L'essayeuse : $b pièce en un acte
SCÈNE II
LISE, puis GERMAINE
LISE
Allons ! il n’est pas fâché, au fond… (A la porte d’entrée.) Par ici, ma chérie !… (Germaine entre du fond.)
GERMAINE, l’embrassant
Bonjour, mon vieux ! Que je suis contente !…
LISE (2)
Et moi, donc !… Tu as fait un bon voyage ?
GERMAINE
Excellent ! A la gare, j’ai pris la vieille petite diligence, qui m’a secouée !… j’arrive toute couverte de poussière, de baisers de mouches, de cendre, de charbon, mais bien joyeuse de vivre quelque temps auprès de ma petite Lise (regardant.) C’est très gentil, chez toi !
LISE, la faisant asseoir (2)
Tu vas rester au moins un mois ?
GERMAINE
Un mois ? Impossible !
LISE
Ton divorce est prononcé, pourtant ?
GERMAINE
Et à mon bénéfice !… Si j’avais eu des enfants on m’en aurait confié la garde ! Heureusement que je n’en ai pas ! Enfin, succès sur toute la ligne ! Le jour du jugement, j’ai offert un thé : tout le monde est venu me voir, me congratuler… Tu sais, je suis la divorcée la plus en vue, à l’heure qu’il est !
LISE
Ça ne t’a pas chagrinée de quitter ton mari… pour toujours ?
GERMAINE
Ma foi non… Ce que j’aimais, ce n’était pas lui, mais l’idée que je me faisais de lui. Quand j’ai découvert que l’objet n’était pas conforme au modèle, j’ai réclamé mon argent.
LISE, pensive
Alors, tu estimes que les hommes peuvent être différents de ce qu’ils paraissent ?
GERMAINE
Presque tous sont des cabots, de vilains cabots qui jouent le personnage du jeune héros ; il ne faut pas les voir dans la coulisse… Et dire que, si monsieur Frémine n’avait pas suivi son écuyère, je serais encore sa dupe !… Enfin, n’en parlons plus ! J’ai l’intention d’oublier tout ça durant mon séjour ici !… Je ne vous gêne pas, au moins ? (passe au 2.)
LISE
Toi, me gêner ?… Par exemple !…
GERMAINE
Et ton mari ?… Qu’a-t-il dit quand tu lui as appris l’arrivée d’une raseuse ?…
LISE
Il a été enchanté, ravi, aux anges !
GERMAINE
C’est bien vrai ?… Jure-le !…
LISE
Je te le promets !…
GERMAINE
Il est toujours amoureux fou, monsieur Tournelle ?
LISE
Oui… Il ne fait que ça du matin au soir…
GERMAINE
Et toi, tu l’aimes ?…
LISE
De toutes mes forces. Je suis à lui pour la vie !
GERMAINE
Mâtin !… C’est grave !…
LISE
C’est très grave, en effet.
GERMAINE
Enfin, tu es heureuse, c’est l’essentiel !
LISE, faiblement
Oui, je suis heureuse.
GERMAINE, surprise
Tu dis ça d’une étrange façon… Tu n’es pas heureuse.
LISE
Non, là !…
GERMAINE
Aïe !… Déjà !… Tu as ton écuyère ?
LISE, indignée
Jamais de la vie : René m’adore !…
GERMAINE
Eh bien ?… Pourquoi es-tu malheureuse ?
LISE, presque pleurant
Parce que je suis une petite dinde ! (Elle s’assied sur la chaise.)
GERMAINE
Ah !
LISE
Oui, une petite dinde !… Au lieu de profiter de mon bonheur carrément, j’y cherche des fêlures, des pailles ! Et puis, tout ça, c’est ta faute !
GERMAINE
A moi ?… Ça, c’est roide !…
LISE
Pourquoi as-tu été malheureuse, aussi ?… Quand monsieur Frémine t’a épousée, il était charmant, amoureux, tendre… comme René ! On n’aurait jamais supposé que cet homme-là te tromperait un jour !…
GERMAINE
Pas un jour, plusieurs jours !
LISE
Eh bien, je me dis que, peut-être, René est un homme pareil aux autres, avec les mêmes défauts, les mêmes faiblesses. Il y a beaucoup de chances pour que je m’abuse ; mais il y en a une petite pour que j’aie raison, et c’est la petite qui gâte les autres… Songe donc ! J’ai donné toute mon âme, toute mon existence à un monsieur ; je le juge parfait ! Si je m’étais créé une illusion ; si j’avais, à ton exemple, aimé l’idée que je me fais de lui, et non le vrai René… ma vie serait en miettes !…
GERMAINE
Bah ! On brise sa vie… et puis on en recolle les morceaux. Chaque personne refait cinq ou six fois la sienne.
LISE
Moi, je ne pourrais pas ! Je sens que je suis partie pour les plus grandes folies : j’aime mon mari d’une façon absolue…
GERMAINE, assise sur le canapé
Mais tu te défies de lui !
LISE
Non : je me défie de moi. C’est pourquoi je veux savoir, suivant ton expression, si l’objet est conforme au modèle ! S’il est conforme, tout est bien : je renonce à toute inquiétude, et je me laisse être heureuse, sans arrière-pensée…
GERMAINE
Et s’il n’est pas conforme ?…
LISE
Alors ! Oh ! alors… je rentre le grand amour, j’abandonne mes prétentions. Je suis assez malheureuse, certes, mais je n’ai pas l’humiliation d’avoir été dupée, bafouée, ridiculisée.
GERMAINE
Hé là !… prends garde : je suis là !
LISE
Enfin, s’il arrive un moment où mon mari me trompe, j’aurai moins de chagrin, puisque je m’y serai attendue, et j’aurai moins de honte, puisque je pourrai dire : « Je l’avais prévu ! »
GERMAINE
Quelle drôle de petite bonne femme tu fais !
LISE
Je veux savoir à quoi m’en tenir.
GERMAINE
Tu n’as pas tort : si j’avais eu ta prudence, je me serais épargné bien des chagrins.
LISE
Ah ! tu m’approuves !
GERMAINE
Seulement, je ne devine pas comment tu vas t’y prendre pour « essayer » ton mari ?
LISE
Sois tranquille, je ne l’examinerai pas moi-même !… Je chercherai une personne de confiance, une personne éprouvée par le chagrin, ayant l’expérience du mariage ; cette personne, je la choisirai jolie, jeune, un peu coquette, et même troublante. Et je lui demanderai : « Voulez-vous, me rendre un service ?… Faites la cour à mon mari ! »
GERMAINE
Eh bien, ma petite, vrai, tu auras tort ! La dame fera la cour à ton mari ; si elle est adroite, elle arrivera peut-être à ses fins, et tu seras bien avancée !
LISE
Non… Je choisirai une personne sûre, ayant pour moi une de ces affections sincères qui défendent la trahison ; je prendrai cette « essayeuse » parmi les rares honnêtes femmes de ce temps !…
GERMAINE
Ah ! mon Dieu !
LISE
Quoi ?
GERMAINE
Mais c’est de moi que tu parles !
LISE
Bien entendu.
GERMAINE
C’est à moi que tu veux confier ton rôle d’« essayeuse » ?
LISE
Dame ! ça te revient de droit !
GERMAINE, se levant, et passant 1
Merci ! je ne réclame rien !
LISE (2)
Dès que tu m’as écrit pour me demander de t’inviter, mon premier mouvement a été pour te refuser… Tu le comprends !…
GERMAINE
J’avoue que je ne comptais pas sur ton invitation !
LISE
Mais j’ai réfléchi que toi seule pouvais me rendre ce grand service ! Et j’ai télégraphié : « Viens ! »
GERMAINE
Mon enfant chérie, c’est vrai : tu es une petite dinde !
LISE
Pourquoi ?
GERMAINE
Parce que tu vas démolir ton bonheur ! Il ne faut pas tenter Dieu ! A plus forte raison, il ne faut pas tenter l’homme, qui a encore moins de résistance !
LISE
Ah ! tu t’imagines qu’il céderait ?
GERMAINE
Je n’en sais rien !… Mais je n’en veux pas courir l’aventure !
LISE
Tu as peur de tomber amoureuse de mon mari ?
GERMAINE
Oh ! ça, non !… Monsieur Tournelle n’est pas du tout mon numéro !… Ce n’est pas que je le trouve mal… mais…
LISE, vexée
Tu le juges suffisant pour moi…
GERMAINE
Non, ma petite !… Je veux dire que, pour faire la cour à un homme, il faut y mettre un peu de soi !… Et je t’avoue que Monsieur Tournelle ne m’inspire pas !…
LISE
A merveille !… Tu ne l’en observeras que mieux !…
GERMAINE
Non, encore une fois, non !… Je ne me charge pas de cette mission.
LISE, vexée, à droite
C’est bien… Je te croyais une meilleure amie !…
GERMAINE
Ça, c’est un comble ! Tu te fâches parce que je ne veux pas faire la cour à ton mari !
LISE, revenant vers elle
Je me fâche parce que tu refuses de m’aider… et voici ce qui va certainement arriver… Comme je ne puis rester dans l’état d’affolement où je me sens, je chercherai une autre essayeuse. Celle-là n’aura pas tes scrupules, ni ton honnêteté : au lieu d’arrêter mon mari à temps, elle l’engagera bien à fond… et elle l’essaiera tout à fait !…
GERMAINE
Alors, renonce à ce projet stupide !
LISE
Je ne peux pas !… Il faut, tu entends, il faut que j’en aie le cœur net ! Je te répète que j’en suis malade ! Tant pis, je serai « cornette », comme disaient nos aïeules… et tu l’auras voulu !…
GERMAINE
Sapristi !… Tu fais du chantage !
LISE, remontant à droite
Tu n’es pas une amie dévouée !…
GERMAINE, suivant à gauche
Bon !
LISE
Ou bien tu as peur de succomber à la tâche !
GERMAINE
Moi ?… Peuh !… J’en ai roulé d’autres que ton mari !
LISE
Tu dis ça !…
GERMAINE
Ton mari !… Mais en vingt minutes, même pas : en dix minutes, je saurai tout ce qu’il a dans la tête. C’est un jeu d’enfant !
LISE
Bon !… Ainsi, tu acceptes ?
GERMAINE
Il le faut bien : tu me prends par l’amour-propre… Bien que, à la réflexion…
LISE, vivement
Non ! ne réfléchis pas… Tu as consenti !…
GERMAINE
Quand faudra-t-il commencer les hostilités ?
LISE
Tout à l’heure. J’ai préparé une sortie pour moi : je dirai que je dois aller à Verville, t’acheter un oreiller de crin.
GERMAINE
Un oreiller de crin !… Combien de minutes faut-il pour aller en auto à Verville ?
LISE
Quinze minutes.
GERMAINE
Quinze et quinze, trente ! Et cinq minutes pour l’oreiller !… C’est plus qu’il n’en faut ! Sois de retour dans trente-cinq minutes !
LISE
Et tu me jures de me dire toute la vérité, rien que la vérité ?
GERMAINE
Je te le jure !
LISE, l’embrassant
Ah ! ma chérie, que tu es gentille !… Et comment te remercier ?
GERMAINE
En me donnant un Santa cruz sour. Je meurs de soif !
LISE
Je vais te le préparer moi-même. (Elle va au fond, vers un nécessaire à boissons, l’ouvre et prépare le « sour ».)
GERMAINE (2)
Voyons ! Je ne suis pas trop flappie ?
(Elle se regarde dans la glace.)
LISE
Tu es délicieuse !… Le divorce te va très bien !
GERMAINE
Comme essayeuse, il y a plus mal !…
LISE
Il n’y a pas mieux… Ote ton paletot, qu’on distingue ta ligne !
GERMAINE, obéissant
Et mon chapeau… Là, maintenant, j’ai soif…
LISE, apportant le verre
Voilà !… Oh ! ma chérie !…
(Elle l’embrasse.)
GERMAINE
Prends garde !… tu me décoiffes !
LISE
Ah !… toi aussi !
RENÉ, à la cantonade
Ces dames sont dans le salon ? Bien !
GERMAINE
Ah ! c’est l’ennemi ?…
LISE
Oui !… Attention !…
(Entre René. Il est habillé avec une élégance irréprochable.)