L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 3/4)): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
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Title: L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 3/4))
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L'HISTOIRE
DE FRANCE
RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS.
L'HISTOIRE
DE FRANCE
RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS.
EXTRAITS
DES CHRONIQUES, DES MÉMOIRES ET DES DOCUMENTS
ORIGINAUX,
AVEC DES SOMMAIRES ET DES RÉSUMÉS CHRONOLOGIQUES,
PAR
L. DUSSIEUX,
PROFESSEUR D'HISTOIRE A L'ÉCOLE DE SAINT-CYR.
TOME TROISIÈME.
PARIS,
FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET CIE, LIBRAIRES,
IMPRIMEURS DE L'INSTITUT, RUE JACOB, 56.
1861.
Tous droits réservés.
TYPOGRAPHIE DE H. FIRMIN DIDOT.—MESNIL (EURE).
RÉSUMÉ CHRONOLOGIQUE
DES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS DE LA PÉRIODE DE L'HISTOIRE
DE FRANCE CONTENUE DANS CE TROISIÈME VOLUME.
1285-1364.
LISTE CHRONOLOGIQUE
DES ROIS DE FRANCE ET D'ANGLETERRE QUI ONT RÉGNÉ
PENDANT CETTE PÉRIODE.
| ROIS DE FRANCE. | |
|---|---|
| Suite des Capétiens directs. | |
| Philippe IV, dit le Bel | 1285-1314 |
| Louis X, dit le Hutin | 1314-1316 |
| Philippe V, dit le Long | |
| Charles IV, dit le Bel | 1322-1328 |
| Maison de Valois. | |
| Philippe VI | 1328-1350 |
| Jean le Bon | 1350-1364 |
| ROIS D'ANGLETERRE. | |
| Édouard I, | 1272-1307. |
| Édouard II, | 1307-1327. |
| Édouard III, | 1327-1377. |
LES GRANDS FAITS
DE
L'HISTOIRE DE FRANCE
RACONTÉS PAR LES CONTEMPORAINS.
COMMENCEMENT DE LA LUTTE DE PHILIPPE LE BEL
ET DU PAPE BONIFACE.
Coment l'évesque de Pamiés fu mis en prison.
1301.
Et aussi en icest an, le premier évesque de Pamiés [1], qui du roy de France paroles contumelieuses [2] et plaines de blasme et de diffame en moult de lieux avoit semé, et pluseurs, si comme l'en disoit, avoit fait esmouvoir contre sa majesté, pour ce fu appellé à la court le roy, et jusques à tant que il se fust espurgié, sous le nom de l'archevesque de Nerbonne, de sa volenté, fu en sa garde détenu. Et jasoit que [3] contre cel évesque les amis du roy de France fussent griefment esmeus, toutesvoies le roy de sa bénignité ne souffri pas icelui évesque en aucune chose estre molesté né [4] malmis, sachant et entendant de grant courage estre injurié en la souveraine poesté et le souffrir, né en seurquetout le prince estre blescié, aucun estre blescié, glorieux [5]. Et en icest an ensement [6], au moys de février, l'archédiacre de Nerbonne envoié de par le pape Boniface, vint en France dénonçant de par ice pape au roy de France qu'il rendist icelui évesque sans delay; et luy monstra les lettres ès quelles le pape de Rome mandoit au roy de France que il vouloit qu'il sceut, tant ès temporelles choses comme ès spirituelles, estre soumis en la jurisdiction du pape de Rome, et ensement au roy dist, si comme ès lettres estoit contenu, que des églyses des ore mais en avant [7] né des provendes vacans en son royaume, jasoit ce qu'il eust la garde de eux, les usufruits, les profis ou les rentes à luy, ne préist né présumast détenir, et que tout ce gardast le roy aux successeurs des mors; et, avec tout ce, rappelloit celui souverain pape de Rome toutes les faveurs, graces et indulgences lesquelles pour l'aide du royaume de France au roy avoit ottroié, pour la raison de la guerre, en dénéant luy que aucune collacion de provendes ou de bénéfices ne entreprist à lui usurper, tenir et poursuir [8]; laquelle chose des ore en avant sé faisoit, le pape tout ce vain et faux tenoit, et luy et ceux qui à ce seroient consentans, hérites les réputoit. Et lors icelui archédiacre devant dit, message du pape Boniface, semont [9] tous les prélas du royaume de France, avecques aucuns abbés et maistres en théologie et de droit canon et civil, à venir à Rome ès kalendes de novembre prochain venant, personelment pour eux devant le pape comparoir. Et en icest an ensement, au moys de janvier, l'éclipse de la lune du tout en tout horriblement fu faicte. Et après ce, Phelippe roy de France rendi au message le pape l'évesque de Pamiés, et leur commenda que hastivement de son royaume départissent. Et après ce, en la mi-caresme ensuivant, icelui roy de France Phelippe le Biau assembla à Paris tous les barons et chevaliers nobles, tous les prélas, les frères Meneurs, les maistres et le clergié de tout le royaume de France, auxquels il commanda que il déissent et demandassent vraiement et privéement [10] aux personnes ecclésiastiques de qui il tenoient leur temporel ecclésiastique, et aux barons et chevaliers de qui leur fiés appelloient né disoient à tenir: car adecertes [11] la magesté royale doubtoit, pour ce que le pape luy avoit mandé tant des temporels comme des espirituels à luy estre sousmis, que ne voulsist le pape de Rome dire que le royaume de France fust tenu de l'églyse de Rome. Et comme tous les prélas et ecclésiastiques déissent avoir tenu du royaume de France, lors le roy leur en rendi graces, et promist que son corps et toutes les choses qu'il avoit exposeroit et mettroit, pour la liberté et franchise du royaume en toute manière garder. Les barons et les chevaliers, par la bouche du noble conte d'Artois, après ce respondirent, disans que de toutes leur forces estoient près et appareilliés pour la couronne de France, encontre tous adversaires, estriver [12] et deffendre. Et ainsi quant celui concile fu deslié et finé, fist lors crier la magesté royale que or né argent né quelconque marchandise du royaume de France ne fussent transportés; et cil qui contre ce feroit tout perdroit, et toutes-voies à tout le moins en grant amende ou en grant paine de corps seroit puni. Et dès lors en avant fist le roy les issues et les pas et les contrées du royaume de France très-sagement garder.
Les Grandes Chroniques de Saint-Denis.
BATAILLE DE COURTRAY.
De l'occision de Bruges et de la fuite Jacques de Saint-Pol.
1302.
Et en icest an ensement, à Bruges un chastel en Flandres, par les exactions non deues qu'il appellent maletoute, les gens du pays, par le gardien de Flandres, Jacques de Saint-Pol chevalier, contre le commandement du roy et la coustume de ce pays, estoient contrains et grevés. Et comme ne peust la clameur du peuple souventes fois estre oïe envers le roy de France, pour le très haut linage du devant dit Jacques, si en advint que le menu peuple s'esmut pour celle cause envers les grans et esleva, dont il y ot grant plenté [13] de sanc espandu; et tant de povres gens comme de riches furent occis les uns des autres. Desquiels aspretés et mouvemens fais, sé il peust estre fait apaisier, comme Phelippe le Biau roy de France, eust destiné et envoié nobles hommes mil et plus, appareilliés de toutes armes, avec Jacques de Saint-Pol; et fussent de ceux de Bruges, à grant révérence, dedens la ville paisiblement introduis; et disoient les Flamens de Bruges eux vouloir de toutes choses au commandement du roy de France pour bonne volenté et courage obéir: hélas! en icelle nuit du jour ensuivant que nos François estoient venus, comme il se reposassent et dormissent seurement, et ceux qui leur armes avoient ostées, furent tous traîtreusement occis. Car adecertes, si comme l'en dit, ceux de Bruges, en ce soir, avoient entendu Jacques de Saint-Pol de Flandres soi avoir vanté que l'endemain il devoit pluseurs de eux faire pendre au gibet. Pour ceci ainsi comme tous desespérés de très-grant paour, presumèrent et entrepristrent à faire telle desloyale felonnie: et toutes fois s'en eschapa le dit Jacques, par qui celle rage estoit esmeue, avec pou [14] de compaignie, céléement et occultement, fuiant hors de la ville. Et lors ainsi ceux de Bruges reprenant l'esprit du rebellement, la gent d'un port de mer prochain (que l'en appelle Dam) à eux tantost s'accordèrent, et de maintenant degastèrent et chacièrent d'avec eux les gens du roy vilainement qui députés estoient et establis à la garde du port. Et lors après ce fait, les Flamens de Bruges, et aucuns autres Flamens, Guy de Namur, fils Guy conte de Flandres, qui en France tenoit prison, appellèrent pour venir en leur aide, et icelui comme deffendeur et seigneur receurent; lequel enforcié de grant multitude de soudoiers Alemens et Tyois [15] venans à eux, les encouragea à eux plus fort rebeller; et en toutes les manières qu'il pot les esmut et atisa et donna conseil à eux esmouvoir.
De la bataille de Courtray.
Adoncques endementiers [16], comme ceux de Bruges s'appareilloient à deffendre, querans de toutes pars aides et soudoiers, Robert noble conte d'Artois fu envoié du roy de France avec moult grant chevalerie des francs hommes et grant multitude de gent à pié, et vint en Flandres, et entre Bruges et Courtray tendirent paveillons et trés [17]; car adecertes il ne pooient passer, pour l'yaue du fleuve près d'ilec courant, sur laquelle yaue les Flamens avoient rompu un pont. Et lors endementiers comme les François entendissent à appareillier le pont, ceux de Bruges, souventes fois à bataille ordenée encontre courans à l'euvre, si comme il pooient, destourbans [18] tous les jours, les François appelloient à bataille; et lors, voulsissent ou non, le pont après ce rappareillié, à un mercredi septiesme jour du mois de juillet, de l'accort de l'une partie et de l'autre, venir à bataille deussent. Ceux de Bruges, si comme l'en dit, estudians et cuidans mourir pour la justice, libéralité et franchise du pays, premièrement confessèrent leur péchiés humblement et dévotement, le corps de Nostre-Seigneur Jhésucrist reçurent, portant avec eux ensement aucunes reliques de sains, et à glaives, à lances, espées bonnes, haches et goudendars [19], serréement et espessement ordenés vindrent au champ à pié par un pou tous. Adoncques les chevaliers françois, qui trop en leur force se fioient, voiant contre eux iceux Flamens du tout en tout venir, si les orent en despit, si comme foulons, tisserans et hommes ouvrans d'aucuns autres mestiers; et lors les devant dis François chevaliers contredaignans [20], leur gent de pié [21] qui devant eux estoient et aloient, et qui viguereusement les assailloient et moult bien se contenoient, firent retraire, et ès Flamens pompeusement et sans ordre s'embatirent. Lesquiels chevaliers gentils François, ceux de Bruges, à lances aguës, forment empaignans et deboutans, gettèrent et abatirent à terre du tout en tout ceux qui à celle empointe furent à l'encontre. Desquels la ruine tant soudaine voiant le noble conte d'Artois Robert, qui oncques n'avoit accoustumé à fuir, avec la compaignie des nobles fors et viguereux, ainsi comme lyon rungent [22] et esragié, se plonga ès Flamens. Mais pour la multitude des lances que les Flamens espessement et serréement tenoient, ne le pot le gentil conte Robert tresforer [23] né trespercier. Et lors adecertes ceux de Bruges, ainsi comme s'il fussent convertis et mués en tigres, nulle ame n'espargnièrent, né haut né bas ne deportèrent, mais aux lances aguës bien ancorées [24] que l'en appelle bouteshaches et godendars, les chevaliers des chevaux faisoient trébuchier; et ainsi comme il chéoient comme brebis, les acraventoient sus la terre. Adonc le bon conte Robert d'Artois, vaillant et enforcié de toutes gens, jasoit ce qu'il fust navré de moult de plaies, toutes voies se combati-il forment et viguereusement, mieux voullant gesir mort avec les nobles hommes qu'il voioit devant luy mourir, que à ce vil et villain peuple rendre soy vif enchaitivé. Et lors, quant les autres compaignies qui estoient en l'ost des François, tant à cheval comme à pié, virent ce, à par un pou deux mille haubers avec le conte de Saint-Pol et le conte de Bouloigne, et Loys fils Robert de Clermont, pristrent la fuite très-laide et très-honteuse, laissans le conte d'Artois avec les autres honnorables et nobles batailleurs, Dieu quel dommage et quel doleur! ès mains des villains estre détrenchiés mors et acraventés. Des quiels la fuie non esperée voians les Flamens adversaires, lors pour ce leur courages enforciés reculèrent, et ceus qui par un pou vaincus s'en vouloient fuir, requerans et venans aux tentes des fuians, trestout ravirent et pristrent. Et adecertes ilec avoit grant copie [25] d'armes et grant appareil batailleur. Par les quiels les Flamens enrichis et des corps occis, quant il les orent tous desnués de leur armes et de leur vestemens, et la bataille du tout en tout vaincue, à grant joie à Bruges s'en revindrent. Et ainsi à grant doleur tous les corps desnués, et tant de nobles hommes demourans en la place du champ, comme il ne fust qui les baillast à sépulture, les corps de eux les bestes des champs, les chiens et les oysiaux mengièrent; laquelle chose en dérision et escharnissement et moquerie tourna au roy de France et à tout le lignage des mors en reproche perpétuel en tous les jours. Et adecertes y gisoient mors et acraventés [26] moult de nobles hommes, dieux quel dommage! c'est à savoir: le gentil conte d'Artois Robert, et Godefroy de Breban, son cousin, avec son fils le seigneur de Virson, Adam le conte de Aubemarle, Jehan fils au conte de Haynaut, Raoul le seigneur de Nelle, connestable de France, et Guy son frère, mareschal de l'ost, Regnaut de Trie, chevalier esmeré [27], le chambellanc de Tancarville, Pierre Flotte, chevalier, et Jacques de Saint-Pol, chevalier, monseigneur Jean de Bruillas, maistre de arbalestriers, et jusques au nombre de deux cents, et moult d'escuiers vaillans et preux. Toutes voies au tiers jour après ce fait, à ice lieu vint le gardien des frères Meneurs d'Arras, et recueilli le corps du très-noble conte d'Artois, desnué de vesteures et navré de trente plaies. Lequel gentil conte icelui gardien en une chapelle prochaine d'ilecques de femmes de religion nonains, de petit édifiement, si comme il pot, quant il ot le service célébré, mist le corps en sépulture. Et vraiement iceste instance et démollicion et male aventure à François à venir, icelle comete qui à la fin du moys de septembre devant passé à l'anuitier par pluseurs jours fu veue par le royaume de France, et l'éclipse au mois de janvier faite, si comme dient aucuns, le segnifièrent et demonstrèrent.
Les Grandes Chroniques de Saint-Denis.
SUITE DE LA LUTTE DE PHILIPPE LE BEL CONTRE LE PAPE
BONIFACE.
Des prélas de France qui envoièrent à court de Rome.
1302.
En ce meisme temps les prélas du royaume de France qui en l'an devant prochain estoient appellés et semons de venir à court de Rome, si orent conseil ensemble, et regardèrent qu'il n'i pooient aler, tant pour la guerre de Flandres comme pour ce que par les maistres du royaume de France estoit dévée porter or et argent; mais pour ce qu'il ne peussent estre repris de désobéissance envoièrent pour eux trois évesques, qui denoncièrent pour eux au pape Boniface la cause de leur demourance. Et à ce pape ensement envoia le roy de France l'évesque d'Aucuerre Pierre, et luy pria que pour s'amour il regardast de la besoigne pour laquelle les dis évesques vouloient assembler jusques à un temps miex convenable.
Du cardinal Le Moine qui vint en France en message.
Et adecertes en cest an ensement les prélas du royaume de France, delès le mandement en l'an devant passé, aux kalendes de novembre non comparans né venans, Boniface riens n'ordena de ce qu'il avoit empensé à faire: et pour ce que à profit venir ne povoient, si comme devant avoient segnefié et mandé, lors à eux le pape de Rome Jehan Le Moine, prestre et cardinal de l'églyse de Rome, en France envoia et destina, qui à Paris au commencement du mois de quaresme vint. Quant le concile fu assemblé, il orent secret conseil avec eux, et au pape par lettres closes ce qu'il avoit oï de eux manda; et tant longuement demoura en France jusques à tant que sur ces choses le pape luy mandast sa volenté et son plaisir.
Et en cest an ensement, en Gascoigne, ceux de Bourdiaux qui jusques à maintenant sous le povoir du roy de France paisiblement et à repos s'estoient tenus, quant il oïrent son repaire de Flandres sans riens faire, tous ses gens et les François déboutèrent et chacièrent hors de Bourdiaux, la seigneurie d'icelle cité à eux, par folle présompcion, usurpans et prenans. Car adecertes il doubtoient, si comme pluseurs affermoient, que sé la paix du roy de France et du roy d'Angleterre estoit du tout en tout faite, que il de maintenant au povoir du roy d'Angleterre ne fussent sousmis, et que tantost après il ne leur fist ainsi comme il avoit fait jadis à la cité de Londres. Car l'en dit luy avoir fait pendre les bourgeois à leur portes.
De l'accusement le pape de Rome.
1303.
En ce temps, les barons et les prélas du royaume de France, par le commandement du roy, à Paris au concile se assemblèrent [28], et ilec fu traitié devant tous: c'est assavoir d'aucuns agravemens du royaume et du roy et des prélas que à eux, si comme l'opinion de moult de gens estoit veu affirmer, le pape de Rome en prochain entendoit faire [29]. Et fu ensement icelui pape d'aucuns chevaliers devant les prélas et la royale majesté de moult de crimes blasmé, diffamé et accusé: c'est assavoir de hérésie, de symonie et d'omicide, et de moult d'autres vilains mesfais droitement sur luy mis et tous vrais, si comme aucuns disoient. Et pour ce que à pape et à prélas hérites [30] selon ce que l'en treuve ès sains canons, ne doit pas estre paiée obédience, fu ilec du commun conseil de tous appellé jusques à tant que le pape de ces crimes et de ces cas que l'en luy avoit mis sus s'espurgast, et qu'il en fust de tout en tout purgié. Et ainsi à la parfin, ce parlement deslié, l'abbé de Cistiaux seul à eux non assentant avec indignacion et desdaing de moult tant du roy comme des prélas, s'en revint à son propre lieu. Et lors le cardinal de Rome Jehan Le Moine, qui un pou devant ce avoit esté envoié en France, et lors en pélerinage estoit allé à Saint-Martin-de-Tours, quant il oï nouvelles du pape, au plus tost qu'il pot issir du royaume de France s'en issi. Et en cest an ensement Robert fils le conte de Bouloigne et d'Auvergne, Blanche la fille Robert de Clermont, fils du saint roy de France Loys, espousa.
Coment le message de pape Boniface fu mis en la prison le roy.
En icest an ensement un archédiacre de Constance, nommé Nicole de Bonnefaite, message du pape Boniface et de luy en France envoyé pour ce que le royaume supposast à entredit, si comme pluseurs l'estimoient, à Troies, une cité de Champagne, au royaume de France, fu pris et mis en la prison le roy de France. En cest an ensement Phelippe fils le conte de Flandres Gui, qui par pluseurs ans avec le roy de Secile Charles le secont avoit demouré, et de maintenant usant, si comme l'en disoit, de la pecune pape Boniface et de son aide, avec grant compaignie de Tyois et d'Alemans soudoiers, environ la Saint-Jean-Baptiste, appliqua en Flandres; duquel le peuple des Flamens accréu moult et enorgueilli, la terre du roy de France prist plus aigrement à envaïr que devant, et lors le chastel de Saint-Omer, en la conté d'Artois, dès maintenant voullurent asseoir. Et comme non pas sagement passoient et aloient entour le chastel, des leur en occistrent ceux du chastel trois mille: de la quelle chose les Flamens trop iriés et courrouciés, comme il ne pussent ilec profiter pour la forteresse du lieu, vers Terouanne, une cité du royaume de France, menèrent leur ost; laquelle au mois de juillet assistrent et consommèrent par embrasement.
De la mort le pape Boniface.
Et en icest an ensement, quant le pape Boniface entendi les félonnies et les crimes de luy dis au concile des François, et l'appel qui fu proposé et fait des prélas, si proposa à faire un concile pour remédier à ces choses. Et pour ce qu'il ne luy fust fait injure de pluseurs qu'il avoit courrouciés et meismement des cardinals de la Colompne qu'il avoit déposés, si se douta et lors s'en ala à la cité d'Anaigne [31], dont traioit origine [32] et naissance, et sous la garde de ceux de la cité se reçut, en atraiant à lui par jour les cardinals dehors les murs, et au vespre revenant, les portes de la cité closes. Chascun jour pourchaçoit et délibéroit quelle chose seroit mieux à faire en si grant tourbe de choses: mais comme il cuidast ilec trouver seur refuge et reconfort, si fu ilec de ses adversaires maintenant assis. Et quant ceux de la cité virent ce, si mandèrent aux Romains que il receussent leur pape, aux quiels quant il furent venus, il fu tantost rendu et pris: et eust été d'un des chevaliers de la Colompne deux fois parmi le corps féru d'un glaive sé un autre chevalier de France ne l'eust contresté: mais toutes fois de ce chevalier de la Colompne en retraiant fu féru au visage, si que il en fu ensanglanté. Et comme il fu mené à Rome d'un chevalier le roy de France nommé monseigneur Guillaume de Nogaret, il le suivi humblement et dévotement, auquiel pape l'en dit lui avoir reprouvé et dit en telle manière: «O toi chaitif pape, voy et considère et regarde de monseigneur le roy de France la bonté, qui tant loing de son royaume te garde par moi et deffent.» Duquiel les paroles ice pape après ce ramenant à mémoire, comme il fu à Rome establi en son consistoire, la besoigne du roy de France et de son royaume commist à Mahy-le-Rous, diacre-cardinal, qui, selon ce qu'il seroit expédient et avenant, de la devant dite besoigne à sa pleine volenté ordeneroit. Et quant il ot ce dit, au chastel de Saint-Ange dedens Rome s'en ala et se reçut; et par le flux de ventre, si comme l'en dit, chéi en frenaisie, si qu'il mengeoit ses mains; et furent oïes de toutes pars par le chastel les tonnerres et veues les foudres non acoustumées et non apparans ès contrées voisines. Celui pape Boniface sans devocion et profession de foy mourut. Après laquelle chose, fu pape en l'églyse de Rome le cent quatre-vingt et dix-huitiesme, Benedic l'onziesme, de la nacion de Lombardie, de l'ordre des frères Prescheurs que l'en appelle Jacobins.
Les Grandes Chroniques de Saint-Denis.
LA BATAILE DE MONS EN PUELLE.
1304.
De la bataille de Mons en Peure: coment les Flamens furent desconfis.
En ce meisme an ensuivant Phelippe le Biau, roy de France, tierce fois après le rebellement de ceux de Flandres, à Mons en Peure au moys d'aoust assembla contre eux grant ost. Adonc, comme à un jour du moys dessus dit, de convenance et d'acort fait de l'une partie à l'autre [33] déussent venir à bataille, ceux de Bruges et les autres Flamens, dès maintenant leur armes prises, toutes leur charrètes, leur charios et leur autre appareil bataillereux tout entour eux espessement et ordenéement mistrent, pour ce que nul ne les peust trespercier né envaïr sans grant péril. Et lors de toute pars les François comme il deussent entrer en bataille, je ne sai par quel parlement, eux ainsi avironnés, sans bataille et sans aucun assaut jusques vers vespres se tindrent. Et adecertes pluseurs cuidoient, pour les messages d'une part et d'autre entrevenans, que paix fust du tout faicte et fermée; et pour ce se départirent et espandirent çà et là en aucune manière, non cuidans en ce jour plus avoir bataille. Lors les Flamens ce apercevans soudainement s'esmurent, et vindrent jusques aux tentes du roy; et fu le roy si près pris que à paines pot-il estre armé à point; et ainsois que il peust estre monté sur son cheval, pot-il véoir occire devant luy messire Hue de Bouville, chevalier, et deux bourgeois de Paris, Pierre et Jaques Gencien, les quiels pour le bien qui estoit en eux estoient prochains du roy; mais quant il fu monté, très-fier et très-hardi semblant monstra à ses anemis.
Adonc le roy ainsi noblement soy contenant, François ce aprenans qui jà ainsi comme d'une paour se vouloient dessambler et départir, pour le roy secourre isnelement se hastèrent, et du tout en tout à la bataille s'abandonnèrent, et crièrent ensamble: Le roy se combat! le roy se combat! et ainsi la bataille constraingnant et de toutes pars croissant, Charles conte de Valois, Loys conte d'Evreux, frères Phelippe le roy de France, Gui conte de Sainct-Pol, Jehan conte de Dammartin, nobles chevaliers et autres grans maistres, pluseurs contes, ducs et barons et chevaliers, avec les autres nobles compaignies à pié et à cheval, ès Flamens lors isnelement se plungièrent et embatirent, et vers le roy se traistrent. Lors adonc iceux nobles, estant avec leur noble et forte compaignie à pié et à cheval, la bataille entre eux merveilleuse, forte et aspre fu faicte; mais les Flamens du tout en tout furent rués jus et acraventés, et de eux fu faicte grant occision et mortalité, et si grant abatéis, qu'il ne porent plus arrester. Mais la fuite commencièrent très-laide et très-honteuse, délaissans charrètes et charios et tout leur appareil bataillereux. Et adecertes, pour voir, sé la nuit oscure venant n'eust la bataille empeschiée, pou de si grant nombre de Flamens en fust eschapé que mors du tout en tout ne fussent. Et ainsi, la bataille parfaicte et fenie, notre roy Phelippe, noble batailleur, à torches de cire alumées, de la bataille s'en revint aux tentes avec sa noble chevalerie. Et ainsi comme il fut dit pour voir, sé cil roy de France Phelippe le Biau ne se fust contenu si noblement ou si vertueusement, ou sé en aucune manière il eust montré la queue de son cheval aux Flamens pour soy en retourner, tout l'ost des François eust ramené ainsi comme à néant ou, par aventure, desconfit. Adecertes en celle bataille des Flamens fu occis un noble chevalier et le chief ot copé Guillaume de Juilliers, noble chevalier, et luy copa Jehan de Dammartin, et pluseurs autres grans Flamens, et de menu peuple grent multitude y furent occis, à par un pou jusques à trente six mille. Et aussi en celle bataille, le conte d'Aucuerre, noble chevalier françois, par la très-grant chaleur qui ilec estoit, fu estaint de soif. Et ainsi Phelippe le Biau, roy de France, en l'an de son règne dix-huit, à Mons en Peure en Flandres, usant de l'aide de Dieu, de ces Flamens, sans grant péril, de luy meisme loable victoire en rapporta; et à Paris environ la Sainct-Denis, à grant joie et inestimable revint.
Et en cest an, au moys de décembre, les os de Robert jadis conte d'Artois, lequel avoit esté tué en Flandres, furent aportés à Pontoise, et en l'églyse de Maubuisson près Pontoise furent enterrés.
Et en ce meisme an, après Noël, l'en commença à traictier en parlement à Paris de la paix des Flamens, mais il n'i ot rien consommé né parfait.
Les Grandes Chroniques de Saint-Denis, éditées et annotées par M. Paulin Pâris.
RÉVOLTE DES PARISIENS,
1306.
Coment le commun de Paris s'esmut.
Et adcertes en cest an meisme à Paris, pour les louages des maisons des bourgeois de Paris qui vouloient prendre du peuple bonne monnoie et forte, qui alo étoit appelée [34], grant dissencion et descort mut et esleva. Et lors s'esmurent pluseurs du menu peuple, si comme espoir [35] foulons et tisserans, taverniers et pluseurs autres ouvriers d'autres mestiers; et firent aliance ensemble, et alèrent et coururent sus un bourgeois de Paris appelé Estienne Barbète [36], duquel conseil, si comme il estoit dit les louages des dites maisons etoient pris à la bonne et forte monnoie, pour laquelle chose le peuple estoit esmeu et grevé. Et lors le premier jeudi devant la Tiphaine envaïrent et assaillirent un manoir du devant dit bourgeois Estienne, qui estoit nommé la Courtilles Barbète, et par feu mis le dégastèrent et destruirent; et les arbres du jardin du tout en tout corrompirent, froissièrent et débrissièrent. Et après eux départans, à tout grant multitude d'alans à fust et à bastons, revindrent en la rue Saint-Martin et rompirent l'ostel du devant dit bourgeois, et entrèrent ens efforciement, et tantost les toniaux de vin qui au celier estoient froissièrent, et le vin espandirent par places; et aucuns d'eux d'icelui vin tant burent qu'il furent enyvrés. Et après ce, les biens meubles de la dite maison, c'est asavoir coutes, coissins, coffres, huches, et autres biens froissièrent et débrisans par la rue en la boue les espandirent, et aux coutiaux ouvrirent les coutes, et les orilliers traiant contre le vent despitement getèrent, et la maison en aucuns lieux descouvrirent, et moult d'autres dommages y firent. Et ice fait, d'ilec se partirent et retournèrent traiant vers le Temple au manoir des Templiers, où le roy de France estoit lors avec aucuns de ses barons, et ilec le roy assistrent si [37] que nul n'osoit seurement entrer né issir hors du Temple; et les viandes que l'en aportoit pour le roy getèrent en la boue, laquelle chose leur tourna au dernier à honte et à dommage et à destruiment de corps. Après ce, par le prévost de Paris, si comme l'en dist, et par aucuns barons, par soueves paroles et blandissements apaisiés, à leur maisons paisiblement retournèrent; des quiex par le commandement le roy pluseurs, le jour ensuivant, furent pris et mis en diverses prisons. Et en la vigile de la Tiphaine, par le commandement du roy, espéciaument pour sa viande que il luy avoient espandue et gettée en la boue, et pour le fait du dit Estienne, vingt-huit hommes, aux quatre entrées de Paris, c'est assavoir: à l'orme [38] par devers Saint-Denis faisant entrée, furent sept pendus; et sept devers la porte Saint-Antoine faisant entrée, et six à l'entrée devers le Roule vers les quinze vint aveugles faisant entrée, et huit en la partie de Nostre-Dame-des-Champs faisant entrée, furent pendus. Les quiex, un pou après ce, des ormes remués et ostés, en gibés nouviaux fais, en chacune partie et entrée, de rechief furent tous pendus et mors; laquelle chose envers le menu peuple de Paris chei en grant doleur.
Les Grandes Chroniques de Saint-Denis.
LES TEMPLIERS.
1306-1310.
Des Templiers qui furent pris par tout le royaume de France.
En cest an ensement, tous les Templiers du royaume de France, du commandement de celui meisme roy de France Phelippe le Bel, et de l'ottroi et assentement du souverain évesque pape Climent, le jour d'un vendredi après la feste Saint-Denis, ainsi comme sus le mouvement d'une heure, soupçonnés de détestables et horribles et diffamables crimes, furent pris par tout le royaume de France, et en diverses prisons mis et emprisonnés.
L'an de grace mil trois cent et sept dessus dit ensuivant, le roy de France Phelippe se parti environ la Penthecouste pour aler à Poitiers parler au pape et aux cardinals: et là furent moult de choses ordenées par le pape et par le roy, et especiaument de la prise des Templiers. Et manda le pape aux maistres de l'Ospital et du Temple, qui souverains estoient en la terre d'Oultre-mer, expressement, qu'il se comparussent personnellement à certain temps à Poitiers devant luy. Lequiel mandement le maistre du Temple accompli; mais le maistre de l'Ospital fu empeschié en l'isle de Rodes des Sarrasins, si ne pot venir au terme qui luy estoit mandé; mais il envoia certains messages pour luy excuser. Si avint assez tost après que la dite isle de Rodes fu recouvrée, et adonc le maistre de l'Ospital vint à Poitiers parler au pape.
De la condampnacion des Templiers.
1310.
En l'an de Nostre-Seigneur mil trois cent et dix, pluseurs Templiers, à Paris vers le moulin Saint-Antoine, comme à Senlis, après les conciles provinciaux sur ces choses ilec célébrées et faites, furent ars, et les chars et les os en poudre ramenés: des quiels Templiers dessus dis cinquante-quatre, le mardi après la feste de la Saint-Nicolas en may, vers le dit moulin à vent, si comme il est dessusdit, furent ars. Mais iceux, tant eussent à souffrir de douleur, oncques en leur destruction ne vouldrent aucune chose recognoistre. Pour la quielle chose leur ames, si comme on disoit, en porent avoir perpétuel dampnement, car il mistrent le menu peuple en très grant erreur. Et pour voir après ce ensuivant, la veille de l'Ascencion Nostre-Seigneur Jhésucrist, les autres Templiers en ce lieu meisme furent ars et les chars et les os ramenés en poudre; des quiels l'un estoit l'aumosnier du roy de France, qui tant de honneur avoit en ce monde; mais oncques de ses forfais n'ot aucune recognoissance. Et le lundi ensuivant, fu arse, au lieu devant dit [39], une béguine clergesse qui estoit appellée Marguerite la Porete, qui avoit trespassée et transcendée l'escripture divine et ès articles de la foy avoit erré, et du sacrement de l'autel avoit dit paroles contraires et préjudiciables; et, pour ce, des maistres expers de théologie avoit esté condampnée.
Les cas et forfais pour quoy les Templiers furent pris et condampnés à morir et encontre eux aprouvés, si comme l'en dit, et d'aucuns en prison recogneus, ensuivent ci-après:
Le premier article du forfait est tel: Car en Dieu ne créoient pas fermement, et quant il faisoient un nouvel Templier, si n'estoit-il de nulluy sceu coment il le sacroient, mais bien estoit veu que il luy donnoient les draps [40].
Le secont article: Car quant icelui nouvel Templier avoit vestu les draps de l'ordre, tantost estoit mené en une chambre oscure; adecertes le nouvel Templier renioit Dieu par sa male aventure, et aloit et passoit par-dessus la croix, et en sa douce figure crachoit.
Le tiers article est tel: Après ce, il aloient tantost aourer une fausse ydole. Adecertes icelle ydole estoit un viel pel [41] d'homme embasmée et de toile polie [42], et certes ilec le Templier nouveau mettoit sa très vile foy et créance, et en luy très-fermement croioit: et en icelle avoit ès fosses des ieux escharboucles reluisans ainsi comme la clarté du ciel; et pour voir, toute leur foy estoit en icelle, et estoit leur dieu souverain, et chascun en icelle s'affioit et meismement de bon cuer. Et en celle pel avoit barbe au visage; et pour certain ilec convenoit le nouvel Templier faire hommage ainsi comme à Dieu, et tout ce estoit pour despit de Nostre-Seigneur Jhésucrist, Nostre Sauveur.
Le quart: Car il cognurent ensement la traïson que saint Loys ot ès parties d'Oultre-mer, quant il fu pris et mis en prison. Acre, une cité d'Oultre-mer, traïsrent-il aussi par leur grant mesprison.
Le quint article est tel: Que si le peuple crestien en ce temps fust prochainement alé ès parties d'Oultre-mer, il avoient fait telles convenances et telle ordenance au soudan de Babiloine, qu'il leur avoient par leur mauvaistié appertement les crestiens vendus.
Le sixième article est tel: Qu'il congnurent eux du trésor le roy à aucun avoir donné qui au roy avoit fait contraire, laquelle chose estoit domageuse au royaume de France.
Le septième est tel: Que, si comme l'en dit, il cognurent le péchié de hérésie; pour quoy c'estoit merveilles que Dieu souffroit tels crimes et félonnies détestables estre fais! mais Dieu, par sa pitié, souffre moult de félonnies estre faites!
Le huitième est tel: Si nul Templier, en leur ydolatrie bien affermé, mouroit en son malice, aucune fois il le faisoient ardoir, et de la poudre de luy en donnoient à mengier aux nouviaux Templiers; et ainsi plus fermement leur créance et leur ydolatrie tenoient; et du tout en tout despisoient le vray corps Nostre-Seigneur Jhésucrist.
Le neuviesme est tel: Si nul Templier eust entour luy çainte ou liée une corroie, laquelle estoit en leur mahommerie, après ce jamais leur loy par luy pour morir ne fust recognue; tant avoit ilec sa foy affermée et affichiée.
Le disiesme est tel: Car encore faisoient-il pis, car un enfant nouvel engendré d'un Templier en une pucelle, estoit cuit et rosti au feu, et toute la gresse ostée, et de celle estoit sacrée et ointe leur ydole.
Le onziesme est tel: Que leur ordre ne doit aucun enfant baptisier ni lever des saincts fons, tant comme il s'en puisse abstenir; ni sur femme gisant d'enfant [43] seurvenir ne doivent, si du tout en tout ne se veullent issir à reculons, laquelle chose est détestable à raconter. Et ainsi pour iceux forfais, crimes et félonnies détestables furent du souverain évesque pape Climent et de pluseurs évesques, et arcevesques et cardinaux condampnés.
Les Grandes Chroniques de Saint-Denis, édité et annotées par M. Paulin Pâris.
LES TROIS MOINES ROUGES.
Ballade Bretonne.
Les Bretons appellent les Templiers les moines rouges. Cruels, impies et débauchés, les Templiers étaient partout détestés. On voit, dit M. de la Villemarqué, aux portes de Quimper, les ruines d'une antique commanderie de Templiers. C'est probablement là que se passa le fait consigné dans la ballade suivante. Il y a lieu de croire que ce crime fut commis sous l'épiscopat d'Alain Morel, évêque de Quimper, de 1290 à 1321.
Je frémis de tous mes membres, je frémis de douleur, en voyant les malheurs qui frappent la terre.
En songeant à l'événement horrible qui vient d'arriver aux environs de la ville de Quimper, il y a un an.
Katelik Moal cheminait en disant son chapelet, quand trois moines, armés de toutes pièces, la joignirent.
Trois moines sur leurs grands chevaux bardés de fer de la tête aux pieds, au milieu du chemin, trois moines rouges.
Venez avec nous au couvent, venez avec nous, belle jeune fille; là, ni or ni argent, en vérité, ne vous manquera.
Sauf votre grâce, messeigneurs, ce n'est pas moi qui irai avec vous, j'ai peur de vos épées qui pendent à votre côté.
Venez avec nous, jeune fille, il ne vous arrivera aucun mal.—Je n'irai pas, messeigneurs; on entend dire de vilaines choses!
On entend dire assez de vilaines choses aux méchants! que mille fois maudites soient toutes les mauvaises langues!
Venez avec nous, jeune fille, n'ayez pas peur!—Non vraiment! je n'irai point avec vous! j'aimerais mieux être brûlée!
Venez avec nous au couvent, nous vous mettrons à l'aise.—Je n'irai point au couvent, j'aime mieux rester dehors.
Sept jeunes filles de la campagne y sont allées, dit-on, sept belles jeunes filles à fiancer, et elles n'en sont point sorties.
S'il y est entré sept jeunes filles, vous serez la huitième! Et eux de la jeter à cheval, et de s'enfuir au galop;
De s'enfuir vers leur demeure, de s'enfuir rapidement avec la jeune fille en travers, à cheval, un bandeau sur la bouche.
Et au bout de sept ou huit mois, ou quelque chose de plus, ils furent bien déconcertés en cette commanderie [44];
Au bout de sept ou huit mois, ou quelque chose de plus: que ferons-nous, mes frères, de cette fille-ci maintenant?
Mettons-la dans un trou de terre.—Mieux vaudrait sous la croix. Mieux vaudrait encore qu'elle fût enterrée sous le maître autel.
Et bien! enterrons-là ce soir sous le maître autel, où personne de sa famille ne viendra la chercher.
Vers la chute du jour, voilà que tout le ciel se fend! De la pluie, du vent, de la grêle, le tonnerre le plus épouvantable.
Or, un pauvre chevalier, les habits trempés par la pluie, voyageait tard, battu de l'orage;
Il voyageait par là, et cherchait quelque part un asile, quand il arriva devant l'église de la commanderie.
Et lui de regarder par le trou de la serrure, et de voir briller dans l'église une petite lumière;
Et les trois moines à gauche qui creusaient sous le maître autel; et la jeune fille sur le côté, ses petits pieds nus attachés.
La pauvre jeune fille se lamentait et demandait grâce: Laissez-moi ma vie, messeigneurs, au nom de Dieu!
Messeigneurs, au nom de Dieu, laissez-moi ma vie. Je me promènerai la nuit et me cacherai le jour.
Et la lumière s'éteignit, et il restait à la porte sans bouger, stupéfait,
Quand il entendit la jeune fille se plaindre au fond de son tombeau:—Je voudrais pour ma créature l'huile et le baptème;
Puis l'extrême-onction pour moi-même, et je mourrai contente et de grand cœur après.
Monseigneur l'évêque de Cornouailles [45], éveillez-vous, éveillez-vous, vous êtes là dans votre lit, couché sur la plume molle;
Vous êtes là dans votre lit, sur la plume bien molle, et il y a une jeune fille qui gémit au fond d'un trou de terre dure,
Demandant pour sa créature l'huile et le baptême, et l'extrême-onction pour elle-même.
On creusa sous le maître autel par ordre du seigneur comte (de Quimper), et on retira la pauvre fille au moment où l'évêque arrivait;
On retira la pauvre jeune fille de sa fosse profonde, avec son petit enfant, endormi sur son sein;
Elle avait rongé ses deux bras, elle avait déchiré sa poitrine; elle avait déchiré sa blanche poitrine jusqu'à son cœur.
Et le seigneur évêque, quand il vit cela, se jeta à deux genoux, en pleurant, sur la tombe;
Il passa trois jours et trois nuits les genoux dans la terre froide, vêtu d'une robe de crin et nu-pieds.
Et au bout de la troisième nuit, tous les moines étant là, l'enfant vint à bouger entre les deux lumières (placées à ses côtés);
Il ouvrit les yeux, il marcha droit, droit aux trois moines rouges:—Ce sont ceux-ci!
Ils ont été brûlés vifs, et leurs cendres jetées au vent; leur corps a été puni à cause de leur crime.
De la Villemarqué, Chants populaires de la Bretagne, 2 vol. in-12, 1846, t. 1, p. 305.
LETTRES DE PHILIPPE IV
par lesquelles il confirme celle de Charles comte de Valois,
portant affranchissement des habitants du comté de
Valois.
1311.
Philippe, par la grâce de Dieu roi des Français, faisons savoir à tous tant présents qu'à venir, que nous avons confirmé et revêtu de notre sceau les lettres suivantes de notre très-cher cousin germain et fidèle Charles comte de Valois et d'Alençon, et rédigées de la manière suivante [46].
Au nom du Père, du fils et du Saint-Esprit.
Charles, fils de roi de France, comte de Valois et d'Alençon, de Chartres et d'Anjou, à tous ceux qui ces lettres verront et entendront, salut en celui qui est le vrai salut de tous. Comme toute créature humaine, formée qui est à l'image de Notre-Seigneur, doit généralement être franche [47] par droit naturel, et qu'en aucuns pays cette naturelle liberté ou franchise, par le jeu de servitude, qui tant est haïssable, est si effacée et obscurcie, que les hommes et les femmes qui habitent ès lieux et pays dessusdits en leur vivant sont réputés ainsi comme morts, et à la fin de leur douloureuse et chétive vie si étroitement liés que des biens que Dieu leur a prêtés en ce siècle [48] et qu'ils ont acquis par leur propre labeur, et accrus et conservés par leur prévoyance, ils ne peuvent en leur dernière volonté disposer ni ordonner, ni accroître en leurs propres fils, filles et leurs autres proches. Nous, mus de pitié, pour le remède et salut de notre âme et pour considération d'humanité et de commun profit,
1. Donnons et octroyons très-plénière franchise et liberté perpétuelle à toutes personnes, de quelque sexe elles soient, nées et à naître, en mariage ou dehors, de notre comté de Valois et de son ressort, en quelque état ils se voudront porter, et aux personnes et aux héritiers et successeurs des personnes dessusdites, réservé toutefois à nous et à nos héritiers la succession des bâtards qui mourront sans héritiers de leur corps.
2. De rechef, il est à savoir que les personnes devant dites et leurs héritiers, en quelques lieux que ils demeurent en ladite comté ou ressort ou hors, demeureront franchement et en paix, sans main morte [49] ou formariage [50], ou autre espèce de servitude quelle qu'elle soit; au contraire, peuvent et pourront dorénavant franchement et en paix demeurer en ladite comté et ressort, et dans le royaume de France et ses appartenances, et hors du royaume; et en quelque partie que les personnes dessusdites se transporteront, et en quelque état qu'ils soient, vivront ou mourront, Nous, nos héritiers ou successeurs, ou chacune autre personne, de quelque dignité qu'elle soit, ne pourrons lever ou prendre, ou lever ou faire prendre des personnes dessusdites, ou de leurs hoirs ou successeurs, ou de ceux qui ont ou auront cause d'eux morte main, formariage ou autres redevances serves, pour l'occasion des choses susdites, ou occasion d'espèce de servitude quelle qu'elle soit.
3. Les personnes dessusdites peuvent et pourront par le temps à venir prendre tonsure de clerc quand ils voudront, faire mariage, entrer religieux et élire [51] états et se mettre là où ils voudront et pourront...; et si aucune des personnes dessusdites, mâles ou femelles, prennent priviléges de tonsure de clerc, ou entrent en religion, ou acquièrent aucune autre franchise ou liberté quelle qu'elle soit, nous voulons que dorénavant ils en usent et en jouissent pleinement et en paix...
Fait en l'an de grâce 1311, le 9 avril.
Ordonnances des Rois de France, t. XII, p. 387.
AFFRANCHISSEMENT DES SERFS.
Lettres de Louis X portant que les serfs du domaine du roi
seront affranchis moyennant finance.
A Paris, le 3 Juillet 1315.
Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, à nos améz et féaus maître Saince de Chaumont et maître Nicolle de Braye, salut et dilection.
Comme selon le droit de nature chacun doit naistre franc [52], et par aucuns usages ou coustumes, qui de grant ancienneté ont esté entroduites et gardées jusques cy en nostre royaume, et par avanture pour le meffet de leurs prédecesseurs, moult de personnes de nostre commun pueple soient encheües en liens de servitude et de diverses conditions, qui moult nous desplaît, Nous considérants que notre royaume est dit et nommé le royaume des Francs, et voullants que la chose en vérité soit accordant au nom, et que la condition des gens amende de nous en la venue de nostre nouvel gouvernement; par délibération de nostre grant conseil avons ordené et ordenons, que généraument, par tout nostre royaume, de tant comme il peut appartenir à nous et à nos successeurs, telles servitudes soient ramenées à franchises, et à tous ceux qui de ourine [53] ou ancienneté, ou de nouvel par mariage, ou par résidence de lieux de serve condition, sont encheües ou pourroient eschoir au lien de servitudes, franchise soit donnée aux bonnes et convenables conditions. Et pour ce, et spécialement que nostre commun pueple qui par les collecteurs, sergents et autres officiaux, qui au temps passé ont été députez sur le fait des mains mortes et formariages, ne soient plus grevez, ni domagiez pour ces choses, si comme ils ont esté jusques icy, laquelle chose nous déplaît, et pour ce que les autres seigneurs qui ont des hommes de corps [54] prennent exemple à nous de eux ramener à franchise. Nous qui de vostre léauté et aprouvée discrétion nous fions tout à plain, vous commettons et mandons, par la teneur de ces lettres, que vous alliez dans la baillie [55] de Senlis et ès ressorts d'icelle, et à tous les lieux, villes et communautéz, et personnes singulières [56] qui ladite franchise vous requerront, traitez et accordez avec eux de certaines compositions, par lesquelles suffisante recompensation nous soit faite des émoluments qui desdites servitudes pouvoient venir à nous et à nos successeurs, et à eux donnez de tant comme il peut toucher nous et nos successeurs générales et perpétuelles franchises, en la manière que dessus est dite, et selon ce que plus plainement le vous avons dit, déclaré et commis de bouche. Et nous promettons en bonne foy que nous, pour nous et nos successeurs, ratifierons et approuverons, tiendrons et ferons tenir et garder tout ce que vous ferez et accorderez sur les choses dessus dites, et les lettres que vous donnerez sur nos traités, compositions et accords de franchises à villes, communautés, lieux ou personnes singulières, nous les agréons dès-ors endroit, et leur en donnerons les nôtres sur ce, toutefois que nous en serons requis. Et donnons en mandement à tous nos justiciers et sujets, que en toutes ces choses ils obéissent à vous et entendent diligemment.
LES PASTOUREAUX.
De la muette [57] des pastouriaux.
1320.
En cest an, commença en France une muette sans nulle discrétion: car aucuns truffeurs publièrent que il estoit révélé que les pastouriaux devoient conquerre la Saincte Terre, si s'assemblèrent en très grant nombre; et acouroient les pastouriaux des champs, et laissoient leur bestes; et sans prendre congié à père ne à mère, s'ajoustoient aux autres, sans denier et sans maille. Et quant cestui qui les gouvernoit vit qu'il estoient si fors, si commencièrent à faire maintes injures, et se aucun de eux pour ce estoit pris, il brisoient les prisons et les en traoient à force, dont il firent grant vilenie au prévost de Chastelet de Paris, car il le trébuchièrent par un degré, et n'en fu plus fait [58]. Si se partirent de Paris robant les bonnes gens, et les villes les laissoient aler, puisque Paris n'i avoit mis nul conseil; et s'en vindrent jusques en la terre de Langue d'Oc; et tous les juis qu'il trouvoient il occioient sans merci; ne les baillis ne les povoient garantir, car le peuple crestien ne se vouloit mesler contre les crestiens pour les Juis. Dont il avint qu'il s'en fuirent en une tour bien cinq cens, que hommes, que femmes, que enfans; et les pastouriaux les assaillirent, et iceux se deffendirent à pierre et à fust; et quant ce leur failli, si leur gettèrent leur enfans. Adonc mistrent les pastouriaux le feu en la porte, et les juis virent que il ne poroient eschaper, si s'occistrent eux-meismes. Les pastouriaux s'en alèrent vers Carcassonne pour faire autel, mais ceux qui gardoient le pays assemblèrent grant ost et alèrent contre eux, et il se dispersèrent et fuirent çà et là, et les pluseurs furent pris et pendus par les chemins, ci dix, ci vingt, ci trente; et ainsi failli celle folle assemblée.
Les Grandes Chroniques de Saint-Denis.
LES LÉPREUX.
De la condampnacion des mesiaux [59].
1321.
En l'an mil trois cent vingt et un, le roy estoit en Poitou, et luy aporta l'en nouvelle que en la Langue d'Oc tous les mesiaux estoient ars, car il avoient confessé que tous les puis et les fontaines il avoient ou vouloient empoisonner, pour tous les crestiens occire et conchier de messellerie; si que le seigneur de Partenai luy envoia sous son seel la confession d'un mesel de grant renon qui luy avoit esté accusé sur ce qu'il recognut que un grant Juis et riche l'avoit à ce incliné, et donné douze livres et baillé les poisons pour ce faire; et luy avoit promis que se il povoit les autres mesiaux amener à ce faire, que il leur administreroit deniers et poisons. Et comme l'en luy mandast la recepte de ces poisons, il dist qu'il estoit de sanc d'homme et de pissast, et de trois manières de herbes, lesquielles il ne sot nommer ou ne voult, et si y metoit-on le corps Jhésucrist; et puis, tout ce on séchoit, et en faisoit-on poudre que l'en metoit en sachets que l'en lyoit à pierres ou à autre chose pesant, et la getoit-on en iaue; et quant le sachet rompoit si espandoit le venin.
Et tantost le roy Phelippe manda par tout le royaume que les mesiaux fussent tous pris et examinés; desquiels pluseurs recognurent que les Juis leur avoient ce fait faire par deniers et par promesses, et avoient fait quatre conciles en divers pays, si que il n'avoit meselerie au monde, fors que deux en Angleterre, dont aucuns n'i fust en l'un [60], et en emportoient les poisons. Et leur donnoit-on à entendre que quant les grans seigneurs seroient mors, qu'il auroient leur terres, dont il avoient jà devisé les royaumes, les contés et les éveschiés. Et disoit-on que le roy de Garnate, que les crestiens avoient pluseurs fois desconfit, parla aux Juis que il voulsissent emprendre celle malefaçon, et il leur donroit assez deniers et leur administreroit les poisons; et il distrent que il ne le pourroient faire par eux; car se les crestiens les véoient approuchier de leur puis, si les auroient tantost souppeçonneux; mais par les mesiaux qui estoient en vilté pourroit estre fait; et ainsi par dons et par promesses les Juis les enclinoient à ce: et pluseurs renioient la foy et metoient le corps de Jhésucrist en poisons, par quoy moult de mesiaux et de Juis furent ars; et fu ordené de par le roy que ceux qui seroient coupables fussent ars, et les autres mesiaux fussent enclos en maladreries sans jamais issir; et les Juis furent bannis du royaume; mais depuis y sont-il demourés pour une grant somme d'argent.
En cest an meisme avint-il un cas à Vitri qui estoit tel, que comme quarante Juis fussent emprisonnés pour la cause devant dite des mesiaux, et il sentissent que briefment les convendroit mourir, si commencièrent à traitier entre eux en telle manière que l'un d'eux tueroit tous les autres, afin que il ne fussent mis à mort par la main des incirconcis: et lors fu ordené et acordé de la volenté de tous que un qui estoit ancien et de bonne vie en leur loy les metroit tous à mort; le quiel ne s'i voult acorder s'il n'avoit avec luy un jeune homme; et adonc ces deux les tuèrent tous, et ne demoura que ces deux: et lors commença une question entre eux deux, le quiel metroit l'autre à mort? Toute fois l'ancien fist tant par devers le jeune que il le mist à mort; et ainsi demoura le jeune tout seul, et prist l'or et l'argent de ceux qui estoient mors, et commença à penser coment il pourroit eschaper de celle tour où il estoit. Si prist des draps et en fist des cordes, et se mis à paine pour descendre: mais sa corde si fu trop courte, et si pesoit moult pour l'avoir qu'il avoit entour luy, si chéi ès fossé et se rompi la jambe; le quiel quant il fu là trouvé, si fu mené à la justice, et confessa tout ce que devant est dit; et lors fu-il condampné à mourir avec ceux que il avoit tué.
Les Grandes Chroniques de Saint-Denis.
PHILIPPE LE LONG DÉCRÈTE L'UNITÉ DES POIDS ET MESURES.
1321.
Et en ce meisme an, conçut le roy et ot en pensée de ordener que par tout son royaume n'auroit que une mesure et une aune. Mais maladie le prist, si ne pot accomplir ce que il avoit conceu; et si avoit eu en propos que toutes les monnoies du royaume fussent venues à une. Et cette chose le roy avoit intention de faire.
Les Grandes Chroniques de Saint-Denis.
FÉODALITÉ, CHEVALERIE, ÉDUCATION, MOEURS GÉNÉRALES DES XIIe, XIIIe et XIVe SIÈCLES.
Lorsque les Franks s'établirent en Gaule, ce pays pouvait contenir de dix-sept à dix-huit millions d'hommes, sur lesquels cinq cent mille chefs de famille tout au plus étaient de condition à payer la capitation: cela veut dire que plus des deux tiers des habitants étaient de condition servile. L'esclavage portait sa peine en soi: les invasions étaient faciles chez des peuples dont les deux tiers, désarmés et opprimés, n'avaient aucun intérêt à défendre la patrie. Le même terrain qui fournirait maintenant plus de quinze mille hommes en état de résister n'avait pas deux mille citoyens à opposer à la conquête.
Les esclaves chez les Romains et chez les Grecs étaient de deux sortes principales; les uns attachés à la maison et à la personne du maître, les autres plantés sur le sol qu'ils cultivaient. Les Germains ne connaissaient que ce dernier genre d'esclaves; ils les traitaient avec douceur, et en faisaient des colons plutôt que des serfs.
Les Franks multiplièrent ces esclaves de la terre dans les Gaules; peu à peu l'esclavage se changea en servage, lequel servage se convertit en salaire, lequel salaire se modifiera à son tour: nouveau perfectionnement qui signalera la troisième ère et le troisième grand combat du christianisme.
Si la moyenne propriété industrielle recommença par la bourgeoisie, la petite propriété agricole recommença par les serfs affranchis, devenus fermiers propriétaires moyennant une redevance, quand la servitude germanique eut prévalu sur la servitude romaine. Celle-ci paraît même avoir été complétement abolie sous les rois de la seconde race. On ne voit plus, en effet, sous cette race, de serfs de corps ou d'esclaves domestiques dans les maisons [61]. Il en résulta ce bel axiome de jurisprudence nationale: Tout esclave qui met le pied sur terre de France est libre.
C'est donc un fait étrange, mais certain, que la féodalité a puissamment contribué à l'abolition de l'esclavage par l'établissement du servage. Elle y contribua encore d'une autre manière, en mettant les armes à la main du vassal: elle fit du serf attaché à la glèbe un soldat sous la bannière de sa paroisse; si on le vendait encore quand et quand la terre, on ne le vendait plus comme individu avec les autres bestiaux. Le serf sur les murs de Jérusalem escaladée, ou vainqueur des Anglais avec du Guesclin, ne portait plus le fer qui enchaîne, mais le fer qui délivre. Le paysan serf, demi-soldat, demi-laboureur, demi-berger du moyen âge, était peut-être moins opprimé, moins ignorant, moins grossier que le paysan libre des derniers temps de la monarchie absolue.
On doit néanmoins faire une remarque qui expliquera la lenteur de l'affranchissement complet dans le régime féodal. L'affranchissement chez les Romains ne causait presque aucun préjudice au maître de l'affranchi; il n'était privé que d'un individu. Le serf constituait une partie du fief; en l'affranchissant on abrégeait le fief, c'est-à-dire qu'on le diminuait, qu'on amoindrissait à la fois la qualité, le droit et la fortune du possesseur. Or, il était difficile à un homme d'avoir le courage de se dépouiller, de s'abaisser, de se réduire soi-même à une espèce de servitude, pour donner la liberté à un autre homme.
Voyons maintenant quelle était la classe d'hommes qui dominait les serfs, les gens de poueste, les vilains, taillables à merci de la teste jusqu'aux pieds.
L'égalité régnait dans l'origine parmi les Franks. Leurs dignités militaires étaient électives. Le chef ou le roi se donnait des fidèles ou compagnons, des leudes, des antrustions. Ce titre de leude était personnel; l'hérédité en tout était inconnue. Le leude se trouvait de droit membre du grand conseil national et de l'espèce de cour d'appel de justice que le roi présidait: je me sers des locutions modernes pour me faire comprendre.
J'ai dit que cette première noblesse des Franks, si c'était une noblesse, périt en grande partie à la bataille de Fontenay. D'autres chefs franks prirent la place de ces premiers chefs, usurpèrent ou reçurent en don les provinces et les châteaux confiés à leur garde: de cette seconde noblesse franke personnelle sortit la première noblesse française héréditaire.
Celle-ci, selon la qualité et l'importance des fiefs, se divisa en quatre branches: 1o les grands vassaux de la couronne et les autres seigneurs qui, sans être au nombre des grands vassaux, possédaient des fiefs à grande mouvance; 2o les possesseurs de fief de bannière; 3o les possesseurs de fief de haubert; 4o les possesseurs de fief de simple écuyer.
De là quatre degrés de noblesse: noblesse du sang royal, haute noblesse, noblesse ordinaire, noblesse par anoblissement.
Le service militaire introduisit chez la noblesse la distinction du chevalier, >miles, et de l'écuyer, servitium scuti. Les nobles abandonnèrent dans la suite une de leurs plus belles prérogatives, celle de juger. On comptait en France quatre mille familles d'ancienne noblesse, et quatre-vingt-dix mille familles nobles pouvant fournir cent mille combattants. C'était, à proprement parler, la population militaire libre.
Les noms des nobles dans les premiers temps n'étaient point héréditaires, quoique le sang, le privilége et la propriété le fussent déjà. On voit dans la loi salique que les parents s'assemblaient la neuvième nuit pour donner un nom à l'enfant nouveau-né. Bernard le Danois fut père de Torfe, père de Turchtil, père d'Anchtil, père de Robert d'Harcourt. Le nom héréditaire ne paraît ici qu'à la cinquième génération.
Les armes conféraient la noblesse; la noblesse se perdait par la lâcheté; elle dormait seulement quand le noble exerçait une profession roturière non dégradante; quelques charges la communiquaient; mais la haute charge même de chancelier resta long-temps en roture. Dans certaines provinces le ventre anoblissait, c'est-à-dire que la noblesse était transmise par la mère.
Les échevins de plusieurs villes recevaient la noblesse; on l'appelait noblesse de la cloche, parce que les échevins s'assemblaient au son d'une cloche. L'étranger noble, naturalisé en France, demeurait noble.
Les nobles prirent des titres selon la qualité de leurs fiefs (ces titres, à l'exception de ceux de baron et de marquis, étaient d'origine romaine); ils furent ducs, barons, marquis, comtes, vicomtes, vidames, chevaliers, quand ils possédèrent des duchés, des marquisats, des comtés, des vicomtés, des baronnies. Quelques titres appartenaient à des noms, sans être inhérents à des fiefs; cas extrêmement rare.
Le gentilhomme ne payait point la taille personnelle, tant qu'il ne faisait valoir de ses propres mains qu'une seule métairie; il ne logeait point les gens de guerre: les coutumes particulières lui accordaient une foule d'autres priviléges.
Les nobles se distinguaient par leurs armoiries, qui commencèrent à se multiplier au temps des croisades. Ils portaient ordinairement un oiseau sur le poing, même en voyage et au combat: lorsque les Normands assaillirent Paris, sous le roi Eudes, les Franks qui défendaient le Petit-Pont, ne l'espérant pas pouvoir garder, donnèrent la liberté à leurs faucons. Les tournois dans les villes, les chasses dans les châteaux, étaient les principaux amusements de la noblesse.
On ne se peut faire une idée de la fierté qu'imprima au caractère le régime féodal; le plus mince aleutier s'estimait à l'égal d'un roi. L'empereur Frédéric Ier traversait la ville de Thongue; le baron de Krenkingen, seigneur du lieu, ne se leva pas devant lui, et remua seulement son chaperon, en signe de courtoisie. Le corps aristocratique était à la fois oppresseur de la liberté commune et ennemi du pouvoir royal; fidèle à la personne du monarque alors même que ce monarque était criminel, et rebelle à sa puissance alors même que cette puissance était juste. De cette fidélité naquit l'honneur des temps modernes: vertu qui consiste souvent à sacrifier les autres vertus; vertu qui peut trahir la prospérité, jamais le malheur; vertu implacable quand elle se croit offensée; vertu égoïste et la plus noble des personnalités; vertu, enfin, qui se prête à elle-même serment, et qui est sa propre fatalité, son propre destin. Un chevalier du Nord tombe sous son ennemi; le vainqueur manquant d'arme pour achever sa victoire, convient avec le vaincu qu'il ira chercher son épée; le vaincu demeure religieusement dans la même attitude jusqu'à ce que le vainqueur revienne l'égorger: voilà l'honneur, premier-né de la société barbare. (Mallet, Introduction à l'Histoire du Danemarck.)
De l'état des hommes passons à l'état des propriétés.
Le fief, qui naquit à l'époque où le servage germanique débouta la servitude romaine, constitua la féodalité. Dans les temps de révolutions et d'invasions successives, les petits possesseurs, n'étant plus protégés par la loi, donnèrent leur champ à ceux qui le pouvaient défendre: c'est ce que nous avons appris de Salvien. De cet état de choses à la création du fief, il n'y avait qu'un pas, et ce pas fut fait par les barbares: ils avaient déjà l'exemple du bénéfice militaire, c'est-à-dire de la concession d'un terrain à charge d'un service, bien que les fe-ods ne soient pas exactement les prædia militaria. Il arriva que le roi et les autres chefs ne voulurent plus accepter des immeubles, en installant le propriétaire donateur comme fermier de son ancienne propriété; mais ils la lui rendirent, à condition de prendre les armes pour ses protecteurs: ils s'engageaient de leur côté à secourir cette espèce de sujet volontaire. Voilà le vasselage et la seigneurie.
Toutes les propriétés, dans la féodalité, se divisent en deux grandes classes: l'aleu ou le franc-aleu, le fief et l'arrière-fief. «Tenir en aleu, dit la Somme rurale, si est tenir terre de Dieu tant seulement, et ne doivent cens, rente, ne relief, ne autre redevance à vie ne à mort.»
Cujas fait venir le mot aleu (alodium) d'un possesseur des terres sine lode. Il est plus naturel de le tirer de la terre du leude, fidèle, ou de drude, ami: drudi et vassalli sont souvent réunis dans les actes. Leude est le compagnon de Tacite, l'homme de la foi du roi dans la loi salique, et l'antrustion du roi des formules de Marculfe.
L'aleu fut dans l'origine inaliénable sans le consentement de l'héritier. Il y eut deux sortes de franc-aleu: le noble et le roturier. Le noble était celui qui entraînait justice, censive ou mouvance; le roturier, celui auquel toutes ces conditions manquaient: ce dernier, le plus ancien des deux, représentait le faible reste de la propriété romaine.
Les parlements différaient de principes sur le maintien du franc-aleu. Les pays coutumiers et de droit écrit, dans le ressort des parlements de Paris et de Normandie, ne reconnaissaient le franc-aleu que par titres, titres qu'il était presque toujours impossible de produire. La coutume de Bretagne, sous le parlement de la même province, rejetait absolument le franc-aleu. Les quatre parlements de droit écrit, Bordeaux, Toulouse, Aix et Grenoble, variaient dans leurs us, et rendaient des arrêts en sens divers: le parlement de Provence ne recevait que le franc-aleu, et le parlement de Dauphiné l'admettait dans quelques dépendances sur titres. Le Languedoc prétendait jouir du franc-aleu avant les Établissements de Simon de Montfort, qui transporta dans le comté de Toulouse la coutume de Paris. «Après ce grand progrès d'armes, Simon, comte de Montfort, se voyant seigneur de tant de terres, de mesnagement ennuyeux et pénible, il les departit entre les gentilshommes tant françois qu'autres. . . . . . . . Pour contenir l'esprit de ses vassaux et assurer ses droits, il establit des loix generales en ses terres, par advis de huit archevesques ou evesques et autres grands personnages.» Tam inter barones ac milites, quam inter burgences et rurales, seu succedant hæredes, in hæreditatibus suis, secundum morem et usum Franciæ, circa Parisiis.
Les coutumes de Troyes, de Vitry et de Chaumont, réputaient toute terre franche ou alodiale. Le fief et l'aleu étaient la lutte et la coexistence de la propriété selon l'ancienne société, et de la propriété selon la société nouvelle.
Quelquefois le fief se changea en aleu, mais l'aleu finit presque généralement par se perdre dans le fief. Nulle terre sans seigneur devint l'adage des légistes. L'esprit du fief s'empara à un tel point de la communauté, qu'une pension accordée, une charge conférée, un titre reçu, la concession d'une chasse ou d'une pêche, le don d'une ruche d'abeilles, l'air même qu'on respirait, s'inféoda; d'où cette locution: Fief en l'air, fief volant sans terre, sans domaine.
Fief, feudum, feodum, foedum, fochundum, fedum, fedium, fenum, vient d'a fide, latin, ou plutôt de fehod, (saxon) prix. La formule de la vassalité remonte au temps de Charlemagne: Juro ad hæc sancta Dei Evangelia, . . . . . . . . ut vassalum domino.
Le fief était la confusion de la propriété et de la souveraineté: on retournait de la sorte au berceau de la société, au temps patriarcal, à cette époque où le père de famille était roi dans l'espace que paissaient ses troupeaux, mais avec une notable différence: la propriété féodale avait conservé le caractère de son possesseur; elle était conquérante; elle asservissait les propriétés voisines. Les champs autour desquels le seigneur avait pu tracer un cercle avec son épée relevaient de son propre champ. C'est le premier âge de la féodalité.
Le mot vassal, qui a prévalu pour signifier homme de fief, ne paraît cependant dans les actes que depuis le treizième siècle. Vassus ou vassallus, vient de l'ancien mot franc gessell, compagnon; conversion de lettres fréquente dans les auteurs latins: wacta, guet; wadium, gage; wanti, gants, etc.
Il y avait des fiefs de trois espèces générales: fief de bannière, fief de haubert, fief de simple écuyer.
Le fief banneret fournissait dix ou vingt-cinq vassaux sous bannière.
Le fief de haubert devait un cavalier armé de toutes pièces, bien monté et accompagné de deux ou trois valets.
Le fief de simple écuyer ne devait qu'un vassal armé à la légère.
Tous les fiefs et arrière-fiefs ressortissaient au manoir des seigneurs, comme à la tente du capitaine: la grosse tour du Louvre était le fief dominant ou le pavillon du général. Le terrain sur lequel Philippe-Auguste l'avait bâtie, il l'avait acheté du prieuré de Saint-Denis de la Chartre, pour une rente de trente sous parisis: ainsi, ce donjon majeur, d'où relevaient tous les fiefs, grands et petits, de la couronne, relevait lui-même du prieuré de Saint-Denis.
Quand le roi possédait des terres dans la mouvance d'une seigneurie, il devenait vassal du possesseur de cette seigneurie; mais alors il se faisait représenter pour prêter, comme vassal, foi et hommage à son propre vassal; on voulait bien user de cette indulgence envers lui, sans qu'il se pût néanmoins soustraire à la loi générale de la féodalité. Philippe III rend, en 1284, hommage à l'abbaye de Moissac. En 1350, le grand-chambellan rend hommage, au nom du roi Jean, à l'évêque de Paris, pour les châtellenies de Tournant et de Torcy: Joannes, Dei gratia, Francorum rex. . . . . ., Robertus de Loriaco, de præcepto nostro, homagium fecit. On citera encore un exemple, parce qu'il est rare dans son espèce, et qu'il affectera les lecteurs français comme l'historien qui le rappelle. Henri VI, roi d'Angleterre, rend hommage à des bourgeois de Paris.
«Henry, par la grâce de Dieu, roi de France et d'Angleterre, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut. Savoir faisons que comme autrefois a fait nostre très-cher seigneur et ayeul feu le roi Charles (Charles VI), dernier trespassé, à qui Dieu pardoînt, par ses lettres sur ce faictes, données le 21e jour de mai, dernier passé, nous avons deputé et deputons Me Jean le Roy, nostre procureur au Chastelet de Paris, pour, et en lieu de nous, à homme et vassal, de ceux de qui sont mouvants et tenus en fiefs les terres, possessions et seigneuries, à nous advenues en la ville et vicomté de Paris depuis quatre ans en ça; et en faire les debvoirs, tels qu'il appartient. . . . . . . Donné à Paris, le 15e jour de mai 1423, et de notre règne le premier. Ainsi signé par le roi, à la relation du conseil tenu par l'ordonnance de monseigneur le régent de France, duc de Betfort.»
Paris était un composé de fiefs; neuf d'entre eux relevaient de l'évêché: le Roule, la Grange-Batelière, l'outre Petit-Pont, etc. Les autres fiefs de la ville de Paris appartenaient aux abbayes de Sainte-Geneviève, de Saint-Germain des Prés, de Saint-Victor, du grand-prieuré de France, et du prieuré de Saint-Martin des Champs. On comptait en France soixante-dix mille fiefs ou arrière-fiefs, dont trois mille étaient titrés. Le vassal prêtait hommage tête nue, sans épée, sans éperons, à genoux, les mains dans celles du seigneur, qui était assis et la tête couverte; on disait: «Je deviens vostre homme de ce jour en avant, de vie, de membre, de terrestre honneur; et à vous serai feal et loyal, et foi à vous porterai des tenements que je recognois tenir de vous, sauf la foi que je dois à nostre seigneur le roi.» Quand cette formule était prononcée par un tiers, le vassal répondait. Voire: oui je le jure. Alors le vassal était reçu par le seigneur audit hommage à la foi et à la bouche, c'est-à-dire au baiser, pourvu que ce vassal ne fût pas un vilain. «Quelquefois un gentilhomme de bon lieu est contrainct de se mettre à genoux devant un moindre que lui; de mettre ses mains fortes et genereuses dans celles d'un lasche et effeminé.» (Traité des Fiefs.)
Quand l'hommage était rendu par une femme, elle ne pouvait pas dire: «Jeo deveigne vostre feme, pur ceo que n'est convienent que feme dira que el deviendra feme à aucun home, fors que à sa baron, quand ele est espouse;» mais elle disait, etc.
Main, fils de Gualon, du consentement de son fils Eudon, et de Viete sa bru, donne à Dieu et à Saint-Albin en Anjou la terre de Brilchiot; en foi de quoi le père et le fils baisèrent le moine Gaultier; mais comme c'était chose inusitée qu'une femme baisât un moine, Lambert, avoué de Saint-Albin, est délégué pour recevoir le baiser de la donatrice, avec la permission du moine Gaultier: jubente Walterio monacho.
Robert d'Artois, comte de Beaumont, ayant à recevoir deux hommages de son amée cousine madame Marie de Brebant, dame d'Arschot et de Vierzon, ordonna: «Que nous et la dame de Vierzon devons estre à cheval, et nostre cheval les deux pieds devant en l'eau du gué de Noies, et les deux pieds derriere à terre seche, par devant nostre terre de Meun; et le cheval à ladite dame de Vierzon les deux pieds derriere en l'eau dudit gué, et les devant à terre seche par devers nostre terre de Meun.»
L'hommage était lige ou simple; l'hommage ordinaire ne se doit pas compter. L'homme lige (il y avait six espèces d'hommes dans l'antiquité franke) s'engageait à servir en personne son seigneur envers et contre toute créature qui peut vivre et mourir. Le vassal simple pouvait fournir un remplaçant. On fait venir lige ou du latin ligare, liga, ligamen, etc., ou du frank leude: Vous êtes de Tournay, laquelle est toute lige au roi de France.
Tantôt le vassal était obligé à plège ou plejure, tantôt à service de son propre corps, à devenir caution ou champion pour son seigneur: c'était la continuation de la clientèle franke et de l'inscription au rôle Vassaticum.
Quand les rois semonaient pour le service du fief militaire leurs vassaux direct, les ducs, comtes, barons, chevaliers, châtelains, cela s'appelait le ban; quand ils semonaient leurs vassaux directs et leurs vassaux indirects, c'est-à-dire les seigneurs et les vassaux des seigneurs, les possesseurs d'arrière-fief, cela s'appelait l'arrière-ban. Ce mot est composé de deux mots de la vieille langue: har, camp, et ban, appel, d'où le mot de basse latinité heribannum. Il n'est pas vrai que l'arrière-ban soit le réitératif du ban.
«Les vassaux, hommes et cavaliers, estoient comme des digues, des remparts, des murs d'airain, opposez aux ennemis; victimes devouez à la fortune de l'Estat, possedants une vie flottante, incertaine, le plus souvent ensevelie dans les ruines communes.» (Du Franc-Aleu.)
Les vassaux devaient aide en monnaie à leur seigneur en trois cas: lorsqu'il partait pour la Terre Sainte, lorsqu'il mariait sa sœur ou son fils aîné, lorsque ce fils recevait les éperons de la chevalerie.
Il y avait des fiefs rendables et receptables: le fief était rendable quand le vassal, en certain cas, remettait les châteaux du fief au seigneur, en sortait avec toute sa famille, et n'y rentrait que quarante jours après la guerre finie; le fief était receptable quand le feudataire, sans sortir des châteaux qu'il tenait, était obligé d'y donner asile à son seigneur. L'un et l'autre de ces fiefs étaient jurables, à cause du serment réciproque.
L'investiture, qui remonte à l'origine de la monarchie, se faisait pour le royaume, sous la première race, par la franciske, le hang ou angon; sous la seconde race, par la couronne et le manteau; sous la troisième, par le glaive, le sceptre et la main de justice.
L'investiture ou saisine du fief avait lieu au moyen de quelque marque extérieure et symbolique, suivant la nature du fief ecclésiastique ou militaire, titré ou simple: on jurait sur une crosse, sur un calice, sur un anneau, sur un missel, sur des clefs, sur quelques grains d'encens, sur une lance, sur un heaume, sur un étendard, sur une épée, sur une cape, sur un marteau, sur un arc, sur une flèche, sur un gant, sur une étrille, sur une courroie, sur des éperons, sur des cheveux, sur une branche de laurier, sur un bâton, sur une bourse, sur un denier, sur un couteau, sur une broche, sur une coupe, sur une cruche remplie d'eau de mer, sur une paille, sur un fétu noué, sur un peu d'herbe, sur un morceau de bois, sur une poignée de terre. On trouve encore de vieux actes dans les plis desquels ces fragiles symboles sont conservés; le gage n'était rien, parce que la foi était tout. «Le seigneur est tenu à son homme comme l'homme à son seigneur, fors que seulement en reverence.» Une société à la fois libre et opprimée, innocente et corrompue, raisonnable et absurde, naïve, capricieuse, attachée au passé comme la vieillesse, forte, féconde, avide d'avenir comme la jeunesse; une société entière reposa sur de simples engagements, et n'eut d'autre loi d'existence qu'une parole.
La création des terres nobles dans le régime féodal était une idée politique, la plus extraordinaire et en même temps la plus profonde: la terre ne meurt point comme l'homme; elle n'a point de passions; elle n'est point sujette aux changements, aux révolutions; en lui attribuant des droits, c'était communiquer aux institutions la fixité du sol: aussi la féodalité a-t-elle duré huit cents ans, et dure encore dans une partie de l'Europe. Supposez que certaines terres eussent conféré la liberté au lieu de donner la noblesse, vous auriez eu une république de huit siècles. Encore faut-il remarquer que la noblesse féodale était, pour celui qui la possédait, une véritable liberté.
Le roturier ne put d'abord acquérir un fief, parce qu'il ne pouvait porter la lance et l'éperon, marques du service militaire; ensuite on se relâcha de cette coutume: le roi dont les trésors s'épuisaient, le seigneur accablé de dettes, furent aises de laisser vendre et de vendre des terres nobles à de riches bourgeois; la terre transmit le privilége, et le roturier, investi du fief, fut à la troisième génération demené comme gentilhomme.
Tout feudataire pouvait prendre les armes contre son seigneur, pour déni de justice et pour vengeance de famille; traditions de l'indépendance et des mœurs des Franks. La querelle se pouvait terminer par le duel, par l'assurement (caution), ou par une sentence enregistrée à la justice seigneuriale du suzerain. «C'est la paix de Raolin d'Argées, de ses enfants et de leur lignage, d'une part; et de l'ermite de Stenay, de ses enfants, de leur lignage et de tous leurs consorts, d'autre part. L'ermite a juré sur les saints, lui huitième de ses amis, que bien ne lui fut de la mort de Raolin, mais beaucoup d'angoisse; a donné cent livres pour fonder une chapelle où l'on chantera pour le repos de l'âme du defunct; s'est engagé d'envoyer incessamment un de ses fils en Palestine.»
On peut remarquer, dans ce traité, de la fin du treizième siècle, les co-jurants des lois ripuaire et saxonne.
Si une veuve noble mariait sa fille orpheline sans le consentement du seigneur suzerain, ses meubles étaient confisqués: on lui laissait deux robes, une pour les jours ouvrables, l'autre pour le dimanche, un lit, un palefroi, une charrette et deux roussins.
Une héritière de haut lignage était obligée de se marier pour desservir le fief, comme on voit aujourd'hui les marchandes qui perdent leur mari épouser leur premier commis pour faire aller l'établissement. Si cette héritière avait plus de soixante ans, elle était dispensée du mariage.
Les droits seigneuriaux ont été puisés dans les entrailles mêmes du fief. Dans l'origine ils étaient appelés honneurs, faveurs, comme reconnaissances faites au seigneur, par le vassal, des aliénations et transmissions des fiefs d'une personne à l'autre. C'est ce que veut dire lods et ventes: laudimia, laudæ, laudationes, lausus, de louer, complaire, agréer. Ces droits étaient ou militaires, ou fiscaux, ou honorifiques.
Non-seulement le roi, grand chef féodal qui se sustentait du revenu de ses domaines, levait encore des taxes; mais tous les seigneurs suzerains et non suzerains, ecclésiastiques ou laïques, en levaient aussi de leur côté. Les droits de quint et requint, de lods et ventes, my-lods, de ventrolles, de reventes, de reventons, de sixièmes, huitièmes, treizièmes, de resixièmes, de rachats et reliefs, de plait, de morte-main, de rettiers, de pellage, de coutelage, d'affouage, de cambage, de cottage, de péage, de vilainage, de chevage, d'aubain, d'ostize, de champart, de mouture, de fours banaux, s'étaient venus joindre aux droits de justice, au casuel ecclésiastique, aux cotisations des jurandes, maîtrises et confréries, et aux anciennes taxes romaines: en inventions financières nous sommes fort inférieurs à nos pères. Il est probable que la masse entière du numéraire passait chaque année dans les mains du fisc royal et particulier; car les marchands et les ouvriers, serfs encore, appartenaient à des corporations de villes ou à des maîtres; ils ne formaient pas une classe généralement indépendante; ils touchaient à peine un bas salaire; le prix de leurs denrées et le travail de leurs journées souvent n'étaient pas à eux.
Quant aux droits honorifiques, ils servaient de marques à une souveraineté locale: tels fiefs, par exemple, allouaient la faculté de prendre le cheval du roi, lorsque le roi passait sur les terres du possesseur de ces fiefs. D'autres droits n'étaient que des divertissements rustiques, que la philosophie a pris assez ridiculement pour des abus de la force: lorsqu'on apportait un œuf garrotté dans une charrette traînée par quatre bœufs; lorsque les poissonniers, en l'honneur de la dame du lieu, sautaient dans un vivier à la Saint-Jean; lorsqu'on courait la quintaine avec une lance de bois; lorsque, pour l'investiture d'un fief, il fallait venir baiser la serrure, le cliquet ou le verrou d'un manoir, marcher comme un ivrogne, faire trois cabrioles accompagnées d'un bruit ignoble et impur, c'étaient là des plaisirs grossiers, des fêtes dignes du seigneur et du vassal, des jeux inventés dans l'ennui des châteaux et des camps de paroisse, mais qui n'avaient aucune origine oppressive. Nous voyons tous les jours sur nos petits théâtres, dans ce siècle poli, des joies qui ne sont pas plus élégantes.
Si, ailleurs, les serfs étaient obligés de battre l'eau des étangs quand la châtelaine était en couches; si le châtelain se réservait le droit de markette (cullagium, marcheta); si des curés même réclamaient ce droit, et si des évêques le convertissaient en argent, c'est à la servitude grecque et romaine qu'il faut restituer ces abus: les rescrits des empereurs défendent aux maîtres de forcer leurs esclaves à des choses infâmes. Soit ignorance, soit défaut de réflexion, on n'a pas vu, ou on n'a pas voulu voir, ce que l'esclavage avait laissé dans le servage. Quant à la multitude et à la diversité des coutumes, elles s'expliquent naturellement par les règlements des différents chefs de cette nation armée, cantonnée sur le sol de la France.
Au milieu de la propriété mobile du fief s'élevait une propriété immobile, comme un rocher au milieu des vagues, et qui grossissait par de quotidiennes adhérences: l'amortissement était la faculté d'acquérir accordée à des gens de mainmorte. Une fois l'acquêt consommé au moyen d'un dédommagement ou d'un rachat pour la seigneurie dont l'acquêt relevait, la propriété mourait, c'est-à-dire qu'elle était retirée de la circulation, et que tous les droits de mutation se perdaient. Une terre ainsi tombée à des églises, à des abbayes, à des hôpitaux, à des ordres de chevalerie, représentait, pour le fisc et pour le maître du fief, un capital enfoui et sans intérêts. De sorte qu'avec la mainmortable, le domaine inaliénable de la couronne, les substitutions, le retrait lignager féodal (c'est-à-dire le droit de retirer un bien de famille ou une terre mouvante d'un fief), il serait résulté à la longue un fait incroyable dans la nature, déjà si extraordinaire, de la possession territoriale du moyen âge: toutes les propriétés se seraient fixées sous la main de propriétaires héréditaires; et comme ces propriétés étaient privilégiées, l'impôt direct et foncier eût péri; l'État se serait trouvé réduit aux dons gratuits, la plus casuelle des taxes.
Le droit de justice tenait une haute place dans la féodalité.
Chez les Grecs et les Romains la justice émanait du peuple: ce peuple étant tombé sous le joug, la justice resta faible dans les tribunaux, où, souveraine détrônée, elle put à peine cacher la liberté qui se réfugia auprès d'elle. Il ne s'éleva point au sein de ces tribunaux un grand corps de magistrature indépendante, appelé à prendre part aux affaires du gouvernement.
La justice, au contraire, parmi les nations de race germanique découla de trois sources: la royauté, la propriété et la religion. Les rois chez les Franks comme chez les Germains, leurs pères, étaient les premiers magistrats: Principes qui jura per pagos reddunt. Quand donc saint Louis et Louis XII rendaient la justice au pied d'un chêne, ils ne faisaient que siéger au tribunal de leurs aïeux. La justice prit dans son air quelque chose d'auguste, comme les générations royales qui la portaient dans leur sein et la faisaient régner.
Par la raison que les Franks lièrent la souveraineté et la noblesse au sol, ils y attachèrent la justice: fille de la terre, elle devint immuable comme elle. Tout seigneur qui possédait des propres avait droit de justice. L'axiome de l'ancien droit français était: «La justice est patrimoniale.» Pourquoi cela? Parce que le patrimoine était la souveraineté.
La religion ajouta une nouvelle grandeur à notre magistrature: la loi ecclésiastique mit la justice sur l'autel. Au défaut du public, un crucifix assistait dans la salle d'audience à la défense de l'accusé et à l'arrêt du juge: ce témoin était à la fois le Dieu, le souverain arbitre et l'innocent condamné.
Née du sol, appuyée sur le sceptre, l'épée et la croix, la justice régla tout. Chez les nations antiques, le droit civil dériva du droit politique; chez les Français, le droit politique découla du droit civil: la justice était pour nous la liberté.
La justice seigneuriale se divisait en deux degrés, haute et basse justice; toutes deux étaient du ressort du seigneur de trois châtellenies et d'une ville close, ayant droit de marché, de péage, de lige-estage, c'est-à-dire du seigneur qui pouvait obliger ses vassaux à faire la garde de son chastel.
Sénéchal et bailli, noms attribués aux juges: on appelait sénéchal au duc un grand officier des ducs de Normandie, chargé de l'expédition des affaires litigieuses dans l'intervalle des sessions de l'échiquier.
Le baron ne pouvait être jugé que par ses pairs: il y avait des pairs bourgeois pour les bourgeois. Saint Louis voulut que les hommes du baron ne fussent responsables ni des dettes qu'il avait contractées ni des crimes qu'il avait commis. Même alors il y avait des suicides, car les meubles revenaient par confiscation au seigneur sur les terres duquel l'homme s'était donné la mort. Un trésor trouvé appartient au seigneur de la terre, s'il est en argent; en or, il va au roi: «Nul n'a la fortune d'or, s'il n'est roi.»
La veuve noble avait le bail et la garde de ses enfants: le bail était la jouissance des biens du mineur jusqu'à sa majorité: «En vilenage il n'y a point de bail de droit.»
Le douaire se réglait à la porte du moustier où se contractait le mariage: c'était le mariage solennel, un de ces actes que les Romains appelaient légitimes.
L'abominable législation sur les épaves et les deux espèces d'aubains, les mescrus et les meconnus, consistait à s'emparer des choses égarées, de la dépouille et de la succession des étrangers.
Par le droit de bâtardise, quand les bâtards mouraient sans héritiers, les biens échéaient au seigneur, sous la condition d'acquitter les legs et de payer le douaire à la femme.
Mais ceci doit être entendu des bâtards roturiers, serfs ou mainmortables de corps, incapables de succéder, ne pouvant ni se marier, ni acquérir, ni aliéner, sans le congé du seigneur. Quant aux bâtards des nobles, il n'y avait aucune différence entre eux et les enfants légitimes, lorsque le père les avait reconnus: ils en étaient quittes pour croiser les armes paternelles d'une barre diagonale, qui perpétuait le souvenir du malheur ou de la honte de leur mère. Les bâtards étaient presque toujours des hommes remarquables, parce qu'ils avaient eu à lutter contre l'obstacle de leur berceau.
Dans quelques lieux, le nouveau marié ne pouvait avoir de commerce avec sa femme pendant les trois premières nuits de ses noces, à moins qu'il n'en eût obtenu la permission de son évêque. On tirait la raison de cette coutume de l'histoire du jeune Tobie: on en aurait pu retrouver quelque chose dans les institutions de Lycurgue, si ce nom-là eût été connu des barons.
Les déconfès ou intestats, ceux qui mouraient sans confession ou sans faire de testament, avaient leurs biens envahis par le seigneur. La mort subite amenait la même confiscation: l'homme mort soudainement ne s'était point confessé, donc Dieu l'avait jugé à lui seul, l'avait atteint tout vivant de sa réprobation éternelle. Les Établissements de saint Louis remédiaient à cette absurde iniquité: ils ordonnaient que les biens d'un déconfès, frappé assez vite pour n'avoir pu appeler un prêtre, passeraient à ses enfants. On sait à quel point le clergé poussa les abus et la captation à l'égard des testaments: il fallait en mourant laisser quelque chose à l'église, même un dixième de sa fortune, sous peine de damnation et de non-inhumation: une pauvre femme offrit un petit chat pour racheter son âme.
La procédure civile et criminelle se réglait sur l'état des personnes. L'assignation avait un terme de quinze jours. Les preuves étaient au nombre de huit, parmi lesquelles figurait le combat judiciaire.
La déposition des témoins devait être secrète; mais saint Louis avait voulu que cette déposition fût à l'instant communiquée aux parties.
L'appel aux justices royales était permis, non de droit, mais de doléance. Cet appel allait directement au roi, qui était supplié de dépiécer le jugement. La pénalité était placée auprès du faux jugement ou de la non-exécution de la loi.
La multiplication des cas de mort montre qu'on était déjà loin de l'esprit des temps barbares.
La cause de ce changement fut l'introduction de l'ordre moral dans l'ordre légal: la morale va au-devant de l'action; la loi l'attend: dans l'ordre moral, la mort saisit le crime; dans l'ordre légal, c'est le crime qui saisit la mort.
La sentence se prononçait par la bouche de certains jurés nommés jugeurs. Ces jugeurs ne pouvaient être tirés de la classe des vilains et coutumiers. Toutefois on voit des bourgeois jugeurs dans quelques procès de gentilshommes; l'accusé puisait dans cet incident un moyen d'appel, pour incapacité de juges.
L'accusation de meurtre, de trahison, ou de rapt, amenait un cas extraordinaire: il était loisible à l'accusé de récriminer contre l'accusateur; tous les deux allaient en prison, deux procès commençaient pour un même fait, les deux parties étant à la fois plaignantes et demanderesses.
La caution était admise, excepté pour crime méritant peine capitale.
Le vol équipollait l'assassinat; la maison du coupable était rasée, ses blés étaient ravagés, ses foins incendiés, ses vignes arrachées: on ne coupait pas ses arbres; on les dépouillait de leur écorce. Tuer un homme, ravir une femme, trahir son seigneur et son pays, ne constituait pas un plus grand crime aux yeux de la loi que d'embler (voler) un cheval ou une jument. On arrachait les yeux aux voleurs d'église et aux faux-monnayeurs. En menues choses le vol postulait le retranchement d'une oreille ou d'un pied; le caractère des lois salique et ripuaire se retrouve dans ces dispositions. Le premier infanticide d'une mère impétrait au renvoi de cette malheureuse devant le tribunal de pénitence; si elle le commettait une seconde fois, on la brûlait morte. La volonté n'était point punie, lorsqu'il n'y avait point eu commencement d'exécution: c'est aujourd'hui le principe universel.
Le prisonnier, même innocent, était pendu quand il forçait la porte de sa prison, parce que la société entière reposait sur la parole baillée ou reçue. Le clerc, le croisé et le moine compétaient des cours ecclésiastiques, qui ne condamnaient jamais à mort; on sent combien ce titre de croisé favorisait alors la classe du servage et de la bourgeoisie. L'hérétique, le sorcier, le maléficier, étaient jetés aux fagots; la saisie des meubles punissait l'usurier. Si une bête rétive ou méchante tuait une femme ou un homme, et que le propriétaire de cette bête avouât l'avoir connue vicieuse, on le pendait: la bête était quelquefois attachée auprès de son maître. Un cochon, atteint et convaincu d'avoir mangé un enfant, eut son procès fait; après quoi il fut exécuté par la main du bourreau: la loi s'efforçait de montrer son horreur pour le meurtre, dans ces temps de meurtre. L'enfant coupable subissait la peine capitale comme l'homme en âge de raison: on lui accordait dispense d'âge pour mourir.
A la porte de chaque chef-lieu des seigneuries s'élevait un gibet composé de quatre piliers de pierre, d'où pendaient des squelettes cliquetants.
Tout ce qui concerne la famille, dot, tutelle, partage, donation, douaire, s'enchevêtrait, dans l'ancienne jurisprudence du moyen âge, de l'état des hommes et des choses. A cette complication, que l'on retrouve en partie dans les lois romaines en raison de la clientèle et de l'esclavage, se joignait la confusion introduite par la féodalité, à savoir, le franc-aleu, le fief et l'arrière-fief, les terres nobles et non nobles, les biens de mainmorte, les diverses mouvances, les droits seigneuriaux et ecclésiastiques, les coutumes non-seulement des provinces, mais encore des cantons. Les mariages dans les familles royales et princières produisaient des compositions et des décompositions de fiefs; le sol, changeant sans cesse de limites, avait la mobilité de la vie et de la fortune des hommes.
Indépendamment des raisons d'ambition, de jalousie, d'intérêts commerciaux et politiques, il suffisait du service d'un fief pour mettre à deux nations le fer à la main. Un homme lige du roi refusait de rendre hommage; cet homme lige était ou Allemand, ou Flamand, ou Savoyard, ou Catalan, ou Navarrais, ou Anglais: on saisissait ses biens, et l'Europe était en feu. Un procès civil ou criminel engendrait un procès politique, qui se plaidait et se jugeait entre deux armées sur un champ de bataille. Jean, roi d'Angleterre, voit ses États confisqués par un arrêt de la cour des pairs de France; le prince Noir est sommé de comparaître devant Charles V, afin de répondre aux accusations des barons de Gascogne: un huissier à verge est chargé d'appréhender au corps le vainqueur de Poitiers, et de signifier un exploit à la gloire.
Il me resterait beaucoup à dire sur la féodalité, mais peut-être en ai-je déjà parlé trop longtemps: je viens à la chevalerie.
CHEVALERIE.
La chevalerie, dont on place ordinairement l'institution à l'époque de la première croisade, remonte à une date fort antérieure. Elle est née du mélange des nations arabes et des peuples septentrionaux, lorsque les deux grandes invasions du nord et du midi se heurtèrent sur les rivages de la Sicile, de l'Italie, de l'Espagne, de la Provence, et dans le centre de la Gaule: cela nous donne une époque à peu près certaine, comprise entre l'année 700 et l'année 753.
Le caractère de la chevalerie se forma parmi nous de la nature sentimentale et fidèle du Teuton et de la nature galante et merveilleuse du Maure, l'une et l'autre nature pénétrées de l'esprit et enveloppées de la forme du christianisme. L'opinion exaltée qui a tant contribué à l'émancipation du sexe féminin chez les nations modernes nous vient des barbares du Nord: les Germains reconnaissaient dans les femmes quelque chose de divin (inesse quin etiam sanctum aliquid et providum putant). La mythologie de l'Edda et les poésies des scaldes décèlent le même enthousiasme chez les Scandinaves; jusqu'au soleil, dans ces poésies, est une femme, la brillente Sunna. Les lois gardent ces impressions délicates: quiconque a coupé la chevelure d'une jeune fille est condamné à payer soixante-deux sous d'or et demi; l'ingénu qui a pressé la main ou le doigt d'une femme de condition libre est frappé d'une amende de quinze sous d'or, de trente s'il lui a pressé l'avant-bras, de trente-cinq s'il lui a pressé le bras au-dessus du coude, de quarante-cinq s'il lui a pressé le sein (si mamillam strinxerit).
De leur côté, les premiers Arabes professaient un grand respect pour les femmes, à en juger par le roman ou le poëme d'Antar, écrit ou recueilli par Asmaï le grammairien, sous le règne du kalife Aroun al Raschild. Antar, comme les chevaliers, est soumis à des épreuves; il aime constamment et timidement la belle Ibla; il court mainte aventure et fait des prouesses dignes de Roland; il a un cheval nommé Abjir, une épée appelée Dhamy. Mais les mœurs arabes sont conservées: les femmes boivent du lait de chamelle; et Antar, qui souffre qu'on le frappe, paît souvent les troupeaux [62]. Saladin était un chevalier tout aussi brave et moins cruel que Richard. On connaît les tournois, les combats et les amours des Maures de Cordoue et de Grenade.
Mais si Asmaï écrivait l'histoire d'Antar pour le kalife Aroun-al-Raschild, contemporain de Charlemagne, Charlemagne n'a point attendu, comme on l'a cru, le faux Turpin pour être transformé en chevalier, lui et ses pairs.
Le roman publié sous le nom de Turpin, archevêque de Reims, fut composé par un certain moine Robert, sur la fin du onzième siècle, au moment de la première croisade. Ce moine se proposait d'animer les chrétiens à la guerre contre les infidèles, par l'exemple de Charlemagne et de ses douze pairs. C'est sur cette chronique que les Anglais ont calqué l'histoire de leur roi Artus et des chevaliers de la Table ronde.
Le prétendu Turpin n'était lui-même qu'un imitateur; fait qui me semble avoir échappé jusque ici à tous les historiens. Soixante-dix ans après la mort de Charlemagne, le moine de Saint-Gall écrivit la vie de Karle le Grand, véritable roman du genre de celui d'Antar. N'est-ce pas une chose curieuse de trouver la chevalerie tout juste à la même époque chez les Franks et les Arabes? Le moine de Saint-Gall tenait ses autorités, pour la législation ecclésiastique, de Wernbert, célèbre abbé de Saint-Gall, et pour les actions militaires, du père de ce même Wernbert. Le père de l'abbé Wernbert se nommait Adalbert, et avait suivi son seigneur Gherold à la guerre contre les Huns (Avares), les Saxons et les Esclavons. Le romancier dit naïvement: «Adalbert était déjà vieux; il m'éleva quand j'étais encore très-petit; et souvent, malgré mes efforts pour lui échapper, il me ramenait et me contraignait d'écouter ses récits.»
Le vieux soldat raconte donc au futur jeune moine que les Huns habitaient un pays entouré de neuf cercles. Le premier renfermait un espace aussi grand que la distance de Constance à Tours: ce cercle était construit en troncs de chênes, de hêtres, de sapins, et de pierres très-dures; il avait vingt pieds de largeur et autant de hauteur: il en était ainsi des autres cercles. Le terrible Charlemagne renverse tout cela; ensuite il marche contre des barbares qui ravageaient la France orientale; il les extermine et fait couper la tête à tous les enfants qui dépassaient la hauteur de son épée. Charlemagne est trahi par un de ses bâtards, petit nain bossu, confiné au monastère de Saint-Gall. Karle avait dans ses armées des héros à la manière de Roland: Cisher valait à lui seul une armée; on l'eût pu croire de la race Enachim, tant il était grand; il montait un énorme cheval, et quand le cheval refusait de passer la Doire enflée par les torrents des Alpes, il le traînait après lui dans les flots, en lui disant: «Par monseigneur Gall, de gré ou de force, tu me suivras.» Cisher fauchait les Bohémiens comme l'herbe d'une prairie. «Que m'importent, s'écriait-il, les Wenèdes, ces grenouillettes? J'en porte sept, huit et même neuf enfilés au bout de ma lance, en murmurant je ne sais quoi.»
Karle attaque Didier en Italie. Didier demande à Ogger si Karle est dans l'armée qu'il aperçoit: «Non, dit Ogger; quand vous verrez les moissons s'agiter d'horreur dans les champs, le sombre Pô et le Tésin inonder les murs de la ville de leurs flots noircis par le fer, vous pourrez croire à l'arrivée de Karle.» Alors s'élève au couchant un nuage qui change le jour en ténèbres: Karle, cet homme de fer, avait la tête couverte d'un casque de fer, et les mains garnies de gantelets de fer; sa poitrine de fer et ses épaules étaient couvertes d'une armure de fer; sa main gauche élevait en l'air une lance de fer, sa main droite était posée sur son invincible épée; ses cuissards étaient de fer, ses bottines de fer, son bouclier de fer: son cheval avait la couleur et la force du fer; le fer couvrait les champs et les chemins; et ce fer, si dur, était porté par un peuple dont le cœur était plus dur que le fer. Et tout le peuple de la cité de Didier de s'écrier: «O fer! Ah! que de fer!» O ferrum! Heu ferrum!
Une autre fois, Karle, accoutré d'une casaque de peau de brebis, va à la chasse avec les grands de Pavie, vêtus de robes faites de peaux d'oiseaux de Phénicie, de plumes de coucous, de queues de paons mêlées à la pourpre de Tyr, et ornées de franges d'écorce de cèdre. On voit Charlemagne, dans l'histoire, armer son second fils Louis chevalier, en lui ceignant l'épée.
Le moine de Saint-Gall, qui se dit bégayant et édenté, mentionne aussi le lion tué par Peppin le Bref. Le vétéran Adalbert, redisant les exploits de Charlemagne à un enfant qui devait les écrire lorsqu'à son tour il serait devenu vieux, ne ressemble pas mal à quelque grenadier de Napoléon, racontant la campagne d'Égypte à un conscrit: tant la fable et l'histoire sont mêlées dans la vie des hommes extraordinaires!
Ernold Nigel ou le Noir, dans son poëme sur Hlovigh le Débonnaire, décrit le siége de Barcelone; et c'est encore un ouvrage de chevalerie. Hlovigh ceint l'épée que Karle le Grand portait à son côté. Les Maures, rangés sur les remparts, défendent la ville; Zadun, leur chef, se dévoue pour les sauver; il se glisse le long des murailles pour aller hâter les secours des Sarrasins de Cordoue: il est pris. Mené à Louis, il crie aux siens: «Ouvrez vos portes!» et leur fait en même temps un signe convenu pour les engager à se défendre. La ville est forcée: dans le butin envoyé à Karle se trouvent des cuirasses, de riches habits, des casques ornés de crinières, un cheval parthe avec son harnois et son frein d'or. L'armure de fer des chevaliers n'est point (comme on l'a cru encore mal à propos) du onzième siècle; elle ne vient ni des Franks ni des Arabes; elle vient des Perses, de qui les Romains l'empruntèrent: on a vu la description qu'en fait Ammien Marcellin en parlant du triomphe de Constance à Rome; on retrouve pareillement cette armure dans l'escadron de grosse cavalerie que Constantin culbuta lorsqu'il descendit des Alpes pour aller attaquer Maxence.
Les combats singuliers et les fêtes chevaleresques, la construction de ces monuments appelés gothiques, qui virent prier les chevaliers des croisades, coïncident aussi avec l'avénement des rois de la seconde race. Hlovigh le Débonnaire envoie l'évêque Ebbon prêcher la foi chez les Danois. Ebbon amène à Hlovigh Hérold, roi de ces peuples. Hlovigh se rend à Ingelheim, aux bords du Rhin: «Là s'élève sur cent colonnes un palais superbe........ Non loin du palais est une île que le Rhin environne de ses eaux profondes, retraite tapissée d'une herbe toujours verte, et que couvre une sombre forêt;» chasse superbe, où Judith, femme de Hlovigh, magnifiquement parée, monte un noble palefroi.
Béro et Samilon, deux guerriers de nation gothique, combattent en champ clos devant Hlovigh, auprès du château d'Aix, dans un lieu entouré de murailles de nacre, orné de terrasses gazonnées et plantées d'arbres. «Les champions, d'une haute taille, sont montés sur des coursiers rapides; tous deux attendent le signal qui doit être donné par le roi. Dans l'arène paraît Gundold, qui se fait accompagner d'un cercueil, selon son usage dans ces occasions.» Béro est vaincu; les jeunes Franks l'arrachent à la mort, et Gundold renvoie son cercueil sous l'appentis d'où il l'avait tiré.
Miratur Gundoldus enim, feretrumque remittit
Absque onere tectis, venerat unde, suum [63].
L'architecture dite lombarde, de l'époque des Karlovingiens, en Italie, n'était que l'invasion de l'architecture orientale ou néogrecque dans l'architecture romaine. Hakem, au huitième siècle, bâtit la mosquée de Cordoue, type primitif de l'architecture sarrasine occidentale. Au commencement du neuvième siècle, le palais d'Ingelheim avait des centaines de colonnes, des toitures de formes variées, des milliers de réduits, d'ouvertures et de portes: centum perfixa columnis... tectaque multimoda: mille aditus, reditus, millenaque claustra domorum. L'église présentait de grandes portes d'airain, et de plus petites enrichies d'or: Templa Dei..... ærati postes, aurea ostiola. Hérold, sa femme, ses enfants et ses compagnons, contemplaient avec étonnement le dôme immense de l'église: miratur Herold, conjunx miratur, et omnes proles et socii culmina tanta Dei. Voilà donc clairement aux huitième et neuvième siècles les mœurs, les aventures, les chants, les récits, les champions, les nains, les fêtes, les armes, l'architecture de l'époque vulgaire de la chevalerie; les voilà en même temps et à la fois d'une manière spontanée chez les Maures et chez les chrétiens: voilà Charlemagne et le kalife Aroun, Cisher et Antar, et leurs historiens contemporains, Asmaï et le moine de Saint-Gall.
Les romanciers du douzième siècle qui ont pris Charlemagne, Roland et Ogier pour leurs héros, ne se sont donc point trompés historiquement; mais on a eu tort de vouloir faire des chevaliers un corps de chevalerie. Les cérémonies de la réception du chevalier, l'éperon, l'épée, l'accolade, la veille des armes, les grades de page, de damoiseau, de poursuivant, d'écuyer, sont des usages et des institutions militaires qui remplaçaient d'autres usages et d'autres institutions tombés en désuétude; mais ils ne constituaient pas un corps de troupes homogène, discipliné, agissant sous un même chef dans une même subordination.
Les ordres religieux chevaleresques ont été la cause de cette confusion d'idées; ils ont fait supposer une chevalerie historique collective, lorsqu'il n'existait qu'une chevalerie historique individuelle. Au surplus, cette chevalerie individuelle fut délicate, vaillante, généreuse, et garda l'empreinte des deux climats qui la virent éclore; elle eut le vague et la rêverie du ciel noyé des Scandinaves, l'éclat et l'ardeur du ciel pur de l'Arabie. La chevalerie historique produisit en outre une chevalerie romanesque, qui se mêla aux réalités, retentit par un extrême écho jusque dans le règne de François Ier, où elle donna naissance à Bayard, comme elle avait enfanté du Guesclin auprès du trône de Charles V. Le héros de Cervantes fut le dernier des chevaliers: tel est l'attrait de ces mœurs du moyen âge et le prestige du talent, que la satire de la chevalerie en est devenue le panégyrique immortel.
Pour être reçu chevalier dans l'origine, il fallait être noble de père et de mère, et âgé de vingt-et-un ans. Si un gentilhomme qui n'était pas de parage se faisait armer chevalier, on lui tranchait les éperons dorés sur le fumier. Les fils des rois de France étaient chevaliers sur les fonts de baptême: saint Louis arma ses frères chevaliers; du Guesclin, second parrain du second fils de Charles V, le duc d'Orléans, tira son épée, et la mit nue dans la main de l'enfant nu: Nudo tradidit ensem nudum. Bayard, sans paour et sans reprouche, conféra la chevalerie à François Ier. Le roi lui dit: «Bayard, mon ami, je veux qu'aujourd'hui sois fait chevalier par vos mains..... Avez vertueusement, en plusieurs royaumes et provinces, combattu contre plusieurs nations..... Je delaisse la France, en laquelle on vous connoist assez........ Depeschez-vous.» Alors prit son épée Bayard, et dit: «Sire, autant vaille que si estois Roland, ou Olivier, Gaudefroy ou Baudouyn son frère.» «Et puis après si cria haultement, l'espée en la main dextre: Tu es bien heureuse d'avoir aujourd'huy à un si beau et puissant roy donné l'ordre de la chevalerie. Certes, ma bonne espée, vous serez moult bien comme relique gardée, et sur toutes aultres honorée; et ne vous porteray jamais, si ce n'est contre Turcs, Sarrasins ou Mores.» «Et puis feit deux saults, et après remit au fourreau son espée.»
Les chevaliers prenaient les titres de don, de sire, de messire et de monseigneur. Ils pouvaient manger à la table du roi; eux seuls avaient le droit de porter la lance, le haubert, la double cotte de mailles, la cotte d'armes, l'or, le vair, l'hermine, le petit-gris, le velours, l'écarlate: ils mettaient une girouette sur leur donjon; cette girouette était en pointe comme les pennons pour les simples chevaliers, carrée comme les bannières pour les chevaliers bannerets. On reconnaissait de loin le chevalier à son armure: les barrières des lices, les ponts des châteaux s'abaissaient devant lui; les hôtes qui le recevaient poussaient quelquefois le dévouement et le respect jusqu'à lui abandonner leurs femmes.
La dégradation du chevalier félon était affreuse: on le faisait monter sur un échafaud; on y brisait à ses yeux les pièces de son armure; son écu, le blason effacé, était attaché et traîné à la queue d'une cavale, monture dérogeante: le héraut d'armes accablait d'injures l'ignoble chevalier. Après avoir récité les vigiles funèbres, le clergé prononçait les malédictions du psaume 108. Trois fois on demandait le nom du dégradé, trois fois le héraut d'armes répondait qu'il ignorait ce nom, et n'avait devant lui qu'une foi mentie. On répandait alors sur la tête du patient un bassin d'eau chaude; on le tirait en bas de l'échafaud par une corde; il était mis sur une civière, transporté à l'église, couvert d'un drap mortuaire, et les prêtres psalmodiaient sur lui les prières des morts.
La chevalerie se conférait sur la brèche, dans la mine et la tranchée d'une ville assiégée, sur un champ de bataille au moment d'en venir aux mains. Le besoin de soldats s'accroissant à mesure que les nobles périssaient, le serf fut admis à la chevalerie; des lettres de Philippe de Valois déclarent gentilhomme le fils d'un serf qui avait été armé chevalier: les Français ont toujours attribué la noblesse à la charrue et à l'épée, et placé au même rang le laboureur et le soldat. Dans la suite, au milieu des grandes guerres contre les Anglais, on créa tant de chevaliers que ce titre s'avilit. François Ier ajouta aux deux classes de chevaliers bannerets et bacheliers une troisième classe, composée de magistrats et de gens de lettres; ils furent appelés chevaliers ès lois. Enfin, il ne resta de la chevalerie qu'un nom honorifique, écrit dans les actes, ou porté par les cadets de famille.
L'éducation militaire m'amène maintenant à parler de l'éducation civile dans les siècles dont nous nous occupons.
ÉDUCATION.
L'éducation chez les Perses, les Grecs et les Romains, était persane, grecque et romaine; je veux dire qu'on enseignait aux enfants ce qui regarde la patrie; on ne les instruisait que des lois, des mœurs, de l'histoire et de la langue de leurs aïeux. Lorsqu'à l'époque d'une civilisation avancée les Romains se prirent d'admiration pour la Grèce et vinrent aux écoles d'Athènes, ce n'était que la louable curiosité de quelques patriciens oisifs.
Le monde moderne a présenté un phénomène dont il n'y a aucun exemple dans le monde ancien: les enfants des barbares se séparèrent de leur race par l'éducation: confinés dans des colléges, ils apprirent des langues que leurs pères ne parlaient point, et qui cessaient d'être parlées sur terre; ils étudièrent des lois qui n'étaient pas celles de leur nation; ils ne s'occupèrent que d'une société morte, sans rapport avec la société vivante de leur temps. Les vaincus, sortis d'un autre sang et perpétuant le souvenir de ce qu'ils avaient été, renfermèrent avec eux les fils de leurs vainqueurs comme des otages.
Il se forma au milieu des générations brutes un peuple d'intelligence hors de la sphère où se mouvait la communauté matérielle, guerrière et politique. Plus l'esprit autour des écoles était simple, grossier, naturel, illettré, plus dans l'intérieur de ces écoles il était raffiné, subtil, métaphysique et savant. Les barbares avaient commencé par égorger les prêtres et les moines; devenus chrétiens, ils tombèrent à leurs pieds. Ils s'empressèrent de contribuer à la fondation des colléges et des universités: admirant ce qu'ils ne comprenaient pas, ils crurent ne pouvoir accorder aux étudiants trop de priviléges. Une véritable république, ayant ses tribunaux, ses coutumes et ses libertés, s'établit pour les enfants au centre même de la monarchie des pères.
L'université de Paris, fille aînée de nos rois, bien qu'elle ne descendît pas de Charlemagne, n'était pas la seule en France; vingt autres existaient sur son modèle. Celle de Montpellier devint célèbre; on y professa le droit romain aussitôt que les exemplaires des Pandectes furent devenus moins rares par la découverte et les copies du manuscrit d'Amalfi. L'Angleterre, l'Écosse, l'Irlande, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, le Portugal, possédaient les mêmes corps enseignants. On voit dans les hagiographes et les chroniqueurs que le même écolier, afin d'embrasser les diverses branches des sciences, étudiait successivement à Paris, à Oxford, à Mayence, à Padoue, à Salamanque, à Coïmbre. L'université de Paris avait une poste à son usage, longtemps avant que Louis XI eût fait un pareil établissement.
On sent quelle activité les institutions universitaires, dégagées des lois nationales, devaient donner aux esprits; combien elles devaient accroître le trésor commun des idées: or, tout arrive par les idées; elles produisent les faits, qui ne leur servent que d'enveloppe.
Une multitude de colléges s'élevèrent auprès des universités. Sous Philippe le Bel, qui fonda l'université d'Orléans, on vit s'établir le collége de la reine de Navarre, celui du cardinal Le Moyne, et celui de Montaigu, archevêque de Narbonne. Depuis le règne de Philippe de Valois jusqu'à la fin du règne de Charles V, on compte l'érection du collége des Lombards pour les écoliers italiens, des colléges de Tours, de Lisieux, d'Autun, de l'Ave Maria, de Mignon ou Grandmont, de Saint-Michel, de Cambrai, d'Aubusson, de Bonnecourt, de Tournai, de Bayeux, des Allemands, de Boissy, de Dainville, de Maître Gervais, de Beauvais (Hist. de l'Univ., tom. III, liv. III; Antiq. de Paris; Trés. des Ch.). A François Ier est dû l'établissement du Collége Royal, avec les trois chaires de langues hébraïque, grecque et latine: on avait commencé à enseigner le grec dans l'université de Paris sous Charles VIII; on y expliquait alors les dialogues de Platon. Henri II, Charles IX, Henri III, augmentèrent les chaires savantes d'une chaire de philosophie grecque et latine, d'une chaire de langue arabe et d'une chaire de chirurgie. Louis XIII, Louis XIV et Louis XV ajoutèrent au Collége Royal des chaires pour l'étude du droit canon, pour celle des langues syriaque, turque et persane, pour l'enseignement de la littérature française, de l'astronomie, de la mécanique, de la chimie, de l'anatomie, de l'histoire naturelle, du droit de la nature et des gens. Le collége des Quatre-Nations rappelle le nom de Mazarin. Tout se formait par grandes masses ou par grands corps dans l'ancienne monarchie: clergé, noblesse, tiers état, magistrature, éducation.
Ces universités et ces colléges furent autant de foyers où s'allumèrent comme des flambeaux les génies dont la lumière pénétra les ténèbres du moyen âge: nuit féconde, puissant chaos, dont les flancs portaient un nouvel univers. Lorsque la barbarie envahit la civilisation, elle la fertilise par sa vigueur et sa jeunesse; quand, au contraire, la civilisation envahit la barbarie, elle la laisse stérile; c'est un vieillard auprès d'une jeune épouse: les peuples civilisés de l'ancienne Europe se sont renouvelés dans le lit des sauvages de la Germanie; les peuples sauvages de l'Amérique se sont éteints dans les bras des peuples civilisés de l'Europe.
Saint Bernard, Abeilard, Scott, Thomas d'Aquin, Bonaventure, Albert, Roger Bacon, Henri de Gand, Hugues de Saint-Cher, Alexandre de Hallays, Alain de l'Ille, Yves de Triguer, Jacques de Voragines, Guillaume de Nangis, Jean de Meun, Guillaume Duranty, Jean Adam, Guillaume Pelletier, Barthélemi Glaunwil et Pierre Bercheur, Albert de Saxe, Froissart, Nicolas Oresme, Jacques de Dondis, Nicolas Flamel, Accurse, Barthole, Gratien, Pierre d'Ailly, Nicolas Clémengis, Gerson, Thomas Connecte, Benoît Gentian, Jean de Courtecuisse, Vincent Ferrier, Juvénal des Ursins, Pic de la Mirandole, Chartier, Martial d'Auvergne, François Villon et Robert Gaguin forment la chaîne de ces hommes qui nous amènent des premiers jours du moyen âge au temps de la renaissance des lettres. Leur célébrité fut grande, et les surnoms par lesquels on les distingua prouvent l'admiration naïve de leurs siècles. Albert fut surnommé le Grand; Thomas d'Aquin, l'Ange de l'école; Roger Bacon, le Docteur admirable; Henri de Gand, le Docteur solennel; Henri de Suze, la Splendeur du droit; Alexandre de Hallays, le Docteur irréfragable, Alain de l'Ille, le Docteur universel; Bonaventure, le Docteur séraphique; Scott, le Docteur subtil; Gilles de Rome, le Docteur très-fondé.
Ces hommes, avec des talents divers, formaient des écoles, avaient des disciples, comme les anciens philosophes de la Grèce. Albert inventa une machine parlante; Roger Bacon découvrit peut-être la poudre [64], le télescope et le microscope; Jacques de Dondis composa une horloge céleste ou une sphère mouvante. Saint Thomas d'Aquin est un génie tout à fait comparable aux plus rares génies philosophiques des temps anciens et modernes; il tient de Platon et de Malebranche pour la spiritualité, d'Aristote et de Descartes pour la clarté et la logique. Les scottistes et les thomistes, les réalistes et les nominaux, ressuscitèrent les deux sectes de la forme et de l'idée. Vers l'an 1050, les écrits d'Aristote avaient été apportés par les Arabes en Espagne, et de l'Espagne ils passèrent en France. Bérenger, Abeilard, Gilbert de la Porée, firent revivre la doctrine du Stagirite; mais les Pères grecs et latins ayant depuis longtemps frappé d'anathème cette doctrine, un concile tenu à Paris, en 1209, condamna au feu les écrits dans lesquels elle était renfermée. L'interdiction dura plus de quatre-vingts ans: on se relâcha ensuite, et en 1447 le triomphe d'Aristote fut tel, qu'on n'enseigna plus d'autre philosophie que la sienne. Un siècle après, Ramus, qui osa s'élever contre sa logique, fut la victime du fanatisme scolastique. Il fallut attendre Gassendi et Descartes pour triompher du précepteur d'Alexandre.
Duranti, Barthole, Alciat, et plus tard Cujas furent les lumières du droit.
On se fera une idée de l'influence que ces hommes exerçaient sur leur temps, en rappelant les effets de leurs leçons: la classe où Albert le Grand enseignait ne suffisant plus à la multitude des auditeurs, il se vit obligé de professer en plein air, sur la place qui prit le nom de Maître-Albert. Foulques écrit à Abeilard: «Rome t'envoyait ses enfants à instruire; et celle qu'on avait entendue enseigner toutes les sciences montrait, en te passant ses disciples, que ton savoir était encore supérieur au sien. Ni la distance, ni la hauteur des montagnes, ni la profondeur des vallées, ni la difficulté des chemins parsemés de dangers et de brigands ne pouvaient retenir ceux qui s'empressaient vers toi. La jeunesse anglaise ne se laissait effrayer ni par la mer placée entre elle et toi, ni par la terreur des tempêtes; et à ton nom seul, méprisant les périls, elle se précipitait en foule. La Bretagne reculée t'envoyait ses habitants pour les instruire; ceux de l'Anjou venaient te soumettre leur férocité adoucie. Le Poitou, la Gascogne, l'Ibérie, la Normandie, la Flandre, les Teutons, les Suédois, ardents à te célébrer, vantaient et proclamaient sans relâche ton génie. Et je ne dis rien des habitants de la ville de Paris et des parties de la France les plus éloignées comme les plus rapprochées, tous avides de recevoir tes leçons, comme si près de toi seul ils eussent pu trouver l'enseignement [65].»
La foule des maîtres et des écoliers de l'université était telle quand ils allaient en procession à Saint-Denis, que les premiers rangs du cortége entraient dans la basilique de l'abbaye, lorsque les derniers sortaient de l'église des Mathurins de Paris. Appelée à donner son vote sur la question de l'extinction du schisme, l'université fournit dix mille suffrages; elle proposa d'envoyer à un enterrement vingt-cinq mille écoliers pour en augmenter la pompe. On voit ce grand corps figurer dans toutes les crises politiques de la monarchie, et particulièrement sous les règnes de Charles V, de Charles VI et de Charles VII. Factieux ou fidèle, il lâchait ou retenait les flots populaires, tandis que des esprits novateurs élevés à ses leçons agitaient les questions religieuses, poussaient, par la hardiesse de leurs doctrines, par leurs déclamations contre les vices du clergé et des grands, à ces réformes dont Arnaud de Brescia avait donné l'exemple en Italie et Wickleff en Angleterre.
Cette vie des universités et des colléges occupe une place considérable dans le tableau des mœurs générales, qui me reste à peindre.
MOEURS GÉNÉRALES DES XIIe, XIIIe ET XIVe SIÈCLES.
L'histoire moderne doit prendre soin de détruire un mensonge, non des chroniqueurs, qui sont unanimes sur la corruption des bas siècles, mais de l'ignorance et de l'esprit de parti des temps où nous vivons: on s'est figuré que si le moyen âge était barbare, du moins la morale et la religion faisaient le contre-poids de sa barbarie; on se représente les anciennes familles, grossières sans doute, mais assises dans une sainte union à l'âtre domestique, avec toute la simplicité de l'âge d'or. Rien de plus contraire à la vérité.
Les barbares s'établirent au milieu de la société romaine dépravée par le luxe, dégradée par l'esclavage, pervertie par l'idolâtrie. Les Franks, très-peu nombreux, relativement à la population gallo-romaine, ne purent assainir les mœurs; ils étaient eux-mêmes fort corrompus quand ils entrèrent en Gaule.
C'est une grande erreur que d'attribuer l'innocence à l'état sauvage; tous les appétits de la nature se développent sans contrôle dans cet état: la civilisation seule enseigne les qualités morales. La profession des armes, qui inspire certaines vertus, ne produit point la tempérance: Sainte-Palaye est obligé de convenir que les chevaliers ne se recommandaient guère par la rigidité des mœurs.
De la société romaine et de la société barbare résulta une double corruption; on reconnaît très-bien les vices de l'une et de l'autre société, comme on distingue à leur confluent les eaux de deux fleuves qui s'unissent: la rapine, la cruauté, la brutalité, la luxure animale, étaient frankes; la bassesse, la lâcheté, la ruse, la turpitude de l'esprit, la débauche raffinée, étaient romaines.
Et ces remarques ne se doivent pas entendre de quelques années, de quelques règnes: elles s'appliquent aux siècles qui précèdent le moyen âge, depuis le règne de Khlovigh jusqu'à celui de Hugues Capet: et aux siècles du moyen âge, depuis le règne de Hugues Capet jusqu'à celui de François Ier.
Le christianisme chercha, autant qu'il le put, à guérir la gangrène des temps barbares; mais l'esprit de la religion était moins suivi que la lettre; on croyait plus à la croix qu'à la parole du Christ; on adorait au Calvaire, on n'assistait point au sermon de la Montagne. Le clergé se déprava comme la foule. Si l'on veut pénétrer à fond l'état intérieur de cette époque, il faut lire les conciles et les chartes d'abolition (lettres de grâce accordées par les rois); là se montrent à nu les plaies de la société. Les conciles reproduisent sans cesse les plaintes contre la licence des mœurs et la recherche des remèdes à y apporter; les chartes d'abolition gardent les détails des jugements et des crimes qui motivaient les lettres royaux. Les capitulaires de Charlemagne et de ses successeurs sont remplis de dispositions pour la réformation du clergé.
On connaît l'épouvantable histoire du prêtre Anastase enfermé vivant avec un cadavre, par la vengeance de l'évêque Caulin (Grégoire de Tours). Dans les canons ajoutés au premier concile de Tours, sous l'épiscopat de saint Perpert, on lit: «Il nous a été rapporté que des prêtres, ce qui est horrible (quod nefas), établissaient des auberges dans les églises, et que le lieu où l'on ne doit entendre que des prières et des louanges de Dieu retentit du bruit des festins, de paroles obscènes, de débats et de querelles.»
Baronius, si favorable à la cour de Rome, nomme le dixième siècle le siècle de fer, tant il voit de désordres dans l'Église. L'illustre et savant Gherbert, avant d'être pape sous le nom de Sylvestre II, et n'étant encore qu'archevêque de Reims, disait: «Déplorable Rome, tu donnas à nos ancêtres les lumières les plus éclatantes, et maintenant tu n'as plus que d'horribles ténèbres....... Nous avons vu Jean Octavien conspirer, au milieu de mille prostituées, contre le même Othon qu'il avait proclamé empereur. Il est renversé, et Léon le Néophyte lui succède. Othon s'éloigne de Rome, et Octavien y rentre; il chasse Léon, coupe les doigts, les mains et le nez au diacre Jean; et, après avoir ôté la vie à beaucoup de personnages distingués, il périt bientôt lui-même..... Sera-t-il possible de soutenir encore qu'une si grande quantité de prêtres de Dieu, dignes par leur vie et leur mérite d'éclairer l'univers, se doivent soumettre à de tels monstres, dénués de toute connaissance des sciences divines et humaines?»
Il nous reste une satire d'Adalbéron, évêque de Laon; c'est un dialogue entre le poëte et le roi Robert. «Adalbéron représente les juges obligés de porter le capuchon, les évêques dépouillés, réduits à suivre la charrue; et les siéges épiscopaux, quand ils viennent à vaquer, occupés par des mariniers et des pâtres. Un moine est transformé en soldat; il porte un bonnet de peau d'ours; sa robe, naguère longue, est écourtée, fendue par devant et par derrière; à sa ceinture étroite est suspendu un arc, un carquois, des tenailles, une épée. Il n'y avait autrefois parmi les ministres du Seigneur ni bourreaux, ni aubergistes, ni gardeurs de cochons et de boucs; ils n'allaient point au marché public; ils ne faisaient point blanchir les étoffes.»
Adalbéron, étendant son sujet, remarque que le noble et le serf ne sont pas soumis à la même loi; que le noble est entièrement libre. Le roi prend la défense de la condition servile: «Cette classe, dit-il, ne possède rien sans l'acheter par un dur travail. Qui pourrait compter les peines, les courses et les fatigues qu'ont à supporter les serfs? Il n'y a aucune fin à leurs larmes.» Adalbéron répond que «la famille du Seigneur est divisée en trois classes: l'une prie, l'autre combat, la troisième travaille.»
Adalbéron avait vu finir la seconde race et commencer la troisième; il avait joué un rôle dans les trahisons qui se pratiquent à la chute et au renouvellement des empires. Peut-être avait-il été lié intimement avec Emma, femme de Lother, quoiqu'il fût évêque; il était d'une grande famille de Lorraine, il avait étudié sous Gherbert; il n'aimait pas les moines, et il entrait dans la querelle des évêques nobles contre les religieux plébéiens. On retrouve en lui cette partie de la société intelligente qui ne fut jamais barbare.
Saint Bernard ne montre pas plus d'indulgence aux vices de son siècle; saint Louis fut obligé de fermer les yeux sur les prostitutions et les désordres qui régnaient dans son armée. Pendant le règne de Philippe le Bel, un concile est convoqué exprès pour remédier au débordement des mœurs. L'an 1351, les prélats et les ordres mendiants exposent leurs mutuels griefs à Avignon, devant Clément VII. Ce pape, favorable aux moines, apostrophe les prélats: «Parlerez-vous d'humilité, vous si vains et si pompeux dans vos montures et vos équipages? Parlerez-vous de pauvreté, vous si avides que tous les bénéfices du monde ne vous suffiraient pas? Que dirai-je de votre chasteté?... Vous haïssez les mendiants, vous leur fermez vos portes; et vos maisons sont ouvertes à des sycophantes et à des infâmes (lenonibus et truffatoribus).»
La simonie était générale: les prêtres violaient presque partout la règle du célibat; ils vivaient avec des femmes perdues, des concubines et des chambrières; un abbé de Noréis avait dix-huit enfants. En Biscaye on ne voulait que des prêtres qui eussent des commères, c'est-à-dire des femmes supposées légitimes.
Pétrarque écrit à l'un de ses amis: «Avignon est devenu un enfer, la sentine de toutes les abominations. Les maisons, les palais, les églises, les chaires du pontife et des cardinaux, l'air et la terre, tout est imprégné de mensonge; on traite le monde futur, le jugement dernier, les peines de l'enfer, les joies du paradis, de fables absurdes et puériles.» Pétrarque cite à l'appui de ses assertions des anecdotes scandaleuses sur les débauches des cardinaux. Et lui-même, abbé chaste et fidèle amant de Laure, était entouré de bâtards.
Dans un sermon prononcé devant le pape en 1364, le docteur Nicolas Oresme prouva que l'Antechrist ne tarderait pas à paraître, par six raisons tirées de la perte de la doctrine, de l'orgueil des prélats, de la tyrannie des chefs de l'Église, et de leur aversion pour la vérité.
Les sirventes, qui n'épargnaient ni les papes, ni les rois, ni les nobles, ne ménageaient pas plus le clergé que les sermons: «Dis donc, seigneur évêque, tu ne seras jamais sage qu'on ne t'ait rendu eunuque.—Ah! faux clergé, traître, menteur, parjure, débauché! saint Pierre n'eut jamais rentes, ni châteaux, ni domaines; jamais il ne prononça excommunication. Il y a des gens d'Église qui ne brillent que par leur magnificence, et qui marient à leurs neveux les filles qu'ils ont eues de leur mie.» (Raynouard, Troubadours.)
«Une vile multitude, qui ne combattit jamais, enlève aux nobles leur tour et leur chastel: le bouc attaque le loup.»—«Notre évêque vend une bière mille sous à ses amis décédés.»—«C'est le pape qui règne; il rampe aux pieds du monarque puissant, il accable le roi malheureux.»
Toute la terre féodale se ressemblait; mêmes censures en Angleterre:
«Auprès d'une abbaye se trouve un couvent de nonnes, au bord d'une rivière douce comme du lait. Aux jours d'été, les jeunes nonnes remontent cette rivière en bateau; et quand elles sont loin de l'abbaye, le diable se met tout nu, se couche sur le rivage, et se prépare à nager. Agile, il enlève les jeunes moines, et revient chercher les nonnes. Il enseigne à celles-ci une oraison: le moine, bien disposé, aura douze femmes à l'année, et il deviendra bientôt le père abbé.» Je supprime de grossières obscénités en vieux anglais.
Le Credo de Pierre Laboureur (Piter Plowman) est une satire amère contre les moines mendiants:
«J'ai rencontré, assis sur un banc, un frère affreux; il était gros comme un tonneau; son visage était si plein, qu'il avait l'air d'une vessie remplie de vent, ou d'un sac suspendu à ses deux joues et à son menton. C'était une véritable oie grasse, qui faisait remuer sa chair comme une boue tremblante.»
Les châtelains et les châtelaines chantaient, aimaient, se gaudissaient, et par moments ne croyaient pas trop en Dieu. Le vicomte de Beaucaire menace son fils Aucassin de l'enfer, s'il ne se sépare de Nicolette, sa mie. Le damoiseau répond qu'il se soucie fort peu du paradis, rempli de moines fainéants demi-nus, de vieux prêtres crasseux et d'ermites en haillons. Il veut aller en enfer, où les grands rois, les paladins, les barons, tiennent leur cour plénière; il y trouvera de belles femmes qui ont aimé des ménestriers et des jongleurs, amis du vin et de la joie. (Le Grand d'Aussy, Raynouard; Hist. de Phil.-Auguste, Capefigue, etc.)
On voit un comte d'Armagnac, Jean V, épouser publiquement sa sœur, et vivre avec elle dans son château, en tout honneur de baronnage.
Ces nobles de la gaie science n'étaient pas toujours si courtois et si damoiseaux qu'ils ne se transformassent en brigands sur les grands chemins et dans les forêts. Les bourgeois de Laon appelèrent à leur secours Thomas de Coucy, seigneur du château de Marne. Thomas, tout jeune encore, pillait les pauvres et les pèlerins qui se rendaient à Jérusalem, et qui revenaient de la Terre Sainte. Afin d'obtenir de l'argent de ces captifs, il les pendait par les pouces, et leur mettait de grosses-pierres sur les épaules pour ajouter à leur pesanteur naturelle; il se promenait en dessous de ces gibets vivants, et achevait à coups de bâton les victimes qui ne possédaient rien ou qui refusaient de payer. Ayant un jour jeté un lépreux au fond d'un cachot, le nouveau Cacus fut assiégé dans son antre par tous les lépreux de la contrée [66].
Un seigneur de Tournemine, assigné dans son manoir d'Auvergne par un huissier appelé Loup, lui fit couper le poing, disant que jamais loup ne s'était présenté à son château sans qu'il n'eût laissé sa patte clouée à la porte.
Regnault de Pressigny, seigneur de Marans près de La Rochelle, rançonneur de bourgeois, voleur de grands chemins, détrousseur de passants, se plaisait à crever un œil et à arracher la barbe à tout moine traversant les terres de sa seigneurie. Quand il envoyait au supplice les malheureux qui refusaient de se racheter, et que ceux-ci en appelaient à la justice du roi, Pressigny, qui apparemment savait le latin, leur répondait, en équivoquant sur les mots, qu'ils se plaignaient à tort de ne pas mourir dans les règles; qu'ils mouraient jure aut injuria.
Le moyen âge offre un tableau bizarre, qui semble être le produit d'une imagination puissante, mais déréglée. Dans l'antiquité, chaque nation sort pour ainsi dire de sa propre source; un esprit primitif, qui pénètre tout et se fait sentir partout, rend homogènes les institutions et les mœurs. La société du moyen âge était composée des débris de mille autres sociétés: la civilisation romaine, le paganisme même, y avaient laissé des traces; la religion chrétienne y apportait ses croyances et ses solennités; les barbares franks, goths, bourguignons, anglo-saxons, danois, normands, retenaient les usages et le caractère propres à leurs races. Tous les genres de propriété se mêlaient, toutes les espèces de lois se confondaient: l'aleu, le fief, la mainmortable, le Code, le Digeste, les lois salique, gombette, wisigothe, le droit coutumier. Toutes les formes de liberté et de servitude se rencontraient: la liberté monarchique du roi, la liberté aristocratique du noble, la liberté individuelle du prêtre, la liberté collective des communes, la liberté privilégiée des villes, de la magistrature, des corps de métiers et des marchands; la liberté représentative de la nation; l'esclavage romain, le servage barbare, la servitude de l'aubain. De là ces spectacles incohérents, ces usages qui se paraissent contredire, qui ne se tiennent que par le lien de la religion. On dirait des peuples divers n'ayant aucun rapport les uns avec les autres, étant seulement convenus de vivre sous un commun maître autour d'un même autel.
Jusque dans son apparence extérieure, la France offrait alors un tableau plus pittoresque et plus national qu'elle ne le présente aujourd'hui. Aux monuments nés de notre religion et de nos mœurs, nous avons substitué, par une déplorable affectation de l'architecture bâtarde romaine, des monuments qui ne sont ni en harmonie avec notre ciel ni appropriés à nos besoins; froide et servile copie, laquelle a porté le mensonge dans nos arts, comme le calque de la littérature latine a détruit dans notre littérature l'originalité du génie frank. Ce n'était pas ainsi qu'imitait le moyen âge; les esprits de ce temps-là admiraient aussi les Grecs et les Romains, ils recherchaient et étudiaient leurs ouvrages; mais, au lieu de s'en laisser dominer, ils les maîtrisaient, les façonnaient à leur guise, les rendaient français, et ajoutaient à leur beauté par cette métamorphose pleine de création et d'indépendance.
Les premières églises chrétiennes dans l'Occident ne furent que des temples retournés: le culte païen était extérieur, la décoration du temple fut extérieure; le culte chrétien était intérieur, la décoration de l'église fut intérieure. Les colonnes passèrent du dehors au dedans de l'édifice, comme dans les basiliques, où se tinrent les assemblées des fidèles quand ils sortirent des cryptes et des catacombes. Les proportions de l'église surpassèrent en étendue celles du temple, parce que la foule chrétienne s'entassait sous la voûte de l'église, et que la foule païenne était répandue sous le péristyle du temple. Mais lorsque les chrétiens devinrent les maîtres, ils changèrent cette économie, et ornèrent aussi du côté du paysage et du ciel leurs édifices.
L'architecture néogrecque, par une même émancipation de l'esprit humain, se montra en Orient avec le néoplatonisme; il était naturel que les arts suivissent les idées, et surtout les idées religieuses, auxquelles ils sont appliqués de préférence chez les peuples. Les premiers essais, ou plutôt les premiers jeux de cette architecture, se firent remarquer dans les temples de Daphné, de Balbek et de Palmyre: elle se développa en Syrie dans les monuments de sainte Hélène; elle devenait chrétienne à Jérusalem, à l'époque où le néoplatonisme devenait chrétien au concile de Nicée. Justinien la fit régner en bâtissant sur les fondements de la Sainte-Sophie romaine de Constance la Sainte-Sophie néogrecque d'Isidore de Milet. De là elle passa en Italie, et déploya son art dans l'église octogone de Saint-Vital à Ravenne: Charlemagne, au huitième siècle, reproduisit ce mouvement agrandi à Aix-la-Chapelle. «Il edifia eglises et abbayes en divers lieux, en l'honneur de Dieu et au proufit de son ame. Aucunes en commença et aucunes en parfit. Entre les autres fonda l'eglise de Aix-la-Chapelle, d'œuvre merveilleuse, en l'honneur de Nostre-Dame Sainte-Marie... Divers palais commença en divers lieux, d'œuvre cousteuse: un en fit auprès de la cité de Mayence, de lez une ville qui a nom Ingelheim; un autre en la cité, sur le fleuve de Vahalam. Si commanda dans tout son royaume, à tous les evesques et à tous ceux à qui les cures appartenoient, que toutes les eglises et toutes les abbayes qui estoient dechues par vieillesse fussent refaictes et restaurées: et pour ce que cette chose ne fust mise en nonchaloir, il leur mandoit expressement par ses messages qu'ils accomplissent ses commandements.»
Trois siècles plus tard, l'architectonique nouvelle aborda une seconde fois aux rivages latins, et annonça son retour par l'édification de la cathédrale de Pise. Il y a des erreurs que la voix populaire consacre, et auxquelles la science est obligée de se soumettre: le néogrec, en Italie, fut appelé l'architecture lombarde, et en France, l'architecture gothique; et ni les Lombards ni les Goths n'y avaient mis la main; Théodoric même se contenta d'imiter ou de réparer les masses du Forum et du Champ de Mars.
Tandis que l'architecture néogrecque, infidèle au Parthénon abandonné, s'emparait des édifices chrétiens, elle envahissait aussi les édifices mahométans. Les Arabes l'orientalisèrent pour le calife Aroun et les Mille et une Nuits; ils l'emmenèrent avec eux dans leurs conquêtes; elle arriva de la mosquée du Kaire en Égypte à celle de Cordoue en Espagne, à peu près au moment où les exarques de Ravenne l'introduisaient en Italie. Ainsi la puînée de l'Ionie parut dans l'Europe occidentale, portant d'une main l'étendard du prophète, et de l'autre celui du Christ: l'Alhambrah à Grenade, et Saint-Marc à Venise, témoignent de son inconstance et des merveilles de ses caprices. Plus d'ordres distincts, plus d'architraves ou architraves brisées: au lieu de portique, un portail; au lieu de fronton, une façade; au lieu de frise, de corniche et d'entablement, une balustrade.
Enfin, avec le treizième siècle rayonna cette architecture à ogives, qui se plut surtout dans les pays de la domination franke, saxonne et germanique; au delà des Pyrénées et des Alpes, elle rencontra les préjugés et les chefs-d'œuvre de l'architecture mozarabique, du style bâtard romain, et du primitif dorique de la Grande Grèce. L'architecture à ogives fut une conquête des croisades de Philippe-Auguste et de saint Louis.
A la colonnette écourtée, aux grosses colonnes à chapiteaux historiés, succédèrent les minces et longues colonnes en faisceaux, ramifiées à leurs sommets, s'épanouissant en fusées, projetant dans les airs leurs délicates nervures, qui devenaient comme la fragile charpente des combles. Au plein cintre des arches, aux voussures en anse de panier, se substituèrent les ogives, arceaux en forme d'arête, dont l'origine est peut-être persane, et le patron la feuille du mûrier indien, si toutefois l'ogive n'est pas le simple tracé d'un crayon facile. L'ogive ne se sépare pas tellement du néogrec qu'on ne l'y retrouve comme cent autres traits.
Le cercle, figure géométrique rigoureuse, ne laisse rien à l'arbitraire; l'ellipse, courbe flexible, se renfle ou se redresse au gré de celui qui l'emploie: l'ogive, dont le foyer n'est que la rencontre des deux ellipses d'un triangle curviligne, se pouvait donc élargir et rétrécir depuis le plus court diamètre jusqu'au diamètre le plus long; propriété qui laissait un jeu immense au goût de l'artiste, et qui explique la variété du gothique. Pas un seul monument dans cet ordre ne ressemble à l'autre, et dans chaque monument aucun détail n'est invinciblement symétrique; l'ornement même est quelquefois calculé pour ne pas produire son effet naturel: de petites figures logées dans des niches, ou dans les moulures concentriques des portes, y sont arrangées de manière qu'on les prendrait pour des arabesques, des volutes, des enroulements, des astragales, et non pour des dispositions de la statuaire.
En imitant les constructions sarrasines, les architectes chrétiens les exhaussèrent et les dilatèrent; ils plantèrent mosquées sur mosquées, colonnes sur colonnes, galeries sur galeries; ils attachèrent des ailes aux deux côtés du chœur, et des chapelles aux ailes. Partout la ligne spirale remplaça la ligne droite; au lieu du toit plat ou bombé, se creusa une voûte étroite fermée en cercueil ou en carène de vaisseau; les tours ouvragées dépassèrent en hauteur les minarets.
La chrétienté élevait à frais communs, au moyen des quêtes et des aumônes, ces cathédrales dont, chaque État en particulier n'était pas assez riche pour payer la main d'œuvre, et dont aucune n'est achevée. Dans ces vastes et mystérieux édifices se gravaient en relief ou en creux, comme avec un emporte-pièce, les parures de l'autel, les monogrammes sacrés, les vêtements et les choses à l'usage des ministres: les bannières, les croix de divers agencements, les calices, les ostensoirs, les dais, les chapes, les capuchons, les crosses, les mitres, dont les formes se retrouvent dans le gothique, conservaient les symboles du culte, en produisant des effets d'art inattendus; assez souvent les gouttières étaient taillées en figures de démons obscènes ou de moines vomissants. Cette architecture du moyen âge offrait un mélange du tragique et du bouffon, du gigantesque et du gracieux, comme les poëmes et les romans de la même époque.
Les plantes de notre sol, les arbres de nos bois, le trèfle et le chêne, décoraient aussi les églises, de même que l'acanthe et le palmier avaient embelli les temples du pays et du siècle de Périclès. Au dedans une cathédrale était une forêt, un labyrinthe dont les mille arcades, à chaque mouvement du spectateur, s'intersectaient, se séparaient, s'enlaçaient de nouveau en chiffres, en cerceaux, en méandres; cette forêt était éclairée par des rosaces à jour incrustées de vitraux peints, qui ressemblaient à des soleils brillants de mille couleurs sous la feuillée: en dehors, cette même cathédrale avait l'air d'un monument auquel on aurait laissé sa cage, ses arcs-boutants et ses échafauds; et, afin que les appuis de la nef aérienne n'en déparassent pas la structure, le ciseau les avait tailladés: on n'y voyait plus que des arches de pont, des pyramides, des aiguilles et des statues.
Les ornements qui n'adhéraient pas à l'édifice se mariaient à son style: les tombeaux étaient de forme gothique; et la basilique, qui s'élevait comme un grand catafalque au-dessus d'eux, semblait s'être moulée sur leur forme. On admire encore à Auch un de ces chœurs en bois de chêne si communs dans les abbayes, et qui répétaient les ornements de l'architecture. Tous les arts du dessin participaient de ce goût fleuri et composite: sur les murs et sur les vitraux étaient peints des paysages, des scènes de la religion et de l'histoire nationale.
Dans les châteaux, les armoiries coloriées, encadrées dans des losanges d'or, formaient des plafonds semblables à ceux des beaux palais du cinque cento de l'Italie. L'écriture même était dessinée; l'hiéroglyphe germanique, substitué au jambage rectiligne romain, s'harmoniait avec les écussons et les pierres sépulcrales. Les tours isolées qui servaient de vedettes sur les hauteurs; les donjons enserrés dans les bois, ou suspendus sur la cime des rochers comme l'aire des vautours; les ponts pointus et étroits jetés hardiment sur les torrents; les villes fortifiées que l'on rencontrait à chaque pas, et dont les créneaux étaient à la fois des remparts et des ornements; les chapelles, les oratoires, les ermitages placés dans les lieux les plus pittoresques au bord des chemins et des eaux; les beffrois, les flèches des paroisses de campagne, les abbayes, les monastères, les cathédrales; tous ces édifices que nous ne voyons plus qu'en petit nombre, et dont le temps a noirci, obstrué, brisé les dentelles; tous ces édifices avaient alors l'éclat de la jeunesse; ils sortaient des mains de l'ouvrier; l'œil, dans la blancheur de leurs pierres, ne perdait rien de la légèreté de leurs détails, de l'élégance de leurs réseaux, la variété de leurs guillochis, de leurs gravures, de leurs ciselures, de leurs découpures, et de toutes les fantaisies d'une imagination libre et inépuisable.
Veut-on savoir à quel point la France était couverte de ces monuments? Les treize volumes de la Gallia christiana, qui n'est pas achevée, donnent mille cinq cents abbayes ou fondations monastiques. Le pouillé général fournit un total de trente mille quatre cent dix-neuf cures, dix-huit mille cinq cent trente-sept chapelles, quatre cent vingt chapitres ayant église, deux mille huit cent soixante-douze prieurés, neuf-cent trente-et-une maladreries; et le pouillé est fort incomplet. Jacques Cœur comptait dix-sept cent mille clochers en France, et la Satire Ménippée reproduit le même calcul.
Ce n'est pas trop de donner un château, chastel, ou chastillon, par douze clochers. Tout seigneur qui possédait trois châtellenies et une ville close avait droit de justice: or on comptait en France soixante-dix mille fiefs ou arrière-fiefs, dont trois mille étaient titrés. Une moyenne proportionnelle fournit, sur ces soixante-dix mille fiefs, sept mille justices hautes ou basses, et suppose par conséquent sept mille villes closes ou fortifiées; somme totale approximative des monuments (tant églises que chapelles, villes, châteaux, etc.), un million huit cent soixante-douze mille neuf cent vingt-six, sans parler des basiliques, des monastères renfermés dans les cités, des palais royaux et épiscopaux, des hôtels de ville, des halles publiques, des ponts, des fontaines, des amphithéâtres, aqueducs et temples romains encore existants dans le midi de la France. Voilà, certes, un sol bien autrement orné qu'il ne l'est aujourd'hui. L'architecture religieuse, civile et militaire gothique, pyramidait, et attirait de loin les yeux; la moderne architecture civile et la nouvelle architecture militaire, appropriée aux nouvelles armes, ont tout rasé: nos monuments se sont abaissés et nivelés comme nos rangs.
Notre temps laissera-t-il des témoins aussi multipliés de son passage que le temps de nos pères? Qui bâtirait maintenant des églises et des palais dans tous les coins de la France? Nous n'avons plus la royauté de race, l'aristocratie héréditaire, les grands corps civils et marchands, la grande propriété territoriale, et la foi qui a remué tant de pierres. Une liberté d'industrie et de raison ne peut élever que des bourses, des magasins, des manufactures, des bazars, des cafés, des guinguettes; dans les villes, des maisons économiques; dans les campagnes, des chaumières; et partout, de petits tombeaux. Dans cinq ou six siècles, lorsque la religion et la philosophie solderont leurs comptes, lorsqu'elles supputeront les jours qui leur auront appartenu, que l'une et l'autre dresseront le pouillé de leurs ruines, de quel côté sera la plus large part de vie écoulée, la plus grosse somme de souvenirs?
La population en mouvement autour des édifices du moyen âge est décrite dans les chroniques et peinte dans les vignettes; elle égalait presque la population d'aujourd'hui. J'estime, d'après des calculs dont je ne puis insérer les preuves dans une analyse, que la surface du sol français, tel qu'il existe maintenant, était couverte par vingt-cinq millions d'hommes: ce chiffre se déduit des rôles de l'impôt, de la levée des hommes d'armes, du recensement des habitants des villes, et du dénombrement des masses communales quand elles étaient appelées sous leurs bannières.
Le pays était riche et bien cultivé; c'est ce que démontrent l'immensité et la variété des taxes royales et seigneuriales que j'ai sommairement indiquées.
Lorsque Édouard III, après avoir rendu hommage à Philippe de Valois, retourna en Angleterre, «la reine Philippe de Hainaut le reçut, disent les chroniques, moult joyeusement, et lui demanda des nouvelles du roi Philippe son oncle, et de son grand lignage de France: le roi son mari lui en recorda assez, et du grand estat qu'il avoit trouvé, et des honneurs qui estoient en France, auxquels de faire, ni de l'entreprendre à faire, nul autre pays ne s'accomparaige.» Il est certain que la guerre, quand elle n'extermine pas totalement les peuples, les multiplie: elle influe sur les institutions plus que sur les hommes: la féodalité, qui dut sa naissance et son pouvoir à la guerre, fut renversée par elle sous le règne de Philippe de Valois, du roi Jean, de Charles V, de Charles VI et de Charles VII.
Les diverses classes de la société et les différentes provinces, dans le moyen âge, se distinguaient les unes par la forme des habits, les autres par des modes locales: les populations n'avaient pas cet aspect uniforme qu'une même manière de se vêtir donne à cette heure aux habitants de nos villes et de nos campagnes. La noblesse, les chevaliers, les magistrats, les évêques, le clergé séculier, les religieux de tous les ordres, les pèlerins, les pénitents gris, noirs et blancs, les ermites, les confréries, les corps de métiers, les bourgeois, les paysans, offraient une variété infinie des costumes; nous voyons encore quelque chose de cela en Italie. Sur ce point il s'en faut rapporter aux arts: que peut faire le peintre de notre vêtement étriqué, de notre petit chapeau à trois cornes?
Du douzième au quatorzième siècle, le paysan et l'homme du peuple portèrent la jaquette ou la casaque grise, liée aux flancs par un ceinturon. Le sayon de peau ou le péliçon, dont est venu le surplis, était commun à tous les états. La pelisse fourrée et la robe longue orientale enveloppaient le chevalier quand il quittait son armure; les manches de cette robe couvraient les mains; elle ressemblait au cafetan turc d'aujourd'hui: la toque ornée de plumes, le capuchon ou chaperon, tenaient lieu du turban. De la robe ample on passa à l'habit étroit, puis on revint à la robe, qui fut blasonnée sous Charles V. Les hauts-de-chausses, si courts et si serrés qu'ils en étaient indécents, s'arrêtaient au milieu de la cuisse; les deux bas-de-chausses étaient dissemblables; on avait une jambe d'une couleur, et une jambe de l'autre. Il en était de même du hoqueton, mi-parti noir et blanc, et du chaperon, mi-parti bleu et rouge. «Et si estoient leurs robes si estroites à vestir et à despouiller, qu'il sembloit qu'on les ecorchast. Les autres avoient leurs robes relevées sur les reins, comme femmes: si avoient leurs chaperons découpés menuement tout entour. Et si avoient leurs chausses d'un drap, et l'autre de l'autre. Et leur venoient leurs cornettes et leurs manches près de terre, et sembloient mieux estre jongleurs qu'autres gens. Et pour ce, ne fut pas merveilles si Dieu voulut corriger les mefaits des François par son fleau.» L'étalage du luxe est odieux sans doute au milieu de la misère publique; mais le goût de la parure distingua notre nation alors même qu'elle était encore sauvage dans les bois de la Germanie. Un Français met ses plus beaux habits pour marcher à l'échafaud ou à l'ennemi, comme pour aller au festin; ce qui l'excuse, c'est qu'il ne tient pas plus à sa vie qu'à son vêtement.
Par-dessus la robe, dans les jours de cérémonie, on attachait un manteau tantôt court, tantôt long. Le manteau de Richard Ier était fait d'une étoffe à raies, semé de globes et de demi-lunes d'argent, à l'imitation du système céleste. (Winisauf.) Des colliers pendants servaient également de parure aux hommes et aux femmes.
Les souliers pointus et rembourrés à la poulaine furent longtemps en vogue. L'ouvrier en découpait le dessus comme des fenêtres d'église; ils étaient longs de deux pieds pour le noble, ornés à l'extrémité de cornes, de griffes ou de figures grotesques; ils s'allongèrent encore, de sorte qu'il devint impossible de marcher sans en relever la pointe et l'attacher au genou avec une chaîne d'or ou d'argent. Les évêques excommunièrent les souliers à la poulaine, et les traitèrent de péché contre nature; Charles V déclara qu'ils étaient contre les bonnes mœurs, et inventés en dérision du Créateur. En Angleterre, un acte du parlement défendit aux cordonniers de fabriquer des souliers ou des bottines dont la pointe excédât deux pouces. Les larges babouches carrées par le bout remplacèrent la chaussure à bec. Les modes variaient autant que de nos jours; on connaissait le chevalier ou la dame qui le premier ou la première avait imaginé une haligote (mode) nouvelle: l'inventeur des souliers à la poulaine était le chevalier Robert le Cornu. (W. Malmesbury.)
Les gentilfemmes usaient sur la peau d'un linge très-fin; elles étaient vêtues de tuniques montantes enveloppant la gorge, armoriées à droite de l'écu de leur mari, à gauche de celui de leur famille. Tantôt elles portaient leurs cheveux ras, lissés sur le front, et recouverts d'un petit bonnet entrelacé de rubans; tantôt elles les bâtissaient en pyramide haute de trois pieds; elles y suspendaient ou des barbettes, ou de longs voiles, ou des banderoles de soie tombant jusqu'à terre, et voltigeant au gré du vent: au temps de la reine Isabeau, on fut obligé d'élever et d'élargir les portes, pour donner passage aux coiffures des châtelaines. (Monstrelet.) Ces coiffures étaient soutenues par deux cornes recourbées, charpente de l'édifice: du haut de la corne, du côté droit, descendait un tissu léger que la jeune femme laissait flotter, ou qu'elle ramenait sur son sein comme une guimpe, en l'entortillant à son bras gauche. Une femme en plein esbatement étalait des colliers, des bracelets et des bagues; à sa ceinture enrichie d'or, de perles et de pierres précieuses, s'attachait une escarcelle brodée: elle galopait sur un palefroi, portait un oiseau sur le poing, ou une canne à la main. «Quoi de plus ridicule,» dit Pétrarque dans une lettre adressée au pape en 1366, «que de voir les hommes le ventre sanglé! en bas, de longs souliers pointus; en haut, des toques chargées de plumes; cheveux tressés allant de ci de là, par derrière, comme la queue d'un animal, retapés sur le front avec des épingles à tête d'ivoire!» Pierre de Blois ajoute qu'il était du bel usage de parler avec affectation. Et quelle langue parlait-on ainsi? La langue de Wallace et du roman de Rou, de Ville-Hardouin, de Joinville et de Froissart.
Le luxe des habits et des fêtes passait toute croyance; nous sommes de mesquins personnages auprès de ces barbares des treizième et quatorzième siècles. On vit dans un tournoi mille chevaliers vêtus d'une robe uniforme de soie nommée cointise, et le lendemain ils parurent avec un accoutrement nouveau, aussi magnifique. (Matth. Paris.) Un des habits de Richard II, roi d'Angleterre, lui coûta trente mille marcs d'argent. (Knyghton.) Jean Arundel avait cinquante-deux habits complets d'étoffe d'or. (Hollingshed Chron.)
Une autre fois, dans un autre tournoi, défilèrent d'abord un à un soixante superbes chevaux richement caparaçonnés, conduits chacun par un écuyer d'honneur, et précédés de trompettes et de ménestriers; vinrent ensuite soixante jeunes dames montées sur des palefrois, superbement vêtues, chacune menant en laisse, avec une chaîne d'argent, un chevalier armé de toutes pièces. La danse et la musique faisaient partie de ces bandors (réjouissances). Le roi, les prélats, les barons, les chevaliers, sautaient au son des vielles, des musettes et des chiffonies.
Aux fêtes de Noël arrivaient de grandes mascarades: l'infortuné Charles VI, déguisé en sauvage et enveloppé dans un linceul imprégné de poix, pensa devenir victime d'une de ces folies: quatre chevaliers masqués comme lui furent brûlés.
Les représentations théâtrales commençaient partout: en Angleterre, des marchands drapiers représentèrent la Création; Adam et Ève étaient tout nus. Des teinturiers jouèrent le Déluge: la femme de Noé, qui refusait d'entrer dans l'arche, donnait un soufflet à son mari. (Histoire de la Poésie anglaise, Wharton.)
La balle, le mail, le palet, les quilles, les dés, affolaient tous les esprits: il reste un compte d'Édouard II pour payer à son barbier une somme de cinq schellings, laquelle somme il avait empruntée de lui pour jouer il croix ou pile.
La chasse était le grand déduit de la noblesse: on citait des meutes de seize cents chiens. On sait que les Gaulois dressaient les chiens à la guerre, et qu'ils les couronnaient de fleurs. On abandonnait aux roturiers l'usage des filets. Les chasses royales coûtaient autant que les tournois: une de ces chasses se lie tristement à notre histoire.
Le prince Noir était descendu en Angleterre, menant avec lui le roi Jean son prisonnier. Édouard avait fait préparer à Londres une réception magnifique, telle qu'il l'eût ordonnée pour un potentat puissant qui le fût venu visiter. Lui-même, au milieu des princes de son sang, de ses grands barons, de ses chevaliers, de ses veneurs, de ses fauconniers, de ses pages, des officiers de sa couronne, des hérauts d'armes, des meneurs de destriers, se mit à la tête d'une chasse brillante dans une forêt qui se trouvait sur le chemin du roi captif.
Aussitôt que les piqueurs envoyés à la découverte lui annoncèrent l'approche de Jean, il s'avança vers lui à cheval, baissa son chaperon, et saluant son hôte malheureux: «Cher cousin, lui dit-il, soyez le bien venu dans l'île d'Angleterre.» Jean baissa son chaperon à son tour, et rendit à Édouard son salut. «Le roi d'Angleterre, disent les chroniques, fist au roi de France moult grand honneur et reverence, l'invita au vol d'epervier, à chasser, à déduire et à prendre tous ses esbattements.» Jean refusa ces plaisirs avec gravité, mais avec courtoisie; sur quoi Édouard, le saluant de nouveau, lui dit: «Adieu, beau cousin!» et, faisant sonner du cor, il s'enfonça avec la chasse dans la forêt. Cette générosité un peu fastueuse ne consolait pas plus le roi Jean que l'humble petit cheval du prince de Galles; en faisant trop voir la prospérité d'un monarque, elle montrait trop la misère de l'autre.
Quant au repas, on l'annonçait au son du cor chez les nobles; cela s'appelait corner l'eau, parce qu'on se lavait les mains avant de se mettre à table. On dînait à neuf heures du matin, et l'on soupait à cinq heures du soir. On était assis sur des banques ou bancs, tantôt élevés, tantôt assez bas, et la table montait et descendait en proportion. Du banc est venu le mot banquet. Il y avait des tables d'or et d'argent ciselées; les tables de bois étaient couvertes de nappes doubles, appelées doubliers; on les plissait comme rivière ondoyante qu'un petit vent frais fait doucement soulever. Les serviettes sont plus modernes. Les fourchettes, que ne connaissaient point les Romains, furent aussi inconnues des Français jusque vers la fin du quatorzième siècle; on ne les trouve que sous Charles V.
On mangeait à peu près tout ce que nous mangeons, et même avec des raffinements que nous ignorons aujourd'hui; la civilisation romaine n'avait point péri dans la cuisine. Parmi les mets recherchés je trouve le dellegrout, le maupigyrnum, le karumpie. Qu'était-ce?
On usait en abondance de bière, de cidre et de vins de toutes les sortes. Il est fait mention du cidre sous la seconde race. Le clairet était du vin clarifié, mêlé à des épiceries; l'hypocras, du vin adouci avec du miel. Un festin donné par un abbé, en 1310, réunit six mille convives devant trois mille plats.
Les repas royaux étaient mêlés d'intermèdes. Au banquet que Charles V offrit à l'empereur Charles IV, s'avança un vaisseau mû par des ressorts cachés: Godefroi de Bouillon se tenait sur le pont, entouré de ses chevaliers. Au vaisseau succéda la cité de Jérusalem, avec ses tours chargées de Sarrasins; les chrétiens débarquèrent, plantèrent les échelles aux murailles, et la ville sainte fut emportée d'assaut.
Froissart va nous faire encore mieux assister au repas d'un haut baron de son siècle.
«En cet estat que je vous dis le comte de Foix vivoit. Et quand de sa chambre à minuit venoit pour souper en la salle, devant lui avoit douze torches allumées que douze varlets portoient, et icelles douze torches estoient tenues devant sa table, qui donnoient grand clarté en la salle, laquelle salle estoit pleine de chevaliers et de escuyers; et tousjours estoient à foison tables dressées pour souper qui souper vouloit. Nul ne parloit à lui à sa table, si il ne l'appeloit. Il mangeoit par coustume foison de volaille, et en special les ailes et les cuisses tant seulement, et guere aussi ne buvoit. Il prenoit en toute menestrandie (musique) grand esbattement, car bien s'y connoissoit. Il faisoit devant lui ses clercs volontiers chanter chansons, rondeaux et virelais. Il séoit à table environ deux heures, et aussi il véoit volontiers estranges entremets; et iceux vus, tantôt les faisoit envoyer par les tables des chevaliers et des escuyers.
«Briefvement et ce tout consideré et avisé, avant que je vinsse en sa cour, je avois esté en moult de cours de rois, de ducs, de princes, de comtes et de hautes dames; mais je n'en fus oncques en nulle qui mieux me plust, ni qui fust sur le fait d'armes plus resjouïe comme celle du comte de Foix estoit. On véoit en la salle et ès chambres et en la cour chevaliers et escuyers d'honneur aller et marcher, et d'armes et d'amour les oyoit-on parler. Toute honneur estoit là-dedans trouvée. Nouvelles dequel royaume ni dequel pays que ce fust là-dedans on y apprenoit; car de tous pays, pour la vaillance du seigneur, elles y appleuvoient et venoient.»
Ce comte, si célèbre par sa courtoisie, n'en avait pas moins tué de sa propre main son fils unique: «Le comte s'enfelonna (s'irrita), et, sans mot dire, il se partit de sa chambre et s'en vint vers la prison où son fils estoit; et tenoit à la male heure un petit long coutel, et dont il appareilloit ses ongles et nettoyoit. Il fit ouvrir l'huis de la prison, et vint à son fils, et ce tenoit l'alemelle (lame) de son coutel par la pointe, que il n'y en avoit pas hors de ses doigts la longueur de l'espaisseur d'un gros tournois. Par mautalent (malheur), en boutant ce tant de pointe dans la gorge de son fils, il l'assena ne sçais en quelle veine, et lui dit: «Ha traitour (traître)! pourquoi ne manges-tu point?» Et tantost s'en partit le comte sans plus rien dire ni faire, et rentra en sa chambre. L'enfès (enfant) fut sang mué et effrayé de la venue de son père, avecques ce que il estoit foible de jeusner, et qu'il vit ou sentit la pointe du coutel qui le toucha à la gorge, comme petit fut en une veine, il se tourna d'autre part, et là mourut.»
Froissart est à la peine pour excuser le crime de son hôte, et ne réussit qu'à faire un tableau pathétique.
On avait été obligé de frapper la table de lois somptuaires: ces lois n'accordaient aux riches que deux services et deux sortes de viande, à l'exception des prélats et des barons, qui mangeaient de tout en toute liberté; elles ne permettaient la viande aux négociants et aux artisans qu'à un seul repas; pour les autres repas, ils se devaient sustenter de lait, de beurre et de légumes.
Le carême, d'une rigueur excessive, n'empêchait pas les réfections clandestines. Une femme avait assisté nu-pieds à une procession, et faisoit la marmiteuse plus que dix. Au sortir de là, l'hypocrite alla disner avec son amant, d'un quartier d'agneau et d'un jambon. La senteur en vint jusqu'à la rue. On monta en haut. Elle fut prise, et condamnée à se promener par la ville avec son quartier à la broche, sur l'épaule, et le jambon pendu au col. (Brantôme.)
Les voyageurs trouvaient partout des hôtelleries. Chevauchant avec messire Espaing de Lyon, maître Jehan Froissart va d'auberge en auberge, s'enquérant de l'histoire des châteaux qu'il aperçoit le long de la route, et que lui raconte le bon chevalier son compagnon. «Et nous vinsmes à Tarbes, et nous fusmes tout aises à l'hostel de l'Estoile, et y séjournasmes tout sejour; car c'est une ville trop bien aisée pour sejourner chevaux: de bons foins, de bonnes avoines et de belles rivieres... Puis vinsmes à Orthez. Le chevalier descendit à son hostel, et je descendis à l'hostel de la Lune.»
On rencontrait sur les chemins des basternes ou litières, des mules, des palefrois et des voitures à bœufs: les roues des charrettes étaient à l'antique. Les chemins se distinguaient en chemins péageaux et en sentiers; des lois en réglaient la largeur: le chemin péageau devait avoir quatorze pieds (Mss. Sainte-Palaye); les sentiers pouvaient être ombragés, mais il fallait élaguer les arbres le long des voies royales, excepté les arbres d'abris (Capitulaires). Le service des fiefs creusa cette multitude infinie de chemins de traverse dont nos campagnes sont sillonnées.
Les bains chauds étaient d'un usage commun, et portaient le nom d'étuves: les Romains nous avaient laissé cet usage, qui ne se perdit guère que sous la monarchie absolue, époque où la France devint sale. On criait dans les rues de Paris, sous Philippe-Auguste: