou une extrême nécessité de la chose publique, le forcent à ce faire: et encore alors, imitant la nature au change des saisons, que ce soit doucement, de temps en temps, et non à coup, courant aux deux extrémités. Donne à connoître à ses sujets, par son gouvernement, qu'il les aime et l'État pour l'amour d'eux, et n'a chère sa vie que pour leur conservation. Soit clairvoyant et pourvoyant à toutes ses affaires, craignant d'être surprins et méprisé, et que la perte et ce mépris ne lui fissent courir fortune en sa personne ou son État, ou tous les deux ensemble; elle en seroit beaucoup plus griève, advenant par sa faute. Et pour autant que les enfans ce sont les bastions royaux et les fermes courtines de la royale et souveraine autorité, il sera nécessaire, à mon avis, de marier ce Prince dans son adolescence, sous l'espérance que Dieu lui donnera une heureuse lignée, et se divertira d'infinies débauches par trop communes à cet âge; il nous fera, s'il lui plaît, cette grâce d'en voir Sa Majesté en la peine. Forme son port, sa contenance et son accueil de douceur et de gravité, l'un étant propre pour régner, et l'autre pour gagner et conserver les hommes, faisant si bien que la seule rencontre le rende vénérable et aimable à chacun. Quand il voudra la débander et prendre du relâche en son particulier, que ce soit entre peu de ses plus familiers, et toutesfois en sorte qu'il se souvienne qu'il est roi, et par ainsi doit mettre peine à ne dire, à ne faire aucune chose indigne d'une si grande dignité. Soit ferme en ses résolutions, sans varier légèrement, et toujours véritable; maintienne ce qu'il promettra, comme étant promis en parole de roi, et tel que l'on ajoute plus de foi à sa simple parole qu'aux sermens plus étroits et solennels des autres, et la conserve inviolablement en ses propres privées affaires, car le cœur et la bouche de la foi d'un prince souverain doivent tenir ensemble. Mais par malheur la nature des hommes se trouvant ennemie et si contraire à la vertu, qu'il n'est presque possible de l'ensuivre du tout aux affaires publiques, les princes sont aucunes fois contraints d'en relâcher, ayant connu par longue expérience qu'il est expédient, pour la garde et conduite de leurs États, de biaiser par fois; le nôtre le peut faire, mais pourtant que ce soit toujours pour une bonne fin, qui est à tenir sa personne assurée, maintenir et conserver l'État contre les ruses et les dissimulations de ses ennemis. Que si les artifices et les menées de telles gens lui donnent du sujet de leur rompre la foi, contrefasse l'aveugle et marchande longtemps auparavant que de le faire, pour se défendre seulement et non pour assaillir ne consentir jamais à l'exécution d'une méchanceté énorme et exécrable. Ne laisse toutesfois si avant accroître le mal pour fuir une guerre, laquelle il jugera ne pouvoir éviter avec le temps, ne même reculer sans un grand désavantage; en ce cas là s'il rompt la paix, la cause et la nécessité en justifient la rupture, ayant de droit et de nature à préférer la foi qu'il doit à la protection et défense de ses sujets; puis la guerre est juste laquelle est nécessaire. Mais tout ainsi que la chose du monde qui ravale plus bas l'autorité d'un roi et prince souverain, c'est sa mauvaise et vicieuse vie, il n'y a rien aussi qui l'élève plus haut qu'une vie contraire. Que notre petit Prince, donné du ciel pour commander à tant de milliers d'hommes, commence par soi-même, sachant que c'est du devoir d'un roi, non de se rendre esclave des délices et du plaisir, ains d'asservir sous la puissance de la raison ses folles, vaines et débordées passions, et, sous le joug des justes lois maintenir ses sujets en son obéissance. Et qu'il ne croie pas que le parfait contentement, le repos et l'honneur logent dedans l'oisiveté et l'ordure des voluptés, lesquelles à la vérité de premier abord nous appâtent d'une fausse douceur, mais qui nous saoulent tout aussitôt de telle sorte qu'elles nous font enfin ouvrir de toutes parts de repentance et de douleur, qui nous poursuivent inséparablement jusques dedans la sépulture; les quête seulement dans les buissons pénibles de la vertu. C'est là et non ailleurs que les plaisirs solides sont à la reposée; qu'il ne se flatte et ne s'excuse point à prendre cette peine, la chasse le mérite bien. Et certes j'estimerois les hommes malheureux si, ayant inventé tant de divers moyens à dompter la fierté des plus sauvages animaux pour s'en servir après, ils s'oublioient eux-mêmes, en se montrant rétifs et moins industrieux à maîtriser les amorces du vice, pour donner lieu à l'excellence et à l'usage de la vertu. En usant de cette façon, quelque défaut qui se trouve en son corps, il acquerra la réputation d'un prince très-prudent, l'amitié de son peuple, et une telle autorité que son nom seul sera si redoutable à tous ses ennemis découverts et couverts, que le plus grand, le plus conjuré d'entre-eux n'osera pas seulement entreprendre de penser à lui nuire et l'offenser ouvertement, ne l'essayer par trahisons ou conjurations et secrètes menées faites sur son État ou sur sa vie. Mais ce n'est pas assez d'avoir prévu et donné ordre, en temps de paix, au dedans de l'État, pour l'assurance du repos de son peuple et le maintien de son autorité; car il faut que le prince, obligé de veiller pour la garde de ses sujets pendant qu'ils se reposent, comme élevé sur une haute tour, fasse la ronde de ses yeux sur les États des princes étrangers et surtout des voisins, pour en avoir la connoissance de même que du sien et en apprendre la nature des nations, l'humeur des princes dominans et de ceux qui feront leurs affaires, afin de s'assurer contre les entreprises et les dangers du dehors. Qu'il tienne à cette occasion, auprès des rois et autres princes éloignés ou voisins, et près de chacun selon sa qualité, des fidèles agens et bons ambassadeurs qui fassent sourdement et curieusement cette recherche, pour en être par eux instruit, suivant les occurrences qui s'offriront durant le temps de leur légation, et puis à leur retour pour lui en faire le rapport si particulier qu'il y puisse fonder un jugement certain sur les expédiens qu'il devra suivre pour durer avec eux, par leur moyen, en bonne intelligence, ou pour se préparer ou se défendre contre leurs machinations. Et pource que ces charges sont des plus importantes, et de plus grand poids qu'aucunes de l'État, entretiendra près d'eux des jeunes hommes d'honnête lieu, gentilshommes et autres reconnus propres, qui se puissent instruire pour y servir à l'avenir, et devenir capables de succéder à ceux qui les précéderont. Et pour autant qu'il n'y a point de plus utile ne meilleure machine pour assurer la domination d'un prince souverain, comme est le nombre de bons amis, qu'il se maintienne en bonne paix avec les rois et princes ses égaux, s'il y en a, s'efforçant de les vaincre en courtoisie convenable à sa dignité; retienne l'amitié de ses inférieurs par sa protection et gratification, mais que ce soit en sorte qu'il semble que c'est eux qui lui sont asservis et non lui leur tributaire. Or, s'il advient que les peuples, lassés de la douceur d'une profonde paix, méconnoissant la bonté de leur prince, et méprisant ses équitables lois, faites pour leur servir d'une règle à bien faire et non de piéges dressés à dessein de les y attraper, comme bêtes échappées se précipitent aux conspirations, aux trahisons, aux factions, séditions, et aux révoltes générales, et que la révérence des lois divines, le respect des humaines et la sacrée majesté de leur Roi ne les retienne plus; ou si les princes étrangers, abusant de sa courtoisie, faveur et libéralité, ne laissent d'entreprendre ou contre lui ou contre ses sujets, il faut venir aux armes pour châtier et ranger les premiers, et faire ressentir les autres de leur discourtoisie et déloyale ingratitude. Ceci dépend de la prudence militaire, la partie de toutes la plus royale en la conduite d'un État, laquelle notre petit Prince doit savoir pour être également instruit aux moyens de la guerre comme en ceux de la paix. C'est une science qu'il apprendra parfaitement de Sa Majesté, qui l'a acquise au péril de sa vie exposée, cent mille fois, desireux de savoir le métier de soldat et de bon capitaine, premier que d'être roi.

Souvré. Il est vrai, et bien que tout le monde reconnoisse Sa Majesté pour accomplie en qualités et en perfections autant que l'on peut souhaiter pour un souverain roi, si faut-il avouer qu'elle surpasse particulièrement en celles de la guerre tout ce qui est vivant, ainsi que le soleil de sa clarté fait les autres lumières. Or, pource qu'il est près de midi, brisons sur cette vérité, le demeurant soit pour demain matin en ce même lieu. Je me promets encore de vous cette matinée, croyant qu'elle pourra suffire à ce qui reste pour cette instruction.

L'auteur. Monsieur, je le crois aussi; vous me trouverez ici pour satisfaire au mieux que je pourrai en ce que vous desirez de mon service.


Sixième matinée.

Aussitôt qu'il fut jour, ayant passé la nuit sans reposer pour un desir extrême que j'avois d'ouïr parachever cette instruction, je me lève et me rends soudain au portique de Neptune, où peu après arriva M. de Souvré: Bonjour, me dit-il, vous m'avez aujourd'hui prévenu. Puis nous promenant ainsi que le jour précédent, il parla en cette façon:

Souvré. Si les peuples avoient le jugement de reconnoître leur devoir et le bonheur, quand Dieu leur donne des sages princes pour les conduire et les garder; et si les rois et autres souverains avoient la patience de se tenir dedans les bornes légitimes de leur autorité, il est certain que plus communément on verroit les royaumes et les États durer plus longuement, et plus paisibles, unis par le mastic d'un équitable commandement, d'une juste submission et düe obéissance. Mais les uns et les autres se ressentant en leur conduite de cette contrariété, dont la masse du monde universel est composée, il ne se faut point ébahir si l'on voit arriver souventes fois le trouble dans la tranquillité des plus fermes empires, par le défaut ou de l'un ou de l'autre. C'est aux rois toutesfois à commencer et à donner l'exemple de bien faire, ayant, avec cette prérogative d'avoir été choisis par la grâce de Dieu pour commander dessus toute la terre, à porter d'une main le flambeau de droiture pour éclairer les hommes, comme ils portent de l'autre le glaive de justice pour châtier leur désobéissance, ne pouvant souhaiter une plus grande récompense des peines qu'ils reçoivent pendant le temps de leur domination que de se voir volontiers obéis, laquelle ne leur peut faillir quand ils règneront bien; d'autant que les bons rois font les sujets de même.

L'auteur. Il est ainsi, et crois que notre jeune Prince, quand il suivra les bons et vertueux enseignemens qu'il aura reçus de vous pour apprendre à bien vivre, et observera soigneusement ce qui en fut dit hier matin, qu'il doit ensuivre pour commander royalement, et maintenir ses peuples en ferme repos, règnera si favorablement que ses sujets un jour se glorifieront en leurs liens, rendant grâces à Dieu de leur avoir donné la vie pour l'user sous la sienne. Qu'il considère néanmoins, au milieu de la paix, que les choses du monde étant toutes sujettes à changement, elle se peut troubler, comme il peut advenir quand le peuple enivré de trop d'aise ou accablé sous le trop de mal, en se licenciant de gazouiller à tout propos mal à propos des actions du prince, de sa personne et des affaires de l'État, se laisse peu à peu glisser à la sédition ouverte, puis emporter des paroles aux mains, mais avec plus de débord et de danger quand les maisons illustres et les grands du royaume, se trouvant divisés en factions, par haine ou par ambition, recueillent ses folies et puis font épouser leurs passions à cette sotte bête, sous le faux de quelques couleurs qui lui sont agréables. Les brasiers des guerres civiles prenant leur origine de ces petites étincelles que le prince prudent doit étouffer en graine, punissant les auteurs, denouant industrieusement ce qu'il ne pourra rompre sans le dommage ou péril de l'État; car quand leurs flammes ont prins de toutes parts, il n'y a plus de moyen que par la guerre ouverte, qui se fait à peu près en la même façon que la guerre étrangère. Et par ainsi comme un prince avisé qui veut régner en paix, en temps de paix au lieu de s'amollir ou s'endormir, qu'il se prépare pour la guerre, d'autant que la concorde des États ne s'établit et s'entretient pas seulement par la force des lois, mais se préserve et se conserve par la force des armes, la valeur et la bonne épée du prince souverain, qui doit, en cette partie de la conduite de son État, faire paroître sa prudence par dessus l'ordinaire, étant bien plus aisé de guider la nature en la pleine bonace, que non pas lorsque les vents, ennemis soufflant contrairement, font élever jusques dedans les nues les vagues agitées sur l'inconstance de ce fier élément. Qu'il fasse donc peu à peu son premier préparatif, un fond suffisant de deniers amassés légitimement, comme un gros de réserve, pour secourir partout selon les occasions, et règle ses autres dépenses sur l'ordinaire et le courant de tous ses revenus; munisse après ses arsenaux de toutes sortes d'instrumens et de machines propres à la guerre, et de matériaux pour en faire à loisir. Puis, qu'il jette le soin sur la ceinture de son État pour y fortifier à bon escient, ou faire de nouveau des places fortes dessus les avenues, pour empêcher l'invasion soudaine et arrêter ou rompre les desseins d'une force ennemie. Si les places sont à la mer, il garnira les havres et les ports de certain nombre de navires et de galères, et en chacune dressera des arsenaux remplis de tout ce qu'il estimera y pouvoir être nécessaire, non seulement pour entretenir leur équipage, mais suffisans pour équiper en un besoin et mettre au vent une puissante armée. Qu'il établisse en outre dans chacune d'icelles des arsenaux particuliers et magasins fournis pour un long temps de choses nécessaires pour faire vivre les soldats et pour défendre les places, auxquels on ne touchera point qu'en la nécessité, ou pour renouveler en leur saison les choses périssables. Ce sont les portes de l'État qu'il faut tenir fermées, pour faire que le prince et ses sujets dorment de bon repos, sous l'assurance de leur ferme clôture; pourvoie après à leur sûreté par un tel traitement fait à leurs habitans qu'ils ne puissent jamais avoir envie de changer de condition, et par la force de telle garnison qui suffise à la garde, entretenant pour cette occasion des régimens de gens de pied sous de bons capitaines et vieux maîtres de camp, pour leur donner à commander en chef, ou sous ses lieutenans en chacune d'icelles, avec tel nombre de soldats qui sera nécessaire, selon qu'elles seront ou d'importance ou de grande étendue, ou selon le sujet qu'en donnera la ferme ou foible affection des citoyens envers leur souverain, sans se mêler que de leur fait, et de prêter main-forte aux magistrats qui la demanderont pour le maintien de la justice et service du prince. Pour tenir en devoir ces gens ici, que les appointements et la solde leur soit entièrement payée; ils n'auront point, en ce faisant, d'excuse de quitter ne de sujet de se plaindre; enjoignant à leur chefs, sous des sévères peines, d'avoir leur nombre toujours complet, à celle fin que de leur part il ne s'en perde aucune, sur peine de la vie, et qu'il puisse par ce même moyen faire un état certain des hommes qu'il entretiendra, pour s'en servir selon les occurrences. Mais tout ainsi que celui qui veut faire un plant d'arbres fruitiers est curieux à rechercher ceux des meilleures races, le prince le doit être à faire élection des hommes dont il voudra fournir ces corps de régimens de gens de pied et de gens de cheval; et, bien que l'on puisse faire flèche de tout bois, si se peut-il en général marquer certaines circonstances qu'il doit savoir pour reconnoître ceux qui seront ou pourroient être propres pour employer du tout à cette noble profession. Que notre Prince les apprenne, car c'est ici le fondement des forces de l'État. Et pour autant que l'exercice assiduel nous apprend la science avec l'usage de la guerre, que le soldat y vienne de bonne heure et choisi de tel âge qu'il n'ait encore l'âme tachée des teintures du vice, mais capable d'y recevoir et retenir l'empreinte ou du bien ou du mal; de corps robuste, nerveux, adroit et vigoureux, pour être propre à supporter l'incroyable fatigue des peines de la guerre et advenant aux exercices militaires; de moyenne stature, qui ne voudroit avoir égard à la grandeur ou à la petitesse, pour les accommoder à la sorte des armes dont on les veut armer. Et pource que ne considérer en ce soldat que la masse du corps, ce seroit le faire ressentir aucunement de la nature de la bête, il faut qu'il soit accompagné d'un esprit avisé, courageux, assuré et cupide de gloire, et que la poudre des combats et la fumée de celle des canons lui soient plus agréables que les parfums et les molles odeurs de la poudre de Chypre. Qu'il joigne à son courage les bonnes mœurs, l'honnêteté et la discrétion, et faisant gloire d'obéir, n'imitant ces bavards, ces Rodomons qui mâchent entre deux tréteaux les Ottomans et leur empire; porte sa vie gaiement aux périls de la mort contre les ennemis, en craignant plus la honte d'un reproche de déshonneur que les appréhensions d'une mort honorable. Il trouvera communément ces jeunes gens à faire parmi ceux qui habitent les champs, les pays montagneux, rudes et difficiles, tenant de la nature du terroir, comme nés et nourris pour endurer et durer à la peine, et endurcis à supporter aisément la faim, la soif et le veiller, les excès des saisons et autres incommodités où la nécessité peut réduire les hommes. Dedans les villes il en pourra trouver de même que ceux-ci, et des gens sans reproche, accoutumés à manier et le fer et le feu, et la pierre et le bois, et à faire métier de la force du corps, non employée pour la délicatesse et la mollesse de la vie. Après avoir ainsi choisi ces jeunes apprentifs, il les mettra parmi les vieux, dedans les régimens où c'est qu'ils s'instruiront et vieilleront pour instruire les autres sous une même discipline, sans laquelle tout ce choix seroit nul, ayant besoin d'être polis et façonnés par l'industrie qui en fait plus et un plus grand nombre que ne fait la nature. Que ces soldats s'exercent donc continuellement pour apprendre à s'aider sûrement et manier facilement les armes dont ils voudront user; qu'ils apprennent à reconnoître les batteries des tambours et la voix de leurs capitaines, n'ayant pour but que d'y bien obéir, car le courage autrement leur seroit inutile, et s'accoutument à marcher dispostement, d'un pas égal, brave et guerrier, si dextrement selon l'ordre donné qu'ils retiennent toujours leur place en quelque sorte de pays que ce soit, sans troubler l'ordre ne le rang auquel ils marcheront, prévoyant tout ce qui peut advenir, comme s'ils étoient prêts de recevoir ou d'attaquer, et de fondre dedans les ennemis; prennent plaisir à se dresser à tirer de l'épée, et s'apprendre à nager, à travailler, aller, venir, courir, sauter, lutter, porter, jeter pesant, et entreprendre quelque chose pénible, pour acquérir, s'ils ne l'ont point, la disposition et la force du corps, ou l'empêcher de se rouiller dedans l'oisiveté. Et feront plus s'ils ont le cœur vivement au métier; ils apprendront celui de pionnier pour en user eux-mêmes avec plus d'artifice, venant à se trouver en lieu où il en fût besoin, pour se mettre à couvert et en défense contre les coups et les surprinses des ennemis. Que ces messieurs n'en fassent pas les délicats, car c'est avec le pic et la pelle que les exploits plus remarquables de la guerre se sont faits et se font ordinairement. Qu'ils soient discrets, respectueux, fuyant la vanité de fait et de parole, rien ne se voit tant éloigné de la vraie valeur; il doit suffire à l'homme valeureux de porter en réserve au fond de sa poitrine un courage muet pour le faire éclater à la rencontre des occasions par effets honorables. Que cette modestie s'étende aussi jusques à leurs vêtemens; c'est assez d'être propres et bien plus curieux d'avoir le corps couvert de bonnes armes que de le voir empêché dessous le superflu de l'or et de l'argent, et de toute autre sorte d'étoffe précieuse. S'entretiendront par des louables occupations pour un divertissement aux pensées oisives qui leur pourroient faire faillir et détremper la force et la verdeur du corps et du courage dans les gouffres du vin et de la gourmandise, ou dans les dissolutions des autres voluptés, et de telle façon qu'en peu de temps ils se verroient du tout inutiles aux fonctions militaires. Qu'ils s'y exercent donc souvent, se façonnant à tenir l'ordre, à le changer et rechanger en diverses façons et formes de combats, faits par petites troupes les uns contre les autres; de telle sorte qu'en toutes occurrences ils le puissent suivre d'eux-mêmes, avec telle facilité et promptitude qu'elle prévienne la parole du chef. Cet exercice est du tout nécessaire, comme étant chose reconnue que le désordre perd ou relâche, ou abat le courage, et que l'ordre le donne, le retient ou l'élève. De ces soldats ainsi dressés dedans les garnisons et puis passés par la coupelle des armées, fera ses capitaines, lesquels joignant à la science l'expérience acquise par les degrés des armes, la retiendront en cette discipline, récompensant avec honneur les actions vertueuses et punissant avec honte et rigueur les plus petites fautes; ayant apprins à conserver par l'autorité qu'ils ont de commander et remarqué que peu à peu elle se fond par le trop de douceur envers l'homme de guerre qui a toujours une secrète volonté de l'attirer à soi, et reconnu pour véritable que la force ne se maintient que par elle-même. De ces bons capitaines il fera ses maîtres de camp, les clefs des meutes des armées, avec pouvoir de commander sur eux et sur les régimens qui leur seront donnés, en la même façon que chacun d'eux fait une compagnie. Ayant ainsi pourvu aux gens de pied, en fasse autant avec le même soin pour les gens de cheval, entretenant un corps de cette brave et ancienne gendarmerie, l'une des clefs des portes de l'État, laquelle de tout temps s'est fait signaler et redouter par dessus celles de la terre; les faisant vivre et les uns et les autres en telle discipline sous les lois militaires, que ce soient des écoles d'honneur et de vertu, ouvertes à tous ceux qui tant soit peu auront l'âme touchée du vouloir de l'apprendre; particulièrement pour la jeune noblesse, laquelle, au lieu de se dresser à faire un bon cheval ou à donner un ferme coup de pique, perd aujourd'hui pour la plupart le meilleur de son âge pour ne savoir où elle puisse ailleurs honnêtement exercer son courage et devenir habile à bien servir un jour son prince et sa patrie. Et là dessus je vous dirai que de tous les exercices des gens de pied et des gens de cheval, nécessaires au prince de savoir pour conserver sa vie en un besoin, et bons à façonner sa grâce et rendre adroite sa personne, il faut que le nôtre les apprenne tous, et principalement qu'il s'adonne à la vénerie, d'autant que je la tiens pour un être abrégé des exercices militaires. Après avoir ainsi disposé ses affaires par le menu pour assurer la frontière de son État, qu'il fasse élection des plus grands personnages, et, s'il se peut, tirés de ces écoles, pour en faire ses gouverneurs, lieutenans généraux en chacune province, avec autorité d'y commander sur tout ce qui sera de la force et des armes, pour avoir l'œil à ce que l'établissement par lui donné soit tellement entretenu qu'il n'en puisse arriver aucune faute, et maintenir le repos et la paix en leurs gouvernemens, les garder et défendre contre les factions des mauvais citoyens, les menées et les efforts des étrangers et peuples ennemis, et au besoin pour étendre la main à la justice, afin de le couvrir et soutenir contre la violence. Revienne après de la frontière au dedans de l'État pour y planter l'assurance et la paix, et à ces fins qu'il suive les moyens dont nous avons parlé; fasse garder exactement ses ordonnances et ses lois; ait l'esprit incessamment tendu à l'union et concorde de ses sujets. C'est aux tyrans à redouter leur bonne intelligence, mais aux rois à la désirer, à la poursuivre et à la maintenir. Soit amateur de paix, les hommes aiment les princes pacifiques, et toujours ait de son côté le peuple pour ami, s'il ne veut faire état de craindre toutes choses; c'est la forêt où se coupe le bois pour façonner des piques par les ambitieux, ennemis du repos de la chose publique. Qu'il se comporte avec les Grands de telle sorte qu'ils ne puissent avoir prétexte ne sujet de se porter au désespoir, qui les fasse échapper hors des limites du respect, du devoir et de l'obéissance. S'il reconnoît que la haine, l'envie, ou que l'ambition les tienne divisés, qu'il assoupisse de bonne heure cette division qui se pourroit glisser avec le temps et s'attacher dans les affections du meilleur de ses peuples, et tout le mal en retomber sur lui. Ne se montre point partial, ce seroit ravaler l'autorité de roi, se faire compagnon et se mettre à l'égal avec ses sujets, ains soit indifférent comme étant souverain; chérisse sa noblesse, de laquelle il est chef immédiatement, lui donnant du bien, des honneurs et des charges; entretienne ceux qui sont en possession de ménager les consciences et conduire les âmes; jamais n'élève et ne permette de s'élever en son État aucun pouvoir si grand qui lui puisse donner ombrage ou jalousie, et se gouverne envers tous ses sujets avec telle prudence que les uns ne les autres n'aient pour tout aucune occasion d'en abuser ni sujet de se plaindre. Ne se confie toutesfois si fort en sa bonne conduite et son ordre donné pour dominer en paix, qu'il ne veille à toute heure pour reconnoître à la naissance les causes qui pourroient altérer ce repos, et si elles procèdent seulement du dedans de l'État ou se fomentent du dehors, afin d'en arracher soudain les premières racines par toutes sortes d'inventions et de remèdes propres, qui se trouvent hors de saison lorsque les effets sont découverts et reconnus de tout le monde, et tellement accrus qu'il faut par force recourir à la force, c'est-à-dire se disposer à s'opposer à main armée pour arrêter le cours des désolations et des embrasemens d'une guerre civile, ou empêcher les maux et les calamités d'une guerre étrangère. Celle-ci est à craindre et l'autre à redouter, et faut, s'il est possible, éviter l'une et l'autre; mais s'il juge que ce malheur se rende inévitable, afin de n'entreprendre rien de mal à propos ou témérairement, qu'il s'en conseille à Dieu, puis appelle en secret ses plus féaux et anciens conseillers, pour prendre leur avis sur la contrainte qui le pousse à la guerre, et s'ils approuvent sa résolution, sur les moyens qu'il doit tenir pour commencer, et de ceux qu'il lui faut pour soutenir la longueur de la guerre; puis après, seul dedans son cabinet et le genou en terre, lève les yeux au ciel, ait recours à Dieu; qu'il l'appelle à garant et protecteur de la justice de ses armes, et le supplie de vouloir inspirer en son entendement des conseils salutaires pour le maintien de son bon droit et de son innocence, et de faire pleuvoir et verser à ruisseaux ses malédictions sur le chef des coupables de tant de sacriléges, de parricides, d'assassinats, de meurtres et massacres qui se commettront, de tant de voleries, de brûlemens, saccagemens, de violences et de violemens qui se feront sans respecter l'âge, le sexe ne la condition, de tant de trahisons, de perfidies et de fleuves de sang humain qui flotteront de toutes parts, sortant à gros bouillons de gorges innocentes, et coupables de tant d'autres misères, engeance de la guerre, s'il y en a ou s'il s'en peut imaginer de plus abominables. Puis au partir de là, qu'il compose son armée; au premier bruit il verra naître épais des soldats de toutes parts comme des fourmilières, tant les François sont de nature prompte et encline à la guerre. De ceux ici il fera ses recrues pour en enfler les corps de ses vieux régimens, et au besoin en fera des nouveaux. Mais pour autant qu'un roi et prince légitime doit ménager le sang de ses sujets de même que le sien, qu'il tire du secours des nations étrangères et moins ambitieuses, qui lui seront amies et sans prétention aucune dessus lui, ou qui auront intérêt en sa cause, et toutefois de sorte que le gros soit toujours des siens; pourvoie de pareille façon pour les gens de cheval, afin, du tout ensemble, d'en composer une armée suffisante de battre ce qu'elle trouvera, d'attaquer et de prendre ce qui résistera. Prenne dans son épargne pour satisfaire à l'entretenement, et dans son arsenal pour la fortifier, un attirail et équipage suffisant de bonne artillerie, et puis apporte un si grand soin et donne si bon ordre pour les vivres qu'ils ne puissent manquer, car il ne faut qu'un jour sans pain pour faire mutiner et périr une armée. Et à la fin, pour la conduite de ce corps, qu'il lui trouve une bonne tête, c'est-à-dire un bon lieutenant général, homme de grande autorité et qualité, de naissance, ou acquise, qui soit sage, vaillant et savant au métier, non en papier seulement ou par un ouïr dire, mais par sa propre expérience apprinse en divers lieux, dans les conseils de paix, et de guerre, dans les feux des combats, aux embrasures et bouches des canons et aux périlleux hasards des places assiégées; homme d'âme élevée, ferme, sans peur, et toujours un, avant, après et au fort des affaires; grand politique, d'un esprit inventif, sage, temporiseur selon l'occasion, prompt à la prendre, prompt et hardi aux exécutions bien mûrement délibérées; qui soit considéré, prévoyant, pourvoyant, qui ne méprise et qui ne craigne rien, et toutesfois n'entreprenant aucune chose à l'étourdie ou de furie; le repentir suit de près le malheur, et le malheur la précipitation, et puis aux fautes de la guerre il ne se trouve que malaisé ou peu ou point de remède; qui connoisse les mœurs et la nature de ses ennemis, l'esprit, l'humeur et la portée de celui qui les mène; qui loge dans son âme la débonnaireté, l'humanité et la fidélité, ce sont vertus inséparables de celui qui veut gagner le rang entre les excellens et plus grands capitaines; qui soit sévère justicier, réservant toutesfois à son industrie les moyens qu'il aura par où il puisse se faire aimer et craindre des gens de guerre, les outils de sa gloire; qui se rende accessible, gracieux à chacun avec modération, selon les lieux, la qualité, le rang et le mérite des personnes, ce sont fortes tenailles pour attirer les cœurs et les affections, et plus fortes encore s'il se rencontre libéral; ayant cette partie, il fera des miracles, mais en danger de perdre son honneur et l'armée s'il en est du contraire; qui soit de bonnes mœurs et bien vivant, craignant que la débauche et les voluptés ne lui fassent perdre le temps et les occasions de pourvoir aux affaires de si grande importance qu'il porte sur les bras; qui vive sobrement, car la sobriété le rendra vigilant et d'esprit préparé pour tout à toutes heures; ait le don de bien parler pour savoir persuader selon les occurrences; soit de bon âge et de corps vigoureux, laborieux, plein de brave courage, le premier à la peine lorsqu'il sera besoin, autant comme l'autorité de sa charge le permettra, pour en donner aux siens l'envie de faire comme lui; surtout qu'il soit homme de bien, tenu pour être tel d'une commune renommée; et par dessus ces excellentes qualités, que le bonheur accompagne toujours ses conseils et ses entreprinses, ce qui se connoîtra par les heureux succès qui seront advenus aux charges précédentes, où lui-même aura fait reluire sa vertu et sa bonne fortune; c'est un don fort particulier de la grâce de Dieu, et nécessaire au général d'armée, car il se trouve des personnages très-accomplis persécutés sans cesse du malheur, et d'autres si heureux que la chute même du ciel en un besoin leur seroit favorable. Or, si notre Prince est lui-même si heureux de rencontrer un personnage aimant sa personne et l'État, orné en tout ou à peu près de ces grandes parties, il peut hardiment lui confier son armée, avec pouvoir, lors même qu'il sera en pays ennemi ou pays éloigné, de la conduire où bon lui semblera, et de l'employer en tous exploits de guerre, jusques à faire des siéges et livrer des batailles, se tenant assuré qu'en la conduite il usera de bon et solide conseil, et que jamais il ne sera si volage de piloter ses espérances dessus les fautes que ses ennemis pourraient faire; qu'il saura prendre le temps et le lieu, et tous les avantages, et donner l'ordre du combat si sagement qu'il n'arrivera rien qui le puisse engager ou gâter ses affaires, et que jamais il ne s'exposera que le moins qu'il pourra, et lors tant seulement que pour peu de hasard il y sera porté dessus les apparences toutes visibles d'un très-grand avantage et victoire assurée, ou qu'une extrême nécessité l'eût réduit à ce faire; lui peut laisser la liberté de s'en résoudre seul par l'avis de ses capitaines, les témoins oculaires de sa capacité et de ses déportemens, juges de ses raisons, de ses conseils et de ses entreprinses, sans le contraindre à recourir au sien, d'autant que par allées et venues le plus souvent, lors mêmement qu'il est besoin d'user de diligence, le temps se perd, l'occasion s'écoule, les desseins se découvrent, et tout tourne à néant. Ne s'en réserve que le pouvoir de faire la trêve et la paix; ce sont droits de régale, et se contente d'en recevoir des avis à toute heure, et de n'avoir pour ce sujet autre souci que d'en favoriser l'emploi et les effets, et faire en sorte qu'il ne défaille aucune chose pour la tenir entière et en état de demeurer toujours victorieux. Que si ce Prince devenu grand souhaite quelque jour, par un desir de gloire ou pour autre sujet, de conduire une armée, que ce ne soit point au moins à toute occasion; il n'est pas raisonnable qu'un roi ou autre souverain expose sa personne et prodigue sa vie, la vie de l'État, en la prostituant à tout moment aux dangers apparens et douteuses issues de la guerre; mais que ce soit tant seulement lorsqu'il sera question du salut de l'empire, car en ce cas il la faut abandonner, comme l'on a vu faire à Sa Majesté en la dernière et longue tragédie qui s'est jouée aux yeux de tout le monde sur le théâtre de la France, où par nécessité elle a représenté toute sorte de personnages pour la sauver, ce qu'elle a fait moyennant la puissance et la grâce de Dieu. Et si, par la même faveur, sous sa conduite ou celle de son lieutenant, contraint à donner la bataille, il gagne la journée, comme avant le combat, au milieu et à la fin, il aura rendu preuve de sa vertu et prouesse héroïque, encourageant les siens de parole et d'exemple, fasse voir sa prudence en bien usant de la victoire; et à ces fins poursuive sagement ses ennemis qui fuient, de peur que trop pressés ils ne reviennent au combat ne sachant où fuir, et que réduits à cette extrémité, la colère, la honte, le dépit et le désespoir ne leur ramène le courage et tant de hardiesse que de vaincus ils en deviennent vainqueurs: rallie les épars, marche serré, retienne ses soldats, et les empêche de courir et s'amuser au pillage, jusques à ce qu'il ne paroisse aucun des ennemis sur le champ de bataille, ne même à sa vue. Puis sur la même place rende grâces à Dieu pour lui avoir préservé sa personne, favorisé ses armes et donné la victoire. Qu'il la conserve après soigneusement, comme une chose chère et chèrement acquise, y veillant tellement que, par trop de paresse ou de présomption, sa réputation ne puisse être marquée d'aucune flétrissure, donnant le feu à sa chaleur anéantie ou retenant l'impétuosité qui suit le plus souvent les succès favorables d'un chef victorieux et généreux courage. En use avec douceur, et, plein d'humanité, fasse gloire de pardonner aux ennemis qui lui tendent les mains; puis se comporte avec tant de sagesse et de modestie que le bonheur ne le rende jamais dédaigneux, arrogant, orgueilleux, insolent, insupportable à tout le monde, ains qu'il se représente l'incertitude des affaires du monde, les mouvemens soudains et revers de fortune, et que plus on la voit haut élevée au-dessus de la roue, plus elle est proche de trébucher d'une plus lourde chute; qu'il en arrête le retour par le coin acéré des clous de sa prudence. Mais s'il advient que par quelque malheur ou disgrâce du ciel il perde la bataille, qu'il ne s'effraye point d'effet ne d'apparence, ralliant, combattant et faisant tous ses efforts pour amoindrir sa perte, donne le loisir aux siens de faire leur retraite. Si c'est un lieutenant et qu'il juge la route et le désordre demeurer sans remède, alors que l'épée au poing il plonge dans les gros qui le suivront de près, leur vendant chèrement le gain de sa prison, ou qu'il meure avec honneur au front de ses canons, faisant sa sépulture dedans la poudre pétrie au sang des ennemis. Si c'est un souverain, après avoir rendu autant de témoignages qui se peuvent donner et desirer d'un prince valeureux, cédant pour l'heure à la fortune, qu'il fasse sa retraite et mette sa personne en lieu de sûreté, où il recueillira les planches du naufrage, et tout soudain, prévenant les faux bruits des ennemis, dépêchera devers ses gouverneurs et autres officiers de ses meilleures villes, vers ses amis, ses alliés et ses confédérés, pour leur donner avis du désastre advenu, faisant moindre la perte, et comme Dieu l'a préservé miraculeusement et réservé, à son opinion, à meilleure fortune pour des occasions encore inconnues, qu'ils lui en rendent grâces particulières et publiques, et, tout plein de brave courage, qu'il rassure le leur, leur donnant assurance de pouvoir réparer en peu de temps la brèche que le malheur et non pas la valeur des ennemis a faite à ses affaires. Pour allentir le cours et le progrès de ce victorieux, qu'il lui mette au devant ses places bien munies, oppose sa constance ainsi qu'un mur d'airain contre les touches de l'infortune pour grandes qu'elles soient, les supporte patiemment et courageusement. L'adversité c'est la pierre de touche des âmes généreuses et la preuve certaine de ces âmes de terre, qui désespèrent tout et jugent de la perte de l'État général par une simple atteinte. Qu'il espère toujours, essaye tout, et mette en œuvre toute pièce pour regagner l'avantage perdu, et à l'extrémité, ne pouvant faire mieux, d'un courage invaincu, menace de la queue, comme fait le serpent auquel le voyageur ou le chasseur aura brisé la tête; car tous les hommes sont égaux aux choses qui dépendent des bonnes grâces de la fortune, et sa séance n'a point d'arrêt, elle est ambulatoire. Les succès de la guerre sont incertains et sa chance muable; la moindre occasion possible le pourra relever de sa chute; son ennemi par aventure enivré de sa gloire, s'endormira; son armée se lâchera et se débandera, lassée de la peine; ou il s'engagera pour un long temps au siége d'une place, et cependant il aura le loisir de renouer et les moyens de faire nouveaux desseins et des nouvelles forces, les remettre sur pied, et suffisantes d'en pouvoir rétablir ses dernières ruines, et derechef se présenter en armes et bataille rangée devant cet ennemi, en lui donnant à choisir ou la paix ou la guerre. Or, par cette offre de défi regagnant le dessus, s'il se parle de la paix qu'il y prête l'oreille, comme utile au vainqueur, et au vaincu utile et nécessaire. Que chacun d'eux ajourne sa conscience à part, et le coupable mêmement, pour lui représenter les horribles effets de leurs divisions. Si l'un a eu quelque mauvaise intention qui l'ait poussé à vouloir remuer, et l'autre du sujet de recourir aux armes pour sa juste défense, et celui-ci, se voyant le plus fort, poursuive la vengeance, qu'ils sacrifient leurs passions au repos du public, terminent leurs querelles et se disposent à une paix qui finisse la guerre; fassent la trêve pour la négocier, y employant des hommes pacifiques. Que le vaincu, sans se flatter, reconnoisse en soi-même sa foiblesse et toutesfois en la dissimulant, ne se relâche et ne se montre point tant ravalé de cœur ne de courage que pour l'avoir il consente de faire ou de promettre aucune chose déshonnête; souffre le souverain dix mille morts plutôt que de souiller son nom et son honneur, en s'obligeant à des conditions du tout insupportables aux princes de sa qualité; mais faisant joug sous les lois immuables de la nécessité, qu'il quitte une partie de ses prétentions par le consentement d'une perte moyenne, pour éviter la honte et le hasard d'une plus grande ou dernière ruine. Que le vainqueur aussi ne s'enfle pas si fort des vents de sa prospérité, qu'il en coure fortune, ains se laisse conduire à ceux de la raison qui lui fera considérer les variables tours et la vicissitude des affaires humaines, et louer Dieu de l'avoir préféré, lui donnant le dessus contre son ennemi. Qu'il soit donc traitable en ce traité de paix, accordant au vaincu facilement ce qu'il peut espérer sans l'engager à des choses impossibles, il y auroit regret, et le ressentiment lui feroit épier l'occasion et le temps de la rompre; c'est assez de le mettre en tel état qu'il ne puisse plus nuire, sous des conditions que le vaincu jugera lui-même supportables. Et d'autant que la paix est le but de la guerre, et que les sages princes en supportent les peines sous l'espoir du repos, ce qui se promettra que ce soit sans feintise, à celle fin que cette paix qui se contractera soit ferme et assurée, et de longue durée; autrement à quoi bon tout cela d'avoir été ou vainqueur ou vaincu? Bref qu'il fasse partout, à l'exemple du Roi, reluire sa débonnaireté, n'estimant pas moins que Sa Majesté la gloire acquise par la douceur et la clémence qu'en élevant jusques au ciel des superbes trophées par la voie des armes. Ce sont en somme les rudimens, comme un projet général du métier de la guerre, que l'on lui peut apprendre à cet âge. Je ne parlerai point pour cette fois de l'ordre et façons des batailles qu'il faut donner selon les différences de la nature et assiette des lieux, selon l'ordre et le nombre des forces ennemies; quand et comment il faut mêler ou non les gens de pied et les gens de cheval, et selon le mélinge des diverses nations qui sont aux deux armées; de la façon d'entreprendre les siéges, comme il les faut conduire; des finesses, des ruses dont on se peut servir, ne de plusieurs autres enseignemens et considérations qui sont du corps de cette connoissance. En voilà maintenant assez pour un commencement; ce sera pour une autre fois, et cependant les livres, les discours, et puis un jour l'expérience lui apprendront ce qui s'en peut savoir. Or, il ne suffit pas au souverain d'avoir pourvu à former son État par l'établissement des lois et de la force, il lui faut un Conseil par les rênes duquel il manie l'empire; de qui le prince est l'âme et le Conseil en est l'entendement. Et comme il ne se voit aucun de qualité privée et moyenne fortune qui ait assez de suffisance ou puisse avoir le soin et du loisir pour la conduire seul sans l'aide de quelqu'un, tant il se trouve d'imperfection et peu d'arrêt au jugement humain, journalier, variant, flottant douteusement en ses opinions, voire le plus souvent sur un même sujet par défaut de nature ou de savoir, ou de certaine expérience, il ne se faut point étonner si les plus grands en ont plus de besoin pour maintenir la leur, les rois surtout et seigneurs souverains, qui reconnoissent bien et se sentent eux-mêmes tenir de la nature commune à tous les hommes, et ne différer d'eux que de condition; et comme celle-ci à mesure qu'elle leur donne d'une main plus de pouvoir et plus d'autorité, de l'autre elle les charge de plus de soin et les oblige à des subjections et peines infinies, pour aviser à la conduite et conservation de tant d'âmes qui vivent et qui leur obéissent dessous cette assurance, et par ainsi à rechercher avec beaucoup de curiosité, de prudence et de jugement, des personnes capables, non pour régner avec eux, ains pour les soulager, faciliter et les aider à soutenir la domination par leurs justes avis, en les servant d'affection, de conseil et de main. Ce n'est pas une des plus petites difficultés qui se rencontrent aux affaires des princes. Car, que le souverain ouvre tant qu'il voudra en cette élection les yeux de sa prudence, ce n'est rien fait s'il n'y a du bonheur, don gratuit du Ciel et non ouvrage de l'industrie humaine. Qu'il le demande à Dieu quand il en sera là, puis y emploie son jugement sans passion aucune, que pour le bien de l'État, non à dessein de s'en servir à épauler ses actions vicieuses, favoriser ses fâcheuses humeurs et les rendre ministres exécutant à tort et à travers toutes ses fantaisies, c'est à faire à tyrans et non à des rois et justes souverains. Or, d'autant que notre petit Prince aura par aventure besoin un jour de faire cette élite, apprenez-lui ceci, et que tout homme qui doit être appelé pour le conseil d'un roi doit être homme de bien, aimant et craignant Dieu, personne sans reproche, juste, avisé, fidèle, clairvoyant, et d'un savoir universel aux affaires du monde et en particulier à celles de l'État où il fait sa demeure; homme de sens rassis, d'un esprit modéré, tempéré; homme toujours égal, de ferme entendement, arrêté, résolu, qui ne succombe légèrement aux désastres publics, et s'il se peut, pour le plus assurer, ait tâté et du bien et du mal, en éprouvant l'une et l'autre fortune. Qu'il doit être équitable et rond en ses avis, ne les déguisant point flatteusement pour les accommoder contre le droit aux passions du souverain ou à celle d'autrui, ou à la sienne, ains qu'il les doit donner librement et vertueusement, avec la révérence et le respect qui se doivent porter en la présence du prince; lequel possible à l'heure se piquera de cette liberté, mais peu après en estimera plus et louera lui-même le conseil et le conseiller. Qu'il doit pareillement être considéré et constant en iceux, non étourdi, opiniâtre et vain, voulant faire valoir ses avis pour arrêts, ains toujours préparé de les soumettre aux lois de la raison; d'une humeur reposée, respectueux, gracieux et modeste, maniant les affaires de si douce façon que ce faisant elle porte partout le témoignage de son obéissance. Se contenter et de l'honneur et de la part qu'il reçoit des affaires, sans se mêler trop curieusement à pénétrer le fond de ses intentions, qui ne doit être su que du seul souverain. Ne s'ingérer jamais par ostentation et vanité de parler à lui, ne sans être appelé, si ce n'étoit qu'une affaire pressée, dépendant de sa charge ou autrement, le forçât à ce faire; et doit surtout être secret; c'est le plus sûr et le plus grand secret pour bien servir que puisse avoir le conseiller d'un prince; et ne donner son âme à posséder au désir excessif d'amasser des richesses, car cette avare passion abaisseroit la planche à la corruption, et celle-ci sans doute infecteroit après sa prudhomie et sa fidélité. Que s'il se peut trouver un homme avec ces qualités, ou plus ou moins, doit être de tel âge qu'il ait passé tous les feux de jeunesse; que si le corps en est un peu moins vigoureux, l'esprit se trouvera plus renforcé d'expérience, de sagesse et de jugement. Il est à présumer qu'à cet âge-là sa tête sera mûre et ses avis aussi, et tels qu'on ne pourra dire de lui qu'il apprend en gâtant, ne penser que, par outrecuidance, orgueil ou vanité, il les veuille fier à sa seule prudence, méprisant ceux d'autrui. Ne les donner crus et mal digérés, pleins de fougue, de feu et de précipitation, mère mortelle du bon conseil, des louables desseins et justes entreprinses, ne tout aussitôt qu'il les aura conçus en presser l'exécution avec impatience. Que notre Prince donc procède en telle sorte à cette élection que, si pour les avoir choisis, connus par lui ou de commune renommée, ils ne venoient à réussir tels comme il les a prins, son jugement n'en soit point accusé, mais le reproche fait à cette déloyale et marâtre fortune qu'il n'aura méritée. Or ces hommes ici se trouveront dans les Cours souveraines, où c'est qu'ils sont nourris entre les bras des lois, pour connoître des mœurs et des affaires de leurs compatriotes, et tellement accoutumés à rendre la justice que cette action semble avoir prins en eux une habitude naturelle; plus recherchés pour ce conseil, même pour y tenir des premiers rangs, s'ils ont acquis la connoissance des nations et des États des princes étrangers, par l'entremise des affaires publiques souventes fois traitées avec eux, ou pour avoir, en qualité d'ambassadeurs, résidé près de leur personne. Le collége des chevaliers en peut fournir, et bons, comme l'on dit, au poil et à la plume: ce sont tous personnages qui ont acquis par leur vertu et mérite, au péril de la vie plusieurs fois hasardée, ce collier honorable duquel les rois ont signalé leur gloire. Les secrétaires assidus auprès des souverains seront des plus capables; l'assiduelle sujétion qu'ils rendent à leurs charges fait qu'ils savent les temps et les momens des volontés du maître, la naissance, la suite et le fond des affaires, et sont comme les clefs des mystères des princes. Parmi l'ordre puissant et invincible corps de la noblesse, il s'en peut rencontrer encore quelques-uns et des plus suffisans, et entre ceux qui ont usé la meilleure partie de leur âge aux honorables professions, ou employée auprès de ceux qui de leur temps ont manié les plus grandes affaires. La grandeur de l'État, la multitude et la nature des affaires doivent régler le prince pour ordonner du nombre qu'il lui faut de ces hommes choisis. Le corps de ce Conseil, ainsi bâti des meilleures parties prinses de ses sujets, fera reluire et estimer partout son jugement et bon entendement, donnera poids à son autorité et très-grande réputation à son empire. Mais ce n'est pas assez d'avoir un Conseil qui ne s'en veut aider, ou ne s'en servir que de mine, inutile du tout au souverain qui ne croit que sa tête; qu'il se dispose donc à l'écouter et à le suivre en toutes ses affaires, qui ne se peuvent mûrement consulter que sur le tapis vert; se conseille à propos et prenne garde que, pour y être ou trop long ou trop prompt, l'occasion perdue ne perde aussi ses affaires; écoute les conseils et les raisons paisiblement, avec attention et ferme jugement, sans s'attacher opiniâtrément aux siennes; n'use de brigue ne de force pour les faire approuver; trouve bon que chacun y parle franchement; il se verroit souvent froidement conseillé s'il faisoit le contraire, et d'un esprit indifférent remarque les avis, les reçoive également, bons ou mauvais, faisant paroître qu'il les prend de chacun comme donnés en bonne conscience. Et puis après, d'autant que le secret est l'âme des affaires, sur le poids des raisons plutôt que sur le nombre, prenne en privé lui-même avec deux ou trois sa résolution pour être plus secrète, et aussitôt prête la main à l'exécution. Que si elle ne reçoit pas toujours une fin espérée, il y aura moins de regret que s'il l'avoit seulement prinse avec sa fantaisie. Que jamais il ne juge par les événemens ne d'eux ne des avis et ne les leur reproche point, mais, en considérant qu'il ne se trouve rien qui soit plus épineux que de conseiller un roi ou autre souverain, les tienne pour arrêts de la Fortune, qui préside séante dessus le trône des affaires humaines. Qu'il assiste souvent en ce Conseil, car sa présence les arrêtera tous dans le point du devoir; son œil et son oreille tiendront le contrôle de leurs déportemens, du biais et de la chute de leurs opinions, et son bon jugement donnera sonde jusques au fond de leurs conceptions, sans toutesfois sous quelque préjugé ajouter foi par trop légèrement, ne refuser obstinément à croire ce qu'il verra ou qu'on lui dira d'eux, ne de tout autre que ce soit. Et, non content de les ouïr opiner en Conseil, les interroge souvent chacun à part sur ses affaires ou sur des autres qu'il imaginera; c'est un moyen pour s'instruire sans peine et en savoir en peu de temps lui seul autant ou plus que tous ensemble, et faire qu'un chacun d'eux approchant près de lui ait toujours l'esprit en garde pour répondre à propos et satisfaire sur le champ à ses intentions. Ne favorise ceux qui voudroient usurper autorité dessus leurs compagnons; il y auroit à craindre que ce support ne jetât à l'écart aucunement leur ancienne intégrité pour la mêler aux passions particulières d'où naissent les cabales tant dommageables au service des princes. Pour ce regard qu'il les tienne à l'égal; l'égalité est mère de l'accord, et l'accord père de l'harmonie. Mais hors de là chacun fasse sa charge, conspirant tous à une même fin, c'est au bien de l'État et du souverain, lequel ainsi comme le grand ressort doit faire aller d'un même temps les divers mouvemens de la machine de l'empire, où, si les uns présument tant de les vouloir conduire tous et entreprennent sur les charges des autres, c'est tirer au bâton; tout y demeure court ou le désordre et la confusion se pêle-mêlent aux affaires du prince. Pense pour eux lorsqu'ils n'y pensent point, s'il les veut obliger à ne penser qu'à lui, et leur donne du bien sans le demander: les services demandent; donner ainsi c'est obliger et donner doublement; ou ne se fasse tirer par trop l'oreille quand ils demanderont:

D'un bienfait marchandé le mérite se perd.

Après avoir ainsi disposé toutes choses pour affermir la base de son autorité, par l'assurance et l'honneur de l'État, pourvoie à sa personne, sa maison et sa Cour, faisant un choix considéré de serviteurs fidèles et discrets, sans yeux et sans oreilles, qui soient de bonnes mœurs, de douce humeur, accoutumés au service des princes et des grands, et d'âge convenable à bien faire les charges dont il voudra les honorer diversement, selon les qualités, pour s'en servir en sa maison et spécialement auprès de sa personne. Car il importe extrêmement au prince d'être servi de telles gens, pour ce qu'ils sont comme premiers dépositaires de sa vie, de tous ses mouvemens secrets et actions privées. Or, à ce que l'on dit, Sa Majesté le relèvera de cette peine, voulant elle-même faire sa maison lorsqu'elle se résoudra de le mettre en vos mains, et lui donner, pour le servir en chacune des charges, de l'élite des siens, sur le patron desquels il puisse apprendre à les choisir ailleurs s'il en avoit besoin. En ceci il ne recevra pas un petit avantage de les prendre du Roi, qui les a éprouvés, d'autant que le hasard se rencontre à l'essai des choses inconnues. Il est à présumer qu'il prendra des plus mûrs et des plus gens de bien pour mettre près de sa personne; leur âge, leur prudhomie et l'honneur d'être à Sa Majesté lui donneront je ne sais quelle crainte qui pourra l'empêcher ou divertir de beaucoup de jeunesses qu'il pourroit entreprendre, séduit par le conseil d'un inconnu et mauvais serviteur, abusant à son dam, pour un profit particulier ou passion privée, de la facilité et bonté de son âge. Après l'ordre donné pour servir sa personne, qu'ayant le soin en même temps de son instruction pour les mœurs et les lettres il choisira lui-même un précepteur, et par ainsi capable d'une si grande charge. Puisque Sa Majesté veut qu'il entre en son Conseil à l'âge de douze ans, et qu'il se façonne et fasse son apprentissage dans cette école de la chose publique, depuis cet âge jusqu'à celui qui le rendra majeur par les lois du royaume, afin qu'en ce temps-là il se puisse trouver comme maître passé, et suffisant d'en prendre la conduite; voulant en outre, pour le rendre accompli, qu'elle le mettra alors entre les mains de ses plus confidens qui l'instruiront du fond du secret et du fin de toutes les affaires. L'on dit aussi que le Roi, lui permettant d'avoir quelques heures à soi, pour y passer honnêtement le temps et l'employer aux exercices vertueux qui soient de sa portée et convenables à sa qualité, a résolu de lui donner pour compagnie une certaine troupe de jeunes gentilshommes, de pareil âge ou sortable au sien, qu'il tirera des plus grandes et meilleures maisons de toutes ses provinces, jugeant que cette première nourriture fournira les semences d'une solide affection à aimer la personne de ce jeune Prince qui germera dans ces petites âmes, et, croissant peu à peu comme leurs corps, s'élevera si forte que, parvenue à sa maturité, elle lui produira facilement les fruits d'une fidèle subjection et ferme obéissance, et qu'un jour ce seront ses tenans et les arcs-boutans de son autorité; que par leur bon exemple, leur crédit et la force, ils maintiendront et feront reconnoître par toutes les parties du royaume, et par même moyen la rendront redoutable aux nations étrangères. Et comme Sa Majesté vous a destiné pour gouverner ce Prince, façonner et conduire sa première jeunesse, avec pouvoir sur toute sa maison, il sera nécessaire aussi que vous ayez l'œil sur cette compagnie, et preniez garde à ce que pas un d'eux, ne autre approchant près de lui, n'haleine dans ses yeux ou souffle en ses oreilles l'infection du vice naturel que chacun porte de naissance, car chacun a le sien; vous le verriez en peu de temps plus vicieux lui seul surpasser tous les autres. Conduisez-le toujours des yeux et de la main; tenez-en garde de tous côtés des espions fidèles et retranchés contre ce mauvais vent, qui éteindroit en lui ces petites bluettes du feu de la vertu, dont la nature a parsemé nos âmes. Et pour autant qu'il semble que le mal et le bien, le vice et la vertu, l'adversité et la prospérité que reçoit un État partent, ainsi que d'une source, de la maison du prince souverain, il faut que le nôtre sache que ce n'est pas une des dernières parties de sa prudence de la bien ordonner; et pour ce faire, qu'il commence cet ordre par sa personne propre, faisant reluire avec sa qualité, sa foi, sa piété, sa probité, sa tempérance, sa justice et sa grâce; ses serviteurs, ses courtisans, et puis tous ses sujets, des plus petits jusqu'aux plus élevés, suivront cette lumière. Les peuples sont imitateurs des rois, comme persuadés que leurs actions commandent à l'égal de la force des lois. Qu'il donne les premières charges à personnages de grande qualité, de mérite pareil et d'âge vénérable, et tels qu'il n'en puisse jamais craindre le repentir, ne recevoir du blâme; car telles gens lui feront de l'honneur, serviront par honneur et non par avarice. Que chacun d'eux soit maintenu en son département et tous ensemble si liés d'une commune intelligence que leurs affections conduisent celles des moindres officiers qui serviront sous eux, pour ne viser pour tout ailleurs qu'au service du prince. Qu'il reconnoisse aussi cette fidélité par récompenses et bienfaits honorables, octroyant librement ou prévenant dextrement leurs demandes: le service muet, continué, demande de soi-même, et la façon dont se donne le bien ou gratification oblige fort souvent autant ou plus que la valeur de la chose donnée. Ne souffre point que les chefs de ces charges en oppressent les membres, car ils sont tous à lui, et qu'abusant indignement de leur autorité ils ne les privent de leurs droits et volent leurs salaires. Il seroit à craindre que l'indigence et la nécessité n'abattît la foiblesse et la fidélité de quelqu'un de ceux-là, au préjudice, possible, de sa vie; et par ainsi qu'il s'enquerre soigneusement des mœurs et des actions de tous ses domestiques, à celle fin de les tenir toujours en état de bien faire, et pour y donner ordre s'il y a de la faute, la punissant en eux plus rigoureusement pour l'exemple des autres. Que l'on voie souvent autour de lui des hommes doctes et sages personnages, de toute qualité et différentes professions, pour avoir en tout temps à qui communiquer, de quoi prendre plaisir, et s'instruire parfois en leurs discours de diverses sciences; tenant cette maxime de jamais n'approcher de soi, pour y être ordinaires, que des gens de bien. D'autant que tout le monde jugera qu'il est tel que sont ceux qui le servent et vivent en faveur auprès de sa personne. Ne juge mal de la sincérité de leurs affections, ne de ses autres serviteurs, pour ne louer toujours ses conseils, ses desseins, ses faits ou ses paroles, ains trouve bon que, selon leurs avis, ils les puissent sûrement réprouver avec modestie. C'est un avant-coureur à la ruine de celui auquel on n'ose dire la vérité en aucune façon, de peur de lui déplaire. Fasse distinction des bons et des mauvais, de ceux qui l'aimeront d'âme et de cœur, pour l'amour de lui-même, d'avec ces finets qui consentiront tout pour faire leurs affaires, et cauteleusement le flatteront jusques à ses pensées. Aime ceux-là, rejette ceux ici, comme peste des princes et de la république; car ces flatteurs ce sont des affronteurs beaucoup plus dangereux que ceux qui, parmi le commun et les particuliers, font métier ordinaire et vertu d'user d'affronterie, étant par eux tout à la fois le public affronté, affrontant la personne du prince. Plante la paix en sa maison, en déracine la discorde; l'une donne l'accroissement aux plus petites choses, l'autre ruine de tout point et détruit les plus grandes et les mieux établies. Embrasse la vertu à bon escient et déteste le vice, y établisse le premier et en bannisse l'autre; et ne présume pas que la royale et souveraine qualité soit couverture suffisante pour empêcher les mauvaises odeurs de sa mauvaise vie; car, fût-il encavé au plus profond d'une caverne, l'on en sentira l'air, étant des rois ainsi que du soleil, qui pour un temps peut bien dissimuler, mais non pas dérober du tout les rais de sa lumière. On verra lors toute sa Cour imiter à l'envi ses actions vertueuses, chacun brûlant de passion et fidèle désir abandonner et les biens et la vie pour le service de ce Prince, qui trouvera, en bien vivant et bien régnant, sa personne assurée et son État aussi, en la vertu de ses amis, l'amour de ses sujets, et sa propre prudence, les légitimes et uniques moyens pour conserver et gagner les empires. Voilà en peu de mots une partie des principales considérations qu'il doit avoir en faisant sa maison. Il nous faut assurer que Sa Majesté ordonnant de celle de notre jeune Prince la fera telle qu'elle servira de règle, non à sa Cour et suite seulement, mais à tout le royaume.

Or, si la piété, la prudhomie, le savoir, les vertus héroïques, les bonnes lois, les finances et les amis; et si les armes, le bon conseil, la prudente conduite et vertueuse vie d'un roi et seigneur souverain sont pièces qui suffisent pour assurer sa domination et empêcher que son État et son autorité ne voient la ruine, notre Prince aura de quoi bien espérer, ayant apprins et retenu vos bons avis et vertueux enseignemens, et plusieurs autres qu'il apprendra pour cette même fin, à mesure que l'âge augmentera les forces de son entendement. Cependant qu'il sache que la preuve infaillible de la bonté de son gouvernement, ce sera l'opulence de ses sujets et leur louable vie; et quand la crainte de ressentir le déplaisir et l'ennui de sa mort leur fera souhaiter que la leur la prévienne, et lorsque retirés chez eux en leur particulier, ils admireront tous et feront admirer à toutes leurs familles plus sa rare vertu que sa grande fortune. Et possible Sa Majesté, pour couronner cette œuvre, prendra plaisir aucunes fois d'employer en la personne de son Dauphin tout ce que le long temps et la pénible expérience lui ont si chèrement apprins, et plus par aventure qu'à nul autre des princes qui vivent sur la terre. Mais pource que je sais qu'il n'y a rien dessous le ciel qui ne soit périssable et sujet à sa fin, même que les grandeurs des plus puissans empires ont leur point limité, je prie Dieu et le supplie de vouloir différer le décret final préordonné sur cette monarchie, à ce que la tempête n'en tombe sur ce Prince, et que jamais elle ne puisse choir sur les rois de son nom, de le garder et conserver toujours sous l'abri de ses ailes, gouverner et conduire toutes ses actions, et lui permettre de régner après Sa Majesté paisiblement, heureusement et à longues années, favorisé de sa bonté, aimé et craint de ses sujets, honoré, estimé et redouté de tout le monde; et de pouvoir enfin, suivant les traces du roi son père, laisser un jour la France regorgeante en richesses au milieu de la paix, un doux ressouvenir de ses bontés dans le cœur de ses peuples, puis en succession à ses successeurs, du sujet de l'ensuivre et de faire comme lui, et de la gloire du nom françois et de son renom remplir toute la terre. Voilà, Monsieur, ce que votre désir et l'affection particulière que j'ai au bien et au service de ce Prince m'ont fait concevoir pour son instruction. Je m'estimerai très-heureux si vous et ceux qui le liront jugez que j'ai satisfait aucunement à leur gré et à votre espérance; sinon je vous somme à garant, en attendant que quelqu'un plus solvable que moi vous dégage de cette obligation. J'aurai toujours fort agréable une telle décharge.

Souvré. Pour moi j'en suis bien content et me sens obligé à vous de cette conférence.

L'auteur. Monsieur, je suis votre très-humble serviteur, je reçois ces paroles de votre courtoisie.

FIN DES APPENDICES.

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