L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 4/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
The Project Gutenberg eBook of L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 4/4)
Title: L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 4/4)
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L'HISTOIRE
DE FRANCE
RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS.
L'HISTOIRE
DE FRANCE
RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS.
EXTRAITS
DES CHRONIQUES, DES MÉMOIRES ET DES DOCUMENTS
ORIGINAUX,
AVEC DES SOMMAIRES ET DES RÉSUMÉS CHRONOLOGIQUES,
PAR
L. DUSSIEUX,
PROFESSEUR D'HISTOIRE A L'ÉCOLE DE SAINT-CYR.
TOME QUATRIÈME.
PARIS,
FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET Cie, LIBRAIRES,
IMPRIMEURS DE L'INSTITUT, RUE JACOB, 56.
1861.
Tous droits réservés.
TYPOGRAPHIE DE H. FIRMIN DIDOT.—MESNIL (EURE).
RÉSUMÉ CHRONOLOGIQUE
DES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS DE LA PÉRIODE D'HISTOIRE
DE FRANCE CONTENUE DANS CE QUATRIÈME VOLUME.
1364-1415.
LISTE CHRONOLOGIQUE
DES ROIS DE FRANCE ET D'ANGLETERRE QUI ONT RÉGNÉ
PENDANT CETTE PÉRIODE.
| ROIS DE FRANCE. Suite de la maison de Valois. |
|
|---|---|
| Charles V | 1364-1380. |
| Charles VI | 1380-1422. |
| ROIS D'ANGLETERRE. Suite des Plantagenet. |
|
| Édouard III | 1327-1377. |
| Richard II | 1377-1399. |
| Henri IV | 1399-1413. |
| Henri V | 1413-1422. |
L'HISTOIRE
DE FRANCE
RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS.
BATAILLE DE COCHEREL.
16 mai 1364.
Charles II, roi de Navarre et comte d'Évreux, surnommé le Mauvais, était fils de Philippe d'Évreux, de la maison royale, qui devint roi de Navarre par son mariage avec Jeanne, fille de Louis X le Hutin. Malgré la loi salique, Charles le Mauvais croyait tenir de sa mère des droits à la couronne, et il fut à ce titre le rival du roi Jean, l'allié des Anglais et le fauteur de tous les désordres de ce temps. Pendant la captivité du roi Jean, il soutint Étienne Marcel, aspira ouvertement au trône et fit la guerre au Régent, en ravageant, avec ses bandes d'aventuriers, tout le nord du royaume. Quand Charles V monta sur le trône, il résolut de se débarrasser de cet adversaire, qui n'était plus qu'un chef de bandits, et de délivrer la France de ses dévastations. Il envoya contre lui Duguesclin qui vainquit à Cocherel, à deux lieues d'Évreux, le captal de Buch, un des principaux chefs des bandes du Navarrais. Cette victoire amena la paix, en 1365, entre Charles V et Charles le Mauvais, qui mourut en 1387.
Comment le captal de Buch se partit d'Évreux à belle compagnie de gens d'armes pour combattre messire Bertran et les François, et en intention de destourber le couronnement du roi Charles.
Quand messire Jean de Grailly, dit et nommé captal de Buch, eut fait son amas et son assemblée, en la cité d'Évreux, d'archers et de brigands, il ordonna ses besognes; et laissa en la dite ville et cité capitaine un chevalier qui s'appeloit Liger d'Orgésy, et envoya à Conches messire Guy de Gauville pour faire frontière sur le pays; et puis se partit d'Évreux à tous ses gens d'armes et ses archers; car il entendit que les François chevauchoient, mais il ne savoit quelle part. Si se mit aux champs, en grand désir d'eux trouver. Si nombra ses gens, et se trouva sept cents lances, trois cents archers, et bien cinq cents autres hommes aidables.
Là étoient de lès lui plusieurs bons chevaliers et écuyers, et par espécial un banneret du royaume de Navarre, qui s'appeloit le sire de Saux. Et le plus grand après et le plus appert, et qui tenoit la plus grand route de gens d'armes et d'archers, c'étoit un chevalier d'Angleterre qui s'appeloit Jean Juiel. Si y étoient messire Pierre de Saquenville, messire Bertran du Franc, le bascle de Mareuil, messire Guillaume de Gauville, et plusieurs autres, tous en grand volonté de rencontrer monseigneur Bertran et ses gens, et d'eux combattre. Si tiroient à venir devers Pacy et le Pont-de-l'Arche; car bien pensoient que les François passeroient la rivière de Seine; voire si ils ne l'avoient jà passée. Or avint que droitement le mercredi de la Pentecôte [1], si comme le captal et sa route chevauchoient au dehors d'un bois, ils en contrèrent d'aventure un héraut qui s'appeloit le roi Faucon, et étoit cil au matin parti de l'ost des François. Si très le tôt que le captal le vit, bien le reconnut; car il étoit héraut au roi d'Angleterre; et lui demanda dont il venoit, et si il avoit nulles nouvelles des François. «En nom Dieu, monseigneur, dit-il, oil: je me partis hui matin d'eux et de leur route: et vous quèrent aussi et ont grand désir de vous trouver.»—«Et quel part sont-ils? dit le captal, sont-ils deçà le Pont-de-l'Arche ou delà?»—«En nom Dieu, dit Faucon, sire, ils ont passé le Pont-de-l'Arche et Vernon, et sont maintenant, je crois, assez près de Pacy.»—«Et quels gens sont-ils, dit le captal, et quels capitaines ont-ils? Dis-le-moi, je t'en prie, doux Faucon.»—«En nom Dieu, sire, ils sont bien mille et cinq cents combattans, et toutes bonnes gens d'armes. Si y sont messire Bertran du Guesclin, qui a la plus grand route de Bretons, le comte de Aucerre, le vicomte de Beaumont, messire Louis de Châlons, le sire de Beaujeu, monseigneur le maître des arbalétriers, messire l'Archiprêtre [2], messire Oudart de Renti; et si y sont de Gascogne, votre pays, les gens le seigneur de Labreth, messire Petiton de Curton et messire Perducas de Labreth; et si y est messire Aymon de Pommiers et messire le soudich de l'Estrade.» Quand le captal ouït nommer les Gascons, si fut durement émerveillé, et rougit tout de félonnie, et répliqua sa parole en disant: «Faucon, Faucon, est-ce à bonne vérité que tu dis que ces chevaliers de Gascogne que tu nommes sont là, et les gens le seigneur de Labreth?»—«Sire, dit le héraut, par ma foi, oil.»—«Et où est le sire de Labreth, dit le captal?»—«En nom Dieu, sire, répondit Faucon, il est à Paris de-lès le régent le duc de Normandie, qui s'appareille fort pour aller à Reims; car on dit partout communément que dimanche qui vient il se fera sacrer et couronner.» Adonc mit le captal sa main à sa tête, et dit, ainsi que par mautalent: «Par le cap Saint-Antoine! Gascons contre Gascons s'éprouveront.»
Adonc parla le roi Faucon pour Pierre, un héraut que l'Archiprêtre envoyoit là, et dit au captal: «Monseigneur, assez près de ci m'attend un héraut que l'Archiprêtre envoie devers vous, lequel Archiprêtre, à ce que je entends par le héraut, parleroit volontiers à vous.» Donc répondit le captal, et dit à Faucon: «Faucon, dites à ce héraut françois qu'il n'a que faire plus avant, et qu'il dise à l'Archiprêtre que je ne vueil nul parlement à lui.» Adonc s'avança messire Jean Juiel, et dit: «Sire, pourquoi?»—«Espoir est-ce pour notre profit.» Donc dit le captal: «Jean, Jean, non est; mais est l'Archiprêtre si baretierre, que, s'il venoit jusques à nous en nous contant jangles et bourdes, il aviseroit et imagineroit notre force et nos gens: si nous pourroit tourner à grand dommage et à grand contraire: si n'ai cure de ses grands parlements.» Adonc retourna le roi Faucon devers Pierre, son compagnon, qui l'attendoit au coron d'une haye, et excusa monseigneur le captal bien et sagement, tant que le héraut françois en fut tout content; et rapporta arrière à l'Archiprêtre tout ce que Faucon lui avoit dit.
Comment les Navarrois et les François sçurent nouvelles les uns des autres; et comment le captal ordonna ses batailles.
Ainsi eurent les Navarrois et les François connoissance les uns des autres, par le rapport des deux hérauts. Si se conseillèrent et avisèrent sur ce, et s'adressèrent ainsi que pour trouver l'un l'autre. Quand le captal eut ouï dire à Faucon quel nombre de gens d'armes les François étoient, et qu'ils étoient bien quinze cents, il envoya tantôt certains messages en la cité d'Évreux devers le capitaine, en lui signifiant que il fist vider et partir toutes manières de jeunes compagnons armés dont on se pouvoit aider, et traire devers Coucherel; car il pensoit bien que là en cel endroit trouveroit-il les François; et sans faute, quelque part qu'il les trouvât, il les combattroit. Quand ces nouvelles vinrent en la cité d'Évreux à monseigneur Léger d'Orgésy, il les fit crier et publier, et commanda étroitement que tous ceux qui à cheval étoient, incontinent se traissent devers le captal. Si en partirent derechef plus de six vingts compagnons jeunes, de la nation de la ville.
Ce mercredi, se logea à heure de nonne le captal sur une montagne, et ses gens tout environ; et les François qui les désiroient à trouver chevauchèrent avant, et tant qu'ils vinrent sur la rivière que on appelle au pays Yton, et court autour devers Évreux, et naît de bien près de Conches; et se logèrent tout aisément, ce mercredi, à heure de relevée, en deux beaux prés tout au long de celle rivière. Le jeudi matin se délogèrent les Navarrois, et envoyèrent leurs coureurs devant pour savoir si ils orroient nulles nouvelles des François; et les François envoyèrent aussi les leurs pour savoir si ils orroient nulles telles nouvelles des Navarrois. Si en rapportèrent chacun à sa partie, en moins d'espace que de deux lieues, certaines nouvelles; et chevauchoient les Navarrois, ainsi que Faucon les menoit, droit à l'adresse le chemin qu'il étoit venu. Si vinrent environ une heure de prime sur les plaines de Coucherel, et virent les François devant eux qui déjà ordonnoient leurs batailles, et y avoit grand foison de bannières et de pennons, et étoient par semblant plus tant et demi qu'ils n'étoient. Si s'arrêtèrent lesdits Navarrois tous cois au dehors d'un petit bois qui là sied; et puis se trairent avant les capitaines, et se mirent en ordonnance.
Premièrement, ils firent trois batailles bien et faiticement tous à pied, et envoyèrent leurs chevaux, leurs malles et leurs garçons en ce petit bois qui étoit de lès eux; et établirent monseigneur Jean Juiel en la première bataille, et lui ordonnèrent tous les Anglois, hommes d'armes et archers. La seconde eut le captal de Buch, et pouvaient bien être en sa bataille quatre cents combattants, que uns que autres. Si étoient de-lès le captal de Buch le sire de Seaux en Navarre, un jeune chevalier, et sa bannière, et messire Guillaume de Gauville, et messire Pierre de Saquenville. La tierce eurent trois autres chevaliers, messire le bascle de Mareuil, messire Bertran du Franc et messire Sanse Lopin; et étoient aussi environ quatre cents armures de fer. Quand ils eurent ordonné leurs batailles, ils ne s'éloignèrent point trop l'un de l'autre, et prirent l'avantage d'une montagne qui étoit à la droite main entre eux et le bois, et se rangèrent tous de front sur celle montagne par-devant leurs ennemis; et mirent encore, par grand avis, le pennon du captal en un fort buisson épineux, et ordonnèrent là entour soixante armures de fer pour le garder et défendre. Et le firent par manière d'étendard eux rallier, si par force d'armes ils étoient épars; et ordonnèrent encore que point ne se devoient partir, ni descendre de la montagne, pour chose qui avenist; mais si on les vouloit combattre, on les allât là querir.
Comment messire Bertran du Guesclin et les seigneurs de France ordonnèrent leurs batailles.
Tout ainsi ordonnés et rangés se tenoient Navarrois et Anglois d'un côté sur la montagne que je vous dis. Pendant ce, ordonnoient les François leurs batailles, et en firent trois et une arrière-garde.
La première bataille eut messire Bertran du Guesclin atout les Bretons, dont je vous en nommerai aucuns chevaliers et écuyers: premièrement monseigneur Olivier de Mauny et monseigneur Hervé de Mauny, monseigneur Éon de Mauny, frères et neveux du dit monseigneur Bertran, monseigneur Geoffroy Feiron, monseigneur Alain de Saint-Pol, monseigneur Robin de Guite, monseigneur Eustache et monseigneur Alain de la Houssoye, monseigneur Robert de Saint Père, monseigneur Jean le Boier, monseigneur Guillaume Bodin, Olivier de Quoiquen, Lucas de Maillechat, Geoffroy de Quedillac, Geoffroy Palen, Guillaume du Hallay, Jean de Pairigny, Sevestre Budes, Berthelot d'Angoullevent, Olivier Feiron, Jean Feiron, son frère, et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers que je ne puis mie tous nommer; et fut ordonné pour assembler à la bataille du captal.
La seconde, le comte d'Aucerre; et si étoient avecques lui gouverneurs de celle bataille le vicomte de Beaumont et messire Baudouin d'Ennequins, maître des arbalêtriers; et eurent avec eux les François, les Normands et les Picards, monseigneur Oudart de Renty, monseigneur Enguerran d'Eudin, monseigneur Louis de Haveskerques, et plusieurs autres barons chevaliers et écuyers.
La tierce eut l'Archiprêtre et les Bourguignons; avec lui monseigneur Louis de Châlons, le seigneur de Beaujeu, monseigneur Jean de Vienne, monseigneur Guy de Trelay, messire Hugues Vienne, et plusieurs autres; et devoit assembler cette bataille au bascle de Mareuil et à sa route.
Et l'autre bataille, qui étoit pour arrière-garde, étoit toute pure de Gascons, desquels messire Aymon de Pommiers, monseigneur le soudich de l'Estrade, messire Perducas de Labreth et monseigneur Petiton de Curton furent souverains et meneurs. Or, eurent là ces chevaliers gascons un grand advis: ils imaginèrent tantôt l'ordonnance du captal, et comment ceux de son côté avoient mis et assis son pennon sur un buisson, et le gardoient aucuns des leurs, car ils en vouloient faire étendard. Si dirent ainsi: «Il est de nécessité que quand nos batailles seront assemblées, nous nous trayons de fait et adressons de grand volonté droit au pennon du captal, et nous mettrons en peine du conquerre: si nous les pouvons avoir, nos ennemis en perdront moult de leur force, et seront en péril d'être déconfits.» Encore avisèrent cesdits Gascons une autre ordonnance qui leur fut moult profitable, et qui leur parfit leur journée.
Comment les Gascons s'avisèrent d'un bon avis par quelle manière le captal seroit pris et emporté de la bataille.
Assez tôt après que les François eurent ordonné leurs batailles, les chefs des seigneurs se mirent ensemble et se conseillèrent un grand temps comment ils se maintiendroient; car ils véoient leurs ennemis grandement sur leur avantage. Là dirent les Gascons dessus nommés une parole qui fut volontiers ouïe: «Seigneurs, bien savons que au captal a un aussi preux chevalier et conforté de ses besognes que on trouveroit aujourd'hui en toutes terres; et tant comme il sera sur la place et pourra entendre à combattre, il nous portera trop grand dommage: si ordonnons que nous mettions à cheval trente des nôtres, tous des plus apperts et plus hardis par avis, et ces trente n'entendront à autre chose fors à eux adresser vers le captal; et pendant que nous entendrons à conquerre son pennon, ils se mettront en peine, par la force de leurs coursiers et de leurs bras, à dérompre la presse et de venir jusques au captal; et de fait ils prendront ledit captal, et trousseront, et l'emporteront entre eux, et mèneront à sauveté quelque part, et jà n'y attendront fin de bataille. Nous disons aussi que si il peut être pris ni retenu par telle voie, la journée sera nôtre, tant fort seront ébahis les gens de sa prise.» Les chevaliers de France et de Bretagne qui là étoient accordèrent ce conseil légèrement, et dirent que c'étoit un bon avis, et que ainsi seroit fait. Si trièrent et élurent tantôt entre eux et leurs batailles trente hommes d'armes des plus hardis et plus entreprenans par avis qui fussent en leurs routes; et furent montés ces trente, chacun sur bons coursiers, les plus légers et plus roides qui fussent en la place, et se trairent d'un lès sur les champs, avisés et informés quel chose ils devoient faire; et les autres demeurèrent tous à pied sur les champs en leur ordonnance, ainsi qu'ils devoient être.
Comment les seigneurs de France eurent conseil à savoir quel cri ils crieroient, et qui seroit leur chef; et comment messire Bertran fut élu à être chef de la bataille.
Quand ceux de France eurent tout ordonné à leur avis leurs batailles, et que chacun savoit quel chose il devoit faire, ils regardèrent entre eux, et pourparlèrent longuement quel cri pour la journée ils crieroient, et à laquelle bannière ou pennon ils se retrairoient. Si y furent grand temps sur un état que de crier: Notre-Dame, Aucerre! et de faire pour ce jour leur souverain le comte d'Aucerre. Mais ledit comte ne s'y voult oncques accorder, ainçois se excusa moult doucement, en disant: «Seigneurs, grands mercis de l'honneur que vous me portez et voulez faire; mais tant comme à présent je ne veuil pas cette, car je suis encore trop jeune pour encharger si grand faix et telle honneur, et c'est la première journée arrêtée où je fusse oncques; pourquoi vous prendrez un autre que moi. Ci sont plusieurs bons chevaliers, monseigneur Bertran, monseigneur l'Archiprêtre, monseigneur le maître des arbalêtriers, monseigneur Louis de Châlons, monseigneur Aymon de Pommiers, monseigneur Oudart de Renty, qui ont été en plusieurs grosses besognes et journées arrêtées, et savent mieux comment tels choses se doivent gouverner que je ne fais; si m'en déportez, et je vous en prie.» Adonc regardèrent les chevaliers qui là étoient l'un l'autre, et lui dirent: «Comte d'Aucerre, vous êtes le plus grand de mise, de terre et de lignage qui soit ci; si pouvez bien par droit être chef.»—«Certes, seigneurs, vous dites votre courtoisie, je serai aujourd'hui votre compain, et vivrai et mourrai et attendrai l'aventure de-lès vous; mais de souveraineté n'y veuil-je point avoir.» Adonc regardèrent-ils l'un l'autre lequel donc ils ordonneroient. Si y fut avisé et regardé pour le meilleur chevalier de la place, et qui plus s'étoit combattu de la main, et qui mieux savoit aussi comment tels choses se doivent maintenir, messire Bertran du Guesclin. Si fut ordonné de commun accord que on crieroit: Notre-Dame, Guesclin! et que on s'ordonneroit celle journée du tout par ledit messire Bertran.
Toutes choses faites et établies, et chacun sire dessous sa bannière ou son pennon, ils regardoient leurs ennemis qui étoient sur le tertre et point ne partoient de leur fort, car ils ne l'avoient mie en conseil ni en volonté; dont moult ennuyoit aux François, pourtant que ils les véoient grandement en leur avantage, et aussi que le soleil commençoit haut à monter, qui leur étoit un grand contraire, car il faisoit malement chaud. Si le ressoignoient tous les plus sûrs; car encore n'avoient-ils troussé ni porté vin ni vitaille avecques eux, qui rien leur vaulsist, fors aucuns seigneurs qui avoient petits flacons pleins de vin, qui tantôt furent vidés. Et point ne s'en étoient pourvus ni avisés du matin, pour ce qu'ils se cuidoient tantôt combattre que ils seroient là venus. Et non firent, ainsi qu'il apparut; mais les détrièrent les Anglois et les Navarrois, par soutiveté, ce qu'ils purent; et fut plus de remontée ainçois qu'ils se missent ensemble pour combattre. Quand les seigneurs de France en virent le convine, ils se remirent ensemble par manière de conseil, à savoir comment ils se maintiendroient, et si on les iroit combattre ou non. A ce conseil n'étoient-ils mie bien d'accord; car les aucuns vouloient que on les allât requerir et combattre, comment qu'il fût, et que c'étoit grand blâme pour eux quand tant y mettoient: là débattoient les aucuns mieux avisés ce conseil, et disoient que si on les alloit combattre au parti où ils étoient, et ainsi arrêtés sur leur avantage, on se mettroit en très-grand péril; car des cinq ils auroient les trois. Finablement ils ne pouvoient être d'accord de eux aller combattre. Bien véoient et considéroient les Navarrois la manière d'eux, et disoient: «Véez-les ci, ils viendront tantôt à nous pour nous combattre, et en sont en grand volonté.»
Là avoit aucuns chevaliers et écuyers normands prisonniers, entre les Anglois et Navarrois, qui étoient recrus selon leur foi; et les laissoient paisiblement leurs maîtres aller et chevaucher, pourtant qu'ils ne se pouvoient armer devers les François. Si disoient ces prisonniers aux seigneurs de France: «Seigneurs, avisez-vous; car si la journée d'huy se départ sans bataille, vos ennemis seront demain trop grandement reconfortés; car on dit entre eux que messire Louis de Navarre y doit venir avec bien trois cents lances.» Si que ces paroles inclinèrent grandement les chevaliers et les écuyers de France à combattre, comment qu'il fût, les Navarrois, et en furent tous appareillés et ahatis par trois ou quatre fois. Mais toujours vainquoient les plus sages, et disoient: «Seigneurs, attendons encore un petit, et véons comment ils se maintiendront; car ils sont bien si grands et si présompcieux que ils nous désirent autant à combattre que nous faisons eux.» Là en y avoit plusieurs durement foulés et mal menés pour la grand chaleur que il faisoit; car il étoit sur l'heure de nonne: si avoient jeuné toute la matinée, et étoient armés, et férus du soleil parmi leurs armures qui étoient échauffées. Si disoient bien lesdits François: «Si nous allons combattre ni lasser contre cette montagne, au parti où nous sommes, nous serons perdus d'avantage; mais retrayons-nous mais-huy en nos logis, et demain aurons autre conseil.» Ainsi étoient-ils en diverses opinions.
Comment par le conseil de messire Bertran, les François firent semblant de fuir; et comment l'Archiprêtre se partit de la bataille.
Quand les chevaliers de France, qui ces gens, sur leur honneur, avoient à conduire et à gouverner, virent que les Navarrois et Anglois d'une sorte ne partiroient point de leur fort, et que il étoit jà haute nonne, et si oyoient les paroles que les prisonniers françois qui venoient de l'ost des Navarrois leur disoient, et si véoient la greigneur partie de leurs gens durement foulés et travaillés pour le chaud, si leur tournoit à grand déplaisance; si se remirent ensemble et eurent autre conseil, par l'avis de messire Bertran du Guesclin, qui étoit leur chef et à qui ils obéissoient. «Seigneurs, dit-il, nous véons que nos ennemis nous détrient à combattre: et si en ont grand volonté, si comme je pense; mais point ne descendront de leur fort, si ce n'est par un parti que je vous dirai. Nous ferons semblant de nous retraire et de non combattre mais-hui; aussi sont nos gens durement foulés et travaillés par le chaud; et ferons tous nos varlets, nos harnois et nos chevaux passer tout bellement et ordonnément outre ce pont, et retraire à nos logis; et toujours nous tiendrons sur aile et entre nos batailles en aguet, pour voir comment ils se maintiendront: si ils nous désirent à combattre, ils descendront de leur montagne et nous viendront requerre tout au plein. Tantôt que nous verrons leur convine, si ils le font ainsi, nous serons tous appareillés de retourner sur eux; et ainsi les aurons-nous mieux à notre aise.» Ce conseil fut arrêté de tous, et le retinrent pour le meilleur entr'eux. Adonc se retraist chacun sire entre ses gens et dessous sa bannière ou pennon, ainsi comme il devoit être; et puis sonnèrent leurs trompettes et firent grand semblant d'eux retraire, et commandèrent tous chevaliers et écuyers et gens d'armes, leurs varlets et garçons, à passer le pont et mettre outre la rivière leurs harnois. Si en passèrent plusieurs en cet état, et presque ainsi que tous, et puis aucunes gens d'armes faintement. Quand messire Jean Juiel, qui étoit appert chevalier et vigoureux durement, et qui avoit grand désir les François combattre, aperçut la manière comment ils se retrayoient, si dit au captal: «Sire, sire, descendons appertement; ne véez-vous pas comment les François s'enfuient!» Donc répondit le captal, et dit: Messire Jean, messire Jean, ne croyez jà que si vaillants hommes qu'ils sont s'enfuient ainsi; ils ne le font fors que par malice et pour nous attraire.» Adonc s'avança messire Jean Juiel, qui moult en grand désir étoit de combattre, et dit à ceux de sa route, et en écriant Saint-Georges! «Passez avant! qui m'aime si me suive! je m'en vais combattre.» Donc se hâta, son glaive en son poing, par-devant toutes les batailles, et jà étoit avalé jus de la montagne, et une partie de ses gens, ainçois que le captal se partît. Quand le captal vit que c'étoit acertes, et que Jean Juiel s'en alloit combattre sans lui, si le tint à grand présomption, et dit à ceux qui de-lès lui étoient: «Allons, descendons la montagne appertement; messire Jean Juiel ne se combattra point sans moi.» Donc s'avancèrent toutes les gens du captal, et il premièrement, son glaive en son poing. Quand les François, qui étoient en aguet le virent venu et descendu au plain, si furent tous réjouis, et dirent entr'eux: «Véez-ci ce que nous demandions huy tout le jour.» Adonc retournèrent-ils tous à un faix, en grand volonté de recueillir leurs ennemis, et écrièrent d'une voix: Notre-Dame, Guesclin! Si s'adressèrent leurs bannières devers les Navarrois, et commencèrent les batailles à assaillir de toutes parts, et tous à pied. Et véez-ci venir monseigneur Jean Juiel tout devant, le glaive au poing, qui courageusement vint assembler à la bataille des Bretons, desquels messire Bertran étoit chef; et là fit maintes grands appertises d'armes; car il fut hardi chevalier durement.
Donc s'espardirent ces batailles, ces chevaliers et ces écuyers, sur ces plains; et commencèrent à lancer, à férir et à frapper de toutes armures, ainsi que ils les avoient à main, et à entrer l'un en l'autre par vasselage, et eux combattre de grand volonté. Là crioient les Anglois et les Navarrois d'un lès: Saint Georges, Navarre! et les François: Notre-Dame, Guesclin! Là furent moult bons chevaliers du côté des François, premièrement messire Bertran du Guesclin, le jeune comte d'Aucerre, le vicomte de Beaumont, messire Baudouin d'Ennequins, messire Louis de Châlons, le jeune sire de Beaujeu, messire Anthoine qui là leva bannière, messire Louis de Haveskerques, messire Oudard de Renty, messire Enguerran d'Eudin; et d'autre part, les Gascons qui avoient leur bataille et qui se combattoient tout à part eux; premièrement, messire Aymon de Pommiers, messire Perducas de Labreth, monseigneur le soudich de l'Estrade, messire de Curton et plusieurs autres tous d'une sorte, et s'adressèrent ces Gascons à la bataille du captal et des Gascons: aussi ils avoient grand volonté d'eux trouver. Là eut grand hutin et dur poignis, et fait maintes grands appertises d'armes. Et pour ce que en armes on ne doit point mentir à son pouvoir, on me pourroit demander que l'Archiprêtre qui là étoit, un grand capitaine, étoit devenu, pour ce que je n'en fais nulle mention. Je vous en dirai la vérité. Si très-tôt que l'Archiprêtre vit l'assemblement de la bataille, et que on se combattroit, il se bouta hors des routes: mais il dit à ses gens et à celui qui portoit sa bannière: «Je vous ordonne et commande, sur quant que vous vous pouvez mesfaire envers moi, que vous demeurez et attendez fin de journée; je me pars sans retourner, car je ne me puis huy combattre ni être armé contre aucun des chevaliers qui sont par delà; et si on vous demande de moi, si en répondez ainsi à ceux qui en parleront.» Adonc se partit-il et un sien écuyer tant seulement, et repassa la rivière et laissa les autres convenir. Oncques François ni Bretons ne s'en donnèrent garde, pourtant que ils véoient ses gens et sa bannière jusques en la fin de la besogne, et le cuidoient de-lès eux avoir. Or vous parlerai de la bataille, comment elle fut persévérée, et des grands appertises d'armes qui y furent faites celle journée.
Comment le captal fut ravi et emporté de la bataille, voyant toutes ses gens, dont fortement furent courroucés.
Du commencement de la bataille, quand messire Jean Juiel fut descendu, et toutes gens le suivoient du plus près qu'ils pouvoient, et mêmement le captal et sa route, ils cuidèrent avoir la journée pour eux; mais il en fut tout autrement. Quand ils virent que les François étoient retournés par bonne ordonnance, ils connurent tantôt que ils s'étoient forfaits: néanmoins, comme gens de grand emprise, ils ne s'ébahirent de rien, mais eurent bonne intention de tout recouvrer par bien combattre. Si reculèrent un petit et se remirent ensemble; et puis s'ouvrirent, et firent voie à leurs archers qui étoient derrière eux, pour traire. Quand les archers furent devant, si se élargirent et commencèrent à traire de grand manière; mais les François étoient si fort armés et pavoisés contre le trait, que oncques ils n'en furent grevés, si petit non, ni pour ce ne se laissèrent-ils point à combattre; mais entrèrent dedans les Navarrois et Anglois tous à pied, et iceux entre eux de grand volonté. Là eut grand boutis des uns et des autres; et tolloient l'un l'autre, par force de bras et de lutter, leurs lances et leurs haches, et les armures dont ils se combattoient; et se prenoient et fiançoient prisonniers l'un l'autre; et se approchoient de si près que ils se combattoient main à main si vaillamment que nul ne pourroit mieux. Si pouvoit bien croire que en telle presse et en tel péril il y avoit des morts et des renversés grand foison; car nul ne s'épargnoit d'un côté ni d'autre. Et vous dis que les François n'avoient que faire de dormir ni de reposer sur leur bride, car ils avoient gens de grand fait et de hardie entreprise à la main: si convenoit chacun acquitter loyaument à son pouvoir, et défendre son corps, et garder son pas, et prendre son avantage quand il venoit à point; autrement ils eussent été tous déconfits. Si vous dis pour vérité que les Picards et les Gascons y furent là très-bonnes gens, et y firent plusieurs belles appertises d'armes.
Or vous veuil-je compter des trente qui étoient élus pour eux adresser au captal, et trop bien montés sur fleur de coursiers. Ceux qui n'entendoient à autre chose que à leur emprise, si comme chargés étoient, s'en vinrent tout serrés là où le captal étoit, qui se combattoit moult vaillamment d'une hache, et donnoit les coups si grands que nul n'osoit l'approcher; et rompirent la presse, parmi l'aide des Gascons qui leur firent voie. Ces trente, qui étoient trop bien montés, ainsi que vous savez, et qui savoient quel chose ils devoient faire, ne vouldrent mie ressoigner la peine et le péril; mais vinrent jusques au captal et l'environnèrent, et s'arrêtèrent du tout sur lui, et le prirent et embrassèrent de fait entre eux par force, et puis vidèrent la place, et l'emportèrent en cel état. Et en ce lieu eut adonc grand débat et grand abattis et dur hutin; et se commencèrent toutes les batailles à converser celle part, car les gens du captal, qui sembloient bien forcenés, crioient: «Rescousse au captal! rescousse!» Néanmoins, ce ne leur put rien valoir ni aider; le captal en fut porté et ravi en la manière que je vous dis, et mis à sauveté. De quoi, à l'heure que ce avint, on ne savoit encore lesquels en auroient le meilleur.
Comment le pennon du captal fut conquis; et comment les Navarrois et les Anglois furent tous morts ou pris.
En ce touillis et en ce grand hutin et froissis, et que Navarrois et Anglois entendoient à suir la trace du captal qu'ils en véoient mener et porter devant eux, dont il sembloit qu'ils fussent tous forcenés, messire Aymon de Pommiers, messire Petiton de Courton, monseigneur le soudich de l'Estrade et les gens le seigneur de Labreth d'une sorte, entendirent de grand volonté à eux adresser au pennon du captal qui étoit en un buisson, et dont les Navarrois faisoient leur étendard. Là eut grand hutin et forte bataille, car il étoit bien gardé et de bonnes gens; et par espécial, messire le bascle de Marueil et Messire Geoffroy de Roussillon y étoient. Là eut faites maintes appertises d'armes, maintes prises et maintes rescousses, et maints hommes blessés et navrés, et renversés par terre. Toutefois les Navarrois qui là étoient de lès le buisson et le pennon du captal furent ouverts et reculés par force d'armes, et mort le bascle de Marueil et plusieurs autres, et pris messire Geoffroy de Roussillon et fiancé prisonnier de monseigneur Aymon de Pommiers, et tous les autres qui là étoient ou morts ou pris, ou reculés si avant qu'il n'en étoit nulles nouvelles entour le buisson quand le pennon du captal fut pris, conquis et desciré et rué par terre. Pendant que les Gascons entendoient à ce faire, les Picards, les François, les Bretons, les Normands et les Bourguignons se combattoient d'autre part moult vaillamment; et bien leur étoit besoin, car les Navarrois les avoient reculés; et étoit demeuré mort entre eux le vicomte de Beaumont, dont ce fut dommage, car il étoit à ce jour jeune chevalier et bien taillé de valoir encore grand chose. Si l'avoient ses gens à grand meschef porté hors de la presse arrière de la bataille, et là le gardoient. Je vous dis, si comme j'ai ouï recorder à ceux qui y furent d'un côté et d'autre, que on n'avoit point vu la pareille bataille d'autelle quantité de gens être aussi bien combattue comme celle fut; car ils étoient tous à pied et main à main. Si s'entrelaçoient l'un dedans l'autre; et s'éprouvoient au bien combattre de tels armures qu'ils pouvoient, et par espécial de ces haches donnoient-ils si grands horions que tous s'étonnoient.
Là furent navrés et durement blessés messire Petiton de Courton et monseigneur le soudich de l'Estrade, et tellement que depuis pour la journée ne se purent aider. Messire Jean Juiel, par qui la bataille commença, et qui premier moult vaillamment avoit assailli et envahi les François, y fit ce jour maintes grands appertises d'armes, et ne daigna oncques reculer, et se combattit si vaillamment et si avant qu'il fut durement blessé en plusieurs lieux au corps et au chef, et fut pris et fiancé prisonnier d'un écuyer de Bretagne dessous monseigneur Bertran du Guesclin: adonc fut-il porté hors de la presse. Le sire de Beaujeu, messire Louis de Châlons, les gens de l'Archiprêtre, avec grand foison de bons chevaliers et écuyers de Bourgogne, se combattoient vaillamment d'autre part; car une route de Navarrois et les gens monseigneur Jean Juiel leur étoient au devant. Et vous dis que les François n'avoient point d'avantage, car ils trouvoient bien dures gens d'armes merveilleusement contre eux. Messire Bertran et ses Bretons se acquittèrent loyalement et bien se tinrent toujours ensemble, en aidant l'un l'autre. Et ce qui déconfit les Navarrois et Anglois, ce fut la prise du captal, qui fut pris dès le commencement, et le conquêt de son pennon, où ses gens ne se purent rallier. Les François obtinrent la place, mais il leur coûta grandement de leurs gens; et y furent morts le vicomte de Beaumont, si comme vous avez ouï; messire Baudouin d'Ennequins, maître des arbalétriers; messire Louis de Haveskerques, et plusieurs autres. Et des Navarrois morts, un banneret de Navarre, qui s'appeloit le sire de Saux, et grand foison de ses gens de lès lui, et mort le bascle de Marueil, un appert chevalier durement, si comme dessus est dit; et aussi mourut ce jour prisonnier messire Jean Juiel. Si furent pris messire Guillaume de Gauville, messire de Saquenville, messire Geoffroy de Roussillon, messire Bertran du Franc, et plusieurs autres: petit s'en sauvèrent, que tous ne fussent ou morts ou pris sur la place. Cette bataille fut en Normandie assez près de Coucherel, par un jeudi, le seizième jour de mai l'an de grâce MCCCLXIV.
Comment messire Bertran et les François se partirent de Coucherel atout leurs prisonniers, et s'en vinrent à Rouen.
Après cette déconfiture, et que tous les morts étoient jà devêtus, et que chacun entendoit à ses prisonniers si il les avoit, ou à lui mettre à point si blessé étoit, et que jà la greigneure partie des François avoit repassé le pont et la rivière, et se retrayoient à leurs logis, tout lassés et foulés, furent-ils en aventure d'avoir aucun meschef dont ils ne se donnoient de garde. Je vous dirai comment messire Guy de Gauville, fils à monseigneur Guillaume qui pris étoit sur la place, étoit parti de Conches, une garnison navarroise; car il avoit entendu que leurs gens se devoient combattre, ainsi qu'ils firent, et durement se étoit hâté pour être à celle journée, où à tout le moins il espéroit que à l'endemain on se combattroit. Si vouloit être de lès le captal, comment qu'il fût, et avoit en sa route environ cinquante lances de bons compagnons, et tous bien montés.
Le dit messire Guy et sa route s'en vinrent tout brochant les grands galops jusques en la place où la bataille avoit été. Les François qui étoient derrière, qui nulle garde ne s'en donnoient de cette survenue, sentirent l'effroi des chevaux, si se boutèrent tantôt ensemble en écriant: «Retournez, retournez! veci les ennemis!» De cel effroi furent les plusieurs moult effrayés, et là fit messire Aymon de Pommiers à leurs gens un grand confort: encore étoit-il, et toute sa route, en la place. Sitôt comme il vit ces Navarrois approcher, il se retraist sur dextre, et fit développer son pennon et lever et mettre tout haut sur un buisson par manière d'étendard, pour rassembler leurs gens. Quand messire Guy de Gauville, qui en hâte étoit adressé sur la place, en vit la manière, et reconnut le pennon monseigneur Aymon de Pommiers, et ouït écrier, Notre Dame Guesclin! et n'aperçut nul de ceux qu'il demandoit, mais en véoit grand foison de morts gésir par terre, si connut tantôt que leurs gens avoient été déconfits, et que les François avoient obtenu la place. Si fit tant seulement un poignis, sans faire nul semblant de combattre, et passa outre assez près de monseigneur Aymon de Pommiers, qui étoit tout appareillé de lui recueillir, s'il se fût trait avant; et s'en r'alla son chemin ainsi comme il étoit venu: je crois bien que ce fut devers la garnison de Conches.
Or parlerons-nous des François comment ils persévérèrent. La journée, ainsi que vous avez entendu, fut pour eux, et repassèrent le soir la rivière outre, et se retrairent à leurs logis, et se aisèrent de ce qu'ils avoient. Si fut l'Archiprêtre durement demandé et déparlé quand on s'aperçut qu'il n'avoit pas été à la bataille, et qu'il s'en étoit parti sans parler. Si l'excusèrent ses gens au mieux qu'ils purent. Et sachez que les trente qui le captal ravirent, ainsi que vous avez ouï, ne cessèrent oncques de chevaucher, si l'eurent amené au châtel de Vernon, et là dedans mis à sauveté. Quand ce vint à lendemain, les François se délogèrent et troussèrent tout, et chevauchèrent pardevers Vernon pour venir en la cité de Rouen; et tant firent qu'ils y parvinrent. En la cité et au châtel de Rouen laissèrent-ils une partie de leurs prisonniers, et s'en retournèrent les plusieurs à Paris tous lies et tous joyeux; car ils avoient eu une moult belle journée pour eux, et moult profitable pour le royaume de France.
Chroniques de Froissart.
BATAILLE D'AURAY
29 septembre 1364.
Charles V, voulant terminer la guerre de Bretagne qui durait depuis 1341, envoya Duguesclin, après la bataille de Cocherel, au secours de Charles de Blois, que soutenaient les rois de France. Son compétiteur Jean V, fils de Jean de Montfort, assiégeait la ville d'Auray et avait reçu d'Édouard III, roi d'Angleterre, un secours commandé par le fameux capitaine Jean Chandos. Charles de Blois et Duguesclin voulant empêcher Auray de tomber entre les mains de Jean V, lui livrèrent bataille et furent complétement vaincus; Duguesclin fut pris et Charles de Blois tué. La guerre de Bretagne fut alors terminée, et les deux partis signèrent le 11 avril 1365 la paix de Guérande. Jean V fut reconnu duc de Bretagne par Charles V, et fit hommage de sa duché au roi de France; Jeanne la Boiteuse, femme de Charles de Blois, renonça à ses droits sur la Bretagne et reçut en échange le comté de Penthièvre pour elle et ses enfants.
Chroniques de Froissart.
Comment le roi de France envoya messire Bertran du Guesclin au secours de monseigneur Charles de Blois; et comment messire Jean Chandos vint au secours du comte de Montfort.
Le roi de France accorda à son cousin monseigneur Charles de Blois que il eût de son royaume jusques à mille lances; et escripsit à monseigneur Bertran du Guesclin, qui étoit en Normandie, que il s'en allât en Bretagne pour aider à conforter monseigneur Charles de Blois contre monseigneur Jean de Montfort. De ces nouvelles fut le dit messire Bertran grandement réjoui, car il a toujours tenu le dit monseigneur Charles pour son naturel seigneur. Si se partit de Normandie atout ce qu'il avoit de gens, et chevaucha devers Tours en Touraine pour aller en Bretagne; et messire Boucicaut, maréchal de France, s'en vint en Normandie en son lieu tenir la frontière. Tant exploita le dit messire Bertran et sa route qu'il vint à Nantes en Bretagne; et là trouva le dit monseigneur Charles et madame sa femme, qui le reçurent liement et doucement, et lui surent très grand gré de ce qu'il étoit ainsi venu. Et eurent là parlement ensemble comment ils se maintiendroient; car aussi y étoit la meilleure partie des barons de Bretagne et avoient en propos et affection de aider monseigneur Charles et le tenoient tous à duc et à seigneur. Et pour venir lever le siége de devant Auray et combattre monseigneur Jean de Montfort, ne demeura guère que grand baronnie et chevalerie de France et de Normandie vinrent, le comte d'Aucerre, le comte de Joigny, le sire de Franville, le sire de Prie, le Bègue de Villaines et plusieurs bons chevaliers et écuyers, tous d'une sorte et droites gens d'armes.
Ces nouvelles vinrent à monseigneur Jean de Montfort, qui tenoit son siége devant Auray, que messire Charles de Blois faisoit grand amas de gens d'armes, et que grand foison de seigneurs de France lui étoient venus et venoient tous les jours encore, avec l'aide et le confort qu'il avoit encore des barons, chevaliers et écuyers de la duché de Bretagne. Sitôt que messire Jean de Montfort entendit ces nouvelles, il le signifia féalement en la duché d'Aquitaine, aux chevaliers et écuyers d'Angleterre qui là se tenoient, et espécialement à monseigneur Jean Chandos, en lui priant chèrement que en ce grand besoin il le voulsist venir conforter et conseiller, et que il espéroit en Bretagne un beau fait d'armes auquel tous seigneurs, chevaliers et écuyers, pour avancer leur honneur, devoient volontiers entendre. Quand messire Jean Chandos se vit prié si affectueusement du comte de Montfort, si en parla à son seigneur le prince de Galles à savoir que en étoit à faire. Le prince répondit que il pouvoit bien aller sans nul forfait; car jà faisoient les François partie contre le dit comte en l'occasion de monseigneur Charles de Blois, et qu'il l'en donnoit bon congé. De ces nouvelles fut le dit messire Jean Chandos moult lie, et se pourvey bien et grandement, et pria plusieurs chevaliers et écuyers de la duché d'Aquitaine; mais trop petit en y allèrent avec lui, si ils n'étoient Anglois. Toutes fois il emmena bien deux cents lances et autant d'archers; et chevaucha tant parmi Poitou et Xaintonge qu'il entra en Bretagne et vint au siége devant Auray. Et là trouva-t-il le comte de Montfort, qui le reçut liement et grandement et fut moult réjoui de sa venue; aussi furent messire Olivier de Clisson, messire Robert Canolle et les autres compagnons; et leur sembloit proprement et généralement que mal ne leur pouvoit venir, puisqu'ils avoient en leur compagnie messire Jean Chandos. Si passèrent la mer hâtivement, d'Angleterre en Bretagne, plusieurs chevaliers et écuyers qui désiroient leurs corps à avancer et eux combattre aux François; et vinrent devant Auray, en l'aide du comte de Montfort, qui tous les reçut à grand joie. Si étoient bien Anglois et Bretons, quand ils furent tous ensemble, seize cents combattans, chevaliers et écuyers, et environ huit ou neuf cents archers.
Comment messire Charles de Blois se partit de Nantes pour aller contre le comte de Montfort; et des paroles que madame sa femme lui dit.
Nous retournerons à monseigneur Charles de Blois, qui se tenoit en la bonne cité de Nantes, et là faisoit son amas et son mandement de chevaliers et d'écuyers de toutes parts là où il les pensoit à avoir par prière; car bien étoit informé que le comte de Montfort étoit durement fort et bien reconforté d'Anglois. Si prioit les barons, les chevaliers et les écuyers de Bretagne, dont il avoit eu et reçu les hommages, que ils lui voulussent aider à garder et défendre son héritage contre ses ennemis. Si vinrent des barons de Bretagne, pour lui servir et à son mandement, le vicomte de Rohan, le sire de Léon, messire Charles de Dinant, le sire de Roye, le sire de Rieux, le sire de Tournemine, le sire d'Ancenis, le sire de Malestroit, le sire de Quintin, le sire d'Avaugour, le sire de Rochefort, le sire de Gargoulé, le sire de Loheac, le sire du Pont et moult d'autres que je ne puis mie tous nommer. Si se logèrent ces seigneurs et leurs gens en la ville de Nantes et ès villages d'environ. Quand ils furent tous ensemble, on les estima à vingt cinq cents lances, parmi ceux qui étoient venus de France. Si ne voulurent point là ces gens d'armes faire trop long séjour, mais conseillèrent à monseigneur Charles de chevaucher devers les ennemis. Au département et au congé prendre, madame la femme à monseigneur Charles de Blois dit à son mari, présent monseigneur Bertran du Guesclin et aucuns barons de Bretagne: «Monseigneur, vous en allez défendre et garder mon héritage et le vôtre, car ce qui est mien est vôtre, lequel monseigneur Jean de Montfort nous empêche et a empêché un grand temps à tort et sans cause; ce sçait Dieu, et aussi les barons de Bretagne qui ci sont, comment j'en suis droite héritière: si vous prie chèrement que nulle ordonnance ni composition de traité ni d'accord ne veuilliez faire, ni descendre, que le corps de la duché de Bretagne ne nous demeure.» Et son mari lui eut en convenant. Adoncques se partit, et se partirent tous les barons et les seigneurs qui là étoient, et prirent congé à leur dame que ils tenoient pour duchesse. Si se arroutèrent et cheminèrent ces gens d'armes et cet ost pardevers Rennes; et tant exploitèrent qu'ils y parvinrent. Si se logèrent dedans la cité de Rennes et environ, et se reposèrent et rafraîchirent pour apprendre et mieux entendre du convine de leurs ennemis, et aviser aucun lieu suffisant pour combattre leurs ennemis, au cas qu'ils trouveroient tant ni quant de leur avantage sur eux; et là furent dites ni pourparlées plusieurs paroles et langages à cause de ce, des chevaliers et écuyers de France et de Bretagne, qui là étoient venus pour aider et conforter messire Charles de Blois, qui étoit moult doux et moult courtois, et qui par aventure se fût volontiers condescendu à paix et eût été content d'une partie de Bretagne à peu de plait. Mais en nom Dieu il étoit si bouté de sa femme et des chevaliers de son côté, qu'il ne s'en pouvoit retraire ni dissimuler.
Comment le comte de Montfort se partit de devant Auray et s'en vint prendre place sur les champs pour combattre monseigneur Charles de Blois.
Entre Rennes et Auray, là où monseigneur Jean de Montfort séoit, à huit lieues [3] de pays. Si vinrent ces nouvelles au dit siége que messire Charles de Blois approchoit durement, et avoit les plus belles gens d'armes, les mieux armés et ordonnés que on eût oncques mais vus issir de France. De ces nouvelles furent le plus des Anglois qui là étoient, qui se désiroient à combattre, tous joyeux. Si commencèrent ces compagnons à mettre leurs armures à point et à fourbir leurs lances, leurs dagues, leurs haches, leurs plates, haubergeons, heaumes, bassinets, visières, épées et toutes manières de harnois; car bien pensoient qu'ils en auroient mestier, et qu'ils se combattroient. Adonc se trairent au conseil les capitaines de l'ost du comte de Montfort, premièrement messire Jean Chandos, par lequel conseil en partie il vouloit user, messire Robert Canolle, messire Eustache d'Aubrecicourt, messire Hue de Cavrelée, messire Gautier Huet, messire Mathieu de Gournay et les autres. Si regardèrent et considérèrent ces barons et ces chevaliers par le conseil de l'un et de l'autre et par grand avis, qu'ils se retrairoient au matin hors de leurs logis et prendroient terre et place sur les champs, et là aviseroient de tous assents pour mieux en avoir la connoissance. Si fut ainsi annoncé et signifié parmi l'ost, que chacun fût à l'endemain appareillé et mis en arroi et en ordonnance de bataille, ainsi que pour tantôt combattre. Celle nuit passa; l'endemain vint, qui fut par un samedi [4], que Anglois et Bretons d'une sorte issirent hors de leurs logis et s'en vinrent moult faiticement et en ordonnance arrière du dit châtel d'Auray, et prirent place et terre, et dirent et affermèrent entre eux que là attendroient-ils leurs ennemis.
Droitement ainsi que entour heure de prime, messire Charles de Blois et tout son ost vinrent, qui s'étoient partis le vendredi, après boire, de la cité de Rennes, et avoient cette nuit jeu à trois petites lieues d'Auray. Et étoient les gens à monseigneur Charles de Blois les mieux ordonnés et les plus faiticement et mis en meilleur convine de bataille que on pût voir ni deviser; et chevauchoient si serrés que on ne pût jeter un esteuf entre eux qu'il ne chéît sur pointes de glaives, tant les portoient-ils proprement roides au contre mont. De eux regarder proprement les Anglois prenoient grand plaisance. Si s'arrêtèrent les François, sans eux desréer, devant leurs ennemis, et prirent terre entre grands bruyères, et fut commandé de par leur maréchal que nul n'allât avant sans commandement, ni fît course, joûte, ni empainte. Si s'arrêtèrent toutes gens d'armes et se mirent en arroi et en bon convine, ainsi que pour tantôt combattre; car ils n'espéroient autre chose et en avoient grand désir.
Comment messire Charles de Blois, par le conseil de messire Bertran du Guesclin, ordonna ses batailles bien et faiticement.
Messire Charles de Blois, par le conseil de monseigneur Bertran du Guesclin, qui étoit là un des grands chefs et moult loué et cru des barons de Bretagne, ordonna ses batailles, et en fit trois et une arrière-garde; et me semble que messire Bertran eut la première, avec grand foison de bons chevaliers et écuyers de Bretagne: la seconde eurent le comte d'Aucerre et le comte de Joigny, avec grand foison de bons chevaliers et écuyers de France: la tierce eut et la meilleure partie, messire Charles de Blois, et eut en sa compagnie plusieurs hauts barons de Bretagne. Et étoient de lez lui le vicomte de Rohan, le sire de Léon, le sire d'Avaugour, messire Charles de Dinant, le sire d'Ancenis, le sire de Malestroit et plusieurs autres. En l'arrière-garde étoit le sire de Roye, le sire de Rieux, le sire de Tournemine, le sire du Pont, le sire de Quintin, le sire de Combour, le seigneur de Rochefort et moult d'autres bons chevaliers et écuyers; et étoient en chacune de ces batailles bien mille combattans. Là alloit messire Charles de Blois par ses batailles, admonester et prier chacun moult doucement et bellement qu'ils voulsissent être loyaux et prudhommes et bons combattans; et retenoit, sur s'âme et sa part de paradis, que ce seroit sur son bon et juste droit que on se combattrait. Là lui avoient promis l'un par l'autre, que si bien s'en acquitteroient qu'il leur en sauroit gré.
Or vous parlerons du convine des Anglois et des Bretons de l'autre côté, comment ils ordonnèrent leurs batailles.
Comment messire Jean Chandos ordonna les batailles du comte de Montfort bien et sagement.
Messire Jean Chandos, qui étoit capitaine et souverain regard sur eux tous, quoique le comte de Montfort en fût chef, car le roi d'Angleterre lui avoit ainsi escript et aussi mandé que souverainement et espécialement il entendît aux besognes de son fils, car il avoit eu sa fille pour cause de mariage, étoit tout devant aucuns barons et chevaliers de Bretagne qui se tenoient de lez monseigneur Jean de Montfort; et avoit bien imaginé et considéré le convine des François, lequel en soi-même il prisoit durement et ne s'en put taire. Si dit: «Si Dieu m'aist, il appert huy que toute fleur d'honneur et de chevalerie est par de-là avec grand sens et bonne ordonnance.» Et puis dit tout en haut aux chevaliers qui ouïr le purent: «Seigneurs, il est heure que nous ordonnons nos batailles; car nos ennemis nous en donnent exemple.» Ceux qui l'ouïrent répondirent: «Sire, vous dites vérité, et vous êtes ci notre maître et notre conseiller; si en ordonnez à votre intention; car dessus vous n'y aura-t-il point de regard; et si savez mieux de tous sens comment tel chose se doit maintenir que nous ne faisons entre nous.» Là fit messire Jean Chandos trois batailles et une arrière-garde; et mit en la première messire Robert Canolle, monseigneur Gautier Huet et monseigneur Richard Burlé: en la seconde monseigneur Olivier de Clisson, monseigneur Eustache d'Aubrecicourt et monseigneur Mathieu de Gournay: la tierce il ordonna au comte de Montfort, et demeura de lez lui; et avoit en chacune bataille cinq cents hommes d'armes et trois cents archers.
Quand ce vint sur l'arrière-garde, il appela monseigneur Hue de Cavrelée, et lui dit ainsi: «Messire Hue, vous ferez l'arrière-garde, et aurez cinq cents combattans dessous vous en votre route, et vous tiendrez sur aile, et ne vous mouverez de votre pas pour chose qu'il avienne, si vous ne véez le besoin que nos batailles branlent ou ouvrent par aucune aventure; et là où vous les verrez branler ou ouvrir, vous vous trairez et les reconforterez et les refraîchirez: vous ne pouvez aujourd'hui faire meilleur exploit.» Quand messire Hue de Cavrelée entendit monseigneur Jean Chandos, si fut honteux et moult courroucé; si dit: «Sire, sire, baillez cette arrière-garde à un autre qu'à moi, car je ne m'en quiers jà embesogner.» Et puis dit encore ainsi: «Cher sire, en quel manière ni état m'avez-vous desvu [5], que je ne sois aussi bien taillé de moi combattre tout devant et des premiers que un autre?» Donc répondit messire Jean Chandos moult avisément, et dit ainsi: «Messire Hue, messire Hue, je ne vous établis mie en l'arrière-garde pour chose que vous ne soyez un des bons chevaliers de notre compagnie; et sçais bien, et de vérité, que très-volontiers vous vous combattriez des premiers; mais je vous y ordonne pour ce que vous êtes un sage chevalier et avisé; et si convient que l'un y soit et le fasse. Si vous prie chèrement que vous le veuillez faire; et je vous promets que si vous le faites, nous en vaudrons mieux, et vous-même y conquerrez haute honneur, et plus avant je vous promets que toute la première requête que vous me prierez, je la ferai et y descendrai.» Néanmoins, pour toutes ces paroles messire Hue de Cavrelée ne s'y vouloit accorder nullement; et tenoit et affirmoit ce pour son grand blâme, et prioit pour Dieu et à jointes mains que on y mît un autre, car brièvement il se vouloit combattre tout des premiers. De ces nouvelles paroles et réponses étoit messire Jean Chandos auques sur le point de larmoyer. Si dit encore moult doucement: «Messire Hue, ou il faut que vous le fassiez ou que je le fasse: or, regardez lequel il vaut mieux.» Adoncques s'avisa le dit messire Hue, et fut à celle dernière parole tout confus; si dit: «Certes, sire, je sais bien que vous ne me requerriez de nulle chose qui tournât à mon déshonneur; et je le ferai volontiers puisque ainsi est.» Adoncques prit messire Hue de Cavrelée cette bataille qui s'appeloit arrière-garde, et se traist sur les champs arrière des autres sur aile, et se mit en ordonnance.
Comment le sire de Beaumanoir impétra un répit entre les deux parties jusques à l'endemain soleil levant.
Ainsi ce samedi, qui fut le huitième jour d'octobre [6], l'an 1364, furent ces batailles ordonnées les unes devant les autres en un beau plain, assez près d'Auray en Bretagne. Si vous dis que c'étoit belle chose à voir et à considérer; car on y véoit bannières, pennons parés et armoyés de tous côtés moult richement; et par espécial les François étoient si suffisamment et si faiticement ordonnés que c'étoit un grand déduit à regarder. Or vous dis que, pendant ce qu'ils ordonnoient et avisoient leurs batailles et leurs besognes, le sire de Beaumanoir, un grand baron et riche de Bretagne, alloit de l'un à l'autre, traitant et pourparlant de la paix; car volontiers il l'eût vue, pour les périls eschever, et s'en embesognoit en bonne manière; et le laissoient les Anglois et les Bretons de Montfort aller et venir et parlementer à monseigneur Jean Chandos et au comte de Montfort, pour tant qu'il étoit par foi fiancé prisonnier par devers eux, et ne se pouvoit armer. Si mit ce dit samedi maints propos et maintes parçons avant pour venir à paix; mais nul ne s'en fit; et détria la besogne, toujours allant de l'un à l'autre, jusques à nonne; et par son sens il impétra des deux parties un certain répit pour le jour et la nuit ensuivant jusques à l'endemain à soleil levant. Si se retraist chacun en son logis, ce samedi, et se aisèrent de ce qu'ils avoient, et bien avoient de quoi.
Ce samedi au soir issit le châtelain d'Auray de sa garnison, pour tant que le répit couroit de toutes parties, et s'en vint paisiblement en l'ost de monseigneur Charles de Blois, son maître, qui le reçut liement. Si appeloit-on le dit écuyer Henry de Hauternelle, appert homme d'armes durement; et emmena en sa compagnie quarante lances de bons compagnons, tous armés et bien montés, qui lui avoient aidé à garder la forteresse.
Quand messire Charles de Blois vit son châtelain, si lui demanda tout en riant de l'état du châtel. «En nom Dieu, monseigneur, dit l'écuyer, Dieu mercy, nous sommes encore bien pourvus pour le tenir deux mois ou trois, si il en étoit besoin.»—«Henry, Henry, répondit messire Charles, demain au jour serez-vous délivré de tous points, ou par accord de paix, ou par bataille.» Sur ce, dit l'écuyer: «Dieu y ait part.»—«Par ma foi, Henry, dit messire Charles, qui reprit encore la parole, par la grâce de Dieu, j'ai en ma compagnie jusques à vingt-cinq cents hommes d'armes, d'aussi bonne étoffe et bien appareillés d'eux acquitter qu'il en ait au royaume de France.»—«Monseigneur, répondit l'écuyer, c'est un grand avantage; si en devez louer Dieu et regracier grandement, et aussi monseigneur Bertran du Guesclin et les barons de France et de Bretagne qui vous sont venus servir si courtoisement.» Ainsi se ébattoit de paroles le dit messire Charles à cel Henry, et donc à l'un et puis à l'autre; et passèrent ses gens cette nuit moult aisément. Ce soir fut prié moult affectueusement messire Jean Chandos d'aucuns Anglois, chevaliers et écuyers, qu'il ne se voulsist mie assentir à la paix de leur seigneur et de monseigneur Charles de Blois; car ils avoient tout le leur dépendu: si étoient povres, si vouloient par bataille, ou tout perdre, ou aucune chose recouvrer. Et messire Jean Chandos leur eut en convenant et leur promit ainsi.
Comment le sire de Beaumanoir vint en l'ost du comte de Montfort pour traiter de la paix; et des paroles qui furent entre lui et messire Jean Chandos.
Quand ce vint le dimanche au matin, chacun en son ost se appareilla, vêtit et arma. Si dit-on plusieurs messes en l'ost de messire Charles de Blois, et se communièrent ceux qui voulurent. Aussi firent-ils en telle manière en l'ost du comte de Montfort. Un petit après soleil levant, se retraist chacun en sa bataille et en son arroy, ainsi qu'ils avoient été le jour devant. Assez tôt après, revint le sire de Beaumanoir, qui portoit les traités, et qui volontiers les eût accordés s'il eût pu; et s'en vint premier, en chevauchant, devant monseigneur Jean Chandos, qui issit de sa bataille si très-tôt comme il le vit venir, et laissa le comte de Montfort, qui de lez lui étoit, et s'en vint sur les champs parler à lui. Quand le sire de Beaumanoir, le vit, il le salua moult hautement, et lui dit: «Messire Jean Chandos, je vous prie, pour Dieu, que nous mettions à accord ces deux seigneurs; car ce seroit trop grand pitié si tant de bonnes gens comme il y a ci, se combattoient pour leurs opinions soutenir.» Adonc répondit messire Jean Chandos tout au contraire des paroles qu'il avoit mises avant la nuit devant, et dit: «Sire de Beaumanoir, je vous avise que vous ne chevauchiez mais huy plus avant; car nos gens disent que si ils vous peuvent enclorre entre eux, ils vous occiront: avecques tout ce, dites à monseigneur Charles de Blois que, comment qu'il en avienne, monseigneur Jean de Montfort se veut combattre et issir de tous traités de paix et d'accord, et dit ainsi que aujourd'hui il demeurera duc de Bretagne ou il mourra en la place.» Quand le sire de Beaumanoir entendit messire Jean Chandos ainsi parler, si s'enfelonnit et fut moult courroucé, et dit: «Chandos, Chandos, ce n'est mie l'intention de monseigneur qu'il n'ait plus grand volonté de combattre que monseigneur Jean de Montfort; et aussi ont toutes nos gens.» A ces paroles, il s'en partit sans plus rien dire, et retourna devers monseigneur Charles de Blois et les barons de Bretagne, qui l'attendoient.
D'autre part, messire Jean Chandos se retraist devers le comte de Montfort, qui lui demanda: «Comment va la besogne? Que dit notre adversaire?»—«Que il dit? répondit messire Jean Chandos: Il vous mande par le seigneur de Beaumanoir, qui tantôt se part de ci, qu'il se veut combattre, comment qu'il soit, et demeurera duc de Bretagne aujourd'hui ou il demeurera en la place.» Et cette réponse dit adonc messire Jean Chandos, pour encourager plus encore son dit maître et seigneur le comte de Montfort; et fut la fin de la parole messire Jean Chandos qu'il dit: «Or, regardez que vous en voulez faire, si vous voulez combattre ou non.»—«Par monseigneur saint Georges! dit le comte de Montfort, oil; et Dieu veuille aider au droit: faites avant passer nos bannières et nos archers.» Et ils se passèrent.
Or vous dirai du seigneur de Beaumanoir qu'il dit à monseigneur Charles de Blois: «Sire, sire, par monseigneur saint Yves, j'ai ouï la plus orgueilleuse parole de messire Jean Chandos que je ouïsse grand temps a; car il dit que le comte de Montfort demeurera duc de Bretagne et vous montrera que vous n'y avez nul droit.» De cette parole mua couleur à messire Charles de Blois, et répondit: «Du droit soit-il en Dieu aujourd'hui qui le sçait.» Et aussi dirent tous les barons de Bretagne. Adonc fit-il passer avant bannières et gens d'armes, au nom de Dieu et de monseigneur saint Yves.
Ci devise comment les batailles de messire Charles de Blois et celles du comte de Montfort s'assemblèrent, et comment ils se combattirent vaillamment d'un côté et d'autre.
Un petit devant prime, s'approchèrent les batailles; de quoi ce fut très-belle chose à regarder, comme je l'ouïs dire à ceux qui y furent et qui vues les avoient: car les François étoient aussi serrés et aussi joints que on ne pût mie jeter une pomme qu'elle ne chéist sur un bassinet ou sur une lance. Et portoit chacun homme d'armes son glaive droit devant lui, retaillé à la mesure de cinq pieds, et une hache forte, dure et bien acérée, à petit manche, à son côté ou sur son col; et s'en venoient ainsi tout bellement le pas, chacun sire en son arroy et entre ses gens, et sa bannière devant lui ou son pennon, avisés de ce qu'ils devoient faire. Et aussi d'autre part les Anglois étoient très-faiticement ordonnés.
Si s'assemblèrent premièrement messire Bertran du Guesclin et les Bretons de son lez à la bataille de monseigneur Robert Canolle et messire Gautier Huet; et mirent les seigneurs de Bretagne, qui étoient d'un lez et de l'autre, les bannières des deux seigneurs qui se appeloient ducs l'une contre l'autre; et les autres batailles s'assemblèrent aussi par grand ordonnance l'une contre l'autre. Là eut de première rencontre fort boutis des lances et fort estrif et dur. Bien est vérité que les archers trairent du commencement, mais leur trait ne greva néant aux François; car ils étoient trop bien armés et forts et bien pavoisés contre le trait. Si jetèrent ces archers leurs arcs jus, qui étoient forts compagnons et légers, et se boutèrent entre les gens de leur côté, et puis s'en vinrent à ces François qui portoient ces haches. Si s'adressèrent à eux de grand volonté, et tollirent de commencement à plusieurs leurs haches, de quoi ils se combattirent depuis bien et hardiment. Là fut faite mainte appertise d'armes, mainte lutte, mainte prise et mainte rescousse; et sachez que qui étoit chu à terre, c'étoit fort du relever, si il n'étoit trop bien secouru. La bataille messire Charles de Blois s'adressa droitement à la bataille du comte de Montfort, qui étoit forte et espesse. En sa compagnie et en sa bataille étoient le vicomte de Rohan, le sire de Léon, messire Charles de Dinant, le sire de Quintin, le sire d'Ancenis, le sire de Rochefort; et avoit chacun sire sa bannière devant lui. Là eut, je vous dis, dure bataille et grosse et bien combattue; et furent ceux de Montfort, du commencement, durement reboutés. Mais messire Hue de Cavrelée, qui étoit sur èle et qui avoit une belle bataille et de bonne gent, venoit à cet endroit où il véoit ses gens branler, ou desclorre ou ouvrir, et les reboutoit et mettoit sus par force d'armes. Et cette ordonnance leur valut trop grandement; car sitôt qu'il avoit les foulés remis sus, et il véist une autre bataille ouvrir ou branler, il se traioit celle part, et les reconfortoit, par telle manière comme dit est devant.
Comment messire Olivier de Clisson et sa bataille se combattirent moult vaillamment à la bataille du comte d'Aucerre et du comte de Joigny, et comment messire Jean Chandos déconfit la dite bataille.
D'autre part se combattoient messire Olivier de Clisson, messire Eustache d'Aubrecicourt, messire Richard Burlé, messire Jean Boursier, messire Mathieu de Gournay et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers, à la bataille du comte d'Aucerre et du comte de Joigny, qui étoit moult grande et moult grosse, et moult bien étoffée de bonnes gens d'armes. Là eut mainte belle appertise d'armes faite, mainte prise et mainte rescousse. Là se combattoient François et Bretons d'un lez moult vaillamment et très hardiment, des haches qu'ils portoient et qu'ils tenoient. Là fut messire Charles de Blois durement bon chevalier, et qui vaillamment et hardiment se combattit, et assembla à ses ennemis de grand volonté. Et aussi fut bon chevalier son adversaire le comte de Montfort; chacun y entendoit ainsi que pour lui. Là étoit le dessus dit messire Jean Chandos, qui y faisoit trop grand foison d'armes; car il fut en son temps fort chevalier durement et redouté de ses ennemis, et en batailles sage et avisé, et plein de grand ordonnance. Si conseilloit le comte de Montfort ce qu'il pouvoit, et entendoit à le conforter et ses gens, et lui disoit: «Faites ainsi et ainsi, et vous tirez de ce côté et de celle part.» Le jeune comte de Montfort le créoit et ouvroit volontiers par son conseil. D'autre part, messire Bertran du Guesclin, le sire de Tournemine, le sire d'Avaugour, le sire de Rais, le sire de Loheac, le sire de Gargouley, le sire de Malestroit, le sire du Pont, le sire de Prie et maints bons chevaliers et écuyers de Bretagne et de Normandie, qui là étoient du côté de monseigneur Charles de Blois, se combattoient moult vaillamment, et y firent mainte belle appertise d'armes; et tant se combattirent que toutes ces batailles se recueillirent ensemble excepté l'arrière-garde des Anglois, dont messire Hue de Cavrelée étoit chef et souverain. Cette bataille se tenoit toujours sur èle, et ne s'embesognoit d'autre chose fors que de radrecier et de mettre en arroy les leurs qui branloient ou qui se déconfisoient. Entre les autres chevaliers, messire Olivier de Clisson y fut bien vu et avisé, et qui fit merveilles de son corps; et tenoit une hache dont il ouvroit et rompoit ces presses; et ne l'osoit nul approcher; et se combattit si avant, telle fois fut, qu'il fut en grand péril, et y eut moult à faire de son corps en la bataille du comte d'Aucerre et du comte de Joigny, et trouva durement forte encontre sur lui, tant que du coup d'une hache il fut féru en travers, qui lui abattit la visière de son bassinet, et lui entra la pointe de la hache en l'œil, et l'eut depuis crevé: mais pour ce ne demeura mie qu'il ne fût encore très-bon chevalier.
Là se recouvroient batailles et bannières qui une heure étoient tout au bas, et tantôt, par bien combattre, se remettoient sus, tant d'un lez comme de l'autre. Entre les autres chevaliers fut messire Jean Chandos très bon chevalier, et vaillamment se combattit; et tenoit une hache dont il donnoit les horions si grands, que nul ne l'osoit approcher, car il étoit grand et fort chevalier, et bien formé de tous ses membres. Si s'en vint combattre à la bataille du comte d'Aucerre et des François: là fut faite mainte belle appertise d'armes; et par force de bien combattre, ils rompirent et reboutèrent cette bataille bien avant, et la mirent en tel meschef que brièvement elle fut déconfite, et toutes les bannières et les pennons de cette bataille jetés par terre, rompus et descirés et les seigneurs mis et contournés en grand meschef; car ils n'étoient aidés ni confortés de nul côté, mais étoient leurs gens tous embesognés d'eux défendre et combattre. Au voir dire, quand une déconfiture vient, les déconfits se déconfisent et s'ébahissent de trop peu, et sur un chu, il en chiet trois et sur trois dix, et sur dix trente; et pour dix, s'ils s'enfuient, il s'enfuit un cent. Ainsi fut de cette bataille d'Auray. Là crioient et écrioient ces seigneurs, et leurs gens qui étoient de-lez eux, leurs enseignes et leurs cris; de quoi les aucuns en étoient ouïs et reconfortés, et les aucuns non, qui étoient en trop grand presse, ou trop arrière de leurs gens. Toutefois le comte d'Aucerre, par force d'armes fut durement navré et pris dessous le pennon messire Jean Chandos, et fiancé prisonnier; et le comte de Joigny aussi; et occis le sire de Prie, un grand banneret de Normandie.
Comment messire Bertran du Guesclin fut pris; et comment messire Charles de Blois fut occis en la bataille; et toute la fleur de la chevalerie de Bretagne et de Normandie prise ou occise.
Encore se combattoient les autres batailles moult vaillamment, et se tenoient les Bretons en bon convine, et toutefois, à parler loyalement d'armes, ils ne tinrent mie si bien leur pas ni leur arroy, ainsi qu'il apparut, que firent les Anglois et les Bretons du côté le comte de Montfort; et trop grandement leur valsist ce jour cette bataille sur èle de monseigneur Hue de Cavrelée. Quand les Anglois et les Bretons de Montfort virent ouvrir et branler les François, si se confortèrent entre eux moult grandement, et eurent tantôt les plusieurs leurs chevaux appareillés: si montèrent et commencèrent à chasser fort vitement. Adonc se partit messire Jean Chandos, et une grand route de ses gens, et s'en vinrent adresser sur la bataille de messire Bertran du Guesclin où on faisoit merveilles d'armes: mais elle étoit jà ouverte, et plusieurs bons chevaliers et écuyers mis en grand meschef; et encore le furent-ils plus quand une grosse route d'Anglois et messire Jean Chandos y survinrent. Là fut donné maint pesant horion de ces haches, et fendu et effondré maint bassinet, et maint homme navré à mort; et ne purent, au voir dire, messire Bertran ni les siens porter ce faix. Si fut là pris messire Bertran du Guesclin d'un écuyer Anglois, dessous le pennon à messire Jean Chandos.
En celle presse, prit et fiança pour prisonnier le dit messire Jean Chandos un baron de Bretagne qui s'appeloit le seigneur de Rais, hardi chevalier durement. Après cette grosse bataille des Bretons rompue, la dite bataille fut ainsi que déconfite; et perdirent les autres tout leur arroy; et soi mirent en fuite, chacun au mieux qu'il put, pour se sauver; excepté aucuns bons chevaliers et écuyers de Bretagne, qui ne vouloient mie laisser leur seigneur monseigneur Charles de Blois, mais avoient plus cher à mourir que reproché leur fût fuite. Si se recueillirent et rallièrent autour de lui, et se combattirent depuis moult vaillamment et très âprement; et là fut fait mainte grand appertise d'armes; et se tint le dit messire Charles de Blois et ceux qui de-lez lui étoient une espace de temps, en eux défendant et combattant. Mais finablement ils ne se purent tant tenir qu'ils ne fussent déroutés par force d'armes; car la plus grand partie des Anglois conversoient celle part. Là fut la bannière de messire Charles de Blois conquise et jetée par terre, et occis celui qui la portoit. Là fut occis en bon convine messire Charles de Blois, le viaire sur ses ennemis, et un sien fils bâtard, qui s'appeloit messire Jean de Blois, appert hommes d'armes durement, et qui tua celui qui tué avoit monseigneur Charles de Blois, et plusieurs autres chevaliers et écuyers de Bretagne. Et me semble qu'il avoit été ainsi ordonné en l'ost des Anglois au matin, que, si on venoit au-dessus de la bataille, et que messire Charles de Blois fût trouvé en la place, on ne le devoit point prendre à nulle rançon, mais occire. Et ainsi, en cas semblable, les François et les Bretons avoient ordonné de messire Jean de Montfort; car en ce jour ils vouloient avoir fin de bataille et de guerre. Là eut, quand ce vint à la chasse et à la fuite, grand mortalité, grand occision et grand déconfiture, et maint bon chevalier et écuyer pris et mis en grand meschef. Là fut toute la fleur de chevalerie de Bretagne, pour le temps et pour la journée, morts ou pris; car moult petits de gens d'honneur échappèrent, qui ne fussent morts ou pris. Et par espécial, des bannerets de Bretagne, y demeurèrent morts messire Charles de Dinant, le sire de Léon, le sire d'Ancenis, le sire d'Avaugour, le sire de Loheac, le sire de Guergorley, le sire de Malestroit, le sire du Pont, et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers que je ne puis tous nommer; et pris, le vicomte de Rohan, messire Guy de Léon, le sire de Rochefort, le sire de Rais, le sire de Rieux, le comte de Tonnerre, messire Henry de Malestroit, messire Olivier de Mauny, le sire de Riville, le sire de Franville, le sire de Raineval; et plusieurs autres de Normandie; et plusieurs bons chevaliers et écuyers de France, avecques le comte d'Aucerre et le comte de Joigny. Brièvement à parler, cette déconfiture fut moult grande et moult grosse et grand foison de bonnes gens y eut morts, tant sur les champs, comme sur la place; car elle dura huit grosses lieues de pays jusques moult près de Rennes. Si avinrent là en dedans maintes aventures, qui toutes ne vinrent mie à connoissance, et y eut aussi maint homme mort et pris et recru [7] sur les champs, ainsi que les aucuns eschéirent en bonnes mains, et qu'ils trouvoient bons maîtres et courtois. Cette bataille fut assez près d'Auray en Bretagne, l'an de grâce Notre-Seigneur 1364, le neuvième jour du mois d'octobre.
Ci parle des paroles amoureuses que le comte de Montfort disoit à messire Jean Chandos, et des piteux regrets que le dit comte fit sur monseigneur Charles de Blois, et comment il le fit enterrer à Guingant très révéremment.
Après la grande déconfiture, si comme vous avez ouï, et la place toute délivrée, les chefs des seigneurs anglois et bretons d'un lez retournèrent et n'entendirent plus à chasser, mais en laissèrent convenir leurs gens. Si se trairent d'un lez le comte de Montfort, messire Jean Chandos, messire Robert Canolle, messire Eustache d'Aubrecicourt, messire Mathieu de Gournay, messire Jean Boursier, messire Gautier Huet, messire Hue de Cavrelée, messire Richart Burlé, messire Richart Tanton et plusieurs autres, et s'en vinrent ombroier du long d'une haie, et se commencèrent à désarmer; car ils virent bien que la journée étoit pour eux. Si mirent les aucuns leurs bannières et leurs pennons à cette haie, et les armes de Bretagne tout en haut sur un buisson, pour rallier leurs gens. Adonc se trairent messire Jean Chandos, messire Robert Canolle, messire Hue de Cavrelée et aucuns chevaliers devers messire Jean de Montfort, et lui dirent en riant: «Sire, louez Dieu et si faites bonne chère, car vous avez hui conquis l'héritage de Bretagne.» Il les inclina moult doucement, et puis parla que tous l'ouïrent: «Messire Jean Chandos, cette bonne aventure m'est avenue par le grand sens et prouesse de vous; et ce sçais-je de vérité, et aussi le scevent tous ceux qui ci sont; si vous prie, buvez à mon hanap.» Adonc lui tendit un flacon plein de vin où il avoit bu, pour lui rafraîchir, et lui dit encore en lui donnant: «Après Dieu, je vous en dois savoir plus grand gré que à tout le monde.» En ces paroles revint le sire de Clisson, tout échauffé et enflammé, et avoit moult longuement poursuivi ses ennemis: à peine s'en étoit-il pu partir, et ramenoit ses gens et grand foison de prisonniers. Si se trairent tantôt pardevers le comte de Montfort et les chevaliers qui là étoient, et descendit jus de son coursier, et s'en vint rafraîchir de-lez eux. Pendant qu'ils étoient en cel état, revinrent deux chevaliers et deux hérauts qui avoient cerchié les morts, pour savoir que messire Charles de Blois étoit devenu; car ils n'étoient point certains si il étoit mort ou non. Si dirent ainsi tout en haut: «Monseigneur, faites bonne chère, car nous avons vu votre adversaire, messire Charles de Blois, mort.» A ces paroles se leva le comte de Montfort, et dit qu'il le vouloit aller voir, et que il avoit grand désir de le voir autant mort comme vif. Si s'en allèrent avecques lui les chevaliers qui là étoient. Quand ils furent venus jusques au lieu où il gissoit, tourné à part et couvert d'une targe, il le fit découvrir, et puis le regarda moult piteusement, et pensa une espace, et puis dit: «Ha! monseigneur Charles, monseigneur Charles, beau cousin, comme pour votre opinion maintenir sont avenus en Bretagne maints grands meschefs! Si Dieu m'aist, il me déplaît quand je vous trouve ainsi, si être put autrement.» Et lors commença à larmoyer. Adonc le tira arrière messire Jean Chandos, et lui dit: «Sire, sire, partons de ci, et regraciez Dieu de la belle aventure que vous avez; car sans la mort de cestui-ci ne pouviez-vous venir à l'héritage de Bretagne.» Adonc ordonna le comte que messire Charles de Blois fût porté à Guingant; et il fut ainsi fait incontinent, et là enseveli moult révéremment: lequel corps de lui sanctifia par la grâce de Dieu, et l'appelle-t-on saint Charles; et l'approuva et canonisa le pape Urbain Ve [8], qui régnoit pour le temps; car il faisoit et fait encore au pays de Bretagne plusieurs miracles tous les jours.
Comment le comte de Montfort donna trêve pour enterrer les morts; et comment le roi de France envoya le duc d'Anjou en Bretagne pour reconforter la femme de monseigneur Charles de Blois.
Après cette ordonnance, et que tous les morts furent dévêtus, et que leurs gens furent retournés de la chasse, ils se trairent devers leurs logis dont au matin ils s'étoient partis. Si se désarmèrent, et puis se aisèrent de ce qu'ils avoient, et bien avoient de quoi; et entendirent à leurs prisonniers, et firent remuer et appareiller les navrés, et leurs gens mêmes, qui étoient navrés et blessés, firent-ils remettre à point. Quand ce vint le lundi au matin, le comte de Montfort fit à sçavoir sur le pays à ceux de la cité de Rennes et des villes environ que il donnoit et accordoit trêves trois jours, pour recueillir les morts dessus les champs et ensevelir en terre sainte: laquelle ordonnance on tint à moult bonne. Si se tint le comte de Montfort pardevant le châtel d'Auray à siége, et dit que point ne se partiroit, si l'auroit à sa volonté. Ces nouvelles s'espardirent en plusieurs lieux et en plusieurs pays, comment messire Jean de Montfort, par le conseil et confort des Anglois, avoit obtenu la place contre monseigneur Charles de Blois, et lui mort et déconfit, et mort et pris toute la fleur de la chevalerie de Bretagne qui faisoient partie contre lui. Si en avoit messire Jean Chandos grandement la grâce et la renommée; et disoient toutes manières de gens, chevaliers et écuyers qui à la besogne avoient été, que par lui et son sens et sa prouesse avoient les Anglois et les Bretons obtenu la place.
De ces nouvelles furent tous les amis et les confortans à messire Charles de Blois courroucés: ce fut bien raison; et par espécial, le roi de France, car cette déconfiture lui touchoit grandement, pourtant que plusieurs bons chevaliers et écuyers de son royaume y avoient été morts, et pris messire Bertran du Guesclin, que moult aimoit, le comte d'Aucerre, le comte de Joigny et tous les barons de Bretagne, sans nullui excepter. Si envoya le dit roi de France son frère, monseigneur Louis duc d'Anjou, sur les marches de Bretagne, pour reconforter le pays qui étoit moult désolé, pour l'amour de leur seigneur monseigneur Charles de Blois que perdu avoient, et pour reconforter aussi madame de Bretagne femme au dit monseigneur Charles de Blois, qui étoit si désolée et déconfortée de la mort de son mari que rien n'y failloit. A ce étoit le dit duc d'Anjou bien tenu de faire, quoique volontiers le fît; car il avoit épousé la fille du dit monseigneur Charles et de la dite dame. Si promettoit de grand volonté aux bonnes villes, cités et châteaux de Bretagne et au demeurant du pays, conseil, confort et aide en tous cas: en quoi la dame que il clamoit mère et le pays eurent une espace de temps grand fiance, jusques adonc que le roi de France, pour tous périls ôter et eschever, y mit attrempance, si comme vous orrez recorder assez tôt.
Si vinrent aussi ces nouvelles au roi d'Angleterre; car le comte de Montfort avoit écrit, au cinquième jour que la bataille avoit été devant Auray, en la ville de Douvres; et en apporta lettres de créance un varlet poursuivant armes qui avoit été à la bataille, et lequel le roi d'Angleterre fit tantôt héraut, et lui donna le nom de Windesore et moult grand profit; par lequel héraut et aucuns chevaliers d'un lez et de l'autre qui furent à la bataille je fus informé. Et la cause pour quoi le roi d'Angleterre étoit adonc à Douvres, je la vous dirai.
Comment le roi d'Angleterre et le comte de Flandre, qui étoient à Douvres pour traiter du mariage de leurs enfants, furent grandement réjouis de la déconfiture d'Auray.
Il est bien vérité que un mariage entre monseigneur Aymon comte de Cantebruge, fils au dit roi d'Angleterre, et la fille du comte Louis de Flandre, avoit été traité et pourparlé trois ans en devant; auquel mariage le comte de Flandre étoit nouvellement assenti et accordé, mais que le pape Urbain Ve les voulsist dispenser, car ils étoient moult prochains de lignage. Et en avoient été le duc de Lancastre et messire Aymon son frère et grand foison de barons et de chevaliers en Flandre devers le dit comte Louis, qui les avoit reçus moult honorablement; et pour plus grand conjonction de paix et d'amour, le dit comte de Flandre étoit venu avecques eux à Calais; et passa la mer et vint à Douvres, où le roi et une partie de ceux de son conseil qui là se tenoient le reçurent. Et encore étoient là quand le dessus dit varlet et message en ce cas apporta les nouvelles de la besogne d'Auray, ainsi comme elle avoit été. De laquelle avenue le roi d'Angleterre et les barons qui là étoient furent moult bien réjouis, et aussi fut le comte de Flandre, pour l'amour, honneur et avancement de son cousin germain le comte de Montfort. Si furent le roi d'Angleterre, le comte de Flandre et les seigneurs dessus nommés environ trois jours à Douvres, en fêtes et en ébattements; et quand ils eurent assez revelé et joué et fait ce pourquoi ils étoient là assemblés, le comte de Flandre prit congé au roi d'Angleterre et se partit. Si me semble que le duc de Lancastre et messire Aymon repassèrent la mer avecques le comte de Flandre, et lui tinrent toujours compagnie jusques à tant qu'il fût venu à Bruges. Nous nous souffrirons à parler de cette matière et parlerons du comte de Montfort, comment il persévéra en Bretagne.
Comment ceux d'Auray, ceux de Jugon et ceux de Dinant se rendirent au comte de Montfort, et comment le dit comte assiégea la bonne cité de Campercorentin.
Le comte de Montfort, si comme il est ci-dessus dit, tint et mit le siége devant Auray, et dit qu'il ne s'en partiroit, si l'auroit à sa volonté. Ceux du châtel n'étoient mie bien aises, car ils avoient perdu leur capitaine, Henry de Hauternelle, qui étoit demeuré à la besogne, et toute la fleur de leurs compagnons; et ne se trouvoient laiens que un petit de gens, et si ne leur apparoît secours de nul côté; si eurent conseil d'eux rendre et la forteresse, saufs leurs corps et leurs biens. Si traitèrent devers ledit comte de Montfort et son conseil sur l'état dessus dit. Le dit comte, qui avoit en plusieurs lieux à entendre et point ne savoit encore comment le pays se voudroit maintenir, les prit à mercy et les laissa paisiblement partir, ceux qui partir voulurent, et prit la saisine de la forteresse et y mit gens de par lui; et puis chevaucha outre, et tout son ost qui tous les jours croissoit, car gens d'armes et archers lui venoient d'Angleterre à effort; et aussi se traioient plusieurs chevaliers et écuyers de Bretagne devers lui, et par espécial ces Bretons bretonnans. Si s'en vint devant la bonne ville de Jugon, qui se clouit contre lui et se tint trois jours; et la fit le dit comte de Montfort assaillir par deux assauts, et en y eut moult de blessés dedans et dehors. Ceux de Jugon, qui se véoient assaillis et point de recouvrer au pays n'avoient, n'eurent mie conseil d'eux tenir longuement ni d'eux faire hérier; et reconnurent le comte de Montfort à seigneur, et lui ouvrirent leurs portes, et lui jurèrent foi et loyauté à tenir et à garder à toujours mais. Si remua le dit comte tous les officiers en la ville et y mit des nouveaux; et puis chevaucha devers la bonne ville de Dinant. Là mit-il grand siége et qui dura bien avant en l'hiver; car la ville étoit bien garnie et de grands pourvéances et de bonnes gens d'armes. Et aussi le duc d'Anjou leur avoit mandé qu'ils se tenissent ainsi que bonnes gens se devoient faire, car il les conforteroit. Cette opinion les fit tenir et endurer maint assaut. Quand ils virent que leurs pourvéances amenrissoient et que nul secours ne leur apparoît, ils traitèrent de paix devers le comte de Montfort, lequel y entendit volontiers, et ne désiroit autre chose, mais que ils le voulussent reconnoître à seigneur ainsi qu'ils firent. Et entra en ladite ville de Dinant à grand solennité; et lui firent tous féauté et hommage. Puis chevaucha outre et s'en vint atout son ost devant la bonne cité de Campercorentin, et l'assiégea de tous points; et y fit amener et acharier les grands engins de Vannes et de Dinant. Si dit et promit qu'il ne s'en partiroit, si l'auroit. Et vous dis ainsi, que les Bretons et les Anglois de Montfort, messire Jean Chandos et les autres, qui avoient en la bataille d'Auray pris grand foison de prisonniers, n'en rançonnoient nul ni mettoient à finance, pourtant qu'ils ne vouloient mie qu'ils se recueillissent ensemble et en fussent de rechef combattus: mais les envoyèrent en Poitou, en Xaintonge, à Bordeaux et à La Rochelle tenir prison; et pendant ce conquéroient les dits Bretons et Anglois d'un côté le pays de Bretagne.
Comment le roi de France envoya messages pour traiter de la paix entre le comte de Montfort et le pays de Bretagne; et comment il en demeura duc.
Pendant que le comte de Montfort séoit devant la cité de Camper-Corentin, et moult l'estraindit par force d'engins et d'assauts qui nuit et jour y étoient, couroient ses gens tout le pays d'environ, et ne laissèrent rien à prendre s'il n'étoit trop chaud ou trop pesant. De ces avenues étoit le roi de France bien informé. Si eut sur ce plusieurs consaux, propos et imaginations comment ils pourroient user des besognes de Bretagne; car elles étoient en moult dur parti; et si n'y pouvoit bonnement remédier, si il n'émouvoit son royaume et fît de rechef guerre aux Anglois, pour le fait de Bretagne, ce que on ne lui conseilloit mie à faire. Et lui fut dit en grand espécialité et en délibération de conseil: «Très cher sire, vous avez soutenu l'opinion messire Charles de Blois votre cousin; et aussi fit votre seigneur de père et le roi Philippe votre ayeul, qui lui donna en mariage l'héritage et la duché de Bretagne, par lequel fait moult de grands maux sont avenus en Bretagne et au pays d'environ. Or est tant allé que messire Charles de Blois votre cousin, en l'héritage gardant et défendant, est mort; et n'est nul de son côté qui cette guerre, ni le droit de son calenge relève; car jà sont en Angleterre prisonniers, à qui moult il en touche et appartient, ses deux ainsnés fils Jean et Guy. Et si véons et oyons recorder tous les jours que messire Jean de Montfort prend et conquiert cités, villes et châteaux, et les attribue du tout à lui, ainsi comme son lige héritage. Par ainsi pourriez-vous perdre vos droits et l'hommage de Bretagne, qui est une moult grosse et notable chose en votre royaume, et que vous devez bien douter à perdre; car si le comte de Montfort le relevoit de votre frère le roi d'Angleterre, ainsi que fit jadis son père, vous ne le pourriez r'avoir sans grand guerre et haine entre vous et le roi d'Angleterre, où bonne paix est maintenant, que nous ne vous conseillons mie à briser. Si nous semble, tout considéré et imaginé, cher sire, que ce seroit bon d'envoyer certains messages et sages traiteurs devers messire Jean de Montfort, pour savoir comment il se veut maintenir, et de entamer matière de paix entre lui et le pays et la dite dame qui s'en est appelée duchesse. Et sur ce que ces traiteurs trouveront en lui et en son conseil, vous aurez avis. Au fort, mieux vaudroit que il demeurât duc de Bretagne, afin qu'il le voulût reconnoître de vous, et vous en fît toutes droitures, ainsi que un sire féal doit faire à son seigneur, que la chose fût en plus grand péril ni variement.» A ces paroles entendit le roi de France volontiers; et furent avisés et ordonnés en France messire Jean de Craon, archevêque de Reims, et le sire de Craon son cousin, et messire Boucicaut, maréchal de France, d'aller en ce voyage devant Camper-Corentin parler et traiter au comte de Montfort et à son conseil, sur l'état que vous avez ouï. Si se partirent ces trois seigneurs dessus nommés du roi de France, quand ils furent informés de ce qu'ils devoient faire et dire, et exploitèrent tant par leurs journées qu'ils vinrent au siége des Bretons et des Anglois devant Camper-Corentin, et se nommèrent messagers du roi de France. Le comte de Montfort, messire Jean Chandos et ceux de son conseil les reçurent liement. Si remontrèrent ces seigneurs bien et sagement ce pour quoi ils étoient là envoyés. A ce premier traité répondit le comte de Montfort qu'il s'en conseilleroit; et y assigna journée. Ce terme pendant vinrent ces trois seigneurs de France séjourner en la cité de Rennes. Si envoya le comte de Montfort en Angleterre le seigneur de Latimer, pour remontrer au roi ces traités et quel chose il en conseilleroit. Le roi d'Angleterre, quand il fut informé, dit que il conseilloit bien le comte de Montfort à faire paix, mais que la duché lui demeurât; et aussi que il recompensât la dite dame, qui duchesse s'étoit appelée, d'aucune chose bien et honnêtement, et lui assignât sa rente en certain lieu où elle la pût avoir bien et honnêtement sans danger. Le sire de Latimer rapporta arrière, par écrit, tout le conseil et la réponse du roi d'Angleterre au comte de Montfort, qui se tenoit devant Camper-Corentin. Depuis ces lettres et ces réponses vues et ouïes, messire Jean de Montfort et son conseil envoyèrent devers les messages du roi de France, qui se tenoient à Rennes. Ceux vinrent à l'ost. Là leur fut réponse donnée et faite bien et courtoisement; et leur fut dit que jà messire Jean de Montfort, ne se départiroit du calenge de Bretagne, pour chose qui avînt, s'il ne demeuroit duc de Bretagne, ainsi qu'il se tenoit et appeloit: mais là où le roi lui feroit ouvrir paisiblement et villes et cités et châteaux, et rendre fiefs et hommages et toutes droitures, ainsi que les ducs de Bretagne anciennement les avoient tenues, il le reconnoîtroit volontiers à seigneur naturel, et lui feroit hommage et tous services, présens et oyans les pairs de France; et encore par cause d'aide et de proismeté, il aideroit et conforteroit d'aucune recompensation sa cousine la femme à messire Charles de Blois, et aideroit aussi à délivrer ses cousins qui étoient prisonniers en Angleterre, Jean et Guy.
Ces réponses plurent bien à ces seigneurs de France qui là avoient été envoyés. Si prirent jour et terme de l'accepter ou non. On leur accorda légèrement. Tantôt ils envoyèrent devers le duc d'Anjou, qui étoit retrait à Angers, auquel le roi avoit remis toutes les ordonnances du faire ou du laisser. Quand le duc d'Anjou vit les traités, il se conseilla sus une grand espace de temps: lui bien conseillé, il les accepta; et revinrent arrière deux chevaliers qui envoyés avoient été devers lui, et rapportèrent par écrit la réponse du dit duc d'Anjou scellée. Si se départirent de la cité de Rennes les dessus dits messages au roi de France, et vinrent devant Camper-Corentin. Et là finablement fut la paix faite et accordée et scellée [9] de messire Jean de Montfort; et demeura adonc duc de Bretagne, parmi ce que si il n'avoit enfant de sa chair, par loyauté de mariage, la terre, après son décès, devoit retourner aux enfans monseigneur Charles de Blois; et demeureroit la dame qui fut femme à monseigneur Charles de Blois comtesse de Penthièvre, laquelle terre pouvoit valoir par an environ vingt mille francs; et tant lui devoit-on faire valoir. Et devoit le dit messire Jean de Montfort venir en France, quand mandé y seroit, et faire hommage au roi de France, et reconnoître la duché de lui. De tout ce prit-on chartes et instrumens publics et lettres grossées et scellées de l'une partie et de l'autre; et par ainsi entra le comte de Montfort en Bretagne, et demeura duc un temps, jusques à ce que autres renouvellemens de guerre revinrent, si comme vous orrez recorder ²en avant en l'histoire.
DU GUESCLIN EST NOMMÉ CONNÉTABLE ET CHASSE LES ANGLAIS DE FRANCE.
Bertrand du Guesclin fut pendant la guerre de Bretagne du parti de Charles de Blois et des Français, et se signala par de nombreuses prouesses contre les Anglais; il passa au service du régent de France (Charles V) en 1357. Les batailles de Cocherel et d'Auray sont les premières que du Guesclin livra pour le nouveau roi de France, qui l'envoya ensuite en Castille conduire au secours de Henri de Transtamare, contre son frère Pierre le Cruel, les compagnies de soldats qui ravageaient la France. Vaincu à Navarette (1367) par les Anglais alliés de Pierre le Cruel, mais vainqueur à Montiel (1369), du Guesclin affermit par cette victoire la couronne de Castille sur la tête de Henri de Transtamare. En 1370, lorsque la guerre recommença contre l'Angleterre, Charles V rappela du Guesclin en France, le nomma connétable et le chargea de combattre les Anglais. Le nouveau connétable gagna successivement les victoires de Pontvalain et de Chizey. Ces deux belles victoires, dont les noms ne sont pas assez populaires, déchirèrent le traité de Brétigny et chassèrent de France les Anglais.
1. Du Guesclin est nommé connétable.
Comment messire Bertran du Guesclin, par le conseil et avis de tous ceux du royaume, fut fait connétable de France.
2 octobre 1370.
Chroniques de Froissart.
Or fut le roi de France informé de la destruction et du reconquêt de Limoges [10], et comment le prince et ses gens l'avoient laissée toute vague, ainsi comme une ville déserte. Si en fut durement courroucé, et prit en grand compassion le dommage et ennui des habitants d'icelle. Or fut avisé et regardé en France, par l'avis et conseil des nobles et des prélats, et la commune voix de tout le royaume qui bien y aida, que il étoit de nécessité que les François eussent un chef et gouverneur, nommé connétable; car messire Moreau de Fiennes se vouloit ôter et déporter de l'office, qui fut vaillant homme de la main et entreprenant aux armes, et aimé de tous chevaliers et écuyers. Si que, tout considéré et imaginé, d'un commun accord, on y élit monseigneur Bertran du Guesclin, mais qu'il voulsist entreprendre l'office, pour le plus vaillant, mieux taillé et idoine de ce faire, et plus vertueux et fortuné en ses besognes qui en ce temps s'armât pour la couronne de France.
Adonc escripsit le roi devers lui, et envoya certains messages qu'il vînt parler à lui à Paris. Ceux qui y furent envoyés le trouvèrent en la vicomté de Limoges, où il prenoit châteaux et forts, et les faisoit rendre à madame de Bretagne, femme à monseigneur Charles de Blois: et avoit nouvellement pris une ville qui s'appeloit Brandomme [11] et étoient les gens rendus à lui. Si chevauchoit devant une autre. Quand les messages du roi de France furent venus jusques à lui, il les recueillit joyeusement et sagement, ainsi que bien le savoit faire. Si lui baillèrent les lettres du roi de France et firent leur message bien à point. Quand messire Bertran se vit espécialement mandé, si ne se voult mie excuser de venir vers le roi de France, pour savoir quelle chose il vouloit: si se partit au plus tôt qu'il put, et envoya la plus grand partie de ses gens ès garnisons qu'il avoit conquises, et en fit souverain et gardien messire Olivier de Mauny, son neveu; puis chevaucha tant par ses journées, qu'il vint en la cité de Paris, où il trouva le roi et grand foison des seigneurs de son hôtel et de son conseil, qui le recueillirent liement et lui firent tous grand révérence. Là lui dit et remontra le roi comment on l'avoit élu et avisé à être connétable de France. Adonc s'excusa messire Bertran grandement et sagement; et dit qu'il n'en étoit mie digne, et qu'il étoit un povre chevalier et un petit bachelier, au regard des grands seigneurs et vaillants hommes de France, combien que fortune l'eût un peu avancé. Là lui dit le roi qu'il s'excusoit pour néant et qu'il convenoit qu'il le fût; car il étoit ainsi ordonné et déterminé de tout le conseil de France, lequel il ne vouloit pas briser. Lors s'excusa encore le dit messire Bertran, par une autre voie, et dit: «Cher sire et noble roi, je ne vous veuil, ni puis, ni ose dédire de votre bon plaisir; mais il est bien vérité que je suis un povre homme et de basse venue; et l'office de la connétablie est si grand et si noble qu'il convient, qui bien le veut acquitter, exercer et exploiter et commander moult avant, et plus sur les grands que sur les petits. Et veci mes seigneurs vos frères, vos neveux et vos cousins qui auront charge de gens d'armes en osts et en chevauchées; comment oserois-je commander sur eux? Certes, sire, les envies sont si grandes que je les dois bien ressoigner. Si vous prie chèrement que vous me déportez de cet office, et que vous le baillez à un autre, qui plus volontiers le prendra que moi, et qui mieux le sache faire.» Lors répondit le roi, et dit: «Messire Bertran, messire Bertran, ne vous excusez point par celle voie; car je n'ai frère, cousin, ni neveu, ni comte, ni baron en mon royaume qui ne obéisse à vous; et si nul en étoit au contraire, il me courrouceroit tellement qu'il s'en apercevroit: si prenez l'office liement, et je vous en prie.» Messire Bertran connut bien que excusances qu'il sçût faire ni pût montrer ne valoient rien; si s'accorda finablement à l'opinion du roi; mais ce fut à dur et moult envis. Là fut pourvu à grand joie, messire Bertran du Guesclin de l'office de connétable de France; et pour le plus avancer le roi l'assit de-lez lui à sa table; et lui montra tous les signes d'amour qu'il put; et lui donna avec l'office plusieurs beaux dons et grands terres et revenus en héritage, pour lui et pour ses hoirs. Et en cette promotion mit grand peine et grand conseil le duc d'Anjou.
2. Bataille de Pontvalain.
Novembre 1370.
Comment messire Bertran du Guesclin et le sire de Clisson déconfirent à Pont-Volain les gens de monseigneur Robert Canolle.
Chroniques de Froissart.
Assez tôt après que messire Bertran du Guesclin fut revêtu de cel office, il dit au roi qu'il vouloit chevaucher vers les ennemis, monseigneur Robert Canolle [12] et ses gens, qui se tenoient sur les marches d'Anjou et du Maine. Ces paroles plurent bien au roi, et dit: «Prenez ce qu'il vous plaît et que bon vous semblera de gens d'armes; tous obéiront à vous.» Lors se pourvéy le dit connétable et mit sus une chevauchée de gens d'armes, Bretons et autres, et se partit du roi et chemina vers le Maine, et emmena avec lui en sa compagnie le sire de Clisson. Si s'en vint ledit connétable en la cité du Mans, et là fit sa garnison; et le sire de Clisson en une autre ville qui étoit assez près de là; et pouvoient être environ cinq cents lances.
Encore étoit messire Robert Canolle et ses gens sur le pays; mais ils n'étoient mie bien d'accord, car il y avoit un chevalier en leur route, Anglois, qui s'appeloit messire Jean Mentreurde, qui point n'étoit de leur volonté ni de l'accord des autres: mais déconseilloit toujours la chevauchée, et disoit qu'ils perdroient leur temps et qu'ils ne se faisoient que lasser et travailler à point de fait et de conquêt. Et étoit le dit chevalier hardi et entreprenant, et moult redouté de tous ses ennemis, et mêmement en tous les lieux où il hantoit et conversoit; car il menoit toujours avec lui moult grand route et tenoit des gens plus grand partie des autres. Messire Robert Canolle et messire Alain de Bouqueselle tenoient toujours leur route et étoient logés assez près du Mans. Messire Thomas de Grantson, messire Gilbert Giffart, messire Geffroy Oursellé, messire Guillaume de Neuville, se tenoient à une bonne journée arrière d'eux.
Quand messire Robert Canolle et messire Alain de Bouqueselle sçurent le connétable de France et le sire de Clisson venus au pays, si en furent grandement réjouis et dirent: «Ce seroit bon que nous nous recueillissions ensemble et nous tinssions à notre avantage sur ce pays: il ne peut être que messire Bertran en sa nouvelleté ne nous vienne voir et qu'il ne chevauche; il le lairoit trop envis. Nous avons jà chevauché tout le royaume de France, et si n'avons trouvé nulle aventure plus avant: mandons notre entente à messire Hue de Cavrelée qui se tient à Saint-Mor, sur la Loire, et à messire Robert Briquet, et à messire Robert Ceni, et à Jean Carsuelle, et aux autres capitaines des compagnies qui sont près de ci, et qui viendront tantôt et volontiers. Si nous pouvons ruer jus ce nouvel connétable et le seigneur de Clisson qui nous est si grand ennemi, nous aurons trop bien exploité.»
Entre messire Robert et messire Alain, et messire Jean Asneton n'y avoit point de désaccord; mais faisoient toutes leurs besognes par un même conseil. Si envoyèrent tantôt lettres et messages secrètement par devers monseigneur Hue de Cavrelée et monseigneur Robert Briquet et les autres, pour eux aviser et informer de leur fait, et qu'ils se voulsissent traire avant, et ils combattroient les François. Et aussi ils signifièrent celle besogne à monseigneur Thomas de Grantson, à monseigneur Gilbert Giffart et à messire Geffroy Oursellé, et aux autres, pour être sur un certain pas que on leur avoit ordonné: car ils espéroient que les François qui chevauchoient seroient combattus.
A ces nouvelles entendirent les dessus dits volontiers; et s'ordonnèrent et appareillèrent sur ce bien et à point, et se mirent à point et à voie pour venir vers leurs compagnons; et pouvoient être environ deux cents lances. Oncques si secrètement ni si coiement ne sçurent mander ni envoyer devers leurs compagnons, que messire Bertran et le sire de Clisson ne sçussent tout ce que ils vouloient faire. Quand ils en furent informés, ils s'armèrent de nuit et se partirent avec leurs gens de leurs garnisons, et tournèrent sur les champs. Celle propre nuit étoient partis de leurs logis monseigneur Thomas de Grantson, messire Geffroy Oursellé, messire Gilbert Giffard, messire Guillaume de Neuville et les autres; et venoient devers monseigneur Robert Canolle et monseigneur Alain de Bouqueselle sur un pas là où ils les espéroient à trouver: mais on leur escourcit leur chemin; car droitement dans un lieu que on appelle le pas Pont-Volain [13] furent-ils rencontrés et retaindus des François; et coururent sus et les envahirent soudainement, et étoient bien quatre cents lances, et les Anglois deux cents. Là eut grand bataille et dure, et bien combattue, et qui longuement dura, et fait de grands appertises d'armes, de l'un côté et de l'autre. Car sitôt qu'ils s'entretrouvèrent, ils mirent tous pied à terre et vinrent l'un sur l'autre moult arréement, et se combattirent de leurs lances et épées moult vaillamment. Toutes fois la place demeura aux François et obtinrent contre les Anglois; et furent tous morts et pris; oncques ne s'en sauva, si il ne fût des varlets ou des garçons; mais de ceux, aucuns, qui étoient montés sur les coursiers de leurs maîtres, quand ils virent la déconfiture, se sauvèrent et se partirent.
Là furent pris messire Thomas de Grantson, messire Gilbert Giffard, messire Geffroy Oursellé, messire Guillaume de Neuville, messire Philippe de Courtenay, messire Hue le Despensier, et plusieurs autres chevaliers et écuyers, et tous emmenés prisonniers en la cité du Mans. Ces nouvelles furent tantôt sçues parmi le pays, de monseigneur Robert Canolle et des autres, et aussi de monseigneur Hue de Cavrelée, et de monseigneur Robert Briquet et de leurs compagnons. Si en furent durement courroucés; et brisa leur emprise pour celle aventure; et ne vinrent ceux de Saint-Mor sur Loire point avant; mais se tinrent tous cois en leur logis; et messire Robert Canolle et monseigneur Alain de Bouqueselle se retrairent tout bellement. Et se dérompit leur chevauchée, et rentrèrent en Bretagne; ils n'en étoient point loin.
3. Bataille de Chizey.
21 mars 1373.
Du siége que messire Bertran du Guesclin mit en Poitou devant Chisech.
Chroniques de Froissart.
Quand la douce saison d'été fut revenue et qu'il fait bon hostoyer et loger aux champs, messire Bertran du Guesclin, connétable de France, qui tout cel hiver s'étoit tenu à Poitiers et avoit durement menacé les Anglois, pour tant que leurs garnisons que ils tenoient encore en Poitou avoient trop fort cel hiver guerroyé et travaillé les gens et le pays, si ordonna toutes ses besognes de point et de heure, ainsi que bien le savoit faire, tout son charroi et son grand arroy, et rassembla tous les compagnons environ lui, desquels il espéroit à être aidé et servi; et se départit de la bonne cité de Poitiers à bien quinze cents combattans, la greigneur partie tous Bretons; et s'en vint mettre le siége devant la ville et le châtel de Chisech, dont messire Robert Miton et messire Martin l'Escot étoient capitaines. Avec messire Bertran étoient de chevaliers Bretons: messire Robert de Beaumanoir, messire Alain et messire Jean de Beaumanoir, messire Ernoul Limosin, messire Joffroy Ricon, messire Yvain Laconnet, messire Joffroy de Quaremiel, Thibaut du Pont, Allain de Saint-Pol, Aliot de Calais et plusieurs autres bons hommes d'armes. Quand ils furent tous venus devant Chisech, ils environnèrent la ville selon leur quantité, et firent bons palis derrière eux, par quoi soudainement, de nuit ou de jour, on ne leur pût porter contraire ni dommage; et se tinrent là dedans pour tout assegurés et confortés et que jamais n'en partiroient sans avoir la forteresse; et y firent et livrèrent plusieurs assauts.
Les compagnons qui dedans étoient se défendirent vassalement et tant que à ce commencement riens n'y perdirent. Toutes fois, pour y être confortés et lever ce siége, car ils sentoient bien que à la longue ils ne se pourroient tenir, si eurent conseil de signifier à monseigneur Jean d'Everues et aux compagnons qui se tenoient à Niort. Si firent de nuit partir un de leurs varlets qui apporta une lettre à Niort, et fut tantôt accouru, car il n'y a que quatre lieues. Messire Jean d'Everues et les compagnons lisirent cette lettre, et virent comment messire Robert Miton et messire Martin l'Escot leur prioient que ils leur voulsissent aider à dessiéger de ces François, et leur signifioient l'état et l'ordonnance si avant que ils les savoient; dont ils se déçurent, et leurs gens aussi, car ils acertifioient par leurs lettres et par la parole du message, que messire Bertran n'avoit devant Chisech non plus de cinq cents combattans.
Quand messire Jean d'Everues, messire d'Angousse et Cresuelle sçurent ces nouvelles, si affirmèrent qu'ils iroient celle part lever le siége et conforter leurs compagnons, car moult y étoient tenus. Si mandèrent tantôt ceux de la garnison de Lusignan et de Gensay qui leur étoient moult prochains. Cils vinrent, chacun à ce qu'il avoit de gens, leur garnison gardée; et s'assemblèrent à Niort. Là étoient, avec les dessus dits, messire Aymery de Rochechouart et messire Joffroy d'Argenton, David Hollegrave et Richard Holmes. Si se départirent de Niort tout appareillés et bien montés, et furent comptés, à l'issir hors de la porte, sept cents et trois têtes armées, et bien trois cents pillards Bretons et Poitevins. Si s'en allèrent tout le pas sans eux forhâter par devers Chisech, et tant exploitèrent que ils vinrent assez près et se mirent au dehors d'un petit bois.
Ci parle de la bataille de Chisech en Poitou, de messire Bertran du Guesclin, connétable de France, et les François d'une part, et les Anglois de l'autre.
Ces nouvelles vinrent au logis du connétable que les Anglois étoient là venus et arrêtés de-lez le bois pour eux combattre. Tantôt le connétable tout coiement fit toutes ses gens armer et tenir en leur logis sans eux montrer, et tous ensemble; et cuida de premier que les Anglois dussent, de saut, venir jusques à leur logis pour eux combattre; mais ils n'en firent rien, dont ils furent mal conseillés; car si baudement ils fussent venus, ainsi qu'ils chevauchoient, et eux frappés en ces logis, les plusieurs supposent que ils eussent déconfi le connétable et ses gens, et avec tout ce, que cils de la garnison de Chisech fussent saillis hors, ainsi qu'ils firent.
Quand messire Robert Miton et messire Martin l'Escot virent apparoir les bannières et les pennons de leurs compagnons, si furent tous réjouis, et dirent: «Or tôt, armons-nous et nous partons de ci, car nos gens viennent combattre nos ennemis; si est raison que nous soyons à la bataille.» Tantôt furent armés tous les compagnons de Chisech, et se trouvèrent bien soixante armures de fer. Si firent avaler le pont et ouvrir la porte, et se mirent tout hors, et clore la porte et lever le pont après eux. Quand les François en virent l'ordonnance, qui se tenoient armés et tout cois en leurs logis, si dirent: «Veci ceux du châtel qui sont issus et nous viennent combattre.» Là dit le connétable: «Laissez les traire avant, ils ne nous peuvent grever; ils cuident que leurs gens doivent venir pour nous combattre tantôt; mais je n'en vois nul apparant; nous déconfirons ceux qui viennent, si aurons moins à faire.» Ainsi que ils se devisoient, evvous les deux chevaliers anglois et leurs routes tout à pied, et en bonne ordonnance, les lances devant eux, écriant: «Saint-George! Guienne!» et se fièrent en ces François. Aussi ils furent moult bien recueillis. Là eut moult bonne escarmouche et dure, et fait moult grands appertises d'armes, car cils Anglois, qui n'étoient que un petit, se combattoient sagement, et détrioient toudis, en eux combattant, ce qu'ils pouvoient, car ils cuidoient que leurs gens dussent venir, mais non firent; de quoi ils ne purent porter le grand faix des François; et furent tout de premier cils là déconfits, morts et pris; oncques nul des leurs ne rentra au châtel. Et puis se recueillirent les François tous ensemble.
Ainsi furent pris messire Robert Miton et messire Martin l'Escot et leurs gens de premier, sans ce que les Anglois qui sur les champs se tenoient en sçussent rien. Or vous dirai comment il avint de cette besogne. Messire Jean d'Everues et messire d'Angousse et les autres regardèrent que il y avoit là bien entre eux trois cents pillards bretons et poitevins que ils tenoient de leurs gens; si les vouloient employer, et leur dirent: «Entre vous, compagnons, vous en irez devant escarmoucher ces François pour eux attraire hors de leur logis; et si très tôt que vous serez assemblés à eux, nous viendrons sur èle en frappant, et les mettrons jus.» Il convint ces compagnons obéir, puisque les capitaines le vouloient; mais il ne venoit mie à chacun à bel.
Quand ils se furent dessevrés des gens d'armes, ils approchèrent des logis des François et vinrent bien et baudement jusques près de là. Le connétable et ses gens qui se tenoient dedans leurs palis se tinrent tout cois et sentirent que les Anglois les avoient là envoyés pour eux attraire. Si vinrent aucuns de ces Bretons des gens le connétable, jusques aux barrières de leurs palis, pour voir quels gens c'étoient. Si parlementèrent à eux; et trouvèrent que c'étoient Bretons et Poitevins et gens rassemblés. Si leur dirent les Bretons, de par le connétable: «Vous êtes bien méchants gens, qui vous voulez faire occire et découper pour ces Anglois qui vous ont tant de maux faits; sachez que si nous venons au-dessus de vous, nul n'en sera pris à merci.» Cils pillarts entendirent ce que les gens du connétable leur disoient; si commencèrent à murmurer ensemble, et étoient de cœur la greigneur partie tout François. Ils dirent entre eux: «Ils disent voir. Encore appert bien que ils font bien peu de compte de nous, quand ainsi ils nous envoyent ci devant pour combattre et escarmoucher et commencer la bataille, qui ne sommes que une poignée de povres gens qui rien ne durerons à ces François. Il vaut trop mieux que nous nous tournons devers notre nation que nous demeurons Anglois.» Ils furent tantôt tous de cel accord, et tinrent cette opinion, et parlementèrent aux Bretons, en disant: «Hors hardiment, nous vous promettons loyaument que nous serons des vôtres et nous combattrons avec vous à ces Anglois.»
Les gens du connétable répondirent: «Et quel quantité d'hommes d'armes sont-ils cils Anglois?» Les pillards leur dirent: «Ils ne sont en tout compte que environ sept cents.» Ces paroles et ces devises furent remontrées au connétable, qui en eut grand joie, et dit en riant: «Cils là sont nôtres. Or, tout à l'endroit de nous, scions tous nos palis, et puis issons baudement sur eux, si les combattons; cils pillards sont bonnes gens quand ils nous ont dit vérité de leur ordenance. Nous ferons deux batailles sur èle, dont vous, messire Alain de Beaumanoir, gouvernerez l'une, et messire Joffroy de Quaremiel l'autre. En chacune aura trois cents combattans, et je m'en irai de front assembler à eux.» Cils deux chevaliers répondirent qu'ils étoient tout prêts d'obéir; et prit chacun sa charge toute telle qu'il la devoit avoir. Mais premièrement ils scièrent leurs palis rès-à-rès de la terre; et quand ce fut fait, et leurs batailles ordonnées, ainsi qu'ils devoient faire, ils boutèrent soudainement outre leurs palis et se mirent aux champs, bannières et pennons ventilans au vent, en eux tenant tout serrés; et encontrèrent premièrement ces pillards bretons et poitevins qui jà avoient fait leur marché et se tournèrent avec eux; et puis s'en vinrent pour combattre ces Anglois, qui tous s'étoient mis ensemble.
Quand ils perçurent la bannière du connétable issir hors, et les Bretons aussi, ils connurent tantôt qu'il y avoit trahison de leurs pillards, et qu'ils s'étoient tournés François; nequedent, ils ne se tinrent mie pour ce déconfits, mais montrèrent grand chère et bon semblant de combattre leurs ennemis. Ainsi se commença la bataille dessous Chisech des Bretons et des Anglois et tout à pied, qui fut grande et dure et bien maintenue. Et vint de premier le connétable de France assembler à eux de grand volonté. Là eut plusieurs grands appertises d'armes faites; car, au voir dire, les Anglois, au regard des François, n'étoient qu'un petit. Si se combattoient si extraordinairement que merveilles seroient à recorder et se prenoient près de bien faire pour déconfire leurs ennemis. Là crioient les Bretons: Notre Dame! Guesclin! et les Anglois: Saint Georges! Guienne! Là furent très bons chevaliers du côté des Anglois, messire Jean d'Éverues, messire d'Angousse, messire Joffroy d'Argenton et messire Aymery de Rochechouart, et se combattirent vaillamment et y firent plusieurs grands appertises d'armes. Aussi firent Jean Cresuelle, Richard Holmes et David Hollegrave. Et de la partie des François, premièrement messire Bertran de Claiquin, messire Alain et messire Jean de Beaumanoir qui tenoient sur une èle, et messire Joffroy Quaremiel sur l'autre; et reconfortoient grandement leurs gens à l'endroit où ils véoient branler; et ce rafraîchit grandement leurs gens, car on vit plusieurs fois qu'ils furent boutés et reculés en grand péril d'être déconfits.
De leur côté se combattirent encore vaillamment monseigneur Joffroy Ricon, monseigneur Yvain Laconnet, Thibaut du Pont, Sylvestre Bude, Alain de Saint-Pol et Aliot de Calais. Cils Bretons se portèrent si bien pour la journée, et si vassaument combattirent leurs ennemis que la place leur demeura, et obtinrent la besogne; et furent tous ceux morts ou pris qui là étoient venus de Niort; ni oncques nul n'en retourna ni échappa. Si furent pris de leur côté tous les chevaliers écuyers de nom; et eurent ce jour les Bretons plus de trois cents prisonniers, que depuis ils rançonnèrent bien et cher; et si conquirent tout leur harnois où ils eurent grand butin. Cette bataille fut l'an de grâce mille trois cent soixante-douze, le vingt unième jour de mars [14].
Ci parle de la prise de Niort, Luzignan et Mortemer par messire Bertran du Guesclin, et de la dame du chatel Achard, comment elle obtint respit.
Après cette déconfiture, qui fut au dehors de Chisech, faite de monseigneur Bertran du Guesclin et des Bretons sur les Anglois, se parperdit tout le pays de Poitou pour le roi d'Angleterre, si comme vous orrez en suivant. Tout premièrement ils entrèrent en la ville de Chisech, où il n'eut nulle deffense, car les hommes de la ville ne se fussent jamais tenus, au cas que ils avoient perdu leur capitaine; et puis se saisirent les François du châtel, car il n'y avoit que varlets, qui le rendirent tantôt, sauves leurs vies. Ce fait, incontinent et chaudement ils s'en chevauchèrent par devers Niort, et emmenèrent la greigneur partie de leurs prisonniers avec eux. Si ne trouvèrent en la ville fors les hommes, qui étoient bons François si ils osassent, et rendirent tantôt la ville et se mirent en l'obéissance du roi de France. Si se reposèrent là les Bretons et les François et rafraîchirent quatre jours. Entrues vint le duc de Berry à grands gens d'armes d'Auvergne et de Berry en la cité de Poitiers. Si fut grandement réjoui quand il sçut que leurs gens avoient obtenu la place et la journée de Chisech et déconfit les Anglois, qui tous y avoient été morts ou pris.
Quand les Bretons furent rafraîchis en la ville de Niort par l'espace de quatre jours, ils s'en partirent et chevauchèrent devers Luzignan. Si trouvèrent le châtel tout vuide, car cils qui demeurés y étoient de par monseigneur Robert Grenake, qui étoit pris devant Chisech, s'en étoient partis si tôt qu'ils sçurent comment la besogne avoit allé. Si se saisirent les François du beau châtel de Luzignan; et y ordonna le connétable châtelain et gens d'armes pour le garder. Et puis chevaucha outre à tout son host, pardevers le Châtel-Acart, où la dame de Plainmartin, femme à monseigneur Guichart d'Angle, se tenoit; car la forteresse étoit sienne.
Quand la dessus nommée dame entendit que le connétable de France venoit là efforcément pour lui faire guerre, si envoya un héraut devers lui, en priant que, sur asségurance, elle pût venir parler à lui. Le connétable lui accorda, et reporta le sauf-conduit le héraut. La dame vint jusques à lui, et le trouva logé sur les champs. Si lui pria que elle pût avoir tant de grâce que d'aller jusques à Poitiers parler au duc de Berry. Encore lui accorda le connétable, pour l'amour de son mari monseigneur Guichart, et donna toute asségurance à li et à sa terre jusques à son retour, et fit tourner ses gens d'autre part par devers Mortemer.
Tant s'exploita la dame de Plainmartin que elle vint en la cité de Poitiers, où elle trouva le duc de Berry. Si eut accès de parler à lui, car le duc la reçut moult doucement, ainsi que bien le sçut faire. La dame se voult mettre en genoux devant lui, mais il ne le voult mie consentir. La dame commença la parole, et dit ainsi: «Monseigneur, vous savez que je suis une seule femme, à point de fait ni deffense, et veuve de vif mari, s'il plaît à Dieu, car monseigneur Guichart gît prisonnier en Espaigne ens ès dangers du roi d'Espaigne. Si vous voudrois prier en humilité que vous me fissiez telle grâce que, tant que monseigneur sera prisonnier, mon châtel, ma terre, mon corps, mes biens et mes gens puissent demeurer en paix, parmi tant que nous ne ferons point de guerre et on ne nous en fera point aussi.»
A la prière de la dame voult entendre et descendre à celle fois le duc de Berry, et lui accorda légèrement. Car quoique messire Guichart d'Angle son mari fût bon Anglois, si n'étoit-il point trop haï des François. Et fit délivrer tantôt à la dame lettres, selon sa requête, d'asségurance; de quoi elle fut grandement reconfortée; et les envoya, depuis qu'elle fut retournée à Châtel-Acart, quoiteusement par devers le connétable, qui bien et volontiers y obéit. Si vinrent les Bretons de celle empainte par devant Mortemer, où la dame de Mortemer étoit, qui se rendit tantôt pour plus grands périls eskiver, et se mit en l'obéissance du roi de France, et toute sa terre aussi avec le chastel de Dienne.
LE CONNÉTABLE BERTRAND DU GUESCLIN.
Les pages qui suivent sont extraites de la Chronique de sire Bertrand du Guesclin, dont l'auteur est inconnu; nous reproduisons quelques fragments de cette chronique comme intéressant la biographie d'un de nos plus illustres capitaines.
Cy commence le rommant Bertrand du Guesclin, jadis connestable de France, et né de la nation de Bretaigne, et nombré au nombre des preux.
1314.
Au temps et au règne Phelippe le roy de France, fils de Charles comte de Valloys, frère de Philippe le Bel, roy de France et de Navarre, qui en son vivant engendra troys fils, lesquels l'ung après l'autre, depuis le trespassement dudit Philippe le Bel leur père, furent couronnés roys de France par la succession du derrenier, et desquels le royaulme descendit et escheut audit Phelippe de Valloys, nepveu ainsné dudit Phelippe le Bel, estoit au pays de Bretaigne ung chevalier nommé Regnault du Guesclin, sire de la Mote de Bron, ung fort chastel et bien séant à six lieues près de Rennes. Le chevalier fut preud'homs, loyal et droicturier envers Dieu et le monde, renommé de grant prouesse et hardement. Sur toutes riens [15] aimoit l'église; et à la reverence de Notre-Seigneur, de qui tous biens viennent, confortoit les povres et leur faisoit de grans aumosnes. Vray est que de cellui chevalier et de sa femme, qui moult fut de saincte vie renommée en son païs, yssirent trois fils, desquels l'ainsné eut nom en baptesme Bertrand, dont en ses jours courut tant la renommée que par toutes les terres chrestiennes et sarrasines il fut amé et doubté. Le second fils eut nom Guillaume, qui moult valut, mais peu vesquit. Et le tiers eut nom Olivier, qui ores règne comte de Longueville. A la haulte prouesse d'iceluy Bertrand ne se peut nul comparer en son vivant; dont Charles, le roy de France, le retint son connestable et chief de toutes ses guerres.
Mais pour ce que les chevaliers de grant jeunesse, qui désirent de grant vaillance, oient voulentiers raconter les prouesses des anciens, sont cy les faits d'icelluy Bertrand ramenteus [16], despuis le temps de sa jeunesse jusques à son trespassement, selon ce que trouvé est en ses faits, escripts ès livres des faits des roys en l'église monseigneur sainct Denis, en France.
Bertrand du Guesclin, ainsné fils de Regnault du Guesclin, fut de moyenne estature; le visage brun, le nez camus, les yeuls vairs, large d'espaules, longs bras et petites mains. Mais pour ce que de grant beaulté n'estoit pas plein, fut pou prisé en son enfance; et souventes fois advient que l'enfant moins prisé en sa jeunesse rechoit en ses jours avancement et grant honneur. Il advint, à une feste de Ascencion, que à la Mote de Bron vint une converse, qui juifve avoit été et estoit de grant science. Celle converse reparoit [17] souvent en l'ostel du seigneur de Bron, qui débonnairement la receupt et la fit asseoir au disner. Si regarda la converse, que à la seconde table estoyent assis les trois enfans, et tout au derrenier bout estoit assis Bertrand, qui l'ainsné estoit; mais pou de compte et moins que les aultres en tenoit le chevalier. Elle considéra et advisa la manière de Bertrand; et au lever du disner, print l'enfant, qui adoncques estoit en l'aage de cinq ans, et après ce qu'elle luy eut regardé les mains et avisé sa filosomie [18], elle demanda au chevalier et à la dame pourquoy on le tenoit ainsi villement. La dame respondit: «Belle amie, en vérité cest enfant est tant rude, mal gracieux, et de divers couraige [19], que oncques son pareil ne fut veu; car jà homme, tant soit de hault honneur, ne luy dira ou fera son desplaisir, que tantost ne soit par luy frappé. Si en sommes monseigneur et moi souventes fois dolens, pour les griefs qu'il fait aux aultres enfans du pays; car jà ne cessera de les assembler pour les faire combattre, et luy mesme se combat avecques eulx; dont monseigneur et moy désirons souvent sa mort, ou que oncques ne eust esté né.» A ces paroles respondit la converse, et dit: «Madame, je vous afferme que sur cest enfant je vois ung tel signe, que par lui seulement sera le royaulme de France honnouré, ne à son temps ne sera nul qui puisse estre à luy comparé de chevalerie.» De ce se commença la dame ung pou à esjouyr, et d'illec en avant le tint plus chier.
Tant creut Bertrand, qu'il vint en l'aage de neuf ans; et print une coustume, qu'il assembloit les enfans et les partissoit par batailles [20], et souvent les faisoit combattre si longuement que plusieurs des enfans s'en retournoyent navrés en leurs maisons, et luy mesme y estoit blecié et ses robbes desrompues. Quand la dame véoit Bertrand ainsi demené, moult estoit dolente, et lui disoit: «Malostru, maulvaisement vous souvient de la haulte honneur à quoy vous dit la converse que vous devez venir; mais certes elle vous advisa mal, car en vérité je ne le pourrois croire.» De ce ne tint compte Bertrand, ainçois fit faire quintaines et joustes d'enfans, et manière de tournois, selon le sentement qu'il pouvoit avoir de ce que ouy en avoit raconter; car adoncques faisoit-l'on tournois parmi le royaulme de France.
Ainsi se maintint Bertrand jusques à ce que les gens du païs firent plainte au seigneur de Bron de son fils, qui leurs enfans guerréoit en telle manière. Adonc fit crier le seigneur du Guesclin et deffendre que nul ne laissast aller enfans par sa terre avec Bertrand. Quand Bertrand apperceut que nul des enfans ne le vouloit plus suyr, il se prenoit à eux, et les faisoit combattre à luy oultre leur gré. Adoncques retournèrent les pères des enfans par devers le sire du Guesclin, faire plainte de son fils, lequel le fit emprisonner. Si advint que ung soir une chamberière portoit à souper à Bertrand; et ainsi comme elle ouvrit l'uys de la prison, Bertrand yssit, lui osta les clefs et l'enferma, puis s'en alla de nuit en l'un des hostels de son père; là print une jument et s'en alla à Rennes. Le sire du Guesclin avoit une sœur, mariée à ung chevalier de grant honneur, qui à Rennes demouroit. Là se trahit [21] Bertrand. Et quand la dame l'aperceut, elle fut moult lie [22] de sa venue; mais pour ce que ouy parler avoit de son maintien, luy dit: «Ha! beau nepveu, mal ressemblez la geste dont estes yssu, qui ainsi vous demenez villement.» Là estoit le chevalier seigneur de la dame, qui luy dit: «Dame, laissez à Bertrand soy acquitter envers jeunesse.» Puis dit à Bertrand: «Beau nepveu, l'hostel de céans est vostre.» Dont Bertrand le mercia.
En Rennes demoura Bertrand avec son oncle longuement, et moult changea de ses manières; puis fut son père rappaisié envers luy, et retourna en son hostel. Et tant creut Bertrand qu'il fut en l'aage de treize ans. Adonc luy bailla le seigneur du Guesclin chevaulx et harnois, et d'illec en avant suyvit les joustes et tournoymens; et tant fut large en faisant dons et présens aux chevaliers qui par la terre de son père passoient, que en brief temps fut accompté de chevalerie et renommé de grant largesse. Et entre ses manières avoit de coustume que, si véoit aulcun povre querant aumosne, s'il n'avoit argent, il se desvestoit et donnoit sa robbe pour l'amour de Nostre-Seigneur: dont son père l'avoit plus chier que de nulle chose qui fust en lui. Or advint que les barons de Bretaigne tindrent à Rennes unes grans joustes; et de l'emprise fut le sire du Guesclin, père de Bertrand, et avec ledit sire du Guesclin, alla Bertrand à Rennes; et moult désirant estoit de jouster; mais pour ce que jeune estoit, son père ne vouloit qu'il joustast.
Au jour de la jouste arrivèrent chevaliers et escuyers de plusieurs contrées, à Rennes. Là eut grant feste; et y eut moult de dames, de damoyselles et de bourgeoises. Les chevaliers de l'emprinse vindrent sur la place des joustes. Illec furent receus en joustes tous chevaliers et escuyers. Et sur tous ceulx qui bien le firent la journée, donnoit-on le pris dedans au sire du Guesclin. Il advint que pour ceulx de dehors vint jouster ung escuyer parent de la dame du Guesclin; et moult bel et longuement se contint en la jouste, puis retourna en l'hostel où logié estoit Bertrand qui l'escuyer congnoissoit et le suyvit. Et en soy désarmant entra Bertrand dans sa chambre; et se agenouilla devant luy, en luy requerant humblement qu'il luy voulsist prester son harnoys pour jouster: dont l'escuyer qui le congnut si luy respondit doulcement: «Ha! beau cousin, ce ne devez vous pas requerre, mais tout prendre comme le vostre.» Adonc fut Bertrand moult lie. L'escuyer arma Bertrand moult secrètement, et luy bailla cheval de jouste et varlet pour le gouverner.
Joyeusement vint Bertrand sur le champ; et quand il se vit sur les rans, il fiert cheval appertement des esperons, contre ung chevalier, et le chevalier contre luy. Bertrand, qui oncques mais n'avoit jousté, ferit le chevalier par le heaulme de telle force, qu'il le lui mist hors de la teste. De ce coup cheut le chevalier et fut son cheval occis. Quand les heraulx aperceurent le rude coup que fait avoit, et ne le congnoissoient, et ne savoient quel cry crier, ils commencèrent tous à crier: «A l'escuyer adventureux!» Adoncques chevaucha Bertrand, cherchant les rans; et tant fit ce jour que peu avoit de ceulx de dedans qui ne doubtassent à jouster contre luy, et ne savoient qui il estoit. Quand le sire du Guesclin, qui toute jour avoit eu le pris, aperceut la retraite que faisoient les chevaliers de dedans, il fiert cheval des esperons et s'adresse contre Bertrand son fils, lequel à ses paremens le recongneut. Adoncques laissa Bertrand sa lance cheoir et tourna arrière. Le sire du Guesclin, qui son fils ne recongnoissoit, s'esmerveilla dont il avoit reffusé de jouster. Et assembla des chevaliers pour avoir conseil comme il pourroit savoir qui l'escuyer estoit qui ainsi joustoit asprement. Par le conseil et ordonnance du sire du Guesclin, fut dit: que l'ung des chevaliers de dedans yroit contre luy et mettroit peine de le desheaulmer, et par ce le pourroit-on congnoistre. Donc partit ung escuyer, qui de grant prouesse estoit et de grant vertu, et vint contre Bertrand, et le desheaulma. Lors fut Bertrand cogneu et avisé de son père et de son lignaige, qui tous joyeux en furent. Et sur tous ceulx qui joye en firent, le sire du Guesclin, pour le bien qu'il vit en Bertrand celle journée, l'ayma tellement que d'illec en avant le tint moult chier et luy habandonna toute sa terre.
Quand la dame du Guesclin ouyt les nouvelles de Bertrand son fils, à qui le pris fut donné des joustes de Rennes, ne demande nul si elle receut grant joye. Adoncques luy souvint des parolles de la converse. Au partir de Rennes, s'en alla le sire au Guesclin à La Mote de Bron; avec luy Bertrand son fils, auquel il bailla très grant estat pour les joustes et tournoyemens aller suyr. Briefvement, tant fit Bertrand, que de lui courut grant renommée en la duché de Bretaigne.
En ce temps régnoit en Bretaigne le bon duc Jehan, qui en tout son temps fut vray François, preud'homs, et loyaument avoit servi le roy Phelippe de Valloys. Contre le roy Phelippe guerréoit le roy Édouart d'Angleterre, qui tant fit, par l'ayde des Flammans, Alemans, Guerloys [23], Hainuyers [24], Brebançons et gens de plusieurs nacions à luy alliés, qu'il mist siége devant la cité de Tournay. Quand le roy Phelippe le sceut, il manda les princes de son royaulme. Au mandement du roy alla le bon duc Jean de Bretaigne à grant harnoys, accompaigné de ses barons; et brièvement assembla le roy quatre cens mille hommes. Adoncques se partit pour aller contre Edouart. Tant chevaucha par ses journées qu'il vint à Mons en Hainault. Quand la comtesse de Hainault, qui veufve estoit, et par dévocion s'étoit rendue abbesse de Fontenelles, sceut la venue du roy Phelippe son frère et de son host, elle fut moult désirant de mettre paix entre le roy Edouart, qui sa fille avoit espousée, et le roy Phelippe son frère. Et tant se peyna la dame que à sa priere trefves furent prinses entre les roys en espérance de paix. Adoncques fut levé le siége, et s'en alla chascun des roys en sa contrée. Quand le roy Phelippe fut retourné en France, il donna congié à ses princes et moult les mercya de leur secours. Et sur tous les princes fut le bon duc honnoré et conjoy du roy; puis print congié et s'en retourna en Bretaigne, où moult fut receu honnouréement.
Pour la grant renommée qui de Bertrand couroit en Bretaigne, désiroit moult le bon duc Jehan de le veoir; et pour ce le manda; lequel y vint. Là le retint le bon duc Jehan en son service, et en tous les voyages qu'il fit pour le roy, le mena en sa compaignie. Ne demoura pas longuement que le bon duc Jehan trespassa, dont le païs fut moult endommagié [25], si comme l'ystoire raconte çà en avant.
Comme messire Bertrand se print à armer premierement.
1341.
Adoncques fut Bertrand jeune d'environ vingt ans, et moult désira les armes. Si considéra en soy que ores estoit temps d'acquérir honneur. Et bien avoient le lieu tous chevaliers et escuyers qui en Bretaigne repairoient, où lors estoient les guerres des Anglois, pour ce qu'entre le roy de France et d'Angleterre estoient trefves. Et icelluy secours d'Anglois faisoit le roy anglois appensément [26] au comte de Montfort, pour la puissance de Bretaigne abaisser, qui tousjours estoit en l'obéissance et souveraineté du roy de France; aultrement n'eust pas le roy anglois eu voulenté de mener guerre contre Charles de Bloys, qui cousin remué de germain du roy anglois estoit et cousin germain estoit de la royne d'Angleterre, pour ayder au comte de Monfort, qui riens ne lui estoit de lignaige.
La renommée fut par toute Bretaigne, que en la duché le comte de Montfort n'avoit rien ne nul droit, et pour ce maints bons chevaliers de France et d'autres contrées se tirèrent de la partie de Charles de Bloys. Bertrand, qui ces choses sceut, dit que jà en son vivant ne soustiendroit maulvaise querelle; ainçois seroit tousjours avec droicture. Si se mit à tenir le party de Charles de Bloys; et pour sa vaillance il atrahyt à soy plusieurs jeunes gens désirans de guerre; et tant fit que en brief temps ils se trouvèrent bien soixante compaignons ou environ armés, qui dessus eulx firent Bertrand leur capitaine. Quand Bertrand se vit tellement accompaigné, il se print à courir sur Anglois et faire ambusches. Mais pour ce que point n'y avoit de forteresses ne frontières où ils se peussent retraire, ils conversoient [27] ès grans forests. Ainsi se maintint Bertrand, qui pour attraire à soy gens d'armes donnoit tout à ses compaignons; et en peu d'heures fut povre par sa largesse. Quand Bertrand vit qu'il n'avoit plus que donner, il print les joyaulx de sa mère et les vendit, et en acheta chevaulx et harnoys: dont contre luy fut courroucée et dolente. Si advint, une journée, que Bertrand chevauchoit, luy quatriesme, par les forests; adoncques passoit ung chevalier anglois qui dedans le chastel de Forgeray menoit la finance pour mettre à sauveté. Tantost congnut Bertrand que le chevalier estoit anglois, et hardiement lui courut sus. Le chevalier, qui de grant hardiement fut, et bien monté et armé estoit, tint pou de compte de Bertrand, pource que mal armé et monté estoit. Toutes voyes il estoit soy septiesme. Et de grant vertu courut sus à Bertrand, qui en peu de heures le déconfit et l'occit. Quand Bertrand eut le chevalier conquis, il s'en vint à la Mote de Bron voir sa mère; et quand elle l'aperceut ainsi monté et armé, moult en fut joyeuse. Adoncques descendit Bertrand et baisa sa mère; puis vint à son père, et lui conta son aventure, qui grant joie en eut et moult l'introduisit en preud'homie et largesse. Adoncques fit Bertrand apporter la male au chevalier, et fut ouverte; illec trouva Bertrand grant finance d'argent et aussi de joyaulx, lesquels il donna à sa mère pour ceux que tollus lui avoit, et moult luy supplia que jamais elle ne le mauldisist. Quand la dame vit les joyaulx, qui sans comparaison valloient mieulx que les siens, adoncques dit: «Ha! fils Bertrand! bien dit la converse, que par toy seroit honnorée toute la geste dont tu es yssu.»
Deux jours demoura illec Bertrand, puis print congié de son père et de sa mère, et emporta avec luy tout ce qu'il avoit conquis, fors les robes et les joyaulx. Tant alla par les forests qu'il vint à ses compaignons, qui moult furent joyeulx de sa venue et moult s'esmerveillèrent de la monture et de l'estat que avoit. Illec despartit son gaing aux compaignons, et leur conta son adventure, dont chascun dist à soy-mesme que encores passeroit Bertrand toute la chevalerie de Bretaigne d'honneur et de prouesse. Ung pou séjourna Bertrand illec, puis dit à ses compaignons, que ores estoit saison de guerroyer et adviser quelle part ils pourroient gaigner une forteresse pour courir sur Anglois.
Comment Robert Canole vint présenter la bataille devant Paris
et à Vicestre et se logea.
1370.
Cy endroit dit l'ystoire que tant chevaucha Robert Canole parmy France, en exillant et gastant le pays, que devant Paris se vint logier en l'hostel de Vicestre [28] avecques luy messire Thomas de Grantson [29], messire Hue de Cavrelay, Cressouelle, et plusieurs aultres capitaines d'Angleterre. Bien estoient Anglois nombrés à trente mille. Au roy Charles de France envoyèrent la bataille présenter. Dedens Paris estoit le roy Charles de France; avec luy le duc d'Orléans, son oncle, les comtes de Saint-Pol, de Joigny, de Dampmartin, de Sancerre, de Tancarville et de Brayne, messire Jehan de Vienne, le sire de Fontaine, le sire de Sempy, messire Gautier de Chastillon, messire Henry de Vodenay, messire Robert d'Estourmel et plusieurs aultres chevaliers et escuyers qui grans gens avoient amené par devant le roy pour Anglois combattre; mais dedens Paris les fit le roy tous retraire, et deffendit que nul n'en yssit: dont moult desplaisoit à la chevalerie et à ceulx de Paris, qui grant désir avoient d'Anglois combattre et plus grans gens estoient que n'estoient Anglois; et en furent moult dolens; mais à bataille ne se voult le roy accorder.
En ceste ordonnance se tint Robert Canole devant Paris, attendant que l'on luy livrast bataille. Ung jour advint que de l'ost Robert Canole partit ung chevalier anglois qui par orgueil voua que aux portes de Paris viendroit sa lance attacher. A la porte Sainct-Marcel vint le chevalier armé, et sa lance baissée. Là fut le sire de Hangest, qui sur ung coursier monta, et tout armé, sa lance abaissée, vint contre le chevalier anglois. A l'approcher, férirent les chevaliers leurs chevaux des esperons, et de telle vertu s'entr'encontrèrent des fers des lances, que en tronçons brisèrent leurs lances; puis mirent mains aux espées et assaillirent l'ung l'autre; mais pour le coup que avoit receu le cheval du sire de Hangest aux joustes, se desroya [30] son cheval, et tellement se demena, que le chevalier anglois ne peut approchier; ainçois chéyt le cheval par son desroy, et fit cheoir son maistre, le sire de Hangest. Quand l'Anglois apperceut le sire de Hangest à terre, appertement luy vint courir sus; mais en ce point messire Raoul de Renneval y vint, qui le chevalier anglois abattit de son destrier: et là fut le chevalier anglois occis, dont dolente fut la chevalerie anglesse. Pour l'achoison de la mort du chevalier anglois, furent Anglois esmeus de Paris assaillir; mais à ce ne se accordèrent pas tous; car bien sçavoient que à Paris avoit deux ducs et huit comtes et grant chevalerie avecques le roy, qui voulentiers les eussent combattus, si au roy de France eust pleu.
Comment Canole se partit devant Paris.
Par cinq jours se tindrent Anglois devant Paris et au sixiesme jour se deslogèrent. Au partir de devant Paris, chevauchèrent Anglois par le royaume de France. De Paris yssirent messire Hue de Chastillon, maistre des arbalestriers de France, le comte de Sancerre, messire Loys son frère et grant chevalerie de France qui l'ost des Anglois alloient costoyant; et moult les dommagèrent. Et en ardant et exillant le pays, allèrent tant Anglois par leurs journées qu'ils entrèrent en Anjou et en Maine. Là conquistrent plusieurs forteresses; et moult se refreschirent, car grant famine avoit eu en leur ost et voyage.
Mais cy endroit se tait l'histoire des Anglois, qui en Anjou et en Maine se sont espandus par les chasteaux, dont bien saura parler quand lieu en sera, et retourne aux faits de messire Bertrand.
Comment messire Bertrand partit de Perregourt pour venir devers le roy à Paris et comment il fut esleu à connestable.
L'histoire raconte que en Perregourt [31] laissa messire Bertrand sa chevalerie, et soi sixiesme seulement, en estat mescogneu, vint hastivement à Paris. De sa venue sceut nouvelle le roy Charles, qui pour l'accompaignier lui envoya au devant messire Bureau de La Rivière, qui de honneur sceut moult, et à l'encontre de messire Bertrand vint trois lieues hors de Paris. Illec dit à messire Bertrand son messaige, et grant honneur lui porta. Et un soir arriva à Paris petitement monté, et vestu d'une robbe grise. Et de sa venue fut le peuple de Paris moult esmeu de joie, et tant que à une voix crièrent: Noël! tout ainsi comme ils eussent fait du roy, se de lointain pays fust venu. Et en leur grant joye demenant, disoient: «Bien viengne celluy par qui France sera recouvrée! Car certes, si en France eust esté n'a pas longtemps, jà la chevalerie angloise n'eust osé approucher.»
A Sainct-Pol vint messire Bertrand par devers le roy qui moult grant chière et honneur lui fit, et dedans l'hostel de Sainct-Pol près de sa chambre lui fit bailler son estat semblable au sien. Et moult lui enquit le roy de son estre. Et humblement s'agenouilloit messire Bertrand devant le roy en lui respondant à ses demandes; mais tousjours le relevoit le roy. Le soir, fit messire Bertrand asseoir à sa table au soupper, et par sa chevalerie le fit honnourer. Et grant joye fut à la court demenée pour sa venue; et l'endemain fit le roy son conseil assembler et la chevalerie, et devant tous parla en ceste manière:
«Seigneurs qui cy estes, mandés vous avons pour nous conseiller sur une affaire qui le bien et honneur du royaulme, de nous, de vos personnes et de tous nos subjects peut bien toucher. Vous sçavez, seigneurs, les grans adversités qui en nostre royaulme sont survenues; et par ceulx qui conforter nous estoyent tenus avons esté guerroyés, et nostre royaulme endommagé, et nos subjects à desraison. Bien povez apercevoir la voulonté d'iceulx Anglois, qui nostre royaulme guerroyent non contr'estant la paix jurée entre nostre très chier seigneur et père, le roy Jehan, dont Dieu ait l'âme! et eulx, et nous qui les accords avons tenu sans enfraindre, et fait avons envers le roy anglois et son fils le prince ce que tenus de faire estions; mais en rien ne nous ont tenu ce que promis et juré nous ont. Et, pour nostre terre garder, nous fault mener guerre contre Anglois. Seigneurs, combien que par droicte lignée nous soyons roy coronné, et soubs nous soit ou doive estre la puissance, toutesfois bien sçavons que en nous n'a de force plus que d'un homme, ni sans vous ne povons riens. En sur que tout, jà prince, par sa puissance, ne jouira de sa terre paisiblement, si du tout n'est au gré et en l'amour de ses subjects. Pour ce, seigneurs, en nostre royaulme ne voulons rien faire que au gré de vous ne soit. Vrai est que pour les guerres de nostre royaulme poursuir et maintenir, et contr'ester à l'entreprinse de nos anciens ennemis par le povoir de nostre chevalerie, nécessaire nous est avoir un chevalier loyal, de hardement et saige, qui nos guerres maintiendra. En grant vieillesse est cheu nostre très chier et aimé cousin, messire Moreau de Fiennes, nostre connestable, qui plus armer ne se peut. Pour ce, à nous en est venu et nostre espée nous a rendue; et oultre tout, nous a juré que pour nos guerres maintenir, n'est chevalier à qui l'espée fust si bien deue comme à messire Bertrand du Guesclin. Mais connestable voulons eslire du tout à vostre gré, combien que de nostre auctorité le pourrions faire, s'il nous plaisoit; ni de ce ne tournez rien à conquerre encontre nous. Si respondez sur ces choses vos plaisirs.»
Là n'eut duc, comte, chevalier, ni bourgeois qui sa voix ne donnast du tout à Bertrand.
Adonc fit le roi amener Bertrand devant lui, et doulcement lui dit: «Ami Bertrand, pour la loyaulté et hardement de vous qui de chevalerie estes le plus prisié, par le conseil des princes et barons de nostre royaulme, vous voulons bailler office où bien pourrez l'honneur et le nom de vous essaulcier. Pour ce, vous prions que la connestablie de nostre royaulme vous veuillez prendre, dont deschargé s'est nostre cousin de Fiennes par son grant âge.» Humblement mercia messire Bertrand le roy, et dit: «Sire, à vostre commandement obéiray voulentiers toute ma vie, et bien y suis tenu. Bien sçay que l'office est moult grant, et petitement est employé en moy, qui suis un povre homme et un povre chevalier; mais en vérité, sire, l'espée ne prendray-je point, si de vostre grâce ne me donnez un don qui vostre honneur n'abaissera ne vostre finance en rien.—Ami, dit le roy, bien povez demander seurement ce qu'il vous plaira: car à peine vous voudrois de rien escondire [32].—Sire roy, dit Bertrand, bien sçay que par envie et flatterie qui en court règne, en tout temps ont eu les princes mal vouloir contre leurs subjects. Et pour ce, vous veuil requerir que, si de ma personne nul homme vous est mesdisant en derrière de moy, que croire ne le veuillez, ne que pis ne m'en soit, jusques à tant que autant en aura dit en ma présence.» Ceste chose débonnairement lui octroya le roy. Puis print l'espée en sa main dextre, toute nue. Et devant lui fut messire Bertrand agenouillé, qui l'espée receut. Là baisa le roy messire Bertrand en la bouche, et se leva.
Après ce que messire Bertrand fut retenu connestable de France [33], lui bailla le roy mille cinq cens hommes d'armes, payés pour quatre mois; mais pou de compte en fit messire Bertrand, ains dit au roy: «Sire, cuidez-vous que de si pou de gens puissions combattre tout le povoir des Anglois? Et bien trouveray gens d'armes assez, si du vostre vous plaist despendre, dont assez et largement avez, la Dieu mercy!—Ami, dit le roy, les Anglois ne voulons pas que vous combattiez en journée; mais assez avez gens pour les hardoyer et tenir court. Et sur eulx pourrez assez gaigner.» Au roy respondit messire Bertrand, et dit: «Sire, de grant reprouche me devroit estre tenu, si devant moy véois venir vos ennemis, et je, qui chef suis de vos guerres, me départois sans à eulx assembler!»
Aultre chose n'en peut avoir messire Bertrand à celle fois. Ains s'en partit de Paris moult dolent, et sa semonce manda à Caen en Normandie. Là vindrent à lui le sire de Clisson, le vicomte de Rohan, le sire de Rais, le mareschal d'Audenehan, messire Jehan de Vienne, messire Olivier du Guesclin, le comte d'Alençon, le comte du Perche, qui pour la venue de messire Bertrand firent grant appareil.
Comment messire Bertrand vint à Caen, où il fut moult bien receu des barons de Normandie, et là fit sa monstre.
A Caen en Normandie vint messire Bertrand, qui des comtes d'Alençon et du Perche, qui frères furent, fut moult honnouré, et honnouréement receu de toute la chevalerie. En attendant gens d'armes à venir, séjourna messire Bertrand à Caen, et là manda à sa femme qu'elle y vinst, et tous ses joyaux et sa vaisselle apportast.
Grant desir eut la dame de son seigneur veoir, et à brief terme vint à Caen en grant arroy, où bien fut receue de la chevalerie et des bourgeois de Caen. Pour la venue de la dame fit messire Bertrand grant appareil pour la chevalerie festoyer, et tint court plènière. Là fut la vaisselle de Bertrand moult regardée de tous: car merveilles estoit de la veoir, et en Espaigne l'avoit gaignée.
De toutes parts vindrent gens d'armes à Caen; et en brief temps en vint plus de trois mille. Pour le grant nombre de gens d'armes qui estoient à Caen venus et de jour en jour croissoient, vint messire Olivier de Clisson à messire Bertrand et luy dit: «Sire, en vostre affaire faut penser. Grant nombre de gens d'armes sont cy assemblés, et du roy n'avez deniers que pour mille et cinq cens hommes d'armes; si regardez que à faire avez.—Beau frère, dit Bertrand, voir est que du roy n'ay eu deniers que pour mille et cinq cens hommes d'armes; mais si dix fois autant en venoit cy, tant comme ma vaisselle et les joyaux de ma femme dureront, jà homme n'en sera refusé que à gaige ne soit retenu et payé; car par tieulx reffus sont les pilleries et compaignies venues en France. Et si à présent emplois ma vaisselle pour le roy servir, aultre foys la me rendra.»
En la ville de Caen fit messire Bertrand sa monstre, et bien trouva trois mille hommes d'armes. Adoncques engaigea toute sa vaisselle et tous les gens d'armes souldoya; puis se partit, et au chastel de Vire alla. Bien sceurent Anglois que à Caen faisoit messire Bertrand grant assemblée, et pour surs se tindrent d'avoir bataille, puis que connestable estoit retenu messire Bertrand. Pour ce, devers luy envoyèrent un hérault, qui de par les Anglois salua messire Bertrand, et dit: «Monseigneur, à vous viens cy de par messire Thomas de Grantson, messire Hue de Cavrelay, Cressouelle, David Holegreve et Geoffroy Orselay [34], qui au Pont Valain se tiennent. Bien sçavent que de nouvel estes retenu connestable de France, dont bien estes digne; et pour ce vous requièrent que à vostre commencement leur vueillez la bataille accorder, et journée et place en prendre. Et bien sçaichez, monseigneur, que si vous leur refusez, à vous viendront où que vous soyez, qui grant honte vous seroit.» Doulcement respondit messire Bertrand au hérault, et dit: «A vos maistres me recommanderez, et bien leur dites: que briefvement auront de moy nouvelles; et si grant desir ont d'avoir bataille, ils n'ont garde que je leur faille, et bien peuvent dire qu'autant en suis-je voulentif.»
De grans présens donna messire Bertrand au herault, et festoyer le fit. Et but le hérault largement, et tant ivre fut que à Vire se coucha. Le soir mesme se partit Bertrand de Vire à la nuitée, tantost qu'il eust parlé au hérault, atout sa chevalerie; et moult leur desplaisoit, car moult estoit obscur le temps, et telle chose n'avoient guières accoustumé; et de plouvoir ne fina toute la nuit; dont plusieurs chevaux furent perdus qui du séjour partoient. Son chemin print messire Bertrand vers le Mans, et un messaige envoya au chastel du Loir par devers messire Jehan de Bueil, qui sçavoir lui fit: que de plusieurs forteresses s'estoient Anglois assemblés environ Pont-Valain [35], et leur chemin prins avoient en allant droit à l'abbaye de Champaignes: car là estoit Canole; et illec attendoient la bataille, s'il y avoit qui combattre les voulsist.
La bataille de Pont-Valain
1370.
Quand messire Bertrand sceut que près du Pont-Valain estoient Anglois assemblés, hastivement conduisit droit là sa chevalerie. Et celle nuit faisoit messire Bertrand l'avant garde, avec lui messire Olivier de Mauny, son frère, messire Alain de Beaumont; et en sa bataille avoit cinq cens combatans; mais si hastivement chevauchoit que suir ne le povoient ses gens, ainçois estoient par routtes et par troupeaux, ni assembler ne se povoient pour l'obscurité de la nuit, et soubs plusieurs mouroient leurs chevaux par leur travail. Un coursier tua messire Bertrand celle journée de nuit. Tant chevaucha messire Bertrand que au point du jour de Pont-Valain approucha, et entour lui regarda, et de toutes ses gens d'armes ne trouva avecques lui que environ deux cens hommes d'armes. A pied fit messire Bertrand ses gens descendre, et leurs robbes secouer, qui de pluie estoient mouillées; puis fit les chevaux ressangler. A celle heure cessa la pluie, et à lever se print le soleil, qui le temps eschauffa: dont François se resjouirent. Lors messire Bertrand et sa chevalerie montèrent à cheval; et tant chevauchèrent que en une vallée aperceurent Anglois qui logier se vouloient. Ses coureurs envoya messire Bertrand devant, qui les Anglois visèrent, et bien les nombrèrent à huit cens chevaliers et escuyers. Après fit messire Bertrand ses gens descendre en ordonnance de bataille, et tousjours lui creurent gens. De l'autre part fut messire Thomas de Grantson, qui ses batailles ordonna. Ses bannières fit messire Bertrand desployer; et moult furent Anglois esbahis, quand François virent en ordonnance, car sitost ne les croyoient pas veoir, et bien dirent que bien matin s'estoit levé Bertrand.
En ordonnance, bien serrés, et tous de pied, partirent les batailles à venir l'une contre l'autre. A l'assembler fut grant le froissis des lances, et longuement des lances se combattirent, qui entrer ne povoient les uns ès autres; puis prindrent François des haches, et tant firent que dedans Anglois entrèrent. Là eut bataille fière et merveilleuse, car hardement se deffendirent Anglois; et non pourtant [36] à l'assembler en mourut bien deux cens; mais la bataille renforça messire Thomas de Grantson, qui en criant son enseigne, fièrement assembla contre François, et tant fit d'armes que merveilles fut à veoir.
A celle envahie que fit messire Thomas, furent moult grevés François; mais briefvement vindrent le mareschal d'Audenehan, le comte du Perche, messire Jehan de Vienne et messire Olivier de Clisson atout sept cens hommes d'armes. Là renforça la bataille des François, et moult fièrement entrèrent ès batailles des Anglois qui en pou de heures furent desconfits.
Là furent prins messire Thomas de Grantson, David Holegreve, Orselay [37] et plusieurs aultres chevaliers et escuyers anglois. Sur le point de la desconfiture arriva messire Hue de Cavrelay à trois cens lances; mais en la bataille n'entra point, ainçois se retrahit. De la bataille eschappèrent Cressouelle et plusieurs Anglois, qui en l'abbaye de Vas se retrahirent.
Là conduisit messire Bertrand sa chevalerie. A Vas se refreschirent les François, et d'assault la prindrent. Et devant Risle envoya messire Bertrand ses coureurs; mais de là s'estoient partis Anglois, et le lieu désemparé avoient, et plusieurs aultres places et chasteaux désemparèrent.
Quand la desconfiture sceurent du Pont-Valain, en l'abbaye de Sainct-Mor-sur-Loyre [38] se retrahirent Cressouelle et plusieurs aultres Anglois qui leurs forteresses avoient laissées: car moult fut forte l'abbaye et grant garnison d'Anglois y eut.
Comment messire Bertrand alla mettre le siége devant Chiset, et comment
Clisson tenoit le siége devant la Roche -sur -Yon et messire Alain de
Beaumont tenoit aultre part.
1372.
L'histoire raconte que après la prinse de Monstereul-Bonnin, mit siége devant Chiset [39] messire Bertrand. Au chastel de Chiset estoit, de par le roi d'Angleterre, un chevalier, nommé Robert Miton, à grant garnison d'Anglois. Et en la place devant le chastel fit messire Bertrand son siége clorre et faire palis et tranchis du costé devers les champs. Souventes fois fit messire Bertrand assaillir; mais asprement se deffendirent Anglois.
En ce contemple, estoit lieutenant en Guienne de par le roy d'Angleterre messire Jehan d'Evreux, qui les Anglois de plusieurs contrées et de plusieurs forteresses assembla dedans Nyort, et bien se trouvèrent au nombre de huit cens chevaliers et escuyers. Adonc estoit le sire de Clisson devant le chastel de La Roche-sur-Yon, où avoit mis le siége; et en sa compaignie estoit le sire de La Vau-Guion, le vicomte de Rohan et plusieurs aultres barons. Et bien sçavoient que à Nyort assembloit Anglois messire Jehan d'Évreux; mais penser ne sçavoient si c'estoit pour eulx combattre, ou le siége de Chiset lever. Ceste chose fit sçavoir le sire de Clisson à messire Bertrand, en lui mandant que sur sa garde se tenist: dont moult le mercia Bertrand.
Et en ce mesme temps tenoit messire Alain de Beaumont, par l'ordonnance de messire Bertrand, un siége devant un autre chastel dont estoit capitaine Cressouelle, qui dedans fut. A messire Alain fit messire Bertrand sçavoir que à Nyort se assembloient Anglois et que sur sa garde se tenist. Adonc fit messire Alain son siége clorre de palis.
Ainsi tindrent les François trois siéges dont chascun espéroit avoir bataille celle saison.
Comment messire Jehan d'Évreux fit son assemblée d'Anglois devant Nyort.
Tant fit messire Jehan d'Évreux que dedans la ville de Nyort assembla huit cens chevaliers et escuyers, tant d'Angleterre comme de la Guienne; et eurent conseil que premièrement devant Chiset iroient pour messire Bertrand combattre. Et entr'eux fut ordonné que, si victoire avoient, tous François mettroient à mort, excepté messire Bertrand, Morice du Parc et Geoffroy de Carmuel, qui à rançon seroient prins, pour la grand rançon que avoir en cuidoient, et aussi pour la vaillantise de messire Bertrand; mais Dieu leur retailla assez de leur propos.
En la compaignie de messire Jehan d'Évreux furent le sire d'Ergences, Jacques son frère, Jaquemon Hasquet, Jannequin Haiton, le capitaine de Mortaing et Jaquentré, capitaine de Chivré. Et par le conseil d'icelluy Jaquentré, firent faire Anglois tunicles de toile blanche toutes pareille, croisées de la croix Saint-Georges, dont tous furent vestus par-dessus leur harnois, qui grant chose fut à veoir. Et de Nyort partirent en grant arroy, bannières desployées. Et au départir, par grant orgueil, dit Jaquentré à son hoste: que sa chambre fist bien parer et largement vitaille appareiller pour messire Bertrand honnorer; car là avoit intencion de l'amener. Et tant chevauchèrent Anglois, en leur chemin tenant droit à Chiset, que dedans un bois arrivèrent. Là trouvèrent deux charrettes de vin, qui desparties de Monstereul-Belay estoient menées au siége pour les cuider bailler aux François. Pour le vin s'arrestèrent Anglois; et les tonneaux firent dresser et d'un bout défoncer; à boire le commencèrent avec leurs cappelines, grèves [40] et gantelets ceux qui aultres vaisseaux n'avoient; et après ce que tout le vin eurent bu, et que eschauffée leur fut la cervelle, désirans furent aulcuns de hastivement partir pour au siége venir; mais contredisans en furent aulcuns chevaliers anglois, qui conseillèrent que dedans le bois se tenissent toute la journée, et la nuitée partissent pour l'ost des François surprendre.
Devant toute la chevalerie angloise messire Jehan d'Évreux parla et dit en ceste manière: «Seigneurs, dit-il, en ceste compaignie-cy sommes huit cens chevaliers et escuyers et deux cens archiers. Et bien sçavons que devant Chiset ne sont point plus de cinq cens combattans. Renommés sont Anglois en toutes contrées que en nulle saison n'ont trahy leurs ennemis; mais aventureusement en leurs grans avantaiges, et sans aguet ne trahison, se sont tousjours tenus. Et ceste chose dis-je pour ce que, si par ceste voye mettons François à desconfiture, pou de honneur y pourrions nous recouvrer, ainçois nous tourneroit à reprouche. Et, certes, nul cuer vaillant ne doit tendre à deshonneur.» Aux parolles de messire Jehan d'Évreux s'accordèrent tous les Anglois, et moult l'en louèrent. Ainsi s'en partirent Anglois du bois pour venir droit au siége de Chiset, où estoit messire Bertrand. Et devant envoyèrent leurs coureurs pour sçavoir et adviser l'estat du siége de Chiset: car en doubtance furent que retraits se fussent François; mais encore ne sçavoient pas François que si près fussent Anglois. Et par les coureurs des Anglois, sceurent plusieurs François, qui dehors du siége estoient reculés dedans leur palis, que près d'illec estoient Anglois. Et guières ne demoura que Anglois envoyèrent héraulx et mandèrent la bataille à messire Bertrand présenter. Et prindrent place les Anglois.
A celle heure se reposoit messire Bertrand en sa tente, et pour soy conseiller manda le comte du Perche, le vicomte de Chastellerault, messire Jehan de Vienne, admiral de France, messire Olivier de Mauny, messire Alain de Beaumont, messire Guillaume des Bordes, messire Geoffroy de Carmuel, messire Morice du Parc, messire Guy le Baveulx, le vicomte d'Aunoy, messire Jehan de Montfort, le sire de Tournemine, le sire de Hangest et plusieurs chevaliers et escuyers de France, qui au siége estoient, auxquels messire Bertrand dit: «Seigneurs, vous véez que cy, devant nous, sont nos ennemis qui bataille nous présentent; et à présent est venu un chevaucheur de France, par lequel nous a escript le roy: que pour nous combattre il a entendu que se assemblent Anglois; mais tant hardis ne soyons de bataille leur livrer. Si ne voyons en ceste affaire, que tout à nostre deshonneur ne soit, si aultrement ne nous conseillez.»
Sur ces parolles pensèrent les chevaliers de France; puis à messire Bertrand respondirent tous d'un accord: «Sire, nullement ne serez par nous conseillé de désobéir au mandement du roy: car, si fortune vous estoit contraire, de lui n'auriez jamais secours. Bien sçavons que pour vostre siége garder et les Anglois tenir à grant destresse, vous estes fort en bataille de gens. Et aussi, si dedans vostre siége, qui est clos de palis et de tranchis, Anglois vous viennent assaillir, fort estes pour les recevoir, et plus pourriez sur eulx gaigner que ils ne feroient sur vous: pour quoy nous semble que honneur avez assez en ces choses faisant, sans issir en bataille.»
Doulent fut messire Bertrand, quand les parolles de la chevalerie entendit: car désirant estoit d'Anglois combattre. Après ce que longuement eut pensé en ceste chose, la chevalerie fit retourner, et à eulx parla en ceste manière: «Seigneurs, tout temps ay ouï maintenir que le roy Charles de France est le droit hoir de la couronne, et que de luy n'est nul plus vrai catholique en Dieu. Vrai est que, quand de lui partis dernièrement, en prenant de lui congié pour venir en ces parties, par son serment me jura, que loyaulment estoit informé que à lui appartenoit la duchié de Guienne, et que plus seur me tenisse, se Anglois trouvois, pour contre eulx sa droicture garder. Vous sçavez, seigneurs, que pour les droits du roy de France garder, je qui son connestable suis, combien que pou vaille, suis venu en ces contrées. Et en ma compaignie cuyde avoir amené chevalerie de aussi grant prouesse comme recouvrer l'on en pourroit en nulle contrée. Et bien l'avez-vous monstré jusques cy; et oultre cuydé-je avoir près d'autel [41] nombre de gens comme Anglois sont: pourquoy, à reprouche et deshonneur me pourroit estre tourné, si bataille reffusois; et me veuillez sur ce respondre et dire vos advis.»
Appertement respondirent les chevaliers à messire Bertrand: «Sire, bien sçavons que du roy n'est nul meilleur chrestien. Et si de droit ne fust hoir de la couronne, à lui ne fussions point obéissans; et sçavons bien aussi que de droit à lui appartient Guienne. Et bien près d'autel nombre avez de gens comme sont Anglois, et tous avez gens de cognoissance, qui nullement ne vous fauldroient. Et bien voulons que vous sachiez que cy n'a nul qui grant desir n'ait d'Anglois combattre; mais la malveillance du roy, qui la bataille nous deffend, nous fait ces choses vous desconseiller; et toutes voies par vous nous voulons gouverner et faire ce qui au cueur vous encherra; car toujours nous sommes bien trouvés de tout ce que empris avez. Et bien nous semble que moins fussions la moitié, que soubs vostre conduite ne povons périller.»
Moult fut joyeux messire Bertrand quand ces parolles entendit, et débonnairement les mercia; puis dit: «Seigneurs, procureur suis du roy Charles, mon souverain seigneur, pour ses droits desbattre; et vous jure ma foy, qu'en la duchié de Guienne est sa droicture: pour quoy mon devoir ne ferois pas, si son droit ne desbattois. Et puisque je sçay ces choses vrayes, veu qu'il est si vray catholique, Dieu, en qui j'ay ma fiance de ses droits garder, nous sera en aide, et s'il vous plaist, Anglois combattrons.» A ce s'accorda toute la chevalerie, et ainsi aux Anglois mandèrent bataille.
Comment Bertrand ordonna ses batailles à Chiset contre les Anglois.
Dedans le palis devant Chiset ordonna messire Bertrand ses batailles; et au dehors furent Anglois en la plaine, en ordonnance de bataille livrer. Et en attendant François, estoient Anglois assis à terre au front devant. Après ce que messire Bertrand eut ses batailles ordonnées, mit en sa garnison, pour le siége garder, messire Jehan de Beaumont atout quatre-vings hommes d'armes, qui dedans les tentes et pavillons du siége se tindrent couvertement pour Anglois surprendre, si du chastel issoient. Et pour la bataille faire, fit messire Bertrand le palis dont son siége estoit clos, abattre. Et en ordonnance partirent François de leur siége pour assembler aux Anglois. Et tous serrés, lances abaissées, allèrent tant François que aux archiers des Anglois abaissèrent leurs lances. Et pou dura le trait. Après ce que le trait fut failli, assembla la bataille des François contre Anglois, et de lances poussèrent les uns contre les aultres. A celle bataille reculèrent Anglois les François par force de lances; et adoncques laissèrent Anglois leurs lances cheoir, et aux haches se prindrent pour les lances des François briser. Bien aperceut messire Bertrand que Anglois avoient leurs lances laissé cheoir; et lors, en François reconfortant, s'escria que chascun tinst roide sa lance; et le pousser fit renforcier de telle vertu que Anglois prindrent à reculer.
Quand ceulx du chastel aperceurent que aux Anglois estoient François assemblés, le pont du chastel firent abaisser et en armes issirent; mais par messire Jehan de Beaumont furent desconfits et le capitaine prins: dont briefvement sceurent François nouvelles, qui en bataille estoient; et moult en creut leur hardement.
En combattant, des lances reboutèrent François très grandement Anglois. Et sur les esles de la première bataille avoit mis messire Bertrand très grant nombre de gens d'armes et d'arbalestriers qui de haches et de trait assemblèrent contre Anglois, tellement que enclos furent de toutes parts, et en pou d'heures tourna sur Anglois la desconfiture. Là fut prins messire Jehan d'Evreux par messire Pierre de Negron. Et y mourut environ six cens Anglois; ni de toute la bataille ne furent retenus que cinq prisonniers Anglois en vie.
Et après la desconfiture retourna messire Bertrand au siége. Et celle journée lui fut le chastel rendu; et bien fut frustré de son intencion Jaquentré, capitaine de Chivré, l'Anglois, qui sur la place demoura mort, qui à son hoste, au départir de Nyort, avoit chargié faire grant appareil pour messire Bertrand festoyer, lequel cuidoit desjà avoir sur lui la victoire. Et bien est vrai ce qu'on dit en proverbe: «Assez deschiet de ce que fol pense;» et: «L'homme propose et Dieu dispose...»
Comment messire Bertrand entra dedans la ville de Nyort, et cuidoient ceux de la ville que ce fussent les Anglois.
Tantost que le chastel fut rendu à messire Bertrand, il fit tous les vestemens des Anglois prendre et les chevaux sur quoy montés estoient, qui en bataille furent gaignés, et dessus fit monter François, et hastivement les fit partir de Chiset pour venir devant Nyort. Quand ceulx de Nyort aperceurent François habillés des robbes et chevaux que Anglois avoient, cuidèrent que ce fussent Anglois, et appertement abaissèrent leur pont. Et dedans Nyort entrèrent François hastivement; et quand dedans furent, commencèrent à crier: «Guesclin!» Et furent prins tous ceulx qui dedans estoient, et moult y gaignèrent de belles richesses. Et fit messire Bertrand la ville et le chasteau garnir. Et d'illec s'en alla devant le chastel de Sivray, et tantost le conquist et y tint garnison. Au partir de Sivray, chevaucha messire Bertrand devant Gençay, que tantost il print d'assault et le chasteau garnit. Après la prinse de Gençay, chevaucha Bertrand devant Luzignan, où ville a bien séant et le plus fort chastel de Poitou; mais guières ne séjourna que la ville et le chastel conquist. Pour la comté et seneschaucié de Poitou garder, ordonna messire Bertrand messire Alain de Beaumont, chevalier de renom; et du pays se partit messire Bertrand pour aller à Pont-Orson, lui et sa chevalerie, où le duc de Bretaigne cuidoit trouver, qui à certain jour avoit promis d'y estre, et par l'accord de ses barons, avoit promis venir en l'obéissance du roy de France: dont il n'en fit rien, ainçois s'en alla par mer en Angleterre, où il fit pou de ce qu'il cuidoit, et depuis en bien povre estat conversa longuement en la comté de Flandres.
Quand dedans Pont-Orson se trouva messire Bertrand, et les barons de Bretaigne qui pour le duc mener devers le roy estoient-là venus, et la faulte du duc aperceurent, en eulx n'eut que courroucier. Si eurent conseil ensemble que, puisque le duc failloit au roy de convenant, les villes et les chasteaux de la duchié de Bretaigne mettroient en l'obéissance du roy. Dont s'en entra messire Bertrand en Bretaigne, et de par le roy Charles de France, chalengea villes et chasteaux, dont la plus grande partie lui fut rendue.
Mais atant se tait l'histoire des faits de la duchié de Bretaigne, et retourne aux faits de messire Bertrand, qui de Bretaigne partit pour venir devers le roi Charles de France.
En ceste partie dit l'histoire que après ce que messire Bertrand eut en Bretaigne receu les féaultés des barons et la saisine de plusieurs villes et chasteaux, qui au roy se rendirent, s'en retourna à Paris, pour le roy veoir qui par ses lettres l'avoit mandé. Avec le roy estoit adoncques le duc d'Anjou, frère du roy. Et quand messire Bertrand fut arrivé, ne demande nul la chière et l'honneur qui de par le roy lui fut faicte, et aussi par les ducs et princes et par le peuple de Paris: car si Dieu fust descendu en terre, à peine en eust-on pu plus faire.
Comment le roy Charles envoya messire Bertrand avec le duc d'Anjou
en Perregourt.
1373.
Par le gré du roy Charles de France, fit en ce temps le duc d'Anjou une armée pour aller en Perregourt contre Anglois, qui la comté et le pays de Limosin guerréoyent. En la compaignie du duc envoya le roy messire Bertrand, Yvain de Gales, Hue de Villiers, le mareschal de Sancerre, Thibault du Pont, escuyer de renom, et aultre grant chevalerie de France, qui tant allèrent par plusieurs journées que, près d'un chastel appelé la Bernardières, qui sur la marche de Limosin et de Perregourt est séant, arrivèrent. Là estoient grant nombre d'Anglois qui tantost sceurent la venue du duc d'Anjou et de messire Bertrand, et boutèrent le feu dedans la forteresse et leurs prisonniers ardirent, puis s'en partirent à grant haste. Illec arrivèrent briefvement François qui la destruction aperceurent. Et là fut un prestre trouvé qui ars estoit; et en sa main tenoit encore un calice d'argent: dont grant pitié en print à la chevalerie de France, qui leur chemin prindrent droit à Condat.
Et à un samedi fit messire Bertrand commencer l'assault fier et merveilleux, mais par force de mal temps cessa l'assault. Dessus eulx descendit si grief oraige que bien perdirent cent chevaliers et escuyers; mais lendemain fit messire Bertrand recommencer l'assault de telle puissance, que souffrir ne peurent Anglois l'estour [42], ains se rendirent au duc, leurs vies saulves. Et de là se partirent Anglois. Et le chastel de Condat fit le duc garnir. Après la prinse de Condat se partit le duc atout ses osts, et devant Bergerac alla mettre le siége. La ville et le chastel fit messire Bertrand assaillir de toutes parts, et asprement se deffendirent Anglois; mais en la fin se rendirent au duc, qui dedans entra, et la ville et le chastel garnit.
Au partir de Bergerac, chevauchèrent le duc et messire Bertrand devant Esmettoy, qui tost leur fut rendu, et d'illec allèrent devant Sainte-Foix, qui semblablement se rendit.
Comment messire Perducas d'Albret fut prins des François.
En ce temps fut prins messire Perducas d'Albret, qui François avoit tout son vivant grevés, et moult le héoit le duc d'Anjou. Quand le duc en seut la prinse, tant traita que amené lui fut en ses prisons, et enferrer le fit. Et avant que de ses prisons peust partir, par rançon rendit au duc vingt-sept chasteaulx qui en son obéissance estoient; et à la prière du sire d'Albret, qui son parent estoit, le mit le duc à finance. Au sire d'Albret estoit le duc tenu en grande somme de deniers, à cause de pension qu'il prenoit sur lui, et bien montoit la somme de cent cinquante mille francs. A icelle finance mit le duc messire Perducas, et au sire d'Albret la bailla en payement; mais avant son partement paya comptant, pour chascun jour qu'il avoit prison tenue, cinquante francs pour sa despence, avec les gaiges de ses gardes.
En ce mesme temps estoit prins le sire de Devois, qui François promit estre. Et pour ce le duc lui quitta sa rançon; mais guières ne demoura qu'il se rendit Anglois; et tourné luy fut à grant reproche.
Depuis la prinse de Sainte-Foix, chevauchèrent le duc d'Anjou et le connestable de France devant Chastillon, qui tantost leur fut rendu, et le chastel fit le duc garnir. De Chastillon partirent; et tant chevauchèrent que devant Saint-Maquaire vindrent et siége y tindrent.
Là vindrent au secours du duc le sire de Coussy et le sire de Parthenay, à très grands gens. Là furent apportées au duc les clefs de plusieurs villes et chasteaux, qui au roy se rendirent. Et par accord se rendirent ceulx de Saint-Maquaire; puis donna le duc congié à tous ses osts, et en Touraine retourna. Et messire Bertrand s'en alla à Paris devers le roy, qui grant joye eut de sa venue; et moult le honnoura et fit honnourer par tous ceulx de son sang.........
Comment messire Bertrand se partit à grant armée et entra en la duchié
de Guienne et mit le siége à Randon.
1380.
Longuement ne séjourna messire Bertrand à Paris; mais par l'accord du roy de France assembla très grande armée et dedans la duchié de Guienne entra. Et tant chevaucha en conquérant villes et chasteaux, que devant Chastel-neuf de Randon arriva. Là furent Anglois qui le chastel gardèrent, et grandement garnis furent de vivres et d'artillerie. Fort fut le chastel et bien séant. Et assiéger le fit messire Bertrand; et assault y livra par plusieurs fois, mais pou y exploicta. Illec jura messire Bertrand le siége. Et tant tint Anglois à l'estroit, que de nulle part n'avoient de secours de vivres. Pour ce, requirent Anglois un jour de trefves, et par devers messire Bertrand envoyèrent leur capitaine, qui traita: que à un certain jour rendroient le chastel, si du roy anglois n'avoient de gens d'armes secours; et de ce baillèrent ostages à messire Bertrand: dont trefves leur furent données, jusques au jour que le chastel devoient rendre.
Comment messire Bertrand accoucha [43] au lit de mort, et comment il mourut, et avant il manda le mareschal et la chevalerie en sa tente, et comment il reçut tous ses sacremens comme bon chrestien.
Durant les trefves prinses par les Anglois du Chastel-neuf de Randon, messire Bertrand du Guesclin, connestable de France, qui siége y tenoit, accoucha au lit de la mort. Et quand de mort se vit si appressé, dévotement receut ses sacremens; et par devant lui fit venir le mareschal Loys de Sancerre, qu'il tint moult cher, messire Olivier de Mauny et la chevalerie de son siége, auxquels il dit:
«Seigneurs, de vostre compaignie me fera briefvement départir la mort, qui est à tous commune. Par vos vaillances, et non par moy, m'a tenu fortune en haulte honneur, en toute France, en mon vivant, et à vous en est deu l'honneur, et non à moi, qui mon âme à vous recommande. Certes, seigneurs, bien avois intencion de briefvement par vos vaillances affiner les guerres de France, et au roy Charles rendre tout son royaulme en obéissance; mais compaignie à vous ne puis plus tenir doresnavant. Et non-pourtant je requiers Dieu, mon créateur, que loyal couraige vous doint toujours envers le roy, qui par vous, sire mareschal, et par les vaillances de vous et de toute la chevalerie, qui tant loyaulment et vaillamment se sont toujours portés envers luy, affinera ses guerres. Mais, sire mareschal, et vous aultres seigneurs qui cy estes, d'une chose vous vueil requerre, dont ma vie finirois en grand repos, si faire se povoit. Et vous diray quelle. Vous sçavez, seigneurs, que envers moy ont prins Anglois journée de leur chastel rendre, si du roy anglois ne sont secourus. Au jour d'huy est la journée; dont en mon cueur je désire moult que avant ma mort Anglois rendissent le chastel.»
Des parolles de messire Bertrand eurent toute la chevalerie si grand pitié que nul ne le sçauroit dire. L'un regardoit l'autre en plourant, en faisant le non pareil dueil que l'on vist oncques; et disoient: «Hélas! or perdons nous nostre bon père et capitaine, nostre bon pasteur qui tant doulcement nous nourrissoit et seurement nous conduisoit; et si bien et honneur avons, c'est par luy. O honneur et chevalerie, tant perdras quand cestuy deffinera!»
Et plusieurs aultres regrets faisoient ceulx de l'ost, tellement que ceulx du chastel aucunement l'aperceurent; mais pourquoy c'estoit, ne sçavoient rien. Ainsi passa la journée, ni du roi anglois n'eurent aulcun secours ceulx du chastel. Et le lendemain matin, vint le mareschal Loys de Sancerre devant le chastel, et le capitaine du chastel manda, lequel tantost vint à luy; et moult doulcement lui dit le mareschal Loys de Sancerre: «Capitaine et amis et frères, de par monseigneur le connestable, vous viens requerir les clefs du chastel rendre et vos hostaiges acquitter, selon vos promesses.» Courtoisement respondit le capitaine: «Sire, vray est que à messire Bertrand avons convenances, lesquelles nous tiendrons quand nous le verrons, et non à aultre.—Amis, dit le mareschal Loys, si de par luy ne venisse, je ne le vous disse point.—Certes, sire, je vous tiens à bien croyant message; et aux compaignons de la garnison me conseilleray sur vos parolles, puis vous en feray response après disner, s'il vous plaist.»
A ce s'accorda le mareschal Loys de Sancerre, qui devers messire Bertrand alla, et ce qu'il trouva en Anglois lui raconta.
Adonc approchoit messire Bertrand de sa fin, et bien le congneut. Pour ce, manda la chevalerie, et devant lui fit venir l'espée royale; laquelle lui fut apportée. Et en sa main la print; et puis dit, par devant tous, ces parolles: «Seigneurs, entre qui j'ay eu les honneurs des mondaines vaillances, dont peu suis digne, payer me fauldra briefvement le truaige [44] de mort, qui nul n'espargne. Envers Dieu premièrement vous prie que me vueillez recommander. Et vous, sire Loys de Sancerre, qui de France estes mareschal, et qui plus grand honneur avez bien desservie, à vous recommandé-je ma femme [45], et mon parenté. Au roy Charles de France, mon souverain seigneur aussi, me recommanderez, et cette espée, soubs qui est le gouvernement de France, de par moy lui rendrez: car en main de plus loyal ni meilleur que vous ne la puis mettre en garde.»
Et en ces paroles fit sur soy le signe de la croix. Et ainsi trespassa de ce siècle messire Bertrand du Guesclin [46], qui pour le renom de ses vaillances fut mis au nombre et comme dixiesme preux. Et pour sa mort démenèrent grand dueil la chevalerie de France et d'Angleterre; car, jà-soit ce que aux Anglois fust contraire, si l'aimoient-ils fort, pour sa loyaulté et droicture, et pour ce que amiablement et sans dure prison et rançons les traitoit et gouvernoit, quand il les prenoit.
Comment le capitaine de Chastel-neuf de Randon rendit le chastel à messire Bertrand après qu'il fut mort.
Au trespassement de messire Bertrand fut levé grant cri en l'ost des François, dont les Anglois du chastel refusèrent le chastel rendre. Adoncques fit le mareschal Loys [47] admener les ostaiges sur les fossés pour les testes leur faire trancher; mais appertement abaissèrent leur pont. Et au mareschal vint le capitaine les clefs offrir, lequel les refusa et lui dist: «Amis, à messire Bertrand aviez vos convenances et à lui les rendrez.—Dieux! sire, dit le capitaine, bien savez que mort est messire Bertrand, qui tant valloit; et comment seroit-ce que à luy ce chastel et nous rendissions. Certes, sire mareschal, bien querez du tout nostre deshonneur, qui à un chevalier mort nous voulez faire rendre et nostre chasteau.—De ce n'estuet [48] parler, dit le mareschal Loys; mais faictes le tost: car, si plus avant en tenez parolles, allez en vostre chastel faire le service de vos ostaiges: car brief finera leur vie.»
Comment le capitaine et les Anglois du Chastel-neuf de Randon sortirent tous du chastel et allèrent porter les clefs sur le cercueil de messire Bertrand.
Bien aperceurent Anglois que autrement ne povoit estre. Adoncques issirent tous du chastel, leur capitaine devant eulx; et au mareschal Loys vindrent, qui en l'ostel où repairoit le corps de messire Bertrand les mena, et les clefs leur fist rendre et mettre sur le cercueil de messire Bertrand, tout en plourant.
Et saichent tous que là n'y eut chevalier ni escuyer François ni Anglois qui grant dueil ne démenassent.
En ceste manière rendit l'âme messire Bertrand du Guesclin, qui tant valut. Et dedans le Chastel-neuf de Randon mist le mareschal Loys garnison de gens d'armes et arbalestriers; puis s'en partit à grant chevalerie; et le corps de messire Bertrand fit embasmer et charger pour porter à Guingant en Bretaigne enterrer.
Pour le corps conduire furent messire Olivier de Mauny, messire Alain de Beaumont et aultres chevaliers de nom, qui tant allèrent par plusieurs journées qu'ils arrivèrent au Mans. Et en passant par toutes les cités de France, issoient les bourgeois et gens d'église des cités à procession au devant du corps, grant dueil faisant; et dedans les églises cathédrales faisoient le corps porter. Et en chascune cité eut son service fait. Puis le convoyoient à torches, au départir, plus d'une lieue. Mais quand du trespassement de messire Bertrand sceut le roy Charles nouvelles, ne demande nul le grant dueil que il en faisoit.
Comment le roy Charles de France manda le corps de messire Bertrand estre amené à Saint-Denis en France.
Pour la grant amour et affection que avoit le roy Charles de France envers messire Bertrand, escripvit hastivement à messire Olivier de Mauny et à la chevalerie qui le corps menoient à Guingant, que le corps amenassent à Saint-Denis en France et que là vouloit qu'il fust enterré. Adoncques se mistrent en chemin pour le corps admener, et à Chartres vindrent. Dehors Chartres issirent les colléges et les bourgeois, en procession, à grant nombre de torches, pour le corps recevoir, et là eut moult grant deuil démené. Puis le portèrent dedans le chœur de la maistre église; et là lui fut fait le service solemnel; puis reprindrent les chevaliers le corps, et leur chemin prindrent droit à Paris. Mais tant fut le peuple de Paris esmeu de dueil pour sa mort, que le roy Charles manda aux chevaliers qui le corps apportoient, que dehors Paris le menassent à Saint-Denis. Et ainsi le firent; et son corps fit le roi Charles enterrer au pied de sa sépulture. Dont moult fut le roy loué de ses chevaliers.
Et de vie à trespassement alla le bon roy Charles, qui tant fut sage, au mois de septembre ensuivant après son bon connestable, en l'an mil trois cent quatre-vings ans de la Résurrection Notre-Seigneur Jesus-Christ, qui les âmes d'eulx vueille recevoir en sa benoiste gloire. Amen. Amen. Amen. Amen. Amen. Amen.