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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 3/4)): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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DE LA MORT DE MONSEIGNEUR CHARLES D'ESPAGNE,
CONNÉTABLE DE FRANCE.
8 janvier 1354.

Charles d'Espagne descendait du fils aîné d'Alphonse X, roi de Castille, Ferdinand de La Cerda, qui épousa Blanche de France, fille de saint Louis, et en eut deux fils, auxquels leur oncle Sanche enleva le trône, en 1284, à la mort d'Alphonse X. Les deux infants de la Cerda, Alphonse et Ferdinand, se réfugièrent en France auprès de Philippe le Bel, leur cousin, après une guerre malheureuse et une longue suite d'infortunes. Alphonse est le père de Charles de la Cerda, ou Charles d'Espagne, qui devint le favori du roi Jean et connétable. Sa faveur et son insolence le rendirent odieux à la noblesse; et Charles le Mauvais, roi de Navarre, qu'il avait insulté plusieurs fois, en l'appelant faux monnayeur, traître et complice des Anglais, le fit tuer, et commença par ce meurtre une trop longue série de crimes, restés impunis.

Le récit des Grandes Chroniques nous donne un tableau exact du désordre et de la violence de ces temps chevaleresques; il nous montre l'impunité assurée aux grands, un meurtrier qu'on n'ose punir et qu'on récompense, un cardinal s'employant à une transaction déplorable entre le roi et un assassin. On y voit aussi comment le roi donnait des pensions, en cédant des terres et en faisant payer les rentes par les pauvres paysans des domaines qu'il concédait.

L'an de grace mil trois cens cinquante quatre, le huitiesme jour de janvier, monseigneur Charles, roy de Navarre et conte de Evreux, fist tuer en la ville de Laigle, en Normendie, en une hostellerie, monseigneur Charles d'Espagne, lors connestable de France. Et fut ledit connestable tué en son lit, assez tost après le point du jour, par plusieurs gens d'armes que le roy de Navarre y envoya; lequel roy demoura en une granche au dehors de ladite ville de Laigle, jusques à tant que ceux qui firent ledit fait retournèrent par devers luy. Et en sa compaignie estoient, si comme l'on dist, monseigneur Phelippe de Navarre, son frère, monseigneur Jehan, conte de Harecourt, monseigneur Loys de Harecourt son frère, monseigneur Godefroy de Harecourt leur oncle, et plusieurs autres chevaliers et autres gens, tant de Normendie comme Navarrois et autres. Et après, se retraist ledit roy de Navarre et sa compaignie en la cité d'Evreux dont il estoit conte, et là se garny et enforça; et avecques luy se alièrent plusieurs nobles, par espécial de Normendie, c'est assavoir: les dessus nommés de Harecourt, le seigneur de Hembuye, monseigneur Jehan Malet seigneur de Graville, monseigneur Amaury de Meulent et plusieurs autres. Et assez tost après, se transporta ledit roy de Navarre en la ville de Mante, qui jà par avant avoit envoyé lettres closes en plusieurs des bonnes villes du royaume de France et aussi au grant conseil du roy, par lesquelles il escripvoit que il avoit fait mettre à mort ledit connestable pour plusieurs grans mesfais que ledit connestable li avoit fais; et envoya le conte de Namur par devers le roy de France à Paris. Et depuis, le roy de France envoya en ladite ville de Mante, par devers ledit roy de Navarre, plusieurs grans hommes, c'est assavoir: Monseigneur Guy de Bouloigne, cardinal, monseigneur Robert le Coq, évesque de Laon, le duc de Bourbon, le conte de Vendosme et plusieurs autres, lesquels traictièrent avec ledit roy de Navarre et son conseil. Car combien que ledit roy de Navarre si eust fait mettre à mort ledit connestable, comme dessus est dit, il ne luy souffisoit pas que ledit roy de France, de qui il avoit espousée la fille, luy pardonnast ledit mesfait; mais faisoit plusieurs requestes au roy son seigneur, tant que l'on cuidoit bien que, entre les deux roys dessus dis, déust avoir grant guerre; car ledit roy de Navarre avoit fait grans aliances et grans semonces en diverses régions; et si garnissoit et enforçoit ses villes et ses chastiaux. Finablement, après plusieurs traitiés fut fait accort entre les deux roys dessus dis par certaines manières dont aucuns des poins s'ensuivent. C'est assavoir: Que ledit roy de France bailleroit audit roy de Navarre trente-huit mil livres de terre à tournois, tant pour cause de certaine rente que ledit roy de Navarre prenoit sur le trésor du roy à Paris, comme pour autres titres que ledit roy de France luy devoit asseoir par certains traitiés fais long-tems avant entre les prédécesseurs des dis deux roys pour cause de la conté de Champaigne, et tout aussi pour cause du mariage dudit roy de Navarre qui avoit espousé la fille dudit roy de France; pour lequel mariage luy avoit esté promise certaine quantité de terre; c'est assavoir: douze mil livres à tournois. Pour lesquelles trente-huit mil livres de terre devant dites, il voult avoir la conté de Biaumont-le-Rogier, la terre de Breteuil en Normendie, les terres de Conches et d'Orbec, la visconté du Pont-Audemer et le bailliage de Constentin. Lesquelles choses luy furent accordées par ledit roy de France: jà fust ce que la conté de Biaumont et les terres de Breteuil, d'Orbec et de Conches fussent à monseigneur Phelippe, frère du roy de France, qui estoit duc d'Orléans; auquel duc le roy, son frère, bailla autres terres en récompensacion de ce. Outre ce, convint accorder audit roy de Navarre, pour avoir paix, que les devant dis Harecourt et tous les autres aliés entreroient en sa foy, sé il leur plaisoit, de toutes leurs terres, quelque part qu'elles fussent au royaume de France, et en auroit ledit roy de Navarre les hommages, sé il vouloit, autrement non.

Outre ce, luy fut accordé qu'il tiendroit toutes lesdites terres, avec celles que il tenoit par avant en parrie. Et pourroit tenir eschequier [185], deux fois l'an, sé il vouloit, aussi noblement comme le duc de Normendie. Encore luy fut accordé que le roy de France pardonroit à tous ceux qui avoient esté à mettre à mort ledit connestable, la mort d'iceluy. Et ainsi le fist, et promist par son serement que jamais pour achoison de ce ne leur feroit ou feroit faire vilenie ou dommage. Et avecques toutes ces choses, ot encore ledit roy de Navarre une grant somme d'escus d'or dudit roy de France; et avant ce que ledit roy de Navarre voulsist venir par devers le roy de France, il convint que l'on luy envoyast le conte d'Anjou, second fils du roy de France, par manière d'ostage. Et après ce, vint à Paris à grant foison de gens d'armes.

Comment le roy de France pardonna au roy de Navarre la mort de monseigneur Charles d'Espaigne, connestable de France.

Le mardi, quatriesme jour du moys de mars audit an mil trois cens cinquante quatre, vint ledit roy de Navarre en parlement [186], à Paris, pour la mort dudit connestable, si comme dit est, environ heure de prime; et descendit au palais, et puis vint en la chambre de parlement en laquelle estoit le roy en siége, et plusieurs de ses pers de France avec les gens de parlement et plusieurs autres de son conseil; et si y estoit le cardinal de Bouloigne. Et en la présence de tous parla ledit roy de Navarre au roy que il luy voulsist pardonner le fait dudit connestable, car il avoit eu bonne cause et juste de avoir fait ce que il avoit fait, laquelle il estoit prest de dire au roy, lors ou autre fois, si comme il disoit. Et oultre dit encore et jura qu'il ne l'avoit point fait en contempt du roy ni de son office, et que il ne seroit de rien si courroucié comme d'estre en l'indignacion du roy. Et ce fait, monseigneur Jacques de Bourbon, connestable de France, par le commandement du roy mist la main au [187] roy de Navarre, et puis si le fist-l'en traire arrière. Et assez tost après, la royne Jehanne, tante, et la royne Blanche, suer dudit roy de Navarre, laquelle royne Jehanne avoit esté femme du roy Charles dernièrement trespassé, vindrent en la présence du roy et luy firent la réverence en eux inclinant devant luy. Et adonc, monseigneur Regnault de Trie, dit Patroullart, se agenouilla devant le roy, et luy dist telles paroles en substance: «Mon très-redoubté seigneur, véés-ci mesdames la royne Jehanne et la royne Blanche qui ont entendu que Monseigneur de Navarre est en vostre male grace, dont elles sont fortement courouciées; et pour ce sont venues devers vous: et vous supplient que vous luy vueillez pardonner vostre mal talent; et, sé Dieu plaist, il se portera si bien par devers vous que vous et tout le peuple de France vous en tendrez bien contens.»

Les dites paroles dites, lesdits connestable et mareschaus allèrent querre ledit roy de Navarre et le firent venir devant le roy, lequel se mist entre les deux roynes, et adonc ledit cardinal dit en substance les paroles qui s'ensuivent:

«Monseigneur de Navarre, nul ne se doit esmerveiller sé monseigneur le roy s'est tenu à mal content de vous, pour le fait qui est advenu, lequel il ne convient jà que je die, car vous l'avez par vos lettres si publié et autrement que chacun le scet. Et vous estes tant tenu à luy que vous ne le deussiez jamais avoir fait. Vous estes de son sanc, si prochain comme chascun scet; vous estes son homme et son per, et si avez espousé madame sa fille, et de tant avez-vous plus mespris. Toutefois pour l'amour de mesdames les roynes qui cy sont qui moult affectueusement l'en ont prié, et aussi pour ce que il tient que vous l'avez fait par petit conseil, il le vous pardonne de bon cuer et bonne volenté.»

Et lors lesdites roynes et ledit roy de Navarre qui mist le genoul à terre en mercièrent le roy. Et encore dist le cardinal que aucun du lignage du roy ne se aventurast d'ores en avant de faire tels fais comme le roy de Navarre avoit fait: car vraiement sé il advenoit, et fust le fils du roy qui le féist du plus petit officier que il eust, si en feroit-il justice. Et ce fait et dit, le roy se leva et la court se départit.

Les Grandes Chroniques de Saint Denis.

ÉTATS GÉNÉRAUX DE 1355.

Les intrigues de Charles le Mauvais ayant fait rompre les négociations ouvertes entre le roi Jean et le roi d'Angleterre, la guerre, qui avait à peu près cessé depuis la prise de Calais, recommença en 1355. Le désordre général était tel, et le gouvernement du roi Jean était tellement discrédité par sa faiblesse et par l'altération continuelle des monnaies, que le Roi se vit contraint de convoquer à Paris les états généraux; il leur demanda les troupes et l'argent nécessaires pour soutenir la guerre. On trouvera dans le récit que nous publions des détails curieux sur l'impôt établi par les états généraux sur le revenu de toutes les classes de la population. On remarquera que le revenu paye d'autant plus qu'il est moins considérable.

De l'assemblée que le roy fist faire en parlement des nobles, du clergié et des bonnes villes, pour ordener aydes à soustenir le fait de la guerre.

En ce meisme an, à la Saint-Andrieu, furent assemblés à Paris, par le mandement du roy, les prélas, les chapitres, les barons et les villes du royaume de France; et leur fist le roy exposer en sa présence l'estat des guerres, le mercredi après la Saint-Andrieu, en la chambre du parlement, par maistre Pierre de la Forest, lors arcevesque de Rouen et chancelier de France. Et leur requist ledit chancelier, pour le roy, que ils eussent avis ensemble quelle aide ils pourroient faire au roy, qui feust souffisant pour faire les frais de la guerre. Et pour ce que il avoit entendu que les sougiés du royaume se tenoient forment à grevés par la mutacion des monnoies, il offrit à faire forte monnoie et durable, mais que on luy féist aide qui fust souffisant à soustenir la guerre. Lesquels respondirent c'est assavoir: le clergié, par la bouche de maistre Jehan de Craon, lors arcevesque de Rains; les nobles, par la bouche du duc d'Athènes; et les bonnes villes, par Estienne Marcel, lors prévost des marchans à Paris, que ils estoient tous prests de vivre et de mourir avec le roy, et de mettre corps et avoir en son service; et délibéracion requistrent de parler ensemble, laquelle leur fut ottroiée.


Comment les gens des trois estas, présent le roy, respondirent par délibéracion que ils feroient [188] continuelment, chascun an, trente mille hommes d'armes, et de l'ordonnance qui fut faite et avisée pour trouver le paiement à les paier.

Après la devant dite délibéracion eue des trois estas dessus dis, ils respondirent au roy, en la dite chambre de parlement, par la bouche des dessus nommés, que ils luy feroient trente mille hommes chascun an à leur frais et despens, dont le roy les fist mercier. Et pour avoir la finance pour paier lesdits trente mille hommes d'armes, laquelle fut estimée à cinquante cent mil livres [189] par les trois estas dessus dis, ordenèrent que on lèveroit sur toutes gens, de tel estat que ils fussent, gens d'églyse, nobles ou autres, imposicion de huit deniers par livre sur toutes denrées; et gabelle de sel courroit par tout le royaume de France. Mais pour ce que on ne pouvoit lors savoir se lesdites imposicions et gabelle souffiroient, il fut alors ordené que les trois estas dessus dis retourneroient à Paris le premier de mars, pour veoir l'estat des dites imposicions et gabelle, et sur ce ordener ou de autre ayde faire pour avoir lesdites cinquante cent mil livres, ou de laissier courir lesdites imposicions et gabelle. Auquel premier jour de mars les dessus dis trois estas retournèrent à Paris, excepté plusieurs grosses villes de Picardie, les nobles et plusieurs autres grosses villes de Normendie. Et virent ceux qui y estoient l'estat desdites imposicions et gabelle; et tant pour ce qu'elles ne souffisoient à avoir lesdites cinquante cent mil livres, comme pour ce que plusieurs du royaume ne se vouloient accorder que lesdites imposicions et gabelle courussent en leur pays et ès villes où ils demouroient, ordenèrent nouvel subside sus chascune personne en la manière qui s'ensuit. C'est assavoir que tout homme et personne, fust du sanc du roy et de son lignage ou autre, clerc ou lai, religieux ou religieuse, exempt ou non exempt, hospitalier, chef d'églyse ou autres, eussent revenus ou rentes, office ou administration quelconques; monoiers et autres, de quelque estat qu'ils soient, et auctorité ou privilège usassent ou eussent usé au temps passé; femmes vefves ou celles qui faisoient chief, enfans mariés ou non mariés qui eussent aucune chose de par eux, fussent en garde, bail, tutelle, cure, mainbournie [190] ou administration quelconques; qui auroit vaillant cent livres de revenue et au dessous, fust à vie ou à héritage, en gaiges à cause d'office, en pensions à vie ou à volenté, feroit ayde et subside pour le fait des guerres de quatre livres. Et de quarente livres de revenue et au dessus, quarente sols; de dix livres de revenue et au dessus, vint sols; et au dessous de dix livres, soient enfans en mainbournie, au-dessus de quinze ans, laboureurs et ouvriers gaignans qui n'eussent autre chose que de leur labourage feroient ayde de dix sols. Et se ils avoient autre chose du leur, ils feroient ayde comme les autres serviteurs, mercenaires ou aloués qui ne vivoient que de leurs services; et qui gaaignast cent sols [191] par an ou plus, feroit-il semblable ayde et subside de dix sols; à prendre les sommes dessus dites à parisis au païs de parisis, et à tournois au païs de tournois. Et se lesdis serviteurs ne gaignoient cent sols ou au dessus, ils ne paieroient rien, se ils n'eussent aucuns biens équipolens; auquel cas ils aideroient comme dessus est dit. Et aussi n'aideroient de rien mendiens ou moines cloistrés, sans office et administration, né enfans en mainbournie sous l'âge de quinze ans qui n'auroient aucune chose comme devant est dit; ne nonnains qui vivent de revenue au dessus de quarante livres, ne aussi femmes mariées, pour ce que leurs maris aidoient; et estoit et seroit compté ce qu'elles avoient de par elles avec ce que leurs maris avoient. Et quant aux clercs et gens d'églyse, abbés, prieurs, chanoines, curés et autres comme dessus, qui avoient vaillant au dessus de cent livres en revenue, fussent bénéfices en sainte églyse, en patremoine, ou l'un avec l'autre, jusques à cinq mille livres, les dessus dis feroient ayde de quatre livres pour les premiers cent livres, et pour chascun autre cent livres, jusques auxdites cinq mille livres, quarante sols, et ne feroient de rien ayde au dessus desdites cinq milles livres, ne aussi de leurs meubles; et les revenues de leurs bénéfices seroient prisiées et estimées selon le taux du dixiesme, ne ne s'en pourroient franchir ne exempter par quelconques privilèges.

Et quant aux nobles et gens des bonnes villes qui avoient vaillant au dessus de cent livres de revenue, lesdis nobles feroient aide, jusques à cinq mille livres de revenue et néant oultre, pour chascun cent livres, quarante sols oultre les quatre livres pour les premiers cent livres. Et les gens des bonnes villes par semblable manière, jusques à mille livres de revenue tant seulement. Et quant aux meubles des nobles qui n'avoient pas cent livres de revenue, l'on estimeroit les meubles qu'ils auroient, jusques à la value de mille livres et non plus. Et des gens non nobles qui n'avoient pas quatre cens livres de revenue, l'on estimeroit leurs meubles jusques à la value de quatre mille livres, c'est assavoir, pour cent livres de meubles, dix livres de revenue; et de tant feroient-ils ayde par la manière dessus devisée. Et se il advenoit que aucun noble n'eust vaillant en revenue tant seulement jusques à cent livres, ne en meubles purement jusques à mille livres, ou que aucun noble ne eust seulement en revenue quatre cens livres, né en meubles purement quatre mille livres, et il eust partie en revenue et partie en meubles, l'on estimeroit et regarderoit la revenue et son meuble ensemble, jusques à la somme de mille livres quant aux nobles, et de quatre mille livres quant aux non-nobles. Et non plus.

Les Grandes Chroniques de Saint-Denis, éditées par M. Paulin Pâris.

BATAILLE DE POITIERS.
19 septembre 1356.

En 1355, lorsque la guerre avait recommencé entre la France et l'Angleterre, Édouard III avait envoyé le prince de Galles, son fils, à Bordeaux. Le prince de Galles avait ravagé le Languedoc, et en 1356 il continua ses opérations en dévastant la France centrale, Rouergue, Auvergne, Limousin et Berry. Pendant ce temps, le roi Jean, auquel les états généraux avaient accordé les hommes et l'argent nécessaires pour terminer la guerre, résolut d'aller combattre les Anglais et de faire cesser leurs ravages. Il se rendit à Chartres, et y rassembla 2,000 chevaliers et 50,000 autres combattants avec lesquels il devait facilement écraser les 2,000 hommes d'armes et les 6,000 archers anglais et gascons du prince de Galles. De Chartres le roi Jean se porta sur la Loire, qu'il passa à Amboise et se dirigea sur Poitiers, où il devança les Anglais, qui s'y dirigeaient eux-mêmes venant de Romorantin. Le prince de Galles en arrivant à Poitiers y trouva les Français, qui de leur côté croyaient poursuivre les Anglais. Le hasard avait fait que l'armée française était maîtresse de la route de Bordeaux, qui était la ligne de retraite des Anglais, et que le prince de Galles était coupé. Les deux armées ne s'expliquèrent leur position relative que le 17 septembre à la suite d'un premier engagement.

Comment les coureurs du prince de Galles se férirent en la queue de l'ost des François, et comment le roi de France fit ses gens loger, et aussi le prince les siens.

Quand le prince de Galles et son conseil entendirent que le roi Jean de France et ses batailles étoient devant eux et avoient, le vendredi, passé au pont à Chauvigny, et que nullement ils ne se pouvoient partir du pays sans y être combattus, si se recueillirent et rassemblèrent ce samedi sur les champs, et fut adonc commandé de par le prince que nul, sur la tête, ne courût ni chevauchât sans commandement devant les bannières des maréchaux. Ce ban fut tenu; et chevauchèrent les Anglois ce samedi, dès l'heure de prime jusques à vespres, et tant qu'ils vinrent à deux petites lieues de Poitiers. Adonc furent ordonnés pour courir et savoir où les François tenoient les champs, le captal de Buch, messire Aymemon de Pommiers, messire Betremieu de Bruhe et messire Eustache d'Aubrecicourt. Et se partirent ces chevaliers atout deux cents armures de fer, tous bien montés sur fleur de coursiers, et chevauchèrent si avant d'une part et d'autre, que ils virent clairement la grosse bataille du roi, et étoient tous les champs couverts de gens d'armes. Et ne se purent abstenir qu'ils ne vinssent férir et courre en la queue des François; et en ruèrent aucuns par terre et fiancèrent prisonniers, et tant que l'ost se commença grandement à estourmir. Et en vinrent les nouvelles au roi de France, ainsi qu'il devoit entrer en la cité de Poitiers.

Quand le roi entendit la vérité, que ses ennemis, que tant désiroit à trouver, étoient derrière et non devant, si en fut grandement réjoui; et retourna tout à un faix, et fit retourner toutes manières de gens bien avant sur les champs, et eux là loger. Si fut ce samedi moult tard ainçois qu'ils fussent tous logés. Les coureurs du prince revinrent devers lui, et lui recordèrent une partie du convenant des François, et lui dirent bien qu'ils étoient malement grand gent. De ce ne fut le prince nullement effrayé, et dit: «Dieu y ait part! Or nous faut avoir avis et conseil comment nous les combattrons à notre avantage.» Cette nuit, se logèrent les Anglois assez en fort lieu, entre haies, vignes et buissons, et fut leur ost bien gardé et esguetté; et aussi fut celui des François.

Comment le roi de France commanda que chacun se traist sur les champs; et comment il envoya quatre chevaliers ci-après nommés pour savoir le convenant des Anglois.

Quant vint le dimanche [192] au matin, le roi de France qui grand désir avoit de combattre les Anglois, fit en son pavillon chanter messe moult solennellement devant lui, et s'acommunia et ses quatre fils.

Après la messe, se trairent devers lui les plus grands et les plus prochains de son lignage, le duc d'Orléans son frère, le duc de Bourgogne, le comte de Ponthieu, messire Jacques de Bourbon, le duc d'Athènes, connétable de France, le comte d'Eu, le comte de Tancarville, le comte de Sarrebruche, le comte de Dampmartin, le comte de Ventadour, et plusieurs autres grands barons de France et des terres voisines, tels que messire Jean de Clermont, messire Arnoul d'Andrehen, maréchal de France, le sire de Saint-Venant, messire Jean de Landas, messire Eustache de Ribeumont, le sire de Fiennes, messire Godefroy de Chargny, le sire de Chastillon, le sire de Sully, le sire de Neelle, messire Robert de Duras, et moult d'autres qui y furent appelés. Là furent en conseil un grand temps, à savoir comment ils se maintiendroient. Si fut donc ordonné que toutes gens se traïssent sur les champs, et chacun seigneur développât sa bannière et mît avant, au nom de Dieu et de saint Denis, et que on se mît en ordonnance de bataille, ainsi que pour tantôt combattre. Ce conseil et avis plut grandement au roi de France: si sonnèrent les trompettes parmi l'ost. Adoncques s'armèrent toutes gens, et montèrent à cheval, et vinrent sur les champs là où les bannières du roi ventiloient et étoient arrêtées, et par espécial l'oriflambe, que messire Godefroy de Chargny portoit. Là put-on voir grand noblesse de belles armures, de riches armoiries, de bannières, de pennons, de belle chevalerie et écuyerie; car là étoit toute la fleur de France; ni nul chevalier et écuyer n'étoit demeuré à l'hôtel, si il ne vouloit être déshonoré.

Là furent ordonnées, par l'avis du connétable de France et des maréchaux, trois grosses batailles: en chacune avoit seize mille hommes, dont tous étoient passés et montrés pour hommes d'armes. Si gouvernoit la première le duc d'Orléans, à trente-six bannières et deux tant de pennons; la seconde, le duc de Normandie, et ses deux frères messire Louis et messire Jean; la tierce devoit gouverner le roi de France. Si pouvez et devez bien croire que en sa bataille avoit grand foison de bonne chevalerie et noble.

Entrementes que ces batailles s'ordonnoient et mettoient en arroy, le roi de France appela messire Eustache de Ribeumont, messire Jean de Landas, messire Guichard de Beaujeu et messire Guichard d'Angle, et leur dit: «Chevauchez avant plus près du convenant des Anglois, et avisez et regardez justement leur arroi, et comment ils sont, et par quelle manière nous les pourrons combattre, soit à pied ou à cheval.» Et cils répondirent: «Sire, volontiers.»

Adoncques se partirent les quatre chevaliers dessus nommés du roi, et chevauchèrent avant, et si près des Anglois qu'ils conçurent et imaginèrent une partie de leur convenant. Et en rapportèrent la vérité au roi, qui les attendoit sur les champs, monté sur un grand blanc coursier; et regardoit de fois à autre ses gens, et louoit Dieu de ce qu'il en véoit si grand foison, et disoit tout en haut: «Entre vous, quand vous êtes à Paris, à Chartres, à Rouen, ou à Orléans, vous menacez les Anglois, et vous souhaitez le bassinet en la tête devant eux: or y êtes-vous, je vous les montre; si leur veuilliez montrer vos mautalens et contrevenger les ennuis et les dépits qu'ils vous ont faits; car sans faute nous les combattrons.» Et cils qui l'avoient entendu répondoient: «Dieu y ait part! tout ce verrons-nous volontiers.»

Comment les quatre chevaliers dessus dits rapportèrent le convenant des Anglois au roi de France.

En ces paroles que le roi de France disoit et montroit à ses gens pour eux encourager, vinrent les quatre chevaliers dessus nommés, et fendirent la presse et s'arrêtèrent devant le roi. Là étoient le connétable de France et les deux maréchaux, et grand foison de bonne chevalerie, tous venus et arrêtés pour savoir comment on se combattroit. Le roi demanda aux dessus dits tout haut: «Seigneurs, quelles nouvelles?»—«Sire, bonnes; si aurez, s'il plaît à Dieu, une bonne journée sur vos ennemis.»—«Telle l'espérons-nous à avoir, par la grâce de Dieu, répondit le roi. Or nous dites la manière de leur convenant, et comment nous les pourrons combattre.» Adonc répondit messire Eustache de Ribeumont pour tous, si comme je fus informé, car ils lui en avoient prié et chargé, et dit ainsi: «Sire, nous avons vu et considéré les Anglois; si peuvent être par estimation deux mille hommes d'armes, quatre mille archers et quinze cents brigands.»—«Et comment gisent-ils,» dit le roi?—«Sire, répondit messire Eustache, ils sont en très-fort lieu, et ne pouvons voir ni imaginer qu'ils aient que une bataille; mais trop bellement et trop sagement l'ont-ils ordonnée; et ont pris le long d'un chemin fortifié malement de haies et de buissons, et ont vêtu celle haie d'une part et d'autre de leurs archers; tellement que on ne peut entrer ni chevaucher en leur chemin fors que parmi eux. Si convient-il aller celle voie, si on les veut combattre. En celle haie n'a que une seule entrée et issue, où espoir quatre hommes d'armes, ainsi que au chemin, pourroient chevaucher de front. Au coron d'icelle haie, entre vignes et espinettes où on ne peut aller ni chevaucher, sont leurs gens d'armes, tous à pied; et ont mis les gens d'armes tout devant eux leurs archers en manière d'une herse: dont c'est trop sagement ouvré, ce nous semble; car qui voudra ou pourra venir par fait d'armes jusques à eux, il n'y entrera nullement, fors que parmi ces archers qui ne seront mie légers à déconfire.»

Adonc parla le roi, et dit: «Messire Eustache, et comment y conseillez-vous à aller?» Donc répondit le chevalier, et dit: «Sire, tout à pied, excepté trois cents armures de fer des vôtres, tous des plus apperts et hardis, durs et forts, et entreprenants de votre ost, et bien montés sur fleur de coursiers, pour dérompre et ouvrir ces archers, et puis vos batailles et gens d'armes, vitement suivre tous à pied, et venir sur ces gens d'armes main à main, et eux combattre de grand volonté. C'est tout le conseil que de mon avis je puis donner ni imaginer; et qui mieux y scet, si le die.» Ce conseil et avis plut grandement au roi de France, et dit que ainsi seroit-il fait.

Adoncques, par le commandement du roi, sur cet arrêt, se départirent les deux maréchaux, et chevauchèrent de bataille en bataille, et trièrent et élurent et dessevrèrent à leurs avis, par droite élection, jusques à trois cents chevaliers et écuyers, les plus roides et plus apperts de tout l'ost, et chacun d'eux monté sur fleur de coursiers et armé de toutes pièces. Et tantôt après fut ordonnée la bataille des Allemands; et devoient demeurer à cheval pour conforter les maréchaux, dont le comte de Sarrebruche, le comte de Nido (Nidau), le comte Jean de Nasço (Nassau?) étoient meneurs et conduiseurs. Là étoit et fut le roi Jean de France, armé lui vingtième de ses paremens; et avoit recommandé son ainsné fils en la garde du seigneur de Saint-Venant, de monseigneur de Landas et de messire Thibaut de Vodenay; et ses autres trois fils puisnés, Louis, Jean et Philippe, en la garde d'autres bons chevaliers et écuyers; et portoit la souveraine bannière du roi messire Geoffroy de Chargny, pour le plus prud'homme de tous les autres et le plus vaillant; et étoit messire Regnault de Cervolle, dit Archiprêtre, armé des armures du jeune comte d'Alençon.

Comment le cardinal de Pierregort [193] se mit en grand peine d'accorder le roi de France et le prince de Galles.

Quand les batailles du roi furent ordonnées et appareillées, et chacun sire dessous sa bannière et entre ses gens, et savoit aussi chacun quelle chose il devoit faire, on fit commandement de par le roi que chacun allât à pied, excepté ceux qui ordonnés étoient avec les maréchaux pour ouvrir et fendre les archers; et que tous ceux qui lances avoient les retaillassent au volume de cinq pieds, par quoi on s'en pût mieux aider, et que tous aussi ôtassent leurs éperons. Cette ordonnance fut tenue; car elle sembla à tout homme belle et bonne.

Ainsi que ils devoient approcher, et étoient, par semblant, en grand volonté de requerre leurs ennemis, vint le cardinal de Pierregort férant et battant devant le roi; et s'étoit parti moult matin de Poitiers; et s'inclina devant le roi moult bas, en cause d'humilité, et lui pria à jointes mains, pour si haut seigneur que Dieu est, qu'il se voulût abstenir et affréner un petit tant qu'il eût parlé à lui. Le roi de France, qui étoit assez descendant à toutes voies de raison, lui accorda, et dit: «Volontiers: que vous plaît-il à dire?»—«Très-cher sire, dit le cardinal, vous avez ci toute la fleur de la chevalerie de votre royaume assemblée contre une poignée de gens que les Anglois sont au regard de vous; et si vous les pouvez avoir, et qu'ils se mettent en votre merci sans bataille, il vous seroit plus honorable et profitable à avoir par cette manière que d'aventurer si noble chevalerie et si grand que vous avez ci: si vous prie, au nom de Dieu et d'humilité, que je puisse chevaucher devers le prince et lui montrer en quel danger vous le tenez.» Encore lui accorda le roi, et lui dit: «Sire, il nous plaît bien, mais retournez tantôt.» A ces paroles se partit le cardinal du roi de France, et s'en vint moult hâtivement devers le prince, qui étoit entre ses gens tout à pied, au fort d'une vigne, tout conforté par semblant d'attendre la puissance du roi de France. Sitôt que le cardinal fut venu, il descendit à terre, et se traist devers le prince, qui moult bénignement le recueillit; et lui dit le cardinal, quand il l'eut salué et incliné: «Certes, beau fils, si vous aviez justement considéré et imaginé la puissance du roi de France, vous me laisseriez convenir de vous accorder envers lui, si je pouvois.» Donc répondit le prince, qui étoit lors un jeune homme, et dit: «Sire, l'honneur de moi sauve et de mes gens, je voudrois bien encheoir en toutes voies de raison.» Adoncques répondit le cardinal: «Beau fils, vous dites bien, et je vous accorderai si je puis; car ce seroit grand pitié si tant de bonnes gens qui ci sont, et que vous êtes d'un côté et d'autre, venoient ensemble par bataille; trop y pourroit grand meschef avenir.»

A ces mots se partit le cardinal du prince, sans plus rien dire; et s'en revint arrière devers le roi de France, et commença à entamer traités d'accord, et à mettre paroles avant, et à dire au roi, pour lui mieux atraire à son intention: «Sire, vous ne vous avez que faire de trop hâter pour eux combattre; car ils sont tous vôtres sans coup férir, ni ils ne vous peuvent fuir, ni échapper, ni éloigner: si vous prie que huy tant seulement, et demain jusques à soleil levant, vous leur accordez répit et souffrance.»

Adoncques commença le roi de France à muser un petit, et ne voulut mie ce répit accorder à la première prière du cardinal, ni à la seconde; car une partie de ceux de son conseil ne s'y consentoient point, et par espécial messire Eustache de Ribeumont et messire Jean de Landas, qui étoient moult secrets du roi. Mais le dit cardinal, qui s'en ensonnioit en espèce de bien, pria tant et prêcha le roi de France, que il se consentit, et donna et accorda le répit à durer le dimanche tout le jour et lendemain jusques à soleil levant; et le rapporta ainsi le dit cardinal moult vitement au prince et à ses gens, qui n'en furent mie courroucés, pourtant que toudis s'efforçoient eux d'avis et d'ordonnance.

Adonc fit le roi de France tendre sur les champs, au propre lieu où il avoit le répit accordé, un pavillon de vermeil samis moult cointe et moult riche; et donna congé à toutes gens de retraire chacun en son logis, excepté la bataille du connétable et des maréchaux. Si étoient de lès le roi ses enfants et les plus grands de son lignage, à qui il prenoit conseil de ses besognes.

Ainsi ce dimanche toute jour chevaucha et travailla le cardinal de l'un à l'autre; et les eût volontiers accordés si il eût pu; mais il trouvoit le roi de France et son conseil si froids qu'ils ne vouloient aucunement descendre à accord, si ils n'avoient des cinq les quatre, et que le prince et ses gens se rendissent simplement, ce que ils ne eussent jamais fait. Si y eut offres et paroles plusieurs, et de divers propos mis avant. Et me fut dit jadis des gens dudit cardinal de Pierregort, qui là furent présents, et qui bien en cuidoient savoir aucune chose, que le prince offroit à rendre au roi de France tout ce que conquis avoit en ce voyage, villes et châteaux, et quitter tous prisonniers que il et ses gens avoient pris, et jurer à soi non armer contre le royaume de France sept ans tout entiers. Mais le roi de France et son conseil n'en voulurent rien faire; et furent longuement sur cet état: que le prince et cent chevaliers des siens se venissent mettre en la prison du roi de France, autrement on ne les vouloit mie laisser passer; lequel traité le prince de Galles et son conseil n'eussent jamais accordé.

Comment messire Jean de Clermont, maréchal de France, et messire Jean Chandos eurent grosses paroles ensemble.

Entrementes que le cardinal de Pierregort portoit les paroles et chevauchoit de l'un à l'autre, en nom de bien, et que le répit duroit, étoient aucuns jeunes chevaliers bachelereux et amoureux, tant de la partie des François comme des Anglois, qui chevauchèrent ce jour en costiant les batailles; les François pour aviser et imaginer le convenant des Anglois; et les chevaliers d'Angleterre celui des François, ainsi que en telles besognes telles choses aviennent. Donc il avint que messire Jean Chandos, qui étoit preux chevalier, gentil et noble de cœur, et de sens imaginatif, avoit ce jour chevauché et costié sur aile durement la bataille du roi de France, et avoit pris grand plaisance au regarder, pourtant qu'il y véoit si grand foison de noble chevalerie friquement armée et appareillée; et disoit et devisoit en soi-même: «Ne plaise jà à Dieu que nous partions sans combattre! car si nous sommes pris ou déconfits de si belles gens d'armes et de si grand foison comme j'en vois contre nous, nous n'y devrons avoir point de blâme; et si la journée étoit pour nous, et que fortune le veuille consentir, nous serons les plus honorées gens du monde.»

Tout en telle manière que messire Jean Chandos avoit chevauché et considéré une partie du convenant des François, en étoit avenu à l'un des maréchaux de France, messire Jean de Clermont; et tant chevauchèrent ces deux chevaliers, qu'ils se trouvèrent et encontrèrent d'aventure; et là eut grosses paroles et reproches moult félonnesses entre eux. Je vous dirai pourquoi. Ces deux chevaliers, qui étoient jeunes et amoureux, on le peut et doit-on ainsi entendre, portoient chacun une même devise d'une bleue dame, ouvrée de bordure au ray d'un soleil, sur le senestre bras; et toujours étoit dessus leurs plus hauts vêtements, en quelque état qu'ils fussent. Si ne plut mie adonc à messire Jean de Clermont ce qu'il vît porter sa devise à messire Jean Chandos; et s'arrêta tout coi devant lui, et lui dit: «Chandos, aussi vous désirois-je à voir et à encontrer: depuis quand avez-vous empris à porter ma devise?»—«Et vous la mienne? ce répondit messire Jean Chandos; car autant bien est-elle mienne comme vôtre.»—«Je vous le nie, dit messire Jean de Clermont; et si la souffrance ne fût entre les nôtres et les vôtres, je le vous montrasse tantôt que vous n'avez nulle cause de la porter.»—«Ha! ce répondit messire Jean Chandos, demain au matin vous me trouverez tout appareillé du défendre, et de prouver par fait d'armes que aussi bien est-elle mienne comme vôtre.» A ces paroles ils passèrent outre; et dit encore messire Jean de Clermont, en ramponnant plus avant messire Jean Chandos: «Chandos! Chandos! ce sont bien des pompes de vous Anglois, qui ne savent aviser rien de nouvel; mais quant qu'ils voient leur est bel.»

Il n'y eut adoncques plus dit ni plus fait: chacun s'en retourna devers ses gens, et demeura la chose en cet état.

Comment les Anglois firent fossoyer et haier leurs archers; et comment le cardinal de Pierregort prit congé du roi de France et du prince de Galles.

Vous avez bien ouï conter ci-dessus comment le cardinal de Pierregort se mit en peine, ce dimanche tout le jour, de chevaucher de l'un à l'autre pour accorder ces deux seigneurs, le roi de France et le prince de Galles; mais il n'en put à chef venir, et furent basses vespres quand il se partit et rentra en Poitiers.

Ce dimanche se tinrent les François tout le jour sur les champs, et au soir ils se trairent en leurs logis, et se aisèrent de ce qu'ils eurent. Ils avoient bien de quoi, vivres et pourvéances, assez largement; et les Anglois en avoient grand deffaute. C'étoit la chose qui plus les ébahissoit; car ils ne savoient où ni quel part aller fourrager, si fort leur étoit le pas clos; ni ils ne pouvoient partir de là sans le danger des François. Au voir dire, ils ne ressoignoient point tant la bataille comme ils faisoient ce que on ne les tenist en cel état, ainsi comme pour assiégés et affamés.

Le dimanche tout le jour entendirent eux parfaitement à leur besogne, et le passèrent au plus bel qu'ils purent, et firent fossoyer et haier leurs archers autour d'eux, pour être plus forts. Quand vint le lundi au matin, le prince et ses gens furent tous tantôt appareillés et mis en ordonnance, ainsi comme devant, sans eux desroyer ni effrayer; et en telle manière firent les François. Environ soleil levant, ce lundi matin, revint le dit cardinal de Pierregort en l'ost de l'un et de l'autre, et les cuida par son prêchement accorder; mais il ne put et lui fut dit ireusement des François que il retournât à Poitiers, ou là où il lui plairoit, et que plus ne portât aucunes paroles de traité ni d'accord, car il lui en pourroit bien mal prendre. Le cardinal, qui s'en ensonnioit en espèce de bien, ne se voult pas bouter en péril, mais prit congé du roi de France, car il vit bien qu'il se travailloit en vain; et s'en vint au départir devers le prince, et lui dit: «Beau fils, faites ce que vous pourrez; il vous faut combattre; ni je ne puis trouver nulle grâce d'accord ni de paix devers le roi de France.» Cette dernière parole enfélonnit et encouragea grandement le cœur du prince, et répondit: «C'est bien l'intention de nous et des nôtres; et Dieu veuille aider le droit!»

Ainsi se partit le cardinal du prince, et retourna à Poitiers. En sa compagnie avoit aucuns apperts écuyers et hommes d'armes qui étoient plus favorables au roi que au prince. Quand ils virent que on se combattroit, ils se emblèrent de leur maître et se boutèrent en la route des François, et firent leur souverain du châtelain d'Amposte, qui étoit pour le temps de l'hôtel dudit cardinal, et vaillant homme d'armes durement. Et de ce ne se aperçut point le cardinal, ni n'en sut rien jusques à ce qu'il fût revenu à Poitiers; car si il l'eût su, il ne l'eût aucunement souffert; pourtant qu'il avoit été traiteur de apaiser, si il eût pu, l'une partie et l'autre.

Or parlerons un petit de l'ordonnance des Anglois aussi bien qu'avons fait de celle des François.

Comment le prince ordonna ses gens pour combattre, et ci s'ensuivent les noms des vaillants seigneurs et chevaliers qui de lès lui étoient.

L'ordonnance du prince de Galles étoit auques telle comme les quatre chevaliers de France dessus nommés rapportèrent en certaineté au roi, fors tant que depuis ils avoient ordonné aucuns apperts chevaliers pour demeurer à cheval contre la bataille des maréchaux de France; et avoient encore, sur leur dextre côté, sur une montagne qui n'étoit pas trop roide à monter, ordonné trois cents hommes à cheval et autant d'archers tous à cheval, pour costier à la couverte toute cette montagne, et venir autour sur aile férir en la bataille du duc de Normandie, qui étoit en sa bataille à pied dessous celle montagne. Tout ce étoit qu'ils avoient fait de nouvel. Et se tenoit le prince et sa grosse bataille au fond de ces vignes, tous armés, leurs chevaux assez près d'eux pour tantôt monter, si il étoit besoin; et étoient fortifiés et enclos, au plus faible lès, de leur charroi et de tout leur harnois: si ne les pouvoit-on approcher de ce côté.

Or vous vueil-je nommer des plus renommés chevaliers d'Angleterre et de Gascogne qui étoient là adonc de lès le prince de Galles. Premièrement, le comte de Warvich, le comte de Suffolch, maréchal de l'ost, le comte de Sallebrin (Salisbury) et le comte d'Oskesufforch (Oxford), messire Jean Chandos, messire Richard de Stanford, messire Regnault de Cobehen (Cobham), messire Édouard seigneur Despenser (Spenser), messire Jacques d'Audelée (Audley), et messire Pierre son frère, le seigneur de Bercler (Berkley), le seigneur de Basset, messire Guillaume Fitz-Warine, le seigneur de la Ware, le seigneur de Manne, le seigneur de Villebi (Willoughby), messire Bertelemy de Bruwes, le seigneur de Felleton, messire Richard de Pennebruge, messire Étienne de Cosenton, le seigneur de Braseton, et plusieurs autres Gascons, le seigneur de Labret, le seigneur de Pommiers, messire Helie et messire Aymond de Pommiers, le seigneur de Langueren, messire Jean de Grailly, captal de Buch, messire Jean de Chaumont, le seigneur de l'Esparre, le seigneur de Mucidan, le seigneur de Curton, le seigneur de Rozem, le seigneur de Condom, le seigneur de Montferrant, le seigneur de Landuras, monseigneur le Souldich de l'Estrade, et aussi des autres, que je ne puis mie tous nommer: Hainuyers, messire Eustache d'Aubrecicourt et messire Jean de Ghistelles; et deux autres bons chevaliers étrangers, messire Daniel Pasele et Denis de Morbeke.

Si vous dis pour vérité que le prince de Galles avoit là avec lui droite fleur de chevalerie, combien qu'ils ne fussent pas grand foison; car ils n'étoient, à tout compter, pas plus haut de huit mille hommes; et les François étoient bien cinquante mille combattants, dont il y avoit plus de trois mille chevaliers.

Comment le prince de Galles reconforta sagement ses gens, et comment messire Jacques d'Audelée requit au prince qu'il commençât la bataille, lequel lui accorda.

Quand ce jeune homme, le prince de Galles, vit que combattre le convenoit, et que le cardinal de Pierregort sans rien exploiter s'en r'alloit, et que le roi de France, son adversaire, moult peu les prisoit et aimoit, si se reconforta en soi-même, et reconforta moult sagement ses gens, et leur dit: «Beaux seigneurs, si nous sommes un petit contre la puissance de nos ennemis, si ne nous en ébahissons mie pour ce, car la vertu ni la victoire ne gît mie en grand peuple, mais là où Dieu la veut envoyer. Si il avient ainsi que la journée soit pour nous, nous serons les plus honorés du monde; si nous sommes morts, j'ai encore monseigneur mon père et deux beaux-frères, et aussi vous avez de bons amis, qui nous contrevengeront: si vous prie que vous vouliez huy entendre à bien combattre; car s'il plaît à Dieu et à saint George, vous me verrez huy bon chevalier.» De ces paroles et de plusieurs autres belles raisons que le prince démontra ce jour à ses gens, et fit démontrer par ses maréchaux, étoient-ils tous confortés.

De lès le prince, pour le garder et conseiller, étoit messire Jean Chandos; ni oncques le jour ne s'en partit, pour chose qui lui avint. Aussi s'y étoit tenu un grand temps messire Jacques d'Audelée, par lequel conseil, le dimanche, tout le jour, la plus grand partie de l'ordonnance de leurs batailles étoit faite; car il étoit sage et vaillant chevalier durement, et bien le montra ce jour que on se combattit, si comme je vous dirai. Messire Jacques d'Audelée tenoit en vœu, grand temps avoit passé, que si il se trouvoit jamais en besogne, là où le roi d'Angleterre ou l'un de ses enfants fût et bataille adressât, que ce seroit le premier assaillant et le mieux combattant de son côté, ou il demeureroit en la peine. Adonc, quand il vit que on se combattroit et que le prince de Galles, fils ainsné du roi, étoit là, si en fut tout réjoui, pourtant qu'il se vouloit acquitter à son loyal pouvoir de accomplir son vœu; et s'en vint devers le prince, et lui dit: «Monseigneur, j'ai toujours servi loyaument monseigneur votre père et vous aussi, et ferai tant comme je vivrai. Cher sire, je le vous montre pourtant que jadis je vouai que la première besogne où le roi votre père ou l'un de ses fils seroit, je serois le premier assaillant et combattant; si vous prie chèrement, en guerdon des services que je fis oncques au roi votre père et à vous aussi, que vous me donniez congé que de vous, à mon honneur, je me puisse partir et mettre en état d'accomplir mon vœu.»

Le prince, qui considéra la bonté du chevalier et la grand volonté qu'il avoit de requerre ses ennemis, lui accorda liement, et lui dit: «Messire Jacques, Dieu vous doint huy grâce et pouvoir d'être le meilleur des autres!» Adonc lui bailla-t-il sa main, et se partit ledit chevalier du prince; et se mit au premier front de toutes les batailles, accompagné tant seulement de quatre moult vaillants écuyers qu'il avoit priés et retenus pour son corps garder et conduire; et s'en vint tout devant le dit chevalier combattre et envahir la bataille des maréchaux de France; et assembla à monseigneur Arnoul d'Andrehen et à sa route, et là fit-il merveilles d'armes, si comme vous orrez recorder en l'état de la bataille.

D'autre part aussi, messire Eustache d'Aubrecicourt, qui à ce jour étoit jeune bachelier, et en grand désir d'acquérir grâce et prix en armes, mit et rendit grand peine qu'il fût des premiers assaillants: si le fut, ou auques près, à l'heure que messire Jacques d'Audelée s'avança premier de requerre ses ennemis; mais il en chéy à messire Eustache, ainsi que je vous dirai.

Vous avez ci-dessus assez ouï recorder, en l'ordonnance des batailles aux François, que les Allemands qui costioient les maréchaux demeurèrent tous à cheval. Messire Eustache d'Aubrecicourt, qui étoit à cheval, baissa son glaive et embrassa sa targe, et férit cheval des éperons, et vint entre les batailles. Adonc un chevalier d'Allemaigne, qui s'appeloit et nommoit messire Louis de Recombes et portoit un écu d'argent à cinq roses de gueules (et messire Eustache d'hermine à deux hamèdes de gueules), vit venir messire Eustache, si issit de son conroi de la route du comte Jean de Nasço dessous qui il étoit, et baissa son glaive, et s'en vint adresser audit messire Eustache. Si se consuirent de plein eslai et se portèrent par terre; et fut le chevalier allemand navré en l'épaule: si ne se releva mie sitôt que messire Eustache fit. Quand messire Eustache fut levé, il prit son glaive et s'en vint sur le chevalier qui là gisoit, en grand volonté de le requerre et assaillir; mais il n'en eut mie le loisir, car ils vinrent sur lui cinq hommes d'armes allemands qui le portèrent par terre. Là fut-il tellement pressé et point aidé de ses gens, que il fut pris et emmené prisonnier entre les gens du dit comte Jean de Nasço, qui n'en firent adonc nul compte; et ne sais si ils lui firent jurer prison; mais ils le lièrent sur un char avecques leurs harnois.

Assez tôt après la prise d'Eustache d'Aubrecicourt, se commença le estour de toutes parts; et jà étoit approchée et commencée la bataille des maréchaux; et chevauchèrent avant ceux qui devoient rompre la bataille des archers, et entrèrent tous à cheval au chemin où la grosse haie et épaisse étoit de deux côtés. Sitôt que ces gens d'armes furent là embattus, archers commencèrent à traire à exploit, et à mettre main en œuvre à deux côtés de la haie, et à verser chevaux, et à enfiler tout dedans de ces longues sajettes barbues. Ces chevaux, qui traits étoient, et qui les fers de ces longues sajettes sentoient et ressoignoient, ne vouloient avant aller, et se tournoient l'un de travers, l'autre de côté, ou ils chéoient et trébuchoient dessous leurs maîtres, qui ne se pouvoient aider ni relever; ni oncques la dite bataille des maréchaux ne put approcher la bataille du prince. Il y eut bien aucuns chevaliers et écuyers bien montés, qui par force de chevaux passèrent outre et rompirent la haie, et cuidèrent approcher la bataille du prince, mais ils ne purent.

Messire Jacques d'Audelée, en la garde de ses quatre écuyers et l'épée en la main, si comme dessus est dit, étoit au premier front de cette bataille, et trop en sus de tous les autres, et là faisoit merveilles d'armes; et s'en vint par grand vaillance combattre sous la bannière de monseigneur Arnoul d'Andrehen, maréchal de France, un moult hardi et vaillant chevalier; et se combattirent grand temps ensemble. Et là fut durement navré ledit messire Arnoul; car la bataille des maréchaux fut tantôt toute déroutée et déconfite par le trait des archers, si comme ci-dessus est dit, avec l'aide des hommes d'armes qui se boutoient entre eux quand ils étoient abattus, et les prenoient et occioient à volonté. Là fut pris messire Arnoul d'Andrehen; mais ce fut d'autres gens que de messire Jacques d'Audelée, ni des quatre écuyers, qui de lès lui étoient; car oncques le dit chevalier ne prit prisonnier la journée, ni entendit à prendre, mais toujours à combattre et à aller avant sur ses ennemis.

Comment messire Jean de Clermont, maréchal de France, fut occis, et comment ceux de la bataille du duc de Normandie s'enfuirent.

D'autre part, messire Jean de Clermont, maréchal de France et moult vaillant et gentil chevalier, se combattoit dessous sa bannière, et y fit assez d'armes tant qu'il put durer; mais il fut abattu, ni oncques puis ne se put relever, ni venir à rançon. Là fut-il mort et occis en servant son seigneur. Et voulurent bien maintenir et dire les aucuns que ce fut pour les paroles qu'il avoit eues, la journée devant, à messire Jean Chandos. A peine vit oncques homme avenir en peu d'heures si grand meschef sur gens d'armes et bons combattants, que il avint sur la bataille des maréchaux de France; car ils fondoient l'un sur l'autre, et ne pouvoient aller avant. Ceux qui derrière étoient et qui le meschef véoient, et qui avant passer ne pouvoient, reculoient et venoient sur la bataille du duc de Normandie, qui étoit grand et espaisse pardevant: mais tôt fut éclaircie et despaissie par derrière, quand ils entendirent que les maréchaux étoient déconfits; et montèrent à cheval le plus, et s'en partirent; car il descendit une route d'Anglois d'une montagne, en costiant les batailles, tous montés à cheval, et grand foison d'archers aussi devant eux, et s'en vinrent férir sur aile sur la bataille du duc de Normandie. Au voir dire, les archers d'Angleterre portèrent très-grand avantage à leurs gens, et trop ébahirent les François, car ils traioient si ouniement et si épaissement, que les François ne savoient de quel côté entendre qu'ils ne fussent atteints du trait; et toujours se avançoient les Anglois, et petit à petit conquéroient terre.

Comment le prince de Galles, quand il vit la bataille du duc de Normandie branler, commanda à ses gens chevaucher avant.

Quand les gens d'armes virent que cette première bataille étoit déconfite, et que la bataille du duc de Normandie branloit et se commençoit à ouvrir, si leur vint et recrut force, haleine et courage trop grossement; et montèrent erraument tous à cheval qu'ils avoient ordonnés et pourvus à demeurer de lès eux. Quand ils furent tous montés et bien en hâte, ils se remirent tous ensemble, et commencèrent à écrier à haute voix, pour plus ébahir leurs ennemis: «Saint George! Guyenne!» Là dit messire Jean Chandos au prince un grand mot et honorable: «Sire, sire, chevauchez avant! la journée est vôtre; Dieu sera huy en votre main; adressons-nous devers votre adversaire le roi de France, car celle part gît tout le fort de la besogne. Bien sçais que par vaillance il ne fuira point; si nous demeurera, s'il plaît à Dieu et à saint George, mais qu'il soit combattu; et vous dites or-ains que huy on vous verroit bon chevalier.» Ces paroles évertuèrent si le prince, qu'il dit tout en haut: «Jean, allons, allons; vous ne me verrez mais huy retourner, mais toujours chevaucher avant.» Adoncques dit-il à sa bannière: «Chevauchez avant, bannière, au nom de Dieu et de saint George!» Et le chevalier qui la portoit fit le commandement du prince. Là fut la presse et l'enchas grand et périlleux; et maints hommes y furent renversés. Si sachez que qui étoit chu il ne se pouvoit relever, si il n'étoit trop bien aidé.

Ainsi que le prince et sa bannière chevauchoit en entrant en ses ennemis, et que ses gens le suivoient, il regarda sur destre de lès un petit buisson: si vit messire Robert de Duras, qui là gisoit mort, et sa bannière de lès lui, qui étoit de France au sautoir de gueules, et bien dix ou douze des siens à l'environ. Si commanda à deux de ses écuyers et à trois archers: «Mettez le corps de ce chevalier sur une targe, et le portez à Poitiers; si le présentez de par moi au cardinal de Pierregort, et dites-lui que je le salue à ces enseignes.» Les dessusdits varlets du prince firent tantôt et sans délai ce qu'il leur commanda.

Or vous dirai qui mut le prince à ce faire: les aucuns pourroient dire qu'il le fit par manière de dérision. On avoit jà informé le prince que les gens du cardinal de Pierregort étoient demeurés sur les champs et eux armés contre lui, ce qui n'étoit mie appartenant ni droit fait d'armes: car gens d'Église qui, pour bien, et sur traité de paix, vont et travellent de l'un à l'autre, ne se doivent point armer ni combattre pour l'un ni pour l'autre, par raison; et pourtant que cils l'avoient fait, en étoit le prince courroucé sur le cardinal, et lui envoya voirement son neveu messire Robert de Duras, si comme ci-dessus est contenu. Et vouloit au châtelain d'Amposte, qui là fut pris, faire trancher la tête; et l'eût fait sans faute en son ire, pourtant qu'il étoit de la famille dudit cardinal, si n'eût été messire Jean Chandos, qui le refréna par douces paroles, et lui dit: «Monseigneur, souffrez-vous et entendez à plus grand chose que cette n'est; espoir excusera le cardinal de Pierregort si bellement ses gens, que vous en serez tout content.» Ainsi passa le prince outre, et commanda que le dit châtelain fût bien gardé.

Comment le duc de Normandie et ses deux frères se partirent de la bataille; et comment messire Jean de Landas et messire Thibaut de Vodenay retournèrent à la bataille.

Ainsi que la bataille des maréchaux fut toute perdue et déconfite sans recouvrer, et que celle du duc de Normandie se commença à dérompre et à ouvrir, et les plusieurs de ceux qui y étoient, et qui par raison combattre se devoient, se prirent à monter à cheval, à fuir et eux sauver, s'avancèrent Anglois qui là étoient tous montés, et s'adressèrent premièrement vers la bataille du duc d'Athènes, connétable de France. Là eut grand froissis et grand boutis, et maints hommes renversés par terre; là écrioient les aucuns chevaliers et écuyers de France qui par troupeaux se combattoient: Montjoye! saint Denis! et les Anglois: Saint George! Guyenne! Là étoit grandement prouesse remontrée; car il n'y avoit si petit qui ne vaulsist un homme d'armes. Et eurent adonc le prince et ses gens d'encontre la bataille des Allemands du comte de Sarbruche, du comte de Nasço et du comte de Nido et de leurs gens; mais ils ne durèrent mie grandement; ainçois furent eux reboutés et mis en chasse.

Là étoient archers d'Angleterre vites et légers de traire ouniement et si épaissement que nul ne se osoit ni pouvoit mettre en leur trait: si blessèrent et occirent de cette rencontre maints hommes qui ne purent venir à rançon ni à merci. Là furent pris, assez en bon convenant, les trois comtes dessus nommés, et morts et pris maints chevaliers et écuyers de leur route. En ce poignis et recullis fut rescous messire Eustache d'Aubrecicourt par ses gens qui le queroient, et qui prisonnier entre les Allemands le sentoient; et y rendit messire Jean de Ghistelle grand peine; et fut le dit messire Eustache remis à cheval. Depuis fit ce jour maintes appertises d'armes, et prit et fiança de bons prisonniers, dont il eut au temps avenir grand finance, et qui moult lui aidèrent à avancer.

Quand la bataille du duc de Normandie, si comme je vous ai dit, vit approcher si fortement les batailles du prince, qui jà avoient déconfit les maréchaux et les Allemands, et étoient entrés en chasse, si en fut la plus grand partie tout ébahie, et entendirent les aucuns et presque tous à sauver, et les enfants du roi aussi, le duc de Normandie, le comte de Poitiers, le comte de Touraine, qui étoient pour ce temps moult jeunes et de petit avis: si crurent légèrement ceux qui les gouvernoient [194]. Toutefois messire Guichard d'Angle et messire Jean de Saintré, qui étoient de lès le comte de Poitiers, ne voulurent mie retourner ni fuir, mais se boutèrent au plus fort de la bataille. Ainsi se partirent, par conseil, les trois enfants du roi, et avec eux plus de huit cents lances saines et entières, qui oncques n'approchèrent leurs ennemis, et prirent le chemin de Chauvigny.

Quand messire Jean de Landas, messire Thibaut de Vodenay, qui étoient maîtres et gouverneurs du duc Charles de Normandie, avecques le seigneur de Saint-Venant, eurent chevauché environ une grosse lieue en la compagnie dudit duc, ils prirent congé de lui, et prièrent au seigneur de Saint-Venant que point ne le vulsist laisser, mais mener à sauveté, et qu'il y acquerroit autant d'honneur à garder son corps, comme s'il demeuroit en la bataille; mais les dessus dits vouloient retourner et venir de lès le roi et en sa bataille; et il leur répondit que ainsi feroit-il à son pouvoir. Ainsi retournèrent les deux chevaliers, et encontrèrent le duc d'Orléans et sa grosse bataille toute saine et toute entière, qui étoient partis et venus par derrière la bataille du roi. Bien est voir que plusieurs bons chevaliers et écuyers, quoique leurs seigneurs se partissent, ne se vouloient mie partir, mais eussent eu plus cher à mourir que il leur fût reproché fuite.

Comment le roi de France fit toutes ses gens aller à pied, lequel se combattoit très-vaillamment comme bon chevalier; et aussi faisoient ses gens.

Vous avez ci-dessus en cette histoire bien ouï parler de la bataille de Crécy, et comment fortune fut moult merveilleuse pour les François: aussi à la bataille de Poitiers elle fut très-merveilleuse, diverse et très-félonnesse pour eux, et pareille à celle de Crécy, car les François étoient bien de gens d'armes sept contre un. Or regardez si ce ne fut mie grand infortuneté pour eux quand ils ne purent obtenir la place contre leurs ennemis. Mais au voir dire, la bataille de Poitiers fut trop mieux combattue que celle de Crécy; et eurent toutes manières de gens d'armes mieux loisir d'aviser et considérer leurs ennemis, qu'ils n'eurent à Crécy; car la dite bataille de Crécy commença au vespre tout tard, sans arroi et sans ordonnance, et cette de Poitiers matin à heure de prime, et assez par bon convenant, si heur y eût été pour les François. Et y avinrent trop plus de beaux et de grands faits d'armes sans comparaison qu'il ne firent à Crécy, combien que tant de grands chefs de pays n'y furent mie morts, comme ils furent à Crécy. Et se acquittèrent si loyalement envers leur seigneur tous ceux qui demeurèrent à Poitiers morts ou pris, que encore en sont les hoirs à honorer, et les vaillants hommes qui se combattirent à recommander. Ni on ne peut pas dire ni présumer que le roi Jean de France s'effrayât oncques de choses qu'il vit ni ouït dire, mais demeura et fut toujours bon chevalier et bien combattant, et ne montra pas semblant de fuir ni de reculer quand il dit à ses hommes: «A pied, à pied!» et fit descendre tous ceux qui à cheval étoient, et il même se mit à pied devant tous les siens, une hache de guerre en ses mains, et fit passer avant ses bannières au nom de Dieu et de saint Denis, dont messire Geoffroy de Chargny portoit la souveraine; et aussi par bon convenant la grosse bataille du roi s'en vint assembler aux Anglois. Là eut grand hutin fier et crueux, et donnés et reçus maints horions de hache, d'épée et d'autres bâtons de guerre. Si assemblèrent le roi de France et messire Philippe son mainsné fils à la bataille des maréchaux d'Angleterre, le comte de Warvich et le comte de Suffolch; et aussi y avoit-il là des Gascons monseigneur le captal de Buch, le seigneur de Pommiers, messire Aymeri de Tarse, le seigneur de Mucidan, le seigneur de Longueren, le souldich de l'Estrade.

Bien avoit sentiment et connoissance le roi de France que ses gens étoient en péril; car il véoit ses batailles ouvrir et branler, et bannières et pennons trébucher et reculer, et par la force de leurs ennemis reboutés: mais par fait d'armes il les cuida bien toutes recouvrer. Là crioient les François: Montjoye! saint Denis! et les Anglois: Saint-George! Guyenne! Si revinrent ces deux chevaliers tout à temps qui laissé avoient la route du duc de Normandie, messire Jean de Landas et messire Thibaut de Vodenay: si se mirent tantôt à pied en la bataille du roi, et se combattirent depuis moult vaillamment. D'autre part se combattoient le duc d'Athènes, connétable de France, et ses gens; et un petit plus dessus, le duc de Bourbon, avironné de bons chevaliers de son pays de Bourbonnois et de Picardie. D'autre lès, sur côtière, étaient les Poitevins, le sire de Pons, le sire de Partenay, le sire de Poiane, le sire de Tonnay-Boutonne, le sire de Surgères, messire Jean de Saintré, messire Guichard d'Angle, le sire d'Argenton, le sire de Linières, le sire de Montendre et plusieurs autres, le vicomte de Rochechouart et le vicomte d'Ausnay. Là étoit chevalerie démontrée et toute appertise d'armes faite; car créez fermement que toute fleur de chevalerie étoit d'une part et d'autre.

Là se combattirent vaillamment messire Guichard de Beaujeu, le sire de Château-Villain, et plusieurs bons chevaliers et écuyers de Bourgogne. D'autre part, étoient le comte de Ventadour et de Montpensier, messire Jacques de Bourbon, en grand arroi, et aussi messire Jean d'Artois, et messire Jacques son frère, et messire Regnault de Cervoles, dit Archiprêtre, armé pour le jeune comte d'Alençon.

Si y avoit aussi d'Auvergne plusieurs grands barons et bons chevaliers, tels comme le seigneur de Mercueil (Mercœur?), le seigneur de la Tour, le seigneur de Chalençon, messire Guillaume de Montagu, le seigneur de Rochefort, le seigneur d'Apchier et le seigneur d'Apchon; et de Limosin, le seigneur de Malval, le seigneur de Moreil, et le seigneur de Pierrebuffière; et de Picardie, messire Guillaume de Neelle, messire Raoul de Rayneval, messire Geoffroy de Saint-Dizier, le seigneur de Helly, le seigneur de Monsault, le seigneur de Hangest, et plusieurs autres.

Encore en la bataille dudit roi étoit le comte de Douglas d'Écosse, et se combattit un espace assez vaillamment; mais quand il vit que la déconfiture se contournoit du tout sur les François, il se partit et se sauva au mieux qu'il put; car nullement il n'eût voulu être pris ni échu ès mains des Anglois; mais eût eu plus cher à être occis sur la place, car pour certain il ne fût jamais venu à rançon.

Comment messire Jacques d'Audelée en fut mené de la bataille moult navré; et comment messire Jean Chandos enhorte le prince de chevaucher avant.

On ne vous peut mie de tous parler, dire ni recorder: «Cil fit bien et cil fit mieux;» car trop y faudroit de paroles: non pourquant d'armes on ne se doit mie légèrement départir ni passer; mais il y eut là moult de bons chevaliers et écuyers d'un côté et d'autre, et bien le montrèrent; car ceux qui y furent morts et pris de la partie du roi de France ne daignèrent oncques fuir, mais demeurèrent vaillamment de lès leur seigneur et hardiment se combattirent.

D'autre part, on vit chevaliers d'Angleterre et de Gascogne eux aventurer si très-hardiment, et si ordonnément chevaucher et requérir leurs ennemis, que merveilles seroit à penser, et leurs corps au combattre abandonner, et ne l'eurent mie davantage; mais leur convint moult de peines endurer et souffrir ainçois qu'ils pussent en la bataille du roi entrer. Là étoient de lès le prince et à son frein messire Jean Chandos, messire Pierre d'Audelée, frère de messire Jacques d'Audelée, de qui nous avons parlé ci-dessus, qui fut des premiers assaillants, ainsi qu'il avoit voué, et lequel avoit jà tant fait d'armes par l'aide de ses quatre écuyers, que on le doit bien tenir et recommander pour preux, car il toudis, comme bon chevalier, étoit entré au plus fort des batailles, et combattu si vaillamment que il y fut durement navré au corps, au chef et au visage; et tant que haleine et force lui purent durer il se combattit et alla toujours devant, et tant que il fut moult essaigié. Adonc sur la fin de la bataille le prirent les quatre écuyers qui le gardoient, et l'amenèrent moult foiblement et fort navré au dehors des batailles, de lès une haie, pour lui un petit refroidir et éventer; et le désarmèrent le plus doucement qu'ils purent, et entendirent à ses plaies bander et lier et recoudre les plus périlleuses.

Or reviendrons au prince de Galles, qui chevauchoit avant, en combattant et occiant ses ennemis; de lès lui messire Jean Chandos, par lequel conseil il ouvra et persévéra la journée; et le gentil chevalier s'en acquitta si loyaument, que oncques il n'entendit ce jour à prendre prisonnier; mais disoit en outre au prince: «Sire, chevauchez avant! Dieu est en votre main, la journée est vôtre.» Le prince, qui tendoit à toute perfection d'honneur, chevauchoit avant, sa bannière devant lui, et réconfortoit ses gens là où il les véoit ouvrir et branler, et y fut très-bon chevalier.

Comment le duc de Bourbon, le duc d'Athènes et plusieurs autres barons et chevaliers furent morts, et aussi plusieurs pris.

Ce lundi fut la bataille des Anglois et des François, assez près de Poitiers, moult dure et moult forte; et y fut le roi Jean de France de son côté moult bon chevalier; et si la quarte partie de ses gens l'eussent ressemblé, la journée eût été pour eux; mais il n'en avint mie ainsi. Toutefois les ducs, les comtes, les barons et les chevaliers et écuyers qui demeurèrent se acquittèrent à leur pouvoir bien et loyaument, et se combattirent tant que ils furent tous morts ou pris; peu s'en sauvèrent de ceux qui descendirent à pied jus de leurs chevaux sur le sablon, de lès le roi leur seigneur. Là furent occis, dont ce fut pitié et dommage, le gentil duc de Bourbon, qui s'appeloit messire Pierre, et assez près de lui messire Guichard de Beaujeu et messire Jean de Landas; et pris et durement navré l'archiprêtre, messire Thibaut de Vodenay et messire Baudouin d'Ennequin; morts, le duc d'Athènes, connétable de France, et l'évêque de Châlons en Champagne; et d'autre part, pris le comte de Waudemont et de Joinville, et le comte de Ventadour, et cil de Vendôme; et occis, un petit plus dessus, messire Guillaume de Neelle et messire Eustache de Ribeumont; et d'Auvergne, le sire de la Tour, et messire Guillaume de Montagu; et pris, messire Louis de Maleval, le sire de Pierrebuffière, et le sire de Seregnac; et en celle empainte furent plus de deux cents chevaliers morts et pris.

D'autre part, se combattoient aucuns bons chevaliers de Normandie à une route d'Anglois; et là furent morts messire Grimouton de Chambli et monseigneur le Baudrain de la Heuse, et plusieurs autres qui étoient déroutés et se combattoient par troupeaux et par compagnies, ainsi que ils se trouvoient et recueilloient. Et toudis chevauchoit le prince et s'adressoit vers la bataille du roi; et la plus grand partie des siens entendoit à faire la besogne à son profit et au mieux qu'ils pouvoient; car tous ne pouvoient mie être ensemble. Si y eut ce jour faites maintes appertises d'armes, qui toutes ne vinrent mie à connoissance; car on ne peut pas tout voir ni savoir, ni les plus preux et les plus hardis aviser ni concevoir. Si en veuil parler au plus justement que je pourrai, selon ce que j'en fus depuis informé par les chevaliers et écuyers qui furent d'une part et d'autre.

Comment le sire de Renty, en fuyant de la bataille, prit un chevalier anglois qui le poursuivoit; et comment un écuyer de Picardie, par tel parti, prit le sire de Bercler.

Entre ces batailles et ces rencontres, et les chasses et les poursuites qui furent ce jour sur les champs, enchéy à messire Oudart de Renty ainsi que je vous dirai. Messire Oudart étoit parti de la bataille, car il véoit bien qu'elle étoit perdue sans recouvrer: si ne se voult mie mettre au danger des Anglois là où il le put amender, et s'étoit jà bien éloigné d'une lieue. Si l'avoit un chevalier d'Angleterre poursuivi un espace, la lance au poing, et écrioit à la fois à messire Oudart: «Chevalier, retournez, car c'est grand honte de ainsi fuir.» Messire Oudart, qui se sentoit chassé, se vergogna et se arrêta tout coi, et mit l'épée en fautre, et dit à soi-même qu'il attendroit le chevalier d'Angleterre. Le chevalier anglois cuida venir dessus messire Oudart, et asseoir son glaive sur sa targe; mais il faillit, car messire Oudart se détourna contre le coup, et ne faillit pas à asséner le chevalier anglois, mais le férit tellement de son épée en passant sur son bassinet, qu'il l'étonna tout et l'abbatit jus à terre de son cheval, et se tint là tout coi un espace sans relever. Adonc mit pied à terre messire Oudart, et vint sur le chevalier qui là gisoit, et lui appuya son épée sus la poitrine, et lui dit vraiment qu'il l'occiroit s'il ne se rendoit à lui et lui fiançoit prison, rescous ou non rescous. Le chevalier anglois ne se vit pas adoncques au-dessus de la besogne, et se rendit audit messire Oudart pour son prisonnier, et s'en alla avecques lui, et depuis le rançonna bien et grandement.

Encore entre les batailles et au fort de la chasse avint une aussi belle aventure et plus grande à un écuyer de Picardie qui s'appeloit Jean d'Ellenes, appert homme d'armes et sage et courtois durement. Il s'étoit ce jour combattu assez vaillamment en la bataille du roi; si avoit vu et conçu la déconfiture et la grand pestillence qui y couroit, et lui étoit si bien avenu que son page lui avoit amené son coursier frais et nouveau, qui lui fit grand bien. Adonc étoit sur les champs le sire de Bercler, un jeune et appert chevalier, et qui ce jour avoit levé bannière: si vit le convenant de Jean d'Ellenes, et issit très-appertement des conrois après lui, monté aussi sur fleur de coursiers; et pour faire plus grand vaillance d'armes, il se sépara de sa troupe et voulut le dit Jean suivir tout seul, si comme il fit. Et chevauchèrent hors de toutes batailles moult loin, sans eux approcher, Jean d'Ellenes devant et le sire de Bercler après, qui mettoit grand peine à l'aconsuir. L'intention de l'écuyer françois étoit bien telle qu'il retourneroit voirement, mais qu'il eût amené le chevalier encore un petit plus avant. Et chevauchèrent, ainsi que par haleine de coursier, plus d'une grosse lieue, et éloignèrent bien autant et plus toutes les batailles. Le sire de Bercler écrioit à la fois à Jean d'Ellenes: «Retournez, retournez homme d'armes! ce n'est pas honneur ni prouesse de ainsi fuir.» Quand l'écuyer vit son tour et que temps fut, il tourna moult aigrement sur le chevalier, tout à un faix, l'épée au poing, et la mit dessous son bras en manière de glaive, et s'en vint en cel état sur le seigneur de Bercler, qui oncques ne le voult refuser, mais prit son épée, qui étoit de Bordeaux, bonne et légère et roide assez, et l'empoigna par les hans, et levant la main pour jeter en passant à l'écuyer, et l'escouy, et laissa aller. Jean d'Ellenes, qui vit l'épée en volant venir sur lui, se détourna; et perdit par celle voye l'Anglois son coup au dit écuyer. Mais Jean ne perdit point le sien, mais atteignit en passant le chevalier au bras, tellement qu'il lui fit voler l'épée aux champs. Quand le sire de Bercler vit qu'il n'avoit point d'épée et l'écuyer avoit la sienne, si saillit jus de son coursier, et s'en vint tout le petit pas là où son épée étoit: mais il n'y put oncques si tôt venir, que Jean d'Ellenes ne le hâtât, et jeta par à jus si roidement son épée au dit chevalier qui étoit à terre, et l'atteignit dedans les cuissiens tellement, que l'épée, qui étoit roide et bien acérée de fort bras et de grand volonté, entra ès cuissiens et s'encousit tout parmi les cuisses jusques aux hanches. De ce coup chéy le chevalier, qui fut durement navré et qui aider ne se pouvoit. Quand l'écuyer le vit en cel état, si descendit moult appertement de son coursier, et vint à l'épée du chevalier qui gisoit à terre, et la prit; et puis tout le pas s'en vint sur le chevalier, et lui demanda s'il se vouloit rendre, rescous ou non rescous. Le chevalier lui demanda son nom. Il dit: «On m'appelle Jean d'Ellenes; et vous comment?»—«Certes, compain, répondit le chevalier, on m'appelle Thomas, et suis sire de Bercler, un moult beau châtel séant sur la rivière de Saverne, en la marche de Galles.»—«Sire de Bercler, dit l'écuyer, vous serez mon prisonnier, si comme je vous ai dit, et je vous mettrai à sauveté et entendrai à vous guérir; car il me semble que vous êtes durement navré.» Le sire de Bercler répondit: «Je le vous accorde ainsi, voirement suis-je votre prisonnier, car vous m'avez loyaument conquis.» Là lui créanta-t-il sa foi que, rescous ou non rescous, il seroit son prisonnier. Adonc traist Jean l'épée hors des cuissiens du chevalier: si demeura la plaie toute ouverte; mais Jean la banda et fit bien et bel au mieux qu'il put, et fit tant qu'il le remit sur son coursier, et l'emmena ce jour sur son coursier tout le pas jusques à Chasteauleraut; et là séjourna-t-il plus de quinze jours, pour l'amour de lui, et le fit médeciner; et quand il eut un peu mieux, il le mit en une litière et le fit amener tout souef en son hôtel en Picardie. Là fut-il plus d'un an, et tant qu'il fut bien guéri: mais il demeura affolé; et quand il partit, il paya six mille nobles; et devint le dit écuyer chevalier, pour le grand profit qu'il eut de son prisonnier, le seigneur de Bercler. Or, reviendrons-nous à la bataille de Poitiers.

Comment il y eut grand occision des François devant la porte de Poitiers, et comment le roi Jean fut pris.

Ainsi aviennent souvent les fortunes en armes et en amours, plus heureuses et plus merveilleuses que on ne les pourroit ni oseroit penser et souhaiter, tant en batailles et en rencontres, comme par follement chasser. Au voir dire, cette bataille qui fut assez près de Poitiers, ès champs de Beauvoir et de Maupertuis, fut moult grande et moult périlleuse; et y purent bien avenir plusieurs grandes aventures et beaux faits d'armes qui ne vinrent mie tous à connoissance. Cette bataille fut très-bien combattue, bien poursuie et bien chevauchée pour les Anglois; et y souffrirent les combattants d'un côté et d'autre moult de peines. Là fit le roi Jean de sa main merveilles d'armes, et tenoit la hache dont trop bien se défendoit et combattoit.

A la presse rompre et ouvrir furent pris assez près de lui le comte de Tancarville et messire Jacques de Bourbon, pour le temps comte de Ponthieu, et messire Jean d'Artois comte d'Eu; et d'autre part, un petit plus en sus, dessous le pennon du captal, messire Charles d'Artois et moult d'autres chevaliers. La chasse de la déconfiture dura jusques aux portes de Poitiers, et là eut grand occision et grand abatis de gens d'armes et de chevaux; car ceux de Poitiers refermèrent leurs portes, et ne laissoient nullui entrer dedans: pourtant y eut-il sur la chaussée et devant la porte si grand horribleté de gens occire, navrer et abattre, que merveilles seroit à penser; et se rendoient les François de si loin qu'ils pouvoient voir un Anglois; et y eut là plusieurs Anglois, archers et autres, qui avoient quatre, cinq ou six prisonniers; ni on n'ouït oncques de telle meschéance parler, comme il avint là sur eux.

Le sire de Pons, un grand baron de Poitou, fut là occis, et moult d'autres chevaliers et écuyers; et pris le vicomte de Rochechouart, le sire de Poiane, et le sire de Partenay; et de Xaintonge, le sire de Montendre; et pris messire Jean de Saintré, et tant battu que oncques puis n'eut santé; si le tenoit-on pour le meilleur et plus vaillant chevalier de France; et laissé pour mort entre les morts, messire Guichard d'Angle, qui trop vaillamment se combattit celle journée.

Là se combattit vaillamment et assez près du roi messire Geoffroy de Chargny; et étoit toute la presse et la huée sur lui, pourtant qu'il portoit la souveraine bannière du roi; et il même avoit sa bannière sur les champs, qui étoit de gueules à trois écussons d'argent. Tant y survinrent Anglois et Gascons de toutes parts, que par force ils ouvrirent et rompirent la presse de la bataille du roi de France; et furent les François si entouillés entre leurs ennemis, qu'il y avoit bien, en tel lieu étoit et telle fois fut, cinq hommes d'armes sur un gentilhomme.

Là fut pris messire Baudouin d'Ennequin de messire Berthelemien de Bruhe; et fut occis messire Geoffroy de Chargny, la bannière de France entre ses mains; et pris le comte de Dampmartin de monseigneur Regnault de Cobehen. Là eut adoncques trop grand presse et trop grand boutis sur le roi Jean, pour la convoitise de le prendre; et le crioient ceux qui le connoissoient, et qui le plus près de lui étoient: «Rendez-vous, rendez-vous! autrement vous êtes mort.» Là avoit un chevalier de la nation de Saint-Omer, que on appeloit monseigneur Denis de Mortbeque, et avoit depuis cinq ans servi les Anglois, pour tant que il avoit de sa jeunesse forfait le royaume de France par guerre d'amis et d'un homicide qu'il avoit fait à Saint-Omer, et étoit retenu du roi d'Angleterre aux solds et aux gages. Si chéy adoncques si bien à point au dit chevalier, que il étoit de lès le roi de France et le plus prochain qui y fut, quand on tiroit ainsi à le prendre: si se avance en la presse, à la force des bras et du corps, car il étoit grand et fort, et dit au roi, en bon françois, où le roi se arrêta plus que à autres. «Sire, sire, rendez-vous.» Le roi, qui se vit en dur parti et trop efforcé de ses ennemis, et aussi que la défense ne lui valoit rien, demanda, en regardant le chevalier: «A qui me rendroi-je? à qui? Où est mon cousin le prince de Galles? Si je le véois, je parlerois.»—«Sire, répondit messire Denis, il n'est pas ci; mais rendez-vous à moi, je vous mènerai devers lui.»—«Qui êtes-vous? dit le roi.—Sire, je suis Denis de Mortbeque, un chevalier d'Artois; mais je sers le roi d'Angleterre, pour ce que je ne puis au royaume de France demeurer, et que je y ai tout forfait le mien.»—«Adoncques,» répondit le roi de France, si comme je fus depuis informé, on dut répondre: «Et je me rends à vous.» Et lui bailla son destre gant. Le chevalier le prit, qui en eut grand joie. Là eut grand presse et grand tiris entour le roi; car chacun s'efforçoit de dire: «Je l'ai pris, je l'ai pris.» Et ne pouvoit le roi aller avant, ni messire Philippe son mainsné fils.

Or lairons un petit à parler de ce touillement qui étoit sur le roi de France, et parlerons du prince de Galles et de la bataille.

Comment il y eut grand débat entre les Anglois et les Gascons sur la prise du roi Jean, et comment le prince envoya ses maréchaux pour savoir où il étoit.

Le prince de Galles, qui durement étoit hardi et courageux, le bassinet en la tête étoit comme un lion fel et crueux, et qui ce jour avoit pris grand plaisance à combattre et à enchasser ses ennemis, sur la fin de la bataille étoit durement échauffé; si que messire Jean Chandos, qui toujours fut de lès lui, ni oncques ce jour ne le laissa, lui dit: «Sire, c'est bon que vous vous arrêtez ci, et mettez votre bannière haut sur ce buisson; si se retrairont vos gens, qui sont durement épars; car, Dieu merci, la journée est vôtre, et je ne vois mais nulles bannières ni nuls pennons françois ni conroi entre eux qui se puisse rejoindre; et si vous rafraîchirez un petit, car je vous vois moult échauffé.» A l'ordonnance de monseigneur Jean Chandos s'accorda le prince, et fit sa bannière mettre sur un haut buisson, pour toutes gens recueillir, et corner ses menestrels, et ôta son bassinet.

Tantôt furent ses chevaliers appareillés, ceux du corps et ceux de la chambre; et tendit-on illecques un petit vermeil pavillon, où le prince entra; et lui apporta-t-on à boire, et aux seigneurs qui étoient de lès lui. Et toujours multiplioient-ils; car ils revenoient de la chasse: si se arrêtoient là ou environ, et s'embesognoient entour leurs prisonniers.

Sitôt que les maréchaux tous deux revinrent, le comte de Warvich et le comte de Suffolch, le prince leur demanda si ils savoient nulles nouvelles du roi de France. Ils répondirent: «Sire, nennil, bien certaines; nous créons bien ainsi que il est mort ou pris; car point n'est parti des batailles.» Adoncques le prince dit en grand'hâte au comte de Warvich et à monseigneur Regnault de Cobehen: «Je vous prie, partez de ci, et chevauchez si avant que à votre retour vous m'en sachiez à dire la vérité.» Ces deux seigneurs tantôt de rechef montèrent à cheval et se partirent du prince, et montèrent sur un tertre pour voir entour eux: si aperçurent une grand flotte de gens d'armes tous à pied, et qui venoient moult lentement. Là étoit le roi de France en grand péril; car Anglois et Gascons en étoient maîtres, et l'avoient jà tollu à monseigneur Denis de Mortbeque et moult éloigné de lui, et disoient les plus forts: «Je l'ai pris, je l'ai pris.» Toutesfois le roi de France, qui sentoit l'envie que ils avoient entre eux sur lui, pour eschiver le péril, leur dit: «Seigneurs, seigneurs, menez-moi courtoisement, et mon fils aussi, devers le prince mon cousin, et ne vous riotez plus ensemble de ma prise, car je suis sire, et grand assez pour chacun de vous faire riche.» Ces paroles et autres que le roi lors leur dit les saoula un petit; mais néanmoins toujours recommençoit leur riote, et n'alloient pied avant de terre que ils ne riotassent. Les deux barons dessus nommés, quand ils virent celle foule et ces gens d'armes ainsi ensemble, s'avisèrent que ils se trairoient celle part: si férirent coursiers des éperons et vinrent jusques là, et demandèrent: «Qu'est-ce là? qu'est-ce là?» Il leur fut dit: «C'est le roi de France qui est pris, et le veulent avoir plus de dix chevaliers et écuyers.» Adoncques, sans plus parler, les deux barons rompirent, à force de chevaux, la presse, et firent toutes manières de gens aller arrière, et leur commandèrent, de par le prince et sur la tête, que tous se traïssent arrière et que nul ne l'approchât, si il n'y étoit ordonné et requis. Lors se partirent toutes gens qui n'osèrent ce commandement briser, et se tirèrent bien arrière du roi et des deux barons, qui tantôt descendirent à terre et inclinèrent le roi tout bas; lequel roi fut moult lie de leur venue; car ils le délivrèrent de grand danger.

Or vous parlerons un petit encore de l'ordonnance du prince, qui étoit dedans son pavillon, et quelle chose il fit en attendant les chevaliers dessus nommés.

Comment le prince donna à messire Jacques d'Audelée cinq cents marcs d'argent de revenue; et comment le roi de France fut présenté au prince.

Si très-tôt que le comte de Warvich et messire Regnault de Cobehen se furent partis du prince, si comme ci-dessus est contenu, le prince demanda aux chevaliers qui entour lui étoient: «De messire James d'Audelée est-il nul qui en sache rien?»—«Oil, sire, répondirent aucuns chevaliers qui là étoient et qui vu l'avoient; il est moult navré, et est couché en une litière assez près de ci.»—«Par ma foi, dit le prince, de sa navrure suis-je moult durement courroucé; mais je le verrois moult volontiers. Or sache-t-on, je vous prie, si il pourroit souffrir le apporter ci? et si il ne peut, je l'irai voir.» Et y envoya deux chevaliers pour faire ce message. «Grands mercis, dit messire James, à monseigneur le prince, quand il lui plaît à souvenir d'un si petit bachelier que je suis.» Adoncques appela-t-il de ses varlets jusques à huit, et se fit porter en sa litière là où le prince étoit. Quand le prince vit monseigneur James, si se abaissa sur lui, et lui fit grand chère, et le reçut doucement, et lui dit ainsi: «Messire James, je vous dois bien honorer, car par votre vaillance et prouesse avez-vous huy acquis la grâce et la renommée de nous tous; et y êtes tenu par certaine science pour le plus preux.»—«Monseigneur, répondit messire James, vous pouvez dire ce qu'il vous plaît: je voudrois bien qu'il fût ainsi; et si je me suis avancé pour vous servir et accomplir un vœu que je avois fait, on ne le me doit pas tourner à prouesse, mais à outrage.»

Adoncques répondit le prince, et dit: «Messire James, je et tous les autres vous tenons pour le meilleur de notre côté; et pour votre grâce accroître et que vous ayez mieux pour vous étoffer et suivir les armes, je vous retiens à toujours mais pour mon chevalier, à cinq cents marcs de revenue par an, dont je vous assignerai bien sur mon héritage en Angleterre.»—«Sire, répondit messire James, Dieu me doint desservir les grands biens que vous me faites.»

A ces paroles prit-il congé au prince, car il étoit moult foible; et le rapportèrent ses varlets arrière en son logis. Il ne pouvoit mie encore être guère éloigné, quand le comte de Warvich et messire Regnault de Cobehen entrèrent au pavillon du prince, et lui firent présent du roi de France; lequel présent le dit prince dut bien recevoir à grand et à noble. Et aussi fit-il vraiment, et s'inclina tout bas contre le roi de France, et le reçut comme roi, bien et sagement, ainsi que bien le savoit faire; et fit là apporter le vin et les épices, et en donna il même au roi, en signe de très-grand amour.

Ci dit quans grans seigneurs il y eut pris avec le roi Jean, et combien il y en eut de morts; et comment les Anglois fêtèrent leurs prisonniers.

Ainsi fut cette bataille déconfite que vous avez ouïe, qui fut ès champs de Maupertuis, à deux lieues de la cité de Poitiers, le dix-neuvième jour du mois de septembre l'an de grâce Notre-Seigneur mil trois cent cinquante-six. Si commença environ petite prime, et fut toute passée à nonne; mais encore n'étoient point tous les Anglois qui chassé avoient retournés de leur chasse et remis ensemble: pour ce avoit fait mettre le prince sa bannière sur un buisson, pour ses gens recueillir et rallier, ainsi qu'ils firent; mais ils furent toutes basses vêpres ainçois que tous fussent revenus de leur chasse. Et fut là morte, si comme on recordoit, toute la fleur de la chevalerie de France; de quoi le noble royaume de France fut durement affoibli, et en grand misère et tribulation eschéy, ainsi que vous orrez ci-après recorder.

Avec le roi et son jeune fils, monseigneur Philippe, eut pris dix-sept comtes, sans les barons, les chevaliers et les écuyers; et y furent morts entre cinq cents et sept cents hommes d'armes, et six mille hommes, que uns, que autres.

Quand ils furent tous en partie retournés de la chasse, et revenus devers le prince qui les attendoit sur les champs, si comme vous avez ouï recorder, si trouvèrent deux tant de prisonniers qu'ils n'étoient de gens. Si eurent conseil l'un par l'autre, pour la grand charge qu'ils en avoient, qu'ils en rançonneroient sur les champs le plus, ainsi qu'ils firent. Et trouvèrent les chevaliers et les écuyers prisonniers, les Anglois et les Gascons moult courtois; et en y eut ce propre jour mis à finance grand foison, ou reçus simplement sur leur foi à retourner dedans le Noël ensuivant à Bordeaux, sur Gironde, ou là rapporter les payements.

Quand ils furent ainsi que tous rassemblés, si se retroit chacun en son logis, tout joignant où la bataille avoit été. Si se désarmèrent les aucuns, et non pas tous, et firent désarmer leurs prisonniers, et les honorèrent tant qu'ils purent chacun les siens; car ceux qu'ils prenoient prisonniers en la bataille étoient leurs, et les pouvoient quitter et rançonner à leur volonté.

Si pouvoit chacun penser et savoir que tous ceux qui là furent en cette fortunée bataille avec le prince de Galles furent riches d'honneur et d'avoir, tant parmi les rançons des prisonniers, comme parmi le gain d'or et d'argent qui là fut trouvé, tant en vaisselle et en ceintures d'or et d'argent et riches joyaux, en malles farcies de ceintures riches et pesantes, et de bons manteaux. D'armures, de harnois et de bassinets ne faisoient-ils nul compte; car les François étoient là venus très-richement et si étoffément que mieux ne pouvoient, comme ceux qui cuidoient bien avoir la journée pour eux.

Or, vous parlerons un petit comment messire James d'Audelée ouvra des cinq cents marcs d'argent que le prince de Galles lui donna, si comme il est contenu ci-dessus.

Comment messire Jacques d'Audelée donna ses cinq cents marcs d'argent de revenue, que le prince lui avoit donnés, à ses quatre écuyers.

Quand messire James d'Audelée fut arrière rapporté en sa litière en son logis, et il eut grandement remercié le prince du don que donné lui avoit, il n'eut guères reposé en sa loge quand il manda messire Pierre d'Audelée son frère, messire Berthelemy de Brues, messire Étienne de Cousenton, le seigneur de Villeby et monseigneur Raoul de Ferrières: ceux étoient de son sang et de son lignage. Si très-tôt que ils furent venus et en la présence de lui, il se avança de parler au mieux qu'il put; car il étoit durement foible, pour les navrures qu'il avoit, et fit venir avant les quatre écuyers qu'il avoit eus pour son corps, la journée, et dit ainsi aux chevaliers qui là étoient: «Seigneurs, il a plu à monseigneur le prince qu'il m'a donné cinq cents marcs de revenue par an et en héritage, pour lequel don je lui ai encore fait petit service, et puis faire de mon corps tant seulement. Il est vérité que vecy quatre écuyers qui m'ont toujours loyaument servi, et par espécial à la journée d'huy. Ce que j'ai d'honneur, c'est par leur emprise et leur hardiment; pour quoi, en la présence de vous qui êtes de mon lignage, je leur veux maintenant rémunérer les grands et agréables services qu'ils m'ont faits. C'est mon intention que je leur donne et résigne en leurs mains le don et les cinq cents marcs que monseigneur le prince m'a donnés et accordés, en telle forme et manière que donnés les m'a; et m'en déshérite et les en hérite purement et franchement, sans nul rappel.»

Adonc regardèrent les chevaliers qui là étoient l'un l'autre, et dirent entre eux: «Il vient à monseigneur James de grand vaillance de faire tel don.» Si lui répondirent tous à une voix: «Sire, Dieu y ait part! ainsi le témoignerons là où ils voudront.» Et se partirent atant de lui; et s'en allèrent les aucuns devers le prince, qui devoit donner à souper au roi de France et à son fils, et à la plus grand partie des comtes et des barons qui prisonniers étoient; et tout de leurs pourvéances, car les François en avoient fait amener après eux grand foison, et elles étoient aux Anglois et aux Gascons faillies, et plusieurs en y avoit entre eux qui n'avoient goûté de pain trois jours étoient passés.

Comment le prince de Galles donna à souper au roi et aux grands barons de France, et les servit moult humblement.

Quand ce vint au soir, le prince de Galles donna à souper au roi de France et à monseigneur Philippe son fils, à monseigneur Jacques de Bourbon, et à la plus grand partie des comtes et des barons de France qui prisonniers étoient. Et assit le prince le roi de France et son fils monseigneur Philippe, monseigneur Jacques de Bourbon, monseigneur Jean d'Artois, le comte de Tancarville, le comte d'Estampes, le comte de Dampmartin, le seigneur de Joinville et le seigneur de Partenay, à une table moult haute et bien couverte, et tous les autres barons et chevaliers aux autres tables. Et servoit toujours le prince au-devant de la table du roi, et par toutes les autres tables, si humblement comme il pouvoit. Ni oncques ne se voult seoir à la table du roi, pour prière que le roi sçût faire; ains disoit toujours qu'il n'étoit mie encore si suffisant qu'il appartenist de lui seoir à la table d'un si haut prince et de si vaillant homme que le corps de lui étoit et que montré avoit à la journée. Et toujours s'agenouilloit par-devant le roi, et disoit bien: «Cher sire, ne veuillez mie faire simple chère, pour tant si Dieu n'a voulu consentir huy votre vouloir; car certainement monseigneur mon père vous fera toute l'honneur et amitié qu'il pourra, et s'accordera à vous si raisonnablement que vous demeurerez bons amis ensemble à toujours. Et m'est avis que vous avez grand raison de vous esliescer, combien que la besogne ne soit tournée à votre gré; car vous avez aujourd'hui conquis le haut nom de prouesse et avez passé tous les mieux faisants de votre côté. Je ne le dis mie, cher sire, sachez, pour vous lober; car tous ceux de notre partie, et qui ont vu les uns et les autres, se sont par pleine science à ce accordés, et vous en donnent le prix et le chapelet, si vous le voulez porter.»

A ce point commença chacun à murmurer; et disoient entre eux, François et Anglois, que noblement et à point le prince avoit parlé. Si le prisoient durement, et disoient communément que en lui avoient et auroient encore gentil seigneur, si il pouvoit longuement durer et vivre, et en telle fortune persévérer.

Chroniques de Froissart.

ÉTATS GÉNÉRAUX DE 1356.

Après la bataille de Poitiers et la prise du roi Jean, le duc de Normandie (depuis roi sous le nom de Charles V) prit la régence pendant la captivité de son père, et fut obligé, par l'anarchie générale, de convoquer les États Généraux qui se réunirent à Paris et s'emparèrent aussitôt du gouvernement. Etienne Marcel, marchand drapier et prévôt des marchands de Paris, et l'évêque de Laon, Robert Lecoq, poussèrent les deputés de la bourgeoisie à entreprendre la réforme générale de l'État et à enlever à la noblesse la direction des affaires. Mais ces tentatives de révolution avortèrent; la bourgeoisie fut vaincue, Marcel fut tué; les paysans qui s'étaient révoltés furent écrasés, et le Régent rentra à Paris en maître.

Cette partie des chroniques de Saint-Denis, que nous reproduisons ici a été rédigée par le chancelier Pierre d'Orgemont, un des conseillers de Charles V. Charles V lui-même y a certainement travaillé, et sa pensée s'y révèle à chaque instant. Toute cette relation doit être considérée comme de vrais mémoires de Charles V, et doit être lue avec une certaine précaution, à cause de son hostilité toute naturelle contre Étienne Marcel et les idées qu'il représentait.

Comment monseigneur Charles duc de Normendie et ainsné fils du roy de France, après ce que il fut revenu de la bataille de Poitiers, fist assembler les gens des trois estas pour ordoner hastivement de la délivrance du roy son père. Et furent les gens du conseil du roy séparés du conseil de ceux des trois estas, qui furent esleus cinquante pour tous.

En ce meisme an, le quinziesme jour dudit moys d'octobre qui fut en un jour de samedi, vindrent à Paris plusieurs gens d'Églyse et nobles et gens de bonnes villes de la langue d'oil. Et le lundi ensuivant furent tous assemblés en la chambre du parlement par le commandement de monseigneur le duc de Normendie, qui fut là présent, et en la présence duquel monseigneur Pierre de la Forest, archevesque de Rouen et chancelier de France, exposa à ceux des trois estas dont dessus est faite mencion, la prise du roy, et comment il s'estoit vassaument combatu de sa propre main, et nonobstant ce avoit esté pris par grant infortune. Et leur monstra ledit chancelier comment chascun devoit mettre grant paine à la délivrance dudit roy. Et après leur requist, de par monseigneur le duc, conseil comment le roy pourroit estre recouvré, et aussi de gouverner les guerres et aides à ce faire.

Lesquels des trois estas, c'est assavoir les gens d'Églyse par la bouche de monseigneur de Craon, archevesque de Rains, les nobles par la bouche de monseigneur Phelippe, duc d'Orléans et frère germain du roy, et les gens des bonnes villes par la bouche d'Estienne Marcel, bourgeois de Paris et lors prévost des marchans, respondirent que ils vouloient faire tout ce qu'ils pourroient aux fins dessus dites, et requistrent délay pour eux assembler et parler ensemble sur ces choses; lequel fut donné. Et furent mis et ordenés, par ledit monseigneur de Normendie, plusieurs du conseil du roy pour aler au conseil des dessus dis trois estas. Et quant ils y orent esté par deux jours, on leur fist sentir et dire que lesdites gens des trois estas ne besoigneroient point sur les choses dessus dites tant que les gens du conseil du roy feussent avec eux. Et, pour ce, se déportèrent lesdites gens du conseil du roy de plus aler aux assemblées des trois estas, qui estoient chascun jour faites en l'ostel des frères Meneurs, à Paris. Et continuèrent quinze jours ou environ, tant que il ennuioit à plusieurs de ce que lesdis trois estas attendoient si longuement à faire leurs responses sur les choses dessus dites. Toutefois, après que lesdis trois estas orent conseillié et assemblé par plus de quinze jours, et esleu de chascun des trois estas aucuns auxquels les autres avoient donné pouvoir de ordener ce que bon leur sembleroit pour le prouffit du royaume, iceux esleus qui estoient cinquante ou environ de tous les trois estas dessus dis, firent sentir audit monseigneur le duc de Normendie qu'ils parleroient volentiers à luy secrètement. Et pour ce ala ledit duc luy sixiesme seulement auxdis frères Meneurs [195] par devant lesdis esleus, lesquels luy distrent que ils avoient esté ensemble, par plusieurs journées, et avoient tant fait que ils estoient tous à un accort. Si requistrent audit monseigneur le duc qu'il voulsist tenir secret ce que ils luy diroient, qui estoit pour le sauvement du royaume, lequel monseigneur le duc respondit qu'il n'en jureroit jà; et pour ce ne laissièrent pas à dire les choses qui s'ensuivent.

Premièrement ils luy distrent que le roy avoit esté mal gouverné au temps passé: et tout avoit esté par ceux qui l'avoient conseillé, par lesquels le roy avoit fait tout ce que il avoit fait, dont le royaume estoit gasté et en péril d'estre tout destruit et perdu. Si luy requistrent que il voulsist priver les officiers du roy, que ils luy nommeroient lors, de tous offices, et que il les féist prendre et emprisonner, et prendre tous leurs biens; et que dès lors il tenist tous les biens dessus dis pour confisqués. Et pour ce que monseigneur Pierre de la Forest, lors archevesque de Rouen et chancelier de France, qui estoit l'un des officiers contre lesquels ils faisoient lesdites requestes, estoit personne d'Églyse, si que monseigneur le duc n'avoit aucune connoissance sur luy [196], si requistrent que il voulsist escrire au pape de sa propre main, et supplier que il luy donnast commissaires tels comme lesdis esleus des trois estas nommeroient, lesquels commissaires eussent puissance de punir ledit archevesque des cas que lesdis esleus bailleroient contre ledit archevesque et contre les autres officiers de qui les noms s'ensuivent: Messire Simon de Bucy, chevalier du grant conseil du roy et premier président en parlement; messire Robert de Lorris, qui avoit esté premier chambellan du roy Jehan; messire Nicolas Braque, chevalier et maistre d'ostel du roy, et par avant avoit esté son trésorier et après maistre de ses comptes; Enguerran du Petit-Celier, bourgeois de Paris et trésorier de France; Jehan Poillevilain, bourgeois de Paris, souverain maistre des monnoies et maistre des comptes du roy; et Jehan Chauveau de Chartres, trésorier des guerres. Et requistrent lesdis esleus que commissaires feussent donnés tels que ils nommeroient et procéderoient contre lesdis officiers, sur les cas que lesdis esleus bailleroient. Et sé lesdis officiers estoient trouvés coupables, si feussent punis; et sé ils feussent trouvés innocens, si vouloient que ils perdissent tous leurs dis biens et demourassent perpétuelment sans office royal.

Item, requistrent audit monseigneur le duc que il voulsist délivrer le roy de Navarre, lequel avoit esté emprisonné par le roy, père dudit monseigneur le duc, si comme dessus est dit [197]; en luy disant que depuis que ledit roy de Navarre avoit esté emprisonné, nul bien n'estoit venu au roy né au royaume, pour le péchié de la prise dudit roy de Navarre.

Item, requistrent encore audit monseigneur le duc que il se voulsist gouverner du tout par certains conseillers que ils luy bailleroient de tous les trois estas; c'est assavoir quatre prélas, douze chevaliers et douze bourgeois: lesquels conseillers auroient puissance de tout faire et ordener au royaume, ainsi comme le roy, tant de mettre et oster officiers, comme de autres choses; et plusieurs autres requestes luy firent grosses et pesans.

Si leur respondit ledit monseigneur le duc que de ces choses il auroit volentiers avis et délibéracion avec son conseil; mais toutesvoies il vouloit bien savoir quelle ayde lesdis trois estas luy vouloient faire. Lesquels esleus luy respondirent que ils vouloient ordener entre eux que les gens d'Églyse paieroient un dixiesme et demi pour un an, mais que de ce ils éussent congié du pape. Les nobles paieroient dixiesme et demi de leur revenues. Et les gens de bonnes villes feroient, pour cent feux, un homme armé. Et disoient lesdis esleus que ladite ayde estoit merveilleusement grant et qu'elle povoit bien monter à trente mille hommes armés. Et pour sur ce avoir avis et de toutes les choses dessus dites, monseigneur le duc se départit de eux, et l'endemain après disner devoit leur en respondre. Et pour ce assembla ledit monseigneur le duc au chastel du Louvre plusieurs de son lignage et autres chevaliers, et ot avis et délibéracion sur les choses dessus dites; et plusieurs fois tant audit jour de l'endemain comme en deux ou trois jours ensuivans, envoia ledit monseigneur le duc aux frères Meneurs devers lesdis esleus, plusieurs de ceux de son lignage, pour les requérir de traictier avec eux, comment ils se voulsissent déporter d'aucunes des requestes que eux luy avoient faites, par espécial de trois dont dessus est faite mencion; en leur monstrant que lesdites requestes touchoient le roy, son père, de si près que il ne les oseroit faire né acomplir sans le congié exprès de son père.

Finablement, pour ce que lesdis esleus ne se vouldrent déporter desdites requestes né d'aucune d'icelles, plusieurs de ceux du lignage de monseigneur le duc et autres chevaliers qui avoient esté à son conseil sur lesdites choses furent d'accort et conseillièrent à monseigneur le duc que il acomplist lesdites requestes, pour ce que autrement il ne povoit avoir ayde des trois estas, sans laquelle ayde il ne povoit faire né gouverner la guerre. Et pour ce, fut journée assignée auxdis trois estas, à leur requeste, pour oïr tout ce qu'ils vouldroient dire publiquement, en la chambre de parlement, à un jour de lundi matin veille de Toussains. Mais ledit monseigneur le duc, qui moult estoit forment courroucié et troublé pour cause desdites requestes qui luy avoient esté faites à part et secrètement, si comme dessus est dit, et lesquelles on luy vouloit faire publiquement en la chambre de parlement, considérant que lesdites requestes il ne povoit acomplir sans courroucier forment le roy, son père, et sans luy faire offense notable, manda et fist aler par devers lui aucuns autres de ses conseilliers, lesquels il n'avoit point appellés aux choses dessus dites; et leur exposa, de sa bouche, les requestes que lesdis trois estas luy avoient faites, et aussi l'ayde que ils luy offroient, et voult que ses conseilliers en déissent leur avis. Lesquels, en la présence de plusieurs des autres qui autrefois y avoient esté, luy monstrèrent comment il ne devoit faire né accomplir lesdites requestes dessus exprimées. Et aussi luy monstrèrent comment l'ayde que l'on luy offroit n'estoit pas souffisante pour fournir sa guerre. Et jasoit ce que, par les esleus, eust esté dit audit monseigneur le duc que ladite ayde povoit faire et fournir trente mille hommes armés, c'est assavoir, pour chascun homme demi florin à l'escu [198] pour jour, lesdis conseilliers monstrèrent audit monseigneur le duc que ladite ayde ne povoit monter que huit ou neuf mille hommes armés, par plusieurs fais et raisons auxquelles s'accordèrent plusieurs autres qui estoient au conseil dudit duc, qui bien estoient jusques au nombre de trente et plus. Et jasoit ce que la plus grant partie d'iceux eust par avant esté d'accort que ledit monseigneur le duc acomplist lesdites requestes et luy eussent conseillié, toutesvoies se revindrent-ils lors, et furent tous d'un accort qu'il ne le féist pas.

Mais pour ce que moult grant peuple estoit assemblé en ladite chambre de parlement en laquelle lesdites requestes devoient tantost estre faites audit monseigneur le duc, par la bouche de maistre Robert le Coq, lors evesque de Laon, le dit monseigneur le duc ot conseil comment il pourroit faire départir ledit peuple; et, par le conseil que il ot, il envoia quérir en ladite chambre de parlement pour venir devers luy en la pointe du palais où il estoit, aucuns de ceux des trois estas, et par espécial de ceux qui principalement gouvernoient les autres et conseilloient à faire lesdites requestes. Et là vindrent par devers luy maistre Raymon Saquet, archevesque de Lyon; monseigneur Jehan de Craon, archevesque de Rains, et ledit maistre Robert le Coq, evesque de Laon, pour les gens d'Églyse. Pour les nobles y furent monseigneur Waleran de Lucembourc, monseigneur Jehan de Conflans, mareschal de Champaigne, et monseigneur Jehan de Péquigny, lors gouverneur d'Artois. Et pour les bonnes villes, y furent Estienne Marcel, prévost des marchans de Paris, Charles Toussac, eschevin, et plusieurs autres de plusieurs autres bonnes villes. Et là, leur dit et exposa ledit monseigneur le duc aucunes nouvelles que il avoit oïes, tant du roy son père comme de son oncle l'empereur, et leur demanda sé il leur sembloit que il feust bon que lesdites requestes et responses qui luy devoient estre faites de par les trois estas, et pour lesquelles faire et oïr le peuple estoit assemblé en ladite chambre de parlement, fussent délayées jusqu'à une autre journée pour les causes et raisons qu'il leur dit lors. Et furent d'accort tous ceux qui là estoient présens, tant du conseil dudit monseigneur le duc comme des envoiés desdis trois estas, que lesdites requestes et responses fussent différées jusques au juesdi ensuivant. Jasoit ce que on aperceust que aucuns desdis envoiés eussent mieux voulu que la besoigne n'eust point esté différée. Et toutesvoies furent-ils d'accort, par leurs opinions, au délay. Et ainsi se départirent et retournèrent en ladite chambre de parlement, et le duc d'Orléans et plusieurs autres avec eux. Et parla ledit duc d'Orléans au peuple qui estoit assemblé en la chambre de parlement, et leur dit que monseigneur le duc de Normendie ne pourroit lors oïr les requestes et responses que on luy devoit faire pour certaines nouvelles que il avoit oïes tant du roy son père que de son oncle l'empereur, desquelles il leur fist aucunes dire en publique. Et pour ce se départit ladite assemblée de la dicte chambre de parlement, et s'en alèrent aucuns en leur pays.

De l'ordenance que ceux de la Langue d'oc firent pour l'amour et rédemption du roy de France.

En ce meisme an au moys d'octobre, les trois estas de la Langue d'oc se assemblèrent en la ville de Thoulouse, par l'auctorité du conte d'Armagnac, lieutenant du roy au pays, pour traictier ensemble à faire ayde convenable pour la délivrance du roy. Et là firent plusieurs ordenances par l'autorité dessus dite. Premièrement que ils feroient cinq mille hommes d'armes, chascun à deux chevaux, et auroit chascun homme d'armes demi florin à l'escu pour jour. Et feroient mille sergens armés à cheval, deux mille arbalestiers et deux mille pavaisiers [199], tous à cheval, et auroient chascun desdis sergens, arbalestiers et pavaisiers, huit florins à l'escu [200] pour chascun moys, et feroient ladite ayde pour un an. Et si ordenèrent que tous les dessus dis seroient paiés par ceux et en la manière que lesdis estas ordeneroient, ou les esleus par iceux. Et oultre ce, ordenèrent que homme né femme dudit pays de Langue d'oc ne porteroit par ledit an, sé le roy n'estoit avant délivré, or né argent né perles, né vair né gris, robes né chapperons découppés né autres cointises quelconques; et que aucuns menesterieus jugleurs ne joueroient de leurs mestiers. Et encore ordenèrent certaine monnoie, c'est assavoir trente-deuxiesme, laquelle ils firent faire et monnoier ès monnoies [201] du roy dudit pays par l'autorité dudit conte, jasoit ce que au pays de Langue d'oc courust lors autre monnoie, c'est assavoir monnoie soixantiesme. Et pour avoir confermacion de toutes les choses dessus dites envoièrent à Paris devers monseigneur le duc de Normendie, ainsné fils du roy et son lieutenant général, trois personnes, c'est assavoir de chascun des trois estas une; et leur furent confermées par ledit monseigneur le duc toutes les choses dessus dites.

Comment monseigneur le duc de Normendie, tant de son bon entendement naturel comme par bonne délibération de son conseil, fist départir les gens des trois estas et leur fist dire que chascun d'eux s'en repairast en son lieu.

Le mercredi ensuivant, qui fut l'endemain de la feste de Toussains, ledit monseigneur le duc manda au Louvre plusieurs du conseil du roy et du sien, et aucuns de ceux des trois estas dont dessus est faite mencion; et ot délibéracion assavoir sé il estoit bon que ceux des trois estas qui estoient à Paris s'en allassent chascun en son pays sans plus faire quant alors, pour aucunes causes qu'il leur dit. Et luy fut conseillié pour la plus grant partie de tous ceux qui furent audit conseil que ainsi le féist. Et pour ce, dit à ceux qui estoient présens desdis trois estas que ainsi le féissent, et leur pria que ils déissent de par luy aux autres qui estoient à Paris que chascun s'en allast en son lieu. Et leur dit que il les remanderoit, mais que il eust oï certains messagiers, chevaliers qui venoient de devers le roy, son père, qui luy aportoient certaines nouvelles de par luy; et aussi que il eust été devers l'empereur, son oncle, par devers lequel il entendoit aler briefment.

Dont plusieurs desdis estas qui avoient entencion de gouverner le royaume par les requestes que ils avoient faites audit monseigneur le duc, furent moult dolens; et bien leur fut avis que toutes ces choses avoient esté faites par le dit monseigneur le duc, pour départir ladite assemblée desdis trois estas qui estoient à Paris: et en vérité ainsi estoit-il.

Et pour ce l'endemain, qui fut jour de juesdi, plusieurs desdis trois estas qui estoient encore à Paris, monseigneur le duc estant à Montlehéri, là où il ala celuy jour au matin, s'assemblèrent au chapitre desdis frères Meneurs. Et là ledit evesque de Laon publia en la présence de ceux qui y vouldrent venir comment monseigneur le duc leur avoit requis conseil et aide, et comment pour ce faire ils avoient esté assemblés par plusieurs fois et par maintes journées, et près pour ladite response faire, laquelle monseigneur le duc n'avoit voulu oïr. Et leur dit que chascun d'eux préist copie des choses qui avoient esté ordenées par lesdis esleus, et l'emportast en son pays. Lesquelles choses firent plusieurs desdis trois estas qui estoient à ladite assemblée. Et jasoit ce que, par plusieurs fois, ledit monseigneur le duc parlast audit prévost des marchans et par plusieurs journées, et aussi aux eschevins de Paris en eux requerrant que ils luy voulsissent faire ayde à soustenir la guerre, si ne s'y vouldrent accorder né consentir, s'il ne faisoit assembler lesdis trois estas, laquelle chose il n'ot pas conseil de faire. Et pour ce il ordena que on envoieroit certains des conseilliers du roy par les bailliages du royaume, pour requérir ladite ayde aux bonnes villes.

Comment les gens des trois estas furent mandés pour rassembler à Paris.

1357.

Et si furent mandés les gens des trois estas de par monseigneur le duc pour estre à Paris assemblés le dimanche, cinquiesme jour de février ensuivant [202].

Comment les gens des trois estas furent rassemblés.

Le dimanche dessus dit, cinquiesme jour de février, se assemblèrent à Paris plusieurs evesques et autres gens d'Églyse, nobles et plusieurs gens de bonnes villes du royaume de France. Et par plusieurs journées furent assemblés en ladite ville en l'ostel des Cordeliers, et là firent plusieurs ordenances.

Comment maistre Robert le Coq, evesque de Laon, prescha en parlement, de par les gens des trois estas, comment les officiers du roy devoient estre privés de leurs offices.

Le vendredi, troisiesme jour du moys de mars ensuivant, furent assemblés au palais royal, en la chambre de parlement, en la présence de monseigneur le duc de Normendie, du conte d'Anjou et du conte de Poitiers, ses frères, et de plusieurs autres nobles, gens d'Église et gens de bonnes villes, jusques à tel nombre que toute ladite chambre en estoit plaine. Et prescha messire Robert le Coq, evesque de Laon, et dit que le roy et le royaume avoient esté au temps passé mal gouvernés, dont moult de meschiefs estoient advenus tant audit royaume comme aux habitans d'içeluy, tant en mutacions de monnoies comme par prises, et aussi par mal administrer et gouverner les deniers que le roy avoit eus du peuple, dont moult grandes sommes avoient esté données par plusieurs fois à plusieurs qui mal desservi l'avoient.

Et toutes ces choses avoient esté faites, si comme disoit l'evesque, par le conseil des dessus nommés chancelier et autres qui avoient gouverné le roy au temps passé. Dit lors encore ledit evesque que le peuple ne povoit plus souffrir ces choses; et pour ce avoient délibéré ensemble que les dessus nommés officiers et autres que il nommeroit lors,—tant que sur le tout ils furent vint-deux dont les noms suivent: maistre Pierre de la Forest, lors cardinal et chancelier de France; monseigneur Simon de Bucy; maistre Jehan Chalemart; maistre Pierre d'Orgemont, président en parlement; monseigneur Nicolas Bracque et Jehan Poillevilain, maistres de la chambre des comptes et souverains maistres des monnoies; Enguéran du Petit-Célier et Bernart Fremaut, trésoriers de France; Jehan Chauveau et Jacques Lempereur, trésoriers des guerres; maistre Estienne de Paris, maistre Pierre de la Charité et maistre Ancel Choquart, maistres des requestes de l'ostel du roy; monseigneur Robert de Lorris, chambellan du roy; monseigneur Jehan Taupin, de la chambre des enquestes; Geoffroy le Masurier, eschançon dudit monseigneur le duc de Normendie; le Borgne de Beausse, maistre d'escurie dudit monseigneur le duc; l'abbé de Faloise, président en la chambre des enquestes; maistre Robert de Preaux, notaire du roy; maistre Regnault d'Acy, avocat du roy en parlement; Jehan d'Auceurre, maistre de la chambre des comptes; Jehan de Behaigne, varlet dudit monseigneur le duc,—seroient privés de tous offices royaux perpétuelment, dont il y avoit aucuns présidens en parlement, aucuns maistres des requestes en l'ostel du roy; aucuns maistres de la chambre des comptes et aucuns autres officiers de l'ostel dudit monseigneur le duc, si comme dessus est dit. Et requist ledit evesque audit monseigneur le duc que dès lors il voulsist priver les vint-deux dessus nommés comme dit est; et toutesvoies n'avoient-ils esté appellés né oïs en aucune manière; et si n'avoient plusieurs de iceux et la plus grant partie esté accusés d'aucune chose, né contre iceux dit né proposé aucune villenie; et si estoient plusieurs d'iceux officiers à Paris, lesquels l'on povoit chascun jour veoir et avoir qui aucune chose leur voulsist dire ou demander.

Item, requist encore ledit evesque que tous les officiers du royaume de France fussent suspendus, et que certains réformateurs feussent donnés, lesquels seroient nommés par les trois estas qui auroient la cognoissance de tout ce que l'on vouldroit demander auxdis officiers et contre iceux dire et proposer. Item, requist encore ledit evesque que bonne monnoie courust telle que lesdis trois estas ordeneroient, et plusieurs autres requestes fist.

Lors, un chevalier appelé monseigneur Jehan de Péquigny, pour et au nom des nobles, advoua ledit évesque; et un avocat d'Abbeville appelé Nicholas le Chauceteur l'advoua au nom des bonnes villes; et aussi fist Estienne Marcel, prévost des marchans de Paris. Et offrirent, au nom des trois estas dessus dis, audit monseigneur le duc trente mille hommes d'armes, lesquels ils paieroient par leurs mains et par ceux qu'ils y ordeneroient. Et pour avoir la finance à ce faire, ils avoient ordené certain subside, c'est assavoir: Que les gens d'églyse paieroient dixiesme et demy de toutes revenues, les nobles aussi dixiesme et demy; c'est assavoir de cent livres de terre quinze livres. Et les gens des bonnes villes feroient de cent feus un homme d'armes; c'est assavoir demi-escu de gaige pour chascun jour. Mais pour ce que ils ne savoient pas encore combien ladite finance pourroit monter, né sé elle souffiroit à paier les trente mille hommes d'armes dessus dis, ils requistrent que ils peussent rassembler à la quinzaine de Pasques ensuivant; et entre deux, ils feroient savoir combien ladite finance pourroit monter. Et se ils trouvoient à ladite quinzaine que ladite finance ne souffisist, ils la croistroient. Et aussi ils requistrent que depuis ladite quinzaine ils peussent rassembler deux fois, quant bon leur sembleroit, jusques au quinziesme jour du moys de février ensuivant. Lequel duc de Normendie leur ottroia toutes leurs requestes, tant les dessus escriptes comme les autres, et par ce tindrent que les vint-deux officiers dont dessus est faite mencion estoient privés, et demoureroient les autres officiers souspendus par telle manière que, en ladite ville de Paris, l'on ne tint point de jusridicion jusques au lundi ensuivant que le prévost fust restitué en son office. Et du parlement fust ordené par ceux du grant conseil qui avoient esté esleus par les dessus dis trois estas le vendredi ensuivant, et en ostèrent plusieurs de ceux qui en estoient par avant, tant que sur le tout ils n'y en laissièrent, que en présidens que en autres, que seize ou environ. Et de la chambre des comptes ostèrent tous les maistres qui y estoient, tant clers comme lais, qui estoient quinze en nombre, et y en mistrent quatre tous nouveaux, deux chevaliers et deux lais.

Mais quant ils y orent esté un jour, ils alèrent par devers le grant conseil et leur distrent qu'il convenoit que l'on y méist de ceux qui autrefois y avoient esté, pour leur monstrer le fait de ladite chambre; et pour ce y mist-l'on par provision quatre des anciens, avec les quatre nouveaux dessus dis.

Du traictié et des trièves qui furent prises à Bourdeaux entre le roy de France et le prince de Gales.

Le samedi, dix-huitiesme jour dudit moys de mars, fut traictiée paix à Bourdeaux, entre le roy de France, qui encore y estoit prisonnier, et le prince de Gales.

La manière dudit traictié fut tenue secrète pour ce que en icelle estoit réservée la volenté du roy d'Angleterre. Mais pour aucunes choses qui à ce les murent, ils pristrent trièves générales de Pasques ensuivant jusques à deux ans. Et envoia ledit prince les prisonniers qu'il avoit en France, et ordena d'emmener le roy de France en Angleterre pour parfaire ledit traictié.

Item, le dimanche vint-sixiesme jour dudit moys de mars, fut la monnoie publiée à Paris, par l'ordenance des gens des trois estas, c'est assavoir: un mouton d'or courant pour vingt-quatre sous parisis, et demi-moutons qui lors furent fais nouviaux pour douze sous parisis; deniers blans à la couronne pour dix deniers tournois: et les autres monnoies qui lors furent faites.

Des lettres qui furent apportées à Paris de par le roy de France, lesquelles furent publiées, en faisant deffense que les trois estas ne s'assemblassent à la journée dessus dite.

Le mercredi après Pasques flories, qui fut le quint jour du moys d'avril, furent criées et publiées par Paris, par lettres ouvertes et mandement du roy, les trièves dont est dessus faite mencion. Et aussi fut crié et publié que le roy ne vouloit pas que l'on paiast le subside qui avoit esté ordené par lesdis trois estas, dont est faite mencion; et aussi il ne vouloit pas que les trois estas se rassemblassent à la journée par eux ordenée à la quinzaine de Pasques né à autres, dont le peuple de Paris fut moult esmeu, par espécial contre l'archevesque de Sens, contre le conte d'Eu, cousin germain du roy, et contre le conte de Tancarville, qui les lettres du roy ès quelles les choses dessus dites estoient contenues avoient apportées de Bourdeaux, et auxquels le roy avoit enchargié de les faire publier avec plusieurs autres choses que l'on leur avoit commises, et chargiées à faire.

Et disoit la plus grant partie du peuple de Paris que c'estoit fausseté et traïson de publier que lesdites trièves fussent données né accordées; et de empescher ladite assemblée des trois estas né à lever ledit subside. Et par la commocion et desroy qui fut lors en ladite ville, il convint que ledit archevesque et conte s'en alassent assez hastivement; lesquels se absentèrent. Et pour ce que aucuns disoient qu'ils estoient moult dolens de la villenie qui leur avoit esté faite, et que pour ce ils assembloient gens d'armes et avoient entencion et volenté de gréver aucuns de ceux de Paris, l'on fist garder soigneusement ladite ville, tant de jour comme de nuit; et n'y avoit de la partie devers Grant-Pont que trois portes ouvertes de jour; et de nuit elles estoient closes toutes.

Item, le samedi ensuivant, la veille de Pasques les grans, qui fut le huitiesme jour d'avril, fut crié et publié par Paris que l'on leveroit ledit subside et que les trois estas se rassembleroient à ladite quinzaine de Pasques, nonobstant ledit cri qui avoit esté le mercredi précédent. Et ordena ledit duc de Normendie que l'on féist ledit cri, par le conseil ou contrainte des dessus dis trois estas, c'est assavoir: dudit evesque de Laon qui estoit principal gouverneur desdis trois estas, du prévost des marchans et de aucuns autres.

En quel temps le roy de France arriva en Angleterre.

L'an de grace mil trois cens cinquante-sept, le mardi après Pasques, qui fut le onziesme jour du moys d'avril, fist le devantdit prince de Gales ledit roy de France entrer en mer à Bourdeaux, pour le mener en Angleterre; et y arrivèrent le quatriesme jour de may ensuivant. Et fut ledit roy mené à Londres et y entra le vint-quatriesme du moys de may. Et avint que, en alant et chevauchant, le roy d'Angleterre encontra le roy de France aux champs, auquel ledit roy d'Angleterre fist moult grant honneur et révérence, et parla à luy moult longuement. Et après passa oultre en son chemin. Et le roy de France et le prince de Gales s'en alèrent à Londres, là où le roy de France fut tenu prisonnier si largement comme il vouloit; car il avoit ses gens, tels et tant comme il vouloit; et aloit chacier et esbatre toutes fois qu'il luy plaisoit, et estoit en un moult bel ostel, dehors ladite ville de Londres, appellé Savoie, et estoit au duc de Lenclastre.

Comment la puissance inique des trois estas déclina et vint à néant.

Environ la Magdaleine ensuivant, les ordenés par les trois estas, tant du grant conseil des généraux sur le fait du subside, comme les réformateurs, commencièrent à décliner et leur puissance à apeticier. Car la finance que ils avoient promise ne fut pas si grande de plus de dix pars et les laissièrent les nobles, et ne vouldrent point paier, né les gens d'Eglyse aussi. Et aussi plusieurs des bonnes villes qui cognurent et apperceurent l'iniquité du fait desdis gouverneurs principaux, qui estoient dix ou douze ou environ, se déportèrent de leur fait et ne vouldrent paier.

Et l'archevesque de Rains, qui par avant avoit esté l'un des plus grands maistres, fit tant que il fut principal au conseil de monseigneur le duc. Et furent presque tous ceux qui avoient esté mis hors de leurs offices remis en leurs estas, excepté les nommés vint-deux, jasoit ce que aucuns d'iceux n'en laissassent oncques leurs estas.

De la deffense que monseigneur le duc de Normendie fist au prévost des marchans et à autres qui usurpoient la puissance de gouverner le royaume de France.

Après avint, environ la my-aoust, que monseigneur le duc de Normendie dit au prévost des marchans, à Charles Toussac, à Jehan de l'Isle et à Gille Marcel, qui estoient principaux gouverneurs de la ville de Paris, que il vouloit, dès or en avant, gouverner et ne vouloit plus avoir curateurs: et leur deffendit qu'ils ne se meslassent plus du gouvernement du royaume que ils avoient entrepris par telle manière que on obéissoit plus à eux que à monseigneur le duc. Et dès lors chevaucha ledit monseigneur le duc de Normendie par aucunes des bonnes villes et leur fist requeste, en sa personne, de avoir ayde d'eux comme de autres choses. Et du fait de sa monnoie leur parla, lequel luy avoit esté empeschié si comme dessus est dit, dont les dessus dis gouverneurs des trois estas furent moult dolens. Et s'en ala ledit evesque de Laon en son eveschié, car il véoit bien que il avoit tout honny.

De la chandelle que ceux de Paris offrirent à Notre-Dame de Paris, et de la réconciliation de ceux de ladite ville par devers monseigneur le duc, et comment il fut si près mené que il se consentit de rassembler les trois estas.

La vigile de ladite my-aoust, l'an dessus dit mil trois cens cinquante-sept, offrirent ceux de Paris à Nostre-Dame une chandelle qui avoit la longueur du tour de ladite ville de Paris [203], si comme l'on disoit, pour ardoir jour et nuit sans cesse.

Item, environ la Saint-Remy ensuivant, se réconcilièrent ceux de Paris par devers monseigneur le duc de Normendie, et firent tant que il retourna en ladite ville en laquelle il n'avoit esté de long-temps. Et luy distrent que ils lui feroient très grant chevance, et ne lui requéroient riens contre aucuns de ses officiers, né aussi la délivrance du roy de Navarre, laquelle ils luy avoient requise par plusieurs foys. Et luy supplièrent que il voulsist que vint ou trente villes se assemblassent à Paris; laquelle chose ledit monseigneur le duc leur ottroia. Et furent mandées plusieurs villes de par luy; c'est assavoir, jusques au nombre de soixante-dix ou environ, jasoit ce que ils ne luy en eussent requis que vint ou trente. Et quant ils furent assemblés à Paris, ils ne firent aucune chose, mais alèrent devers ledit monseigneur le duc et luy distrent que ils ne povoient besongnier né riens faire sé tous lesdis trois estas n'estoient rassemblés; et luy requistrent les dessus dis de Paris que il les voulsist mander, laquelle chose il leur ottroia. Et envoia ces lettres aux gens d'Églyse, aux nobles et aux bonnes villes, et les manda. Et aussi envoia ledit prévost des marchans ses lettres aux dessus dis, avec les lettres dudit monseigneur le duc. Et fut la journée de assembler à Paris les dis trois estas, au mardi après la feste de Toussains ensuivant, qui fut le septiesme jour de novembre, l'an dessus dit. Et pendant ladite journée, fut ledit monseigneur le duc si mené que il n'avoit denier de chevance, pourquoy il convenoit que il féist tout ce que les dessus dis de Paris vouloient; et convint que il mandast, à leur requeste, ledit evesque de Laon qui estoit en son éveschié, lequel, par fiction, fist dangier [204] de retourner, et néantmoins il vint tantost.

Item, cedit mardi, après la feste de Toussains, se assemblèrent à Paris aucunes gens d'Églyse, nobles et autres envoiés des bonnes villes; et moins que autrefois n'en estoit venu aux autres assemblées. Et assemblèrent aux Cordeliers par plusieurs journées, et firent tant que le parlement qui avoit esté ordené à seoir l'endemain de la Saint-Martin, par ledit monseigneur le duc et son conseil, et jà avoit esté mandé par les bailliages, fut continué quant aux plaidoieries jusques au second jour de janvier; et depuis, par leur ordenance, fut continué jusques à l'endemain de la Chandeleur.

De la délivrance du roy de Navarre par un chevalier ennemi et traître du roy de France, et comment il convint que monseigneur le duc de Normendie envoiast au roy de Navarre un très-fort et sur sauf-conduit pour venir à Paris.

Le mercredi huitiesme jour du moys de novembre ensuivant, avant le point du jour du jeudi ensuivant, le roy de Navarre, qui estoit en prison au chastel de Alleux en Cambresis [205], fut délivré par un chevalier en qui le roy de France se fioit, appellé monseigneur Jehan de Péquigny, lors gouverneur, de par le roy de France, au pays d'Artois: lequel, comme faux traître, sans le consentement, sceu et volenté dudit roy de France, son seigneur, qui ledit roy de Navarre faisoit tenir en prison, au grant péril et préjudice du roy et du royaume ainsi faussement le délivra. Car il ala, et gens d'armes avec luy, jusques au nombre de trente ou environ, et estoient bourgeois presque tous; et vint audit chastel de nuit et fit tant, par eschieles et autrement, que luy et sa compaignie entrèrent audit chastel, qui estoit très-mal gardé, sans ce que ceux qui estoient dedans le sceussent, si comme l'on disoit. Mais ils ne firent point de mal à ceux qui estoient audit chastel. De là vint le roy de Navarre et ceux qui l'avoient délivré à Amiens, desquels une grant partie estoit de ladite ville, et là demoura par aucuns jours. Et fist délivrer tous les prisonniers tant de la court de l'Églyse, comme de la court laye. Et cependant fut traictié entre monseigneur le duc de Normendie, qui estoit à Paris, par aucuns des amis du roy de Navarre, c'est assavoir par la royne Blanche sa suer, et par la royne Jehanne sa tante, qui pour ce estoient venues en ladite ville de Paris, et par autres, de envoier sauf-conduit audit roy de Navarre et à tous ceux qui seroient en sa compaignie. Et convint que ledit monseigneur le duc passast tel sauf-conduit, comme les amis dudit roy de Navarre vouldrent deviser, c'est assavoir que pour quelconque chose faite ou à faire, l'on ne le peust arrêter né ceux qui seroient en sa compaignie, et si en pourroit amener à Paris tant et tels comme il vourroit, armés ou autrement. Et lors, au conseil dudit monseigneur le duc estoit principal et souverain maistre ledit evesque de Laon, qui les choses dessus dites avoit toutes préparées et faites par la puissance et ayde du devant dit prévost des marchans et de dix ou de douze de la ville de Paris. Si n'estoit pas merveille sé ledit monseigneur le duc estoit conseillé à faire tout ce qui estoit bon au roy de Navarre. Lequel sauf-conduit fut porté à Amiens par un clerc appellé Mahy de Péquigny, frère dudit monseigneur Jehan de Péquigny, et par un échevin de Paris appellé Charles Toussac. Ce fait, plusieurs des bonnes villes qui estoient venues à Paris à ladite assemblée des trois estas, par espécial des parties de Champaigne et de Bourgoigne, se partirent de Paris sans prendre congié, quant ils sceurent que le roy de Navarre devoit venir à Paris; pour ce que ils se doubtoient que l'on ne leur voulsist faire avouer la délivrance du roy de Navarre.

Item, le mercredi, veille de saint Andrieu ensuivant, près de l'anuitier, entra ledit roy de Navarre à Paris, avec moult grant compaignie de gens armés. Et estoient avec luy monseigneur Jehan de Meulant, evesque de Paris, et moult grant nombre de ceux de Paris, dont il y avoit bien deux cens hommes d'armes et plus qui estoient alés à l'encontre dudit roy jusques à Saint-Denis en France; et ala ledit roy de Navarre descendre en l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés.

De la prédication par parolles couvertes que ledit roy de Navarre fist au Pré-aux-Clercs à plusieurs gens de la ville de Paris à la fin à quoy il tendoit.

L'endemain, jour de la Saint-Andrieu, environ heure de prime, le roy de Navarre, qui avoit fait assavoir par ladite ville de Paris, en plusieurs lieux, que il vouloit parler aux gens de ladite ville, fut en un eschafaut sur les murs de ladite abbaye de Saint-Germain des Prés, par devers le Pré-aux-Clers; lequel eschafaut estoit fait pour le roy de France, pour veoir les gaiges de batailles que l'on faisoit aucunes fois en une lice qui estoit audit pré, joingnant aux murs de Saint-Germain. Es quelles lices estoient venus moult de gens par le mandement que ledit roy de Navarre et ledit prévost des marchans avoient fait à plusieurs quarteniers et cinquanteniers de ladite ville. Et en la présence de dix mille personnes dist moult de choses, en démonstrant que il avoit esté pris sans cause et détenu en prison par dix-neuf moys; et contre plusieurs des gens et officiers du roy dist plusieurs choses. Et jasoit ce que contre le roy né contre le duc il ne déist riens appertement, toutesvoies dist-il assez de choses deshonnestes et villaines par parolles couvertes. Moult longuement sermona, et tant que l'on avoit disné par Paris quant il cessa. Et fut tout son sermon de justifier son fait et de dampner sa prise. Et le pareil sermon avoit fait à Amiens.

De la response que l'evesque de Laon rendit pour monseigneur le duc sans en demander son plaisir.

A l'endemain, qui fut vendredi et premier jour de décembre, alèrent au palais, par devers monseigneur le duc de Normendie, ledit prévost des marchans, maistre Robert de Corbie et aucuns autres de ladite ville de Paris. Et requistrent audit monseigneur le duc de par les bonnes villes, si comme ils disoient, que il voulsist faire raison et justice audit roy de Navarre. Et lors ledit evesque de Laon, qui principal estoit audit conseil de monseigneur le duc, si comme dessus est dit, et par lequel ledit roy et prévost des marchans et leur partie faisoient ce que ils faisoient, respondit pour monseigneur le duc, sans luy en demander son plaisir, que ledit duc feroit audit roy de Navarre non pas seulement raison et justice, mais toute grace et toute courtoisie et tout ce que bon frère doit faire à autre. Et certes c'estoit bien trompé quant celui qui estoit maistre et gouverneur dudit roy de Navarre et de ceux de sa partie, estoit maistre et principal au conseil de monseigneur le duc, c'est assavoir ledit evesque de Laon; et n'y avoit lors homme au conseil dudit monseigneur le duc qui luy osast contredire.

Comment monseigneur le duc, par le conseil que il ot et aussi par sa bénignité, ala premièrement devers le roy de Navarre, en l'ostel de la royne Jehanne.

Le samedi ensuivant, ledit monseigneur le duc assembla de ceux de son conseil tant et tel comme ledit evesque voult; et furent exposées les requestes que faisoit ledit roy de Navarre, et fut dit que chascun y pensast, et l'endemain, jour de dimanche, tiers jour dudit moys de décembre, retournassent au conseil.

Iceluy jour de samedi, après diner, ledit duc ala en l'ostel de ladite royne Jehanne, par le conseil qui luy fut donné, pour parler audit roy de Navarre, qui encore n'avoit esté par devers luy né parlé à luy. Et assez tost après que ledit monseigneur le duc fut venu audit ostel, ledit roy de Navarre y ala à grant compaignie de gens d'armes; et toutesvoies monseigneur le duc y estoit alé à assez petite compaignie, sans aucunes armes. Et quant ledit roy de Navarre entra en la chambre où estoit ladite royne et ledit duc, lesdis duc et roy s'entresaluèrent assez mortement. Toutesvoies convint-il que les sergens d'armes qui estoient alés avec ledit duc audit ostel, et gardoient l'huys de la chambre où il estoit, se partissent, ou l'on leur eust fait villenie. Et demourèrent les gens dudit roy de Navarre en la garde dudit huys, comme maistres et souverains que ils se tenoient; et là parlèrent assez ensemble, et pou après se départirent.

Comment il fut conseillié à monseigneur le duc par l'evesque de Laon et par le prévost des marchans que il accordast toutes les requestes du roy de Navarre.

Le dimanche ensuivant, troisiesme jour de décembre, furent devant monseigneur le duc au conseil pluseurs conseilliers, tels comme ledit evesque ordena. Et furent répétées les requestes que ledit roy de Navarre faisoit; et toutesvoies, pour oïr tout ce que il vouldroit requérir avoit esté ordené certains conseilliers dudit monseigneur le duc, desquels la plus grant partie estoient audit roy de Navarre. Mais ainsi l'avoit ordené ledit evesque, afin que tout quanque ledit roy requerroit luy fust ottroié par ledit monseigneur le duc, qui, par contrainte, ne povoit refuser chose que iceluy evesque voulsist. Lesquels conseilliers estoient audit conseil. Et pour ce encore que il y eust plus des amis dudit roy de Navarre, et que les requestes que il faisoit ne peussent estre empeschiées par aucuns preudes hommes qui estoient audit conseil, ledit evesque malicieusement fist et ordena que ledit prévost des marchans, maistre Robert de Corbie, Jehan de l'Isle et aucuns autres de leur aliance, alèrent heurter à l'huys de la chambre où ledit monseigneur le duc et le conseil estoit pour ordener desdites requestes; et feingnirent que ils voulsissent parler audit monseigneur le duc d'autre chose; et toutesvoies ne distrent-ils aucune chose fors tant que ils distrent audit monseigneur le duc que les gens envoiés de par les bonnes villes estoient à accort et s'en vouloient aler, mais que ils eussent faite leur response. Si requéroient ledit monseigneur le duc que il féist savoir à tous les nobles qui estoient à Paris que ils feussent l'endemain aux Cordeliers, pour eux accorder avec les bonnes villes. Lequel duc respondit que il le feroit volentiers.

Ce fait, ledit monseigneur le duc, par le conseil dudit evesque, fist demourer au conseil lesdis prévost des marchans et sa compaignie. Et lors fist demande à chascun d'iceux qui estoient au conseil, sur lesdites requestes. Et finablement fut conseillié à monseigneur le duc que il accordast audit roy de Navarre les choses qui ensuivent; et si fut dit par ledit prévost des marchans en disant son opinion: «Sire, faites amiablement au roy de Navarre ce que il vous requiert, car il convient qu'il soit fait ainsi.» Comme sé il voulsist dire: il en sera fait, veuillez ou non.

Si fut lors ordené: Que le roy de Navarre auroit toute la terre qu'il tenoit quant il fut pris, et tous les meubles qui estoient sous ladite terre.

Item, toutes les forteresses que il tenoit lors que dessus est dit, qui depuis avoient esté prises par le roy de France et ses gens; et tous les biens qui estoient ès dites forteresses.

Item, fut ordené que ledit monseigneur le duc pardonneroit audit roy de Navarre et à tous ses adhérens tout ce que ils avoient meffait au roy et au royaume de France.

Autres ordenances, comment les dessus dis décapités et pendus à Rouen fussent despendus et enterrés; et les biens rendus à leur hoirs.

Encore fut ordené que le conte de Harecourt, le seigneur de Graville, monseigneur Maubué-de-Mainesmares, chevaliers, et Colinet Doublet, escuier, lesquels le roy de France avoit fait descapiter à Rouen, en sa présence, et puis traisner et pendre au gibet de Rouen, lorsque le Roy de Navarre fut pris, seroient despendus publiquement et rendus à leurs amis, pour enterrer en terre benoite; et toutes leurs terres qui estoient confisquées rendues à leurs enfants ou héritiers. Et pour ce que ledit roy de Navarre requéroit pour ses injures, dommaiges et intérêts grant somme de florins ou terre en lieu desdis florins; et disoit-l'on à part, jasoit ce que il ne feust pas dit clèrement, que il pensoit à en avoir ou la duchié de Normendie ou la conté de Champaigne; il fut ordené que l'on traiteroit avec luy de continuer ceste requeste jusques à un autre jour. Et finablement luy furent accordées toutes les choses dessus dites, et en ot lettres dudit duc telles comme les gens dudit roy les vouldrent faire. Et pour ce que l'assemblée des trois estas estoit continuée jusques au vintiesme jour de Noël ensuivant, car ils n'avoient pas esté d'accort, et si s'en estoient alés plusieurs sans prendre congié quant ils orent sceu la délivrance dudit roy, si comme dessus est dit, accordé fut que les roy et duc rassembleroient au vintiesme jour de Noël dessus dit, pour traictier des choses dessus dites; et cependant ledit monseigneur le duc envoieroit certaine personne notable en Normendie pour exécuter loyaument et de fait audit roy les choses à luy accordées; et y fut ordené monseigneur Almaury de Meulant, chevalier baneret.

Et, par trois ou quatre jours après, compaignièrent lesdis duc et roy l'un l'autre, et furent par ledit temps souvent ensemble, et mengièrent ensemble plusieurs fois en l'ostel de la royne Jehanne, en l'ostel dudit evesque de Laon et au palais; et tousjours estoit ledit evesque avec eux, et moult bonne chière s'entrefaisoient. Et ensemble, moult secrètement, visitèrent les saintes reliques en la chapelle du palais. Et fist ledit roy délivrer tous les prisonniers qui estoient ès prisons de Paris, tant ès prisons de l'Églyse comme ès prisons des seigneurs lais; néis ceux qui estoient en oubliète, condamnés au pain et à l'yaue, furent délivrés.

Après ces choses, vindrent certaines nouvelles à Paris que le traictié entre les roys de France et d'Angleterre estoit tenu parfait, et qu'ils estoient à accort; et disoit l'on communément que ledit roy de France seroit tantost en France.

Comment monseigneur le duc de Normendie en assurant ceux de Paris leur dist, en plaines halles, qu'il vouloit vivre et mourir avec eux, et que les gens d'armes qu'il faisoit venir estoient pour le bien de ceux du royaume: et, par la deffaute de ceux qui avoient le gouvernement, il convenoit que luy-meismes méist paine à rebouter les ennemis.

1358.

Ce meisme jeudi, onziesme jour dudit moys de janvier mil trois cens cinquante-huit, monseigneur le duc de Normendie, qui longuement avoit demouré à Paris et ne pouvoit avoir chevance, car ceux de Paris avoient tout le gouvernement, fut conseillié que il parlast au commun de Paris. Si fist savoir, celuy jour bien matin, que il iroit ès halles pour parler au commun. Et quant l'evesque de Laon et le prévost des marchans le sceurent, ils le cuidèrent empeschier, et distrent à monseigneur le duc que il se vouloit mettre en grant péril de soy mettre devant le peuple. Néantmoins, ledit monseigneur le duc ne les crut point, mais ala, environ heure de tierce, ès dites halles, à cheval, luy sixiesme ou huitiesme ou environ. Et dit à grant foison de peuple qui là estoit que il avoit entencion de mourir et de vivre avec eux, et que ils ne créussent aucuns qui avoient dit et publié que il faisoit venir des gens d'armes pour les piller et gaster: car il ne l'avoit oncques pensé. Mais il faisoit venir lesdites gens d'armes pour aidier à deffendre et garantir le peuple de France, qui moult avoit à souffrir, car les ennemis estoient moult espandus parmy le royaume de France, et ceux qui avoient pris le gouvernement n'y mettoient nul remède. Si estoit son entencion, ce disoit, de gouverner dès lors en avant, et de rebouter les ennemis de France; et n'eust pas tant attendu ledit duc sé il eust eu le gouvernement et la finance. Et oultre, dit lors que toute la finance qui avoit esté levée au royaume de France, depuis que les trois estas avoient eu le gouvernement, il n'en avoit né denier né maille; mais bien pensoit que ceux qui l'avoient receue si en rendroient bon compte. Et furent les parolles dudit duc moult agréables au peuple; et se tenoit la plus grant partie par devers luy [206].

De l'assemblée que le prévost des marchans fist faire à Saint-Jaques-de-l'Ospital, pour la doubte que il avoit que le peuple de Paris ne se tenist du tout avec monseigneur le duc; et des parolles que dit Charles Toussac, eschevin.

L'endemain, jour de vendredi, douziesme jour dudit moys de janvier, le prévost des marchans et ses aliés, considérans et voyans que le peuple estoit à faire le plaisir et la volenté de monseigneur le duc, leur seigneur, doubtans par aventure que ledit peuple ne s'esméust contre eux, firent assembler à Saint-Jaques-de-l'Ospital [207] grant foison de gens, et par espécial ceux qui estoient de leur partie. Et quant ledit duc sceut ladite assemblée, il partit tantost du palais et ala audit Ospital, et en sa compaignie estoit ledit evesque de Laon et plusieurs autres. Et quant il fut là, il fist parler son chancellier à tous ceux qui là estoient et leur fist dire une partie de ce qu'il avoit dit le jour précédent ès halles. Et oultre, pour ce que plusieurs publioient que ledit duc ne tenoit pas au roy de Navarre les convenances que il luy avoit promises, et ledit duc ne povoit faire son devoir de rebouter ses ennemis qui dommageoient et gastoient tout environ Paris, Chartres et le pays environ, iceluy duc fist dire que il avoit bien tenu audit roy de Navarre ce qu'il avoit promis en tant comme il povoit; mais aucuns d'iceux auxquels le roy son père avoit baillié à garder aucuns chastiaux dudit roy de Navarre ne les vouloient rendre, il n'en povoit mais; mais il en avoit fait tout son povoir et encore estoit prest du faire.

Et après ce que ledit chancellier ot parlé, Charles Toussac se leva et voult parler; mais il y ot si grant noise que il ne put estre oï. Si se partit lors monseigneur le duc et sa compaignie, fors l'evesque de Laon, qui demoura avec ledit prévost des marchans. Et assez tost après que ledit duc fut parti, ledit Charles recommença, et lors fut oï. Si dit moult de choses, et par espécial contre les officiers du roy. Et dit que il y avoit tant de mauvaises herbes que les bonnes ne povoient fructifier né amender; et dit moult de choses couvertement contre le duc. Et après, quant il ot parlé, un advocat appellé Jehan de Sainte-Aude, qui par les trois estas avoit esté fait un des généraux gouverneurs des subsides ottroyés par les trois estas, parla et dit que le prévost des marchans né les autres des trois estas n'avoient pas emboursé l'argent que on avoit receu des subsides. Et autel avoit dit ledit prévost des marchans. Et nomma ledit Jehan plusieurs chevaliers qui en avoient eu par le mandement dudit duc, si comme disoit ledit Jehan, jusques à la somme de quarante ou de cinquante mille moutons, lesquels avoient esté mal emploiés, si comme ses parolles le notoient et donnoient à entendre. Et là fut encore dit par ledit Charles Toussac que ledit prévost des marchans étoit preud'homme et avoit fait ce que il avoit fait pour le bien et le sauvement et le proufit de tout le peuple. Et dist que sur ledit prévost régnoit haine, et que il le savoit bien. Et que sé ledit prévost des marchans cuidoit que ceux qui là estoient présens et les autres de Paris ne le voulsissent porter né soustenir, il querroit son sauvement là où il le pourroit trouver. Et là aucuns qui estoient de leur aliance crièrent, disans que ils le porteroient et soustenroient contre tous.

Item, le samedi ensuivant, treiziesme jour dudit moys de janvier, monseigneur le duc manda plusieurs des maistres de Paris au palais là où il estoit, et parla à eux moult amiablement et leur requist que ils luy voulsissent estre bons subgiés et il leur seroit bon seigneur. Lesquels luy respondirent que ils vivroient et mourroient avec luy, et que il avoit trop attendu à prendre le gouvernement.

De la mort Jehan Baillet, trésorier de monsieur le duc de Normendie. Et comment Perin Marc fut justicié, pendu et puis despendu et enterré en l'églyse Saint-Merry.

Le mercredi vint-quatriesme jour dudit moys de janvier, après disner, Jehan Baillet, trésorier de monseigneur le duc de Normendie et moult acointé de luy, fut tué à Paris d'un vallet changeur appelé Perrin Marc, qui le férit d'un coutel au dessoubs de l'espaule par derrière, en la rue nueve Saint-Merry. Et après s'enfuit ledit Perrin audit moustier de Saint-Merry. Et le soir bien tard, ledit duc, qui moult estoit courroucié de la mort de son dit trésorier, envoia audit moustier de Saint-Merry monseigneur Robert de Clermont, son mareschal, Jehan de Chalon, fils de monseigneur Jehan de Chalon, seigneur d'Arlay, Guillaume Staise, lors prévost de Paris et grant foison de gens d'armes, lesquels brisièrent les huys dudit moustier et en mistrent hors à force ledit Perrin Marc. Et l'endemain matin jour de jeudi, ledit Perrin fut traisné au chastelet au lieu où il avoit fait le coup, et là ot le poing couppé et puis fut mené au gibet de Paris, et là pendu.

Mais l'evesque de Paris fist tant que ledit Perrin fut despendu le samedi ensuivant et fut ramené audit moustier de Saint-Merry et restabli; et là à très grant sollempnité fut enterré le jour que les obsèques dudit Jehan Baillet furent faites, auxquelles fut présent monseigneur le duc de Normendie. Et à celles dudit Perrin fut le prévost des marchans et grant foison des bourgeois de Paris.

Des messagiers du roy de France envoiés à monseigneur le duc son fils ainsné, à Paris.

Le samedi vint-septiesme jour du moys de janvier, les messages du roy qui estoient venus d'Angleterre, c'est assavoir l'evesque de Therouenne, chancellier de France, le conte de Vendosme, le seigneur de Derval, le sire d'Aubigny, monseigneur Jehan de Saintré, chevalier, et messire Jehan de Champeaux, clerc, firent leur rapport au duc de Normendie, en la présence de plusieurs de son conseil, evesques, chevaliers et autres, sur le traictié de l'accort fait en Angleterre, entre les roys de France et d'Angleterre. Lequel traictié moult plut audit duc et à ses conseilliers, si comme ils disoient.

De la response que monseigneur le duc de Normendie fist au message du roy de Navarre.

Après celuy samedi huit jours ou environ, messire Jehan de Péquigny vint à Paris de par le roy de Navarre, qui estoit à Mante, et fist ledit messire Jehan plusieurs requestes à monseigneur le duc, de par ledit roy de Navarre, en la présence des roynes Jehanne et Blanche [208] et de plusieurs du conseil dudit duc. C'est assavoir que monseigneur le duc tenist les convenances audit roy de Navarre que il luy avoit faites, lesquelles il ne esclaircissoit point; et que il féist rendre audit roy ses forteresces et quarante mille florins à l'escu que l'on luy avoit promis l'autre fois qu'il avoit esté à Paris, et aussi aucuns joyaux qui avoient esté pris du sien, lorsqu'il fut emprisonné.

Et lors monseigneur le duc se mist à un genouil devant les dites roynes, lesquelles le firent lever tantost et rasseoir emprès elles. Et respondit audit monseigneur Jehan que il avoit bien audit roy de Navarre tenu les convenances que il luy avoit faites, et que sé aucun à qui il fust tenu de respondre vouloit dire le contraire, il diroit que iceluy mentiroit. Mais ledit monseigneur Jehan n'estoit pas homme à qui monseigneur le duc en déust respondre. Et toutesvoies disoit-il encore que sé aucun vouloit maintenir que il n'eût tenu audit roy de Navarre lesdites convenances, il avoit des chevaliers qui bien s'en combattroient, sé mestier estoit. Et plusieurs autres parolles dist lors monseigneur le duc. Et lors fut dit par l'evesque de Laon que monseigneur le duc auroit plus grant advis sur lesdites requestes, et en respondroit tant que il souffiroit; et ainsi se départirent.

Comment l'université de Paris et le clergié, par le prévost des marchans, alèrent par devers monseigneur le duc pour faire accorder les demandes au roy de Navarre.

Celle semaine, l'université de Paris, le clergié, le prévost des marchans et ses compaignons, alèrent par devers monseigneur le duc, au palais, et là fut dit audit duc, par frère Simon de Langres, maistre de l'ordre des Jacobins, que tous les dessus nommés avoient esté ensemble au conseil, et avoient délibéré que le roy de Navarre feroit faire audit duc toutes ses demandes à une fois; et que tantost que il les auroit faites, ledit duc feroit rendre audit roy de Navarre toutes ses forteresses: et après l'on regarderoit sur toutes les requestes dudit roy, et luy passeroit-l'on tout ce que l'on devroit. Et pour ce que ledit maistre ne disoit plus, un moine de Saint-Denis en France, maistre en théologie et prieur d'Essonne, dit audit maistre que il n'avoit pas tout dit. Si dit lors ledit prieur à monseigneur le duc, que encore avoient-ils délibéré que sé luy ou le roy de Navarre estoient refusans de tenir et accomplir leur délibération, ils seroient tous contre celuy qui en seroit refusant et prescheroient contre luy.

Comment le prévost des marchans et ses aliés alèrent au palais en la chambre de monseigneur le duc de Normendie; et là, présent luy, tuèrent les deux mareschaux de Clermont et de Champaigne, après ce que ils orent tué maistre Regnaut d'Acy, advocat en parlement.

Le jeudi vint-deuxiesme jour du moys de février, l'an mil trois cens cinquante-huit à matin, et fut le second jeudi de caresme, le dit prévost des marchans fist assembler à Saint-Eloy près du Palais tous les mestiers de Paris armés, et tant que on estimoit qu'ils estoient bien trois mille tous armés. Environ heure de tierce, un advocat de parlement appellé maistre Regnaut d'Acy, en alant du palais en sa maison, qui estoit près de Saint-Landry [209], fut tué près du moustier de la Magdaleine [210], en l'ostel d'un patissier, là où il se bouta quant il vit que l'on le vouloit tuer; et ot tant et de telles plaies que tantost il mourut sans parler. Et tantost après, ledit prévost et plusieurs en sa compaignie montèrent en la chambre de monseigneur le duc, au palais, et là trouvèrent ledit duc, auquel ledit prévost dit telles parolles en substance: «Sire, ne vous esbahissez de choses que vous véez, car il est ordené et convient que il soit fait.» Et si tost que ces parolles furent dites, aucuns de la compaignie du prévost des marchans coururent sur monseigneur Jehan de Conflans, mareschal de Champaigne, et le tuèrent joignant du lit de monseigneur le duc et en sa présence. Et aucuns autres de la compaignie dudit prévost coururent sur monseigneur Robert de Clermont, mareschal dudit duc de Normendie, lequel se retray en une autre chambre de retrait dudit monseigneur le duc; mais ils le suivirent et là le tuèrent. Et monseigneur le duc, qui moult estoit effraié de ce que il véoit, pria ledit prévost des marchans que il le voulsist sauver, car tous ses officiers qui lors estoient en la chambre s'enfouirent et le laissièrent. Et adonc, ledit prévost luy dit: «Sire, vous n'avez garde.» Et lui bailla le dit prévost son chapperon, qui estoit des chapperons de la ville parti de rouge et de pers, le pers à destre, et prist le chapperon du dit monseigneur le duc qui estoit de brunette [211] noire à un orfrois d'or, et le porta tout celuy jour, et monseigneur le duc porta celuy dudit prévost. Tantost après, aucuns de la compaignie dudit prévost prisrent les corps des deux chevaliers et les traînèrent moult inhumainement par devant monseigneur le duc, jusques en la court du palais devant le perron de marbre; et là demourèrent tous estendus et descouvers en la vue de ceux qui les vouloient veoir, jusques après disner bien tard; et n'estoit nul homme qui les osast oster.

Et ledit prévost des marchans et ses compaignons alèrent en leur maison en Grève, que l'on appeloit la maison de la ville. Et là ledit prévost estant aux fenestres de ladite maison, sur la place de Grève, parla à moult grant nombre de gens armés qui estoient en ladite place, et leur dit que le fait qui avoit esté fait, ce avoit esté pour le bien commun du royaume de France, et que ceux qui avoient esté tués estoient faux, mauvais et traîtres. Et requist ledit prévost au peuple qui là estoit, que en ce le voulsissent porter et soustenir, car il avoit fait ce faire pour le bien du royaume, si comme il disoit. Et lors, plusieurs crièrent à haute voix que ils advouoient le fait, et que ils vouloient vivre et mourir avec ledit prévost des marchans.

Et tantost après, ledit prévost des marchans retourna au palais, et tant de gens d'armes avec luy, que toute la court en estoit plaine. Et monta en la chambre où monseigneur le duc estoit, qui moult estoit dolent et esbahi de ce qui estoit advenu. Et encore estoient les corps desdis chevaliers devant ledit perron de marbre, et le povoit ledit duc véoir des fenestres de sa chambre. Et quant ledit prévost fut en ladite chambre, et plusieurs armés de sa compaignie avec luy, il dit audit monseigneur le duc que il ne se méist point à mesaise de ce qui estoit advenu, car il avoit esté fait de la volenté du peuple, et pour eschiéver greigneurs périls; et ceux qui avoient esté mors avoient esté faux, mauvais et traîtres. Et requist ledit prévost à monseigneur le duc, de par ledit peuple, que il voulsist ratifier ledit fait et estre tout un avec eux. Et que sé mestier avoient d'aucun pardon pour cause dudit fait, que le duc leur voulsist à tous pardonner. Lequel duc ottroia audit prévost les choses dessus dites, et luy pria que ceux de Paris voulsissent estre ses bons amis, et il seroit le leur. Et pour celle cause, ledit prévost envoia audit duc deux draps, l'un de pers et l'autre de rouge, pour ce que ledit duc féist faire des chapperons pour luy et pour ses gens tout comme ceux de Paris les portoient, c'est assavoir, parti de pers et de rouge, le pers à destre. Et ainsi le fist ledit monseigneur le duc et portoit tel chapperon comme dit est, et ses gens aussi, et ceux du parlement et des autres chambres du palais et tous autres officiers communément estans à Paris.

Et celuy jour de jeudi, environ vespres, ledit prévost commanda que on levast lesdis corps des deux chevaliers dessus dis, qui encore estoient en ladite court du palais, et que l'on les portast à Sainte-Catherine-du-Val-des-Escoliers. Et jà estoit levé le corps de maistre Regnaut d'Acy, et avoit esté porté en son ostel par ses gens, car il avoit esté tué près de son ostel. Mais toutesvoies fut-il longuement là où il avoit esté tué en la vue de chascun, avant que il eust esté levé.

Si furent les deux corps dessus dis mis par povres varlès en une charrete, et menés à descouvert dedans ladite charrete par lesdis povres varlès, qui ladite charrete traînoient sans chevaux au long de la ville, jusques audit lieu de Sainte-Catherine-du-Val-des-Escoliers; et par lesdis varlès furent descendus en la court, et puis emmenèrent lesdis varlès ladite charrete et laissièrent là les deux corps. Et emportèrent lesdis varlès le mantel de l'un des chevaliers pour leur salaire de les avoir amenés jusque là. Et pour ce que les religieux de Sainte-Catherine n'osoient enterrer lesdis corps, aucuns d'eux alèrent vers ledit prévost pour savoir que il vouloit que lesdis religieux féissent desdis corps. Lequel prévost respondit auxdis religieux que il luy plaisoit que ils en féissent ce que monseigneur le duc vouldroit. Et après alèrent vers monseigneur le duc, lequel leur dist que ils les féissent enterrer secrètement sans solemnité. Mais assez tost après fut deffendu auxdis religieux, de par l'evesque de Paris, que ils n'enterrassent point le corps de monseigneur Robert de Clermont en terre benoite, car ledit evesque le tenoit pour excomménié, pour ce que il avoit esté à oster et traire hors du moustier de Saint-Merry Perin Marc, qui avoit tué Jehan Baillet, si comme dessus est dit. Si en fut ordené secrètement par lesdis religieux tant de l'un comme de l'autre. Et ledit maitre Regnaut d'Acy fut le soir enterré secrètement au moustier de Saint-Landry, de quelle paroisse il estoit.

Et celuy jeudi au soir, bien tard, fut ledit prévost des marchans en l'ostel de la royne Jehanne, et là parla à luy moult longuement. Et disoit-l'on que entre les autres choses que il luy dit, il luy requit que elle féist venir le roy de Navarre à Paris.

De l'assemblée que le prévost des marchans fist aux Augustins et des paroles que maistre Robert de Corbie dist.

L'endemain, jour de vendredi, vint-troisiesme jour dudit moys de février, ledit prévost des marchans fist assembler au matin aux Augustins grant nombre de ceux de Paris, desquels plusieurs estoient armés. Et manda à ceux qui avoient esté envoiés de par les bonnes villes qui encore estoient à Paris que ils alassent là, desquels plusieurs y alèrent. Et là, maistre Robert de Corbie dit que le prévost des marchans avoit fait faire le fait qui avoit esté fait le jour précédent pour le bien et pour le proufit du royaume, et que ils estoient quatre qui empeschoient tous les bons consaux devers monseigneur le duc, et par eux avoit esté empeschiée la délivrance du roy de France, si comme disoit ledit maistre Robert. Et dit que sur la délivrance du roy avoient esté assemblés l'université, le clergié et la ville de Paris, qui tous estoient et avoient esté d'accort et en une oppinion. Et depuis soixante-quatre personnes du conseil monseigneur le duc qui sur ce meismes avoient esté assemblées avoient esté de une oppinion, et les quatre dessus dis empeschièrent tout. Mais il ne dit point qui estoient ces quatre, et si ne dit oncques sur quoi ce conseil avoit esté, en espécial, né aucun cas particulier né espécial pour lequel ils eussent mis à mort les trois dessus nommés. Et toutesvoies requist ledit maistre Robert les envoiés des bonnes villes, pour ledit prévost et les autres qui avoient fait ledit fait, que ils voulsissent ratifier ce qui avoit esté fait et eux tenir en bonne union avec ceux de Paris; laquelle union avoit esté promise et jurée en plusieurs assemblées par avant, si comme disoit ledit maistre Robert.

Et jà fust ce que plusieurs de ceux des bonnes villes sceussent bien que sure chose n'estoit pas de ratifier ledit fait, toutesvoies dirent par doubte tous ceux qui en ladite assemblée estoient, que ils créoient que ce avoit esté fait à bonne cause et juste, et le ratiffioient, dont plusieurs de Paris qui là estoient les en mercièrent.

Comment le prévost des marchans vint à monseigneur le duc en parlement, et luy requist que il voulsist tenir les ordenances que les trois estas avoient establies l'année devant.

Le samedi ensuivant, vint-quatriesme jour dudit moys, fut monseigneur le duc en la chambre de parlement, et avec luy aucuns de son conseil qui luy estoient demourés. Et là alèrent à luy ledit prévost et plusieurs autres avec luy, tant armés comme non armés, et requistrent à monseigneur le duc que il féist tenir et garder, sans enfraindre, toutes les ordenances lesquelles avoient esté faites par les trois estas l'an précédent, et que il les laissast gouverner si comme autrefois avoit esté fait; et que il voulsist débouter aucuns qui encore estoient en son conseil; et pour ce que le peuple se tenoit trop mal content de moult de choses qui estoient faites au conseil de monseigneur le duc contre ledit peuple, il voulsist mettre en son grand conseil trois ou quatre bourgeois que l'on luy nommeroit. Toutes lesquelles choses monseigneur le duc leur ottroia.

De la revenue du roy de Navarre à Paris; et du mandement que le roy de France fist au duc de Normendie, son ainsné fils.

Le lundi ensuivant, vint-sixiesme jour dudit moys de février, entra le roy de Navarre à Paris, à moult grant compaignie de gens d'armes, tant de ceux qu'il avoit amenés comme de ceux de Paris qui estoient alés contre luy; et ala descendre ledit roy en l'ostel de Neelle, qui lors estoit au duc de Normendie. Et celuy jour, le prévost des marchans ala devers luy, et luy pria et dit que il voulsist faire justes requestes audit monseigneur le duc, et que il voulsist porter et soustenir le fait que ils avoient fait à Paris des trois qui avoient esté occis. Lequel roy leur ottroia tout. Et toute celle semaine, les deux roynes vueves, Jehanne et Blanche, le prévost des marchans, l'evesque de Laon et ses compaignons, traictièrent l'accort entre le duc et le roy, lequel fut fait dedans dix ou douze jours après. Mais pou de gens sceurent lors la manière. Toutesvoies donna lors ledit duc audit roy l'ostel de Neelle. Et furent si bien ensemble que chascun jour ils disnoient l'un avec l'autre, et faisoient moult grant semblant de eux entr'aimer. Et après, environ le dixiesme ou douxiesme jour de mars, le roy de France manda à monseigneur le duc de Normendie que il envoiast en Angleterre deux prélas et quatre chevaliers, car il estoit moult seul si comme il mandoit. Et aussi manda que il luy envoiast deux bons notaires pour ordener les lettres du traictié d'accort entre luy et le roy d'Angleterre. Et tousjours estoient ceux de Paris ainsi comme esmeus, et se armoient et assembloient souvent; pour laquelle chose plusieurs officiers du roy de France et du duc se absentèrent, tant prélas comme autres. Et depuis en retourna plusieurs à Paris, pour la sureté que ils orent dudit prévost des marchans, qui disoit que l'on ne leur vouloit mal.

Des lettres que le prévost des marchans envoia aux bonnes villes pour les faire alier et prendre chapperons aux couleurs de ceux de Paris.

En ce temps furent faites ordenances sur tous officiers. Et l'évesque de Therouenne, lors chancelier de France, qui nouvellement estoit venu d'Angleterre, n'avoit point apporté les sceaux du roy, mais les avoit laissiés en Angleterre par l'ordenance du roy et de son conseil. Lequel chancelier bien aperceut que l'on vouloit user d'autres sceaux que de celuy du Chastellet, duquel l'on usoit en l'absence du grant. Et aussi pour plusieurs autres causes se partit de Paris, et s'en ala en son pays d'Alvergne [212].

En ce temps, assez tost après l'occision des trois dessus nommés, le prévost des marchans et les eschevins envoièrent lettres closes par les bonnes villes du royaume, par lesquelles ils leur faisoient savoir le fait qu'ils avoient fait, et leur requéroient que ils se voulsissent tenir en vraie union avec eux et que ils voulsissent prendre de leurs chapperons partis de pers et de rouge, si comme avoient fait le duc de Normendie et plusieurs autres du sang de France, si comme ès dites lettres estoit contenu. Et, en vérité, ledit monseigneur le duc, le roy de Navarre, le duc d'Orléans frère dudit roy de France, et le conte d'Estampes, qui tous estoient des Fleurs de lis [213], portoient lesdis chapperons. Dont plusieurs ne renvoièrent oncques responses desdites lettres, et autres rescrirent sans autre aliance faire et sans prendre desdis chapperons; et autres prisrent desdis chapperons.

Cy après s'ensuit la teneur des saufs conduis que le roy de Navarre donnoit en la ville de Paris.

«Charles, par la grace de Dieu, roy de Navarre et conte d'Evreux, à tous ceux qui ces lettres verront, salut. Savoir faisons que nous avons donné et donnons par la teneur de ces présentes à nos amés et féaux chevaliers Jehan de Neuf-Chastel et le seigneur de Raon et à leur compaignie jusques au nombre de trente personnes à cheval, sur et sauf conduit du jour de la date de ces présentes jusques à la feste de Penthecouste prochaine venant, pour aler, venir cependant, et demourer, sé mestier est, par tous les lieux du royaume de France. Si donnons en mandement à tous capitaines, chastelains, gardes de païs, villes et passages et destrois dudit royaume, et à chascun d'eux, et prions tous autres que lesdis chevaliers et leur compaignie, jusques au nombre dessus dit, fassent et laissent jouir et user de nostre présent sauf conduit, sans leur faire né souffrir estre fait aucun empeschement en corps, en chevaux, en harnois, né en aucuns de leurs biens. Donné à Paris le douziesme jour du moys de mars, l'an de grace mil trois cens cinquante-huit.» Et estoient ainsi signées:

«Par le roy. P. du Tertre.»—Et obéissoit-l'on plus auxdis saufs conduis que on ne faisoit à ceux de monseigneur le duc.

Item, le mardi treiziesme jour du moys de mars l'an dessus dit, se partit de Paris ledit roy de Navarre et s'en ala à Mante, et monseigneur le duc demoura à Paris.

Comment monseigneur le duc prist nom de régent par titre de lettres, à très-bonne cause.

Le mercredi quatorziesme jour du moys de mars fut publié à Paris que monseigneur le duc, qui par avant s'estoit appellé lieutenant du roy, depuis sa prise, s'appelleroit dès là en avant régent du royaume. Et fut son titre tel: Karolus primogenitus regis Francorum regnum regens, etc. Et jasoit ce que par avant l'on eust tousjours escript au nom du roy, en parlement et en toutes lettres de justice, il fut deffendu celuy jour que plus on n'y escrivist. Et fut baillié le titre tel comme dessus est dit en cédulles aux notaires et aux escrivains du palais: et fut le nom du roy tout estaint. Et ne scella-on plus du scel du Chastellet, mais du scel dudit duc en cire jaune. Et portoit le scel maistre Jehan de Dormans, qui estoit chancelier dudit régent. Et furent mis au conseil dudit régent, le prévost des marchans, maistre Robert de Corbie, Charles Toussac et Jehan de l'Isle, maistres et principaux, après ledit evesque de Laon, qui tout gouvernoit.

De la mort de Phelipot de Repenti, escuier.

Le samedi au soir, dix-septiesme jour du moys de mars, fut pris à Saint-Cloust, près de Paris, un escuier françois appellé Phelipot, de Repenti, et fut amené à Paris. Et le lundi matin ensuivant, dix-neuviesme jour dudit moys susdit, ledit Phelippot eut la teste couppée ès halles de Paris, et puis fut pendu au gibet; pour ce qu'il confessa que il estoit de la compaignie de plusieurs qui avoient empris de prendre ledit duc de Normendie, régent du royaume, à Saint-Oyen, en l'ostel de la Noble Maison, là où il estoit alé trois jours ou quatre devant. Mais plusieurs disoient que ce n'estoit point pour mal, mais estoit pour le mettre hors de la puissance et des mains de ceux de Paris. Et assez tost après, un chevalier appellé le Bègue de Villaines, qui moult estoit ami dudit monseigneur Robert de Clermont, qui avoit esté tué à Paris, se rendit ennemi de ceux de ladite ville de Paris.

Comment le régent ala à Senlis et à Compiègne.

Le jour de Pasques fleuries, vint-cinquiesme jour du moys de mars, ledit régent fut à Senlis, là où luy et le roy de Navarre avoient mandé par leurs lettres tous les nobles de Picardie et de Beauvoisin. Mais ledit roy n'y ala point, et s'envoia excuser par monseigneur Jehan de Péquigny, pour causes de deux bosses que il avoit ès aines, si comme le dit monseigneur Jehan disoit. Mais à ladite journée ala pou desdis nobles.

Si se partit ledit régent et s'en ala à Compiègne. Et environ Pasques les grans, qui furent le premier jour d'avril, l'an mil trois cens cinquante-huit, le confesseur du roy de France et un sien secrétaire appellé maistre Yvon vindrent de Angleterre par devers ledit régent, mais la cause ne fut pas sceue communelment.

Comment le conte de Brene [214] respondit au régent pour ceux de Champaigne. Et comment le chastel de Monsterel-au-fort-d'Yonne fut rendu audit régent, lequel y jut une nuit et de là se partit et ala en la cité de Meaux.

L'an de grace mil trois cens cinquante huit, le lundi après Quasimodo, neuviesme jour du moys d'avril, ledit régent qui avoit mandé par ses lettres les gens d'Églyse, les nobles et les bonnes villes de Champaigne, pour estre à Provins ledit jour de Quasimodo, entra en ladite ville de Provins. Et jasoit ce que le roy de Navarre eust escript par ses lettres closes aux dessus dis de Champaigne, que il seroit à la journée, toutesvoies n'y fut-il point; mais maistre Robert de Corbie et monseigneur Pierre de Rosny, archidiacre de Brie en l'églyse de Paris, envoiés là de par la ville de Paris, furent à ladite journée.

Le mardi ensuivant, dixiesme jour dudit moys, avant disner, ledit régent parla en sa personne aux dessus dis de Champaigne, et leur dit que le royaume de France estoit à très grant meschief, et avoit moult à faire, si comme ils savoient. Si leur pria et requist que ils y méissent tout le bon remède que ils pourroient, tant par conseil comme par ayde, et aussi leur pria que ils fussent tout un; car sé division estoit au peuple de France, il estoit en grant péril, si comme il disoit. Et outre leur dit que sé aucunes choses avoient esté faites qui semblassent estre moult merveilleuses, que, par aventure, quant ils auroient oï ceux qui lesdites choses avoient faites, ils en seroient apaisiés. Et ce leur disoit ledit régent, si comme l'on cuidoit, pour ceux qui avoient esté tués à Paris. Car après ce que il ot dit les parolles dessusdites, il dit telles parolles: «Véez-cy maistres Robert de Corbie et l'archidiacre de Paris qui vous diront aucunes choses de par les bonnes gens de Paris.»

Et lors ledit maistre Robert parla et dit à ceux de Champaigne, qui là estoient, que ceux de Paris les amoient et avoient amés, et vouloient estre tout un avec eux. Et prioient aux dessus dis de Champaigne que ils voulsissent estre tout un avec ceux de Paris, et ne se voulsissent merveillier sé aucunes choses avoient esté faites à Paris; car quant ils sauroient les causes, et auroient oï ceux qui ces choses avoient conseilliées, ils en seroient tous apaisiés, si comme disoit ledit maistre Robert, et plusieurs autres choses.

Si requistrent les dessus dis de Champaigne audit régent que il voulsist que ils peussent parler ensemble; laquele chose il leur ottroia. Si se traisrent à part et parlèrent ensemble. Et assez tost firent savoir au régent que ils estoient près de luy faire response. Si ala ledit régent, le duc d'Orléans son oncle, le conte d'Estampes et plusieurs autres en un jardin, là où les dessus dis de Champaigne estoient; et là monseigneur Simon de Roucy, conte de Brene en Laonnois, respondit pour les Champenois, et dit audit régent que ils estoient près de luy conseillier de luy aidier et faire tout ce, pour luy, que bons et loyaux subgiès doivent faire pour seigneur. Mais pour ce que les plus grans et plus puissans de Champaigne n'estoient pas là, si comme disoit ledit conte, il requist audit régent que il leur donnast une autre journée pour eux assembler à Vertus en Champaigne; et bien luy dit ledit conte que lesdis Champenois ne iroient plus à Paris. Laquelle requeste le régent leur ottroia: et fut ladite journée assignée au dimanche vint-neuviesme jour du moys d'avril. Et après dit ledit conte que audit maistre Robert de Corbie ne respondroient-ils point, car à luy n'avoient-ils que respondre. Et si demanda ledit conte audit régent, de par les Champenois, sé il savoit aucun mal au mareschal de Champaigne qui avoit esté tué à Paris, né villenie aucune pour laquelle on le deust avoir mis à mort? Et bien dit le conte que de monseigneur Robert de Clermont ne demandoit-il rien, cas il s'en attendoit [215] à ceux de son pays, et bien créoit que ils en feroient leur devoir. Lequel régent leur respondit que il tenoit et créoit fermement que ledit mareschal de Champaigne et ledit messire Robert de Clermont l'avoient servi et conseillié bien et loyaument, et n'avoit oncques sceu le contraire. Et lors ledit conte de Brene dist audit régent: «Monseigneur, nous Champenois qui cy sommes vous mercions de ce que vous nous avez dit; et nous attendons que vous fassiez bonne justice de ceux qui nostre ami ont mis à mort sans cause.» Et ce fait et dit, ledit régent ala disner et tous les Champenois qui vouldrent aler avec luy, car ils en avoient esté tous semons.

Et le mercredi ensuivant, onziesme jour dudit moys d'avril, ledit régent se partit de Provins et s'en ala en l'abbaye de Pruilly et de là à Monsterel-au-fort-d'Yonne. Et ala devant le chastel, lequel gardoit, de par la royne Blanche, un chevalier appellé monseigneur Taupin du Plessis, lequel Taupin estoit sur la porte dudit chastel tout armé, la teste au bacinet, quant ledit régent ala devant. Et lors, ledit régent luy commanda que il ouvrist la porte du chastel. Lequel Taupin luy respondit: «Mon redoubté seigneur, pour Dieu ne me veuilliez déshonnourer: madame la royne Blanche m'a baillié ce chastel à garder, et m'a fait jurer que je ne le rendroie à personne du monde, fors au roy [216] et à elle. Je vous supplie que il vous plaise à envoier par devers elle, et je cuide qu'elle me mandera tantost que je le vous rende.»

Auquel Taupin ledit régent commanda de rechief deux fois ou trois, que il luy ouvrist ledit chastel. Et lors ledit Taupin luy respondit: «Mon redoubté seigneur, je ne tendray pas ce chastel contre vous; mais pour Dieu vueilliez-moi garder mon honneur.» Si descendit à la porte et l'ouvrit; et ledit régent et ses gens y entrèrent, et y coucha une nuit et le prist en sa main, et establit à le garder de par luy ledit Taupin, et luy fist faire serement nouvel. Et se partit dudit chastel et s'en ala à Meaux, là où demouroit lors madame la duchesse, sa femme, et là où il avoit envoié de Provins le conte de Joigny et environ soixante hommes d'armes en sa compaignie, pour ce que l'on luy avoit dit que ceux de Paris avoient entencion de prendre et garnir de par eux le marchié de Meaux [217]. Et y estoit entré ledit conte deux jours devant. Dont le maire et aucuns de ladite ville furent moult courrouciés, et en parla ledit maire moult hautement audit conte de Joigny, qui s'estoit mis audit marchié et le tenoit. Et luy dit ledit maire que sé il cuidast qu'il voulsist avoir pris ledit marchié, que il ne feust pas entré en ladite ville de Meaux. Et quant ledit régent fut en ladite ville de Meaux, ledit conte luy dit ce que ledit maire luy avoit dit. Lequel maire fut mandé devant ledit régent, et luy furent récitées les parolles que il avoit dites, et les luy fist-l'on amender, et fut réservée la tauxation et l'amende.

De l'artillerie que ceux de Paris pristrent au Louvre, et la firent porter en l'ostel de la ville.

Le mercredi dix-huitiesme jour dudit moys d'avril, se partit ledit régent de la ville de Meaux pour aller à Compiègne à une journée [218] qu'il avoit mise aux Vermendisiens [219] qui y devoient estre. Et luy apporta-on, celuy jour, nouvelles que ceux de Paris avoient pris grant quantité d'artillerie que on avoit mis au Louvre et chargiée, pour mener en certains lieux où ledit régent avoit ordené que fust menée; et l'avoient ceux de Paris fait mener en la maison de la ville, en Grève. Et si avoient encore les dessus dis de Paris envoié audit régent une bien merveilleuse lettres closes. Et un pou avant, ils avoient mis gens d'armes de par eux audit chastel du Louvre. Et en ce temps et par avant, depuis que ledit régent s'estoit parti de Paris, repairoient pou ou nuls gentils hommes en ladite ville de Paris, dont ceux de ladite ville estoient moult dolens. Et tenoient plusieurs que les gentilshommes leur vouloient mal. Et fut une grande division au royaume de France. Car plusieurs villes, et la plus grant partie, se tenoient devers le régent leur droit seigneur; et autres se tenoient devers Paris.

Comment monseigneur le régent et le roy de Navarre parlementèrent ensemble, le roy de Navarre pour ceux de Paris; et comment le roy de Navarre vint à Paris, et luy firent ceux de Paris grant joie et grant honneur, et en eussent volontiers fait leur capitaine et leur gouverneur.

Le mercredi second jour du moys de may, le roy de Navarre, qui estoit logié à Mello [220], et ledit régent duc de Normendie qui estoit logié à Clermont en Beauvoisin, furent en mi-marchié desdites villes, au lieu que l'on dit Domage-Lieu, pour parlementer; et avoient chascun grant foison de gens d'armes. Et là parla ledit roy audit régent pour ceux de Paris, afin que iceluy régent voulsist accorder à eux. Et ledit régent dit audit roy que il aimoit ladite ville de Paris, et que il savoit bien que en celle ville avoit de bonnes gens, mais aucuns qui y estoient luy avoient fait grans villenies plusieurs et desplaisirs, comme de tuer ses gens en sa présence, de prendre son chastel du Louvre et son artillerie, et plusieurs autres grans despis luy avoient fais. Si n'avoit pas entencion de entrer à Paris jusques à ce que ces choses luy fussent adreciées. Et requist audit roy que il fust avec luy et luy aidast à les adrecier.

L'endemain, jour de jeudi, rassemblèrent audit lieu et parlèrent ensemble comme le jour précédent. Et après se partit ledit roy et s'en ala à Paris, où il entra le vendredi ensuivant, quatriesme jour dudit moys de mai, à moult grant compaignie, tant de ses gens comme de ceux de Paris qui estoient alés encontre luy. En laquelle ville il fut moult honnoré et seigneuri par l'espace de dix ou douze jours que il y demoura; et volentiers en eussent fait leur capitaine aucuns de ceux de Paris ou leur seigneur, comme faux et mauvais que ils estoient.

Item en celuy temps, l'evesque de Laon qui estoit en l'assemblée à Compiègne, fut en péril d'estre tué par plusieurs nobles hommes qui là estoient avec ledit régent. Et convint que il s'en partist celéement et ala à Saint-Denis en France. Et manda à ceux de Paris que on le alast quérir. Si envoièrent ceux de Paris, et aussi le roy de Navarre qui là estoit, grant quantité de gens d'armes quérir ledit evesque à Saint-Denis; et vindrent en sa compaignie jusques à Paris. Si fut dit audit régent de plusieurs nobles et autres que ledit evesque estoit faux et mauvais; et vérité estoit: car par luy estoient avenus tous les maux au royaume de France. Et luy requistrent que il ne fust plus à son conseil.

Item, en celuy temps, Jehan de Meudon, chastelain de Evreux pour le roy de France, bouta le feu en ladite ville de Evreux, et fut toute arse, dont le roy de Navarre fut moult courroucié.

Item, le dimanche treiziesme jour du moys de may, partirent les ennemis, qui estoient à Esparnon, dudit lieu, et chevaulchièrent de rechief en Gatinois. Et ardirent toute la ville de Nemours, et moult dommagièrent plusieurs autres villes au pays, comme Grés [221] et autres villes, dont moult de gens estoient merveilliés; car ce pays estoit en douaire à la royne Blanche, suer audit roy de Navarre. Et monseigneur James Pipes, capitaine d'Esparnon, s'appeloit lieutenant au roy de Navarre en ses saufs conduis et en ses autres fais, et si estoit souvent avec le roy de Navarre, si comme l'on disoit [222]. Et s'en retournèrent les ennemis trois ou quatre jours après, sans ce que aucun leur féist empeschement.

Des lettres qui furent apportées d'Angleterre.

Le mardi quinziesme jour du moys de may, furent aportées à Paris plusieurs lettres closes envoiées d'Angleterre, de plusieurs grands seigneurs de France et d'autres, par lesquelles on escrivoit que la paix avoit esté faite entre les roys de France et d'Angleterre le huitiesme jour dudit moys, et que lesdis roys avoient mangié ensemble et s'estoient entrebaisiés. Laquelle chose les uns ne créoient point, les uns pour ce que ils ne voulsissent pas, les autres pour ce que par plusieurs fois avoit ainsi esté mandé, et tousjours les Anglois y avoient mis empeschement; et les autres qui en estoient forment joieux le créoient.

Du commencement et première assemblée de la mauvaise Jaquerie de Beauvoisin.

Le lundi vint-huitiesme jour dudit moys de may, s'esmurent plusieurs menues gens de Beauvoisin, des villes de Saint-Leu de Serens, de Nointel, de Cramoisi et d'environ, et se assemblèrent par mouvement mauvais. Et coururent sur plusieurs gentils hommes qui estoient en ladite ville de Saint-Leu et en tuèrent neuf: quatre chevaliers et cinq escuiers. Et ce fait, meus de mauvais esprit, alèrent par le pays de Beauvoisin, et chascun jour croissoient en nombre, et tuoient tous gentils hommes et gentils femmes qu'ils trouvoient, et plusieurs enfans tuoient-ils. Et abattoient ou ardoient toutes maisons de gentils hommes qu'ils trouvoient, fussent forteresces ou autres maisons. Et firent un capitaine que on appelloit Guillaume Cale. Et alèrent à Compiègne, mais ceux de la ville ne les y laissièrent entrer. Et depuis ils alèrent à Senlis, et firent tant que ceux de ladite ville alèrent en leur compaignie. Et abattirent toutes les forteresces du pays, Armenonville, Tiers et une partie du chastel de Beaumont-sur-Oyse. Et s'enfouy la duchesse d'Orléans qui estoit dedans, et s'en ala à Paris.

De la mort du maistre du pont de Paris et du maistre charpentier du roy, par les gouverneurs de Paris.

Le mardi vint-neuviesme jour dudit moys, le prévost des marchans et les autres gouverneurs de Paris firent couper les testes, et après escarteler les corps, en Grève à Paris, au maistre du pont de Paris, appellé Jehan Peret, et au maistre charpentier du roy, appellé Henry Metret, à tort et sans cause; pour ce, si comme ils disoient, que ils devoient avoir traictié avec aucuns dudit duc de Normendie, ainsné fils du roy de France et régent le royaume, de mettre gens d'armes dedans ladite ville de Paris pour ledit régent. Et firent pendre les quartiers desdis maistres aux entrées de ladite ville de Paris. Et je qui ceci escris vis que quant le bourel, appelé lors Raoulet, voult coupper la teste au premier maistre, c'est assavoir audit Peret, il chaï et fut tourmenté d'une cruelle passion, tant que il rendoit escume par sa bouche; dont plusieurs de Paris disoient que ce estoit miracle, et que il déplaisoit à Dieu de ce que on les faisoit mourir sans cause. Et lors un advocat du Chastelet, appellé maistre Jehan Godart, lequel estoit aux fenestres de l'ostel de la ville, en la place de Grève, dist haultement, oïant le peuple qui là estoit: «Bonnes gens, ne vous veuilliez esmerveillier sé Raoulet est ainsi chéu de mauvaise maladie, car il en est entechié [223], et en chiet souvent.»

De la cruauté de ceux de Beauvoisin; et comment le régent se partit de Meaux pour aler à Sens.

En ce temps multiplièrent moult ces gens de Beauvoisin. Et se resmuèrent et assemblèrent plusieurs autres en diverses flottes en la terre de Morency, et abatirent et ardirent toutes les maisons et chastiaux du seigneur de Morency et des autres gentils hommes du pays. Et aussi se firent autres assemblées de tels gens en Mucien [224] et en autres lieux environ. Et en ces assemblées avoit gens de labour le plus, et si y avoit de riches hommes, bourgeois et autres; et tous gentils hommes que ils povoient trouver ils tuoient, et si faisoient-ils gentils femmes et plusieurs enfans; qui estoit trop grant forsennerie.

En ce temps, ledit régent, qui estoit au marchié de Meaux, que il avoit fait enforcier et faisoit de jour en jour, s'en partit et ala au chastel de Monsterel-au-fort-d'Yonne; et assez tost après s'en partit et ala en la cité de Sens, en laquelle il entra le samedi neuviesme jour de juin ensuivant, à matin. Et fut receu en ladite cité par les gens d'icelle moult honorablement, si comme ils le devoient faire, comme à leur droit seigneur après le roy de France, son père. Et toutesvoies, avoit lors pou de villes, cités ou autres en la Langue d'oyl qui ne fussent meues contre les gentils hommes, tant en faveur de ceux de Paris qui trop les haoient, comme pour le mouvement du peuple. Et néantmoins fut-il receu en ladite ville de Sens à grant paix et honorablement. Et fist ledit régent en ladite ville grant mandement de gens d'armes.

Comment ceux de Paris furent desconfis à Meaux; et de la mort du maire de la ville appellé Jehan Soulas.

Celuy samedi meisme, qui estoit le neuviesme jour de juin, l'an mil trois cens cinquante-huit, plusieurs qui estoient partis de la ville de Paris, jusques au nombre de trois cens ou environ, desquels gens estoit capitaine un appellé Pierre Gille espicier de Paris, et environ cinq cens qui s'estoient assemblés à Cilly en Mucien, desquels estoit capitaine un appellé Jehan Vaillant prévost des monnoies du roy, alèrent à Meaux. Et jasoit ce que Jehan Soulas, lors maire de Meaux, et plusieurs autres de ladite ville eussent juré audit régent que ils luy seroient bons et loyaux et ne souffriroient aucune chose estre faite contre luy né contre son honneur, néantmoins ils firent ouvrir les portes de ladite cité auxdis de Paris et de Cilly, et firent mettre les tables et les nappes parmy les rues, le pain, le vin et les viandes sus; et burent et mangièrent sé ils vouldrent et se resfraichirent. Et après se mirent en bataille, en alant droit vers le marchié de ladite ville de Meaux, auquel estoit la duchesse de Normendie et sa fille, et la suer dudit régent, appellée madame Ysabel de France, qui puis fut femme du fils du seigneur de Milan et fut contesse de Vertus, que le roy Jehan, son père, luy donna à son mariage. Et avec eux estoit le comte de Foys, le seigneur de Hangest et plusieurs autres gentilshommes que ledit régent y avoit laissiés pour garder ladite duchesse sa femme, sa fille, sa seur et ledit marchié.

Si issirent dudit marchié lesdits conte de Foys, le seigneur de Hangest et aucuns autres, jusques au nombre de vint-cinq hommes d'armes ou environ, et alèrent contre les dessus dis Pierre Gille et sa compaignie; et se combattirent à eux. Et là fut tué un chevalier dudit marchié, appellé monseigneur Loys de Chambly, d'un vireton près de l'euil. Finablement ceux dudit marchié eurent victoire. Et furent ceux de Paris, de Cilly et plusieurs de la cité de Meaux qui s'estoient mis avec eux, desconfis. Et pour ce, ceux dudit marchié mirent le feu en ladite cité et ardirent aucunes maisons.

Et depuis furent informés que plusieurs de ladite cité avoient esté armés contre eux et les avoient voulu trahir, et pour ce ceux dudit marchié pillièrent et ardirent partie de ladite cité. Mais la grant églyse ne fut pas arse né aussi aucunes maisons des chanoines: mais toutesvoies fut tout pris; et aussi fut le chastel qui estoit au roy ars; et dura ledit feu, tant en ladite ville comme audit chastel, plus de quinze jours. Et pristrent ceux dudit marchié Jehan Soulas, le maire de ladite ville de Meaux, et plusieurs autres hommes et femmes, elles tindrent prisons audit marchié. Et depuis fit-l'on mourir ledit maire, si comme droit estoit.

De la mort Guillaume Cale par le roy de Navarre; et comment ledit roy ala de Beauvoisin à Saint-Ouyn, pour parler au prévost des marchans.

En celuy temps chevaulcha le roy de Navarre en Beauvoisin, et mist à mort plusieurs de ceux des communes; et par espécial fist coupper la teste dudit Guillaume Cale à Clermont en Beauvoisin. Et pour ce que ceux de Paris luy mandèrent que il alast vers eux à Paris, il se traist à Saint-Ouyn, en l'ostel du roy appellé la Noble-Maison. Et là ala le prévost des marchans parlementer audit roy. Et le jeudi, quatorziesme jour dudit moys de juin, ala ledit roy de Navarre à Paris. Et contre luy alèrent plusieurs de ladite ville de Paris pour luy accompaignier jusques là où il descendit, c'est assavoir à Saint-Germain des Prés.

Du preschement que le roy de Navarre fist en l'ostel de la ville, et comment par l'énortement de ses aliés fut fait capitaine de Paris; dont plusieurs de ladite ville furent courrouciés.

Le vendredi quinziesme jour de juin, ledit roy de Navarre vint en la maison de la ville et prescha. Et entre les autres choses dit que il amoit moult le royaume de France et il y estoit moult bien tenu, si comme il dit soit; car il estoit des Fleurs de lis de tous costés [225], et eust esté sa mère roy de France sé elle eust esté homme; car elle avoit esté seule fille du roy de France. Et si luy avoient les bonnes villes du royaume, par espécial celle de Paris, fait très grans biens et haus honneurs, lesquels il taisoit; et pour ce estoit-il prest de vivre et de mourir avecques eulx.

Et aussi prescha Charles Toussac, et dit que le royaume de France estoit en petit point et avoit mal esté gouverné, et encore estoit; si estoit mestier que ils y féissent un capitaine qui mieux les gouverneroit et luy sembloit que meilleur ne povoient-ils avoir du roy de Navarre.

Et à ce mot furent plusieurs forgiés et ordenés à ce, qui crièrent: Navarre! Navarre! tous à une voix ainsi comme sé ils voulsissent dire: Nous voulons le roy de Navarre. Et toutesvoies, la plus grant partie de trop de ceulx qui là estoient se turent et furent courrouciés dudit cry; mais ils ne l'osèrent contredire.

Si fut lors eslu ledit roy en capitaine de la ville de Paris; et luy fut dit, de par le prévost des marchands de Paris, que ceux de Paris escriroient à toutes bonnes villes du royaume, afin que chascun se consentist à faire ledit roy capitaine universel par tout le royaume de France.

Et lors, leur fist ledit roy serment de les garder et gouverner bien et loyalement, et de vivre et mourir avec eux contre tous, sans aucun excepter; et leur dit: «Biaux seigneurs, ce royaume est moult malade, et y est la maladie moult enracinée; et pour ce, ne peut-il estre si tost gary: si ne vous vueilliés pas mouvoir contre moy sé je ne apaise si tost les besoingnes, car il y faut trait et labour.»

Comment ledit régent s'en ala de Sens à Provins, à Chasteau-Tierry et à Gandelus [226]; et du nombre des Jaques tués par les gentilshommes.

Celui vendredi meismes, ledit régent qui toute celle semaine avoit demouré à Sens, s'en partit et s'en ala à Provins, et d'illec vers Chasteau-Tierry et vers Gandelus, où l'on disoit qu'il y avoit grande assemblée de ces communes que l'on appelloit Jaques Bonhomme; et tousjours luy venoient gentilshommes de tous pays. Et la royne Jehanne estoit à Paris, laquelle mettoit grande diligence de faire aucun traictié entre ledit régent, par devers lequel elle envoioit souvent, et ceux de Paris. Et pour ce se partit ladite royne de Paris le samedi vingt-troisiesme, jour de juin pour aler par devers ledit régent, qui estoit environ Meaulx, en attendant les gens d'armes qui luy venoient.

Et tousjours ardoient les gentilshommes aucunes maisons que ils trouvoient à ceulx de Paris, sé ils n'estoient officiers du roy ou dudit régent; et prenoient et emportoient tous les biens meubles que ils trouvoient et estoient auxdis habitans; et ne se osoit homme qui alast par pays, avoer de Paris. Et aussi tuoient les gentilshommes tous ceux que ils povoient trouver qui avoient esté de la compagnie des Jaques, c'est-à-dire des communes qui avoient tué les gentilshommes, leurs femmes et leurs enfans, et abattu maisons; et tant que on tenoit certainement que l'on en avoit bien tué dedans le jour de la saint Jean-Baptiste vint mille et plus.

Comment les gentilshommes de Bourgoigne laissièrent le roy de Navarre.

Le vendredi vingt-deuxiesme jour dudit mois de juin, le roy de Navarre partit de Paris et avecques luy plusieurs de ladite ville et plusieurs de ses gens. Et estoient environ six cens glaives; et alèrent à Gonesse, où plusieurs autres des villes de la visconté de Paris les attendoient. Et deux jours ou trois devant, plusieurs des gentilshommes qui avoient esté avec ledit roy de Navarre une partie de la saison et encore estoient, espécialement ceux du pays de Bourgoigne, prisrent congié dudit roy de Navarre, quant ils virent que il avoit accepté la capitainerie de ceux de Paris, en disant que ils ne seroient point contre ledit régent né contre les gentilshommes; et s'en partirent et s'en alèrent en leur pays. Et ledit roy et sa compaignie s'en alèrent vers Senlis.

Comment ledit régent et son ost logièrent près de Paris, en telle manière que nul n'osoit issir né entrer en ladite ville de celle part où il estoit.

Monseigneur le régent qui avoit esté vers Chasteau-Tierry, vers la Ferté-Milon et au pays environ pour despécier plusieurs assemblées des Jaques qui là estoient, après ce que les nobles qui estoient avec ledit régent orent mis à mort plusieurs Jaques, ars et gasté tout le pays entre la rivière de Marne et de Seine, s'en retourna en alant vers Paris, et se logia à Chielle-Sainte-Bautheut [227], la derrenière semaine de juin, c'est assavoir le mardi vint-troisiesme jour dudit moys.

Et la royne Jehanne fut à Laigny, qui moult se painoit de traictier entre ledit régent et ceux de Paris. Et lors n'y put aucun traictié estre trouvé; car ceux de Paris se tenoient fiers et haus contre ledit régent leur seigneur. Et pour ce, luy et son ost se deslogièrent de Chielle et se logièrent environ le bois de Vincennes, environ le pont de Charenton et environ Conflans, le vendredy vint-neuviesme jour dudit moys de juin. Et tenoit-l'on que en l'ost dudit régent avoit bien trente mille chevaux. Si fut tout le pays gasté jusques à huit ou dix lieues, et communément les villes arses.

Et ledit roy de Navarre s'en retourna et entra en la ville de Saint-Denis, lequel roy estoit alié avec ceux de Paris contre ledit régent, leur droit seigneur. Et si avoit en la compaignie dudit roy grant foison ennemis du roy et du royaume de France, Anglois et autres que ledit roy de Navarre avoit fait venir des garnisons angloises, d'Esparnon et d'autre part. En la ville de Saint-Denis se tint le roy de Navarre. Et ledit régent et son ost estoient logiés es lieux dessus dis, et estoit le corps dudit régent logié en l'ostel du Séjour, ès Quarrières [228]. Et n'osoit homme issir de Paris de celle part né entrer aussi; mais par plusieurs fois en issoit-l'on en bataille; mais tousjours perdoient plus qu'ils ne gaignoient, et en y ot plusieurs mors.

Comment le régent et le roy de Navarre assemblèrent en un pavillon qui fut tendu sur une motte, entre Saint-Anthoine et le bois, pour accorder un traictié que la royne Jehanne avoit basti; et du serment que ledit roy fist sur Corpus Domini que l'evesque de Lisieux avoit célébré, en entencion que ledit régent et ledit roy le usassent pour plus fermement tenir leurs sermens; mais ledit roy de Navarre refusa à user le premier.

Le dimanche huitiesme jour de juillet ensuivant, assemblèrent lesdis régent et roy de Navarre en un pavillon qui, pour ce, fut tendu près de Saint-Anthoine, en un lieu que l'on dit le Moulin-à-Vent, pour accorder ensemble certain traictié que la royne Jehanne avoit pourparlé. Si estoient les batailles dudit régent toutes ordenées aux champs en quatre batailles, où l'on estimoit bien douze mille hommes d'armes et plus. Et les gens du roy de Navarre furent en bataille ordenés sur une petite montaigne près de Monstruel et de Charonne, et n'estoient pas plus de huit cens combattans, si comme l'on les estimoit. Et, pour ce que ils estoient si petit nombre, ne approchièrent point ledit pavillon né les batailles audit régent.

Si parlementèrent ledit régent et ses gens et le roy de Navarre et ses gens, en la présence de ladite royne. Si furent à accort par la manière qui s'ensuit, c'est assavoir: pour toutes les choses que ledit roy pourroit demander audit régent pour quelconques causes que ce fust, luy bailleroit dix mille livres de terre et quatre cens mille florins à l'escu, lesquels seroient bailliés audit roy par la manière qui s'ensuit. C'est assavoir la première année cent mille, et chascun an ensuivant cinquante mille, jusques à fin de paye; et si seroient lesdis quatre cens mille florins pris sur les aydes que le peuple feroit pour cause des guerres, sans ce que ledit régent en fust autrement tenu né obligé. Et pour ce, ledit roy de Navarre devoit estre avec ledit régent contre tous, excepté le roy de France; et afin que ledit régent et le roy de Navarre tenissent sans enfraindre toutes les choses dessus dites, l'evesque de Lisieux, qui présent estoit, chanta une messe audit pavillon, environ heure de none [229], et consacra deux personnes [230], en espérance que de l'une fust fait deux parties et usées par lesdis régent et roy. Et quant la messe fut chantée, lesdis régent et roy jurèrent, sur le corps-Dieu sacré que ledit evesque tenoit entre ses mains, que ils teindroient et acompliroient sans enfraindre tout ce que chascun avoit promis, présens à ce ducs, contes et barons tant comme en povoit au devant dit pavillon, environ heure de none. Et après ledit evesque brisa l'oiste, et en voult faire user à chascun desdis régent et roy; mais ledit roy dit que il n'estoit pas jeun [231]; et pour ce ledit régent n'en prist point aussi, jasoit ce que il se feust ordené pour le recevoir. Si usa tout ledit evesque. Et par ce ledit roy devoit aler à Paris pour les faire mettre en l'obéissance dudit régent. Et ainsi se départirent; et s'en ala ledit régent aux Quarrières et ledit roy à Saint-Denis.

Comment, après les dessus dis sermens, les gens au roy de Navarre coururent sus aux gens du régent.

Le mardi ensuivant dixiesme jour du moys de juillet, le roy de Navarre ala à Paris; et cuidoit ledit régent que ledit roy deust aler devers luy, celuy jour, porter la response de ceux de Paris: mais il n'y ala point, ainçois demoura tout ce jour. Et l'endemain, le onziesme jour dudit moys, il mist en ladite ville de Paris les Anglois que il avoit avecques luy. Et disoit-l'on en l'ost dudit régent que ceux de Paris avoient dit audit roy que il avoit fait sa paix sans eux et que il ne leur en challoit, car ils se passeroient bien de luy. Et pour ce fist nouvelles aliances, si comme l'on disoit, avec eux; et bien y parut de fait, car il ne retourna point devers ledit régent; mais luy estant dedans ladite ville de Paris, plusieurs en issirent armés, par espécial de ceux que il y avoit menés.

Et assaillirent ledit mercredi, onziesme jour dudit moys, aucuns de l'ost dudit régent qui se deslogoient de la Granche-aux-Merciers pour eux approchier dudit régent. Et pour ce, cria-l'on en l'ost alarme, et s'arma l'ost, et courut-l'on jusques à la bastide des fossés, et là ot grant escarmuche, et y demoura-l'on jusques près de la nuit: et y perdirent ceux de Paris plus que les autres.

Comment le roy de Navarre mist sus au régent qu'il avoit enfraint le traictié, et du pont de bateaux qui fut fait sur Seine.

Le jeudi douziesme jour du moys de juillet, le roy de Navarre s'en retourna à Saint-Denis, et laissa les Anglois à Paris. Et ledit régent envoia par devers ledit roy pour savoir quelle volenté il avoit, et luy fist requérir que il venist avec luy, car il luy avoit promis que il luy ayderoit contre tous. Lequel roy respondit que ledit régent et sa gent avoient enfraint le traictié et les convenances que ils avoient, car ils avoient assailli ceux de Paris le jour précédent, si comme disoit ledit roy, tant comme il traictoit avecques eux; jasoit ce, en vérité, que ceux de Paris eussent commencié l'escarmuche. Mais ledit roy disoit ces choses pour ce qu'il ne povoit avoir fait à Paris ce qu'il avoit promis au traictié dudit régent et de luy; car il avoit promis de tant faire que ceux de Paris paieroient six cens mille escus de Phelippe pour le premier paiement de la rançon du roy, mais que ledit régent leur remist toute paine criminelle. Et ceux de Paris respondirent quant il en parla, que ils n'en paieroient jà denier. Et pour ce, mettoit sus ledit roy audit régent que il avoit enfraint ledit traictié, jasoit ce que ceux qui là estoient savoient bien le contraire. Si cuida-l'on bien que tous traictiés fussent rompus, dont moult de gens avoient grant joie.

Et mist-l'on [232] grant paine à achever un pont que l'on avoit encommencié sur bateaux pour passer la rivière de Seine, lequel fut achevé ledit jeudi. Et tantost, plusieurs de l'ost passèrent ledit pont et ardirent Vitry et plusieurs autres villes oultre la rivière de Seine, et y pilla-l'on tout ce que l'on y trouva.

Et ladite royne Jehanne aloit souvent par devers les uns et par devers les autres pour renouveler ledit traictié. Toutesvoies parloient plusieurs moult vilainement contre ledit roy de Navarre qui si solempnellement avoit juré et ne tenoit chose que il eust promis.

Comment monseigneur le duc de Normendie, ainsné fils du roy de France, lors régent du royaume, reboutèrent, luy et ses gens, ceux de Paris de dessus le pont qu'il avoit fait faire sur Seine; et de plusieurs escarmuches faites environ Saint-Anthoine de ceux de Paris contre les gens dudit régent; et du traictié qui fut fait pour faire la paix entre le régent et ceux de Paris.

Le samedi ensuivant quatorziesme jour de juillet, environ heure de disner, ledit régent estant en sa chambre, en son conseil, plusieurs de la ville de Paris, dont la plus grant partie estoient d'Anglois qui estoient issus par devers Saint-Marcel, chevaulchièrent jusques devant ledit pont que ledit régent avoit fait faire, lequel pont estoit sur la rivière de Seine, devant l'ostel des Quarrières où estoit logié ledit régent. Et tantost que ils furent devant ledit pont, ils descendirent à pié, et en entra aucuns dedans la dite rivière pour aler sur ledit pont où il n'avoit point de garde. Mais l'on ne povoit monter sus ledit pont sé l'on n'entroit en l'yaue jusques au nombril, pour ce qu'il avoit faute au bout du pont par devers Vitry; et y mettoient les gens dudit régent une bachière toutes les fois que ils vouloient passer: et quant ils en avoient fait, ladite bachière estoit ostée du bout du pont. Et estoit mise contre ledit pont au dessus, ainsi comme au milieu. Et lors estoit en celuy estat; et pour ce convint que lesdis de Paris entrassent en l'yaue pour monter sur le dit pont. Si cria-l'on alarme moult forment; et fut moult l'ost estourmie, car les autres estoient venus à couvert et soudainement. Si alèrent plusieurs, les uns armés et les autres désarmés, pour deffendre ledit pont. Et jà avoient plusieurs des dessus dis de Paris oultre la moitié du pont. Et là se combatirent les gens dudit régent et reboutèrent leurs ennemis qui estoient sur ledit pont, et y ala ledit régent en sa personne: et y furent plusieurs des gens du dit régent navrés de trait. Et si y fut pris son mareschal, que on appelloit monseigneur Rigaut de Fontaines. Et aussi y ot des autres navrés et pris. Toutesvoies furent-ils reculés et mis tous hors dessur ledit pont par les gens dudit régent et s'en retournèrent vers Paris. Et pour ce que l'on crioit alarme vers Paris, au cousté devers Saint-Anthoine, et disoit-l'on que ceux de Paris estoient issus de celle part, les gens d'armes se trairent vers là, et sur les champs furent les batailles rangiées. Et y ot des escarmuches toute jour jusques à la nuit, et y perdirent ceux de Paris plus que ils ne gaignièrent. Toutesvoies, ceux qui issirent de Paris, tant d'un cousté de Paris comme d'autre, estoient le plus Anglois. Et durant ces choses, la royne Jehanne ala devers ledit régent pour renouer ledit traictié, et quant elle s'en partit pour aler à Saint-Denis, encore estoient les batailles sur les champs. Si traictièrent toute celle semaine jusques au jeudi ensuivant dix-neuviesme jour dudit moys de juillet. Et celuy jour, la dite royne Jehanne, le roy de Navarre, l'archevesque de Lyon, qui là avoit esté envoié de par le pape, l'evesque de Paris, le prieur de Saint-Martin-des-Champs, Jehan Belot, eschevin de Paris, Colin le Flamant, et autres de Paris, alèrent environ tierce au bout dudit pont que ledit régent avoit fait faire de la partie devers Vitry, et avoient des gens d'armes et des archiers avecques eux. Et ledit régent y ala à petite compaignie tout désarmé; et parlementèrent ensemble en l'un des bateaux dudit pont; et finablement furent à accort, par telle manière que ceux de Paris prieroient ledit régent que il leur voulsist remettre son mautalent, et pardonner tout ce que ils avoient fait; et ils se mettroient en sa merci, par telle condicion qu'il en ordenneroit, par le conseil de la royne Jehanne, du roy de Navarre, du duc d'Orléans et du conte d'Estampes, concordablement et non aultrement. Et avec ce demourroient en leur vertu tous accors, toutes convenances et toutes aliances que ceux de Paris avoient avecques ledit roy de Navarre, avecques bonnes villes et avecques tous autres. Et ledit régent devoit faire ouvrir tous passages de rivières et autres, afin que toutes denrées et marchandises pussent passer et estre portées à Paris. Et pour parfaire les choses contenues audit traictié, fut journée prise au mardi ensuivant, pour estre à Laigny-sur-Marne; et là devoient estre ledit régent et son conseil d'une part, et ceux qui seroient ordenés pour Paris d'autre part, et lesdis royne, roy, duc d'Orléans et conte d'Estampes, par le conseil desquels ledit régent en devoit ordener. Et ce fait, fut publié en l'ost que il avoit bonne paix entre ledit régent et ceux de Paris. Et pour ce se deslogièrent les gens de monseigneur le duc et s'en partirent plusieurs celuy jour.

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