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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 3/4)): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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JEANNE LA FLAMME.
Ballade Bretonne.
Épisode du siége d'Hennebon, pendant la guerre de Bretagne.
1341.

Charles de Blois, compétiteur de Jean de Montfort à la couronne ducale de Bretagne, assiégea le château d'Hennebon après que son rival eut été fait prisonnier. Jeanne de Flandre, femme de Jean, défendit Hennebon avec courage, et força les Français à lever le siége. Elle alla elle-même incendier le camp de Charles de Blois, et fut à cause de ce fait surnommée Jeanne la Flamme.

I.

Qu'est-ce qui gravit la montagne? C'est un troupeau de moutons noirs, je crois.

Ce n'est point un troupeau de moutons noirs; une armée, je ne dis pas,

Une armée française qui vient mettre le siége devant Hennebon.

II.

Tandis que la duchesse faisait processionnellement le tour de la ville, toutes les cloches étaient en branle;

Tandis qu'elle chevauchait sur son palefroi blanc, avec son enfant sur les genoux,

Partout sur son passage les habitants d'Hennebon poussaient des cris de joie:

Dieu aide le fils et la mère; et qu'il confonde les Français!

Comme la procession finissait, on entendit les Français crier:

C'est maintenant que nous allons prendre tout vivants, dans leur gîte, la biche et son faon!

Nous avons des chaînes d'or pour les attacher l'un à l'autre.

Jeanne la Flamme leur répondit alors du haut des tours:

Ce n'est pas la biche qui sera prise; le méchant loup [137], je ne dis pas.

S'il a froid cette nuit, on lui chauffera son trou.

En achevant ces mots, elle descendit furieuse.

Et elle se revêtit d'un corset de fer, et elle se coiffa d'un casque noir,

Et elle s'arma d'une épée d'acier tranchant, et elle choisit trois cents soldats,

Et un tison rouge à la main, elle sortit de la ville par un des angles.

III.

Or, les Français chantaient gaiement, assis en ce moment à table;

Réunis dans leurs tentes fermées, les Français chantaient dans la nuit,

Lorsque l'on entendit, au loin, déchanter une voix singulière:

«Plus d'un qui rit ce soir pleurera avant qu'il soit jour;

Plus d'un qui mange du pain blanc mangera de la terre noire et froide.

Plus d'un qui verse du vin rouge versera bientôt du sang gras;

Plus d'un qui fera de la cendre fait maintenant le fanfaron.»

Plus d'un penchait la tête sur la table, ivre-mort,

Quand retentit ce cri de détresse:—Le feu! Amis, le feu! le feu!

Le feu! le feu! amis, fuyons! c'est Jeanne la Flamme qui l'a mis!

Jeanne la Flamme est la plus intrépide qu'il y ait sur la terre, vraiment!

Jeanne la Flamme avait mis le feu aux quatre coins du camp;

Et le vent avait propagé l'incendie et illuminé la nuit noire;

Et les tentes étaient brûlées, et les Français grillés,

Et trois mille d'entre eux en cendre, et il n'en échappa que cent.

IV.

Or, Jeanne la Flamme souriait le lendemain, à sa fenêtre,

En jetant ses regards sur la campagne, et en voyant le camp détruit,

Et la fumée qui s'élevait des tentes toutes réduites en petits monceaux de cendre;

Jeanne la Flamme souriait: «Quelle belle écobue, mon Dieu!

«Mon Dieu! quelle belle écobue! pour un grain nous en aurons dix!»

Les anciens disaient vrai: «Il n'est rien tel que des os de Gaulois [138];

Que des os de Gaulois, broyés, pour faire pousser le blé.»

Chants populaires de la Bretagne, recueillis et traduits par M. de la Villemarqué.

MEURTRE D'ARTEVELT.
1345.

Quand le conseil de Gand fut retourné arrière, en l'absence d'Artevelle, ils firent assembler au marché, grands et petits; et là démontra le plus sage d'eux tous par avis, sur quel état le parlement avoit été à l'Escluse, et quelle chose le roi d'Angleterre requéroit, par l'aide et information d'Artevelle. Dont commencèrent toutes gens à murmurer sur lui; et ne leur vint mie bien à plaisir cette requête; et dirent que, s'il plaisoit à Dieu, ils ne seroient jà sçus ni trouvés en telle déloyauté que de vouloir déshériter leur naturel seigneur, pour hériter un étranger; et se partirent tous du marché, ainsi comme tous mal contens et en grand haine sur d'Artevelle. Or regardez comment les choses aviennent: car si il fût là aussi bien premièrement venu comme il alla à Bruges et à Ypres remontrer et prêcher la querelle du roi d'Angleterre, il leur eût tant dit d'une chose et d'autres, qu'ils se fussent tous accordés à son opinion, ainsi que ceux des dessus dites villes étoient: mais il s'affioit tant en sa puissance et prospérité et grandeur, que il y pensoit bien à retourner assez à temps. Quand il eut fait son tour, il revint à Gand et entra en la ville, ainsi comme à heure de midi. Ceux de la ville, qui bien savoient sa revenue, étoient assemblés sur la rue par où il devoit chevaucher en son hôtel. Sitôt qu'ils le virent, ils commencèrent à murmurer et à bouter trois têtes en un chaperon, et dirent: «Voici celui qui est trop grand maître et qui veut ordonner de la comté de Flandre à sa volonté; ce ne fait mie à souffrir.» Encore, avec tout ce, on avoit semé paroles parmi la ville que le grand trésor de Flandre, que Jaquemart d'Artevelle avoit assemblé, par l'espace de neuf ans et plus qu'il avoit eu le gouvernement de Flandre, car des rentes du comté il n'allouoit nulles, mais les mettoit et avoit mises toudis arrière en dépôt, et tenoit son état et avoit tenu le terme dessus dit sus l'amende des forfaitures de Flandre tant seulement, que ce grand trésor, où il avoit deniers sans nombre, il avoit envoyé secrètement en Angleterre. Ce fut une chose qui moult engrigny et enflamma ceux de Gand.

Ainsi que Jacques d'Artevelle chevauchoit par la rue, il se aperçut tantôt qu'il y avoit aucune chose de nouvel contre lui; car ceux qui se souloient incliner et ôter leurs chaperons contre lui, lui tournoient l'épaule, et rentroient en leurs maisons. Si se commença à douter; et sitôt qu'il fut descendu en son hôtel, il fit fermer et barrer portes et huis et fenêtres. A peine eurent ses varlets ce fait, quand la rue où il demeuroit fut toute couverte, devant et derrière, de gens, espécialement de menues gens de métier.

Là fut son hôtel environné et assailli devant et derrière, et rompu par force. Bien est voir que ceux de dedans se défendirent moult longuement et en atterrèrent et blessèrent plusieurs; mais finablement ils ne purent durer, car ils étoient assaillis si roide que presque les trois parts de la ville étoient à cet assaut. Quand Jacques d'Artevelle vit l'effort, et comment il étoit appressé, il vint à une fenêtre sur la rue, et se commença à humilier et dire, par trop beau langage et à nu chef: «Bonnes gens, que vous faut? Qui vous meut? Pourquoi êtes-vous si troublés sur moi? En quelle manière vous puis-je avoir courroucé? Dites-le-moi, et je l'amenderai pleinement à votre volonté.» Donc répondirent-ils, à une voix, ceux qui ouï l'avoient: «Nous voulons avoir compte du grand trésor de Flandre que vous avez dévoyé sans titre de raison.» Donc répondit Artevelle moult doucement: «Certes, seigneurs, au trésor de Flandre ne pris-je oncques denier. Or vous retraiez bellement en vos maisons, je vous en prie, et revenez demain au matin; et je serai si pourvu de vous faire et rendre bon compte que par raison il vous devra suffire.» Donc répondirent-ils, d'une voix: «Nennin, nennin, nous le voulons tantôt avoir; vous ne nous échapperez mie ainsi: nous savons de vérité que vous l'avez vidé de pièça, et envoyé en Angleterre, sans notre sçu, pour laquelle cause il vous faut mourir.» Quand Artevelle ouït ce mot, il joignit ses mains et commença à pleurer moult tendrement, et dit: «Seigneurs, tel que je suis vous m'avez fait; et me jurâtes jadis que contre tous hommes vous me défendriez et garderiez; et maintenant vous me voulez occire et sans raison. Faire le pouvez, si vous voulez, car je ne suis que un seul homme contre vous tous, à point de défense. Avisez pour Dieu, et retournez au temps passé. Si considérez les grâces et les grands courtoisies que jadis vous ai faites. Vous me voulez rendre petit guerredon des grands biens que au temps passé je vous ai faits. Ne savez-vous comment toute marchandise étoit périe en ce pays? Je la vous recouvrai. En après, je vous ai gouvernés en si grand paix, que vous avez eu du temps de mon gouvernement toutes choses à volonté, blés, laines, avoir, et toutes marchandises, dont vous êtes recouvrés et en bon point.» Adonc commencèrent eux à crier tous à une voix: «Descendez, et ne nous sermonnez plus de si haut; car nous voulons avoir compte et raison tantôt du grand trésor de Flandre que vous avez gouverné trop longuement, sans rendre compte; ce qu'il n'appartient mie à nul officier qu'il reçoive les biens d'un seigneur et d'un pays, sans rendre compte.» Quand Artevelle vit que point ne se refrederoient ni refrèneroient, il recloui la fenêtre, et s'avisa qu'il videroit par derrière, et s'en iroit en une église qui joignoit près de son hôtel. Mais son hôtel étoit jà rompu et effondré par derrière, et y avoit plus de quatre cents personnes qui tous tiroient à l'avoir. Finablement il fut pris entre eux, et là occis sans merci, et lui donna le coup de la mort un tellier qui s'appelloit Thomas Denis. Ainsi fina Artevelle, qui en son temps fut si grand maître en Flandre: povres gens l'amontèrent premièrement, et méchans gens le tuèrent en la parfin.

Ces nouvelles s'épandirent tantôt en plusieurs lieux. Si fut plaint d'aucuns, et plusieurs en furent bien lies. Adonc se tenoit le comte Louis à Tenremonde: si fut moult joyeux quand il ouït dire que Jacques d'Artevelle étoit occis; car il lui avoit été trop contraire en toutes ses besognes. Nonobstant ce, ne s'osa-t-il encore affier sur ceux de Flandre, pour revenir en la ville de Gand.

Comment le roi d'Angleterre se partit de l'Escluse moult dolent de la mort d'Artevelle; et comment ceux de Flandre s'en excusèrent par devers lui.

Quand le roi d'Angleterre, qui se tenoit à l'Escluse et s'étoit tenu tout le temps, attendant la relation des Flamands, entendit que ceux de Gand avoient occis Jacques d'Artevelle, son grand ami et son cher compère, si en fut si courroucé et ému, que merveille seroit à dire. Et se partit tantôt de l'Escluse, et rentra en mer [139], en menaçant grandement les Flamands et le pays de Flandre; et dit que cette mort seroit trop chèrement comparée. Les consaulx des bonnes villes de Flandre qui sentirent et entendirent bien et imaginèrent tantôt que le roi d'Angleterre étoit trop durement courroucé sur eux, s'avisèrent que de la mort d'Artevelle ils se iroient excuser, espécialement ceux de Bruges, d'Ypre, de Courtray, d'Audenarde, et du Franc de Bruges. Si envoyèrent devant en Angleterre devers le roi et son conseil, pour impétrer un sauf conduit, afin que sûrement ils se pussent venir excuser. Le roi, qui étoit un peu refroidi de son aïr, leur accorda. Et vinrent gens d'état de toutes les bonnes villes de Flandre, excepté de Gand, en Angleterre devers le roi, environ la Saint-Michel; et se tenoit à Wesmoustier dehors Londres. Là s'excusèrent-ils si bel de la mort d'Artevelle, et jurèrent solennellement que nulle chose n'en savoient, et si ils l'eussent sçu, c'étoient ceux qui défendu et gardé l'en eussent à leur pouvoir; mais étoient de la mort de lui durement courroucés et désolés; et le plaignoient et regrettoient grandement, car ils reconnoissoient bien qu'il leur avoit été moult propice et nécessaire à tous leurs besoins, et avoit régné et gouverné le pays de Flandre bellement et sagement; et si ceux de Gand, par leur outrage, l'avoient tué, on leur feroit amender si grossement qu'il devroit bien suffire. Et remontrèrent encore au roi et à son conseil que si Artevelle étoit mort, pour ce n'étoit-il mie éloigné de la grâce et de l'amour des Flamands; sauf et excepté qu'il n'avoit que faire de tendre à l'héritage de Flandre, que ils le dussent tollir au comte Louis de Flandre, leur naturel seigneur, combien qu'il fût François, ni à son fils son droit hoir, pour lui en hériter, ni son fils le prince de Galles; car ceux de Flandre ne s'y consentiroient jamais. «Mais, cher sire, vous avez de beaux enfans, fils et filles: le prince votre ains-né fils ne peut faillir qu'il ne soit encore grand sire durement sans l'héritage de Flandre, et vous avez une fille puis-née, et nous avons un jeune damoisel que nous nourrissons et gardons, qui est héritier de Flandre: si se pourroit bien encore faire un mariage d'eux deux. Ainsi demeureroit toujours la comté de Flandre à l'un de vos enfans.» Ces paroles et autres ramollirent et adoucirent grandement le courage et le mautalent du roi d'Angleterre; et se tint finablement assez bien content des Flamands, et les Flamands de lui. Ainsi fut entr'oubliée petit à petit la mort Jacques d'Artevelle.

Froissart, Chroniques.

INVASION D'ÉDOUARD III.
1346.

Coment le roy d'Angleterre vint par Normendie, et prist Caen, et vint par Lisieux, par Thorigny et Vernon et à Poissi. Et coment le roy de France le poursuivoit tousjours de l'autre part de Saine, et vint à Paris logier à Saint-Germain-des-Prés. Et coment les Anglois passèrent le pont de Poissi.

En celuy an, proposa le roy de France faire grant armée en mer de nefs pour passer en Angleterre, lesquelles il envoia querre à Gennes à grant despens; mais ceux qui les alèrent querre en firent petite diligence, et tardèrent moult à venir. Par espécial une grant nef que le roy faisoit faire à Harefleur en Normendie, de laquelle on disoit que onques mais si belle n'avoit esté armée ni mise en mer, demoura tant que le roy d'Angleterre, à tout grant force de gent et grant multitude de nefs que l'on estimoit bien à douze cens grosses nefs, sans les petites nefs et autres vaissiaux, descendit en Normendie au lieu que l'on dit la Hogue-St-Waast [140]; et fut le mercredi douziesme jour de juillet; et dès lors s'appelloit roy de France et d'Angleterre. Et à l'instance de Geffroy de Harecourt [141], qui le menoit et conduisoit, il commença à gaster et à ardoir le pays. Et premièrement vint à la ville de Neuilli-l'Evesque [142], à laquelle il ne pot mal faire, pour la force du chastel. Si s'en partit, et vint d'ilec à Montebourg [143], où il s'arresta par aucun temps; et endementres, Geffroy de Harecourt faisoit tout le dommage qu'il povoit par tout le pays de Coustantin [144]. Après, le roy d'Angleterre vint à la ville de Carentan, et prist la ville et le chastel; et tous les biens qu'il y prist fist mener en Angleterre, et bailla le chastel en garde à monseigneur de Groussi et à monseigneur Rollant de Verdun, chevaliers.

Et quant le roy d'Angleterre se partit de Carentan, aucuns Normans, avecques messire Phelippe le Despencier, chevalier, s'assemblèrent et recouvrèrent, à force d'armes, la ville et le chastel, et les deux chevaliers dessus nommés pristrent et les envoièrent à Paris.

Entre ces choses, le roy d'Angleterre vint à St-Lo en Coustantin, et fist enterrer solempnellement les testes de trois chevaliers [145] qui pour leur démérite avoient esté occis à Paris, et prist et pilla la ville, qui estoit toute plaine de biens et garnie. D'ilec s'en passa par la ville de Thorigny [146], ardant et gastant le pays; et manda par ses coursiers et par ses lettres, si comme l'en disoit communément, aux bourgeois de Caen, que s'il vouloient laissier le roy de France et estre sous le roy d'Angleterre, qu'il les garderoit loyaument et leur donroit plusieurs grans libertés, et, en la fin des lettres leues, menaçoit, s'il ne faisoient ce qu'il leur mandoit, que bien briefment il les assaudroit et qu'il en fussent tous certains. Mais ceux de Caen luy contredirent tous d'une volenté et d'un courage, en disant que au roy d'Angleterre il n'obéiroient point. Et quant il oït la response des bourgeois de Caen, si leur assigna jour de bataille au juesdi ensuivant; et ceci il fist traîtreusement, car dès le jour par avant au matin, qui estoit le mercredi après la Magdaleine vingt-deuxiesme jour de juillet, il vint devant Caen, là où estoient capitaines establis de par le roy, monseigneur Guillaume Bertran, évesque de Baieux et jadis frère de monseigneur Robert Bertran chevalier, le seigneur de Tournebu, le conte d'Eu et de Guines, lors connestable de France, et monseigneur Jehan de Meleun, lors chambellan de Tanquarville. Et quant les Anglois vindrent devant Caen, si assaillirent la ville par quatre lieux, et traioient sajettes par leur archiers aussi menu que si ce fust grelle. Et le peuple se deffendoit tant qu'il povoit, meismement ès prés, sus la boucherie et au pont aussi, pour ce que ilec estoit le plus grant péril. Et les femmes, si comme l'on dit, pour faire secours, portoient à leurs maris les huis et les fenestres des maisons et le vin avecques, afin qu'il fussent plus fors à eux combattre. Toutes voies, pour ce que les archiers avoient grant quantité de sajettes, il firent le peuple de soy retraire en la ville et se combattirent du matin jusques aux vespres. Lors, le connestable de France et le chambellan de Tanquarville issirent hors du chastel et du fort en la ville, et ne sçai pourquoy c'estoit, et tantost il furent pris des Anglois et envoiés en Angleterre.

Mais quant l'évesque de Baieux, le seigneur de Tournebu, le bailli de Roen et plusieurs autres avecques eux virent qu'il istroient pour noient, et que leur issue pourroit plus nuire que profiter, si se retraistrent au chastel comme sages, et se tenoient aux quarniaux. Entre deux, les Anglois cherchoient [147] moult diligeamment la ville de Caen et pilloient tout; et les biens qu'il avoient pillés à Caen et ès autres villes le roy d'Angleterre envoia par sa navire tantost en Angleterre, et ardit grant partie de la ville de Caen en soy issant; mais au fort de la ville ne fist-il oncques mal ni n'y arresta point, car il ne vouloit mie perdre ses gens. Si s'en partit tantost, et s'en ala vers Lisieux. Et tousjours Geffroy de Harecourt aloit devant, qui tout le pays ardoit et gastoit.

Après, il vindrent vers Falaise, mais il trouvèrent qui leur résista viguereusement. Si se tournèrent vers Roen. Et quant il oïrent que le roy de France assembloit ilec son ost, si s'en alèrent au Pont-de-l'Arche; toutes voies le roy de France y ala avant eux. Et quant il fut entré en la ville, si manda au roy d'Angleterre, s'il vouloit avoir bataille à luy, qu'il luy assignast jour à son plaisir; lequel respondit que devant Paris il se combatroit au roy de France.

Quant le roy de France oït ce, si s'en retourna à Paris, et s'en vint mettre et logier en l'abbaye Saint-Germain-des-Prés. Ainsi, comme le roy d'Angleterre s'approchoit de Paris, si vint à Vernon et cuida prendre la ville, mais l'on luy résista viguereusement. Si s'en partirent les Anglois et ardirent aucuns des forbours. D'ilec vindrent à Mantes, et quant il oït dire qu'il estoient bons guerroiers, si n'y voult faire point de demeure, mais s'en vint à Meullenc, là où il perdit de ses gens; pour laquelle chose il fut tant irié que, en la plus prochaine ville d'ilec, qui est appellée Muriaux [148], il fist mettre le feu et la fist tout ardoir.

Après ce, vint à Poissi, le samedi douziesme jour d'aoust; et toujours le roy de France le poursuivoit continuellement de l'autre partie de Saine, tellement que en plusieurs fois l'ost de l'un povoit voir l'autre; et par l'espace de six jours que le roy d'Angleterre fut à Poissi et que son fils aussi estoit à Saint-Germain-en-Laye, les coureurs qui aloient devant boutèrent les feux en toutes les villes d'environ, meismement jusques à St-Cloust, près de Paris; tellement que ceux de Paris povoient voir clèrement, de Paris meisme, les feux et les fumées, de quoy il estoient moult effraiés et non mie sans cause. Et combien que en notre maison de Rueil, laquelle Charles-le-Chauve, roy empereur, donna à nostre églyse, il boutassent le feu par plusieurs fois, toutes voies par les mérites de monseigneur saint Denis, si comme nous avions en bonne foy, elle demoura sans estre point dommagiée. Et afin que je escrive vérité à nos successeurs, les lieux où le roy d'Angleterre et son fils estoient, si estoient lors tenus et réputés les principaux domiciles et singuliers soulas du roy de France; parquoy c'estoit plus grant deshonneur au royaume de France, et aussi comme traïson évident, comme nul des nobles de France ne bouta hors le roy d'Angleterre estant et résidant par l'espace de six jours ès propres maisons du roy, et ainsi comme au milieu de France, si comme est Poissi, Saint-Germain-en-Laye et Montjoie [149], là où il dissipoit, gastoit et despendoit les vins du roy et ses autres biens. Et autre chose encore plus merveilleuse, car les nobles faisoient afondrer les basteaux et rompre les pons par tous les lieux où le roy d'Angleterre passoit, comme il deussent tout au contraire faire passer à luy par sur les pons et parmi les basteaux, pour la deffense du pays. Entretant, comme le roy d'Angleterre estoit à Poissi, le roy de France chevaucha par Paris le dimanche et s'en vint logier à tout son ost en l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés pour estre à l'encontre du roy d'Angleterre qui le devoit guerroier devant Paris, si comme dit est.

Et comme le roy eust grant désir et eust ordené d'aler l'endemain contre luy jusques à Poissi, il luy fut donné à entendre que le roy d'Angleterre s'estoit parti de Poissi, et qu'il avoit fait refaire le pont qui avoit esté rompu, laquelle roupture avoit esté faite, si comme Dieu scet, afin que le roy d'Angleterre ne peust eschaper sans soy combatre contre le roy de France. Et quant le roy oït les nouvelles du pont de Poissi qui estoit réparé et de son anemi qui s'en estoit fui, si en fut moult dolent et s'en partit de Paris, et vint à Saint-Denis à tout son ost, la vigile de l'Assomption Nostre-Dame: et n'estoit mémoire d'homme qui vit, que depuis le temps Charles-le-Chauve qui fut roy et empereur, le roy de France venist à Saint-Denis-en-France en armes et tant prest pour batailler.

Quant le roy fut à Saint-Denis, si célébra ilec la feste de l'Assomption moult humblement et très-dévotement, et manda au roy d'Angleterre, par l'archevesque de Besançon, pourquoy il n'avoit acompli ce qu'il avoit promis. Lequel respondit frauduleusement, si comme il apparut par après, car quant il se vouldroit partir il adresecroit son chemin par devers Montfort. Oïe la response frauduleuse du roy d'Angleterre, si ot le roy conseil qui n'estoit mie bien sain; car en vérité il n'est nulle pestilence plus puissant de gréver et de nuire qu'est celuy qui est anemi et se fait ami familier.

Si s'en partit le roy de Saint-Denis, et passa de rechief par Paris dolent et angoisseux, et s'en vint à Antongny, oultre le Bourc-la-Royne, et ilec se logea le mercredi; et endementres le roy d'Angleterre faisoit refaire le pont de Poissi qui estoit rompu, et cil qui l'avoit oï et veu si le tesmoigna; car nous véismes à l'églyse de Saint-Denis, et en la salle où le roy estoit, un homme qui se disoit avoir esté pris des anemis et puis rançonné, lequel disoit apertement et publiquement, pour l'honneur du roy et du royaume, que le roy d'Angleterre faisoit faire moult diligeamment le pont de Poissi, et vouloit celuy homme recevoir mort s'il ne disoit vérité. Mais les nobles et les chevaliers les plus prochains du roy luy disoient qu'il mentoit apertement, et se moquièrent de luy comme d'un povre homme. Hélas! adonques fut bien vérifiée celle parole qui dist ainsi: «Le povre a parlé, et l'on luy dit: Qui est cestui? par moquerie. Le riche a parlé et chascun se teust, par révérence de luy.»

Finablement, quant il fut sceu véritablement que l'on refaisoit le pont, l'on y envoia la commune d'Amiens pour empeschier la besoigne, laquelle ne pot résister à la grant multitude des sajettes que les Anglois traioient, et fut toute mise à mort. Et tandis que le roy estoit à Antongny, en icelle nuit luy vindrent nouvelles que les Anglois, pour certain, avoient refait le pont de Poissi, et que le roy d'Angleterre s'en devoit aler et passer par ilec.

Coment le roy d'Angleterre se partit de Poissi et mist le feu par tous les manoirs royaux et s'enfuit vers Picardie. Et coment le roy de France s'en retourna d'Antongny et passa par Paris, disant à grans soupirs qu'il estoit traï. Et poursuivit toujours à grant diligence son anemi le roy d'Angleterre.

Adonques, le vendredi après l'Assomption Nostre-Dame, environ tierce, le roy d'Angleterre à tout son ost, à armes descouvertes et banières desploiées, s'en alla sans ce que nul ne le poursuist; dont grant doleur fut à France; et à sa despartie mist le feu à Poissi à l'ostel du roy, sans faire mal à l'églyse des nonnains, laquelle Phelippe-le-Bel, père à la mère audit roy d'Angleterre, avoit fait édifier. Et si fut aussi mis le feu à St-Germain-en-Laye, à Rays, à Montjoie, et briefment furent destruis et ars tous les lieux où le roy de France avoit acoustumé à soy soulacier. Et quant il vint à la cognoissance du roy de France que son anemi le roy d'Angleterre s'estoit de Poissi si soudainement parti, si fut touchié de grant doleur, jusques dedens le cœur, et moult irié se parti d'Antongny et s'en retourna à Paris; et en alant par la grant rue n'avoit pas honte de dire à tous ceux qui le vouloient oïr qu'il estoit traï; et se doubtoit le roy que autrement que bien il n'eust esté ainsi mené et ramené. Aussi murmuroit le peuple, et disoit que ceste manière d'aler et de retourner n'estoit mie sans traïson, pourquoy plusieurs plouroient et non mie sans cause. Ainsi le roy se partit de Paris et vint de rechief logier à Saint-Denis, avec tout son ost.

En celui an, le duc de Normendie, qui estoit alé en Gascoigne asségier le chastel d'Aguillon et rien n'y avoit fait, oït des nouvelles que le roy d'Angleterre guerroioit son père, le roy de France, et avoit ars les maisons du roy; si en fut moult troublé et laissa toute la besoigne et s'en partit. Et quant le roy d'Angleterre se partit de Poissi si s'en vint à Beauvais la cité. Et pour ce que ceux de Beauvais se deffendoient noblement, et qu'il ne pot entrer en la cité, les Anglois, plains de mauvais esperit, ardirent aucuns des forbours de la cité et toute l'abbaye de Saint-Lucien, qui tant estoit belle et noble, sans y laisser riens du tout en tout; et d'ilec entrèrent en Picardie.

Après ce, le roy de France se partit de Saint-Denis, ensuivant son anemi le roy d'Angleterre jusques à Abbeville en Picardie moult courageusement. Et le juesdi, feste saint Barthélemi, le roy d'Angleterre, à tout son ost, devoit disner à Araines [150]; mais le roy de France, qui moult désiroit de toute sa force ensuivre son adversaire, chevaucha ceste journée dix lieues, afin qu'il péust trouver son adversaire en disnant. Adonques, le roy d'Angleterre, quant il ot oï ces nouvelles, par lettres des traîtres qui estoient en la court du roy, que le roy de France estoit près et que hastivement il venoit contre luy, il laissa son disner et s'en despartit et s'en ala à Saigneville [151], au lieu qui est dit Blanche-Tache [152], et ilec passa la rivière de Somme avecques tout son ost; et emprès une forest qui est appellée Crécy se logea. Et les François mengièrent et burent les viandes que les Anglois avoient appareilliées pour le disner. Après ce, s'en retourna le roy comme dolent à Abbeville pour assembler son ost et pour fortifier les pons de la dite ville, afin que son ost peust seurement passer par dessus, car il estoient moult foibles et moult anciens. Le roy demoura toute celle journée de vendredi à Abbeville, pour la révérence de monseigneur saint Loys, duquel le jour estoit. L'endemain à matin, le roy vint à la Braye [153], une ville assez près de la forest de Crécy, et ilec luy fut dit que l'ost des Anglois estoit bien à quatre ou cinq lieues de luy, dont ceux mentoient faussement qui telles paroles luy disoient, car il n'avoit pas plus d'une lieue entre la ville et la forest, ou environ. A la parfin, environ heure de vespres, le roy vit l'ost des Anglois, lequel fut espris de grant hardiesse et de courroux, désirant de tout son cuer combattre à son anemi. Si fist tantost crier: A l'arme! et ne voult croire au conseil de quelconque qui loyaument le conseillast, dont ce fut grant doleur; car l'on luy conseilloit que celle nuit luy et son ost se reposassent: mais il n'en voult rien faire. Ains s'en ala à toute sa gent assembler aux Anglois, lesquels Anglois giettèrent trois canons [154]: dont il avint que les Génevois arbalestriers qui estoient au premier front tournèrent les dos et laissièrent à traire; si ne scet l'on si ce fut par traïson, mais Dieu le scet. Toutes voies l'on disoit communément que la pluie qui chéoit avoit si moilliées les cordes de leur arbalestes que nullement il ne les povoient tendre; si s'en commencièrent les Génevois à enfuir et moult d'autres, nobles et non nobles. Et si tost qu'il virent le roy en péril, si le laissièrent et s'enfuirent.

De la dolente bataille de Crécy.

Quant le roy vit ainsi faussement sa gent ressortir et aler, et meismement [155] les Genevois, le roy commanda que l'en descendist sur eux. Adonques, les nostres qui les cuidoient estre traitres les assaillirent moult cruellement et en mistrent plusieurs à mort. Et le roy désiroit moult à soy combatre main à main au roy d'Angleterre; mais bonnement il ne povoit, car les autres batailles qui estoient devant se combatoient aux archiers, lesquels archiers navrèrent moult de leur chevaux et leur firent moult d'autres dommages, en tant que c'est pitié et doleur du recorder, et dura ladite bataille jusques à soleil couchant. Finablement tout le fais de la bataille chéit sus les nostres et fut contre eux.

En icelle journée, toute France ot confusion telle qu'elle n'avoit onques mais par le roy d'Angleterre soufferte, dont il soit mémoire à présent; car par peu de gens, et gens de nulle value, c'est assavoir archiers, furent tués le roy de Boesme, fils de Henri jadis empereur; le conte d'Alençon, frère du roi de France; le duc de Lorraine, le conte de Bloys, le conte de Flandres, le conte de Harecourt [156], le conte de Sancerre, le conte de Samines et moult d'autres nobles compaignies de barons et de chevaliers, desquels Dieu veuille avoir merci! En celui lieu de Crécy, la fleur de la chevalerie chéit.

La nuit venant [157], le roy, par le conseil de monseigneur Jehan de Haynau, chevalier, s'en ala gésir à la ville de la Braye [158]. Le dimanche matin, les Anglois ne se départirent pas, mais le roy, avecques ceux qu'il pot avoir en sa compaignie, s'en ala hastivement à la cité d'Amiens et ilec se tint. Iceluy meisme matin, plusieurs des nostres, tant de pié comme de cheval, pour ce qu'il véoient les banières du roy, si cuidoient que le roy y fust et se boutèrent dedens les Anglois; dont il avint que, en iceluy meisme dimanche, les Anglois en tuèrent greigneur nombre qu'il n'avoient fait le samedi devant, pourquoy nous devons croire que Dieu a souffert ceste chose par les desertes de nos péchiés, jasoit ce que à nous n'aparteigne pas de en jugier. Mais ce que nous voions, nous tesmoignons; car l'orgueil estoit moult grant en France, et meismement ès nobles et en aucuns autres; c'est assavoir: en orgueil de seigneurie et en convoitise de richesses et en deshonnesteté de vesteure et de divers habis qui couroient communément par le royaume de France, car les uns avoient robes si courtes qu'il ne leur venoient que aux nasches [159], et quant il se baissoient pour servir un seigneur, il monstroient leur braies [160] et ce qui estoit dedens à ceux qui estoient derrière eux; et si estoient si étroites qu'il leur falloit aide à eux vestir et au despoillier, et sembloit que l'on les escorchoit quant l'on les despoilloit. Et les autres avoient robes fronciées sus les rains comme femmes, et si avoient leurs chaperons destrenchiés menuement tout en tour; et si avoient une chauce [161] d'un drap et l'autre d'autre; et si leur venoient leur cornettes [162] et leur manches près de terre, et sembloient mieux jugleurs [163] que autres gens. Et pour ce, ce ne fut pas merveille si Dieu voult corriger les excès des François par son flael [164], le roy d'Angleterre.

Après ces choses, se départit le roy anglois moult joieux de la grant victoire qu'il avoit eue, et s'en ala passer à Monstereul et Bouloigne, et vint jusques à Calais sus la mer. En celle ville de Calais estoit un vaillant chevalier, de par le roy de France capitaine, lequel avoit à nom Jehan de Vienne, né de Bourgoigne. Et pour ce que le roy d'Angleterre ne pot pas sitost entrer en la ville de Calais comme il voult, il la fist fermer de siége, et si fist eslever habitations assez près de ladite ville pour hébergier luy et son ost. Quant ceux de Calais virent qu'il estoient ainsi avironnés de leur anemis, tant par terre comme par mer, il ne s'en espoventèrent onques. Adonques jura le roy d'Angleterre qu'il ne se partiroit jusques à tant qu'il eust pris ladite ville de Calais, et appella le lieu où luy et son ost estoient, là où il avoit fait édifier, Villeneuve-la-Hardie; et là fut tout yver; et luy admenistroient les Flamens vivres par paiant l'argent.

Grandes Chroniques de Saint-Denis.

BATAILLE DE CRÉCY.
1346.

Comment le roi d'Angleterre fit aviser par ses maréchaux la place où il ordonneroit ses batailles.

Bien étoit informé le roi d'Angleterre que son adversaire le roi de France le suivoit à tout son grand effort, et avoit grand désir de combattre à lui, si comme il apparoît; car il l'avoit vitement poursuivi jusques bien près du passage de Blanche-Tache, et étoit retourné jusques à Abbeville: si dit adonc le roi d'Angleterre à ses gens: «Prenons ci place de terre, car je n'irai plus avant, si aurai vu nos ennemis; et bien y a cause que je les attende, car je suis sur le droit héritage de madame ma mère, qui lui fut donné en mariage: si le veux défendre et calenger contre mon adversaire Philippe de Valois.»

Ses gens obéirent tous à son intention, et n'allèrent adonc plus avant. Si se logea le roi en pleins champs, et toutes ses gens aussi; et pour ce qu'il savoit bien qu'il n'avoit pas tant de gens, de la huitième partie, que le roy de France avoit, et si vouloit attendre l'aventure et la fortune, et combattre, il avoit mestier que il entendît à ses besognes. Si fit aviser et regarder par ses deux maréchaux, le comte de Warvich et messire Godefroy de Harecourt, et messire Regnault de Cobehen avec eux, vaillant chevalier durement, le lieu et la place où ils ordonneroient leurs batailles. Les dessus dits chevauchèrent autour des champs, et imaginèrent et considérèrent bien le pays et leur avantage: si firent le roi traire celle part et toutes manières de gens; et avoient envoyé leurs coureurs courir par devers Abbeville, pour ce qu'ils savoient bien que le roi de France y étoit et passeroit là la Somme, à savoir si ce vendredi ils se trairoient sur les champs et istroient d'Abbeville. Ils rapportèrent qu'il n'en étoit nul apparant.

Adonc donna le roi congé à toutes ses gens d'eux traire à leurs logis pour ce jour, et l'endemain bien matin, au son des trompettes, être tous appareillés; ainsi que pour tantôt combattre en ladite place. Si se traït chacun, à cette ordonnance, en son logis, et entendirent à mettre à point et refourbir leurs armures. Or parlerons-nous un petit du roi Philippe, qui étoit le jeudi au soir venu en Abbeville.

Comment le roi de France envoya ses maréchaux pour savoir le convenant des Anglois; et comment il donna à souper à tous les seigneurs qui avecques lui étoient, et leur pria qu'ils fussent amis ensemble.

Le vendredi [165], tout le jour, se tint le roi de France dedans la bonne ville d'Abbeville, attendant ses gens qui toudis lui venoient de tous côtés; et faisoit aussi les aucuns passer outre ladite ville et traire aux champs, pour être plus appareillés l'endemain; car c'étoit son intention d'issir hors et combattre ses ennemis, comment qu'il fût. Et envoya ledit roi ce vendredi ses maréchaux, le sire de Saint-Venant et messire Charles de Montmorency, hors d'Abbeville, découvrir sur le pays, pour apprendre et savoir la vérité des Anglois. Si rapportèrent les dessus dits au roy, à heure de vespres, que les Anglois étoient logés sur les champs, assez près de Crécy en Ponthieu, et montroient, selon leur ordonnance et leur convenant, qu'ils attendoient là leurs ennemis. De ce rapport fut le roy de France moult lie, et dit que, s'il plaisoit à Dieu, l'endemain ils seroient combattus. Si pria le dit roy au souper, ce vendredi, de lès lui, tous les hauts princes qui adonc étoient dedans Abbeville; le roy de Behaigne premièrement, le comte d'Alençon son frère, le comte de Blois son neveu, le comte de Flandre, le duc de Lorraine, le comte d'Aucerre, le comte de Sancerre, le comte de Harecourt, messire Jean de Hainaut et foison d'autres; et fut ce soir en grand récréation et en grand parlement d'armes, et pria après souper à tous les seigneurs qu'ils fussent l'un à l'autre amis et courtois, sans envie, sans haine et sans orgueil: et chacun lui enconvenança. Encore attendoit ledit roy le comte de Savoie et messire Louis de Savoie son frère, qui devoient venir à bien mille lances de Savoyens et du Dauphiné; car ainsi étoient eux mandés et retenus et payés de leurs gages à Troyes en Champagne, pour trois mois. Or retournerons-nous au roy d'Angleterre, et vous conterons une partie de son convenant.

Comment le roi d'Angleterre donna à souper à ses comtes et barons, puis au matin, la messe ouïe, lui et son fils et plusieurs autres reçurent le corps de Notre-Seigneur; et comment il fit ordonner ses batailles.

Ce vendredi, si comme je vous ai dit, se logea le roy d'Angleterre à pleins champs à tout son ost, et se aisèrent de ce qu'ils avoient: ils avoient bien de quoi, car ils trouvèrent le pays gras et plantureux de tous vivres, de vins et de viandes, et aussi, pour les défautes qui pouvoient avenir, grands pourvéances à charroi les suivoient. Si donna ledit roi à souper aux comtes et barons de son ost, leur fit moult grand chère, et puis leur donna congé d'aller reposer, si comme ils firent. Cette même nuit, si comme je l'ai depuis ouï recorder, quand toutes ses gens furent partis de lui, et qu'il fut demeuré de lès ses chevaliers de son corps et de sa chambre, il entra en son oratoire, et fut là à genoux et en oraison devant son autel, en priant dévotement Dieu qu'il le laissât l'endemain, s'il se combattoit, issir de la besogne à son honneur. Après ses oraisons, environ mie nuit, il alla coucher; et l'endemain se leva assez matin par raison, et ouït messe, et le prince de Galles, son fils; et s'accommunièrent; et en telle manière la plus grand partie de ses gens se confessèrent et mirent en bon état.

Après les messes, le roy commanda à toutes gens eux armer, et issir hors de leurs logis et traire sur les champs en la propre place qu'ils avoient le jour devant avisée; et fit faire ledit roi un grand parc près d'un bois derrière son ost, et là mettre et retraire tous chars et charrettes; et fit entrer dedans ce parc tous les chevaux, et demeura chacun homme d'armes et archer à pied, et n'y avait en ce parc qu'une seule entrée.

En après, il fit faire et ordonner par son connétable et ses maréchaux trois batailles: si fut mis et ordonné en la première son jeune fils le prince de Galles, et de lès ledit prince furent élus pour demeurer, le comte de Warvich, le comte de Kenfort, messire Godefroy de Harecourt, messire Regnault de Cobehen, messire Thomas de Hollande, messire Richard de Stanfort, le sire de Manne, le sire de la Ware, messire Jean Chandos, messire Barthelemy de Brubbes, messire Robert de Neufville, messire Thomas Cliford, le sire de Bourchier, le sire Latimer et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers, lesquels je ne sais mie tous nommer: si pouvoient être en la bataille du prince environ huit cents hommes d'armes et deux mille archers et mille brigands parmi les Gallois. Si se traït moult ordonnément cette bataille sur les champs, chacun sire dessous sa bannière ou son pennon, ou entre ses gens.

En la seconde bataille furent le comte de Norhantonne, le comte d'Arondel, le sire de Ros, le sire de Lucy, le sire de Villebi, le sire de Basset, le sire de Saint-Aubin, messire Louis Tueton, le sire de Multon, le sire de la Selle et plusieurs autres; et étoient en cette bataille environ cinq cents hommes d'armes et douze cents archers.

La tierce bataille eut le roi, pour son corps, et grand foison, selon l'aisement où il étoit, de bons chevaliers et écuyers; si pouvoient être en sa route et arroi environ sept cents hommes d'armes et deux mille archers. Quand ces trois batailles furent ordonnées, et que chacun comte, baron et chevalier sçut quelle chose il devoit faire, le roy d'Angleterre monta sur un petit palefroi, un blanc bâton en sa main, adextré de ses maréchaux, et puis alla tout le pas, de rang en rang, et admonestant et priant les comtes, les barons et les chevaliers qu'ils voulussent entendre et penser pour son honneur garder, et défendre son droit; et leur disoit ces langages en riant si doucement et de si liée chère, que qui fût tout déconforté si se pût-il reconforter en lui oyant et regardant. Et quand il eut ainsi visité toutes ses batailles, et ses gens admonestés et priés de bien faire la besogne, il fut heure de haute tierce (midi); si se retraït en sa bataille, et ordonna que toutes gens mangeassent à leur aise et bussent un coup. Ainsi fut fait comme il l'ordonna; et mangèrent et burent tout à loisir; et puis retroussèrent pots, barrils et leurs pourvéances sur leurs charriots, et revinrent en leurs batailles, ainsi que ordonnés étoient par les maréchaux; et s'assirent tous à terre, leurs bassinets et leurs arcs devant eux, en eux reposant pour être plus frais et plus nouveaux quand leurs ennemis viendroient; car telle étoit l'intention du roi d'Angleterre que là il attendroit son adversaire le roy de France, et se combattroit à lui et à sa puissance.

Comment le roi de France, la messe ouïe, se partit d'Abbeville à tout son ost; et comment il envoya quatre de ses chevaliers pour aviser le conroi des Anglais.

Le samedi [166] au matin, se leva le roy de France assez matin, et ouït messe en son hôtel dedans Abbeville, en l'abbaye Saint-Pierre où il étoit logé; et aussi firent tous les seigneurs, le roi de Behaigne, le comte d'Alençon, le comte de Blois, le comte de Flandre, et tous les chefs des grands seigneurs qui dedans Abbeville étoient arrêtés. Et sachez que le vendredi ils ne logèrent mie tous dedans Abbeville, car ils n'eussent pu, mais ès villages d'environ; et grand foison en y eut à Saint-Riquier, qui est une bonne ville fermée. Après soleil levant, ce samedi, se partit le roy de France d'Abbeville, et issit des portes; et y avoit si grandfoison de gens d'armes que merveille seroit à penser. Si chevaucha ledit roy tout souef pour suratendre ses gens, le roy de Behaigne et messire Jean de Hainaut, en sa compagnie.

Quand le roy et sa grosse route furent éloignés de la ville d'Abbeville environ deux lieues, en approchant les ennemis, si lui fut dit: «Sire, ce seroit bon que vous fissiez entendre à ordonner vos batailles et fissiez toutes manières de gens de pied passer devant, parquoi ils ne soient point foulés de ceux de cheval; et que vous envoyiez trois ou quatre de vos chevaliers devant chevaucher, pour aviser vos ennemis, ni en quel état ils sont.» Ces paroles plurent bien audit roy; et y envoya quatre moult vaillans chevaliers, le Moine de Basele (Bâle), le seigneur de Noyers, le seigneur de Beaujeu, et le seigneur d'Aubigny. Ces quatre chevaliers chevauchèrent si avant qu'ils approchèrent de moult près les Anglois, et que ils purent bien aviser et imaginer une grand partie de leur affaire. Et bien virent les Anglois qu'ils étoient là venus pour eux voir: mais ils n'en firent semblant, et les laissèrent en paix tout bellement revenir.

Or retournèrent arrière ces quatre chevaliers devers le roy de France et les seigneurs de son conseil, qui chevauchoient le petit pas, en eux surattendant; si s'arrêtèrent sur les champs sitôt qu'ils les virent venir. Les dessus dits rompirent la presse, et vinrent jusques au roy. Adonc leur demanda le roy tout haut: «Seigneurs, quelles nouvelles?» Ils regardèrent tous l'un à l'autre, sans mot sonner; car nul ne vouloit parler devant son compagnon, et disoient l'un à l'autre: «Sire, parlez au roy; je ne parlerai point devant vous.» Là furent-ils en estrif une espace que nul ne vouloit, par honneur, soi avancer de parler. Finablement issit de la bouche du roy l'ordonnance qu'il commanda au Moine de Basele, que on tenoit ce jour l'un des plus chevalereux et vaillants chevaliers du monde, qui plus avoit travaillé de son corps, qu'il en dît son entente; et étoit ce chevalier au roy de Behaigne, qui s'en tenoit pour bien paré quand il l'avoit de lès lui.

Comment le Moine de Basele conseilla au roi de France faire arrêter ses gens emmi les champs et ordonner ses batailles.

«Sire, ce dit le Moine de Basele, je parlerai puisqu'il vous plaît, sous la correction de mes compagnons. Nous avons chevauché; si avons vu et considéré le convenant des Anglois. Sachez qu'ils sont mis et arrêtés en trois batailles, bien et faiticement, et ne font nul semblant qu'ils doivent fuir, mais vous attendent, à ce qu'ils montrent. Si conseille, de ma partie, sauf toujours le meilleur conseil, que vous fassiez toutes vos gens-ci arrêter sur les champs et loger pour cette journée; car ainçois que les derniers puissent venir jusques à eux, et que vos batailles soient ordonnées, il sera tard; si seront vos gens lassés et travaillés et sans arroi, et vous trouverez vos ennemis frais et nouveaux, et tous pourvus de savoir quelle chose ils doivent faire; si pourrez le matin vos batailles ordonner plus mûrement et mieux, et par plus grand loisir aviser vos ennemis par lequel lès on les pourra combattre; car soyez tout sûr qu'ils vous attendront.»

Ce conseil et avis plut grandement bien au roy de France; et commanda que ainsi fût fait que ledit moine avoit parlé. Si chevauchèrent les deux maréchaux, l'un devant, l'autre derrière, en disant et commandant aux bannerets: «Arrêtez bannières, de par le roi, au nom de Dieu et de monseigneur saint Denis!» Ceux qui étoient premiers à cette première ordonnance s'arrêtèrent, et les derniers non, mais chevauchèrent toujours avant; et disoient qu'ils ne s'arrêteroient point, jusques à ce qu'ils fussent aussi avant que les premiers étoient. Et quand les premiers véoient qu'ils les approchaient, ils chevauchoient avant. Ainsi par grand orgueil et par grand boubant fut demenée cette chose, car chacun vouloit surpasser son compagnon; et ne put être crue ni ouïe la parole du vaillant chevalier: dont il leur en meschéy si grandement, comme vous orrez recorder assez brièvement. Ni aussi le roi ni ses maréchaux ne purent adonc être maîtres de leurs gens, car il y avoit si grands gens et si grand nombre de grands seigneurs, que chacun vouloit là montrer sa puissance.

Si chevauchèrent en cel état, sans arroi et sans ordonnance, si avant qu'ils approchèrent leurs ennemis, et qu'ils les véoient en leur présence. Or fut moult grand blâme pour les premiers, et mieux leur valsist être ordonnés à l'ordonnance du vaillant chevalier que ce qu'ils firent; car sitôt qu'ils virent leurs ennemis, ils reculèrent tout à un faix, si désordonnément que ceux qui derrière étoient s'en ébahirent, et cuidèrent que les premiers se combatissent et qu'ils fussent jà déconfits; et eurent adonc bien espace d'aller devant s'ils vouldrent; de quoi aucuns y allèrent, et aucuns se tinrent tous cois.

Là y avoit sur les champs si grand peuple de communauté que sans nombre, et en étoient les chemins tous couverts entre Abbeville et Crécy; et quand ils durent approcher leurs ennemis, à trois lieues près ils sachèrent leurs épées, et écrièrent: «A la mort, à la mort!» Et si ne véoient nullui.

Comment le roi de France commanda à ses maréchaux faire commencer la bataille par les Gennevois; et comment lesdits Gennevois furent tous déconfits.

Il n'est nul homme, tant fut présent à celle journée, ni eut bon loisir d'aviser et imaginer toute la besogne ainsi qu'elle alla, qui en sçût ni pût imaginer, ni recorder la vérité, espécialement de la partie des François, tant y eut povre arroi et ordonnance en leurs conrois; et ce que j'en sais, je l'ai sçu le plus par les Anglois, qui imaginèrent bien leur convenant, et aussi par les gens messire Jean de Hainaut, qui fut toujours de lès le roi de France.

Les Anglois qui ordonnés étoient en trois batailles, et qui séoient jus à terre tout bellement, sitôt qu'ils virent les François approcher, ils se levèrent moult ordonnément sans nul effroi, et se rangèrent en leurs batailles, celle du prince tout devant, leurs archers mis en manière d'une herse, et les gens d'armes au fond de la bataille. Le comte de Norhantonne et le comte d'Arondel et leur bataille, qui faisoient la seconde, se tenoient sur aile bien ordonnément, et avisés et pourvus pour conforter le prince, si besoin étoit. Vous devez savoir que ces seigneurs, rois, ducs, comtes, barons françois ne vinrent mie jusques là tous ensemble, mais l'un devant, l'autre derrière, sans arroi et sans ordonnance. Quand le roi Philippe vint jusques sur la place où les Anglois étoient près de là arrêtés et ordonnés, et il les vit, le sang lui mua, car il les héoit; et ne se fut adonc nullement refrené ni abstenu d'eux combattre; et dit à ses maréchaux: «Faites passer nos Gennevois devant et commencer la bataille, au nom de Dieu et de monseigneur saint Denis.» Là avoit de cesdits Gennevois arbalétriers environ quinze mille, qui eussent eu aussi cher néant que commencer adonc la bataille; car ils étoient durement las et travaillés d'aller à pied ce jour plus de six lieues, tous armés, et de leurs arbalètres porter; et dirent adonc à leurs connétables qu'ils n'étoient mie adonc ordonnés de faire grand exploit de bataille. Ces paroles volèrent jusques au comte d'Alençon, qui en fut durement courroucé, et dit: «On se doit bien charger de telle ribaudaille, qui faillent au besoin!»

Entrementes que ces paroles couroient et que ces Gennevois se reculoient et se détrioient, descendit une pluie du ciel si grosse et si épaisse que merveilles, et un tonnerre et un esclistre moult grand et moult horrible. Paravant cette pluie, pardessus les batailles, autant d'un côté que d'autre, avoit volé si grand foison de corbeaux que sans nombre, et demené le plus grand tempêtis du monde. Là disoient aucuns sages chevaliers que c'étoit un signe de grand bataille et de grand effusion de sang.

Après toutes ces choses, se commença l'air à éclaircir et le soleil à luire bel et clair. Si l'avoient les François droit en l'œil, et les Anglois par derrière. Quand les Gennevois furent tous recueillis et mis ensemble, et ils durent approcher leurs ennemis, ils commencèrent à crier si très haut que ce fut merveilles, et le firent pour ébahir les Anglois; mais les Anglois se tinrent tous cois, ni oncques n'en firent semblant. Secondement encore crièrent eux ainsi, et puis allèrent un petit pas avant; et les Anglois restoient tous cois, sans eux mouvoir de leur pas. Tiercement encore crièrent moult haut et moult clair, et passèrent avant, et tendirent leurs arbalètres et commencèrent à traire. Et ces archers d'Angleterre, quand ils virent cette ordonnance, passèrent un pas en avant, et puis firent voler ces sagettes de grand façon, qui entrèrent et descendirent si ouniement sur ces Gennevois que ce sembloit neige. Les Gennevois, qui n'avoient pas appris à trouver tels archers que sont ceux d'Angleterre, quand ils sentirent ces sagettes qui leur perçaient bras, têtes et ban-lèvre, furent tantôt déconfits; et coupèrent les plusieurs les cordes de leurs arcs, et les aucuns les jetoient jus: si se mirent ainsi au retour.

Entre eux et les François avoit une grand haie de gens d'armes, montés et parés moult richement, qui regardoient le convenant des Gennevois; si que quand ils cuidèrent retourner, ils ne purent; car le roi de France, par grand mautalent, quand il vit leur povre arroi, et qu'ils déconfisoient ainsi, commanda et dit: «Or tôt, tuez toute cette ribaudaille, car ils nous empêchent la voie sans raison.» Là vissiez gens d'armes en tous les entre eux férir et frapper sur eux, et les plusieurs trébucher et chéoir parmi eux, qui oncques ne se relevèrent. Et toujours trayoient les Anglois en la plus grand presse, qui rien ne perdoient de leur trait; car ils empalloient et féroient parmi le corps ou parmi les membres gens et chevaux qui là chéoient et trébuchoient à grand meschef; et ne pouvoient être relevés, si ce n'étoit par force et par grand aide de gens. Ainsi ce commença la bataille entre la Broye et Crécy en Ponthieu, ce samedi à heure de vespres.

Comment le roi de Behaigne, qui goute n'y véoit, se fit mener en la bataille et y fut mort lui et les siens; et comment son fils le roi d'Allemaigne s'enfuit.

Le vaillant et gentil roi de Behaigne [167], qui s'appeloit messire Jean de Lucembourc, car il fut fils de l'empereur Henry de Lucembourc, entendit par ses gens que la bataille étoit commencée; car quoiqu'il fût là armé et en grand arroi, si ne véoit-il goute et étoit aveugle. Si demanda aux chevaliers qui de lès lui étoient comment l'ordonnance de leurs gens se portoit. Cils lui en recordèrent la vérité, et lui dirent: «Monseigneur, ainsi est; tous les Gennevois sont déconfits, et a commandé le roi eux tous tuer; et toutes fois entre nos gens et eux a si grand toullis que merveille, car ils chéent et trébuchent l'un sur l'autre, et nous empêchent trop grandement.»—«Ha! répondit le roi de Behaigne, c'est un petit signe pour nous.» Lors demanda-t-il après le roi d'Allemaigne, son fils, et dit: «Où est messire Charles, mon fils?» Cils répondirent: «Monseigneur, nous ne savons; nous créons bien qu'il soit d'autre part, et qu'il se combatte.» Adonc, dit le roi à ses gens une grand vaillance: «Seigneurs, vous êtes mes hommes, mes amis et mes compagnons; à la journée d'huy je vous prie et requiers très-espécialement que vous me meniez si avant que je puisse férir un coup d'épée.» Et ceux qui de lès lui étoient, et qui son honneur et leur avancement aimoient, lui accordèrent. Là étoit le moine de Basele à son frein, qui envis l'eût laissé; et aussi eussent plusieurs bons chevaliers de la comté de Lucembourc qui étoient tous de lès lui: si que, pour eux acquitter et qu'ils ne le perdissent en la presse, ils se lièrent par les freins de leurs chevaux tous ensemble, et mirent le roi leur seigneur tout devant, pour mieux accomplir son désir; et ainsi s'en allèrent sur leurs ennemis.

Bien est vérité que de si grands gens d'armes et de si noble chevalerie et tel foison que le roi de France avoit là, il issit trop peu de grands faits d'armes, car la bataille commença tard; et si étoient les François fort las et travaillés, ainsi qu'ils venoient. Toutes fois les vaillants hommes et les bons chevaliers, pour leur honneur, chevauchoient toujours avant, et avoient plus cher à mourir que fuite vilaine leur fût reprochée. Là étoient le comte d'Alençon, le comte de Blois, le comte de Flandre, le duc de Lorraine, le comte de Harecourt, le comte de Saint-Pol, le comte de Namur, le comte d'Aucerre, le comte d'Aumale, le comte de Sancerre, le comte de Salebruche, et tant de comtes, de barons et de chevaliers que sans nombre.

Là étoit messire Charles de Behaigne, qui s'appeloit et escrisoit jà roi d'Allemaigne et en portoit les armes, qui vint moult ordonnément jusques à la bataille; mais quand il vit que la chose alloit mal pour eux, il s'en partit: je ne sais pas quel chemin il prit. Ce ne fit mie le bon roi son père, car il alla si avant sur ses ennemis que il férit un coup d'épée, voire trois, voire quatre, et se combattit moult vaillamment; et aussi firent tous ceux qui avec lui étoient pour l'accompagner; et si bien le servirent, et si avant se boutèrent sur les Anglois, que tous y demeurèrent, ni oncques nul ne s'en partit; et furent trouvés l'endemain sur la place autour de leur seigneur, et leurs chevaux, tous alloyés ensemble.

Comment messire Jean de Hainaut conseille au roi Philippe qu'il se retraie; et comment le comte d'Alençon et le comte de Flandre se combattirent longuement et vaillamment.

Vous devez savoir que le roi de France avoit grand angoisse au cœur quand il véoit ses gens ainsi déconfire et fondre l'un sur l'autre, par une poignée de gens que les Anglois étoient: si en demanda conseil à messire Jean de Hainaut, qui de lès lui étoit. Ledit messire Jean de Hainaut lui répondit, et dit: «Certes, sire, je ne vous saurois conseiller le meilleur pour vous, si ce n'étoit que vous vous retraissiez et missiez à sauveté, car je n'y vois point de recouvrer; il sera tantôt tard: si pourriez aussi bien chevaucher sur vos ennemis et être perdu, que entre vos amis.»

Le roi, qui tout frémissoit d'ire et de mautalent, ne répondit point adonc, mais chevaucha encore un petit plus avant; et lui sembla qu'il se vouloit adresser devers son frère le comte d'Alençon, dont il véoit les bannières sur une petite montagne; lequel comte d'Alençon descendit moult ordonnément sur les Anglois et les vint combattre, et le comte de Flandre d'autre part. Si vous dis que ces deux seigneurs et leurs routes, en costiant les archers, s'en vinrent jusques à la bataille du prince, et là se combattirent moult longuement et moult vaillamment; et volontiers y fût le roi venu, s'il eût pu: mais il y avoit une si grand haie d'archers et de gens d'armes au-devant que jamais ne put passer, car tant plus venoit et plus éclaircissoit son conroi.

Ce jour, au matin, avoit donné le roi Philippe audit messire Jean de Hainaut un noir coursier, durement grand et bel, lequel messire Jean l'avoit baillé à un sien chevalier, messire Thierry de Senseilles, qui portoit sa bannière: dont il avint que le chevalier monté sur le coursier, la bannière messire Jean de Hainaut devant lui, transperça tous les conrois des Anglois; et quand il fut hors et outre, au prendre son retour il trébucha parmi un fossé, car il étoit durement blessé, et y eût été mort sans remède: mais son page, sur son coursier, autour des batailles l'avoit poursui; et le trouva si à point qu'il gissoit là et ne se pouvoit ravoir. Il n'avoit autre empêchement que du cheval; car les Anglois n'issoient point de leurs batailles pour nullui prendre ni grever. Lors descendit le page, et fit tant que son maître fut relevé et remonté: ce beau service lui fit-il. Et sachez que le sire Jean de Senseilles ne revint mie arrière par le chemin qu'il avoit fait; et aussi, au voir dire, il n'eût pu.

Comment ceux de la bataille au prince de Galles envoyèrent au roi d'Angleterre pour avoir secours; et comment le roi leur répondit.

Cette bataille, faite ce samedi, entre la Broye et Crécy, fut moult félonneuse et très horrible; et y advinrent plusieurs grands faits d'armes qui ne vinrent mie tous à connoissance; car quand la bataille commença il étoit jà moult tard. Ce greva plus les François que autre chose, car plusieurs gens d'armes, chevaliers et écuyers, sur la nuit, perdoient leurs maîtres et leurs seigneurs: si vaucroient parmi les champs et s'embattoient souvent, à petite ordonnance, entre les Anglois, où tantôt ils étoient envahis et occis, ni nul étoit pris à rançon ni à merci, car entre eux ils l'avoient ainsi au matin ordonné, pour le grand nombre de peuple dont ils étoient informés qui les suivoit. Le comte Louis de Blois, neveu du roi Philippe et du comte d'Alençon, s'en vint avec ses gens, dessous sa bannière, combattre aux Anglois, et là se porta-t-il moult vaillamment, et aussi fit le duc de Lorraine. Et dirent les plusieurs que si la bataille eût aussi bien été commencée au matin qu'elle fut sur le vespre, il y eût eu entre les François plusieurs grands recouvrances et grands appertises d'armes, qui point n'y furent. Si y eut aucuns chevaliers et écuyers françois et de leur côté, tant Allemands comme Savoisiens, qui par force d'armes rompirent la bataille des archers du prince, et vinrent jusques aux gens d'armes combattre aux épées, main à main, moult vaillamment, et là eut fait plusieurs grands appertises d'armes; et y furent, du côté des Anglois, très bons chevaliers, messire Regnault de Cobehen et messire Jean Chandos; et aussi furent plusieurs autres, lesquels je ne puis mie tous nommer, car là de lès le prince étoit toute la fleur de chevalerie d'Angleterre.

Et adonc le comte de Norhantonne et le comte d'Arondel, qui gouvernoient la seconde bataille et se tenoient sur aile, vinrent rafraîchir la bataille dudit prince; et bien en étoit besoin, car autrement elle eût eu à faire; et pour le péril où ceux qui gouvernoient et servoient le prince se véoient, ils envoyèrent un chevalier de leur conroi devers le roi d'Angleterre, qui se tenoit plus à mont sur la motte d'un moulin à vent, pour avoir aide.

Si dit le chevalier, quand il fut venu jusques au roi: «Monseigneur, le comte de Warvich, le comte de Kenfort et messire Regnault de Cobehen, qui sont de lès le prince votre fils, ont grandement à faire, et les combattent les François moult aigrement; pourquoi ils vous prient que vous et votre bataille les veniez conforter et aider à ôter de ce péril; car si cet effort monteplie et s'efforce ainsi, ils se doutent que votre fils n'ait beaucoup à faire.» Lors répondit le roi, et demanda au chevalier, qui s'appeloit messire Thomas de Norvich: «Messire Thomas, mon fils est-il mort, ou aterré, ou si blessé qu'il ne se puisse aider?» Cil répondit: «Nennin, monseigneur, si Dieu plaît; mais il est en dur parti d'armes; si auroit bien mestier de votre aide.»—«Messire Thomas, dit le roi, or retournez devers lui et devers ceux qui ci vous ont envoyé, et leur dites, de par moi, qu'ils ne m'envoient mes huy requerre, pour aventure qui leur avienne, tant que mon fils soit en vie; et leur dites que je leur mande qu'ils laissent à l'enfant gagner ses éperons, car je veux, si Dieu l'a ordonné, que la journée soit sienne, et que l'honneur lui en demeure et à ceux en quelle charge je l'ai baillé.» Sur ces paroles retourna le chevalier à ses maîtres, et leur recorda tout ce que vous avez ouï; laquelle réponse les encouragea grandement, et se reprirent en eux-mêmes de ce qu'ils l'avoient là envoyé: si furent meilleurs chevaliers que devant; et y firent plusieurs grands appertises d'armes, ainsi qu'il apparut, car la place leur demeura à leur honneur.

Comment le comte de Harecourt, le comte d'Alençon, le comte de Flandre, le comte de Blois, le duc de Lorraine et plusieurs autres grands seigneurs furent déconfits et morts.

On doit bien croire et supposer que là où il y avoit tant de vaillans hommes et si grand multitude de peuple, et où tant et tel foison de la partie des François en demeurèrent sur la place, qu'il y eut fait ce soir plusieurs grands appertises d'armes, qui ne vinrent mie toutes à connoissance. Il est bien vrai que messire Godefroy de Harecourt, qui étoit de lès le prince et en sa bataille, eut volontiers mis peine et entendu à ce que le comte de Harecourt son frère eût été sauvé; car il avoit ouï recorder à aucuns Anglois que on avoit vu sa bannière, et qu'il étoit avec ses gens venu combattre aux Anglois. Mais le dit messire Godefroy n'y put venir à temps; et fut là mort sur la place le dit comte, et aussi fut le comte d'Aumale, son neveu. D'autre part, le comte d'Alençon et le comte de Flandre se combattoient moult vaillamment aux Anglois, chacun dessous sa bannière et entre ses gens; mais ils ne purent durer ni résister à la puissance des Anglois, et furent là occis sur la place, et grand foison de bons chevaliers et écuyers de lès eux, dont ils étoient servis et accompagnés. Le comte Louis de Blois et le duc de Lorraine son serourge, avec leurs gens et leurs bannières, se combattoient d'autre part moult vaillamment, et étoient enclos d'une route d'Anglois et de Gallois, qui nullui ne prenoient à merci. Là firent eux de leurs corps plusieurs grands appertises d'armes, car ils étoient moult vaillans chevaliers et bien combattans; mais toutes fois leur prouesse ne leur valut rien, car ils demeurèrent sur la place, et tous ceux qui de lès eux étoient. Aussi fut le comte d'Aucerre, qui étoit moult vaillant chevalier, et le comte de Saint-Pol, et tant d'autres, que merveilles seroit à recorder.

Comment le roi de France se partit, lui cinquième de barons tant seulement, de la bataille de Crécy, en lamentant et complaignant de ses gens.

Sur le vespre tout tard, ainsi que à jour faillant, se partit le roi Philippe tout déconforté, il y avoit bien raison, lui cinquième de barons tant-seulement. C'étoient messire Jean de Hainaut, le premier et le plus prochain de lui, le sire de Montmorency, le sire de Beaujeu, le sire d'Aubigny et le sire de Montsault. Si chevaucha le dit roi tout lamentant et complaignant ses gens, jusques au châtel de la Broye. Quand il vint à la porte, il la trouva fermée et le pont levé, car il étoit toute nuit, et faisoit moult brun et moult épais. Adonc fit le roi appeller le châtelain, car il vouloit entrer dedans. Si fut appelé, et vint avant sur les guérites, et demanda tout haut: «Qui est là qui heurte à cette heure?» Le roi Philippe, qui entendit la voix, répondit et dit: «Ouvrez, ouvrez, châtelain, c'est l'infortuné roi de France.» Le châtelain saillit tantôt avant, qui reconnut la parole du roi de France, et qui bien savoit que jà les leurs étoient déconfits, par aucuns fuyans qui étoient passés dessous le châtel. Si abaissa le pont et ouvrit la porte. Lors entra le roi dedans, et toute sa route. Si furent là jusques à mi nuit; et n'eut mie le roi conseil qu'il y demeurât ni s'enserrât là-dedans. Si but un coup, et aussi firent ceux qui avec lui étoient, et puis s'en partirent, et issirent du châtel, et montèrent à cheval, et prirent guides pour eux mener, qui connaissoient le pays: si entrèrent à chemin environ mie nuit, et chevauchèrent tant que, au point du jour, ils entrèrent en la bonne ville d'Amiens. Là s'arrêta le roi, et se logea en une abbaye, et dit qu'il n'iroit plus avant tant qu'il sçût la vérité de ses gens, lesquels y étoient demeurés et lesquels étoient échappés. Or, retournerons à la déconfiture de Crécy et à l'ordonnance des Anglois, et comment, ce samedi que la bataille fut, et le dimanche au matin, ils persévérèrent.

Ci dit comment messire Jean de Hainaut fit partir le roi de France de la bataille, ainsi comme par force.

Vous devez savoir que la déconfiture et la perte pour les François fut moult grand et moult horrible, et que trop y demeurèrent sur les champs de nobles et vaillans hommes, ducs, comtes, barons et chevaliers, par lesquels le royaume de France fut depuis moult affaibli d'honneur, de puissance et de conseil. Et sachez que si les Anglois eussent chassé, ainsi qu'ils firent à Poitiers, encore en fût trop plus demeuré, et le roi de France même: mais nennin; car le samedi oncques ne se partirent de leurs conrois pour chasser après hommes, et se tenoient sur leurs pas, gardans leur place, et se défendoient à ceux qui les assailloient. Et tout ce sauva le roi de France d'être pris, car le dit roi demeura tant sur la place, assez près de ses ennemis, si comme dessus est dit, qu'il fut moult tard; et n'avoit à son département pas plus de soixante hommes, uns et autres. Et adonc le prit messire Jean de Hainaut par le frein, qui l'avoit à garder et à conseiller, et qui jà l'avoit remonté une fois, car du trait on avoit occis le coursier du roi, et lui dit: «Sire, venez-vous-en, il est temps; ne vous perdez mie si simplement: si vous avez perdu cette fois, vous recouvrerez une autre.» Et l'emmena le dit messire Jean de Hainaut comme par force. Si vous dis que ce jour les archers d'Angleterre portèrent grand confort à leur partie; car par leur trait les plusieurs disent que la besogne se parfit, combien qu'il y eût bien aucuns vaillans chevaliers de leur côté qui vaillamment se combattirent de la main, et qui moult y firent de belles appertises d'armes et de grands recouvrances. Mais on doit bien sentir et connoître que les archers y firent un grand fait; car par leur trait, de commencement, furent les Gennevois déconfits, qui étoient bien quinze mille, ce qui leur fut un grand avantage; car trop grand foison de gens d'armes richement armés et parés et bien montés, ainsi que on se montoit adonc, furent déconfits et perdus par les Gennevois, qui trébuchoient parmi eux, et s'entoulloient tellement qu'ils ne se pouvoient lever ni ravoir. Et là, entre les Anglois, avoit pillards et ribaux, Gallois et Cornouaillois, qui poursuivoient gens d'armes et archers, qui portoient grands coutilles, et venoient entre leurs gens d'armes et leurs archers qui leur faisoient voie, et trouvoient ces gens en ce danger, comtes, barons, chevaliers et écuyers; si les occioient sans merci, comme grand sire qu'il fût. Par cet état en y eut ce soir plusieurs perdus et murdris, dont ce fut pitié et dommage, et dont le roi d'Angleterre fut depuis courroucé que on ne les avoit pris à rançon, car il y eut grand quantité de seigneurs morts.

Comment le dimanche au matin, après la déconfiture de Crécy, les Anglois déconfirent ceux de Rouen et de Beauvais.

Quand la nuit, ce samedi, fut toute venue, et que on n'oyoit mais ni crier, ni jupper, ni renommer aucune enseigne ni aucun seigneur, si tinrent les Anglois à avoir la place pour eux, et leurs ennemis déconfits. Adonc allumèrent-ils en leur ost grand foison de fallots et de tortis, pour ce qu'il faisoit moult brun; et lors s'avala le roi Édouard, qui encore tout ce jour n'avoit mis son bassinet, et s'en vint, à toute sa bataille, moult ordonnément devers le prince son fils; si l'accolla et baisa, et lui dit: «Beau fils, Dieu vous doint bonne persévérance! vous êtes mon fils, car loyalement vous vous êtes hui acquitté; si êtes digne de tenir terre.» Le prince, à cette parole, s'inclina tout bas et se humilia en honorant le roi son père; ce fut raison.

Vous devez savoir que grand liesse de cœur et grand joie fut là entre les Anglois, quand ils virent et sentirent que la place leur étoit demeurée et que la journée avoit été pour eux: si tinrent cette aventure pour belle et à grand gloire, et en louèrent et regracièrent les seigneurs et les sages hommes moult grandement, et par plusieurs fois cette nuit Notre Seigneur, qui telle grâce leur avoit envoyée.

Ainsi passèrent celle nuit sans nul bobant: car le roi d'Angleterre ne vouloit mie que aucun s'en fesist. Quand vint au dimanche au matin, il fit grand bruine, et tel que à peine pouvoit-on voir loin un arpent de terre: donc se partirent de l'ost, par l'ordonnance du roi et de ses maréchaux, environ cinq cents hommes d'armes et deux mille archers, pour chevaucher, à savoir si ils trouveroient nullui ni aucun François qui se fussent recueillis. Ce dimanche au matin, s'étoient partis d'Abbeville et de Saint-Riquier en Ponthieu les communautés de Rouen et de Beauvais, qui rien ne savoient de la déconfiture qui avoit été faite le samedi: si trouvèrent à male étreine pour eux; en leur encontre, ces Anglois qui chevauchoient, et se boutèrent entre eux, et cuidèrent de premier que ce fût de leurs gens. Sitôt que les Anglois les ravisèrent, ils leur coururent sus de grand manière; et là de rechef eut grand bataille et dure; et furent tantôt ces François déconfits et mis en chasse; et ne tinrent nul conroi. Si en y eut morts sur les champs, que par haies, que par buissons, ainsi qu'ils fuyoient, plus de sept mille; et si eût fait clair, il n'en eût jà pied échappé. Assez tôt après, en une autre route, furent rencontrés de ces Anglois l'archevêque de Rouen et le grand prieur de France, qui rien ne savoient aussi de la déconfiture, et avoient entendu que le roi ne se combattroit jusques à ce dimanche; et cuidèrent des Anglois que ce fussent leurs gens: si s'adressèrent devers eux, et tantôt les Anglois les envahirent et assaillirent de grand volonté. Et là eut de rechef grand bataille et dure, car ces deux seigneurs étoient pourvus de bonnes gens d'armes; mais ils ne purent durer longuement aux Anglois, ainçois furent tantôt déconfits et presque tous morts. Peu se sauvèrent; et y furent morts les deux chefs qui les menoient, ni oncques il n'y eut pris homme à rançon.

Ainsi chevauchèrent cette matinée ces Anglois, querans aventures: si trouvèrent et rencontrèrent plusieurs François qui s'étoient fourvoyés le samedi, et qui avoient cette nuit géu sur les champs, et qui ne savoient nulles nouvelles de leur roi ni de leurs conduiseurs: si entrèrent en pauvre étreine pour eux, quand ils se trouvèrent entre les Anglois; car ils n'en avoient nulle mercy, et mettoient tout à l'épée. Et me fut dit que de communautés et de gens de pied des cités et des bonnes villes de France, il y en eut morts ce dimanche au matin plus quatre fois que le samedi que la grosse bataille fut.

Comment le roi d'Angleterre fit chercher les morts pour en savoir le nombre, et fit enterrer les corps des grands seigneurs.

Le dimanche, ainsi que le roi d'Angleterre issoit de la messe, revinrent les chevaucheurs et les archers qui envoyés avoient été pour découvrir le pays, et savoir si aucune assemblée et recueillette se faisoit des François: si recordèrent au roi tout ce qu'ils avoient vu et trouvé, et lui dirent bien qu'il n'en étoit nul apparent. Adonc eut conseil le roi qu'il enverroit chercher les morts, pour savoir quels seigneurs étoient là demeurés. Si furent ordonnés deux moult vaillans chevaliers pour aller là, et en leur compagnie trois hérauts pour reconnoître leurs armes, et deux clercs pour écrire et enregistrer les noms de ceux qu'ils trouveroient. Les deux chevaliers furent messire Regnault de Cobehen et messire Richard de Stanfort. Si se partirent du roi et de son logis, et se mirent en peine de voir et visiter tous les occis. Si en trouvèrent si grand foison, qu'ils en furent tous émerveillés; et cherchèrent au plus justement qu'ils purent ce jour tous les champs, et y mirent jusques à vespres bien basses. Au soir, ainsi que le roi d'Angleterre devoit aller souper, retournèrent les dessus nommés deux chevaliers devers le roi, et firent juste rapport de tout ce qu'ils avoient vu et trouvé. Si dirent que onze chefs de princes étoient demeurés sur la place, quatre-vingts bannerets, douze cents chevaliers d'un écu, et environ trente mille hommes d'autres gens. Si louèrent le dit roi d'Angleterre, le prince son fils et tous les seigneurs, grandement Dieu, et de bon courage, de la belle journée qu'il leur avoit envoyée, que une poignée de gens qu'ils étoient au regard des François avoient ainsi déconfit leurs ennemis. Et par espécial, le roi d'Angleterre et son fils complaignirent longuement la mort du vaillant roi de Behaigne, et le recommandèrent grandement, et ceux qui de lès lui étoient demeurés.

Si arrêtèrent encore là celle nuit, et le lundi au matin ils ordonnèrent de partir; et fit le dit roi d'Angleterre, en cause de pitié et de grâce, tous les corps des grands seigneurs, qui là étoient demeurés, prendre et ôter de dessus la terre et porter en un moutier près de là, qui s'appelle Montenay (Maintenay), et ensevelir en sainte terre; et fit à savoir à ceux du pays qu'il donnoit trêve trois jours pour chercher le champ de Crécy et ensevelir les morts; et puis chevaucha outre vers Montreuil sur la mer; et ses maréchaux coururent devers Hesdin, et ardirent Waubain et Serain; mais au dit châtel ne purent-ils rien forfaire, car étoit trop fort et si étoit bien gardé. Si se logèrent ce lundi sur la rivière de Hesdin du côté devers Blangis, et lendemain ils passèrent outre et chevauchèrent devers Boulogne. Si ardirent en leur chemin la ville de Saint-Josse et le Neuf-Châtel, et puis Estaples et Rue, et tout le pays de Boulonnois; et passèrent entre les bois de Boulogne et la forêt de Hardelo, et vinrent jusques à la grosse ville de Wissant. Là se logea le dit roi et le prince et tout l'ost, et s'y rafraîchirent un jour; et le jeudi [168] s'en partirent, et s'en vinrent devant la forte ville de Calais. Or parlerons un petit du roi de France, et conterons comment il persévéra.

Comment le roi de France fut courroucé des seigneurs de son sang qui morts étoient en la bataille; et comment il voulut faire pendre messire Godemar du Fay.

Quand le roi Philippe fut parti de la Broye, ainsi que ci-dessus est dit, à moult peu de gens, il chevaucha celle nuit tant que le dimanche au point du jour il vint en la bonne ville d'Amiens, et là se logea en l'abbaye du Gard [169]. Quand le roi fut là arrêté, les barons et les seigneurs de France et de son conseil, qui demandoient pour lui, y arrêtèrent aussi, ainsi qu'ils venoient. Encore ne savoit le dit roi la grand perte des nobles et des prochains de son sang qu'il avoit perdus. Ce dimanche au soir, on lui en dit la vérité. Si regretta grandement messire Charles son frère, le comte d'Alençon, son neveu le comte de Blois, son serourge le bon roi de Behaigne, le comte de Flandre, le duc de Lorraine, et tous les barons et les seigneurs, l'un après l'autre. Et vous dist que messire Jean de Hainaut était adonc de lès lui, et celui en qui il avoit la plus grand fiance, et lequel fit un moult beau service à messire Godemar du Fay; car le roi étoit fort courroucé sur lui, si que il le vouloit faire pendre, et l'eût fait sans faute si n'eût été le dit messire Jean de Hainaut, qui lui brisa son ire et excusa le dit messire Godemar. Et étoit la cause que le roi disoit que il s'étoit mauvaisement acquitté de garder le passage de Blanche-Tache, et que par sa mauvaise garde les Anglois étoient passés outre en Ponthieu, par quoi il avoit reçu celle perte et ce grand dommage. Au propos du roi s'inclinoient bien aucuns de son conseil, qui eussent bien voulu que le dit messire Godemar l'eût comparé, et l'appeloient traître: mais le gentil chevalier l'excusa, et de raison partout; car comment put-il avoir défendu ni résisté à la puissance des Anglois, quand toute la fleur de France n'y put rien faire? Si passa le roi son mautalent adonc, au plus beau qu'il put, et fit faire les obsèques, l'un après l'autre, de ses prochains, et puis se partit d'Amiens et donna congé à toutes manières de gens d'armes, et retourna devers Paris. Et jà avoit le roi d'Angleterre assiégé la forte ville de Calais.

Chroniques de Froissart.

SIÉGE DE CALAIS.
1346-47.

Après la bataille de Crécy, Édouard alla assiéger Calais, qu'il «désiroit moult conquérir» parce que cette ville donnait à l'Angleterre un point de débarquement sur le sol français et un port très-utile à son commerce. La ville fut assiégée du 3 septembre 1346 au 4 août 1347. Elle fut vigoureusement défendue par les habitants et leur capitaine Jean de Vienne, brave chevalier de Bourgogne. Au bout de onze mois de siége, vers la fin de juillet 1347, Philippe VI arriva enfin au secours de Calais; mais les Anglais avaient tellement fortifié et rendu inexpugnables les abords de la ville, qu'il fallut que l'armée française se décidât à battre en retraite sans combat. Abandonnés par le roi de France, les habitants de Calais se résignèrent à capituler.


Comment ceux de Calais se voulurent rendre au roi d'Angleterre, sauves leurs vies; et comment ledit roi voulut avoir six des plus nobles bourgeois de la ville pour en faire sa volonté.

Après le département du roi de France et de son ost du mont de Sangattes, ceux de Calais virent bien que le secours en quoi ils avoient fiance leur étoit failli; et si étoient à si grand détresse de famine que le plus grand et le plus fort se pouvoit à peine soutenir: si eurent conseil; et leur sembla qu'il valoit mieux à eux mettre en la volonté du roi d'Angleterre, si plus grand merci ne pouvoient trouver, que eux laisser mourir l'un après l'autre par détresse de famine; car les plusieurs en pourroient perdre corps et âme par rage de faim. Si prièrent tant à monseigneur Jean de Vienne qu'il en voulût traiter, qu'il s'y accorda; et monta aux créneaux des murs de la ville, et fit signe à ceux de dehors qu'il vouloit parler à eux. Quand le roi d'Angleterre entendit ces nouvelles, il envoya là tantôt messire Gautier de Mauny et le seigneur de Basset. Quand ils furent là venus, messire Jean de Vienne leur dit: «Chers seigneurs, vous êtes moult vaillants chevaliers et usés d'armes, et savez que le roi de France, que nous tenons à seigneur, nous a céans envoyés, et commandé que nous gardissions cette ville et ce châtel, tellement que blâme n'en eussions, ni il point de dommage: nous en avons fait notre pouvoir. Or, est notre secours failli, et vous nous avez si étreints que n'avons de quoi vivre: si nous conviendra tous mourir, ou enrager par famine, si le gentil roi qui est votre sire n'a pitié de nous. Chers seigneurs, si lui veuillez prier en pitié qu'il veuille avoir merci de nous, et nous en veuille laisser aller tout ainsi que nous sommes, et veuille prendre la ville et le châtel et tout l'avoir qui est dedans; si en trouvera assez.»

Adonc répondit messire Gautier de Mauny, et dit: «Messire Jean, messire Jean, nous savons partie de l'intention du roi notre sire, car il la nous a dite: sachez que ce n'est mie son entente que vous en puissiez aller ainsi que vous avez ci dit; ains est son intention que vous vous mettiez tous en sa pure volonté pour rançonner ceux qu'il lui plaira, ou pour faire mourir; car ceux de Calais lui ont tant fait de contraires et de dépits, le sien fait dépendre, et grand foison de ses gens fait mourir, dont si il lui en poise ce n'est mie merveille.»

Adonc répondit messire Jean de Vienne, et dit: «Ce seroit trop dure chose pour nous si nous consentions ce que vous dites. Nous sommes céans un petit de chevaliers et d'écuyers qui loyalement à notre pouvoir avons servi notre seigneur le roi de France, si comme vous feriez le vôtre en semblable cas, et en avons enduré mainte peine et mainte mésaise; mais ainçois en souffrirons-nous telle mésaise que oncques gens n'endurèrent ni souffrirent la pareille, que nous consentissions que le plus petit garçon ou varlet de la ville eût autre mal que le plus grand de nous. Mais nous vous prions que, par votre humilité, vous veuillez aller devers le roi d'Angleterre, et lui priiez qu'il ait pitié de nous. Si nous ferez courtoisie; car nous espérons en lui tant de gentillesse qu'il aura merci de nous.»—«Par ma foi, répondit messire Gautier de Mauny, je le ferai volontiers, messire Jean; et voudrois, si Dieu me veuille aider, qu'il m'en voulût croire; car vous en vaudriez tous mieux.»

Lors se départirent le sire de Mauny et le sire de Basset, et laissèrent messire Jean de Vienne s'appuyant aux créneaux, car tantôt devoient retourner; et s'en vinrent devers le roi d'Angleterre, qui les attendoit à l'entrée de son hôtel, et avoit grand désir de ouïr nouvelles de ceux de Calais. De lès lui étoient le comte Derby, le comte de Norhantonne, le comte d'Arondel, et plusieurs autres barons d'Angleterre. Messire Gautier de Mauny et le sire de Basset s'inclinèrent devant le roi, puis se trairent devers lui. Le sire de Mauny, qui sagement étoit emparlé et enlangagé, commença à parler, car le roi souverainement le voult ouïr, et dit: «Monseigneur, nous venons de Calais, et avons trouvé le capitaine messire Jean de Vienne, qui longuement a parlé à nous; et me semble que il et ses compagnons et la communauté de Calais sont en grand volonté de vous rendre la ville et le châtel de Calais et tout ce qui est dedans, mais que leurs corps singulièrement ils en puissent mettre hors.»

Adonc répondit le roi: «Messire Gautier, vous savez la greigneure partie de notre entente en ce cas: quelle chose en avez-vous répondu?»—«En nom de Dieu, monseigneur, dit messire Gautier, que vous n'en feriez rien, si ils ne se rendoient simplement à votre volonté, pour vivre ou pour mourir, si il vous plaît. Et quand je leur eus ce montré, messire Jean de Vienne me répondit et confessa bien qu'ils étoient moult contraints et astreints de famine; mais ainçois que ils entrassent en ce parti, ils se vendroient si cher que oncques gens firent.» Adonc répondit le roi: «Messire Gautier, je n'ai mie espoir ni volonté que j'en fasse autre chose.»

Lors se retraït avant le sire de Mauny, et parla moult sagement au roi, et dit, pour aider ceux de Calais: «Monseigneur, vous pourriez bien avoir tort, car vous nous donnez mauvais exemple. Si vous nous vouliez envoyer en aucune de vos forteresses, nous n'irions mie si volontiers, si vous faites ces gens mettre à mort, ainsi que vous dites; car ainsi feroit-on de nous en semblables cas.» Cet exemple amollia grandement le courage du roi d'Angleterre; car le plus des barons l'aidèrent à soutenir. Donc dit le roi: «Seigneurs, je ne vueil mie être tout seul contre vous tous. Gautier, vous en irez à ceux de Calais, et direz au capitaine que la plus grand grâce qu'ils pourront trouver ni avoir en moi, c'est que ils partent de la ville de Calais six des plus notables bourgeois, en purs leurs chefs et tous déchaux, les hars au col, les clefs de la ville et du châtel en leurs mains; et de ceux je ferai ma volonté, et le demeurant je prendrai à merci.»—«Monseigneur, répondit messire Gautier, je le ferai volontiers.»

Comment les six bourgeois se partirent de Calais, tous nuds en leurs chemises, la hart au col, et les clefs de la ville en leurs mains; et comment la roine d'Angleterre leur sauva les vies.

A ces paroles se partit du roi messire Gautier de Mauny, et retourna jusques à Calais, là où messire Jean de Vienne l'attendoit. Si lui recorda toutes les paroles devant dites, ainsi que vous les avez ouïes, et dit bien que c'étoit tout ce qu'il avoit pu empétrer. Messire Jean dit: «Messire Gautier, je vous en crois bien; or vous prié-je que vous veuillez ci tant demeurer que j'aie démontré à la communauté de la ville toute cette affaire; car ils m'ont ci envoyé, et à eux tient d'en répondre, ce m'est avis.» Répondit le sire de Mauny: «Je le ferai volontiers.» Lors se partit des créneaux messire Jean de Vienne, et vint au marché, et fit sonner la cloche pour assembler toutes manières de gens en la halle. Au son de la cloche vinrent hommes et femmes, car moult désiroient à ouïr nouvelles, ainsi que gens si astreints de famine que plus n'en pouvoient porter. Quand ils furent tous venus et assemblés en la halle, hommes et femmes, Jean de Vienne leur démontra moult doucement les paroles toutes telles que ci-devant sont récitées, et leur dit bien que autrement ne pouvoit être, et eussent sur ce avis et brève réponse. Quand ils ouïrent ce rapport, ils commencèrent tous à crier et à pleurer tellement et si amèrement, qu'il n'est si dur cœur au monde, s'il les eût vus ou ouïs eux demener, qui n'en eût eu pitié. Et n'eurent pour l'heure pouvoir de répondre ni de parler; et mêmement messire Jean de Vienne en avoit telle pitié qu'il larmoyoit moult tendrement.

Un espace après se leva en pied le plus riche bourgeois de la ville, que on appeloit sire Eustache de Saint-Pierre, et dit devant tous ainsi: «Seigneurs, grand pitié et grand meschef seroit de laisser mourir un tel peuple que ici a, par famine ou autrement, quand on y peut trouver aucun moyen; et si seroit grand aumône et grand grâce envers Notre-Seigneur, qui de tel meschef le pourroit garder. Je, en droit moi, ai si grand espérance d'avoir grâce et pardon envers Notre-Seigneur, si je muirs pour ce peuple sauver, que je veuil être le premier; et me mettrai volontiers en pur ma chemise, à nud chef, et la hart au col, en la merci du roi d'Angleterre.» Quand sire Eustache de Saint-Pierre eut dit cette parole, chacun l'alla aouser de pitié, et plusieurs hommes et femmes se jetoient à ses pieds pleurant tendrement; et étoit grand pitié de là être, et eux ouïr écouter et regarder.

Secondement, un autre très-honnête bourgeois et de grand affaire, et qui avoit deux belles damoiselles à filles, se leva, et dit tout ainsi qu'il feroit compagnie à son compère sire Eustache de Saint-Pierre; et appeloit-on celui sire Jean d'Aire.

Après se leva le tiers, qui s'appeloit sire Jacques de Wissant, qui étoit riche homme de meubles et d'héritage; et dit qu'il feroit à ses deux cousins compagnie. Aussi fit sire Pierre de Wissant son frère; et puis le cinquième; et puis le sixième. Et se dévêtirent là ces six bourgeois tous nus en leurs braies et leurs chemises, en la ville de Calais, et mirent hars en leur col, ainsi que l'ordonnance le portoit, et prirent les clefs de la ville et du châtel; chacun en tenoit une poignée.

Quand ils furent ainsi appareillés, messire Jean de Vienne, monté sur une petite haquenée, car à grand malaise pouvoit-il aller à pied, se mit au devant, et prit le chemin de la porte. Qui lors vit hommes et femmes et les enfans d'iceux pleurer et tordre leurs mains et crier à haute voix très-amèrement, il n'est si dur cœur au monde qui n'en eût pitié. Ainsi vinrent eux jusques à la porte, envoyés en plaintes, en cris et en pleurs. Messire Jean de Vienne fit ouvrir la porte tout arrière, et se fit enclorre dehors avec les six bourgeois, entre la porte et les barrières; et vint à messire Gautier qui l'attendoit là, et dit: «Messire Gautier, je vous délivre, comme capitaine de Calais, par le consentement du povre peuple de cette ville, ces six bourgeois; et vous jure que ce sont et étoient aujourd'hui les plus honorables et notables de corps, de chevance et d'ancesterie de la ville de Calais; et portent avec eux toutes les clefs de la dite ville et du châtel. Si vous prie, gentil sire, que vous veuillez prier pour eux au roi d'Angleterre que ces bonnes gens ne soient mie morts.»—«Je ne sais, répondit le sire de Mauny, que messire le roi en voudra faire, mais je vous ai en convent que j'en ferai mon pouvoir.»

Adonc fut la barrière ouverte: si s'en allèrent les six bourgeois en cet état que je vous dis, avec messire Gautier de Mauny, qui les amena tout bellement devers le palais du roi; et messire Jean de Vienne rentra en la ville de Calais.

Le roi étoit à cette heure en sa chambre, à grand compagnie de comtes, de barons et de chevaliers. Si entendit que ceux de Calais venoient en l'arroi qu'il avoit devisé et ordonné; et se mit hors, et s'en vint en la place devant son hôtel, et tous ces seigneurs après lui, et encore grand foison qui y survinrent pour voir ceux de Calais, ni comment ils fineroient; et mêmement la roine d'Angleterre, qui moult étoit enceinte, suivit le roi son seigneur. Si vint messire Gautier de Mauny et les bourgeois de lès lui qui le suivoient, et descendit en la place, et puis s'envint devers le roi, et lui dit: «Sire, vecy la représentation de la ville de Calais à votre ordonnance.» Le roi se tint tout coi, et les regarda moult fellement, car moult héoit les habitants de Calais, pour les grands dommages et contraires que au temps passé, sur mer, lui avoient faits. Ces six bourgeoisses mirent tantôt à genoux pardevant le roi, et dirent ainsi, en joignant leurs mains: «Gentil sire et gentil roi, véez-nous ci six, qui avons été d'ancienneté bourgeois de Calais et grands marchands: si vous apportons les clefs de la ville et du châtel de Calais, et les vous rendons à votre plaisir, et nous mettons en tel point que vous nous véez, en votre pure volonté, pour sauver le demeurant du peuple de Calais, qui a souffert moult de griévetés. Si veuillez avoir de nous pitié et merci par votre très-haute noblesse.» Certes il n'y eut adonc en la place seigneur, chevalier, ni vaillant homme, qui se pût abstenir de pleurer de droite pitié, ni qui pût de grand pièce parler. Et vraiment ce n'étoit pas merveille; car c'est grand pitié de voir hommes déchoir et être en tel état et danger. Le roi les regarda très-ireusement, car il avoit le cœur si dur et si épris de grand courroux qu'il ne put parler. Et quand il parla, il commanda que on leur coupât tantôt les têtes. Tous les barons et les chevaliers qui là étoient, en pleurant prioient si acertes que faire pouvoient, au roi qu'il en voulût avoir pitié et merci; mais il n'y vouloit entendre. Adonc parla messire Gautier de Mauny, et dit: «Ha! gentil sire, veuillez refréner votre courage: vous avez le nom et la renommée de souveraine gentillesse et noblesse; or ne veuillez donc faire chose par quoi elle soit amenrie, ni que on puisse parler sur vous en nulle vilenie. Si vous n'avez pitié de ces gens, toutes autres gens diront que ce sera grand cruauté, si vous êtes si dur que vous fassiez mourir ces honnêtes bourgeois, qui de leur propre volonté se sont mis en votre merci pour les autres sauver.» A ce point grigna le roi les dents, et dit: «Messire Gautier, souffrez vous: il n'en sera autrement, mais on fasse venir le coupe-tête. Ceux de Calais ont fait mourir tant de mes hommes, que il convient ceux-ci mourir aussi.»

Adonc fit la noble roine d'Angleterre grand humilité, qui étoit durement enceinte et pleuroit si tendrement de pitié que elle ne se pouvoit soutenir. Si se jeta à genoux pardevant le roi son seigneur, et dit ainsi: «Ha! gentil sire, depuis que je repassai la mer en grand péril, si comme vous savez, je ne vous ai rien requis ni demandé: or vous prié-je humblement et requiers en propre don que pour le fils sainte Marie, et pour l'amour de moi, vous veuillez avoir de ces six hommes merci.»

Le roi attendit un petit à parler, et regarda la bonne dame sa femme, qui pleuroit à genoux moult tendrement; si lui amollia le cœur, car envis l'eût courroucée au point où elle étoit; si dit: «Ha! dame, j'aimasse trop mieux que vous fussiez autre part que ci. Vous me priez si acertes que je ne le vous ose escondire; et combien que je le fasse envis, tenez, je vous les donne; si en faites votre plaisir.» La bonne dame dit: «Monseigneur, très-grands mercis!» Lors se leva la roine, et fit lever les six bourgeois et leur ôter les chevestres d'entour leur cou, et les emmena avec li en sa chambre, et les fit revêtir et donner à dîner tout aise, et puis donna à chacun six nobles, et les fit conduire hors de l'ost à sauveté; et s'en allèrent habiter et demeurer en plusieurs villes de Picardie [170].

Chroniques de Froissart.

LE COMBAT DES TRENTE.
27 mars 1350.

Le combat des Trente est un des épisodes les plus populaires de l'interminable guerre de Bretagne et l'un des exemples les plus célèbres de ces défis ou «joûtes de fer de glaive» qui sont si complétement dans les usages de la chevalerie et qui tiennent une si grande place dans les guerres féodales. Le combat eut lieu dans la lande de Josselin. Les deux chefs étaient Robert de Beaumanoir, gouverneur du château de Josselin et maréchal de Charles de Blois, et Richard Bramborough, chevalier anglais et commandant le château de Ploërmel.

Nous donnons trois relations de cette «bataille»: la traduction d'un poëme français du XIVe siècle, la traduction d'un admirable chant breton que nous avons emprunté au recueil de M. de la Villegille, et le récit de cette «joûte» par Froissard.

I.—Traduction d'un poëme français du XIVe siècle.

Ici commence la bataille de trente Anglais et de trente Bretons, qui fut faite en Bretagne l'an de grâce 1350, le samedi devant Lætare, Jerusalem.

Seigneurs, faites attention, chevaliers et barons, bannerets, bacheliers, et vous tous nobles hommes, évêques, abbés, religieux, hérauts, ménestrels, et tous bons compagnons, gentilshommes et bourgeois de toutes nations, écoutez ce roman que nous voulons raconter. L'histoire en est vraie, et les dits en sont bons; comment trente Anglais, hardis comme lions, combattirent un jour contre trente Bretons; et pour cela j'en veux dire le vrai et les raisons; ainsi s'en réjouiront souvent gentilshommes et savants, d'ici jusqu'à cent ans, pour vrai, dans leurs maisons.

Bons discours, quand ils sont bons et de bonne sentence, tous les gens de bien, d'honneur et de grande science, pour les écouter y mettent leur attention, mais les traîtres et les jaloux n'y veulent rien entendre. Or je veux commencer à raconter la noble bataille que l'on a appelée le combat des Trente, et je prie Dieu, qui a laissé vendre sa chair, d'avoir miséricorde des âmes des combattants, car le plus grand nombre est en cendre.

Dagorne [171] fut tué devant Auray par les barons de Bretagne et leur compagnie, que Dieu lui fasse miséricorde. De son vivant, il avait ordonné que les Anglais ne combattraient plus et ne feraient plus prisonniers le menu peuple des villes ni ceux qui font venir le blé. Quand Dagorne fut mort, sa promesse fut bientôt oubliée, car Bembrough son successeur a juré par saint Thomas qu'il sera bien vengé. Puis il pilla le pays et prit Ploërmel, qu'il mit à deuil. Il soumettait toute la Bretagne à ses volontés; enfin arriva la journée que Dieu avait ordonnée, où Beaumanoir, de grand renom, et messire Jean le preux, le vaillant et le sage, allèrent vers les Anglais pour demander sûreté contre ces ravages. Ils virent maltraiter de pauvres habitants, dont ils eurent grand'pitié; les uns avec des fers aux pieds et aux mains, les autres attachés par les pouces, tous liés deux à deux, trois par trois, comme bœufs et vaches que l'on mène au marché. Beaumanoir les vit, et son cœur soupira, et s'adressant à Bembrough avec fierté: «Chevalier d'Angleterre, dit-il, vous vous rendez bien coupables de tourmenter les pauvres habitants, ceux qui sèment le blé et qui nous procurent en abondance le vin et les bestiaux. S'il n'y avait pas de laboureurs, je vous dis ma pensée, ce serait aux nobles à défricher et à cultiver la terre en leur place, à battre le blé et à endurer la pauvreté; et ce serait grande peine pour ceux qui n'y sont pas accoutumés. Qu'ils aient la paix dorénavant, car ils ont trop souffert de ce que l'on a sitôt oublié les dernières volontés de Dagorne.»

Bembrough lui répond avec la même fierté: «Beaumanoir, taisez-vous; qu'il ne soit plus question de cela. Montfort sera duc du noble duché de Bretagne, depuis Pontorson jusqu'à Nantes et à Saint-Matthieu. Édouard sera roi de France, et les Anglais étendront partout leur domination et pouvoir, malgré tous les Français et leurs alliés.» A quoi Beaumanoir répond avec modération: «Songez un autre songe, celui-ci est mal songé; car jamais, par une telle voie, vous n'en auriez un demi-pied. Bembrough, continue Beaumanoir, soyez certain que toutes vos bravades ne valent rien; ceux qui disent le plus ne peuvent pas soutenir jusqu'au bout ce qu'ils ont avancé. Or, Bembrough, agissons sagement, s'il vous plaît. Prenons jour pour combattre ensemble soixante, quatre-vingts ou cent de nos compagnons; on verra bien alors, sans aller plus avant, qui de nous aura tort ou raison.» «Sire, dit Bembrough, je vous en donne ma foi.» C'est ainsi que la bataille fut jurée, pour combattre loyalement, sans perfidie, ni ruse; et des deux côtés, tous seront à cheval. Prions le roi de Gloire, qui sait et voit tout, de soutenir le bon droit; car c'est là le point important.

Ils sont aussi convenus, à Ploërmel, qu'ils amèneraient chacun de leur côté trente combattants. Beaumanoir est ensuite revenu à Josselin avec un visage assuré. Il a raconté la nouvelle, le fait et l'entreprise, et il n'a rien caché de ce qui s'est passé entre lui et Bembrough. Un grand nombre de barons étaient rassemblés, et tous rendirent de grandes actions de grâces a Dieu. «Seigneurs, dit Beaumanoir, apprenez que Bembrough et moi nous sommes convenus de choisir trente guerriers des plus valeureux et des plus habiles à manier la lance, la hache et la dague. Prions le roi de Gloire, le dieu de Sagesse, de nous donner l'avantage; nous serons certains du succès. Le bruit s'en répandra par tout le royaume de France et dans tous les pays, d'ici jusqu'à Plaisance.» Les nobles barons ainsi que les chevaliers, écuyers et soldats répondent à Beaumanoir: «Nous irons volontiers pour abattre Bembrough et tous ses soldats, et jamais il n'aura de nous ni rançon, ni deniers; car nous sommes hardis, vaillants et opiniâtres, et nous frapperons sur les Anglais à grands coups bien appliqués. Prenez ceux qu'il vous plaira, très-noble baron.» «Je prends Tinténiac; Dieu soit béni! et Guy de Rochefort, et Charruel le Bon, Guillaume de la Marche, Robin Raguenel, Huon de Saint-Yvon et Caro de Bodegat, que je ne dois pas oublier; messire Geoffroy du Bois, de grand renom, et Olivier Arrel, qui est hardi breton; messire Jean Rousselot au cœur de lion. Si ceux-là ne se défendent pas bravement contre le félon Bembrough, je serai bien trompé dans mon attente. Il faut maintenant choisir les plus nobles écuyers, et je prendrai tout le premier Guillaume de Montauban et Alain de Tinténiac qui est si brave; et Tristan de Pestivien si digne d'estime; Alain de Keranrais et son oncle Olivier; Louis Goyon y viendra frapper de sa redoutable épée, ainsi que Fontenay, pour essayer leurs forces; Hugues Capus le Sage ne peut être oublié, et Geoffroy de la Roche sera fait chevalier, lui dont Budes, le brave père, alla combattre jusqu'à Constantinople par amour de la gloire. Si de tels guerriers ne se défendent pas bien contre l'avide Bembrough, qui dispute la Bretagne (Dieu fasse échouer ses desseins!), jamais ils ne devront s'armer d'une épée.»

Voilà ceux que Beaumanoir a choisis d'abord. Je n'oublierai pas Geoffroy Poulard, Maurice de Tréziguidi et Guyon de Pontblanc, ni le brave écuyer Maurice du Parc, et son ami Geoffroy de Beaucorps, non plus que l'ami de Lenlop, Geoffroy Mellon. Tous ceux qu'il a appelés lui en rendent grâce; ils sont tous présents, et s'inclinent vers lui pour le remercier.

Beaumanoir prit ensuite, et c'est chose certaine, Jean de Serent, Guillaume de la Lande, Olivier Monteville, homme d'une grande force, et Simon Richard qui se comportera bien. Tous s'y conduiront avec autant de force que de courage. Ils se sont tous rassemblés aussitôt. Dieu les préserve de tous fâcheux accidents!

C'est ainsi que Beaumanoir a choisi les trente bons Bretons; Dieu les garde de déshonneur! Et puisse-t-il envoyer à leurs ennemis un tel désavantage qu'ils soient défaits aux yeux de tout le monde!

Sire Robert Bembrough, de son côté, a eu beaucoup de peine à choisir trente combattants. Je vous dirai leurs noms, j'en atteste saint Bernard. C'étaient Knolles, Caverlay et Croquart, Jean Plesanton, Richard le Gaillard, Helcoq son frère, Jennequin-Taillard, Repefort le Vaillant, Richard de la Lande et le rusé Thommelin-Belifort, qui combattait avec un maillet de fer qui pesait bien vingt-cinq livres, je l'atteste. Hucheton de Clamaban combattait avec un fauchart [172] tranchant d'un côté, garni de crochets de l'autre et plus aiguisé qu'un dard; il ressemblait au roi Agapart quand il combattit jadis avec la lance contre Renouart; tous ses coups sont mortels. Jennequin de Betonchamp, Hennequin-Hérouart et Gaultier-Lallemant, Hubinete-Vitart, Hennequin le maréchal, Thommelin-Hualton, Robinet-Mélipart, Isannay le Hardi, Hélichon le musart, Troussel, Robin-Adès et Rango le couart, Dagorne le neveu, fier comme un léopard, et quatre Brabançons, j'en atteste saint Godard! Perrot de Gannelon, Guillemin le gaillard, Boutet d'Aspremont et Dardaine. A les entendre, ils mettront en pièces les Bretons et se rendront maîtres de la Bretagne jusque auprès de Dinan; mais un étourdi montre toujours une vaine jactance.

Tels sont les combattants que Bembrough a choisis, au nombre de trente, et de trois nations différentes; car il s'y trouve vingt Anglais, courageux comme des lions; six bons Allemands et quatre Brabançons; tous couverts de plates [173], de bacinets [174], de hauberjons [175] et armés d'épées, de dagues, de lances et de fauchons [176]. Les Anglais jurent par Jésus-Christ que le noble et vaillant Beaumanoir sera exterminé; mais lui, preux et sage, fait de grandes dévotions, fait dire des messes, priant Dieu par tous ses saints noms qu'il leur soit en aide.

Quand le jour fixé pour le rendez-vous fut venu, le vaillant Beaumanoir, que Dieu le fasse croître en vertu! appelle tous ses compagnons auprès de lui, et leur fait dire des messes. Tous reçoivent l'absolution et communient au nom du roi Jésus. «Seigneurs, dit Beaumanoir avec un fier visage, vous allez avoir affaire contre des Anglais de grand courage, et qui veulent notre perte. Je vous prie, et requiers chacun de vous, d'avoir bonne contenance. Tenez-vous près l'un l'autre comme gens vaillants et sages; si Jésus-Christ vous donne la force et l'avantage, tous les barons de France en auront grande joie; et le duc débonnaire [177] à qui j'ai fait hommage, et la noble duchesse à qui je suis allié, nous estimeront toujours. Jurons tous Dieu, qui fit l'homme à son image, que si nous trouvons Bembrough dans la plaine, hors du bocage, jamais personne de sa famille ne le reverra.»

Cependant Bembrough, qui est parvenu à réunir trente combattants, les mène tranquillement droit au pré, et leur dit, c'est la pure vérité: «J'ai fait lire mes livres; Merlin nous promet aujourd'hui la victoire sur les Bretons, et je vous assure que la Bretagne sera délivrée et appartiendra au bon roi Édouard, car je l'ai résolu. Seigneurs, ajoute Bembrough, ayez confiance et réjouissez-vous; soyez sûrs et certains que Beaumanoir sera pris, lui et ses compagnons; qu'il en restera peu de vivants, et que nous les amènerons après au noble Édouard, le brave roi d'Angleterre, qui nous a envoyés ici. Il les traitera tous selon son plaisir; nous lui remettrons toutes les terres que nous prendrons jusqu'à Paris, et les Bretons ne nous attendront pas face à face.» Ainsi parlait Bembrough, comme il le pensait; mais, s'il plaît à Dieu, le roi de Paradis, il ne réussira pas de si tôt dans ses projets.

Bembrough cependant est arrivé le premier sur le pré avec ses trente guerriers. Il s'écrie: «Beaumanoir, où es-tu? Je crois bien que déjà tu es en défaut; et cependant tu aurais été vaincu en combattant, si tu avais voulu!» Comme il achevait ces mots, Beaumanoir est arrivé. «Beaumanoir, dit Bembrough, soyons amis, si vous voulez; remettons cette journée à une autre fois; j'enverrai prendre les ordres du noble Édouard, et vous vous adresserez au roi de Saint-Denis; et s'ils nous permettent le combat, nous nous rendrons ici à un jour fixé.» «Seigneur, dit Beaumanoir, je prendrai avis sur ce que vous me proposez.»

Le vaillant Beaumanoir, d'une contenance fière, vient apporter cette nouvelle à ses guerriers. «Seigneurs, leur dit-il, Bembrough voudrait ajourner l'affaire et que chacun s'en allât sans avoir frappé un coup. Veuillez tous m'en dire votre pensée; car pour moi, j'en atteste le Dieu qui a fait le ciel et la rosée, je ne voudrais pas pour tout l'or du monde que cette bataille ne fût faite et achevée.» Charruel, tout ému de colère, prend alors la parole, car il n'y avait pas de meilleur chevalier jusqu'à la mer. «Sire, nous sommes venus trente en ce lieu; nous avons tous dague, lance et épée; nous sommes tous prêts à combattre Bembrough, de par saint Honoré, puisqu'il dispute le pays au bon et brave duc. Périsse bientôt celui qui voudrait quitter sans en être venu aux mains, ou qui voudrait ajourner le combat.» «Je le veux bien, répond Beaumanoir; allons à la bataille ainsi qu'elle a été jurée.»

«Bembrough, dit Beaumanoir, écoutez ma résolution; entendez ce que disent Charruel au fier visage et tous ses compagnons, qu'il serait honteux pour vous de remettre la bataille que vous avez offerte sans raison au noble duc, qui est courtois et sage. Ils jurent tous, par le Dieu qui fit tous les hommes à sa ressemblance, que vous mourriez honteusement devant tous les barons, vous et tous vos gens, et cela par votre faute.»

«Beaumanoir, dit Bembrough, c'est grande folie, oui c'est grande folie à vous de causer, par votre témérité, la mort de la fleur de la duché; car quand elle aura péri et ne sera plus de ce monde, jamais vous n'en retrouverez de semblables dans la Bretagne.» «Bembrough, dit Beaumanoir, pour Dieu ne croyez pas que j'aie amené ici tous nos chevaliers. Laval, Rochefort, Lohéac n'y sont point; ni Montfort, ni Rohan, ni Quentin, ni tant d'autres; mais il est bien vrai que j'ai avec moi de nobles chevaliers, et la fleur des écuyers de toute la Bretagne, qui ne daigneraient pas fuir pour sauver leur vie, et qui sont incapables de trahison, de fausseté et de perfidie. Ils jurent tous, par le fils de sainte Marie, que vous mourrez ignominieusement à leur aspect, et que vous et tous les vôtres, quoi que vous en disiez, vous serez pris et garrottés avant l'heure de complies.»

Bembrough lui répond: «Toute votre puissance et vos chevaliers, je les prise moins qu'une gousse d'ail; car ce jour même, et malgré vous, j'aurai tout pouvoir, et je me rendrai maître de la Bretagne et de toute la Normandie.» Puis, s'adressant aux Anglais: «Seigneurs, les Bretons ont tort; frappez sur eux, mettez-les tous à mort; gardez qu'aucun n'échappe, ni faibles ni forts.»

Les soixante guerriers sont impatients d'en venir aux mains. Le premier choc est terrible et funeste; Charruel est fait prisonnier, Geoffroy Mellon est frappé à mort, et le vaillant Tristan, robuste et de haute stature, reçoit un violent coup de maillet; messire Jean Rousselot est grièvement blessé. Les Bretons, il est trop vrai, ont le dessous, si Jésus-Christ, par qui tout réussit, ne les protége. Le combat fut terrible dans la plaine. Caro de Bodegat est atteint d'un coup de maillet, et le vaillant Tristan, frappé dangereusement, s'écrie: «Beaumanoir, où es-tu? voilà les Anglais qui m'entraînent, blessé et meurtri? Je n'ai jamais eu de crainte quand je me suis trouvé avec toi. Si le vrai Dieu ne me secourt par sa puissance, les Anglais m'emmèneront, et vous m'aurez perdu.» Beaumanoir jure par Jésus-Christ qu'auparavant il y aura de rudes coups portés, mainte lance rompue et maint écu percé. Et à ces mots il lève sa grande épée tranchante; chacun de ceux qu'il atteint est mort ou renversé. Les Anglais lui résistent avec vigueur et méprisent ses efforts. Le combat est violent et meurtrier, et des deux côtés les combattants montrent cœur de lion. Tous convinrent d'une suspension pour aller se désaltérer un instant avec le bon vin d'Anjou que chacun a dans sa bouteille; et après en avoir tous bu, ils reviennent aussitôt au combat.

La bataille fut terrible au milieu de la prairie, et le carnage affreux, et rude fut la mêlée. Les Bretons ont le désavantage, je veux dire ce qui est vrai; car deux ont perdu la vie et trois autres sont prisonniers; Dieu leur soit en aide! Il ne reste que vingt-cinq combattants. Mais Geoffroy de la Roche, écuyer de très-noble et ancienne race, demande la chevalerie; et Beaumanoir le fait chevalier, au nom de sainte Marie, et lui dit: «Beau doux fils, ne t'épargne pas; souviens-toi du chevalier qui se signala à Constantinople [178] au milieu de tant de braves guerriers; et je jure Dieu, qui tient tout sous sa puissance, que les Anglais payeront ta chevalerie avant l'heure de complies.» Bembrough l'a entendu; mais il redoute peu la valeur des chevaliers bretons, et dit à Beaumanoir avec audace: «Rends-toi vite, Beaumanoir; je ne te tuerai pas, mais je te donnerai en présent à ma mie; car je lui ai promis, et je ne mentirai point, qu'aujourd'hui je t'amènerais, devant elle.» Beaumanoir lui répond: «C'est aussi mon intention, et nous l'entendons bien ainsi, moi et mes compagnons, s'il plaît au Dieu de Gloire, à sainte Marie, au bon saint Yves, en qui j'ai toute confiance! Jette donc le dé, et ne ménage rien; le hasard tombera sur toi, tu ne vivras pas longtemps.» Alain de Kéranrais l'a aussi entendu, et lui dit: «Misérable, quelle est ta présomption! tu te flattes d'emmener prisonnier un homme d'un tel courage! c'est moi qui te défie aujourd'hui en son nom, et qui te frapperai de mon glaive tranchant.» Au même instant, Alain de Kéranrais lui porte droit au visage un coup de fer de sa lance, dont la pointe, comme chacun l'a vu, pénètre jusqu'à la cervelle. Il tire son glaive dès que Bembrough est tombé. Celui-ci se relève, s'avance sur lui; mais messire Geoffroy du Bois, qui l'a reconnu, le frappe aussitôt de sa lance; et Bembrough est renversé mort à terre. Du Bois s'écrie alors: «Beaumanoir, où es-tu? te voilà vengé de lui; il gît étendu mort.» Beaumanoir, qui l'a bien entendu, répond: «Seigneurs, voilà le moment de redoubler d'ardeur au combat! Pour Dieu, joignez les autres, et laissez celui-ci.»

Cependant les Anglais ont vu que Bembrough est mort, et sa jactance abattue ainsi que sa grande présomption. Alors l'Allemand Croquart, animé de courroux, s'écrie: «Seigneurs, il est trop vrai, Bembrough, qui nous a conduits ici, vient de succomber. Tous les livres de Merlin, qu'il aimait tant à consulter, ne lui ont pas valu deux deniers; il gît bouche béante, renversé mort. Je vous en prie, beaux seigneurs, comportez-vous en hommes de cœur. Tenez-vous étroitement serrés l'un contre l'autre, et que quiconque vous approchera tombe mort ou blessé. Dieu! combien Beaumanoir sera mécontent et courroucé si ses ennemis ne sont pas réservés à la honte et au mépris!» Aussitôt Charuel s'est relevé, ainsi que le vaillant Tristan, qui était grièvement blessé, et le preux et honoré Caro de Bodegat. Tous trois étaient prisonniers de l'insensé Bembrough, mais ils furent délivrés dès que Bembrough fut mort. Ils se sont tous armés de leur bon glaive tranchant, et ils ont bonne volonté de frapper sur les Anglais.

Après la mort du vaillant Bembrough, la bataille recommença avec fureur; le choc fut terrible et le carnage épouvantable. Restait alors maître Croquart l'Allemand et Thommelin Belifort, qui semblait un géant, et qui combattait avec un lourd maillet d'acier, ainsi que Hue de Caverlay. Le rusé messire Robert Knolles et tous ses compagnons, Allemands et Anglais, pleins de courroux, s'excitent mutuellement par ces paroles: «Vengeons Bembrough, notre loyal ami; qu'ils périssent tous; pas de grâce pour un seul; la victoire sera à nous avant le soleil couchant.» Mais le noble Beaumanoir marche droit à eux avec ses compagnons, qu'il chérit tant. Alors recommence un combat si cruel et si acharné que le bruit des coups qu'ils s'entre-donnent sur leurs têtes retentit à un quart de lieue dans la plaine. Déjà deux Anglais et un brave Allemand sont morts; et Dardaine, le dernier désigné des combattants, a été renversé mort sur le pré, ainsi que Geoffroy Poulard, qui dort étendu mort comme les autres. Le vaillant Beaumanoir est blessé; et si Jésus-Christ, le Père tout-puissant, ne prend pitié d'eux, il n'en réchappera pas un seul d'un côté ni de l'autre.

Le combat fut long et opiniâtre, et des deux côtés le carnage horrible. Ce fut un samedi de l'année 1351, me croie qui voudra, avant le dimanche où la sainte Église chante Lætare, Jerusalem, en ce saint temps. Le soleil brillait; ils combattaient rudement et ne s'épargnaient pas. La chaleur était excessive; ils étaient tout en sueur; la terre fut arrosée de sueur et de sang. Ce jour-là, Beaumanoir avait jeûné, et comme le baron avait grande soif, il demanda à boire; à quoi Geoffroy du Bois répondit sur-le-champ: «Bois ton sang, Beaumanoir, ta soif se passera. L'honneur de cette journée nous restera; chacun y gagnera vaillante renommée, dont le souvenir ne s'effacera jamais.» Le vaillant Beaumanoir, ranimé par ces paroles, reprit vigueur, et il était tellement irrité par la colère et par la perte de ses compagnons qu'il oublia sa soif. De part et d'autre l'attaque recommença; presque tous furent tués ou blessés.

Le combat fut terrible et meurtrier à mi-voie de Josselin et du château de Ploermel, dans une très-belle prairie en pente, au lieu dit le chêne de mi-voie, le long de beaux et verts buissons de genêts. C'est là que tous les Anglais sont réunis et étroitement serrés; le vaillant Caverlay, jeune et hardi jouvencel, et Thommelin Belifort, qui combattait avec un maillet. Qui en est frappé sur le col ne mangera ni pain ni gâteau. Beaumanoir ne les voit pas sans inquiétude, et ne juge pas sans déplaisir ce que leur contenance a de redoutable. Il était grandement déconforté si saint Michel ne fût venu à son aide. Sire Geoffroy du Bois, fort et dispos, le ranime noblement, en vrai gentilhomme, et lui dit: «Noble baron, voyez ici Charruel, le bon Tinténiac et Robin-Raguenel, Guillaume de la Marche et Olivier Arrel; voyez le pennoncel [179] de Gui de Rochefort; il n'en est aucun qui n'ait lance, épée, poignard. Ils sont tous prêts à combattre comme braves gentilshommes, et ils feront encore nouveau deuil aux Anglais.»

La bataille fut terrible; jamais vous n'en entendrez raconter de pareille. Les Anglais se tenaient serrés; et chaque guerrier qui les attaque tombe mort ou blessé; ils se tiennent tous comme s'ils étaient liés en un faisceau [180]. Le preux et renommé Guillaume de Montauban s'est retiré du combat après avoir jugé leur position; il sent son cœur animé d'un grand courage, et jure par Jésus-Christ, qui souffrit sur la croix, que s'il était monté sur un bon cheval tel qu'il le désire, la bataille tournerait à la honte et à la confusion des Anglais. Lors il chausse de bons éperons, monte un cheval plein d'ardeur et prend une lance à fer carré. Le vaillant écuyer fait semblant de fuir. Beaumanoir, qui le regarde, lui crie: «Ami Guillaume, à quoi pensez-vous? Comment fuyez-vous comme un faux et mauvais écuyer? Il vous sera reproché à vous et à votre race.» Ces paroles font sourire Montauban, qui lui répond à haute voix: «Besognez, franc et vaillant chevalier, car de mon côté j'ai l'intention de bien besogner.» Lors il pique les flancs de son cheval avec une telle force, que le sang tout vermeil ruisselle sur la terre. Il pousse au travers des Anglais, en renverse sept du premier choc, et trois sous ses pieds au retour. A ce coup les Anglais furent rompus; tous perdirent courage, c'est certain. Chaque Breton fait à son gré son prisonnier et reçoit sa parole. Montauban s'écrie en les regardant: «Montjoie, barons! frappez! essayez-vous tous, francs et renommés chevaliers; et vous, Tinténiac, bon et preux chevalier, et Gui de Rochefort, et tous nos compagnons, que Dieu nous augmente ses bontés! Vengez-vous des Anglais comme vous le voudrez.»

La bataille fut grande et la mêlée complète. Le bon Tinténiac, parmi les combattants de Beaumanoir, eut la plus grande gloire, et nous entendrons toujours parler de lui pour cette action. Les Anglais ont perdu la force et la puissance. Les uns sont prisonniers sur parole, et les autres emmenés. Knolles et Caverlay sont en grand danger, ainsi que Thommelin Belifort, malgré son courroux. Et de là, sans tarder, tous leurs compagnons, par suite de l'entreprise du courageux et fier Bembrough: Jean Plesanton, Raoul le Guerrier, Helcoq, son frère, qu'il ne faut pas oublier, le vaillant Repefort et le fier de La Lande, sont conduits aussitôt au château de Josselin. Vous entendrez souvent parler de cette bataille, car on en connaît tous les détails, soit par récit, soit par écrit, soit par représentation en tapisserie, dans tous les royaumes que borne la mer. Maint noble chevalier s'en voudra récréer, et aussi mainte noble dame renommée par sa beauté, comme l'on fait des actions d'Arthur et du vaillant Charlemagne, de Guillaume au court nez, de Roland et d'Olivier; et dans trois cents ans encore on racontera l'histoire de la bataille des Trente, qui n'a pas sa pareille.

La bataille fut grande, n'en doutez pas. Les Anglais, qui voulurent par envie avoir sur les Bretons puissance et seigneurie, sont abattus, et tout leur orgueil a tourné en grande folie. Prions Dieu, né de Marie, pour tous les combattants, soit Bretons, soit Anglais. Prions Dieu qu'ils ne soient pas damnés au jour du jugement; que saint Michel et saint Gabriel les protégent dans ce grand jour, et disons pour tous amen, pour que Dieu leur accorde cette grâce.

La bataille de trente Anglais et de trente Bretons.

Ce petit poëme du quatorzième siècle a été publié en 1827 par le savant imprimeur M. Crapelet, d'après un manuscrit de la bibliothèque impériale. On ne connaît pas l'auteur du récit du combat des Trente. M. Crapelet a joint à son excellente édition une traduction que nous reproduisons ici.


LA BATAILLE DES TRENTE.

II.—Chant breton, traduit par M. de la Villemarqué.

I.

Le mois de mars, avec ses marteaux, vient frapper à nos portes; les bois sont courbés par la pluie tombant à torrents, et les toits craquent sous la grêle.

Mais ce ne sont pas les seuls marteaux de mars qui frappent à nos portes; ce n'est pas la grêle seulement qui fait craquer les toits.

Ce n'est pas seulement la grêle; ce n'est pas la pluie tombant à torrents qui frappe; pire que les vents et la pluie, ce sont les Anglais détestables.

II.

Seigneur saint Kado, notre patron, donnez-nous force et courage, afin qu'aujourd'hui nous vainquions les ennemis de la Bretagne.

Si nous revenons du combat, nous vous ferons don d'une ceinture et d'une cotte d'or, et d'une épée, et d'un manteau bleu comme le ciel.

Et tout le monde dira, en vous regardant: O seigneur saint Kado béni:

Au paradis comme sur terre, saint Kado n'a pas son pareil.

III.

Dis-moi, dis-moi, combien sont-ils, mon jeune écuyer?—Combien ils sont? Je vais vous le dire: un, deux, trois, quatre, cinq, six;

Combien ils sont; je vais vous le dire: combien ils sont, seigneur: cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze et quinze.

Quinze! et d'autres encore avec eux: un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze et quinze.

S'ils sont trente comme nous, en avant, amis! et courage! Droit aux chevaux avec les fauchards! Ils ne mangeront plus notre seigle en herbe!

Les coups tombaient aussi rapides que des marteaux sur des enclumes; aussi gonflé coulait le sang que le ruisseau après l'ondée;

Aussi délabrées étaient les armures que les haillons du mendiant; aussi sauvages étaient les cris des chevaliers dans la mêlée que la voix de la grande mer.

IV.

La tête de Blaireau [181] disait alors à Tinténiac, qui s'approchait: Tiens, un coup de ma bonne lance, Tinténiac, et dis-moi si c'est un roseau vide.

Ce qui sera vide dans un moment, c'est ton crâne, mon bel ami; plus d'un corbeau y grattera et becquetera sa cervelle.

Il n'avait pas fini de parler, qu'il lui avait donné un coup de maillet tel, qu'il écrasa, comme un limas, son casque et sa tête à la fois.

Keranrais, en voyant cela, se mit à rire à grince-cœur: s'ils restaient tous comme celui-ci, ils conquerraient le pays!

Combien y en a-t-il de morts, bon écuyer?—La poussière et le sang m'empêchent de rien distinguer.—Combien y en a-t-il de morts, jeune écuyer?—En voilà cinq, six, sept, bien morts.

V.

Depuis le petit point du jour, ils combattirent jusqu'à midi; depuis midi jusqu'à la nuit, ils combattirent les Anglais.

Et le seigneur Robert (de Beaumanoir) cria: J'ai soif, oh! j'ai grandsoif!—Lorsque Du Bois lui lança (comme un coup d'épée) ces mots: Si tu as soif, ami, bois ton sang!

Et Robert, quand il l'entendit, détourna la face de honte, et il tomba sur les Anglais, et il en tua cinq.

Dis-moi, dis-moi, mon écuyer, combien en reste-t-il encore? Seigneur, je vais vous le dire: un, deux, trois, quatre, cinq, six.

Ceux-ci auront la vie sauve, mais ils payeront cent sous d'or, cent sous d'or brillant chacun, pour les charges de ce pays-ci.

VI.

Il n'eût pas été l'ami des Bretons, celui qui n'eût point applaudi dans la ville de Josselin, en voyant revenir les nôtres, des fleurs de genêts à leurs casques;

Il n'eût pas été l'ami des Bretons, ni des saints de Bretagne non plus, celui qui n'eût pas béni saint Kado, patron des guerriers du pays;

Celui qui n'eût point admiré, qui n'eût point applaudi, qui n'eût point béni, et qui n'eût point chanté:

«Au paradis comme sur terre, saint Kado n'a pas son pareil! [182]»

COMBAT DES TRENTE.

III.—Récit de Froissart.

Comment messire Robert de Beaumanoir alla défier le capitaine de Ploermel, qui avoit nom Brandebourch, et comment il y eut une rude bataille de trente contre trente.

En celle propre saison avint en Bretagne un moult haut fait d'armes que on ne doit mie oublier; mais le doit-on mettre en avant pour tous bacheliers encourager et exemplier. Et afin que vous le puissiez mieux entendre, vous devez savoir que toudis étoient guerres en Bretagne entre les parties des deux dames, comment que messire Charles de Blois fut emprisonné; et se guerroyoient les parties des deux dames par garnisons qui se tenoient ens ès châteaux et ens ès fortes villes de l'une partie et de l'autre. Si avint un jour que messire Robert de Beaumanoir, vaillant chevalier durement et du plus grand lignage de Bretagne, et étoit châtelain d'un châtel qui s'appelle Châtel Josselin, et avoit avec lui grand foison de gens d'armes de son lignage et d'autres soudoyers, si s'en vint par devant la ville et le châtel de Plaremiel, dont capitaine étoit un homme qui s'appeloit Brandebourch [183]; et avoit avec lui grand foison de soudoyers allemands, anglois et bretons, et étoient de la partie la comtesse de Montfort. Et coururent le dit messire Robert et ses gens par devant les barrières, et eut volontiers vu que cils de dedans fussent issus hors; mais nul n'en issit.

Quand messire Robert vit ce, il approcha encore de plus près, et fit appeler le capitaine. Cil vint avant à la porte parler audit messire Robert, et sur asségurance d'une part et d'autre. «Brandebourch, dit messire Robert, a-t-il là dedans nul homme d'armes, vous ni autres, deux ou trois, qui voulussent jouter de fer de glaive contre autres trois, pour l'amour de leurs amies?» Brandebourch répondit, et dit: «Que leurs amis ne voudroient mie que ils se fissent tuer si méchamment que d'une seule joute; car c'est une aventure de fortune trop tôt passée, si en acquiert-on plutôt le nom d'outrage et de folie que renommée d'honneur ni de prix; mais je vous dirai que nous ferons, si il vous plaît. Vous prendrez vingt ou trente de vos compagnons de votre garnison, et j'en prendrai autant de la nôtre. Si allons en un bel champ, là où nul ne nous puisse empêcher ni destourber, et commandons, sur la hart, à nos compagnons d'une part et d'autre, et à tous ceux qui nous regarderont, que nul ne fasse à homme combattant confort ni aye; et là en droit nous éprouvons, et faisons tant que on en parle au temps avenir, en salles, en palais, en places et en autres lieux de par le monde, et en aient la fortune et l'honneur cils à qui Dieu l'aura destiné.»—«Par ma foi, dit messire Robert de Beaumanoir, je m'y accorde; et moult parlez ore vassamment. Or, soyez-vous trente, et nous serons nous trente aussi, et le créante ainsi par ma foi.»—Aussi le créanté-je, dit Brandebourch; car là acquerra plus d'honneur, qui bien s'y maintiendra, que à une joute.»

Ainsi fut cette besogne affermée et créantée; et journée accordée au mercredi après, qui devoit être le quart de jour de l'emprise. Le terme pendant, chacun élisit les siens trente, ainsi que bon lui sembla; et tous cils soixante se pourvurent d'armures, ainsi que pour eux, bien et à point.

Quand le jour fut venu, les trente compagnons Brandebourch ouïrent messe; puis se firent armer, et s'en allèrent en la place de terre là où la bataille devoit être, et descendirent tous à pied, et défendirent à tous ceux qui là étoient que nul ne s'entremît d'eux, pour chose ni pour meschef que il vit avoir à ses compagnons, et ainsi firent les compagnons à monseigneur Robert de Beaumanoir. Cils trente compagnons, que nous appellerons Anglois, à cette besogne attendirent longuement les autres que nous appellerons François. Quand les trente François furent venus, ils descendirent à pied et firent à leurs compagnons le commandement dessus dit. Aucuns dirent que cinq des leurs demeurèrent à cheval à l'entrée de la place et les vingt-cinq descendirent à pied, si comme les Anglois étoient. Et quand ils furent l'un devant l'autre, ils parlementèrent un peu ensemble tous soixante, puis se retrairent arrière, les uns d'une part et les autres d'autre, et firent tous leurs gens traire en sus de la place bien loin. Puis fit l'un d'eux un signe, et tantôt se coururent sus et se combattirent fortement tout en un tas, et rescouoient bellement l'un et l'autre quand ils véoient leurs compagnons à meschef.

Assez tôt après ce qu'ils furent assemblés, fut occis l'un des François, mais pour ce ne laissèrent mie les autres le combattre, ains se maintinrent moult vassamment d'une part et d'autre, aussi bien que si tous fussent Rolands et Oliviers. Je ne sais à dire à la vérité cils se tinrent le mieux et cils le firent le mieux; ni n'en ouïs oncques nul priser plus avant de l'autre; mais tant se combattirent longuement, que tous perdirent force et haleine et pouvoir entièrement. Si les convint arrêter et reposer; et se reposèrent par accord, les uns d'une part et les autres d'autre, et se donnèrent trêve jusques adonc qu'ils se seroient reposés, et que le premier qui se releveroit rappelleroit les autres. Adonc étoient morts quatre François et deux des Anglois. Ils se reposèrent longuement d'une part et d'autre, et tels y eut qui burent du vin que on leur apporta en bouteilles, et restreignirent leurs armures qui desroutes étoient, et fourbirent leurs plaies.

Quand ils furent ainsi rafraîchis, le premier qui se releva fit signe et rappela les autres. Si recommença la bataille si forte comme en devant, et dura moult longuement; et avoient courtes épées de Bordeaux, roides et aiguës, et épieux et dagues, et les aucuns haches; et s'en donnoient merveilleusement grands horions, et les aucuns se prenoient au bras à la lutte et se frappoient sans eux épargner. Vous pouvez bien croire qu'ils firent entre eux mainte belle appertise d'armes, gens pour gens, corps à corps, et mains à mains. On n'avoit point en devant, passé avoit cent ans, ouï recorder la chose pareille.

Ainsi se combattirent comme bons champions, et se tinrent cette seconde empainte moult vassalement, mais finablement les Anglois en eurent le pire. Car, ainsi que je ouïs recorder, l'un des François qui demeuré étoit à cheval les débrisoit et défouloit trop mésaisément, si que Brandebourch, leur capitaine, y fut tué, et huit de leurs compagnons, et les autres se rendirent prisonniers quand ils virent que leur défendre ne leur pouvoit aider, car ils ne pouvoient ni devoient fuir. Et le dit messire Robert et ses compagnons, qui étoient demeurés en vie, les prirent et les emmenèrent au châtel Josselin comme leurs prisonniers; et les rançonnèrent depuis courtoisement, quand ils furent tous resanés, car il n'en y avoit nul qui ne fust fort blessé, et autant bien des François comme des Anglois. Et depuis je vis seoir à la table du roi Charles de France un chevalier breton qui été y avoit, messire Yvain Charuel; mais il avoit le viaire si détaillé et découpé qu'il montroit bien que la besogne fut bien combattue; et aussi y fut messire Enguerrant d'Eudin, un bon chevalier de Picardie, qui montroit bien qu'il y avoit été, et un autre bon écuyer qui s'appeloit Hues de Raincevaus [184].

Chroniques de Froissart.

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