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L'essayeuse : $b pièce en un acte

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SCÈNE V

GERMAINE, RENÉ

GERMAINE, à part, après un temps, au 2

Tiens ! C’est vrai, il s’est parfumé !

RENÉ, à part

Elle n’est pas vilaine, la divorcée !

GERMAINE

Vraiment, je m’en veux d’être pour vous un trouble-fête !

RENÉ

Bah ! Lise n’était pas sortie depuis deux jours, et la promenade lui fera du bien.

GERMAINE

Mais vous, monsieur Tournelle, ça ne vous ennuie pas trop de me tenir compagnie ?

RENÉ

Je suis ravi, au contraire !… Et vous ça ne vous ennuie pas trop de m’avoir pour compagnon ?

GERMAINE (1)

Je vous dirai ça dans une demi-heure.

RENÉ

Je vous préviens, je ne suis pas très distrayant : les musiciens n’ont pas d’esprit.

GERMAINE

En somme, je ne suis pas exigeante. Faites-moi un peu la cour, ça suffira.

RENÉ

Je serai très gauche : j’ai perdu l’habitude.

GERMAINE

Mes compliments ! Vous êtes un bon mari !

RENÉ

Faut-il accepter ça pour un compliment ?

GERMAINE

Dame, je n’ai pas eu l’idée de vous blesser.

RENÉ

Ce n’est pas très reluisant d’être « un mari », c’est presque humiliant d’être un « bon mari » ; ce mot-là vous donne dix ans de plus !

GERMAINE

Mettons que vous n’êtes pas encore un mauvais mari !

RENÉ

Merci pour l’« encore » ! Vous m’ouvrez l’avenir !

GERMAINE

Tiens, tiens ! Vous avez donc l’intention de mal tourner ?

LISE

Nullement ! Mais j’aime à me dire que, si je voulais, je pourrais compter parmi les débauchés : ça me permet de les blâmer sans arrière-pensée d’envie.

GERMAINE

Cela vous permet-il le flirt ?

RENÉ

Hein !… Je vous dirai ça dans une demi-heure !

GERMAINE, vexée

Dites donc, vous êtes presque insolent ! Je n’ai pas le temps d’attendre ; passez-moi les journaux illustrés.

RENÉ

Je vous prie de m’excuser. Vous voyez, j’ai perdu la main ! Mais que penseriez-vous de moi si je me mettais à vous conter fleurette ?

GERMAINE, assise

Je penserais : « Voilà un homme qui sait recevoir ! »

RENÉ

Pas du tout ; vous penseriez : « Comment ? Tout de suite ?… A peine sa femme a-t-elle le dos tourné qu’il en profite pour se jeter sur l’invitée !… Fi ! pouah ! pouah !… »

GERMAINE

Ces scrupules vous honorent ; mais, de trois choses l’une : ou bien vous êtes un parfait mari…

RENÉ

Je le suis !

GERMAINE

Que non !

RENÉ

Que si !

GERMAINE

Que non !… ou bien je ne vous plais pas…

RENÉ

Vous n’en croyez pas un mot !…

GERMAINE, continuant

Ou bien vous êtes un malin et vous vous dites : « Laissons venir ! »

RENÉ, vexé

Tenez voici les illustrés. (Il lit.) « Armes et Sports, Fémina, la Vie Parisienne… »

GERMAINE

Vous êtes vexé ! J’ai deviné juste !

RENÉ

Et vous, chère Madame, vous vous êtes dit : « Tous les hommes sont des polichinelles. En voici un qui passe pour aimer sa femme ! Je vais m’amuser à l’emballer, rien que pour me prouver à moi-même que j’ai raison de mépriser ses semblables. Ça ne traînera pas : je lui tendrai l’appât ; il sautera dessus. Et, quand il sera pris, je l’abandonnerai là, sur le sable, tout seul… » Eh bien, non ! Je ne me laisserai pas prendre. Je ne tournerai même pas autour de l’hameçon, et je ne vous donnerai pas la joie de dédaigner, une fois de plus, le sexe auquel j’ai le malheur d’appartenir. Voici les illustrés !…

(Il les lui tend.)

GERMAINE

Monsieur Tournelle, vous venez de m’offrir une petite leçon que j’ai méritée : je ne vous en veux pas. Au contraire, je reconnais que je vous avais mal jugé. Déposez les « Armes et Sports », et causons comme de bons amis que nous serons.

RENÉ, posant les illustrés sur le piano

Bravo ! vous êtes un brave garçon de femme !

GERMAINE

A mon tour, dois-je accepter ça pour un compliment ?

RENÉ, prenant une chaise et s’approchant de Germaine

Certes. Cela signifie que l’on peut se fier à vous…

GERMAINE

En effet, ça signifie : « Vous n’êtes pas dangereuse ! Vous êtes de tout repos ; vous n’êtes pas la femme qui me ferez tourner la tête ! »

RENÉ, s’asseyant près d’elle

Ça signifie tout honnêtement : « Vous n’êtes pas la femme banale et coquette avec qui l’on s’occupe à ce passe-temps stupide du flirt. »

GERMAINE

Pas si stupide !… D’abord, vous ignorez ce que c’est !

RENÉ

Si fait ! C’est l’art de chuchoter aux femmes des polissonneries ingénieuses, de leur proposer, d’une façon subtile et délicate, des choses d’une brutalité révoltante, de leur manquer de respect avec toutes les formes de politesse, et de les traiter comme des filles sans leur dire un mot de trop. Tel est le flirt, entre gens civilisés.

GERMAINE

Il y a du vrai, là-dedans.

RENÉ

Et vous m’estimez capable de gâcher ainsi une amitié qui peut être si charmante, une intimité où la confiance ne saurait s’inquiéter d’un peu de tendresse inavouée ?… Près de vous, je n’aurai plus la contrainte de me montrer meilleur que je ne le suis, et vous n’aurez plus le souci fatigant de chercher à plaire. Mais vous sentirez, sans que je vous l’aie dit, que vous me plaisez infiniment ; et il y aura entre nous un lien plus fort que la complicité d’une coquette et d’un voluptueux.

GERMAINE

C’est fort bien ! Mais si vous continuez ainsi, vous allez me faire une déclaration bien nette.

RENÉ

Jamais ! Qu’allez-vous inventer là !

GERMAINE

J’ai l’expérience : je n’ignore pas qu’une déclaration débute par des compliments !… Et il me semble bien en avoir entendu quelques-uns ?

RENÉ

Est-ce que l’on débite des compliments à une femme telle que vous ? Je serais vite grotesque ; à chaque phrase prévue vous opposeriez une réponse toute prête.

GERMAINE

Ça, c’est probable.

RENÉ

Je ne vous dirai pas que vous avez une robe délicieuse…

GERMAINE

Je vous répondrais que c’est une vieille robe de l’année dernière.

RENÉ

Je ne vous dirai pas que vous êtes jolie comme un cœur.

GERMAINE

Je vous répondrais que vous exagérez et que je me trouve très vilaine aujourd’hui.

RENÉ

Je ne vous dirai pas que vous avez la figure la plus malicieuse du monde.

GERMAINE se lève

Je vous répondrais que je suis amusante, tout au plus, et que c’est la beauté des laides. (Elle passe au 2.)

RENÉ

Enfin, je ne vous dirai pas que je vous adore.

GERMAINE

Je vous répondrais que vous n’en pensez pas un mot et que vous vous exprimez ainsi par politesse. (Elle va vers la fenêtre.)

RENÉ

Alors, je ne vous dirai rien de tout ça. (II se lève, ferme la porte, et revenant.) Mais je vous dirai que vous n’êtes pas comme les autres, que vous vous révélez spirituelle, artiste jusque dans votre façon de vous vêtir. Je vous dirai qu’il y a sur votre visage une lumière de gaîté qui le ferait distinguer entre mille, que la ligne de votre corps est souple et robuste ; je vous dirai, enfin, que l’on ne saurait vous oublier lorsqu’une fois on vous a vue, et que l’on ne saurait ne pas vous aimer, lorsque l’on se souvient de vous.

GERMAINE

Allons ! Vous me répétez sous une autre forme ce que vous ne vouliez pas me dire tout à l’heure.

RENÉ

Vous croyez ?

GERMAINE

J’en suis sûre ! La forme est moins banale, voilà tout !

RENÉ

La sincérité seule en fait le mérite.

GERMAINE (2)

Toutefois, vous me paraissez orné d’une belle audace ! Il y a dix minutes, vous ne me connaissiez pas, vous ne m’aviez jamais vue.

RENÉ

C’est vous qui avez mauvaise mémoire : je vous ai vue deux fois.

GERMAINE

Ah oui… à l’église, le jour de votre mariage !… Vous ne m’aviez même pas remarquée !

RENÉ

Je n’ai fait attention qu’à vous !

GERMAINE

Bon apôtre ! (Elle dégage à droite.)

RENÉ

Je puis même vous dire comment vous étiez habillée !

GERMAINE

Je vous en défie !

RENÉ

Soit !… Vous aviez une robe kaki, avec un jabot d’Irlande, un petit chapeau de roses pompon très drôle, et une grande canne-ombrelle qui vous donnait un air très hardi.

GERMAINE

Oh ! c’est surprenant !… Vous avez une mémoire de couturière !

RENÉ

N’est-ce pas ?… Et vous avez causé avec moi longuement !

GERMAINE

Allons donc !

RENÉ

Vous avez prononcé de ces paroles qui vont droit au cœur d’un homme ! Vous m’avez dit : « Monsieur, je ne chante que votre musique ! »

GERMAINE, près de lui

Maintenant, je me rappelle !… Et vous avez gardé ce petit souvenir de rien du tout, au milieu de tant d’autres, plus importants ?

RENÉ

Oui !… A mon insu, il s’était créé entre nous deux un lien mystérieux, ce lien dont je vous parlais tout à l’heure. Très souvent, j’ai demandé de vos nouvelles. J’ai appris ainsi toutes les tristesses de votre vie ; vous n’avez pas été heureuse !…

GERMAINE

Parbleu ! J’étais mariée à un homme comme vous !… Et, vous savez des hommes comme vous, ça fait de déplorables maris…

RENÉ

Oui, mais ça fait des amants exquis.

GERMAINE

Je vous vois venir !… Non, mon brave homme, vous repasserez ; on a déjà donné à votre frère, l’autre jour.

RENÉ

Ce n’est pas votre dernier mot !

GERMAINE

Je ne marchande même pas ! Vous m’offrez un objet dont je n’ai aucun besoin ! D’abord, je ne vous aime pas !

RENÉ

Peut-être que vous raffolerez de moi… ensuite ? — Est-il nécessaire de s’aimer pour « s’aimer » ? Il suffit de se plaire. Vous me plaisez : le plus fort est fait.

GERMAINE

C’est effrayant d’immoralité, ce que vous racontez là !

RENÉ

Je préfère vous avouer que je n’ai aucune espèce de moralité ; je remplace ça par beaucoup de délicatesse.

GERMAINE

Parlons-en, de votre délicatesse ! Vous essayez de séduire la meilleure amie de votre femme.

RENÉ

Est-ce ma faute si ma femme ne m’en a pas présenté d’autre ?

GERMAINE

Tenez, vous êtes cynique !

RENÉ

Je suis nature…

GERMAINE

Cynique et inexcusable !… Vous auriez une excuse si vous n’aimiez pas votre femme, mais vous l’aimez !

RENÉ

Oui, je l’aime ! j’ai pour elle un respect infini, une sincère affection ; elle est l’associée de ma vie ; elle me montre, à tout instant, une tendresse, un dévouement que je ne mérite pas. Je l’admire, mais ça n’empêche pas les sentiments.

GERMAINE

Non ! Vous voulez dire : « Ça empêche les sentiments ».

RENÉ

Si vous préférez !… Mais Lise est encore une petite fille ; elle sort à peine de chez ses parents ; il y a des nuances, des recherches qui lui échappent.

GERMAINE

Il est de fait que cette pauvre Lise est restée un peu pensionnaire.

RENÉ

C’est tout à sa louange ; mais il y a, dans le caractère d’un artiste, une part de fantaisie qu’elle ne peut comprendre.

GERMAINE

Et vous vous imaginez que je me prêterai mieux qu’elle à cette fantaisie ?

RENÉ

Il ne vous coûte rien de tenter l’expérience… Refuserez-vous ?…

GERMAINE

Que penserez-vous de moi si je ne refuse pas ?

RENÉ, assis près d’elle

Ne vous inquiétez pas de ça : je suis très indulgent pour les péchés dont je profite.

GERMAINE

Tout de même, vous êtes un peu… comment dire ?… tartufe !

RENÉ

Moi ?…

GERMAINE

Vous avez commencé par solliciter mon amitié, rien de plus !

RENÉ

Mais ce que je vous demande à présent fait partie de l’amitié… telle que je la désire.

GERMAINE

Par exemple !… Il vous faut un lit pour me prouver votre sympathie ?

RENÉ

Parfaitement ! Lorsqu’une femme aime un homme, lorsqu’elle l’aime… d’affection, elle lui cède une fois, pour se l’attacher. Ils mettent ainsi dans leur union le souvenir d’une aventure sans lendemain qui brillera, parmi les autres souvenirs, comme un clou d’or dans une belle tenture sombre. Jamais ils ne feront allusion à cette faiblesse unique, mais ils se garderont de l’oublier. Parfois, lorsqu’en public ils causeront de choses indifférentes, ils se regarderont ; ils penseront en même temps au « clou d’or ». La complicité de cette faute ignorée est un charme infiniment précieux, où le plaisir de se rappeler se mêle au regret du roman vite interrompu. On a tout donné en une heure de joie, et la satiété n’a rien gâté ; et l’on se dit tout cela dans l’éclair d’un regard. Voilà ce que c’est que « le clou d’or ». Qu’en pensez-vous ?

GERMAINE, dégageant à droite

Une faiblesse unique ! C’est bien peu pour un remords qui dure !

RENÉ

On a le droit de récidive… Germaine, laissez-vous persuader ! Cela ne fait de mal à personne !

GERMAINE, sur le canapé

Je craindrais de vous décevoir !

RENÉ, lui prenant la main

Allons donc ! Je suis sûr que vous êtes faite pour moi comme je suis fait pour vous ! Dès le premier moment, nous nous sommes reconnus partenaires d’égale force au même jeu : ce jeu charmant dont nous avons été tous deux privés, vous par le divorce et moi par le mariage, et nous sommes allés l’un à l’autre. Vous ne résisterez pas parce que vous ne pouvez pas résister ! Regardez ! Est-ce que je résiste, moi ?

GERMAINE, troublée

Nous n’êtes pas à moitié fat !…

RENÉ

Malgré vous, le jeu vous entraîne. J’ai pris votre main, et vous ne l’avez pas retirée. Je m’approche de vous, et vous ne vous détournerez pas ! Et, si je veux prendre vos lèvres, vous les défendrez mal !

GERMAINE, émue

Non ! Non !… Je vous en prie… je vous en prie !…

RENÉ

Ne priez pas ! Vous n’avez rien à craindre, ce n’est pas ainsi que je vous veux !

GERMAINE, avec un rire forcé

Quoi ! vous m’épargnez ?

RENÉ, s’approchant d’elle

Je veux que vous deveniez mienne au jour et à l’heure que vous aurez vous-même choisis. Le don de vous-même sera librement consenti par vous… Tenez, demain vers deux heures, allez près du lac : il y a un petit chalet où je vous attendrai. Promettez-moi que vous viendrez.

GERMAINE

C’est une folie !

RENÉ

Elle durera le temps que vous voudrez !

GERMAINE

Moi qui étais si tranquille !…

RENÉ

C’est dit ! Vous acceptez ! Un clou d’or, rien qu’un petit !

GERMAINE

Soit ! A demain !

RENÉ, près de la fenêtre

Attention ! Lise est de retour. (Il gagne à gauche.)

GERMAINE, avec un soupir

Nous allons commencer à mentir !

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