← Retour

L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 3/4)): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

16px
100%

Et l'endemain, jour du vendredi, vintiesme jour dudit mois, plusieurs alèrent vers Paris pour besoingnes que ils avoient à faire, lesquels on n'y voult laissier entrer. Mais leur demanda-l'on à qui ils estoient; et quant ils respondirent que ils estoient au duc, ceux de Paris leur dirent: «Alés à vostre duc.» Et y entra Mathé Guete, trésorier de France, lequel fut en grant péril d'estre tué; et finablement en fut mis hors quant il ot esté mené en la maison de la ville en Grève, et à Saint-Eloy devant le prévost des marchands et les gouverneurs.

Et après ce que ledit accort fut fait par la manière que dessus est dit, les dessus dis de Paris, en haine de monseigneur ledit régent, prirent et saisirent plusieurs maisons et biens meubles de plusieurs officiers qui avoient esté avec ledit régent audit ost.

Et ledit régent s'en ala celui jour de vendredi au Val-la-Comtesse, et la plus grant partie de son ost s'en partit.

Comment ceux de Paris se esmurent contre les Anglois que le roy de Navarre avoit fait venir en ladite ville; et en tuèrent partie et les autres emprisonnèrent au Louvre. Et de la mort de ceux de Paris vers Saint-Cloust.

Le samedi ensuivant, veille de la Magdalène, fut la journée [233] ensuivant qui avoit esté mise à Laigny-sur-Marne remise à Corbeil. Et celuy samedi, après disner, s'esmut à Paris un grant descort entre ceux de la ville et plusieurs Anglois qu'ils avoient fait venir en ladite ville contre ledit régent leur seigneur, pour ce que l'on disoit que aucuns autres Anglois qui estoient à Saint-Denis et à Saint-Cloust pilloient le pays. Si s'esmut le commun de ladite ville de Paris, et courut sur lesdis Anglois qui estoient en ladite ville de Paris, et en tuèrent vint-quatre ou environ et en prirent quarante-sept des plus notables, en l'ostel de Neelle, auquel ils avoient disné avec le roy de Navarre. Et plus de quatre cens autres en divers ostieux de ladite ville, lesquels il mistrent tous en prison au Louvre. De laquelle chose le roy de Navarre fut moult courroucié, si comme l'on disoit; et aussi furent le prévost des marchans et autres gouverneurs de ladite ville. Et, pour ce, l'endemain, jour de dimanche et de la Magdalène, vint-deuxiesme jour dudit moys de juillet, le roy de Navarre, l'evesque de Laon, le prévost des marchans et plusieurs autres gouverneurs de ladite ville de Paris furent en la maison de ladite ville, environ heure de midi, et y ot moult de peuple assemblé en ladite maison, tous armés devant en la place de Grève. Auquel peuple ledit roy parla et leur dist qu'ils avoient mal fait d'avoir tué lesdis Anglois, car il les avoit fait venir en son conduit [234] pour servir ceux de la ville de Paris. Et tantost plusieurs d'iceux crièrent qu'ils vouloient que tous les Anglois fussent tués, et vouloient aler à Saint-Denis mettre à mort ceux qui y estoient, qui pilloient tout le pays. Et dirent audit roy et au prévost des marchans que ils alassent avec eux, en disant que ils avoient esté bien paiés de leurs gages et soudées, et néanmoins ils pilloient tout le pays. Et jasoit ce que ledit roy et prévost féissent tout leur pouvoir de refraindre ledit peuple, ils ne le povoient faire, mais convint que ils leur accordassent à aler avec eux. Mais avant que on partist de Paris, il fut près de vespres. Dont plusieurs présumèrent que ledit roy fist attendre le partir, afin que lesdis Anglois ne feussent sourpris et despourveus. Et environ heure de vespres partirent de Paris, les uns par la porte Saint-Honoré, le roy de Navarre, le prévost des marchans et toute leur route par la porte Saint-Denis et alèrent vers le Moulin à vent. Et estimoit-on que ils estoient, tant d'une part comme d'autre, environ seize cens hommes de cheval et huit mille de pié. Et furent lesdis roy de Navarre, le prévost des marchans et toute leur route bien l'espace de demie heure largement, sans eux mouvoir au champ qui est de l'autre partie dudit moulin à vent par devers Montmartre. Et de leur route furent envoiés trois glaives qui chevauchièrent par emprès Montmartre. Lesquels, sans ce qu'ils feussent après vus, chevauchièrent en alant tout droit vers le bois de Saint-Cloust, auquel bois lesdis Anglois estoient en une embusche. Et au-dehors dudit bois par devers Paris en avoit environ quarante ou cinquante. Si cuidèrent ceux de Paris que il n'en y eust plus; et alèrent vers lesdis Anglois. Et quant ils furent près, les Anglois qui estoient audit bois issirent hors, et tantost ceux de Paris se mirent à fouir et les Anglois au chacier. Si tuèrent lesdis Anglois grant foison des dessus dis de Paris, par espécial de ceux de pié qui estoient issus par la porte Saint-Honoré; et tenoit-l'on communément qu'il y avoit de mors bien six cens ou plus, et furent presque tous gens de pié. Et ledit roy de Navarre qui véoit ces choses ne se partit pas de là, mais laissa tuer les dessus dis de Paris sans leur faire aucune ayde né secours. Et après ce que lesdis de Paris furent desconfis et tués comme dit est, ledit roy de Navarre s'en ala à Saint-Denis, et ledit prévost des marchans et sa compaignie s'en retournèrent à Paris. Et furent, quant ils rentrèrent à Paris, forment huiés et blasmés de ce qu'ils avoient ainsi les bonnes gens de Paris laissié mettre à mort sans les secourir. Et dès lors commencièrent ceux de Paris forment à murmurer, et faisoient forment garder les quarante-sept prisonniers anglois qui estoient au Louvre par le commun de Paris; et volentiers les eust le commun de Paris mis à mort; mais le prévost des marchans et les autres gouverneurs de Paris ne le povoient souffrir.

Comment le prévost des marchans et ses aliés délivrèrent les prisonniers du Louvre.

Le vendredi vingt-septiesme jour dudit mois de juillet, le prévost des marchans et plusieurs autres jusques au nombre de huit vints ou deux cens hommes armés et plusieurs archiers alèrent au Louvre; et de fait, contre la volenté dudit peuple et commun de Paris, délivrèrent les dis Anglois prisonniers et les mirent hors de Paris par la porte Saint-Honoré. Et en les conduisant de la ville dehors, aucuns de ceux qui estoient avec ledit prévost crioient et demandoient sé il y avoit aucun qui voulsist aucune chose dire contre la délivrance desdis Anglois; et avoient leurs arcs tous tendus pour les délivrer de tous empeschemens, sé aucuns les voulsist mettre en ladite délivrance; mais il n'y ot personne qui osast parler né faire semblant; jasoit ce qu'ils en fussent moult douloureusement courrouciés en ladite ville de Paris.

Si s'en alèrent les Anglois à Saint-Denis avec le roy de Navarre, qui tousjours y estoit demouré depuis le dimanche précédent; car il n'osoit pas seurement retourner à Paris, si comme l'on disoit, tant pour cause de ce que il n'avoit point aidié à ceux de Paris le dimanche précédent, lorsque les Anglois les avoient tués, comme pour la délivrance des Anglois du Louvre, laquelle avoit esté faite à la requeste dudit roy de Navarre, si comme l'on disoit et voir estoit. Si en estoit le peuple de Paris forment esmeu en cuer contre ledit prévost des marchans et contre les autres gouverneurs; mais il n'y avoit homme qui osast commencier la riote. Toutesvoies Dieu, qui tout voit, qui vouloit ladite ville sauver, ordena par la manière qui s'ensuit.

De la mort du prévost des marchans et de plusieurs autres ses aliés.

Le mardi derrenier jour du moys de juillet, le prévost des marchans et plusieurs autres avec luy, tous armés, alèrent disner à la bastide Saint-Denis. Et commanda ledit prévost à ceux qui gardoient ladite bastide que ils bailliassent les clefs à Joseran de Mascon, qui estoit trésorier du roy de Navarre. Lesquels gardes desdites clefs dirent que ils n'en bailleroient nulles. Dont le prévost fut moult courroucié, et se mut riote à ladite bastide entre ledit prévost et ceux qui gardoient lesdites clefs, tant que un bourgeois appellé Jehan Maillart, garde de l'un des quartiers de la ville, de la partie de vers la bastide, oït nouvelles dudit débat, et pour ce se traist vers ledit prévost et luy dit que l'on ne bailleroit point les clefs audit Joseran. Et pour ce, eust plusieurs grosses parolles entre ledit prévost et ledit Joseran d'une part, et ledit Jehan Maillart d'autre part. Si monta ledit Jehan Maillart à cheval, et prist une bannière du roy de France et commença à hault crier: «Montjoie Saint-Denis au roy et au duc!» tant que chascun qui le véoit aloit après et crioit à haulte voix ledit cri. Et aussi fist le prévost et sa compaignie. Et s'en alèrent vers la bastide Saint-Anthoine. Et ledit Jehan Maillart demoura vers les halles. Et un chevalier appelé Pepin des Essars, qui rien ne savoit de ce que ledit Jehan Maillart avoit fait, prist assez tost après une autre bannière de France, et crioit semblablement comme Jehan Maillart: «Montjoie Saint-Denis!» Et durant ces choses, ledit prévost vint à la bastide Saint-Anthoine, et tenoit deux boistes où avoit lettres lesquelles le roy de Navarre luy avoit envoyées, si comme l'on disoit. Si requistrent ceux qui estoient à ladite bastide que il leur monstrast lesdites lettres. Et s'esmut riote à ladite bastide, tant que aucuns qui là estoient coururent sus à Phelippe Giffart, qui estoit avec ledit prévost, lequel se deffendit forment, car il estoit fort armé et le bacinet en la teste; et toutesvoies fut-il tué. Et après fut tué ledit prévost et un autre de sa compaignie appelé Simon Le Paonnier: et tantost furent despoilliés et estendus tous nus sur les quarreaux en la voie. Et ce fait, le peuple s'esmut pour aler quérir des autres et pour en faire autel; et leur dit-on que, en l'ostel de Hocaus, à l'enseigne de l'Ours, près de la porte Baudoier, estoit entré Jehan de l'Isle le jeune. Si y entrèrent grant foison de gens et y trouvèrent ledit Jehan de l'Isle et Gille. Marcel, clerc de la marchandise de Paris, lesquels il mirent à mort. Et tantost furent despoilliés comme les autres et trainés tous nus sur les quarreaux devant ledit ostel et là furent laissiés. Et tantost se partit ledit peuple et s'esmut à aler querre des autres. Et ce jour, à la bastide Saint-Martin, fut tué Jehan Poret-le-Jeune. Et furent les cinq corps dessus nommés trainés en la court de Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers, et là furent mis et estendus tous nus en ladite court, en la veue de tous, si comme ils avoient fait mettre les mareschaux, celui de Clermont et celui de Champaigne: dont plusieurs tenoient que c'estoit ordenance de Dieu, car ils estoient morts de telle mort comme ils avoient fait mourir lesdis mareschaux.

Item, celui mardi, furent pris et mis au Chastellet de Paris, Charles Toussac, eschevin de Paris, et Joseran de Mascon, trésorier du roy de Navarre. Et le peuple qui les menoit crioit haultement le dessus dit cri, et avoit chascun dudit peuple l'espée nue au poing.

De la venue du régent à Paris, et de la mort de Charles Toussac et de Joseran de Mascon.

Le jeudi second jour d'aoust au soir, ala le duc de Normendie, régent le royaume, à Paris, où il fut receu à très grant joie du peuple de ladite ville. Et celui jour, avant que ledit régent entrast à Paris, furent lesdis Charles Toussac et ledit Joseran traînés du Chastellet jusques en Grève, et là furent décapités. Et longuement après demourèrent en la place sur les quarreaux, et après en la rivière furent gietés.

Comment le régent fut deffié de par le roy de Navarre.

Le vendredi tiers jour du mois d'aoust, fut le régent deffié de par le roy de Navarre. Et celui jour fut pris Pierre Gille. Et aussi fut maistre Thomas de Ladit, chancelier dudit roy de Navarre, qui estoit en habit de moine.

De la mort de plusieurs traîtres du roy et du régent; et des paroles que ledit regent dist à ceux de Paris.

Le samedi ensuivant, quart jour dudit moys d'aoust, ledit Pierre Gille et un chevalier qui estoit chastelain du Louvre, et estoit né d'Orléans de assez petit lieu, de gens de mestier [235], et estoit appelé monseigneur Gille Caillart, furent traînés du Chastellet jusques ès halles, et là orent les testes coppées. Mais ledit chevalier eust avant la langue coppée, pour plusieurs mauvaises paroles qu'il avoit dites du roy de France et du régent son fils. Et après, les corps furent giettés à la rivière. Et après, la semaine ensuivant, furent décapités ensemble, en un jour, Jehan Prévost et Pierre Leblont; et en un autre jour deux avocas, l'un de Parlement, appelé maistre Pierre de Puiseux, et l'autre du Chastellet, appelé maistre Jehan Godart. Et furent tous giettés en la rivière; et un appelé Bonvoisin fut mis en oubliette [236].

Celui jour de samedi, quatriesme jour dudit mois d'aoust, parla ledit régent audit peuple de Paris, en la maison de la ville; et leur dist la grant traïson qui avoit esté traictiée par les dessus dis mors et de l'evesque de Laon et de plusieurs autres qui encore vivoient; c'est assavoir de faire ledit roy de Navarre roy de France, et de mettre les Anglois et Navarrois en Paris, celui jour que le prévost des marchans fut tué. Et devoient mettre à mort tous ceux qui se tenoient de la partie du roy et son fils, et jà avoient esté plusieurs maisons de Paris signées à divers seings; dont moult de gens estoient forment esbahis en ladite ville.

Les Grandes Chroniques de Saint-Denis, éditées par M. Paulin Pâris.

LES ÉTATS GÉNÉRAUX DE 1356 ET LA JACQUERIE.
Récit de Froissart.

Comment les trois états furent assemblés en la cité de Paris pour ordonner du gouvernement du royaume de France.

Si le royaume d'Angleterre et les Anglois et leurs alliés furent réjouis de la prise du roi Jean de France, le royaume de France fut grandement troublé et courroucé. Et il y avoit bien cause; car ce fut une très grande désolation et ennuyable pour toutes manières de gens. Et sortirent bien adoncques les sages hommes du royaume que grands meschefs en naîtroient; car le roi leur chef et toute la bonne chevalerie de France étoit morte ou prise; et les trois enfans du roi qui retournés étoient, Charles, Louis et Jean, étoient moult jeunes d'âge et de conseil; si y avoit en eux petit recouvrer; ni nul des dits enfans ne vouloit emprendre le gouvernement du dit royaume [237].

Avec tout ce, les chevaliers et les écuyers qui retournés étoient de la bataille, en étoient tant haïs et si blâmés des communes que envis ils s'embatoient ès bonnes villes. Si parlementoient et murmuroient ainsi les uns sur les autres. Et regardèrent et avisèrent les plusieurs des sages hommes que cette chose ne pouvoit longuement durer ni demeurer en tel état, que on n'y mît remède; car se tenoient en Cotentin Anglois et Navarrois, desquels messire Godefroy de Harecourt étoit chef, qui couroient et détruisoient tout le pays.

Si avint que tous les prélats de sainte Église, évêques et abbés, tous les nobles, seigneurs et chevaliers, et le prévôt des marchands et les bourgeois de Paris, et le conseil des bonnes villes du royaume de France furent tous ensemble en la cité de Paris, et voulurent savoir et ordonner comment le royaume de France seroit gouverné jusques adonc que le roi leur sire seroit délivré; et voulurent encore savoir plus avant que le grand trésor que on avoit levé au royaume du temps passé, en dixièmes, en male-toultes [238], en subsides, et en forges de monnoyes, et en toutes autres extortions, dont leurs gens avoient été formenés et triboulés, et les soudoyers mal payés, et le royaume mal gardé et défendu, étoit devenu: mais de ce ne savoit nul à rendre compte.

Si se accordèrent que les prélats éliroient douze personnes bonnes et sages entre eux, qui auroient pouvoir, de par eux et de par le clergé, de ordonner et aviser voies convenables pour faire ce que dessus est dit. Les barons et les chevaliers ainsi élurent douze autres chevaliers entre eux, les plus sages et les plus discrets, pour entendre à ces besognes; et les bourgeois, douze en telle manière. Ainsi fut confirmé et accordé de commun accord: lesquelles trente-six personnes devoient être moult souvent à Paris ensemble, et là parler et ordonner des besognes du dit royaume. Et toutes manières de choses se devoient déporter par ces trois états; et devoient obéir tous autres prélats, tous autres seigneurs, toutes communautés des cités et des bonnes villes, à tout ce que ces trois états feroient et ordonneroient. Et toutesfois, en ce commencement, il en y eut plusieurs en cette élection qui ne plurent mie bien au duc de Normandie, ni à son conseil.

Au premier chef, les trois états défendirent à forger la monnoye que on forgeoit, et saisirent les coins. Après ce, ils requirent au duc qu'il fût si saisi du chancelier le roi de France son père [239], de monseigneur Robert de Lorris, de monseigneur Simon de Bucy [240], de Poillevilain [241], et des autres maîtres des comptes et conseillers du temps passé du dit roi, par quoi ils rendissent bon compte de tout ce que on avoit levé et reçu au royaume de France par leur conseil. Quand tous ces maîtres conseillers entendirent ce, ils ne se laissèrent mie trouver; si firent que sages; mais se partirent du royaume de France, au plus tôt qu'ils purent; et s'en allèrent en autres nations demeurer, tant que ces choses fussent revenues en autre état.

Comment les trois états firent faire monnoie de fin or; et comment ils envoyèrent gens d'armes contre messire Godefroy de Harecourt.

Après ce, les trois états ordonnèrent et établirent, de par eux et en leurs noms, receveurs pour lever et recevoir toutes mal-toultes, impositions, dixièmes, subsides et toutes autres droitures appartenans au roi et au royaume; et firent forger nouvelle monnoie de fin or, que on appeloit moutons [242]. Et eussent volontiers vu que le roi de Navarre fût délivré de prison du châtel de Arleux en Cambrésis, là où on le tenoit; car il sembloit à plusieurs de ceux des trois états que le royaume en seroit plus fort et mieux défendu, au cas qu'il voudroit être bon et féal: pourtant que il y avoit petit de seigneurs au dit royaume à qui l'on se pût rallier, que tous ne fussent morts ou pris à la besogne de Poitiers. Si en requirent le duc de Normandie que il le voulsist délivrer; car il leur sembloit que on lui faisoit grand tort, ni ils ne savoient pourquoi on le tenoit. Le duc de Normandie répondit adonc moult sagement, que il ne l'oseroit délivrer, ni mettre conseil à sa délivrance, car le roi son père l'y faisoit tenir; si ne savoit mie la cause pourquoi. Et ne fut point adoncques le roi de Navarre délivré.

En ce temps nouvelles vinrent au duc de Normandie et aux trois états que messire Godefroy de Harecourt harioit et guerroyoit malement le bon pays de Normandie; et couroient ses gens, qui n'étoient mie grand'foison, deux ou trois fois la semaine jusques aux faubourgs de Caen, de Saint-Lô en Cotentin, d'Évreux, d'Avranches et de Coutances; et si ne leur alloit nul au devant. Adoncques ordonnèrent et mirent sus le duc et les dits trois états une chevauchée de gens d'armes de bien trois cents lances et cinq cents autres armures de fer; et y établirent quatre capitaines, le seigneur de Reneval, le seigneur de Cauny, le seigneur de Ruilli et le seigneur de Freauville. Si partirent ces gens d'armes de Paris, et s'en vinrent à Rouen, et là assemblèrent-ils de tous côtés. Et y eut plusieurs chevaliers et écuyers d'Artois et de Vermandois, tels que le seigneur de Maunier, le seigneur de Créqui, messire Louis de Haveskierque, messire Oudart de Renty, messire Jean de Fiennes, messire Enguerrant d'Eudin, et plusieurs autres; et aussi de Normandie moult de appertes gens d'armes; et exploitèrent tant ces seigneurs et leurs gens qu'ils vinrent en la cité de Coutances et en firent leur garnison.

Comment le Roi Jean fut mené en Angleterre.

1357.

Les trois états entendirent toute celle saison aux ordonnances du royaume; et étoit le dit royaume de France tout gouverné par eux.

Tout cel hiver en suivant se tint le prince, et la plus grand partie des seigneurs d'Angleterre qui à la bataille de Poitiers avoient été, à Bordeaux sur Gironde, en grand revel et ébattement; et entendirent tous ces temps à pourveoir navire et à ordonner leurs besognes bien et sagement, pour emmener le roi de France et son fils et toute la plus grand partie des seigneurs qui là étoient, en Angleterre.

Quand ce vint que la saison approcha que le prince dut partir et que les besognes étoient ainsi que toutes prêtes, il manda tous les plus hauts barons de Gascogne, le seigneur de Labret premièrement, le seigneur de Mucident, le seigneur de l'Esparre, le seigneur de Langueren, le seigneur de Pommiers, le seigneur de Courton, le seigneur de Rosem, le seigneur de Condon, le seigneur de Chaumont, le seigneur de Montferrant, le seigneur de Landuras, messire Aymeri de Tarse, le captal de Buch, le soudich de l'Estrade et tous les autres; et leur fit et montra pour lors très grand signe d'amour, et leur donna et promit grands profits, c'est tout ce que Gascons aiment et désirent, et puis leur dit finablement qu'il s'en vouloit aller en Angleterre et y mèneroit aucuns d'eux, et laisseroit les autres au pays de Bordelois et de Gascogne pour garder la terre et les frontières contre les François. Si leur mettoit en abandon cités, villes et châteaux, et leur recommandoit à garder ainsi comme leur héritage. Quand les Gascons entendirent ce que le prince de Galles, ainsné fils au roi leur seigneur, en vouloit mener hors de leur puissance le roi de France que ils avoient aidé à prendre, si n'en furent mie de premier bien d'accord, et dirent au prince: «Cher sire, nous vous devons en quant que nous pouvons toute honneur, toute obéissance et loyal service, et nous louons de vous en quant que nous pouvons ni savons; mais ce n'est pas notre intention que le roi de France, pour lequel nous avons eu grand travail à mettre au point où il est, vous nous éloigniez ainsi; car, Dieu mercy! il est bien, et en bonne cité et forte, et sommes forts et gens assez pour le garder contre les François, si de puissance ils le vous vouloient ôter.» Adonc répondit le prince: «Chers seigneurs, je le vous accorde moult bien: mais monseigneur mon père le veut avoir et voir; et du bon service que fait lui avez et à moi aussi, vous en savons gré, et sera grandement reméri.»

Néantmoins ces paroles ne pouvoient apaiser les Gascons que le prince leur éloignât le roi de France, jusques à ce que messire Regnault de Cobehen et messire Jean de Chandos y trouvèrent moyen; car ils sentoient les Gascons convoiteux. Si lui dirent: «Sire, sire, offrez leur une somme de florins, et vous les verrez descendre à votre requête.» Adoncques leur offrit le prince soixante mille florins. Ils n'en voulurent rien faire. Finablement, on alla tant de l'un à l'autre que un accord se fit, parmi cent mille francs que le prince dut délivrer aux barons de Gascogne, pour départir entre eux; et en fit sa dette, et leur fut la dite somme payée et délivrée ainçois que le prince partît.

Après tout ce, il institua quatre barons de Gascogne à garder tout le pays jusques à son retour, le seigneur de Labret, le seigneur de l'Esparre, le seigneur de Pommiers et le seigneur de Rosem. Tantôt ces choses faites, le dit prince entra en mer, à belle navie et grosse de gens d'armes et d'archers; et emmena avecques lui grand foison de Gascons, le captal de Buch, messire Aimery de Tarse, le seigneur de Landuras, le seigneur de Mucident, le soudich de l'Estrade, et plusieurs autres. Si mirent en un vaissel, tout par lui, le roi de France pour être mieux à son aise.

En cette navie avoit bien cinq cents hommes d'armes et deux mille archers, pour les périls et les rencontres de sur mer; car ils étoient informés, avant leur département à Bordeaux, que les trois états par lesquels le royaume étoit gouverné avoient mis sus en Normandie et au Crotoy deux grosses armées de soudoyers pour aller au devant des Anglois et eux tollir le roi de France. Mais oncques ils n'en virent apparant: si furent-ils onze jours et onze nuits sur mer, et arrivèrent au douzième au havre de Zanduich: puis issirent les seigneurs hors des navires et des vaisseaux et se herbergèrent en la dite ville de Zanduich et ès village environ. Si se tinrent illec deux jours pour eux rafraîchir et leurs chevaux. Au tiers jour ils se partirent et s'en vinrent à Saint-Thomas de Cantorbie. Ces nouvelles vinrent au roi d'Angleterre et à la roine que leur fils le prince étoit arrivé et avoit amené le roi de France: si en furent grandement réjouis, et mandèrent tantôt aux bourgeois de Londres que ils s'ordonnassent si honorablement comme il appartenoit à tel seigneur recevoir que le roi de France. Ceux de la cité de Londres obéirent au commandement du roi, et se vêtirent par connétablies très richement, et se ordonnèrent de tous points pour le recueillir; et se vêtirent tous les métiers de draps différens l'un de l'autre.

Or vint le roi de France, le prince et leurs routes à Saint-Thomas de Cantorbie, où ils firent leurs offrandes, et y reposèrent un jour. A l'endemain ils chevauchèrent jusques à Rocestre; et puis reposèrent là un jour: au tiers jour ils vinrent à Dardefort, et au quart jour, à Londres, où ils furent très-honorablement reçus; et aussi avoient-ils été par toutes villes où ils avoient passé. Si étoit le roi de France, ainsi que il chevauchoit parmi Londres, monté sur un grand blanc coursier, très bien arréé et appareillé de tous points, et le prince de Galles sur une petite haquenée noire de lez lui. Ainsi fut-il convoyé tout au long de la cité de Londres jusques à l'hôtel de Savoye, lequel hôtel est héritage au duc de Lancastre. Là tint le roi de France un temps sa mansion; et là le vinrent voir le roi d'Angleterre et la roine, qui le reçurent et fêtoyèrent grandement, car bien le savoient faire; et depuis moult souvent le visitoient et le consolaçoient de ce qu'ils pouvoient.

Assez tôt après vinrent en Angleterre, par le commandement du pape Innocent VI, les deux cardinaux dessus nommés, messire Tallerant de Pierregort et messire Nicolle, cardinal d'Urgel. Si commencèrent à proposer et à entamer traités de paix entre l'un et l'autre, et moult y travaillèrent [243], mais rien n'en purent exploiter. Toutes fois, ils procurèrent tant parmi bons moyens que unes trèves furent données entre les deux rois et leurs confortans, à durer jusques à la Saint-Jean-Baptiste, l'an mil trois cent cinquante neuf. Et furent mis hors de la trève messire Philippe de Navarre et tous ses alliés, les hoirs le comte de Montfort et la duché de Bretagne.

Un peu après fut le roi de France translaté de l'hôtel de Savoye et remis au châtel de Windesore, et tous ses hôtels et gens. Si alloit voler, chasser, déduire et prendre tous ses ébatements environ Windesore, ainsi qu'il lui plaisoit, et messire Philippe son fils aussi; et tout le demeurant des autres seigneurs, comtes et barons, se tenoient à Londres: mais ils alloient voir le roi quand il leur plaisoit, et étoient recrus sur leur foi tant seulement.

Comment le prévôt des marchands et ses alliés tuèrent au palais trois chevaliers en la présence du duc de Normandie.

En ce temps que les trois états gouvernoient, se commencèrent à lever tels manières de gens qui s'appeloient Compagnies, et avoient guerre à toutes gens qui portoient malettes. Or vous dis que les nobles du royaume de France et les prélats de sainte Église se commencèrent à tanner de l'emprise et ordonnance des trois états. Si en laissoient le prévôt des marchands convenir et aucuns des bourgeois de Paris, pource que ils s'en entremettoient plus avant qu'ils ne voulsissent. Si avint un jour que le duc de Normandie étoit au palais à Paris, atout grand foison de chevaliers et nobles et de prélats, le prévôt des marchands de Paris assembla aussi grand foison des communes de Paris qui étoient de sa secte et accord, et portoient iceux chaperons semblables afin que mieux se reconnussent; et s'en vint le dit prévôt au Palais avironné de ses hommes; et entra en la chambre du duc, et lui requit moult aigrement que il voulsist entreprendre le faix des besognes du royaume et y mettre conseil, afin que le royaume qui lui devoit parvenir fût si bien gardé, que tels manières de compagnies qui régnoient n'allassent mie gâtant ni robant le pays. Le duc répondit que tout ce feroit-il volontiers, si il avoit la mise parquoi il le pût faire; mais celui qui faisoit lever les profits et les droitures appartenans au royaume, le devoit faire; si le fît. Je ne sais pourquoi ni comment, mais les paroles multiplièrent tant et si haut que là endroit furent, en la présence du duc de Normandie, occis trois des grands de son conseil, si près de lui que sa robe en fut ensanglantée [244], et en fut-il même en grand péril; mais on lui donna un des chaperons à porter; et convint qu'il pardonnât là celle mort de ses trois chevaliers, les deux d'armes et le tiers de loi. Si appeloit-on l'un monseigneur Robert de Clermont, gentil et noble homme grandement, et l'autre le seigneur de Conflans [245], et le chevalier de loi, maître Regnault d'Acy, avocat [246]. De quoi ce fut grand pitié, quand pour bien dire et bien conseiller leur seigneur, ils furent là ainsi occis.

Comment le roi de Navarre fut délivré de prison par le confort du prévôt des marchands.

Après cette avenue, avint que aucuns chevaliers de France, messire Jean de Péquigny et autres, vinrent, sur le confort du prévôt des marchands et du conseil d'aucunes bonnes villes, au fort châtel d'Arleux en Pailluel séant en Picardie, où le roi de Navarre étoit pour le temps emprisonné et en la garde de monseigneur Tristan Dubois. Si apportèrent les dits exploiteurs tels enseignes et si certaines au châtelain, et si bien épièrent que messire Tristan Dubois n'y étoit point, si fut par l'emprise dessus dite le roi de Navarre délivré hors de prison et amené à grand joie en la cité d'Amiens, où il bien et liement fut reçu et conjoui; et descendit chez un chanoine qui grandement l'aimoit, que on appeloit messire Guy Quieret. Et fut le roi de Navarre en l'hôtel ce chanoine quinze jours, tant que on lui eût appareillé tout son arroy et qu'il fût tout assuré du duc de Normandie, car le prévôt des marchands, qui moult l'aimoit et par quel pourchas délivré étoit, lui impétra et confirma sa paix devers le duc et ceux de Paris. Si fut le dit roi de Navarre amené par monseigneur Jean de Péquigny et aucuns de la cité d'Amiens à Paris; et y fut pour lors reçu à grand joie, et le virent moult volontiers toutes manières de gens; et mêmement le duc de Normandie le fêta grandement. Mais faire le convenoit, car le prévôt des marchands et ceux de son accord le ennortèrent à ce faire. Si se dissimuloit le duc au gré du dit prévôt et d'aucuns de ceux de Paris.

Comment le roi de Navarre prêcha devant le peuple à Paris et montra les grands torts qu'on lui avoit faits.

Quand le roi de Navarre eut été une pièce à Paris, il fit un jour assembler toutes manières de gens, prélats, chevaliers, clercs de l'université de Paris, et tous ceux qui y voulurent être; et là prêcha, et remontra premièrement en latin, moult courtoisement et moult sagement, présent le duc de Normandie, en lui complaignant des griefs et des villenies qu'on lui avoit faites à tort et sans raison. Et dit que nul ne se voulsist de lui douter; car il vouloit vivre et mourir en défendant le royaume de France; et le devoit bien faire, car il en étoit extrait de père et de mère et de droite ancestrie; et donna adoncques par ses paroles assez à entendre que, s'il vouloit chalenger la couronne de France, il montreroit bien par droit que il en étoit plus prochain que le roi d'Angleterre ne fut. Et sachez que ses sermons et ses langages furent volontiers ouïs et moult recommandés. Ainsi petit à petit entra en l'amour de ceux de Paris, et tant qu'ils avoient plus de faveur et d'amour à lui qu'ils n'avoient au régent le duc de Normandie, et aussi de plusieurs autres bonnes villes et cités du royaume de France. Mais quel semblant ni quelle amour que le prévôt des marchands ni ceux de Paris montrassent au roi de Navarre, oncques messire Philippe de Navarre, son frère, ne se put assentir ni ne voult venir à Paris; et disoit que en communauté n'avoit nul arrêt certain, fors pour tout honnir.

Comment les communes de Beauvoisin et en plusieurs autres parties de France mettoient à mort tous gentils hommes et femmes qu'ils trouvoient.

Assez tôt après la délivrance du roi de Navarre [247], advint une grand'merveilleuse tribulation en plusieurs parties du royaume de France, si comme en Beauvoisin, en Brie, et sur la rivière de Marne, en Valois, en Laonois, en la terre de Coucy et entour Soissons. Car aucunes gens des villes champêtres, sans chef, s'assemblèrent en Beauvoisin; et ne furent mie cent hommes les premiers; et dirent que tous les nobles du royaume de France, chevaliers et écuyers, honnissoient et trahissoient le royaume, et que ce seroit grand bien qui tous les détruiroit. Et chacun d'eux dit: «Il dit voir! il dit voir! honni soit celui par qui il demeurera que tous les gentils hommes ne soient détruits!» Lors se assemblèrent et s'en allèrent, sans autre conseil et sans nulles armures, fors que de bâtons ferrés et de couteaux, en la maison d'un chevalier qui près de là demeuroit. Si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, la dame et les enfans, petits et grands, et ardirent la maison. Secondement ils s'en allèrent en un autre fort châtel et firent pis assez; car ils prirent le chevalier et le lièrent à une estache bien et fort, et violèrent sa femme et sa fille les plusieurs, voyant le chevalier: puis tuèrent la femme qui étoit enceinte et grosse d'enfant, et sa fille, et tous les enfans, et puis le dit chevalier à grand martyre, et ardirent et abattirent le châtel. Ainsi firent-ils en plusieurs châteaux et bonnes maisons. Et multiplièrent tant que ils furent bien six mille; et partout là où ils venoient leur nombre croissoit, car chacun de leur semblance les suivoit. Si que chacun chevalier, dames et écuyers, leurs femmes et leurs enfans, les fuyoient; et emportoient les dames et les damoiselles leurs enfans dix ou vingt lieues de loin, où ils se pouvoient garantir; et laissoient leurs maisons toutes vagues et leur avoir dedans: et ces méchans gens assemblés sans chef et sans armures roboient et ardoient tout, et tuoient et efforçoient et violoient toutes dames et pucelles sans pitié et sans mercy, ainsi comme chiens enragés. Certes oncques n'avint entre Chrétiens et Sarrasins telle forcenerie que ces gens faisoient, ni qui plus fissent de maux et de plus vilains faits, et tels que créature ne devroit oser penser, aviser ni regarder; et cil qui plus en faisoit étoit le plus prisé le plus grand maître entre eux. Je n'oserois écrire ni raconter les horribles faits et inconvenables que ils faisoient aux dames. Mais entre les autres désordonnances et vilains faits, ils tuèrent un chevalier et boutèrent en une broche, et le tournèrent au feu et le rôtirent devant la dame et ses enfans. Après ce que dix ou douze eurent la dame efforcée et violée, ils les en voulurent faire manger par force; et puis les tuèrent et firent mourir de male-mort. Et avoient fait un roi entre eux qui étoit, si comme on disoit adonc, de Clermont en Beauvoisin, et l'élurent le pire des mauvais; et ce roi on appeloit Jacques Bonhomme [248]. Ces méchans gens ardirent au pays de Beauvoisin et environ Corbie et Amiens et Montdidier plus de soixante bonnes maisons et de forts châteaux; et si Dieu n'y eût mis remède par sa grâce, le meschef fût si multiplié que toutes communautés eussent été détruites, sainte Église après, et toutes riches gens, par tous pays; car tout en telle manière si faites gens faisoient au pays de Brie et de Pertois. Et convint toutes les dames et les damoiselles du pays, et les chevaliers et les écuyers, qui échapper leur pouvoient, affuir à Meaux en Brie l'un après l'autre, en pures leurs cotes, ainsi comme elles pouvoient; aussi bien la duchesse de Normandie et la duchesse d'Orléans, et foison de hautes dames, comme autres, si elles se vouloient garder d'être violées et efforcées, et puis après tuées et meurtries.

Tout en semblable manière si faites gens se maintenoient entre Paris et Noyon, et entre Paris et Soissons et Ham en Vermandois, et par toute la terre de Coucy. Là étoient les grands violeurs et malfaiteurs; et exillièrent, que entre la terre de Coucy, que entre la comté de Valois, que en l'évêché de Laon, de Soissons et de Noyon, plus de cent châteaux et bonnes maisons de chevaliers et écuyers; et tuoient et roboient quant que ils trouvoient. Mais Dieu par sa grâce y mit tel remède, de quoi on le doit bien regracier, si comme vous orrez ci-après.

Comment le roi de Navarre et les gentilshommes de Beauvoisin tuèrent grand foison des Jacques; et comment le duc de Normandie défia le prévôt des marchands et ses alliés; et comment Paris fut close.

1358.

Quand les gentilshommes de Beauvoisin, de Corbiois [249], de Vermandois, de Valois et des terres où ces méchans gens conversoient et faisoient leurs forcéneries, virent ainsi leurs maisons détruites et leurs amis tués, ils mandèrent secours à leurs amis, en Flandre, en Hainaut, en Brabant et en Hesbaing. Si en y vint tantôt assez de tous côtés. Si s'assemblèrent les gentilshommes étrangers et ceux du pays qui les menoient. Si commencèrent aussi à tuer et à découper ces méchans gens sans pitié et sans merci; et les pendoient par fois aux arbres où ils les trouvoient. Mêmement le roi de Navarre en mit un jour à fin plus de trois mille, assez près de Clermont en Beauvoisin [250]. Mais ils étoient jà tant multipliés que, si ils fussent tous ensemble, ils eussent bien été cent mille hommes. Et quand on leur demandoit pourquoi ils faisoient ce, ils répondoient qu'ils ne savoient, mais ils le véoient aux autres faire, si le faisoient aussi, et pensoient qu'ils dussent en tel manière détruire tous les nobles et gentilshommes du monde, par quoi nul n'en pût être.

En ce temps se partit le duc de Normandie de Paris, et se douta du roi de Navarre, du prévôt des marchands et de ceux de son accord, car ils étoient tous d'une alliance; et s'en vint au pont de Charenton sur Marne, et fit un grand mandement de gentilshommes où il les put avoir, et défia le prévôt des marchands et ceux qui le vouloient aider. Quand le prévôt des marchands entendit que le duc de Normandie étoit au pont de Charenton et qu'il faisoit là son amas de chevaliers et d'écuyers, et qu'il vouloit guerroyer ceux de Paris, si se douta que grand mal ne lui en avînt, et que de nuit on ne vînt courir Paris, qui à ce temps n'étoit point fermée. Si mit ouvriers en œuvre, quant qu'il en put avoir et recouvrer de toutes parts, et fit faire grands fossés autour de Paris, et puis chaingles, murs et portes; et y ouvroit-on nuit et jour. Et y eut, le terme d'un an, tous les jours trois mille ouvriers. Dont ce fut un grand fait que de fermer sur une année et d'enclorre et avironner de toute défense une telle cité comme Paris est et de tel circuit. Et vous dis que ce fut le plus grand bien que oncques le prévôt des marchands fit en toute sa vie; car autrement elle eût été depuis courue, gâtée et robée par trop de fois, et par plusieurs actions, si comme vous orrez ci-après. Or vueil-je retourner à ceux et à celles qui étoient fuis à Meaux en Brie à sauveté.

Comment le comte de Foix et le captal de Buch vinrent à Meaux pour reconforter la duchesse de Normandie et celle d'Orléans et les autres dames qui là étoient fuies pour les Jacques.

En ce temps que ces méchans gens couroient, revinrent de Prusse le comte de Foix et le captal de Buch, son cousin; et entendirent sur le chemin, si comme ils devoient entrer en France, la pestillence et l'horribleté qui couroit sur les gentilshommes. Si en eurent ces deux seigneurs grand pitié. Si chevauchèrent par leur journée tant qu'ils vinrent à Châlons en Champagne, qui rien ne se mouvoit du fait des vilains, ni point n'y entroient. Si leur fut dit en la dite cité que la duchesse de Normandie et la duchesse d'Orléans et bien trois cents dames et damoiselles, et le duc d'Orléans aussi, étoient à Meaux en Brie, en grand meschef de cœur pour celle Jacquerie. Ces deux bons chevaliers s'accordèrent que ils iroient voir les dames et les reconforteroient à leur pouvoir, combien que le captal fût Anglois [251]. Mais ils étoient pour ce temps trèves en ce royaume de France et le royaume d'Angleterre; si pouvoit bien le dit captal chevaucher partout; et aussi là il vouloit remontrer sa gentillesse, en la compagnie du comte de Foix. Si pouvoient être de leur route environ quarante lances, et non plus; car ils venoient d'un pélerinage, ainsi que je vous l'ai dit.

Tant chevauchèrent que ils vinrent à Meaux en Brie. Si allèrent tantôt devers la duchesse de Normandie et les autres dames, qui furent moult lies de leur venue; car tous les jours elles étoient menacées des Jacques et des vilains de Brie, et mêmement de ceux de la ville, ainsi qu'il fut apparent. Car encore pour ce que ces méchans gens entendirent que il avoit là foison de dames et de damoiselles et de jeunes gentils enfans, ils s'assemblèrent ensemble, et de ceux de la comté de Valois aussi, et s'envinrent devers Meaux. D'autre part, ceux de Paris, qui bien savoient cette assemblée, se partirent un jour de Paris, par flottes et par troupeaux, et s'en vinrent avecques les autres. Et furent bien neuf mille tous ensemble, en très grand volonté de mal faire. Et toujours, leur croissoient gens de divers lieux et de plusieurs chemins qui se raccordoient à Meaux. Et s'en vinrent jusques aux portes de la dite ville. Et ces méchans gens de la ville ne voulurent contredire l'entrée à ceux de Paris, mais ouvrirent leurs portes. Si entrèrent au bourg si grand plenté que toutes les rues en étoient couvertes jusques au marché. Or regardez la grand grâce que Dieu fit aux dames et aux damoiselles; car, pour voir, elles eussent été violées, efforcées et perdues, comme grandes qu'elles fussent, si ce n'eût été les gentilshommes qui là étoient, et par espécial le comte de Foix et le captal de Buch; car ces deux chevaliers donnèrent l'avis pour ces vilains déconfire et détruire.

Comment le comte de Foix, le captal de Buch et le duc d'Orléans déconfirent les Jacques, et puis mirent le feu en la ville de Meaux.

Quand ces nobles dames, qui étoient herbergées au marché de Meaux, qui est assez fort, mais qu'il soit gardé et défendu, car la rivière de Marne l'avironne, virent si grand quantité de gens accourir et venir sur elles, si furent moult ébahies et effrayées; mais le comte de Foix et le captal de Buch et leurs routes, qui jà étoient tous armés, se rangèrent sur le marché et vinrent à la porte du marché, et firent ouvrir tout arrière; et puis se mirent au devant de ces vilains, noirs et petits et très-mal armés, et la bannière du comte de Foix et celle du duc d'Orléans et le pennon du captal, et les glaives et les épées en leurs mains, et bien appareillés d'eux défendre et de garder le marché. Quand ces méchans gens les virent ainsi ordonnés, combien qu'ils n'étoient mie grand foison encontre eux, si ne furent mie si forcenés que devant; mais se commencèrent les premiers à reculer et les gentilshommes à eux poursuivir et à lancer sur eux de leurs lances et de leurs épées et eux abattre. Adonc ceux qui étoient devant et qui sentoient les horions, ou qui les redoutoient à avoir, reculoient de hideur tant à une fois qu'ils chéoient l'un sur l'autre. Adonc issirent toutes manières de gens d'armes hors des barrières et gagnèrent tantôt la place, et se boutèrent entre ces méchans gens. Si les abattoient à grands monceaux et tuoient ainsi que bêtes; et les reboutèrent tous hors de la ville, que oncques en nul d'eux n'y eut ordonnance ni conroy; et en tuèrent tant qu'ils en étoient tous lassés et tannés; et les faisoient saillir en la rivière de Marne. Finablement ils en tuèrent ce jour et mirent à fin plus de sept mille: ni jà n'en fût nul échappé, si ils les eussent voulu chasser plus avant. Et quand les gentilshommes retournèrent, ils boutèrent le feu en la désordonnée ville de Meaux et l'ardirent toute et tous les vilains du bourg qu'ils purent dedans enclorre. Depuis cette déconfiture qui fut faite à Meaux, ne se rassemblèrent-ils nulle part; car le jeune sire de Coucy, qui s'appeloit messire Enguerrand, avoit grand foison de gentilshommes avec lui, qui les mettoient à fin partout où ils les trouvoient, sans pitié et sans merci.

Comment le duc de Normandie assiégea Paris par devers Saint-Antoine; et comment le roi de Navarre se partit de Paris et s'en alla à Saint-Denis.

Assez tôt après celle avenue, le duc de Normandie assembla tous les nobles et gentilshommes qu'il put avoir, tant du royaume que de l'Empire, parmi leurs soudées payant; et étoient bien sept mille lances. Et s'en vint assiéger Paris par devers Saint-Antoine contre val la rivière de Seine. Et étoit logé à Saint-Mor, et ses gens là environ, qui couroient tous les jours jusques à Paris. Et se tenoit le dit duc une fois au pont de Charenton et l'autre à Saint-Mor; et ne venoit rien ni entroit à Paris de ce côté, ni par terre ni par eau, car le duc avoit pris les deux rivières Marne et Seine. Et ardirent ses gens autour de Paris tous les villages qui n'étoient fermés, pour mieux châtier ceux de Paris; et si Paris n'eût été adonc fortifiée, ainsi qu'elle étoit, elle eût été sans faute détruite. Et n'osoit nul issir hors de Paris, pour la doutance du duc de Normandie et de ses gens, qui couroient d'une part et d'autre Seine; car ils véoient que nul ne leur alloit au devant. D'autre part le prévôt des marchands, qui se sentoit en la haine et indignation du duc de Normandie, tenoit à amour le roi de Navarre ce qu'il pouvoit, et son conseil et la communauté de Paris, et faisoit, si comme ci-dessus est dit, de jour et de nuit ouvrer à la fermeté de Paris; et tenoit en la dite cité grand foison de gens d'armes et de soudoyers Navarrois et Anglois, archers et autres compagnons, pour être plus assur contre ceux qui les guerrioient. Si avoit-il adonc dedans Paris aucuns suffisans hommes, tels que messire Pepin des Essars, messire Jean de Charny, chevaliers, et plusieurs autres bonnes gens, auxquels il déplaisoit grandement de la haine au duc de Normandie, si remède y pussent mettre. Mais nennil; car le prévôt des marchands avoit si attrait à lui toutes manières de gens et à sa cordelle, que nul ne l'osoit dédire de chose qu'il dit, s'il ne se vouloit faire tantôt tuer, sans point de merci.

Le roi de Navarre, comme sage et subtil, véoit les variemens entre ceux de Paris et le duc de Normandie, et supposoit assez que cette chose ne se pouvoit longuement tenir en tel état; et n'avoit mie trop grand fiance en la communauté de Paris. Si se partit de Paris, au plus courtoisement qu'il put, et s'en vint à Saint-Denis; et là tenoit-il aussi grand foison de gens d'armes aux sols et aux gages de ceux de Paris. En ce point furent-ils bien six semaines, le duc de Normandie atout grand foison de gens d'armes, au pont de Charenton, et le roi de Navarre au bourg de Saint-Denis. Si mangeoient et pilloient le pays de tous côtés; et si ne faisoient rien l'un sur l'autre.

Comment le roi de Navarre jura solemnellement à tenir paix envers le duc de Normandie, et sur quelle condition.

Entre ces deux seigneurs, le duc de Normandie et le roi de Navarre, s'embesognoient bonnes gens et bons moyens, l'archevêque de Sens, l'évêque d'Aucerre, l'évêque de Beauvais, le sire de Montmorency, le sire de Fiennes, le sire de Saint-Venant; et tant allèrent de l'un à l'autre et si sagement exploitèrent, que le roi de Navarre, de bonne volonté, sans nulle contrainte, s'en vint près de Charenton devers le duc de Normandie, son serourge. Et là eut grand approchement d'amour; car le dit roi s'excusa au duc de ce dont il étoit devenu en la haine de lui; et premièrement de la mort de ses deux maréchaux, monseigneur Robert de Clermont et le maréchal de Champagne, et messire Regnault d'Acy, et du dépit que le prévôt des marchands lui avoit fait dedans le palais à Paris; et jura solemnellement que ce fut sans son sçu, et promit au dit duc qu'il demeureroit de-lez lui à bien et à mal de celle emprise. Et fut là entre eux la paix faite et confirmée; et dit le roi de Navarre qu'il feroit amender à ceux de Paris la félonnie qu'ils avoient faite, parmi tant que la communauté de Paris demeureroit en paix. Mais le duc devoit avoir le prévôt des marchands et douze bourgeois, lesquels qu'il voudroit élire dedans Paris, et iceux corriger à sa volonté. Ces choses ordonnées et confirmées, et sur la fiance de celle paix, le roi de Navarre se partit du duc de Normandie aimablement et retourna à Saint-Denis; et le duc s'en vint en la cité de Meaux en Brie, où madame sa femme étoit, fille au duc de Bourbon, et donna congé à aucuns de ses gens d'armes. Et fut adoncques prié d'aucuns bourgeois de Paris, qui ces traités avoient aidé à entamer, et de l'archevêque de Sens, qui grand peine y mettoit, et de l'évêque d'Aucerre, que il vînt à Paris sûrement et que on lui feroit toute la fête et honneur que on pourroit. Le duc répondit que il tenoit bien la paix à bonne, qu'il avoit jurée, ni jà par lui, si Dieu plaisoit, ne seroit enfreinte ni brisée, mais jamais à Paris n'entreroit, si auroit eu pleine satisfaction de ceux qui courroucé l'avoient. Ainsi demeura la chose en tel état un temps que point ne vint le duc de Normandie à Paris.

Comment le roi de Navarre promit au prévôt des marchands qu'il lui aideroit de tout son pouvoir; et comment ceux de Paris tuèrent les soudoyers anglois qui à Paris étoient.

Le prévôt des marchands et ceux de sa secte, qui se sentoient en la haine et indignation du duc de Normandie leur seigneur, et qui les menaçoit de mourir, n'étoient point à leur aise; et visitoient souvent le roi de Navarre, qui se tenoit à Saint-Denis, et lui remontroient bellement et doucement le péril où ils gisoient, dont il étoit cause; car ils l'avoient de prison délivré et à Paris amené; et l'eussent volontiers fait leur roi et leur gouverneur si ils pussent; et avoient voirement consenti la mort des trois dessus dits, qui furent occis au Palais à Paris, pourtant qu'ils lui étoient contraires; et que pour Dieu il ne les voulût mie faillir et ne voulût mie avoir trop grand fiance au duc de Normandie ni en son conseil. Le roi de Navarre, qui sentoit bien que le prévôt des marchands et ceux de son alliance ne reposoient mie à leur aise, et que du temps passé ils lui avoient fait trop grand courtoisie, ôté de danger et délivré de prison, les reconfortoit ce qu'il pouvoit, et leur disoit: «Chers seigneurs et amis, vous n'aurez jà nul mal sans moi; et quand vous avez maintenant le gouvernement de Paris et que nul ne vous y ose courroucer, je vous conseille que vous faites votre attrait, et vous pourvéez d'or et d'argent tellement que, s'il vous besogne, vous le puissiez retrouver; et l'envoyez hardiment ci à Saint-Denis sur la fiance de moi; et je le vous garderai et en retiendrai toujours gens d'armes secrètement et compagnons, dont au besoin vous guerroyerez vos ennemis.» Ainsi fit depuis le prévôt des marchands: toutes les semaines il envoyoit deux fois deux sommiers chargés de florins à Saint-Denis, devers le roi de Navarre, qui les recevoit liement. Or advint que il étoit demeuré à Paris grand foison de soudoyers Anglois et Navarrois, ainsi que vous savez, que le prévôt des marchands et la communauté de Paris avoient retenus à Paris à soudées et à gages, pour eux aider à défendre et garder contre le duc de Normandie. Et trop bien et trop loyaument s'y étoient portés, la guerre durant; si que, quand l'accord fut fait d'eux et du dit duc, les aucuns partirent et les autres non. Ceux qui partirent s'en vinrent devers le roi de Navarre, qui tous les retint; et encore en demeura-t-il à Paris plus de trois cents, qui là s'ébattoient et rafraîchissoient, ainsi que compagnons soudoyers font volontiers en tels villes et dépendent leur argent liement. Si s'émut un débat entre eux et ceux de Paris, et en y eut bien de morts, sur les rues que en leurs hôtels, plus de soixante: de quoi le prévôt des marchands fut durement courroucé, et en blâma et vilena ceux de Paris moult yreusement. Et toutes fois pour apaiser la communauté, il en prit plus de cent et cinquante et les fit mettre en prison au Louvre, et dit à ceux de Paris, qui tous émus étoient d'eux occire, que il les corrigeroit et puniroit selon leur forfait. Parmi tant se rapaisèrent ceux de Paris. Quand ce vint à la nuit, le prévôt des marchands, qui voulut complaire à ces Anglois soudoyers, leur élargit leurs prisons et les fit délivrer et aller leur voie; si s'en vinrent à Saint-Denis devers le roi de Navarre, qui tous les retint.

Quand ce vint au matin que ceux de Paris sçurent l'affaire et la délivrance de ces Anglois, et comment le prévôt s'en étoit acquitté, si en furent durement courroucés sur lui, ni oncques depuis ils ne l'aimèrent tant comme ils faisoient auparavant. Le prévôt, qui étoit un sage homme, s'en sçut bien adonc ôter et dissimuler tant que cette chose s'oublia.

Or vous dirai de ces soudoyers Anglois et Navarrois comment ils persévérèrent. Quand ils furent venus à Saint-Denis et remis ensemble, ils se trouvèrent plus de trois cents: si se avisèrent qu'ils contrevengeroient leurs compagnons et les dépits qu'on leur avoit faits. Si envoyèrent tantôt défier ceux de Paris et commencèrent à courir aigrement et faire guerre à ceux de Paris et à occire et découper toutes gens de Paris qui hors issoient: ni nul n'osoit vider des portes, tant les tenoient les Anglois en grand doute: de quoi le prévôt des marchands en étoit demandé et en derrière encoulpé.

Comment les compagnons des soudoyers anglois qui furent tués à Paris occirent grand foison de ceux de Paris à la porte Saint-Honoré.

Quand ceux de Paris se virent ainsi hériés et guerroyés de ces Anglois, si furent tous forcennés; et requirent au prévôt des marchands qu'il voulsist faire armer une partie de leur communauté et mettre hors aux champs, car ils les vouloient aller combattre. Le dit prévôt leur accorda, et dit qu'il iroit avec eux; et fit un jour armer une partie de ceux de Paris, et un jour partir jusques à vingt-deux cents. Quand ils furent aux champs, ils entendirent que ceux qui les guerrioient se tenoient devers Saint-Cloud. Si se avisèrent qu'ils se partiroient en deux parties et prendroient deux chemins, afin qu'ils ne leur pussent échapper. Si s'ordonnèrent ainsi; et se devoient retrouver et rencontrer en un certain lieu assez près de Saint-Cloud. Si se dessevrèrent les uns des autres, et se mirent en deux parties; et en prit le prévôt des marchands la moindre partie. Si tournoyèrent ces deux parties tout le jour environ Montmartre; et rien ne trouvèrent de ce qu'ils demandoient.

Or avint que le prévôt des marchands, qui étoit ennuié d'être sur les champs, et qui nulle rien n'avoit fait, entour remontée, rentra à Paris par la porte Saint-Martin. L'autre bataille se tint plus longuement sur les champs, et rien ne savoit du retour du prévôt des marchands ni de sa bataille que ils fussent rentrés à Paris; car si ils l'eussent sçu, ils y fussent rentrés aussi. Quand ce vint sur le vespre, ils se mirent au retour, sans ordonnance ni arroy, comme ceux qui ne cuidoient avoir point de rencontre ni d'empêchement; et s'en revenoient par troupeaux, ainsi que tous lassés et hodés et ennuiés. Et portoit l'un son bassinet en sa main, l'autre à son col, les autres, par laschetés et ennui, traînoient leurs épées, ou les portoient en écharpe; et tout ainsi se maintenoient-ils; et avoient pris le chemin pour entrer à Paris par la porte Saint-Honoré. Si trouvèrent de rencontre ces Anglois au fond d'un chemin, qui étoient bien quatre cents tous d'une sorte et d'un accord, qui tantôt écrièrent ces François et se férirent entr'eux de grand volonté, et les reboutèrent trop durement et diversement; et en y eut de première venue abattus plus de deux cents.

Ces François qui furent soudainement pris et qui nulle garde ne s'en donnoient furent tout ébahis et ne tinrent point de conroy, ains se mirent en fuite et se laissèrent occire, tuer et découper, ainsi que bêtes; et rafuioient qui mieux pouvoient devers Paris; et en y eut de morts en celle chasse plus de sept cents; et furent tous chassés jusques dedans les barrières de Paris. De cette avenue fut trop durement blâmé le prévôt des marchands de la communauté de Paris; et disoient que il les avoit trahis.

Encore à l'endemain au matin avint que les prochains et les amis de ceux qui morts étoient issirent de Paris pour eux aller querre à chars et à charrettes et les corps ensevelir. Mais les Anglois avoient mis une embûche sur les champs: si en tuèrent et mes-haignèrent de rechef plus de six vingt. En tel trouble et en tel meschef étoient échus ceux de Paris, et ne se savoient de qui garder. Si vous dis qu'ils murmuroient et étoient nuit et jour en grands soupçons; car le roi de Navarre se refroidoit d'eux aider, pour la cause de la paix jurée à son serourge le duc de Normandie, et pour l'outrage aussi qu'ils avoient fait des soudoyers anglois qu'il avoit envoyés à Paris. Si consentoit bien que ceux de Paris en fussent châtiés, afin que ils amendassent plus grandement ce forfait.

D'autre part aussi le duc de Normandie le souffroit assez, pour la cause de ce que le prévôt des marchands avoit encore le gouvernement d'eux; et leur mandoit et escripsoit bien généralement que nulle paix ne leur tiendroit jusques à tant que douze hommes de Paris, lesquels qu'il voudroit élire, il auroit à sa volonté. Si devez savoir que le dit prévôt des marchands et ceux qui se sentoient forfaits n'étoient mie à leur aise. Si véoient-ils bien et considéroient, tout imaginé, que cette chose ne pouvoit longuement durer en cel état; car ceux de Paris commençoient jà à refroidir de l'amour qu'ils avoient eu en lui et à ceux de sa sorte et alliance; et le déparloient vilainement, si comme il étoit informé.

Comment le prévôt des marchands et ses alliés avoient proposé de courir et détruire Paris; et comment le dit prévôt fut mis mort; et comment le duc de Normandie vint à Paris.

Le prévôt des marchands de Paris et ceux de son alliance et accord avoient souvent entr'eux plusieurs secrets conseils pour savoir comment ils se pourroient maintenir; car ils ne pouvoient trouver par nul moyen mercy ni remède au duc de Normandie; dont ce les ébahissoit plus que autre chose. Si regardèrent finablement que mieux valoit qu'ils demeurassent en vie et en bonne prospérité du leur et de leurs amis que ce qu'ils fussent détruits; car mieux leur valoit à occire que être occis. Si s'arrêtèrent du tout sur cel état, et traitèrent secrètement devers ces Anglois qui guerroyoient ceux de Paris; et se porta certain traité et accord entre les parties, que le prévôt des marchands et ceux de sa secte devoient être tous prêts et ordonnés entre la porte Saint-Honoré et la porte Saint-Antoine, tellement que, à heure de minuit, Anglois et Navarrois devoient tous d'une sorte y venir, si pourvus que pour courir et détruire Paris, et les devoient trouver toutes ouvertes; et ne devoient les dits coureurs déporter homme ni femme, de quelque état qu'ils fussent, mais tout mettre à l'épée, excepté aucuns que les ennemis devoient connoître par les signes qui seroient mis à leurs huis et fenêtres.

Celle propre nuit que ce devoit avenir inspira Dieu et éveilla aucuns des bourgeois de Paris qui étoient de l'accord, et avoient toujours été, du duc de Normandie; desquels messire Pépin des Essarts et messire Jean de Charny se faisoient chefs: et furent iceux par inspiration divine, ainsi le doit-on supposer, informés que Paris devoit être courue et détruite. Tantôt ils s'armèrent et firent armer tous ceux de leur côté, et révélèrent secrètement ces nouvelles en plusieurs lieux, pour avoir plus de confortans.

Or s'en vint le dit messire Pépin et plusieurs autres, bien pourvus d'armures et de bons compagnons, et prit le dit messire Pépin la bannière de France, en criant: «Au roi et au duc!» et les suivoit le peuple; et vinrent à la porte Saint-Antoine, où ils trouvèrent le prévôt des marchands qui tenoit les clefs de la porte en ses mains. Là étoit Jean Maillart, qui pour ce jour avoit eu débat au prévôt des marchands et à Josseran de Mascon, et s'étoit mis avecques ceux de la partie du duc de Normandie. Et illecques fut le dit prévôt des marchands fortement argué, assailli et débouté; et y avoit si grand noise et criée du peuple qui là étoit, que l'on ne pouvoit rien entendre; et disoient: «A mort! à mort! tuez, tuez le prévôt des marchands et ses alliés, car ils sont traîtres.»

Là eut entr'eux grand hutin; et le prévôt des marchands, qui étoit sur les degrés de la bastide Saint-Antoine, s'en fût volontiers fui, s'il eût pu: mais il fut si hâté que il ne put; car messire Jean de Charny le férit d'une hache en la tête et l'abattit à terre, et puis fut féru de maître Pierre de Fouace et autres qui ne le laissèrent jusques à tant que il fut occis, et six de ceux qui étoient de sa secte, entre lesquels étoient Philippe Guiffart, Jean de Lille, Jean Poiret, Simon le Paonnier et Gille Marcel; et plusieurs autres, traîtres furent pris et envoyés en prison. Et puis commencèrent à courir et à chercher parmi les rues de Paris, et mirent la ville en bonne ordonnance, et firent grand guet toute nuit.

Vous devez savoir que sitôt que le prévôt des marchands et les autres dessus nommés furent morts et pris, ainsi que vous avez ouï, et fut le mardi dernier jour de juillet, l'an mil trois cent cinquante huit, après dîner, messages partirent de Paris très hâtivement pour porter ces nouvelles à monseigneur le duc de Normandie qui étoit à Meaux, lequel en fut très-grandement réjoui, et non sans cause. Si se ordonna pour venir à Paris. Mais avant sa venue, Josseran de Mascon, qui était trésorier du roi de Navarre, et Charles Coussac, échevin de Paris, lesquels avoient été pris avecques les autres, furent exécutés et eurent les têtes coupées en la place de Grève, pour ce qu'ils étoient traîtres et de la secte du prévôt des marchands. Et le corps du dit prévôt et de ceux qui avecques lui avoient été tués, furent atraînés en la cour de l'église de Sainte-Catherine du val des écoliers; et tout nus, ainsi qu'ils étoient, furent étendus devant la croix de la dite cour, où ils furent longuement, afin que chacun les pût voir qui voir les voudroit; et après furent jetés en la rivière de Seine.

Le duc de Normandie, qui avoit envoyé à Paris de ses gens et grand foison de gens d'armes, pour reconforter la ville et aider à la défendre contre les Anglois et Navarrois qui étoient environ et y faisoient guerre, se partit de Meaux, où il étoit, et s'en vint hâtivement à Paris, à noble et grand compagnie de gens d'armes; et fut reçu en la bonne ville de Paris de toutes gens à grand joie; et descendit pour lors au Louvre. Là étoit Jean Maillart de lez lui, qui grandement étoit en sa grâce et en son amour; et au voir dire, il l'avoit bien acquis, si comme vous avez ouï ci-dessus recorder; combien que par avant il fût de l'alliance au prévôt des marchands, si comme l'on disoit.

Assez tôt après, manda le duc de Normandie la duchesse sa femme, les dames et les damoiselles qui se tenoient et avoient été toute la saison à Meaux en Brie. Si vinrent à Paris; et descendit la duchesse en l'hôtel du duc, que on dit à Saint-Pol, où il étoit retrait; et là se tinrent un grand temps.

Or vous dirai du roi de Navarre comment il persévéra, qui pour le temps se tenoit à Saint-Denis, et messire Philippe de Navarre son frère de lez lui.

Comment le roi de Navarre défia le duc de Normandie et ceux de Paris; et comment il pilla et prit plusieurs villes du royaume de France.

Quand le roi de Navarre sçut la vérité de la mort du prévôt des marchands, son grand ami, et ceux de son alliance, si fut durement courroucé et troublé en deux manières. La première raison fut, pour tant que le dit prévôt lui avoit été très-favorable et secret en tous ses affaires, et avoit mis grand peine à sa délivrance: l'autre raison étoit telle qui moult lui touchoit quand il pensoit sur ce pour son honneur; car fame couroit communément parmi Paris et le royaume de France que il étoit chef et cause de la trahison que le prévôt des marchands et ses alliés, si comme ci-dessus est dit, vouloient faire, laquelle chose lui tournoit à grand préjudice. Si que le roi de Navarre imaginant et considérant ces besognes, et lui bien conseillé à monseigneur Philippe son frère, ne pouvoit voir nullement qu'il ne fît guerre au royaume de France et par espécial à ceux de Paris, qui lui avoient fait si grand dépit. Si envoya tantôt défiances au duc de Normandie et aux Parisiens et à tout le corps du royaume de France. Et se partit de Saint-Denis. Et coururent ses gens, au département, la dite ville de Saint-Denis, et la pillèrent et robèrent toute. Et envoya gens d'armes le dit roi de Navarre à Melun sur Seine, où la roine Blanche sa sœur étoit, qui jadis fut femme au roi Philippe. Si les reçut la dite dame liement, et leur mit en abandon tout ce qu'elle y avoit.

Si fit le roi de Navarre d'une partie de la ville et du châtel de Melun sa garnison; et retint partout gens d'armes et soudoyers, Allemands, Hainuyers, Brabançons et Hasbegnons [252] et gens de tout pays qui à lui venoient et le servoient volontiers; car il les payoit largement. Et bien avoit de quoi; car il avoit assemblé si grand avoir que c'est sans nombre, par le pourchas et aide du prévôt des marchands, tant de ceux de Paris comme des villes voisines. Et messire Philippe de Navarre se trait à Mantes et à Meulan sur la rivière de Seine; et en firent leurs garnisons il et ses gens; et tous les jours leur croissoient gens et venoient de tous côtés, qui désiroient à profiter et à gagner.

Ainsi commencèrent le roi de Navarre, et ses gens que on appeloit Navarrois, à guerroyer fortement et durement le royaume de France, et par espécial la noble cité de Paris; et étoient tous maîtres de la rivière de Seine dessous et dessus, et aussi de la rivière de Marne et de Oise. Si multiplièrent tellement ces Navarrois que ils prirent la forte ville et le châtel de Creel, par quoi ils étoient maîtres de la rivière d'Oise, et le fort châtel de la Harelle, à trois lieues d'Amiens, et puis Mauconseil, que ils réparèrent et fortifièrent tellement, que ils ne doutoient ni assaut ni siége. Ces trois forteresses firent sans nombre tant de destourbiers au royaume de France, que depuis en avant cent ans ne furent réparés ni restaurés. Et étoient en ces forteresses bien quinze cents combattans, et couroient par tout le pays; ni nul ne leur alloit au-devant. Et s'épandirent tantôt partout, et prirent les dits Navarrois la bonne ville et assez tôt après le fort châtel de Saint-Valery, dont ils firent une très-belle garnison et très-forte, de quoi messire Guillaume Bonnemare et Jean de Ségure [253] étoient capitaines. Si avoient bien ces deux hommes d'armes cinq cents combattans, et couroient tout le pays jusques à Dieppe et environ la ville de Abbeville, et tout selon la rivière de Somme jusques au Crotoi, à Rue et Montreuil sur mer. Et faisoient ces Navarrois les plus grands appertises d'armes, tellement que on se pouvoit émerveiller comment ils les osoient entreprendre: car quand ils avoient avisé un châtel ou une forteresse, si forte qu'elle fût, ils ne se doutoient point de l'avoir; et chevauchoient bien souvent sur une nuit trente lieues, et venoient sur un pays qui n'étoit en nulle doute; et ainsi exilloient-ils et embloient les châteaux et les forteresses parmi le royaume de France, et prenoient à la fois sur l'ajournement les chevaliers et les dames en leurs lits; dont ils les rançonnoient, ou ils prenoient tout le leur, et puis les boutoient hors de leurs maisons.

INVASION D'ÉDOUARD III ET TRAITÉ DE BRETIGNY.
1359-1360.

En 1359, le roi Jean, prisonnier des Anglais et voulant recouvrer sa liberté à tout prix, signa à Londres un traité dont les conditions étaient désastreuses pour le royaume. Son fils, le régent, convoqua les états généraux, et leur fit rejeter le traité de Londres.

Comment le duc de Normandie et le conseil de France ne voulurent mie tenir le traité fait entre le roi Jean de France et le roi d'Angleterre.

Je me suis longuement tenu à parler du roi d'Angleterre, mais je n'en ai point eu de cause de parler jusques à ci; car tant comme les trèves durèrent entre lui et le royaume de France, à son titre, ses gens ne firent point de guerre. Mais elles étoient faillies le premier jour de mai l'an cinquante neuf; et avoient guerroyé toutes ces forteresses angloises et navarroises, au nom de lui, et guerroyoient encore tous les jours.

En ce temps étoient venus à Wesmoutier, en la cité de Londres, le roi d'Angleterre et le prince de Galles son fils d'un lez, et le roi de France et messire Jacques de Bourbon de l'autre part; et là furent ensemble ces quatre tant seulement, en secret conseil, et firent un certain accord de paix sans moyen sur certains articles et paroles que ils jetèrent et ordonnèrent. Et quand ils les eurent tous proposés, ils les firent écrire en une lettre ouverte, et les scellèrent les deux rois de leurs sceaux; et tout ce fait, ils mandèrent le comte de Tancarville et monseigneur Arnoul d'Andrehen, qui étoient nouvellement venus, et leur chargèrent cette lettre pour apporter en France au duc de Normandie et à ses frères et au conseil de France.

Si passèrent le dit comte de Tancarville et le dit maréchal la mer, et arrivèrent à Boulogne, et exploitèrent tant qu'ils vinrent à Paris. Si trouvèrent le duc de Normandie et le roi de Navarre qui nouvellement s'étoient accordés. Si leur montrèrent les lettres devant dites. Adoncques en demanda le duc de Normandie conseil au roi de Navarre comment il s'en pourroit maintenir. Le roi conseilla que les prélats et les barons de France et le conseil des cités et des bonnes villes fussent mandés; car par eux et leur ordonnance convenoit cette chose passer. Ainsi fut fait. Le duc de Normandie manda sur un jour la plus grand partie des nobles et des prélats du royaume de France et le conseil des bonnes villes [254]. Quand ils furent tous venus à Paris, ils entrèrent en conseil. Là étoient le roi de Navarre, le duc de Normandie, ses deux frères, le comte de Tancarville et messire Arnoul d'Andrehen, qui remontrèrent la besogne et sur quel état ils étoient venus en France. Là furent les lettres lues et relues, et bien ouïes et entendues, et de point en point considérées et examinées. Si ne purent adonc être les conseils en général du royaume de France d'accord, et leur sembla cil traité trop dur [255]; et répondirent d'une voix aux dits messagers que ils auroient plus cher à endurer et porter encore le grand meschef et misère où ils étoient, que le noble royaume de France fût ainsi amoindri ni deffraudé; et que le roi Jean demeurât encore en Angleterre; et que quand il plairoit à Dieu, il y pourverroit de remède et mettroit attemprance. Ce fut toute la réponse que le comte de Tancarville et messire Arnoul d'Andrehen en purent avoir [256]. Si se partirent sur cel état et retournèrent en Angleterre; et se retrairent premièrement devers le roi de France, leur seigneur, et lui contèrent comment ils n'avoient pu rien exploiter. De ces nouvelles fut le roi de France moult courroucé; ce fut bien raison, car il désiroit sa délivrance, et dit: «Ha! Charles, beau fils, vous êtes conseillé du roi de Navarre, qui vous deçoit, et decevroit tels soixante que vous êtes.»

Comment le roi d'Angleterre fit faire grand appareil pour venir en France.

Ces deux seigneurs dessus nommés retournés en Angleterre, le roi Édouard, ainsi comme il appartenoit, sçut la réponse, car ils lui relatèrent tout ainsi, ni plus ni moins, qu'ils en étoient chargés des François. Quand le roi d'Angleterre eut entendu ces nouvelles, il fut durement courroucé; et dit devant tous ceux qui le pouvoient ouïr que ainçois que hiver fût entré il entreroit au royaume de France si puissamment et y demeureroit tant qu'il auroit fin de guerre, ou bonne paix à son honneur et plaisir. Si fit commencer à faire le plus grand appareil que on eût oncques mais vu faire en Angleterre pour guerroyer.

Ces nouvelles issirent par tous pays, si que partout chevaliers et écuyers et gens d'armes se commencèrent à pourvoir grossement et chèrement de chevaux et de harnois, chacun du mieux qu'il put, selon son état; et se trait chacun, du plus tôt qu'il put, par devers Calais, pour attendre la venue du roi d'Angleterre; car chacun pensoit à avoir si grands bienfaits de lui, et tant d'avoir à gagner en France que jamais ne seroient povres, et par espécial ces Allemands, qui sont plus convoiteux que autres gens.

Comment tant de gens d'armes étrangers vinrent à Calais qu'on ne se savoit où loger et y furent les vivres moult chers.

Le roi d'Angleterre toute celle saison faisoit un si très-grand appareil pour venir en France que par avant on n'avoit point vu le semblable. De quoi plusieurs barons et chevaliers de l'empire d'Allemagne, qui autrefois l'avoient servi, s'avancèrent grandement en celle année, et se pourvurent bien et étoffément de chevaux et de harnois, chacun du mieux qu'il put selon son état, et s'envinrent du plus tôt qu'ils purent, par les côtières de Flandre, devers Calais, et là se tinrent en attendant le roi. Or avint que le roi d'Angleterre ni ses gens ne vinrent mie à Calais que on pensoit; dont tant de manières de gens étrangers vinrent à Calais que on ne se savoit où herberger, ni chevaux establer. Et avecques ce, pains, vins, fuerres, avoines et toutes pourvéances y étoient si grandement chères que on n'en pouvoit point recouvrer pour or ni pour argent; et toujours leur disoit-on: «Le roi viendra à l'autre semaine.» Ainsi attendoient tous ces seigneurs allemands miessenaires Hesbegnons, Brabançons, Flamands et Hainuyers, povres et riches, la venue du roi d'Angleterre dès l'entrée d'août jusques à la Saint-Luc, à grand meschef et à grands coûts, et à si grand danger qu'il convint les plusieurs vendre la plus grand partie de leurs chevaux. Et si le roi d'Angleterre fut adonc venu à Calais, il ne se sçut où herberger, ni ses gens, fors au châtel; car le corps de la ville étoit tout pris; et si y avoit encore une doute par aventure que ces seigneurs qui avoient tout dépendu ne se voulussent point partir, pour roi ni pour autre, de Calais, si on ne leur eût rendu leurs dépens en deniers appareillés.

Comment le roi, ainçois qu'il partît d'Angleterre, fit mettre en prison le roi Jean et monseigneur Philippe son fils et les autres barons de France.

Ainçois que le roi d'Angleterre partît de son pays, il fit tous les comtes et barons de France, qu'il tenoit pour prisonniers, départir et mettre en plusieurs lieux et en forts châteaux parmi son royaume, pour mieux être au-dessus d'eux; et fit mettre le roi de France au châtel de Londres [257], qui est grand et fort, séant sur la rivière de Tamise, et son jeune fils avecques lui, monseigneur Philippe, et les restreignit et leur tollit moult de leurs déduits, et les fit garder plus étroitement que devant. Après, quand il fut appareillé, il fit à savoir partout que tous ceux qui étoient appareillés et pourvus pour venir en France avecques lui se traissent par devers la ville de Douvre, car il leur livreroit nefs et vaisseaux pour passer. Chacun s'appareilla au mieux qu'il put, et ne demeura nul chevalier, ni écuyer, ni homme d'honneur, qui fût haitié, de l'âge d'entre vingt ans et soixante, que tous ne partissent: si que presque tous les comtes, barons, chevaliers et écuyers du royaume vinrent à Douvre, excepté ceux que le roi et son conseil avoient ordonnés et établis pour garder ses châteaux, ses bailliages et ses mairies, ses offices et ses ports sur mer, ses havelles et ses passages. Quand tous furent assemblés à Douvre, et ses navées appareillées, le roi fit toutes ses gens partir et assembler, petits et grands, en une place au dehors de Douvre, et leur dit pleinement que son intention étoit telle, que il vouloit passer outre mer au royaume de France, sans jamais repasser, jusques à ce qu'il auroit fin de guerre, ou paix à sa suffisance et à son grand honneur, ou il mourroit en la peine; et s'il y en avoit aucuns entr'eux qui ne fussent de ce attendre confortés et conseillés, il leur prioit qu'ils s'en voulsissent r'aller en leur pays à bon gré. Mais sachez que tous y étoient venus de si grand volonté que nul ne fut tel qu'il s'en voulsist r'aller. Si entrèrent tous en nefs et en vaisseaux qu'ils trouvèrent appareillés, au nom de Dieu et de Saint-Georges, et arrivèrent à Calais deux jours devant la fête de Toussaints [258], l'an mil trois cent cinquante-neuf.

Comment le roi d'Angleterre se partit de Calais, ses batailles bien ordonnées.

Quand le roi d'Angleterre fut arrivé à Calais, et le prince de Galles, son fils ainsné, et encore trois de ses enfans, messire Leonnel, comte d'Ulnestre, messire Jean comte de Richemont, et messire Aymon le plus jeune des quatre, et tous les seigneurs en suivant et toutes leurs routes, ils firent décharger leurs chevaux, leurs harnois et toutes leurs pourvéances, et séjournèrent à Calais pour quatre jours; puis fit le roi commander que chacun fût appareillé de mouvoir, car il vouloit chevaucher après son cousin le duc de Lancastre. Si se partit le dit roi l'endemain au matin de la ville de Calais atout son grand arroy, et se mit sur les champs atout le plus grand charroy et le mieux attelé que nul vit oncques issir d'Angleterre. On disoit qu'il avoit plus de six mille chars bien attelés, qui tous étoient apassés d'Angleterre. Puis ordonna ses batailles si noblement et si richement parés, uns et autres, que c'étoit soulas et déduit au regarder; et fit son connétable, qu'il moult aimoit, le comte de la Marche, premièrement chevaucher atout cinq cents armures et mille archers, au devant de sa bataille. Après, la bataille des maréchaux chevauchoit où il avoit bien trois mille armures de fer et cinq mille archers; et chevauchoient eux et leurs gens toujours rangés et serrés, après le connétable, et en suivant la bataille du roi. Et puis le grand charroy qui comprenoit bien deux lieues de long; et y avoit plus de six mille chars tous attelés, qui menoient toutes pourvéances pour l'ost et hôtels, dont on n'avoit point vu user par avant de mener avec gens d'armes, si comme moulins à la main, fours pour cuire et plusieurs autres choses nécessaires. Et après, chevauchoit la forte bataille du prince de Galles et de ses frères, où il avoit bien vingt-cinq cents armures de fer noblement montés et richement parés; et toutes ces gens d'armes et ces archers rangés et serrés ainsi que pour tantôt combattre, si mestier eût été. En chevauchant ainsi ils ne laissoient mie un garçon derrière eux qu'ils ne l'attendissent; et ne pouvoient aller bonnement pas plus de trois lieues le jour.

En cet état et en cet arroy furent-ils encontrés du duc de Lancastre et des seigneurs étrangers, si comme ci-dessus est dit, entre Calais et l'abbaye de Likes [259] sur un beau plein. Et encore y avoit en l'ost du roi d'Angleterre jusques à cinq cents varlets, atout pelles et coingnées qui alloient devant le charroy et ouvroient les chemins et les voies, et coupoient les épines et les buissons pour charrier plus aise.

Comment le roy d'Angleterre, en gâtant le pays de Cambrésis, vint assiéger la cité de Reims.

Tant exploitèrent le dessus dit et son ost que ils passèrent Artois, où ils avoient trouvé le pays povre et dégarni de vivres, et entrèrent en Cambrésis où ils trouvèrent la marche plus grasse et plus plantureuse; car les hommes du plat pays n'avoient rien bouté ès forteresses, pourtant que ils cuidoient être tous assurés du roi d'Angleterre et de ses gens. Mais le dit roi ne l'entendit mie ainsi, combien que ceux de Cambrésis fussent de l'Empire; et s'en vint le dit roi loger en la ville de Beaumes [260] en Cambrésis et ses gens tous environ. Là se tinrent quatre jours pour eux rafraîchir et leurs chevaux, et coururent la plus grand partie du pays de Cambrésis. L'évêque Pierre de Cambray et le conseil des seigneurs du pays et des bonnes villes envoyèrent, sur sauf-conduit, devers le roi et son conseil, certains messages pour savoir à quel titre il les guerrioit. On leur répondit que c'étoit pour ce que du temps passé ils avoient fait alliance et grands conforts aux François, et soutenu en leurs villes et forteresses, et fait aussi avant partie de guerre comme leurs ennemis: si devoient bien pour cette cause être guerroyés; et autre réponse n'emportèrent ceux qui y furent envoyés. Si convint souffrir et porter les Cambrésiens leur dommage au mieux qu'ils purent.

Ainsi passa le roi d'Angleterre parmi Cambrésis et s'envint en Thierasche; mais ses gens couroient partout à dextre et à senestre, et prenoient vivres partout où ils les pouvoient trouver et avoir. Donc il avint que messire Berthelemieu de Bruves couroit devant Saint-Quentin: si trouva et encontra d'aventure le capitaine et gardien pour le temps de Saint-Quentin, messire Baudouin d'Ennekins; si férirent eux et leurs gens ensemble, et y eut grand hutin et plusieurs renversés d'un lez et de l'autre. Finablement les Anglois obtinrent la place, et fut pris le dit messire Baudouin et prisonnier à monseigneur Berthelemieu de Bruves, à qui il l'avoit été autrefois de la bataille de Poitiers. Si retournèrent les dits Anglois devers l'ost du roi d'Angleterre, qui étoit logé pour ce jour en l'abbaye de Femy, où ils trouvèrent grand foison de vivres pour eux et pour leurs chevaux; et puis passèrent outre et exploitèrent tant par leurs journées, sans avoir nul empêchement, que ils s'en vinrent en la marche de Reims. Je vous dirai par quelle manière. Le roi fit son logis à Saint-Bâle outre Reims, et le prince de Galles et ses frères à Saint-Thierry. Le duc de Lancastre tenoit en après le plus grand logis. Les comtes, les barons et les chevaliers étoient logés ès villages entour Reims. Si n'avoient pas leurs aises ni le temps à leur volonté; car ils étoient là venus au cœur d'hiver, environ la Saint-Andrieu que il faisoit laid et pluvieux; et étoient leurs chevaux mal logés et mal livrés, car le pays deux ans ou trois par avant avoit été toujours si guerroyé que nul n'avoit labouré les terres: pourquoi on n'avoit nuls fourrages, blés, avoines, en gerbes ni en estrains, car ceux de Reims, de Troyes, de Châlons, de Sainte-Maneholt et de Hans n'avoient rien laissé ès villages, mais fait amener toutes garnisons ès bonnes villes et châteaux; et convenoit les plusieurs aller fourrager dix ou douze lieues loin. Si étoient souvent rencontrés des garnisons françoises; pour quoi il y avoit hutins, combats et noises et mêlées. Une heure perdoient les Anglois, et l'autre gagnoient.

De la bonne cité de Reims étoient capitaines, à ce jour que le roi d'Angleterre y mit le siége, messire Jean de Craon, archevêque du dit lieu, monseigneur le comte de Porcien et messire Hugues de Porcien, son frère, le sire de la Bove, le sire de Chavency, le sire Dennore, le sire de Lor et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers de la marche de Reims. Si s'embesognèrent si bien, ce siége durant, que nul dommage ne s'en prit à la ville; car la cité est forte et bien fermée et de bonne garde. Et aussi le roi d'Angleterre n'y fit point assaillir, pour ce qu'il ne vouloit mie ses gens travailler ni blesser, et demeurèrent le roi et ses gens à siége devant Reims sur cel état que vous avez ouï, dès la fête Saint-Andrieu jusques à l'entrée de carême. Si chevauchèrent les gens du roi souvent en grands routes, et couroient pour trouver aventures les aucuns par toute la comté de Retel jusques à Montfaucon [261], jusques à Maisières, jusques à Donchéry et à Mouson; et logeoient au pays deux jours ou trois, et déroboient tout sans défense ni contredit. Auques en ce temps que le dit roi étoit venu devant Reims, avoit pris messire Eustache d'Aubrecicourt la bonne ville de Athigny sur Aisne, et dedans trouva grand foison de vivres, et par espécial plus de trois mille tonneaux de vin. Si en départit au roi grandement et à ses enfans, dont il l'en sçut grand gré.

Comment le roi d'Angleterre se partit de devant Reims sans rien faire; et comment il prit la ville de Tonnerre.

1360.

Le roi d'Angleterre se tint à siége devant Reims bien le terme de sept semaines et plus, mais oncques n'y fit assaillir, ni point ni petit, car il eût perdu sa peine. Quand il eut là tant été que il lui commençoit à ennuyer, et que ses gens ne trouvoient mais rien que fourrer, et perdoient leurs chevaux, et étoient en grand mésaise de tous vivres, ils se délogèrent et se arroutèrent comme par avant, et se mirent au chemin pardevers Châlons en Champagne. Et passa le dit roi et tout son ost assez près de Châlons; et se mit par devers Bar-le-Duc, et après pardevers la cité de Troyes et vint loger à Méry sur Seine; et étoit tout son ost entre Méry et Troyes, où on compte huit lieues de pays. Pendant ce qu'il étoit à Méry sur Seine, son connétable chevaucha outre, qui toujours avoit la première bataille, et vint devant Saint-Florentin, dont Messire Oudart de Renty étoit capitaine, et y fit un moult grand assaut, et fit devant la porte de la forteresse développer sa bannière, qui étoit faissée d'or et d'azur à un chef pallé, les deux bouts géronnés à un écusson d'argent en-my la moyenne; et là eut grand assaut et fort, mais rien n'y conquirent les Anglois. Si vint le dit roi d'Angleterre et tout son ost, et se logèrent entour Saint-Florentin sur la rivière d'Armençon; et quand ils s'en partirent, ils vinrent pardevant Tonnerre, et là eut grand assaut et dur; et fut la ville prise par force, et non le châtel: mais les Anglois gagnèrent au corps de la ville plus de trois mille pièces de vin. Adonc étoit dedans la cité d'Auxerre le sire de Fiennes, connétable de France, à grand foison de gens d'armes.

Comment le roi d'Angleterre se partit de Tonnerre et s'en vint loger à Montréal, et puis de là à Guillon sur la rivière de Sellettes.

Le roi d'Angleterre et son ost reposèrent dedans Tonnerre cinq jours, pour la cause des bons vins qu'ils avoient trouvés, et assailloient souvent au châtel; mais il étoit bien garni de bonnes gens d'armes, desquels messire Baudouin d'Ennekins, maître des arbalétriers, étoit leur capitaine. Quand ils furent bien refraîchis et reposés en la ville de Tonnerre, ils s'en partirent et passèrent la rivière d'Armençon; et laissa le roi d'Angleterre le chemin d'Aucerre à la droite main et prit le chemin de Noyers [262]; et avoit telle intention que d'entrer en Bourgogne et d'être là tout le carême. Et passa lui et tout son ost dessous Noyers, et ne voulut oncques que on y assaillit, car il tenoit le seigneur prisonnier de la bataille de Poitiers. Et vint le roi et tout son ost à gîte à une ville qu'on appelle Mont-Réal, sur une rivière que on dit Sellettes [263]. Et quand le roi s'en partit, il monta celle rivière et s'en vint loger à Guillon sur Sellettes [264]; car un sien écuyer qu'on appeloit Jean de Arleston, et s'armoit d'azur à un écusson d'argent, avoit pris la ville de Flavigny, qui sied assez près de là, et avoit dedans trouvé de toutes pourvéances pour vivre, le roi et tout son ost, un mois entier. Si leur vint trop bien à point, car le roi fut en la ville de Guillon dès la nuit des cendres [265] jusques en-my carême. Et toujours couroient ses maréchaux et ses coureurs le pays, ardant, gâtant et exillant tout entour eux; et refraîchissoient souvent l'ost de nouvelles pourvéances.

Cy dit comment les seigneurs d'Angleterre menoient avec eux toutes choses nécessaires; et de leur manière de chevaucher.

Vous devez savoir que les seigneurs d'Angleterre et les riches hommes menoient sur leurs chars, tentes, pavillons, moulins, fours pour cuire et forges pour forger fers de chevaux et toutes autres choses nécessaires; et pour tout ce étoffer, il menoit bien huit mille chars tous attelés, chacun de quatre roncins bons et forts, que ils avoient mis hors d'Angleterre. Et avoient encore sur ces chars plusieurs nacelles et batelets faits et ordonnés si subtivement de cuir boullu que c'étoit merveilles à regarder; et si pouvoient bien trois hommes dedans, pour aider à nager parmi un étang ou un vivier tant grand qu'il fût, et pêcher à leur volonté. De quoi ils eurent grand aise tout le temps et tout le carême, voire les seigneurs et les gens d'État; mais les communes se passoient de ce qu'ils trouvoient. Et avec ce, le roi avoit bien pour lui trente fauconniers à cheval chargés d'oiseaux, et bien soixante couples de forts chiens et autant de lévriers, dont il alloit chacun jour ou en chasse ou en rivière, ainsi qu'il lui plaisoit; et si y avoit plusieurs des seigneurs et des riches hommes qui avoient leurs chiens et leurs oiseaux aussi bien comme le roi. Et étoit toujours leur ost parti en trois parties, et chevauchoit chacun ost par soi, et avoit chacun ost avant-garde et arrière-garde, et se logeoit chacun ost par lui une lieue arrière de l'autre: dont le prince en menoit l'une partie, le duc de Lancastre l'autre, et le roi d'Angleterre la tierce et la plus grande. Et ainsi se maintinrent-ils dès Calais jusques adonc que ils vinrent devant la cité de Chartres.

Pour quelle cause le roi d'Angleterre ne courut point le pays de Bourgogne; et comment il s'en vint loger au Bourg-la-Roine-lez-Paris.

Nous parlerons du roi d'Angleterre qui se tenoit à Guillon sur Sellettes et vivoit, il et son ost, des pourvéances que Jean de Arleston avoit trouvées à Flavigny. Pendant que le roi séjournoit là, pensant et imaginant comment il se maintiendroit, le jeune duc de Bourgogne qui régnoit pour le temps et son conseil, par la requête et ordonnance de tout le pays de Bourgogne entièrement, envoyèrent devers le dit roi d'Angleterre suffisans hommes, chevaliers et barons, pour traiter à respiter et non ardoir ni courir le pays de Bourgogne. Si s'embesognèrent adonc de porter ces traités les seigneurs qui ci s'ensuivent. Premièrement, messire Anceaulx de Salins grand chancelier de Bourgogne, messire Jacques de Vienne, messire Jean de Rye, messire Hugues de Vienne, messire Guillaume de Toraise et messire Jean de Montmartin. Ces seigneurs exploitèrent si bien et trouvèrent le roi d'Angleterre si traitable, que une composition fut faite entre le dit roi et le pays de Bourgogne que, parmi deux cent mille francs qu'il dut avoir tous appareillés, il déporta le dit pays de Bourgogne à non courir, et l'assura le dit roi de lui et des siens le terme de trois ans. Quand cette chose fut scellée et accordée, le roi se délogea et tout son ost, et prit son retour et le droit chemin de Paris, et s'en vint loger sur la rivière d'Yonne à Kou [266] dessous Vezelay. Si s'étendirent ses gens sur cette belle rivière que on dit Yonne, et comprenoient tout le pays jusques à Clamecy, à l'entrée de la comté de Nevers; et entrèrent les Anglois en Gastinois; et exploita tant le roi d'Angleterre par ses journées qu'il vint devant Paris et se logea à deux petites lieues près, au bourg la Roine.

Comment le duc de Normandie, par grand sens et avis ne voulut mie consentir bataille au roi d'Angleterre; et comment messire Gautier de Mauny et autres chevaliers anglois vinrent escarmoucher jusqu'aux barrières de Paris.

Le roi dessus nommé étoit logé au Bourg la Roine, à deux petites lieues près de Paris, et tout son ost contre mont en allant devers Montlhéry. Si envoya le dit roi, pendant qu'il étoit là, ses hérauts dedans Paris au duc de Normandie, qui s'y tenoit atout grands gens d'armes, pour demander bataille; mais le duc ne lui accorda rien; ainçois retournèrent les messagers sans rien faire. Quand le roi vit que nul n'istroit de Paris pour le combattre, si en fut tout courroucé. Adonc s'avança cil bon chevalier messire Gautier de Mauny, et pria au roi son seigneur que il lui voulsist laisser faire une chevauchée et envaye jusques aux barrières de Paris. Et le roi le lui accorda, et nomma personnellement ceux qu'il vouloit qui allassent avec lui; et fit là le roi plusieurs chevaliers nouveaux, desquels le sire de La Ware en fut l'un, et le sire de Fit Vautier, et messire Thomas Balastre [267], et messire Guillaume de Toursiaux, messire Thomas le Despensier, messire Jean de Nuefville et messire Richard Stury, et plusieurs autres. Et l'eût été Colart d'Aubrecicourt, fils à monseigneur Nicole, s'il eût voulu, car le roi le vouloit, pourtant qu'il étoit à lui et son écuyer de corps; mais le dit Colart s'excusa, et dit qu'il ne pouvoit trouver son bassinet. Le sire de Mauny fit son emprise, et amena ces nouveaux chevaliers escarmoucher et courir jusques aux barrières de Paris. Là eut bonne escarmouche et dure, car il avoit dedans la cité de bons chevaliers et écuyers qui volontiers fussent issus, si le duc de Normandie l'eût consenti. Toutefois ces gentilshommes qui étoient dedans Paris gardèrent la porte et la barrière tellement que ils n'y eurent point de dommage; et dura l'escarmouche du matin jusques à midi, et en y eut de navrés des uns et des autres. Adonc se retraist le sire de Mauny et en ramena ses gens à leur logis; et se tinrent là encore ce jour et la nuit en suivant. A l'endemain se délogea le roi d'Angleterre, et prit le chemin de Montlhéry.

Or vous dirai quel propos aucuns seigneurs d'Angleterre et de Gascogne eurent à leur délogement. Ils sentoient dedans Paris tant de gentilshommes: si supposèrent, ce qu'il avint, que ils en videroient aucuns, jeunes et aventureux, pour leurs corps avancer et pour gagner. Si se mirent en embûche bien deux cents armures de fer, toutes gens d'élite, Anglois et Gascons, en une vide maison à trois lieues de Paris. Là étoient le captal de Buch, messire Aymemon de Pommiers et messire de Courton, Gascons; et Anglois, le sire de Neufville, le sire de Moutbray et messire Richart de Pontchardon: ces six chevaliers étoient souverains de cette embûche. Quand les François qui se tenoient dedans Paris virent le délogement du roi d'Angleterre, si se recueillirent aucuns jeunes seigneurs et bons chevaliers, et dirent entr'eux: «C'est bon que nous issions hors secrètement et poursuivions un petit l'ost du roi d'Angleterre, à savoir si nous y pourrions rien gagner. Ils furent tantôt tous d'un accord, tels que messire Raoul de Coucy, messire Raoul de Rayneval, le sire de Montsaut, le sire de Helly, le châtelain de Beauvais, le Bègue de Vilaines, le sire de Wasières, le sire de Waurin, messire Gauvain de Bailloel, le sire de Vaudeuil, messire Flamans de Roye, messire le Haze de Chambli, messire Pierre de Sermaise, messire Philippe de Savoisy, et bien cent lances en leur compagnie.

Si issirent hors, tous bien montés et en grand volonté de faire aucune chose, mais qu'ils trouvassent à qui; et chevauchèrent tout le chemin du Bourg la Roine, et passèrent outre, et se mistrent aux champs sur le froye des gens le roi d'Angleterre, et passèrent encore outre la dessus dite embûche du captal et de sa route.

Assez tôt après ce que ils furent passés, l'embûche des Anglois et des Gascons issit hors et saillit avant, leurs glaives abaissés, en écriant leur cri. Les François se retournèrent, et eurent grand merveille que c'étoit, et connurent tantôt que c'étoient leurs ennemis. Si s'arrêtèrent tous cois et se mirent en ordonnance de bataille, et abaissèrent les lances contre les Anglois et les Gascons qui tantôt furent venus. Là y eut de première encontre forte joûte, et rués plusieurs par terre d'un lez et de l'autre; car ils étoient tous fort montés. Après celle joûte, ils sachèrent leurs épées et entrèrent l'un dedans l'autre, et se commencèrent à battre et à férir et à donner grands horions; et là eut faites maintes belles appertises d'armes; et dura cil débat une grand espace; et fut tellement démené que on ne sçut à dire un grand temps: «Les François ni les Anglois en auront le meilleur;» et par espécial là fut le captal de Buch très-bon chevalier, et y fit de sa main maintes grandes appertises d'armes. Finablement les Anglois et Gascons se portèrent si bien de leur côté, que la place leur demeura; car ils étoient tant et demi que les François. Et là fut du côté des François bon chevalier le sire de Campremy, et se combattit vaillamment dessous sa bannière; et fut cil qui la portoit occis, et la bannière abattue, qui étoit d'argent à une bande de gueules à six merlettes noires, trois dessus et trois dessous; et fut le sire de Campremy pris en bon convenant.

Les autres chevaliers et écuyers françois qui virent la mésaventure et qu'ils ne pouvoient recouvrer, se mirent au retour devers Paris tout en combattant, et Anglois et Gascons poursuivirent après de grand volonté. En celle chasse, qui dura jusques outre le Bourg la Roine, y furent pris neuf chevaliers, que bannerets que autres; et si les Gascons et les Anglois qui les poursuivoient ne se fussent doutés de l'issue de ceux de Paris, jà nul n'en fût échappé qu'ils ne fussent tous morts ou tous pris. Quand ils eurent fait leur emprise, ils retournèrent devers Montlhéry, où le roi d'Angleterre chevauchoit, et emmenèrent leurs prisonniers, auxquels ils firent bonne compagnie, et les rançonnèrent courtoisement ce propre soir, et les renvoyèrent arrière à Paris, ou là où il leur plut à aller, et les reçurent courtoisement sur leur foi.

Comment le duc de Normandie et son conseil envoyèrent légats pour traiter de la paix entre le roi de France et le roi d'Angleterre; et comment la paix fut faite.

L'intention de Édouard, roi d'Angleterre, étoit telle que il entreroit en ce bon pays de Beauce et se trairoit tout bellement sur celle bonne rivière de Loire, et se viendroit, tout cel été jusques après août, refraîchir en Bretagne, et tantôt sur les vendanges, qui étoient moult belles apparents, il retourneroit et viendroit de rechef en France mettre le siége devant Paris; car point ne vouloit retourner en Angleterre, pour ce qu'il en avoit au partir parlé si avant, si auroit eu son intention dudit royaume; et lairoit ses gens par ces forteresses qui guerre faisoient pour lui en France, en Brie, en Champagne, en Picardie, en Ponthieu, en Vismeu, en Veuguecin et en Normandie, guerroyer et hérier le royaume de France, et si tanner et fouler les cités et les bonnes villes, que de leur volonté elles s'accorderoient à lui.

Adonc étoit à Paris le duc de Normandie et ses deux frères, et le duc d'Orléans leur oncle, et tout le plus grand conseil de France, qui imaginoient bien le voyage du roi d'Angleterre, et comment il et ses gens fouloient et apovrissoient le royaume de France; et que ce ne se pouvoit longuement tenir ni souffrir, car les rentes des seigneurs et des églises se perdoient généralement partout. Adoncques étoit chancelier de France un moult sage et vaillant homme, messire Guillaume de Montagu, évêque de Thérouenne, par qui conseil on ouvroit en partie en France; et bien le valoit en tous états, car son conseil étoit bon et loyal. Avecques lui y étoient encore deux clercs de grand prudence, dont l'un étoit abbé de Clugny [268] et l'autre maître des frères prêcheurs; et l'appeloit-on frère Simon de Langres, maître en divinité. Ces deux clercs dernièrement nommés, à la prière, requête et ordonnance du duc de Normandie et de ses frères et du duc d'Orléans, leur oncle, et de tout le grand conseil entièrement, se partirent de Paris sur certains articles de paix, et messire Hugues de Genève, seigneur d'Antun, en leur compagnie, et s'en vinrent devers le roi d'Angleterre, qui cheminoit en Beauce par-devers Galardon. Si parlèrent ces deux prélats et le chevalier [269] au dit roi d'Angleterre, et commencèrent à traiter paix entre lui et ses alliés, et le royaume de France et ses alliés, auxquels traités le duc de Lancastre, le prince de Galles, le comte de la Marche [270] et plusieurs autres barons d'Angleterre furent appelés.

Si ne fut mie cil traité si tôt accompli, quoiqu'il fût entamé; mais fut moult longuement démené; et toujours alloit le roi d'Angleterre avant quérant le gras pays. Ces traiteurs, comme bien conseillés, ne vouloient mie le roi laisser ni leur propos anientir, car ils véoient le royaume de France en si povre état et si grevé que en trop grand péril il étoit, si ils attendoient encore un été. D'autre part, le roi d'Angleterre demandoit et requéroit des offres si grandes et si préjudiciables pour tout le royaume, que envis s'y accordoient les seigneurs pour leur honneur; et convenoit par pure nécessité qu'il fût ainsi, ou auques près, s'ils vouloient venir à paix. Si que tous leurs traités et leurs parlements durèrent sept jours [271]; toudis en poursuivant le roi d'Angleterre les dessus nommés prélats et le sire d'Antun, messire Hugues de Genève; qui moult étoit bien ouï et volontiers en la cour du roi d'Angleterre. Si renvoyoient tous les jours, ou de jour à autre, leurs traités et leurs parlemens et procès devers le duc de Normandie et ses frères en la cité de Paris, et sur quel forme ni état ils étoient, pour avoir réponse quelle chose en étoit bonne à faire, et du surplus comment ils se maintiendroient. Ces procès et ces paroles étoient conseillés secrètement, et examinées suffisamment en la chambre du duc de Normandie, et puis étoit rescrit justement et parfaitement l'intention du duc et l'avis de son conseil aux dits traiteurs; parquoi rien ne se passoit de l'un côté ni de l'autre qu'il ne fût bien spécifié et justement cautelé.

Là étoient en la chambre du roi d'Angleterre, sur son logis, ainsi comme il chéoit à point et qu'il se logeoit en la cité de Chartres comme ailleurs, des dessus dits traiteurs françois grands offres mises avant pour venir à conclusion de guerre et à ordonnance de paix; auxquelles choses le roi d'Angleterre étoit trop dur à entamer. Car l'intention de lui étoit telle que il vouloit demeurer roi de France, combien qu'il ne le fût mie, et mourir en cel état; et vouloit hostoier en Bretagne, en Blois et en Touraine cel été, si comme dessus est dit. Et si le duc de Lancastre, son cousin, que moult aimoit et créoit, lui eût autant déconseillé paix à faire que il lui conseilloit, il ne se fût point accordé. Mais il lui montroit moult sagement et disoit: «Monseigneur, cette guerre que vous tenez au royaume de France est moult merveilleuse et trop fretable pour vous; vos gens y gagnent, et vous y perdez et allouez le temps. Tout considéré, si vous guerroyez selon votre opinion, vous y userez votre vie, et c'est fort que vous en viengniez jà à votre intention. Si vous conseille, entrementes que vous en pouvez issir à votre honneur, que vous prenez les offres qu'on vous présente, car, monseigneur, nous pouvons plus perdre en un jour que n'avons conquis en vingt ans.»

Ces paroles et plusieurs autres belles et soutilles que le duc de Lancastre remontroit fiablement, en instance de bien, au roi d'Angleterre, convertirent le dit roi, par la grâce du Saint-Esprit qui y ouvroit aussi; car il avint à lui et à toutes ses gens un grand miracle, lui étant devant Chartres, qui moult humilia et brisa son courage; car pendant que ces traiteurs françois alloient et prêchoient le dit roi et son conseil, et encore nulle réponse agréable n'en avoient, un temps et un effoudre et un orage si grand et si horrible descendit du ciel en l'ost du roi d'Angleterre, que il sembla bien proprement que le siècle dût finir; car il chéoit de l'air pierres si grosses que elles tuoient hommes et chevaux, et en furent les plus hardis tout ébahis. Et adonc regarda le roi d'Angleterre devers l'église Notre-Dame de Chartres, et se rendit et voua à Notre-Dame dévotement, et promit, si comme il dit et confessa depuis, que il s'accorderoit à la paix.

Adoncques étoit-il logé en un village assez près de Chartres qui s'appelle Bretigny; et là fut certaine ordonnance et composition faite et jetée de paix, sur certains articles qui ci en suivant sont ordonnés. Et pour ces choses plus entièrement faire et poursuir, les traiteurs d'une part, et autres grands clercs en droit du conseil du roi d'Angleterre, ordonnèrent sur la forme de la paix, par grand délibération et par bon avis, une lettre qui s'appelle la chartre de la paix, dont la teneur est telle.

Ci s'ensuit la chartre de l'ordonnance de la paix faite entre le roi d'Angleterre et ses alliés, et le roi de France et les siens.

Édouard, par la grâce de Dieu roi d'Angleterre, seigneur d'Irlande et d'Aquitaine, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut. Savoir faisons que comme pour les dissencions, débats, discords et estrifs mus et espérés à mouvoir entre nous et notre très cher frère le roi de France, certains traiteurs et procureurs de nous et de notre très cher fils ains-né Édouard, prince de Galles, ayant à ce suffisant pouvoir et autorité pour nous et pour lui et notre royaume d'une part, et certains autres traiteurs et procureurs de notre dit frère et de notre très cher neveu Charles, duc de Normandie, Dauphin de Vienne, fils ains-né de notre dit frère de France, ayant pouvoir et autorité de son père en cette partie, pour son dit père et pour lui, soient assemblés à Bretigny près de Chartres, auquel lieu est traité, parlé et accordé finable paix et concorde des traiteurs et procureurs de l'une partie et de l'autre sur les dissencions, débats, guerres et discords devant dits; lesquels traités et paix les procureurs de nous et de notre dit fils, pour nous et pour lui, et les procureurs de notre dit frère et de notre dit neveu, pour son père et pour lui, jureront sur saintes Évangiles tenir, garder et accomplir ce dit traité, et aussi le jurerons, et notre dit fils aussi, ainsi comme ci-dessus est dit et que il s'en suivra au dit traité.

Parmi lequel accord, entre les autres choses, notre dit frère de France et son fils devant dits sont tenus et ont promis de bailler et délaisser et délivrer à nous, nos hoirs et successeurs à toujours, les comtés, cités, villes et châteaux, forteresses, terres, îles, rentes, revenues, et autres choses qui s'ensuivent, avec ce que nous tenons en Guyenne et en Gascogne, à tenir et possesser perpétuellement à nous, à nos hoirs et à nos successeurs, ce qui est en demaine en demaine, et ce qui est en fief en fief, et par le temps et manière ci-après éclaircis. C'est à savoir: la cité, le châtel et la comté de Poitiers et toute la terre et le pays de Poitou, ensemble le fief de Touars et la terre de Belleville; la cité et le château de Xaintes, et toute la terre et le pays de Xaintonge par deçà et par delà la Charente, avec la ville, châtel et forteresse de la Rochelle et leurs appartenances et appendances; la cité et le châtel d'Agen, et la terre et le pays d'Agénois; la cité, la ville et le château de Pierreguis, et toute la terre et le pays de Pierregort; la cité et le château de Limoges, et la terre et le pays de Limozin; la cité et le châtel de Caors, et la terre et le pays de Caoursin; la cité, le châtel et le pays de Tarbe, et la terre et le pays et la comté de Bigorre; la comté, la terre et le pays de Gaure; la cité et le château d'Angoulême; la comté, la terre et le pays d'Angoulémois; la cité, la ville et le châtel de Rodais; la comté, la terre et le pays de Rouergue. Et si il y a, en la duché d'Aquitaine, aucuns seigneurs, comme le comte de Foix, le comte d'Ermignac, le comte de Lille, le vicomte de Carmaing, le comte de Pierregort, le vicomte de Limoges, ou autres, qui tiennent aucunes terres ou lieux dedans les mettes des dits lieux, ils en feront hommage à nous, et tous autres services et devoirs dus à cause de leurs terres et lieux, en la manière qu'ils les ont faits du temps passé, jà soit ce que nous ou aucuns des rois d'Angleterre anciennement n'y ayons rien eu. En après, la vicomté de Monstereuil sur la mer, en la manière que du temps passé aucuns des rois d'Angleterre l'ont tenue. Et si, en la dite terre de Monstereuil, ont été aucuns débats du partage de la dite terre, notre frère de France nous a promis qu'il le nous fera éclaircir le plus hâtivement qu'il pourra, lui revenu en France. La comté de Ponthieu tout entièrement, excepté et sauf que si aucunes choses ont été aliénées par les rois d'Angleterre; qui ont régné pour le temps et ont tenu anciennement la dite comté et appartenances, à autres personnes que aux rois de France, notre dit frère et ses successeurs ne seront pas tenus de les rendre à nous. Et si les dites aliénations ont été faites aux rois de France qui ont été pour le temps, sans aucun moyen, et notre dit frère les tienne à présent en sa main, il les laissera à nous entièrement; excepté que si les rois de France les ont eues par échange à autres terres, nous délivrerons ce qu'il en a eu par échange, ou nous laisserons à notre dit frère les choses ainsi aliénées. Mais si les rois d'Angleterre qui ont été pour le temps de lors en avoient aliéné ou transporté aucunes choses en autres personnes que ès rois de France, et depuis ils soient venus ès mains de notre dit frère, espoir par partage, notre dit frère ne sera pas tenu de les nous rendre. Et aussi, si les choses dessus dites doivent hommage, notre dit frère les baillera à autres qui en feront hommage à nous et à nos successeurs; et si les dites choses ne doivent hommage, il nous baillera un teneur qui nous en fera les devoirs, dedans un an prochain après ce que notre dit frère sera parti de Calais. Item le châtel et la ville de Calais; le château, la ville et la seigneurie de Merk; les villes, châteaux et seigneuries de Sangates, Coulongnes, Hames, Valle et Oye, avec terres, bois, marais, rivières, rentes, seigneuries, advoesons d'églises, et toutes autres appartenances et lieux entre-gissans dedans les mettes et bondes qui s'en suivent. C'est à savoir, de Calais jusques au fil de la rivière pardevant Gravelines, et aussi par le fil de même de la rivière tout entour Langle; et aussi par la rivière qui va par delà Poil, et par même la rivière qui chet au grand lac de Guines jusques à Fretin, et d'illec par la vallée en tour de la montagne de Kalculi, enclouant même la montagne; et aussi jusques à la mer, avec Sangates et toutes ses appartenances. Le châtel et la ville, et tout entièrement la comté de Guines avecques toutes les terres, villes, châteaux, forteresses, lieux, hommages, hommes, seigneuries, bois, forêts, droitures d'icelles, aussi entièrement comme le comte de Guines dernièrement mort les tenoit au temps de sa mort. Et obéiront les églises et les bonnes gens étant dedans les limitations de la dite comté de Guines, de Calais et de Merk, et des autres lieux dessus dits, à nous, ainsi comme ils obéissoient à notre dit frère et au comte de Guines qui fut pour le temps. Toutes les quelles choses comprises en ce présent article et l'article prochain précédant de Merk et de Calais, nous tiendrons en demaine, excepté les héritages des églises, qui demeureront aux dites églises entièrement, quelque part qu'ils soient assis; et aussi excepté les héritages des autres gens des pays de Merk et de Calais assis hors de la ville et fermeté de Calais jusques à la value de cent livres de terre par an, de la monnoye courant au pays, et au-dessous: lesquels héritages leur demeureront jusqu'à la value dessus dite et au-dessous; mais habitations et héritages assis en la dite ville de Calais avec leurs appartenances demeureront en demaine à nous, pour en ordonner à notre volonté; et aussi demeureront aux habitans en la terre, ville et comté de Guines tous leurs demaines entièrement, et y reviendront pleinement, sauf ce qui est dit paravant des confrontations, mettes et bondes dessus dites en l'article de Calais, et toutes les îles adjacens aux terres, pays et lieux avant nommés, ensemble avec toutes les autres îles, lesquelles nous tiendrons au temps du dit traité.

Et eut été pourparlé que notre dit frère et son ains-né fils renonçassent aux dits ressorts et souveraineté, et à tout le droit qu'ils pourroient avoir ès choses dessus dites, et que nous les tenissions comme voisins sans nul ressort et souveraineté de notre dit frère au royaume de France, et que tout le droit que notre dit frère avoit ès choses dessus dites, il nous cédât et transportât perpétuellement et à toujours. Et aussi eut été pourparlé que semblablement nous et notre dit fils renoncissions expressément à toutes les choses qui ne doivent être baillées ou délivrées à nous par le dit traité, et par espécial au nom et au droit de la couronne et du royaume de France et hommage, souveraineté et demaine, de la duché de Normandie et de la comté de Touraine, et des comtés d'Anjou et du Maine, de la souveraineté et hommage de la comté et du pays de Flandre, de la souveraineté et hommage de Bretagne, excepté que le droit du comte de Montfort, tel qu'il le peut et doit avoir en la duché et pays de Bretagne, nous réservons et mettons par mots exprès hors de notre traité; sauf tant que nous et notre dit frère venus à Calais en ordonnerons si à point, par le bon avis et conseil de nos gens à ce députés, que nous mettrons à paix et à accord le dit comte de Montfort et notre cousin messire Charles de Blois, qui demande et chalenge droit à l'héritage de Bretagne. Et renonçons à toutes autres demandes que nous fissions ou faire pourrions, pour quelque cause que ce soit, excepté les choses dessus dites qui doivent être baillées à nous et à nos hoirs, et que nous lui transportissions, cessissions tout le droit que nous pourrions avoir à toutes les choses qui à nous ne doivent être baillées. Sur lesquelles choses, après plusieurs altercations eues sur ce, et par espécial pour ce que les dites renonciations ne se font pas de présent avons finablement accordé avec notre dit frère par la manière qui s'ensuit: c'est à savoir, que nous et notre dit ains-né fils renoncerons, et ferons et avons promis à faire les renonciations, transports, cessions et délaissemens dessus dits quand et si très tôt que notre dit frère aura baillé à nous ou à nos gens, espécialement de par nous députés, la cité et le châtel de Poitiers, et toute la terre et le pays de Poitou; ensemble le fief de Touars et la terre de Belleville; la cité et le châtel d'Agen, et toute la terre et le pays d'Agénois; la cité et le châtel de Pierreguis, et toute la terre et le pays de Pierregort; la cité et le châtel de Caours, et toute la terre et le pays de Quersin; la cité et le châtel de Rodais, et toute la terre et le pays de Rouergue; la cité et le châtel de Xaintes, et toute la terre et le pays de Xaintonge; le châtel et la ville de la Rochelle, et toute la terre et le pays de Rochelois; la cité et le châtel de Limoges, et toute la terre et le pays de Limozin; la cité et le château d'Angoulême, et toute la terre et le pays d'Angoulémois; la terre et le pays de Bigorre, la terre de Gaure, le comté de Ponthieu et le comté de Guines. Lesquelles choses notre dit frère nous a promises à bailler, en la forme que ci-dessus est contenu, ou à nos espéciaux députés, dedans un an ensuivant, lui parti de Calais pour retourner en France. Et tantôt ce fait, devant certaines personnes que notre dit frère députera, nous et notre dit ains-né fils ferons en notre royaume d'Angleterre icelles renonciations, transports, cessions et délaissemens, par foi et par serment solennellement; et d'icelles ferons bonnes lettres ouvertes, scellées de notre grand scel, par la manière et forme comprises en nos autres lettres sur ce faites, et que compris est au dit traité; lesquelles nous envoierons à la fête de l'Assomption Notre-Dame prochainement ensuivant, en l'église des Augustins en la ville de Bruges, et les ferons bailler à ceux que notre dit frère y envoiera lors pour les recevoir. Et si dedans le terme qui mis y est, notre dit frère ne pouvoit bailler, ni délivrer aisément à nous ou à nos députés les cités, villes et châteaux, lieux, forteresses et pays ci-dessus nommés, combien qu'il en doive faire son plein pouvoir sans nulle dissimulation, il les nous doit délivrer et bailler dedans le terme de quatre mois ensuivant l'an accompli. Avecques toutes ces choses et autres qui s'ensuivront ci-après, est dit et accordé par la teneur du traité, que nous, renvoyé ou ramené notre dit frère de France en la ville de Calais, six semaines après ce que il y sera venu, nous devons recevoir, ou nos gens à ce espécialement de par nous députés, six cent mille francs, et par quatre ans ensuivants, chacun an six mille; et de ce délivrer et mettre en ôtage, envoyer demeurer en notre cité de Londres, en Angleterre, des plus nobles du royaume de France, qui point ne furent prisonniers en la bataille de Poitiers; et de dix-neuf cités et villes des plus notables du royaume de France, de chacune deux ou trois hommes, ainsi comme il plaira à notre conseil. Et tout ce accompli, les ôtages venus à Calais et le premier payement payé, ainsi que dit est, nous devons notre dit frère de France et Philippe son jeune fils délivrer quittement en la ville de Boulogne sur mer, et tous ceux qui avecques eux furent prisonniers à la bataille de Poitiers, qui ne seroient rançonnés à nous ou à nos gens, sans payer nulle rançon. Et pour ce que nous savons de vérité que notre cousin messire Jacques de Bourbon, qui fut pris à la bataille de Poitiers, a toujours mis et rendu grand peine à ce que paix et accord fût entre nous et notre dit frère de France, en quelconque état qu'il soit, rançonné ou à rançonner, nous le délivrerons sans coût et sans frais avecques notre dit frère, en la ville de Boulogne; mais que cil traité soit tenu ainsi que nous espérons qu'il sera.

Et aussi nous a promis notre dit frère que il et son ains-né fils renonceront et feront semblablement lors et par la manière dessus dite les renonciations, transports, cessions et délaissemens accordés par le dit traité à faire de leur partie, si comme dessus est dit; et envoiera notre dit frère ses lettres patentes, scellées de son grand scel, aux dits lieux et termes, pour les bailler aux gens qui de par nous y seront députés, semblablement comme dit est. Et aussi nous a promis et accordé notre dit frère que lui et ses hoirs sursoiront, jusques aux termes des dites renonciations dessus déclarées, de user de souveraineté et ressorts en toutes les cités, comtés, villes, châteaux, forteresses, pays, terres, îles et lieux que nous tenions au temps du dit traité, lesquels nous doivent demeurer par le dit traité, et aux autres qui à cause des dites renonciations et du dit traité nous seront baillées et doivent demeurer à nous et nos hoirs; sans ce que notre dit frère, ou ses hoirs, ou autres à cause de la couronne de France, jusques aux termes dessus déclarés et iceux durans, puissent d'aucuns services user et de souveraineté, ni demander subjection sur nous, nos hoirs, subgiets d'icelles, présens et à venir, ni querelles ou appiaulx en leur cour recevoir, ni rescrire à icelles, ni de juridiction aucune user à cause des cités, comtés, châteaux, villes, terres, îles et lieux prochainement nommés. Et nous a aussi accordé notre dit frère que nous, nos hoirs ni aucuns de nos subgiets, à cause des dites cités, comtés, châteaux, villes, pays, terres et lieux prochains avant dits, comme dit est, soyons tenus ni obligés de reconnoître notre souverain, ni de faire aucune subjection, service ni devoir à lui, ni à ses hoirs, ni à la couronne de France. Et accordons que nous et nos hoirs surserrons de nous appeler et porter titre et nom de roi de France, par lettres ou autrement, jusques aux termes dessus nommés et iceux durans. Et combien que ces articles dudit accord et traité de la paix, ces présentes lettres ou autres dépendans des dits articles, ou de ces présentes ou autres quelconques que elles soient, soient ou fussent aucunes pareilles, ou fait aucun que nous ou notre dit frère dissions ou fissions qui sentissent translations ou renonciations taisibles ou expresses des ressorts et souverainetés, est l'intention de nous et de notre dit frère que les avant dits souverainetés et ressorts que notre dit frère se dit avoir ès dites terres qui nous seront baillées, comme dit est, demeureront en l'état auquel elles sont à présent: mais toutes fois il sursoira de en user et demander subjection, par la manière dessus dite, jusques aux termes dessus déclarés. Et aussi voulons et accordons à notre dit frère que après ce que il aura baillé les dites cités, comtés, châteaux, villes, forteresses, terres, pays, îles et lieux dessus nommés, ainsi que bailler les nous doit, ou à nos députés, parmi sa délivrance et renonciations dessus dites, et les dites renonciations, transports et cessions qui sont à faire de sa partie par lui et par son ains-né fils et envoyées et aux dits lieux et jours à Bruges les dites lettres, et baillées aux députés de par nous, que la renonciation, cession, transports et délaissemens à faire de notre partie soient tenues pour faites. Et par abondance nous renonçons dès lors par exprès au nom, au droit et au chalenge de la couronne de France et du royaume, et à toutes choses que nous devons renoncer par force dudit traité, si avant comme profiter pourra à notre dit frère et à ses hoirs. Et voulons et accordons que par ces présentes le dit traité de paix et acord fait entre nous et notre dit frère, ses subgiets, alliés et adhérens d'une part et d'autre, ne soit, quant à autres choses contenues en icellui, empiré ou affoibli en aucune manière; mais voulons et nous plaît que il soit et demeure en sa pleine force et vertu. Toutes lesquelles choses en ces présentes lettres écrites, nous roi d'Angleterre dessus dit, voulons, octroyons et promettons loyaument et en bonne foi, et par notre serment fait sur le corps de Dieu sacré et sur saintes Évangiles, tenir, garder et entériner, et accomplir sans fraude et sans mal engin de notre partie. Et à ce et pour ce faire obligeons à notre dit frère de France nous et nos hoirs, présens et à venir, en quelque lieu qu'ils soient, renonçons par nos dits foi et serment, à toutes exceptions de fraude, de décevance, de croix pris et à prendre, et à impétrer dispensation de pape ou de autre au contraire; laquelle si impétrée étoit, nous voulons être nulle et de nulle valeur, et que nous ne en puissions aider nous et aux droits, disant que royaume ne pourra être divisé et générale renonciation valoir, fors en certaine manière et à tout ce que nous pourrions dire ou proposer au contraire en jugement au dehors. En témoin desquelles choses nous avons fait mettre notre grand scel à ces présentes, données à Bretigny de-lez Chartres, le vingt-cinquième jour du mois de mai, l'an de grâce Notre-Seigneur mil trois cent soixante.»

Comment le duc de Normandie scella la dite charte; et comment quatre barons d'Angleterre vinrent à Paris au nom du roi anglois pour jurer à tenir le dit traité; et comment ils furent honorablement reçus

Quand celle lettre, qui s'appeloit l'une des chartes de la paix, car encore en y eut des autres faites et scellées en plusieurs manières, en la ville de Calais, si comme je vous en parlerai quand temps et lieu seront, fut jetée, on la montra au roi d'Angleterre et à son conseil: lequel roi et son conseil, quand ils la virent et ils l'eurent ouï lire, répondirent aux traiteurs qui s'étoient embesognés et en intention de bien chargés: «Elle nous plaît moult bien ainsi.» Donc fut ordonné que l'abbé de Clugny et frère Jean de Langres, et messire Hugues de Genève, sire d'Anton, qui pour le duc de Normandie y étoient commis et ordonnés, partissent de là, la charte grossiée et scellée avec eux, et venissent à Paris devers le duc et son conseil, et leur remontrassent l'ordonnance dessus dite et en fissent, au plus briévement qu'ils pussent, relation.

Les dessus nommés s'y accordèrent volontiers, et retournèrent à Paris, où ils furent reçus à grand joie. Si se trairent devers le duc de Normandie et ses frères, le duc d'Orléans présent et la plus grand partie du conseil de France. Là remontrèrent les dessus dits moult convenablement sur quel état ils avoient parlé, et quel chose faite et exploitée avoient: ils furent volontiers ouïs, car la paix étoit durement désirée. Là fut la dite lettre lue et bien examinée, ni oncques ne fut de point ni d'article débattu; mais la scella le duc de Normandie, comme ains-né fils du roi de France et hoir du roi son père. Et furent assez tôt après les dessus dits traiteurs renvoyés devers le roi d'Angleterre, qui les attendoit en son ost près de Chartres. Quand ils furent revenus, il n'y eut mie grand parlement, car ils dirent que à toutes les choses dessus dites le duc de Normandie, ses frères, leur oncle et tout le conseil de France étoient bénignement et doucement accordés. Ces nouvelles plurent grandement bien au roi d'Angleterre. Adonc, pour mieux faire que laisser et pour plus grand sûreté, fut parmi l'ost du roi d'Angleterre une trêve criée à durer jusques à la Saint-Michel, et de la Saint-Michel en un an à tenir fermement et establement entre le royaume de France et le royaume d'Angleterre, et tous leurs adhérens et alliés d'une part et d'autre, et dedans ce terme bonne paix entre les rois et leurs parties. Et tantôt furent ordonnés sergens d'armes de par le roi de France, commis et envoyés de par le duc de Normandie, qui se exploitèrent de chevaucher parmi le royaume de France et dénoncer publiquement ès cités, villes, châteaux, bourgs et forteresses, ce traité et espérance de paix. Lesquelles nouvelles furent volontiers ouïes partout. Encore revenus les dessus dits traiteurs en l'ost du roi d'Angleterre, ils requirent au dit roi et à son conseil que quatre barons d'Angleterre, comme procureurs de lui, venissent à Paris pour jurer la paix en son nom, pour mieux apaiser le peuple; laquelle chose le roi d'Angleterre accorda moult volontiers. Et y furent ordonnés et envoyés le sire de Stanford, messire Regnault de Cobehen, messire Guy de Briane, et messire Roger de Beauchamp, bannerets. Ces quatre seigneurs, à l'ordonnance du roi leur seigneur, se partirent et se mirent au chemin avec l'abbé de Clugny et monseigneur Hugues de Genève, et chevauchèrent tant, qu'ils vinrent à Montlhéry. Quand ceux de Paris sçurent leur venue, par le commandement du duc de Normandie, toutes les religions [272] et le clergé, en grand révérence et à processions, vinrent de la cité bien avant sur les champs contre les barons d'Angleterre dessus nommés, elles amenèrent ainsi moult honorablement dedans Paris. Et encore vinrent encontre eux plusieurs hauts seigneurs et grands barons de France, qui lors se tenoient dedans Paris; et sonnèrent toutes les cloches de Paris à leur venue, et furent, adoncques qu'ils entrèrent en la cité, toutes les rues jonchées et pavées d'herbes, et autour parées de drap d'or, aussi honorablement comme on peut aviser et deviser, et aussi furent-ils amenés au palais qui richement étoit appareillé pour eux recevoir. Là étoient le duc de Normandie, ses frères, le duc d'Orléans, leur oncle, et grand foison de prélats et de seigneurs du royaume de France, qui les recueillirent bien et révéremment.

Là firent, au palais, présent tout le peuple, ces quatre barons d'Angleterre, serment, et jurèrent au nom du roi leur seigneur et de ses enfans, sur le corps de Jésus-Christ sacré et sur saintes Évangiles, à tenir et accomplir le dit traité de paix, si comme ci-dessus est éclairci. Ces choses faites, ils furent menés au palais, et là fêtés et honorés très grandement du duc de Normandie et de ses frères et des hauts barons de France qui là étoient. Après ce, ils furent amenés en la sainte chapelle du palais [273]: si leur furent montrées les plus belles reliques et les plus riches joyaux du monde, qui là étoient et sont encore, et mêmement la sainte couronne dont Dieu fut couronné à son saintisme travail. Et en donna le duc de Normandie à chacun des chevaliers une des plus grands épines de la dite couronne, laquelle chose chacun des chevaliers prisa moult, et tint au plus noble jouel que on lui pût donner. Et furent là ce jour et le soir, et l'endemain jusques après dîner. Et quand ils prirent congé, le duc de Normandie fit à chacun donner un moult bel et bon coursier, richement paré et ensellé, et plusieurs autres beaux joyaux, desquels je me passerai asez briévement, et dont ils mercièrent grandement le duc de Normandie. Après ce, ils partirent du dit duc et des seigneurs qui là étoient, et s'en retournèrent devers le roi leur seigneur; et y vinrent l'endemain assez matin en grand compagnie de gens d'armes qui les convoyèrent jusques là, et qui devoient aussi le roi d'Angleterre et ses gens conduire jusques à Calais, et faire ouvrir cités, villes et châteaux pour eux laisser passer paisiblement et administrer tous vivres.

Comment le roi d'Angleterre se partit de Chartres et s'en retourna en son pays; et comment le roi de France arriva à Calais; et comment le fils du duc de Milan fut marié à la fille du roi de France.

Quand ils furent parvenus jusques en l'ost du roi d'Angleterre, leur seigneur, ils lui recordèrent comment honorablement ils avoient été reçus, et lui montrèrent les dignités et les joyaux que le duc de Normandie leur avoit donnés. De quoi le roi eut grand joie, et fêta grandement le connétable de France et les seigneurs qui là étoient venus, et leur donna beaux dons et grands joyaux assez. Adoncques fut ordonné que toutes manières de gens se délogeassent et se retraissent bellement et en paix devers le Pont-de-l'Arche pour là passer Seine, et puis vers Abbeville pour passer la rivière de Somme, et puis tout droit à Calais. Donc se délogèrent toutes manières de gens et se mirent au chemin; et avoient guides et chevaliers de France envoyés de par le duc de Normandie, qui les conduisoient et les menoient ainsi comme ils devoient aller. Le roi d'Angleterre, quand il se partit, passa par la cité de Chartres et y herbergea une nuit. A l'endemain vint-il moult dévotement, et ses enfans, en l'église Notre-Dame, et y ouïrent messe et y firent grandes offrandes, et puis s'en partirent et montèrent à cheval. Si entendis que le roi et ses enfans vinrent à Harefleur en Normandie, et là passèrent-ils la mer et retournèrent en Angleterre. Le demeurant de l'ost vinrent au mieux qu'ils purent, sans dommage et sans péril; et partout leur étoient vivres appareillés pour leur argent, jusques en la ville de Calais; et là prirent les François congé d'eux, qui les avoient convoyés. Si passèrent depuis les Anglois, au plus bellement qu'ils purent, et retournèrent en Angleterre.

Sitôt que le roi d'Angleterre fut retourné arrière en son pays, qui y vint auques des premiers, il se traist à Londres, et fit mettre hors de prison le roi de France, et le fit venir secrètement au palais de Westmoustier, et se trouvèrent en la dite chapelle du palais. Là remontra le roi d'Angleterre au roi de France tous les traités de la paix, et comment son fils, le duc de Normandie, au nom de lui, l'avoit jurée et scellée, à savoir quelle chose il en diroit. Le roi de France, qui ne désiroit autre chose fors sa délivrance, à quel meschef que ce fût, et issir hors de prison, n'y eût jamais mis empêchement, mais répondit que Dieu en fût loué quand paix étoit entre eux. Quand messire Jacques de Bourbon sçut ces nouvelles, si en fut grandement réjoui, et vint à Londres au plus tôt qu'il put devers l'un roi et l'autre qui lui firent grand chère. Depuis chevauchèrent-ils tous ensemble, et le prince de Galles en leur compagnie, et vinrent à Windesore, là où madame la roine étoit, qui moult fut réjouie de leur venue et de la paix le roi son seigneur, et du roi de France son cousin. Si eut là grands approchements et semblans d'amour entre ces parties, et donnés et rendus grands dons et beaux joyaux. Depuis fut-il accordé que le roi de France et son fils, et tous les barons de France qui là étoient, se partissent et se traissent devers Calais. Adonc prirent-ils congé à la roine d'Angleterre et à ses filles, qui moult étoient lies de la paix et du département du roi de France. Si aconvoya le roi d'Angleterre le roi de France jusques à Douvres; et là se tint aise au châtel de Douvres deux jours, et tous les François aussi. Au tiers jour ils entrèrent en mer, le prince de Galles, le duc de Lancastre, le comte de Warvich, messire Jean Chandos et plusieurs autres seigneurs en leur compagnie, et arrivèrent à Calais environ la Saint-Jean-Baptiste [274]. Si se tinrent en la dite ville de Calais tout aisément, et attendirent là un terme les messages du duc de Normandie, qui devoient apporter la finance de six cent mille francs de France. Mais le paiement ne vint mie si tôt que on espéroit qu'il dût venir; car il ne fut pas si tôt recueilli des officiers du roi de France. Si vinrent le duc de Normandie et ses deux frères en la cité d'Amiens, pour mieux ouïr tous les jours nouvelles de leur seigneur et entendre à ses besognes et à sa délivrance; et pendant ce se cueilloit le paiement parmi le royaume de France.

Si entendis et ouïs recorder adonc que messire Galéas, sire de Milan et de plusieurs cités en Lombardie, fit ce premier paiement, parmi un traité qui se fit adonc: car il avoit un sien fils à marier: si fit requérir au roi de France qu'il lui voulsist donner et accorder une sienne fille, parmi ce que il paieroit ces six cent mille francs. Le roi de France, qui se véoit en danger, pour avoir l'argent plus appareillé, s'y accorda légèrement. Or ne fut mie cil mariage sitôt fait ni confirmé, pour ce que la finance ne vint mie sitôt avant. Si convint ce danger souffrir et endurer au roi de France, et attendre l'ordonnance de ses gens.

Comment ceux des forteresses anglesches de France, du commandement du roi d'Angleterre, se partirent; et comment la rançon du roi de France fut apportée à Saint-Omer.

Quand le prince de Galles et le duc de Lancastre, qui se tenoient à Calais de-lez le roi de France, virent que le terme passoit, et que le paiement point ne s'approchoit, si eurent volonté de retourner en Angleterre, et mirent ordonnance en ce; et laissèrent le roi en la garde de quatre moult suffisans chevaliers, messire Regnault de Cobehen, messire Gautier de Mauny, messire Guy de Briane et messire Roger de Beauchamp. Et payoit le roi de France ses frais et les frais de ces seigneurs et de leurs gens: si montèrent grand foison, bien le terme de quatre mois qu'ils furent à Calais.

Or vous parlerons d'aucuns chevaliers anglois, capitaines des garnisons qui se tenoient en France et étoient tenus deux ou trois ans par-avant, ainçois que paix se fît. Cils qui avoient appris à guerroyer et à hérier le pays, furent moult courroucés de ces nouvelles, quand ils eurent commandement du roi d'Angleterre qu'ils se partissent; mais amender ne le purent. Si vendirent les plusieurs leurs forteresses à ceux du pays d'environ et en reçurent grand argent, et puis s'en partirent. Et les aucuns ne s'en voulurent mie partir, car ils avoient appris à piller et à faire guerre; si firent comme paravant, sous ombre du roi de Navarre; et ce furent ceux qui se tenoient sur les marches de Normandie et de Bretagne. Mais messire Eustache d'Aubrecicourt qui se tenoit dedans la ville de Athigny, quand il s'en partit, la vendit bien et cher à ceux du pays. Or prit-il simplement ses convens, dont il fut depuis mal payé; et si n'en eut autre chose.

Si s'en partirent tous ceux qui tenoient forteresses en Laonnois, en Soissonnois, en Picardie, en Brie, en Gâtinois et en Champagne. Si retournoient les aucuns qui avoient assez gagné, en leurs pays, ou qui étoient tannés de guerroyer; et les plusieurs se retraioient en Normandie devers les forteresses navarroises. Or vint cil paiement de ces six cent mille francs en la ville de Saint-Omer; et fut là tout coi et arrêté en l'abbaye que on dit de Saint-Bertin, sans porter plus avant; car les aucuns hauts barons de France, qui élus et nommés étoient pour être hostagiers et entrer en Angleterre, refusoient et ne vouloient venir avant, et en faisoient grand danger. De quoi si l'argent fût payé et délivré en la ville de Calais aux Anglois, et les seigneurs de France ne voulsissent entrer en hostagerie, ainsi que convens et ordonnances de traités se portoient, la dite somme de florins fût perdue, la paix fût brisée, et le roi de France remené arrière en Angleterre. Sur ces choses avoit bien avis et manière de regarder.

Comment le roi d'Angleterre vint à Calais et s'entrefêtoient chacun jour les deux rois; et comment autres lettres de la paix furent faites et scellées des deux rois.

Ainsi demeura le roi de France à Calais, du mois de juillet jusques en la fin du mois d'octobre. Quand ces choses furent si approchées que le paiement fut tout pourvu, si comme ci-dessus est dit, et venus à Saint-Omer ceux qui devoient entrer en hostagerie pour le roi de France, le roi d'Angleterre, informé de toutes ces choses, repassa la mer à grand quantité de seigneurs et de barons et vint de rechef à Calais. Là eut grands parlemens de l'une partie et de l'autre, du conseil des deux rois, qui par l'ordonnance de la paix s'appeloient frères. Là furent de rechef lues, avisées et bien examinées les lettres de la paix, à savoir si rien y avoit à mettre ni à ôter, ni nul article à corriger. Et tous les jours donnoient les deux rois à dîner l'un à l'autre et leurs enfans, si grandement et si étoffément que merveilles seroit à penser; et étoient en reviaulx et récréations ensemble si ordonnément, que grand plaisance prenoient toutes gens au regarder; et laissoient les deux rois leurs gens et leur conseil convenir du surplus.

Chroniques de Froissart.

Chargement de la publicité...