L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 4/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
DES SEIGNEURS SONT BRULÉS DANS UNE MASCARADE.
1393.
Récit du Religieux de Saint-Denis.
(Traduction de M. Bellaguet).
J'aurais voulu passer sous silence l'événement que je vais raconter; mais comme l'historien doit enregistrer les faits qui peuvent détourner l'homme du mal et lui apprendre à se conduire avec modération, j'ai cru devoir insérer ici le récit d'un malheur aussi déplorable qu'inattendu.
A l'exemple de ses prédécesseurs, le roi Charles aimait à distribuer des grâces et à répandre des bienfaits autour de lui. Ses largesses s'adressaient surtout à ceux de sa cour qui, par leurs complaisances et leur dévouement, cherchaient à mériter son affection et celle de son épouse bien aimée. Parmi les dames d'honneur attachées au service de la reine, il s'en trouvait une, nommée Catherine, qui jouissait d'une faveur toute particulière. La reine l'aimait tendrement, parce qu'elle était Allemande et qu'elle parlait allemand comme elle. Le roi résolut de la marier à un riche seigneur d'Allemagne, et se proposa de déployer à cette occasion une grande magnificence et une générosité sans exemple. Pour donner plus d'éclat à la cérémonie, il y fit inviter en son nom la reine et les illustres duchesses de Bourgogne, de Berri et d'Orléans. Elles se réunirent le 29 janvier, avec un nombreux cortége de seigneurs et de nobles dames, à l'hôtel royal de Saint-Paul, où devait se célébrer le mariage. Rien ne manqua à la splendeur de cette fête toute royale. Rien ne fut oublié de ce qui pouvait contribuer à divertir les personnes invitées. Il y eut toutes sortes de mascarades, et l'on dansa au son des instruments jusqu'au milieu de la nuit. On ne savait pas, hélas! que toutes ces réjouissances allaient se terminer par une horrible tragédie.
Voici quelle en fut l'occasion. La mariée était veuve pour la troisième fois. Or, dans plusieurs endroits du royaume, il y a des gens qui ont la sottise de croire que c'est le comble du déshonneur pour une femme de se remarier, et en pareille circonstance ils se livrent à toutes sortes de licences, se déguisent avec des masques et des travestissements, et font essuyer mille avanies aux deux époux. C'est un usage ridicule et contraire à toutes les lois de la décence et de l'honnêteté. Cependant, entraîné par les conseils de quelques jeunes seigneurs de sa cour, le roi, qui se laissait aller trop facilement à son goût pour les plaisirs, voulut se donner ce divertissement; il prit avec lui cinq d'entre eux, et voici ce qu'ils firent. Ils se vêtirent de la tête aux pieds d'habits de lin, sur lesquels on avait collé des étoupes avec de la poix. Ensuite ils se masquèrent, entrèrent dans la salle sous cet affreux déguisement qui les rendait méconnaissables, et se mirent à courir de tous côtés en faisant des gestes obscènes, en poussant d'horribles cris et en imitant les hurlements des loups. Leurs mouvements ne furent pas moins inconvenants que leurs cris; ils dansèrent la sarrasine avec une sorte de frénésie vraiment diabolique. L'ennemi du genre humain leur avait sans doute tendu ce piége pour les perdre, et la France aurait été affligée d'un malheur irréparable, d'une honte éternelle, si l'ange gardien du roi et la Providence qui veillait sur lui ne l'eussent en ce moment tenu à quelque distancé de ses compagnons.
Pendant que les jeunes seigneurs ne songeaient qu'à se divertir, un des assistants, sans prévoir sans doute le mal qu'il pouvait faire, jeta une flammèche sur un de ceux qui faisaient partie de la mascarade. Aussitôt les vêtements inflammables des danseurs s'embrasèrent tous en un clin d'œil. Il eût fallu avoir un cœur de roche pour entendre sans frémir les cris affreux que poussèrent alors ces malheureux, pour les voir de sang-froid courir en désordre et dans les transports d'une frénésie qui n'était maintenant que trop véritable. La flamme dévorante s'élevait jusqu'au plafond; la poix liquéfiée ruisselait sur leur corps et pénétrait dans leurs chairs. Ils furent pendant près d'une demi-heure en proie à ces souffrances. En essayant d'éteindre le feu, en cherchant à déchirer leurs vêtements, ils se brûlèrent et se calcinèrent les mains. Le feu consuma aussi les parties inférieures de leurs corps, et leurs membres, qui tombaient par lambeaux, inondèrent de sang le plancher de la salle.
Au milieu de ces cruelles tortures, le comte de Joigny, gentilhomme d'une illustre naissance, expira dans les bras de ceux qui l'emportaient. Le bâtard de Foix et Aymeri de Poitiers moururent deux jours après; Huguet de Guisay seul vécut trois jours encore. C'étaient, à l'exception de ce dernier, de jeunes seigneurs de la plus grande espérance, et leur mort fut à tous égards déplorable. Mais Huguet de Guisay était un homme perdu de vices et passait pour un misérable aux yeux de tous les honnêtes gens; sa perversité était telle, que, dans sa haine pour les gens du petit peuple, qu'il appelait des chiens, il les forçait souvent à imiter toutes sortes d'aboiements. Souvent aussi, pendant son dîner, il les obligeait à soutenir sa table, et si l'un d'eux avait le malheur de lui déplaire en quelque chose, il le faisait coucher à terre, montait sur son dos et le frappait de l'éperon jusqu'au sang, en disant qu'avec des gens de cette espèce il fallait employer non pas les coups de poing, mais le fouet, comme avec les bêtes brutes. Au milieu même des tourments, il ne put s'empêcher de traiter de chiens ses propres serviteurs; il ne cessa point de répéter qu'ils étaient indignes de lui survivre, jusqu'au moment où la mort mit fin à ses injures. En apprenant qu'il venait de rendre le dernier soupir, les seigneurs ne purent contenir leur joie, et ils s'écrièrent en pleine cour: «Dieu soit loué!» On transporta son corps dans le Bourbonnais, d'où il était originaire. Pendant que le cercueil traversait les rues de Paris, presque tous ceux qui se trouvaient sur le passage du convoi répétaient tout haut ces mots, qu'il avait l'habitude de dire: «Aboie, chien!» Ainsi ce débauché, dont les conseils et les exemples funestes entraînaient, dit-on, si souvent les jeunes seigneurs au mal, et qui s'était attiré la haine générale, enveloppa ses compagnons dans sa perte. Le sire de Nantouillet fut le seul qui échappa à la mort ainsi que le roi. Il faisait partie de la mascarade; mais dès qu'il sentit les atteintes du feu, il courut précipitamment à la cuisine du palais, et se plongea dans une chaudière pleine d'eau. Cette heureuse idée lui sauva la vie.
La reine, dans le premier moment d'effroi, s'était enfuie avec ses dames d'honneur dans une chambre éloignée. Mais comme elle ignorait si le roi avait péri avec ses compagnons, ou s'il avait échappé à la mort ainsi que nous l'avons dit, elle tomba à terre demi morte de frayeur. Elle ne reprit l'usage de ses sens que quand elle vit le roi, qui vint la rassurer après avoir quitté son travestissement. La nouvelle de ce malheur parvint bientôt aux oreilles des bourgeois du voisinage. Ils crurent que le roi était mort, se réunirent au nombre de cinq cents, et se présentèrent à l'hôtel royal de Saint-Paul, dont ils se firent ouvrir les portes de force. Ils se disposaient à venger sur les gens de la cour la mort de leur maître bien aimé, lorsque le roi se montra sous le dais royal et calma leur fureur de la voix et du geste. Dès le lendemain messeigneurs les ducs de Berri et de Bourgogne, oncles du roi, et le duc d'Orléans, son frère, voulurent témoigner au ciel leur reconnaissance pour un si grand bienfait; ils allèrent nu-pieds en procession de la porte Montmartre à l'église de Notre-Dame. Le roi s'y rendit à cheval; il entendit la messe avec eux, et rendit grâces à Dieu et à la bienheureuse Vierge Marie d'avoir échappé au danger.
2. Récit de Froissart.
L'aventure d'une danse faite en semblance de hommes sauvages, là où le roi fut en péril.
Avint que un mariage se fit en l'hôtel du roi, de un jeune chevalier de Vermandois et de une des damoiselles de la roine; et tous deux étoient de l'hôtel du roi et de la roine. Si en furent les seigneurs, les dames et damoiselles et tout l'hôtel plus réjouis; et pour cette cause le roi voult faire les noces; et furent faites dedans l'hôtel de Saint-Pol à Paris, et y eut grand foison de bonnes gens et de seigneurs; et y furent les ducs d'Orléans, de Berry, de Bourgogne et leurs femmes. Tout le jour des noces qu'ils épousèrent, on dansa et mena-t-on grand joie: le roi fit le souper aux dames, et tint la roine de France l'état; et s'efforçoit chacun de joie faire, pour cause qu'ils véoient le roi qui s'en en sonnioit [126] si avant. Là avoit un écuyer d'honneur en l'hôtel du roi, et moult son prochain, de la nation de Normandie, lequel s'appeloit Hugonin de Guisay; si s'avisa de faire aucun ébattement pour complaire au roi et aux dames qui là étoient. L'ébattement qu'il fit, je le vous dirai.
Le jour des noces, qui fut par un mardi devant la Chandeleur [127], sur le soir, il fit pourvoir six cottes de toile et mettre à part dedans une chambre, et porter et semer sus délié lin; et les cottes couvertes de délié lin, en forme et couleur de cheveux, il en fit le roi vêtir une, et le comte de Joigny, un jeune et très-gentil chevalier, une autre, et mettre très-bien à leur point; et ainsi une autre à messire Charles de Poitiers, fils au comte de Valentinois; et à messire Yvain de Galles, le bâtard de Foix, une autre; et la cinquième au fils du seigneur de Nantouillet, un jeune chevalier; et il vêtit la sixième. Quand ils furent tous six vêtus de ces cottes qui étoient faites à leur point, et ils furent dedans enjoins et cousus, ils se montroient être hommes sauvages, car ils étoient tous chargés de poil, du chef jusques à la plante du pied.
Cette ordonnance plaisoit grandement bien au roi de France, et en savoit à l'écuyer, qui avisée l'avoit, grand gré; et se habillèrent de ces cottes si secrètement en une chambre, que nul ne savoit de leur affaire, fors eux-mêmes et les varlets qui vêtus les avoient. Messire Yvain de Foix, qui de la compagnie étoit, imagina bien la besogne, et dit au roi: «Sire, faites commander bien acertes que nous ne soyons approchés de nulles torches, car si l'air du feu entrât en ces cottes dont nous sommes déguisés, le poil happeroit l'air du feu, si serions ars et perdus sans remède, et de ce je vous avise.»—«En nom Dieu, répondit le roi à Yvain, vous parlez bien et sagement; et il sera fait.» Et de là endroit le roi défendit aux varlets, et dit: «Nul ne nous suive.» Et fit là venir le roi un huissier d'armes qui étoit à l'entrée de la chambre, et lui dit: «Va-t'en à la chambre où les dames sont, et commande de par le roi que toutes torches se traient à part et que nul ne se boute entre six hommes sauvages qui doivent là venir.» L'huissier fit le commandement du roi moult étroitement, que toutes torches et torchins, et ceux qui les portoient, se missent en sus au long près des parois, et que nul n'approchât les danses, jusques à tant que six hommes sauvages qui là devoient venir seroient retraits. Ce commandement fut ouï et tenu; et se trairent tous ceux qui torches portoient à part; et fut la salle délivrée, que il n'y demeura que les dames et damoiselles, et les chevaliers et écuyers qui dansoient. Assez tôt après ce, vint le duc d'Orléans, et entra en la salle; et avoit en sa compagnie quatre chevaliers et six torches tant seulement, et rien ne savoit du commandement qui fait avoit été, ni des six hommes sauvages qui devoient venir; et entendit à regarder les danses et les dames, et même il commença à danser. Et en ce moment vint le roi de France, lui sixième seulement, en l'état et ordonnance que dessus est dit, tout appareillé comme homme sauvage et couvert de poil de lin, aussi délié comme cheveux, du chef jusques au pied. Il n'étoit homme ni femme qui les pût connoître, et étoient les cinq attachés l'un à l'autre, et le roi tout devant qui les menoit à la danse.
Quand ils entrèrent en la salle, on entendit tant à eux regarder qu'il ne survint de torches ni de torchins. Le roi, qui étoit tout devant, se départit de ses compagnons, dont il fut heureux, et se trait devers les dames pour lui montrer, ainsi que jeunesse le portoit. Et passa devant la roine, et s'en vint à la duchesse de Berry, qui étoit sa tante et la plus jeune. La duchesse par ébattement le prit, et voult savoir qui il étoit; le roi étant devant elle, ne se vouloit nommer. Adonc dit la duchesse de Berry: «Vous ne m'échapperez point ainsi, tant que je saurai votre nom.» En ce point avint le grand meschef sur les autres, et tout par le duc d'Orléans, qui en fut cause, quoique jeunesse et ignorance lui fit faire; car si il eût bien présumé et considéré le meschef qui en descendit, il ne l'eût fait pour nul avoir. Il fut trop en volonté de savoir qui ils étoient. Ainsi que les cinq dansoient, il approcha la torche, que l'un de ses varlets tenoit devant lui, si près de lui que la chaleur du feu entra au lin. Vous savez que en lin n'a nul remède et que tantôt il est enflambé. La flamme du feu échauffa la poix à quoi le lin étoit attaché à la toile. Les chemises linées et poyées [128] étoient sèches et déliées et joignans à la chair, et se prirent au feu à ardoir; et ceux qui vêtues les avoient et qui l'angoisse sentoient commencèrent à crier moult amèrement et horriblement. Et tant il y avoit de meschef que nul ne les osoit approcher. Bien y eut aucuns chevaliers qui s'avancérent pour eux aider et tirer le feu hors de leurs corps. Mais la chaleur de la poix leur ardoit toutes les mains et en furent depuis moult mésaisés. L'un des cinq, ce fut Nantouillet, s'avisa que la bouteillerie étoit près de là; si fut celle part, et se jeta en un cuvier tout plein d'eau où on rinçoit tasses et hanaps. Cela le sauva; autrement il eût été mort et ars ainsi que les autres; et nonobstant tout, si fut-il en mal point.
Quand la roine de France ouït les grands cris et horribles que ceux qui ardoient faisoient, elle se douta de son seigneur le roi qu'il ne fût attrapé; car bien savoit, et le roi lui avoit dit, que ce seroit l'un des six. Si fut durement ébahie et chéy pâmée. Donc saillirent les chevaliers et dames avant en lui aidant et confortant. Tel meschef, douleur et crierie avoit en la salle qu'on ne savoit auquel entendre. La duchesse de Berry délivra le roi de ce péril, car elle le bouta dessous sa gonne [129] et le couvrit pour eschiver le feu; et lui avoit dit, car le roi se vouloit partir d'elle à force: «Où voulez vous aller? Vous véez que vos compagnons ardent. Qui êtes vous? Il est heure que vous vous nommez.»—«Je suis le roi.»—«Ha! monseigneur, or tôt allez vous mettre en autre habit, et faites tant que la roine vous voie, car elle est moult mésaisée pour vous.»
Le roi à cette parole issit hors de la salle, et vint en sa chambre, et se fit déshabiller le plus tôt qu'il put et remettre en ses garnemens [130], et vint devers la roine; et là étoit la duchesse de Berry, qui l'avoit un peu reconfortée et lui avoit dit: «Madame, reconfortez-vous, car tantôt vous verrez le roi; certainement j'ai parlé à lui.» A ces mots, vint le roi en la présence de la roine; et quand elle le vit, de joie elle tressaillit; donc fut-elle prise et embrassée [131] de chevaliers et portée en sa chambre, et le roi en sa compagnie, qui toujours la reconforta.
Le bâtard de Foix, qui tout ardoit, crioit à hauts cris: «Sauvez le roi, sauvez le roi!» Et voirement fut-il sauvé par la manière et aventure que je vous ai dit; et Dieu le voult aider, quand il se départit de la compagnie pour aller voir les dames; car s'il fût demeuré avecques ses compagnons, il étoit perdu et mort sans remède.
En la salle de Saint-Pol à Paris, sur le point de l'heure de minuit, avoit telle pestilence et horribleté que c'étoit hideur et pitié de l'ouïr et du voir. Des quatre qui là ardoient, il y en eut là deux morts éteints sur la place. Les autres deux, le bâtard de Foix et le comte de Joigny, furent portés à leurs hôtels et moururent dedans deux jours, à grand peine et martire.
Ainsi se dérompit cette fête et assemblée de noces en tristesse et en ennui, quoique l'époux et l'épouse ne le pussent amender. Car on doit supposer et croire que ce ne fut point leur coulpe [132], mais celle du duc d'Orléans, qui nul mal n'y pensoit quand il avala [133] la torche. Jeunesse lui fit faire. Et bien dit, tout en audience, quand il vit que la chose alloit mal: «Entendez à moi, tous ceux qui me peuvent ouïr. Nul ne soit demandé ni inculpé de cette aventure, car ce qui fait en est, c'est tout par moi et en suis cause. Mais ce pèse moi que oncques m'avint; et ne cuidois pas que la chose dût ainsi tourner; car si je l'eusse cuidé et sçu, je y eusse pourvu.» Et puis si s'en alla le duc d'Orléans devers le roi pour se excuser, et le roi le tint pour tout excusé.
Cette dolente aventure avint en l'hôtel de Saint-Pol à Paris, en l'an de grâce 1392 [134], le mardi devant la Chandeleur, de laquelle avenue il fut grand nouvelle parmi le royaume de France et en autre pays. Le duc de Bourgogne et le duc de Berry n'étoient point pour l'heure là, mais à leurs hôtels; et avoient le soir pris congé au roi, à la roine et aux dames, et retrait à leurs hôtels pour être mieux à leurs aises.
Quand ce vint au matin et la nouvelle fut sçue et épandue parmi la ville et cité de Paris, vous devez savoir que toutes gens furent moult émerveillées. Et disoient plusieurs communément parmi la ville de Paris: que Dieu avoit montré encore secondement un grand exemple et signe sur le roi, et qu'il convenoit et appartenoit qu'il y regardât et qu'il se retrait de ses jeunes huiseuses [135], et que trop en faisoit et avoit fait, lesquelles ne appartenoient point à faire à un roi de France; et que trop jeunement se maintenoit et étoit maintenu jusques à ce jour. La communauté de Paris en murmuroit, et disoit sans contrainte: «Regardez le grand meschef qui est près avenu sur le roi; et s'il eût été attrapé et ars, que fussent ses oncles et son frère devenus? Ils doivent être tous certains que jà pied d'eux n'en fût échappé, car tous eussent été occis, et les chevaliers que on eût trouvé dedans Paris.»
Or avint, si très tôt que les ducs de Berry et de Bourgogne au matin sçurent les nouvelles, ils furent tout ébahis et émerveillés; et bien y eut cause. Si montèrent aux chevaux et vinrent à l'hôtel du roi à Saint-Pol, et le trouvèrent. Si le consolèrent; et bien en avoit mestier, car encore étoit-il tout effrayé et ne se pouvoit r'avoir de l'imagination, quand il pensoit au péril où il avoit été. Et bien dit à ses oncles que sa belle tante de Berry l'avoit sauvé et ôté hors du péril, mais il étoit trop fort courroucé du comte de Joigny et de messire Yvain de Foix et de messire Charles de Poitiers. Ses oncles, en lui reconfortant, lui dirent: «Monseigneur, ce qui est avenu ne peut-on recouvrer. Il vous faut publier la mort d'eux et louer Dieu et regracier de la belle aventure qui vous est avenue, car votre corps et tout le royaume de France a été pour cette incidence en grand aventure d'être tout perdu; et vous le pouvez imaginer, car jà ne s'en peuvent les vilains taire, et disent que si le meschef fût tourné sur vous, ils nous eussent tous occis. Si vous ordonnez, appareillez et mettez en état royal, ainsi que à vous appartient, et montez à cheval. Si allez à Notre-Dame de Paris en pélerinage. Nous irons en votre compagnie; et vous montrez au peuple, car on vous désire à voir par la cité et ville de Paris.» Le roi répondit que ainsi le feroit-il. Sur ces paroles, s'embatit [136] le duc d'Orléans, frère du roi, qui moult l'aimoit comme son frère. Et ses oncles le recueillirent doucement, et le blâmèrent un petit de la jeunesse que faite avoit. A ce qu'il montra, il leur en sçut bon gré, et dit bien que il ne cuidoit point mal faire. Assez tôt après, sur le point de neuf heures, montèrent le roi et tous les compagnons à cheval, et se départirent de Saint-Pol, et chevauchèrent parmi Paris pour apaiser le peuple, qui trop fort étoit ému; et vinrent en la grande église; et là ouït le roi la messe et y fit ses offrandes, et depuis retournèrent le roi et les seigneurs en l'hôtel de Saint-Pol, et là dinèrent. Si se passa et oublia cette chose petit à petit, et fit-on obsèques, prières et aumônes pour les morts.
MALADIE DU ROI.
PRIÈRES PUBLIQUES POUR SON RÉTABLISSEMENT.
1395.
Le Religieux de Saint-Denis, traduit par M. Bellaguet.
Les plus habiles disciples de Galien et d'Hippocrate avaient longtemps cherché, mais inutilement, les moyens de rendre la santé au roi. Les principaux seigneurs et officiers du palais, fatigués de ces vaines tentatives, leur défendirent de reparaître à la cour. Le roi conçut même tant de haine contre maître Renaud Fréron, qui avait entrepris sa guérison, qu'il le bannit et le fit chasser de Paris, en lui laissant toutefois tout le mobilier qu'il possédait soit à Paris, soit ailleurs, et qui le rendait plus riche qu'aucun médecin des règnes précédents. On ne sait pas encore clairement quelle fut la cause de cet exil; mais il est certain qu'elle parut suspecte à bien des gens. Car maître Renaud n'était pas encore arrivé à Cambrai, où il avait dessein de se retirer, lorsque le roi retomba dans ses accès de folie. Ce qui causait surtout un juste étonnement, c'est que, dans l'égarement qui couvrait son esprit d'épaisses ténèbres, il n'oubliait ni ses familiers ni ses serviteurs, présents ou absents, tandis qu'il ne reconnaissait pas la reine ou ses enfants, même lorsqu'ils se présentaient à sa vue. S'il apercevait ses armes et celles de la reine gravées ou peintes sur les vitraux ou sur les murs, il les effaçait en dansant d'une façon burlesque et inconvenante; il prétendait qu'il s'appelait Georges, et que ses armoiries étaient un lion traversé d'une épée. On craignit que dans ces accès de folie, où il n'avait aucun souci de sa dignité, il ne lui arrivât quelque accident, et l'on fit murer toutes les entrées de l'hôtel royal de Saint-Paul. Il épuisait souvent ses forces à courir çà et là dans son palais. Cependant il ne restait pas toujours dans le même état. Il avait parfois des intervalles de calme. Il assistait alors au conseil, recevait les ambassadeurs, et répondait à tout avec assez de bon sens; mais incontinent après on le voyait changer: il frémissait et criait, comme s'il eût été piqué de mille pointes de fer, et se disait poursuivi par ses ennemis.
Il y avait dans le royaume beaucoup de nobles et de gens du menu peuple qui étaient atteints de la même maladie. La foule s'obstinait à dire que c'était l'effet de sortiléges et de maléfices, que le roi lui-même avait été ensorcelé, et que, selon toute vraisemblance, on en devait accuser le seigneur de Milan. On alléguait à l'appui de cette absurde assertion que la fille de ce seigneur, la duchesse d'Orléans, était la seule que le roi reconnût dans son égarement, qu'il ne pouvait se passer de la voir tous les jours, et qu'absente ou présente il ne cessait de l'appeler sa sœur bien aimée. Aussi beaucoup de personnes des deux sexes n'épargnaient point cette princesse. Quoique leurs accusations fussent sans fondement, monseigneur le duc d'Orléans, voulant éviter qu'il ne s'ensuivît quelque désordre, ordonna, d'après les conseils du maréchal de Sancerre et de quelques autres seigneurs, que la duchesse fût éloignée d'auprès du roi, qu'elle sortît de Paris en grande pompe et qu'elle allât visiter ses domaines du duché d'Orléans. Qu'une si noble dame ait commis un si grand crime, c'est un fait dont on n'a jamais eu de preuve, et personne n'a le droit de l'en accuser. Pour moi, je suis loin de partager l'opinion vulgaire au sujet des sortiléges, opinion répandue par les sots, les nécromanciens et les gens superstitieux; les médecins et les théologiens s'accordent à dire que les maléfices n'ont aucune puissance, et que la maladie du roi provenait des excès de sa jeunesse.
Cependant toute la France compatissait aux cruelles souffrances du roi. Le clergé, voyant que les remèdes humains n'apportaient aucun soulagement à ce mal, et que le roi était toujours dans le même état, résolut d'implorer l'assistance divine. Suivi d'un pieux concours d'hommes et de femmes, il porta processionnellement d'église en église les corps et les reliques des saints. En outre, les vénérables religieux de Saint-Denis renouvelèrent, par ordre des oncles du roi, une cérémonie qui n'avait pas eu lieu depuis l'an du Seigneur mil deux cent trente-neuf. Le premier dimanche du mois de janvier, ils allèrent en procession solennelle jusqu'à la Sainte-Chapelle du Palais. Je crois devoir transmettre à la postérité le récit de cette cérémonie, dans laquelle on avait cherché à exciter la dévotion et la piété du peuple. En tête du cortége étaient six religieux, vêtus de dalmatiques, marchant deux à deux et portant sur leurs épaules les reliques de saint Louis et de la bienheureuse Vierge Marie, et la main de l'apôtre saint Thomas, enchâssées dans l'or et les pierreries. Trois autres les suivaient, couverts de chapes de soie et portant les insignes de la Passion, la croix, les épines, et un des clous de Notre-Seigneur. Venait ensuite le vénérable couvent. Près de trois mille personnes des deux sexes accompagnèrent la procession jusqu'à la porte de Paris. Pour honorer lesdites reliques, les religieux de Saint-Magloire et de Saint-Martin, ainsi que les illustres ducs de Berri, de Bourgogne et de Bourbon, qui avaient longtemps attendu à la porte, se réunirent au cortége qui occupait les deux côtés de la rue, et le suivirent jusqu'à la Sainte-Chapelle. Les chants n'avaient point cessé depuis l'église de Saint-Denis. A l'entrée de la chapelle, on entonna, en l'honneur du roi saint Louis, l'antienne Quum esset rex in accubitu. Le prieur claustral célébra ensuite une messe solennelle en l'honneur de ce pieux confesseur de la foi. Après la messe, messeigneurs les ducs reconduisirent la procession jusqu'à la porte de la ville, et reçurent la bénédiction des saintes reliques. Les religieux retournèrent à l'église de l'abbaye, et le même jour les chanoines de la Sainte-Chapelle et la vénérable Université de Paris y firent une procession solennelle. La messe de Saint-Denis y fut célébrée en grande pompe par l'évêque de Senlis, maître Jean de Dieudonné. Tous ceux qui s'y trouvaient furent reçus dans la chambre de l'abbé et dans les plus beaux appartements de l'abbaye, où on leur fit bonne chère. Dans tout le royaume de France, les personnes de tout sexe, de tout rang, de toute condition, faisaient à l'envi des prières et des œuvres pieuses pour le rétablissement du roi. Enfin Dieu jeta du haut du ciel un regard de miséricorde sur la France; il accueillit les vœux qu'on lui adressait de toutes parts, et rendit la santé au roi vers le commencement du mois de février.
MARIAGE D'ISABELLE, FILLE DE CHARLES VI,
ET PAIX AVEC L'ANGLETERRE.
1396.
Le roi d'Angleterre Richard II, après avoir lutté avec les paysans révoltés, avec les partisans des réformes religieuses et politiques demandées par Wiclef et Lollard, avec son oncle le duc de Glocester qui lui avait enlevé presque toute l'autorité, avait enfin repris le pouvoir; mais pour le conserver il avait besoin de la paix avec la France. En 1395 il signa d'abord une trêve de quatre ans avec Charles VI, et fit demander en mariage Isabelle, fille du roi de France, bien qu'elle ne fût âgée que de sept ans. Charles VI accepta la proposition, et le 9 mars 1396 on signa le traité de mariage et on convint d'une trêve de vingt-huit ans.
Juvénal des Ursins.
En ce temps fut advisé par le roy et ceux de son sang et conseil, et aussi par les Anglois, qu'il falloit achever ce qui avoit esté encommencé touchant l'alliance par mariage de madame Isabeau de France. Et requéroient les Anglois qu'on leur livrast ladite dame. Et fut advisé qu'il estoit expedient que les roys s'entrevissent en quelque lieu, et qu'ils parlassent ensemble. Et de faict pour la cause le roy vint à Boulongne, et de là à Ardres, et le roy d'Angleterre vint à Calais. Et furent ordonnées certaines tentes, où chacun roy en la sienne seroit. Et entre les deux tentes devoient les deux roys parler ensemble, accompagnés chacun de quatre cens chevaliers et escuyers bien ordonnés et habillés.
Le vingt-septiesme jour d'octobre audit an, le roy issit d'Ardres accompagné de ses oncles et de plusieurs ducs et comtes ses parens, et de quatre cens chevaliers et escuyers, bien ordonnés et habillés, comme en bataille rangée. Et devant le roy estoit le comte de Harcourt son prochain parent, lequel portoit l'espée du roy. Et quand ils vinrent à un traict d'arc des tentes, ils descendirent tous à pied, excepté le roy et ses prochains parens, puis quand ils vinrent aux cordes qui soustenoient les tentes, le roy et les autres descendirent à pied. Et se divisa l'armée en deux, deça et dela les tentes. Et leur fut ordonné qu'ils ne se bougeassent, et se tinssent sans mouvoir. Et pource que le roy doutoit qu'aucuns de jeune courage ne s'esmeussent, parquoy il eust pu s'ensuivre aucun inconvenient, il parla à eux bien doucement et gratieusement, en les exhortant et commandant qu'ils ne se bougeassent, en monstrant quel deshonneur ce seroit s'ils rompoient les formes et manieres pourparlées entre luy et son adversaire d'Angleterre. Et lesdites formes et manieres garderent aussi les Anglois, sans les enfraindre. Eux estans à la veue l'un de l'autre, vinrent vers le roy les ducs de Lanclastre et de Clocestre, et autres comtes et seigneurs d'Angleterre. Lesquels bien humblement s'agenouillerent, disans qu'ils venoient vers luy, pour sçavoir en quelle forme, habits, et ordonnance ils se devoient assembler. Et pour ceste mesme cause, estoient allés vers le roy d'Angleterre nos seigneurs les ducs de Berry et de Bourgongne. Le roi receut lesdits princes d'Angleterre honorablement. Et la response ouye, le roy leur donna à chacun un bel anneau. Lesquels les receurent, en remerciant le roy très-humblement, et s'en retournerent devers leur maistre. Et voulut le roy, avant le partement desdits princes, boire avec eux, et prirent vin et espices. Et pareillement fit le roy d'Angleterre à nos seigneurs. Et quant à la requeste qu'on faisoit, de sçavoir quels habillemens et les manieres qu'ils feroient l'un à l'autre, le roy d'Angleterre respondit, que les convenances ou pactions de paix et amitié ne consistoient ou gisoient pas en superfluité de robbes et vestures, mais en cordial amour et affection. Laquelle chose fut fort notée, car par ce il monstroit la grande affection qu'il avoit au bien de la paix.
Or il est vray qu'entre la distance des tentes, et comme au milieu du chemin, y avoit un grand pal ou pieu fiché en terre, et à ce pal là se devoient assembler les deux roys. Et environ trois heures après midy se mirent en chemin à pied. Car la distance n'estoit pas longue. Le roy vint en un simple habit jusques aux genouils, fourré de martres, son chapperon à une longue cornette entour sa teste, troussée en forme de chappeau, et estoit accompagné de ses oncles. Et d'autre part le roy d'Angleterre sortit hors de sa tente, vestu d'une robbe longue jusques aux talons; et devant luy avoit messire Jean de Hollande, qui portoit son espée, et le comte Mareschal, qui portoit un baston royal doré. Et tantost que les deux roys se virent l'un l'autre, tous leurs gens se mirent d'un costé et d'autre à genoux, jusques à ce qu'ils fussent venus audit pal. Et quand ils y furent, ils se baiserent et saluerent l'un l'autre, en bonne amour, paix et dilection, et lors on demanda les espices et le vin. Et servirent les ducs de Berry et de Bourgongne, et les ducs de Lanclastre et de Clocestre. Et estoit grande noblesse et pitié de voir ladite assemblée, et de joye pleuroient ceux qui les voyoient. Et en signe d'amour et de dilection donna le roy au roy d'Angleterre une très-belle couppe d'or, garnie de pierres pretieuses, et une aiguiere. Et aussi le roy d'Angleterre luy donna un très-beau vaisseau à boire cervoise, avec un vaisseau aussi à mettre eau, garnis de pierres pretieuses, lesquels dons ils receurent benignement, en se remerciant l'un l'autre. Et à la requeste, au moins par la persuasion des princes et seigneurs presens, ils jurerent et promirent l'un à l'autre, que si Dieu leur donnoit grace de venir à bonne et finale paix, qu'ils fonderoient et feroient faire à communs frais et despens, pour memoire de leur vision mutuelle faite audit lieu, une chappelle.
Quand les roys virent que leurs gens, tant d'un costé que d'autre gardoient si bien et fermement ce qui leur avoit esté commandé, en monstrans le desir, l'affection et joye qu'ils avoient que bonne paix fust entre les deux roys, leurs royaumes et peuples, lors le roy d'Angleterre, et lesdits ducs et seigneurs de son sang, vinrent en la tente du roy de France, laquelle estoit bien parée et ornée de beaux draps d'or riches, en laquelle y avoit deux chaires bien richement habillées. Et fut offerte par plusieurs et diverses fois au roy d'Angleterre, la chaire dextre. Ce qu'il ne voulut accepter, et tant plus luy offroit-on, tant plus la refusoit. Et finalement se assit à senestre, et le roy en la dextre. Et ne demeura en ladite tente que lesdits roys, les ducs de Berry, de Bourgongne, de Bourbon, de Lanclastre et de Clocestre, et les comtes Roland et Mareschal. Et là ouvrirent et traiterent les matieres pourquoy ils estoient assemblés, tendans à bonne amour, à fin de paix et alliance par mariage. Ce qui fut fait entre eux fut secret, car il n'y avoit que les roys et princes dessus dits, lesquels aucunement rien ne revelerent, sinon du mariage d'Angleterre et de la fille du roy. Car dès lors le roy appeloit le roy d'Angleterre son fils, et l'autre l'appeloit son père. Et après que leur conseil fut finy, prirent vin et espices, et furent servis en la forme dessus dite. Et au partir le roy donna à son fils une nef d'or, de grand poids, garnie de pierres qui estoient de grand prix, laquelle il prit en le remerciant. Et s'en allerent eux deux jusques à l'autre tente d'Angleterre, parlans ensemble, et eux esbatans. Et eux à la tente venus, le roy d'Angleterre donna à son père un beau fermail garni de pierres pretieuses, et s'en revinrent ensemble jusques au pal. Et là venus ils s'entr'accollerent et baiserent, et s'en retourna chacun en sa tente, en se recommandant à Dieu l'un l'autre. Et s'en retourna le roy à Ardres, et laissa à la garde de sa tente les comtes de Sainct-Paul et de Sancerre, le seigneur d'Albret, messire Jean de Bueil, maistre des arbalestriers de France, et messire Jean de Trie. Et pareillement firent les Anglois, et mirent des princes et seigneurs du pays en la leur.
Le samedy au matin, environ neuf ou dix heures avant midy, comparurent en leurs estats et habits, comme ils estoient en la journée de devant, excepté que le roy d'Angleterre avoit un chapperon mis sur sa teste, et vinrent lesdits deux roys jusques au pal, et se baillerent la main l'un à l'autre, en se saluant en tout amour et dilection, et les cérémonies gardées de chacune part, et comme dessus. Puis le roy de France prit le roy d'Angleterre par la main, et le mena en sa tente, accompagnés chacun de douze de leurs parens et conseillers. Et tantost survint un terrible temps de pluye, gresle et vent, par telle maniere que ceux qui estoient hors des tentes furent contraints d'eux bouter dedans. Et furent lesdits roys, et leurs parens et conseillers, bien quatre bonnes heures ensemble. Et quand le conseil fut finy, aucuns s'enquirent secrettement de ce qui avoit esté conclu. Et fut respondu qu'on fist bonne chere, et que les roys, en parole de roys, avoient sur les saincts Evangiles touchés, juré que doresnavant ils seroient bons et loyaux amis ensemble, et que comme pere et fils s'entr'aimeroient, et aideroient l'un à l'autre envers tous et contre tous. Et firent alliances perpetuelles pour eux et leurs successeurs, de pays à pays et de peuple à peuple, tant réelles que personnelles. Et les assistans, tant d'une partie que d'autre, commencerent à faire grande joye et grande chère, et touchoient l'un à l'autre, en rendant graces à Dieu dudit traité. Et fit-on venir vin et espices, et burent tous ensemble. Et lors le roy à grande joye et liesse donna au roy d'Angleterre, son gendre, quatre paires d'ornemens d'église, semés de perles à or battu (esquels estoient signés la representation de la benoiste Trinité et du mont Olivet, et les images de sainct Michel et de sainct Georges) et deux gros pots d'or, ornés de pierres pretieuses, vallans de seize à vingt mille escus, dont il remercia le roy, et s'en revinrent au pal, en disant adieu l'un à l'autre. Et depuis revint le roy d'Angleterre, lequel joyeusement et de bon cœur donna au roy un beau collier d'or, riche et bien garni de pierres pretieuses; puis s'en retournerent, et estoit ja tard, près de soleil couchant, et envoya le roy avec son gendre pour le conduire jusques à Guines, les ducs de Berry et de Bourgongne, et souperent avec luy. Et pareillement les ducs de Lanclastre et de Clocestre convoyerent le roy jusques à Ardres, et avec luy souperent, et tous firent joyeuse chère, et y furent jusques à neuf heures au soir. Et après se partirent desdits lieux lesdits ducs de Berry et de Bourgongne, comme aussi lesdits ducs de Lanclastre et de Clocestre, pour revenir chacun devers son roy. Mais ce ne fut pas sans empeschement; car en icelle heure que lesdits princes se partoient pour eux en retourner, survint une pluye si grosse et si terrible, qu'il sembloit que Dieu voulust faire un nouveau deluge. Et qui plus est, un vent si horrible et vehement, que tous les luminaires furent esteints, et ne pouvoit-on cognoistre, ny s'appercevoir l'un l'autre. Et comme les bestes sauvages vont parmy montagnes et bois, ainsi alloient lesdits seigneurs, et n'y sceurent trouver remede, sinon recourir à Dieu. Ce qu'ils firent bien et devotement, parquoy ils vinrent à port de salut. Et pour la grande violence du vent, y eut des tentes du roy cent et quatre cordes rompues, et du roy d'Angleterre quatre seulement, dont la cause fut qu'elles estoient en bas lieu. Et furent les draps tant de soye que de laine rompus et déchirés, dont il y avoit foison de moult beaux. Plusieurs gens disoient qu'en icelle paix faisant y avoit trahison, ou qu'elle y adviendroit. Mais ceux qui sceurent et cognurent le vray amour, dont procedoient les parties, conclurent et crurent fermement que le diable d'enfer, adversaire de paix, fit lesdites tempestes, comme desplaisant de ce qu'il n'avoit pu empescher le bien de la paix. Ce fut grande chose, comme les parens, gens et serviteurs garderent sans enfraindre les ordonnances qui leur avoient esté enjointes. La premiere chose qui fut dite estoit que chacun roy auroit quatre cens chevaliers et escuyers, lesquels ne seroient point armés, et n'auroient que chacun son espée, ou autre cousteau, et que autre harnois ils n'auroient soubs ombre d'achapt, ne autrement. En outre que soubs peine de la hard nul n'approchast les tentes des roys. Avec ce fut defendu que, au partement des roys, c'est à sçavoir du roy de France de Saint-Omer et du roy d'Angleterre de Calais, nul ne les suivist soubs pareille peine, sinon ceux qui estoient députés et ordonnés, et furent comptés et nommés ceux qui devoient suivre. Toutesfois il estoit permis aux marchands menans vivres, merceries et autres choses, d'aller exercer leur faict de marchandise à Ardres, ou à Guines, sans eux bouger de là. Et fut en outre ordonné, que nulles riotes, clameurs, débats, noises, discords, ou paroles injurieuses, ne se meussent entre les gens, ny d'un costé, ny d'autre; et qu'on ne jouast à jetter la pierre, lucter, tirer de l'arc, ne à quelque autre jeu, dont pût venir murmure, impatience ou débat; et que durant le temps que les roys parleroient ensemble, on ne sonnast, ne fit sonner trompettes, ne autres instruments de musique, et que chacun obeïroit sommairement et de plain à tout ce qui seroit ordonné. Toutes lesquelles choses furent gardées grandement et notablement, tant d'un costé que d'autre, sans les enfraindre.
Le lendemain au matin que lesdites tempestes estoient survenues, lesdits roys et leurs parens voulans proceder à la consommation et perfection des choses pour lesquelles ils estoient assemblés, vinrent en leurs tentes, et chacun d'eux se départit pour venir au pal. Et en venant arriva madame Isabeau de France, accompagnée du duc d'Orléans son oncle et de barons, chevaliers et escuyers, dames et demoiselles, et avoient belles et grandes hacquenées, lictieres, chevaux et chariots bien garnis. Et quant à ladite dame, elle estoit moult richement habillée, de chappeau d'or, colliers et anneaux de grand prix. Quand elle fut assez près desdits roys, elle fut descendue de dessus sa hacquenée et prise par les ducs d'Orleans, de Berry et de Bourgongne. Et aussi-tost qu'elle fut descendue, vinrent en grand appareil les duchesses de Lanclastre et de Clocestre, accompagnées de foison de dames et damoiselles bien ornées et appareillées, lesquelles firent la reverence en la manière accoustumée. Et n'avoit onques eté vu de mémoire d'homme chose si haute, ny si notable, ne dames et damoiselles si richement habillées. Et la presenterent lesdits ducs, accompagnés desdites duchesses, au roy d'Angleterre. Et en allant vers luy s'agenouilla deux fois. Lors le roy d'Angleterre se leva de sa chaire, et la vint embrasser et baiser. Alors le roy lui dit: «Mon fils, c'est ma fille que je vous avois promise. Je la vous livre et delaisse, en vous priant que la veuilliez tenir comme vostre espouse et femme.» Lequel ainsi le promit. Et lors les pere, mary et oncles la baiserent, et la delaisserent ès mains desdites duchesses, qui la menerent à Calais. Et peut-on penser que ce n'estoit pas que plusieurs ne pleurassent à grosses larmes, et specialement ladite dame, en faisant grands sanglots et merveilleux. Le roy d'Angleterre pria son pere qu'il disnast avec luy, ce qu'il fit volontiers. Si luy fit tout le plus d'honneur qu'il put, tellement qu'il le fit seoir à la dextre, et n'y avoit que eux deux à table, et le fit servir par les ducs de Lanclastre et de Clocestre. Et après disner prirent vin et espices. Et servit le duc d'Orleans le roy son frere, et le duc de Lanclastre le roy d'Angleterre. Puis donna le roy à son fils un drageoir, garny de pierres pretieuses, avec un très-riche fermillet. Et le roy d'Angleterre donna à son pere un autre fermillet, qui avoit esté au feu roy Jean, et estoit le plus riche de tous les dons qui avoient esté faits. Et ce fait, les roys monterent à cheval, et vinrent jusques au pal, pour prendre congé l'un de l'autre, et dirent adieu, en eux baisans de bon et loyal amour. Et donna le roy à son fils au partir un beau et riche diamant et un saphir. Et son fils luy donna deux beaux coursiers bien ornés et parés. Puis se départirent, et s'en revint le roy à Paris et son fils à Calais.
BATAILLE DE NICOPOLIS.
28 septembre 1396.
Les Turks Ottomans, sous la conduite de Bajazet, avaient envahi l'Europe, conquis la plus grande partie de l'empire grec, et menaçaient la Hongrie. Bajazet se vantait de mener bientôt son cheval manger l'avoine sur l'autel de Saint-Pierre à Rome. Le roi de Hongrie, Sigismond, demanda du secours à la France, et la noblesse répondit avec empressement à son appel. Plus de mille chevaliers partirent sous le commandement de Jean, comte de Nevers et fils du duc de Bourgogne, du comte d'Eu, connétable de France, et du maréchal de Boucicaut. Arrivés en Bulgarie, les Français assiégèrent et prirent plusieurs villes, entre autres celle de Rachova, dont ils égorgèrent la garnison turque, qui s'était rendue sous condition de la vie sauve. Réunis aux Hongrois, ils allèrent assiéger Nicopolis; Bajazet accourut au secours de la place; les chevaliers français voulurent, malgré l'avis du roi de Hongrie et de l'amiral Jean de Venne, attaquer les masses qui composaient l'armée turque, sans prendre aucune précaution, et refusèrent même l'aide des troupes Hongroises; après un premier succès, les chevaliers furent vaincus, pris ou tués.
Le Religieux de Saint-Denis,
traduit par M. Bellaguet.
Le grand-duc de Hongrie, que le roi Sigismond avait envoyé avec cinq mille hommes armés de pied en cap pour reconnaître la position de l'ennemi, revint annoncer que les Turcs n'étaient qu'à six milles de distance, et que bien volontiers il les eût attaqués, dans l'espoir de les surprendre et de les vaincre, avec l'aide de Dieu, s'il n'eût craint d'offenser sa royale majesté et de porter atteinte à l'honneur des Français. Le lendemain, avant le lever du soleil, le roi de Hongrie se rendit seul à toute bride dans le camp des Français, les informa de cette nouvelle, et les supplia encore une fois de placer à l'avant-garde les quarante mille hommes d'infanterie qu'il avait amenés avec lui. Les plus sages appuyaient cette proposition. Mais le connétable et le maréchal repoussèrent leur avis avec plus d'acharnement, et s'emportèrent jusqu'à leur dire d'un ton insultant: «Puisque de vaillants hommes que vous étiez, vous êtes devenus temporiseurs, laissez aux plus jeunes le soin de combattre. Vos paroles sentent la peur et la lâcheté.» Le roi, déplorant cette obstination, se retira pour ranger son armée en bataille. Il pressentait bien que cette entreprise n'aurait qu'une mauvaise fin.
Après le départ du roi, vers la troisième heure du jour, les chevaliers et les écuyers prirent les armes. Afin de pouvoir marcher plus facilement à pied, ils coupèrent les longues et énormes pointes de leurs chaussures. Ce fut ainsi que cessa cette mode ridicule et extravagante, qui avait jusqu'alors régné parmi la noblesse. Déjà l'ennemi n'était plus qu'à peu de distance. On cria aux armes dans tout le camp. Les plus âgés et les plus expérimentés vinrent se ranger autour du comte de Nevers. L'illustre amiral de France, messire Jean de Vienne, chevalier bourguignon, éprouvé par de longs services, également remarquable par son courage et par sa prudence, et encore plein de vigueur malgré son âge avancé, saisit l'étendard de la Vierge Marie, qu'il s'était chargé de porter ce jour-là, et s'exprima ainsi:
«Illustres chevaliers, nous voici engagés dans un combat que nous avons désapprouvé; non pas, vous le savez, que nous ayons cédé à un sentiment de crainte, mais parce que nous voulions, en déférant à de sages avis, assurer le succès de notre entreprise. Nous avons dédaigné d'accepter l'assistance des Hongrois. Aussi soyez bien persuadés maintenant qu'ils ne nous aideront point, et qu'ils fuiront au premier échec. Résignons-nous donc à courir seuls les chances de la bataille, et mettons tout notre espoir dans celui qui n'a jamais trompé ceux qui espèrent en lui pour obtenir la victoire. Puisse-t-il nous l'accorder, pour l'honneur de la foi chrétienne!»
Au même instant, il donna le signal de l'attaque. L'ennemi attendait les chrétiens de pied ferme et en ordre de bataille. Je me suis enquis et informé avec soin du nombre des Turcs, et j'ai appris de la bouche de personnes dignes de foi que leur avant-garde, composée des gens de pied, s'élevait à plus de vingt-quatre mille hommes, et qu'elle était appuyée par trente mille cavaliers. Bajazet, qui venait ensuite avec une réserve de quarante mille hommes, n'était pas en vue des chrétiens; il s'était arrêté derrière une éminence, dans une plaine voisine, et avait résolu d'y attendre les premiers résultats de la bataille. Les soldats de son avant-garde avaient pris d'habiles dispositions pour se défendre. Afin de rendre l'accès de leur camp plus difficile, ils avaient planté en terre devant eux des pieux très-aigus, dont les pointes étaient dirigées contre nos troupes et leur firent beaucoup de mal. Les nôtres donnèrent le signal du combat en poussant des cris terribles, et firent pleuvoir sur l'ennemi une grêle de traits; ils s'avancèrent ensuite pour l'attaquer de plus près à coups de lance; mais ils furent arrêtés par les pieux, dont les pointes faisaient cabrer leurs chevaux, et ils restèrent ainsi exposés aux coups des Turcs. Ils parvinrent enfin à couper et à arracher ces pieux, et purent engager un combat en règle. Alors la lutte recommença avec plus d'acharnement. Les Français, rivalisant de courage, frappaient vigoureusement l'ennemi à coups de hache et d'épée. Les Turcs ripostaient vaillamment; leurs rangs étaient si étroitement serrés, qu'ils demeurèrent quelque temps impénétrables. Enfin la victoire, jusqu'alors incertaine, se décida en faveur des chrétiens. L'épouvante s'empara des Turcs, abattit leur courage et leur fit perdre l'espoir d'une plus longue résistance. Les vainqueurs s'ouvrirent alors, l'épée à la main, un libre passage à travers les ennemis, les culbutèrent et en firent un horrible carnage. Dix mille infidèles périrent dans cette journée. C'étaient autant de malheureux condamnés aux flammes de l'enfer.
Après cet affreux massacre, les chrétiens se rallièrent pour attaquer la cavalerie, qui formait la seconde ligne, et qui n'était qu'à une portée de trait. Ils voulaient reconnaître la force de ce corps d'armée et délibérer sur ce qu'ils avaient à faire, parce qu'ils croyaient que Bajazet en avait pris le commandement et qu'ils ne désiraient que plus ardemment d'en venir aux mains. Songeant à l'infériorité de leur nombre, et à l'impossibilité où ils se trouvaient de reculer sans être poursuivis par les Turcs, et craignant d'être enveloppés, si leur ligne de bataille n'offrait pas un développement égal à celle des ennemis, voici l'expédient auquel ils eurent recours. Ils résolurent d'engager l'action, sans se mettre en bataille et sans s'avancer lentement, mais en pénétrant l'épée à la main au milieu des ennemis, par une attaque subite et impétueuse, et de ne s'arrêter que quand ils seraient arrivés aux derniers rangs, qu'ils les auraient mis en déroute, et qu'ils auraient ainsi jeté le désordre dans toute l'armée. Ce plan, quelque dangereux et quelque hardi qu'il fût, obtint une approbation unanime. Recueillant donc toutes leurs forces, et se rappelant que la valeur aime à braver les obstacles, ils s'élancèrent avec la rapidité de la foudre, et du premier choc ils tuèrent ou blessèrent tous les Turcs qu'ils rencontrèrent. Ils se frayèrent ainsi un passage à travers les ennemis, non sans éprouver une vive résistance. Profitant de leur avantage, ils portèrent à droite et à gauche des coups terribles, et versèrent des flots de sang. Après avoir tué cinq mille ennemis et enfoncé leurs lignes, comme ils se l'étaient proposé, ils attaquèrent à coups de poignard les soldats des derniers rangs. Ceux-ci, étonnés d'une si étrange façon de combattre, cherchèrent leur salut dans la fuite, et se retirèrent en toute hâte vers Bajazet.
Ceux qui savent les détails de cette journée assurent que Bajazet, découragé par cet échec, n'aurait pas attendu les chrétiens, si leur imprudente audace n'eût relevé son espoir. En effet, malgré la sueur qui les inondait après un si rude combat, malgré la fatigue produite par l'excès de la chaleur et par le poids de leurs armes qui avaient presque épuisé leurs forces, ils voulurent compléter leur victoire, et se mirent à la poursuite des fuyards, en dépit des recommandations de leurs capitaines. Les uns leur conseillaient de rendre grâce à Dieu du succès qu'il leur avait accordé, et de songer à leur sûreté, au lieu de tenter l'impossible. Les autres leur criaient: «Mes amis, respirez un peu et reprenez haleine!»—«Braves compagnons, leur disaient d'autres, la témérité est mauvaise conseillère; il vous reste encore bien du chemin à faire pour atteindre l'ennemi. Défiez-vous des embûches qu'on peut vous tendre à l'improviste, et ne vous perdez point par trop de hardiesse.» Les vainqueurs, présumant trop de leurs forces, n'écoutèrent pas ces sages avis; ils pensaient avoir enchaîné la fortune inconstante, et n'avoir rien à craindre de ses vicissitudes. Mais tout à coup elle les entraîna vers l'abîme, et leur fit cruellement expier leur aveugle témérité.
Dieu réservait aux chrétiens une journée cruelle, une journée fatale, comme le prouva la malheureuse issue de la bataille. Lorsqu'ils furent arrivés au sommet de la colline, et qu'ils eurent aperçu au-dessous d'eux, dans la plaine, Bajazet avec ses troupes, ils commencèrent à se repentir de leur imprudence, et leurs cœurs furent saisis d'épouvante. C'était sans doute un effet de la vengeance du ciel, dont ils avaient provoqué le courroux par leurs crimes sans nombre; car l'impiété traîne toujours à sa suite le remords, et, suivant la parole du sage, l'impie s'enfuit, même sans qu'on le poursuive. Les Français, qui jusqu'alors s'étaient avancés comme des lions, devinrent plus craintifs que des lièvres; leurs capitaines ne purent pas même leur persuader de tirer l'épée et de se mettre en ordre de bataille, ni les obliger à faire mine de vouloir se défendre. Dans leur désespoir, ils maudirent, mais trop tard, les conseils des plus jeunes, les vouèrent à la damnation éternelle, et accablèrent leur mémoire d'imprécations. Plusieurs d'entre eux s'enfuirent en toute hâte par la montagne pour rejoindre les vaisseaux. A cette vue, les Hongrois, comme on l'avait prédit, abandonnèrent leur roi et prirent la fuite. Ainsi la gloire éclatante des chrétiens se dissipa comme une vaine fumée. Leur valeur, jusqu'alors si terrible, s'évanouit tout à coup et devint la risée des infidèles et des mécréants, dont ils étaient auparavant la terreur.
Grand Dieu, tes jugements sont un abîme, suivant les paroles du prophète. Tu es le seul, ô Seigneur, qui peux tout, et il n'est personne qui puisse résister à ta volonté. Tu as appesanti ta main sur ton peuple, en prenant Bajazet pour instrument de ta vengeance, et tu lui as permis d'exterminer les chrétiens. Puisse ce châtiment tourner à leur gloire éternelle! Je sais que tu peux seul donner une issue favorable aux entreprises commencées sous de fâcheux auspices.
La frayeur des chrétiens doubla, comme il arrive ordinairement, le courage de l'ennemi. Bajazet, enhardi par leur lâcheté, fit avancer contre eux pour les envelopper, au son des trompettes et au bruit des tambours, ses gens de pied et sa cavalerie légère, leur recommandant d'effrayer leurs adversaires par des cris horribles, et de les tuer tous sans pitié ou de les faire prisonniers. C'est avec un serrement de cœur qu'on reporte sa pensée vers l'issue de cet engagement. Notre siècle n'a point vu de désastre plus déplorable, et la postérité ne pourra retenir ses larmes au souvenir des souffrances diverses qu'éprouvèrent les vaincus. Plus de trois cents d'entre eux, qui se précipitèrent, la tête couverte, à travers les rochers et les escarpements de la montagne voisine, pour arriver les premiers aux vaisseaux, périrent en se brisant les membres ou la tête; quelques-uns seulement échappèrent à la mort, mais ils furent grièvement blessés. D'autres arrivèrent par la plaine sur les bords du Danube; mais la foule de ces fuyards était si grande, que les bateaux où ils s'embarquèrent disparurent sous les eaux du fleuve. Ceux qui cherchèrent à se sauver par terre, trouvèrent sur leur passage l'ennemi qui les égorgea sans pitié, et tombèrent ainsi de Charybde en Scylla. Ceux à qui le ciel permit de se soustraire aux mains sacriléges des Turcs, perdirent leur bagage et tout leur avoir, et errèrent dans les bois et dans des chemins inaccessibles, réduits au plus grand dénûment et à la plus affreuse misère, et cachant leur nudité avec du foin et delà paille. Un très-petit nombre d'entre eux put regagner le sol natal; la plupart moururent en route de faim et de froid.
Quant à ceux qui avaient été enveloppés par les Turcs, et qui couraient çà et là dans la plaine comme des troupeaux errants, ils eurent à subir d'autres souffrances. Les ennemis, altérés de leur sang, fondirent sur eux avec fureur comme des bêtes féroces, et en tuèrent tout d'abord mille, qui aimèrent mieux vendre chèrement leur vie que de se rendre. Parmi eux on remarqua surtout l'amiral de France, le plus bel ornement de la chevalerie. Ne pouvant rallier les fuyards ni par ses menaces ni par ses cris, et se voyant seul avec dix de ses compagnons, il eut d'abord la pensée de suivre les autres. Mais revenant bientôt à lui-même, il ne voulut pas ternir l'éclat de sa réputation par une si honteuse lâcheté: «Mes braves compagnons, dit-il, ne partageons point l'infamie de cette noblesse dégénérée; mais recommandons-nous dévotement, et avec un cœur humilié et contrit, à Dieu et à la glorieuse Vierge Marie sa mère, et tentons en leur honneur les hasards de la fortune.» Au même instant il fondit courageusement sur les infidèles; mais il fut bientôt entouré et enveloppé par leurs nombreux escadrons. Alors, comme un lion furieux, il répandit la mort autour de lui. Suivant le récit de ceux qui le voyaient de loin et regrettaient de ne pouvoir le seconder, six fois il releva vaillamment l'étendard de la Vierge Marie abattu par l'ennemi; mais il succomba enfin avec ses compagnons sous les coups des infidèles, et rendit son âme au Créateur.
Les Turcs, en poursuivant ainsi avec acharnement les chrétiens épars et dispersés, parvinrent jusqu'au comte de Nevers. Ils le trouvèrent entouré, d'un petit nombre de gens d'armes, qui, prosternés et dans l'attitude de la soumission, supplièrent instamment qu'on épargnât sa vie. Les Turcs, dont la fureur commençait à se lasser, leur accordèrent cette grâce. A l'exemple du comte, les autres chrétiens se résignèrent, comme de vils esclaves, à une honteuse servitude; ils ne craignirent pas de s'exposer à un éternel déshonneur, pour sauver leur misérable vie, et se mirent à la discrétion des vainqueurs. O aveuglement et imprévoyance des faibles humains! ils ignoraient que le lendemain devait être leur dernier jour!
Les Turcs, chargés des dépouilles de tous ces prisonniers et traînant à leur suite chevaux, esclaves, bagages, tentes, en un mot toute sorte de butin, retournèrent triomphants auprès de Bajazet, qui, les yeux levés au ciel, rendit grâce à Dieu d'un succès si éclatant. Un conseil militaire s'assembla pour délibérer sur le sort des prisonniers. Quelques-uns proposèrent de les réduire en esclavage ou de leur faire payer une rançon. Mais Bajazet s'y refusa: «Il n'est pas juste, dit-il, de garder la foi du serment envers ces infracteurs des lois et des traités, qui ont foulé aux pieds leur propre loi, et qui, au mépris des conventions faites avec les nôtres après la prise de Rachova, ont égorgé sans pitié des malheureux auxquels ils avaient promis la vie sauve. Je pense que pour tirer une juste vengeance de tant de crimes, il faut passer tous nos prisonniers au fil de l'épée.» Il n'excepta de cet arrêt général que le comte de Nevers, en considération de sa haute naissance; mais ce fut pour mieux humilier le comte et pour insulter publiquement la foi chrétienne. Dès le lendemain, Bajazet le fit placer sur une éminence dans le plus piteux équipage, et se tenant en face de lui, il enjoignit sous peine de mort à tous les prisonniers, par la voix du héraut, de passer l'un après l'autre, comme des condamnés, dans l'espace qui se trouvait entre lui et le comte.
Ainsi, nos illustres chevaliers furent donnés en spectacle aux nations et exposés aux insultes de leurs ennemis. Malgré l'éclat de leur naissance, ils furent, ô doux Jésus, livrés aux outrages des Sarrasins, en punition de nos péchés. Comment retenir nos larmes en présence d'un pareil malheur? Quel cœur serait assez dur, quelle âme assez cruelle, pour ne point s'attendrir en voyant ces nobles et vaillants hommes, qu'on traînait au supplice comme des victimes, s'adresser un dernier adieu en Jésus-Christ? Ce qui contribua encore à augmenter la douleur, ce fut la constance avec laquelle ils présentèrent leurs têtes aux glaives des bourreaux qui les environnaient. En rendant le dernier soupir, ils ne faisaient entendre que ces mots: Seigneur, ayez pitié de moi. Cette sainte mort fut sans doute un effet de la grâce de Dieu, qui laisse souvent châtier ses enfants afin de les admettre ensuite dans son sein. Aussi espérons-nous qu'en mourant ainsi dans la confession de leur foi, ils ont expié par leur sang tous les péchés que la fragilité humaine ou que leurs mauvaises passions leur avaient fait commettre envers Dieu.
Trois mille périrent ainsi par divers supplices. C'était un hideux spectacle de voir ces monceaux de cadavres, ces membres épars, et tous ces flots de sang qui inondaient la terre. Les bourreaux, souillés de sang depuis les pieds jusqu'à la tête, faisaient horreur à Bajazet lui-même, ce cruel tyran, et aux gens de sa suite, dont les remontrances mirent fin au massacre. «Nous nous sommes assez vengés, dit Bajazet; que les bourreaux cessent de frapper, et rendons les derniers devoirs à ceux de nos soldats qui ont péri sous les coups de ces fanatiques chrétiens.» Plus de trente mille Turcs furent trouvés sur le champ de bataille. Bajazet fit creuser des fosses profondes pour y déposer leurs corps, et ordonna qu'on les couvrit de terre. Quant aux chrétiens, il voulut, par un sentiment de mépris, que leurs cadavres restassent exposés sans sépulture aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie.
Je ne crois pas devoir passer sous silence un fait assez étonnant, qui fut regardé comme un miracle par quelques personnes, et qui leur fit dire que Dieu, pour l'exaltation de la vraie foi, avait sanctionné le martyre des chrétiens et accordé à leurs âmes le repos éternel. Leurs corps conservèrent pendant treize mois toute leur fraîcheur, sans se corrompre ni s'altérer, et sans que les bêtes féroces ni les chiens osassent y toucher. Ces animaux, au contraire, venaient sans cesse visiter les fosses voisines, comme si c'eût été leur repaire, et y dévoraient les cadavres des Turcs. Je me souviens d'avoir demandé à plusieurs personnes ce que pensèrent les infidèles d'un miracle si évident. Un chevalier également recommandable par ses exploits et par sa naissance, messire Gauthier des Roches, qui pendant tout ce temps était resté comme esclave auprès de Bajazet, et qui, ayant obtenu de revenir en France avec un sauf-conduit, avait voulu visiter en passant les corps des chrétiens, me répondit à ce propos: «Voici ce que je puis vous affirmer sur la foi que je dois à Dieu et au duc de Bourgogne. Lorsque j'eus quitté Bajazet pour retourner dans ma patrie, le gouverneur de Nicopolis, m'ayant donné hors de la ville un repas somptueux, me conduisit après le dîner, pour insulter les chrétiens, à ce funeste champ de bataille où les corps de nos frères gisaient sans sépulture, et me demanda ce que je pensais d'un pareil spectacle. Je témoignai que j'y voyais un effet de la grâce de Dieu: Tu mens, me répliqua-t-il; les chrétiens étaient souillés de tant d'impuretés, que les brutes mêmes dédaignent de se repaître de leur chair.»
PRÉDICATION FAITE EN PRÉSENCE DU ROI ET DE LA REINE
SUR LA RÉFORME DES MŒURS DE LA COUR.
1405.
Le Religieux de Saint-Denis, traduit par M. Bellaguet.
Comme je me suis fait une loi de retracer dans cette histoire les actions dignes de blâme aussi bien que celles qui méritent l'éloge, je crois devoir dire que l'extrême incurie avec laquelle la reine et le duc d'Orléans gouvernaient les affaires pendant la maladie du roi excitait de vifs mécontentements dans le royaume. Le peuple ne craignait point de les accabler publiquement de malédictions, et de dire qu'ils n'avaient d'autre pensée que de multiplier contre toute justice les taxes et les exactions, pour s'engraisser de la substance des pauvres et assouvir leur exécrable et aveugle cupidité. Ils ne songeaient en effet qu'à s'enrichir au préjudice du royaume, s'inquiétant peu du chétif état du roi et de son fils aîné, monseigneur le duc de Guienne. Ils avaient tellement restreint les dépenses du roi, que ses intendants ne pouvaient dépasser d'un écu d'or la somme qui leur avait été fixée par écrit. On leur reprochait encore, entre autres actes de tyrannie, d'insulter à la misère publique en faisant grande chère aux dépens d'autrui; ils enlevaient les vivres sans les payer, et quand on en demandait le prix, les pourvoyeurs de la maison royale regardaient cette réclamation comme un crime. Indifférents à la défense du royaume, ils mettaient toute leur vanité dans les richesses, toute leur jouissance dans les délices du corps. Enfin ils oubliaient tellement les règles et les devoirs de la royauté, qu'ils étaient devenus un objet de scandale pour la France et la fable des nations étrangères.
On parlait beaucoup et en termes assez vifs de ces déportements; mais personne n'osait entreprendre publiquement d'y remédier par des avis salutaires. Enfin un moine augustin, nommé Jacques Legrand, prit la résolution de prêcher devant la reine le jour de l'Ascension. Ce hardi dessein était d'autant plus louable, à mon avis, que, connaissant l'histoire du passé, ce religieux n'ignorait pas que les femmes, et surtout les nobles dames, s'irritent facilement des paroles qui leur déplaisent, et que leur colère est à craindre. Il présenta dans un tableau animé l'espèce de lutte établie entre les vertus et les vices des gens de la cour, montrant les exemples qu'il fallait éviter et ceux qu'il fallait suivre. Il serait contraire à la brièveté dont je me suis fait une loi, de rapporter ici tout au long le sermon qu'il prononça. Je me contenterai d'en retracer les points principaux:
«Je voudrais, dit-il, noble reine, ne rien dire qui ne vous fût agréable; mais votre salut m'est plus cher que vos bonnes grâces: je dirai donc la vérité, quels que doivent être vos sentiments à mon égard. La déesse Vénus règne seule à votre cour; l'ivresse et la débauche lui servent de cortége et font de la nuit le jour au milieu des danses les plus dissolues. Ces maudites et infernales suivantes qui assiégent sans cesse votre cour corrompent les mœurs et énervent les cœurs. Elles efféminent les chevaliers et les écuyers et les empêchent de partir pour les expéditions guerrières, en leur faisant craindre d'être défigurés par les blessures.» Passant ensuite au luxe des vêtements que la reine avait principalement contribué à introduire, il le censura énergiquement, et ajouta: «Partout, noble reine, on parle de ces désordres et de beaucoup d'autres, qui déshonorent votre cour. Si vous ne voulez pas m'en croire, parcourez la ville sous le déguisement d'une pauvre femme, et vous entendrez ce que chacun dit.»
Ce langage fut loin de plaire à la reine. Quelques demoiselles de sa suite témoignèrent au prédicateur leur étonnement de ce qu'il avait osé dire publiquement tant de mal. «Et moi, leur répondit-il, je suis bien plus étonné que vous osiez commettre d'aussi méchantes actions et même de pires, que je révélerai hautement à la reine, quand il lui plaira de m'entendre.» Un des familiers de la reine, passant en ce moment auprès de lui, se mit à dire avec humeur: «Si l'on m'en croyait, on jetterait à l'eau ce misérable.» Le religieux, bravant ses menaces, lui répondit hardiment: «Oui, sans doute, il ne faudrait qu'un tyran comme toi pour exécuter un tel crime.» Il eut encore beaucoup d'autres propos outrageants à essuyer pour avoir eu le courage de dire la vérité. Quelques courtisans, afin d'attirer sur lui la colère du roi, allèrent lui raconter que le moine augustin avait parlé de l'état de la reine dans les termes les plus offensants. Le roi en témoigna au contraire beaucoup de satisfaction. Il désira même l'entendre, et voulut qu'il prêchât devant lui dans son oratoire le saint jour de la Pentecôte.
Ce jour-là donc le religieux prêcha en présence du roi, des ducs de France et du roi de Navarre. Il prit pour texte: L'Esprit saint vous enseignera toute vérité, et commença par faire un pompeux éloge de la venue du Saint-Esprit. Puis, passant aux mœurs, il déclara que le devoir d'un prédicateur était de dire la vérité devant tout le monde, quelque importune qu'elle pût être à ceux qui l'entendaient. Il représenta éloquemment comment dans la cour des grands et des chefs de l'État les préceptes divins étaient foulés aux pieds, la doctrine de l'Évangile méprisée, la foi, la charité et toutes les autres vertus théologales et cardinales presque anéanties. S'élevant ensuite avec force contre les vices de ceux qui étaient à la tête des affaires, il leur reprocha hautement leur tiédeur pour le bien de l'État et leur mauvaise administration.
Après avoir entendu toutes ces choses, le roi, soit de son propre mouvement, soit à l'instigation de ses courtisans, se leva et vint se placer en face du religieux. Tout autre eût été intimidé par la vue d'un si grand prince; mais lui n'en montra que plus de résolution. Il continua son discours, et adressant la parole au roi lui-même, il lui dit qu'il devait prêter une sérieuse attention à ce qu'il venait d'entendre, sinon, la faute en retomberait sur ses conseillers, et l'on pourrait dire qu'ils n'osaient point lui faire connaître la vérité. Puis, lui rappelant l'exemple de son père: «Il est vrai, dit-il, qu'il imposa des tailles au peuple pendant son règne; mais du moins ces contributions servirent à la grandeur de la France. Il construisit des forteresses, repoussa vigoureusement les ennemis du royaume, s'empara de leurs places, et amassa des trésors qui l'avaient rendu au moment de sa mort le plus puissant des rois de l'Occident. Nous ne voyons rien de pareil aujourd'hui, et pourtant des impôts bien plus lourds pèsent sur le peuple.» Il ajouta qu'on n'avait retiré aucun avantage des taxes générales qui avaient été levées deux fois cette année, qu'on n'avait fait aucune expédition glorieuse pour le royaume, qu'on ne payait pas même la solde des gens de guerre, que l'argent de ces tailles avait été détourné au profit de quelques particuliers, qui ne rougissaient pas d'en faire le plus honteux usage. «La suprême noblesse de ce temps-ci, continua-t-il, c'est de fréquenter les bains, de vivre dans la débauche, de porter de riches habits bien lacés, à belles franges et à longues manches. Cela vous regarde aussi, monseigneur, et je vous dirai que c'est vous vêtir de la substance, des larmes et des gémissements du malheureux peuple, dont les plaintes, nous le proclamons avec douleur, montent sans cesse vers le souverain roi pour accuser tant d'injustices.» Il signala une personne, sans la désigner autrement que par le titre de duc, qui avait, dit-il, montré dans sa jeunesse les plus heureuses dispositions, mais qui depuis s'était attiré les malédictions du peuple par ses déréglements, par son insatiable cupidité, et par l'oppression insupportable que lui et ses pareils faisaient peser sur tout le royaume. Il termina son discours en disant que si tant de méfaits duraient encore longtemps, il craignait que Dieu, qui dispose à son gré de la couronne des rois, ne transportât bientôt le sceptre à des étrangers ou ne permit que le royaume fût divisé en lui-même, par l'effet de la mauvaise conduite des princes. Il présenta éloquemment d'autres considérations en faveur de la réforme des mœurs, et parla en prédicateur courageux et en apôtre de la vérité. Il s'attira par là le ressentiment et la haine des méchants; mais les honnêtes gens et les sages le félicitèrent et le louèrent de toutes les choses qu'il avait eu le courage de dire. Le roi lui-même applaudit à sa fidélité, et contre l'attente des gens de la cour, qui ne cherchaient qu'à le perdre, il le prit sous sa protection et résolut de mettre un terme aux excès qu'il avait signalés. Mais il ne put accomplir cette résolution: il éprouva une rechute le 9 juin, et resta malade jusqu'à la fin de juillet.
ON PRIE LE ROI DE VEILLER A CE QUE LES AFFAIRES DU
ROYAUME SOIENT CONDUITES AVEC PLUS DE PRUDENCE.
Le Religieux de Saint-Denis, traduit par M. Bellaguet.
Vers le même temps, de nobles seigneurs, qui avaient toujours rempli fidèlement leurs devoirs envers le roi, lui conseillèrent avec franchise et le pressèrent instamment de veiller de plus près au gouvernement du royaume, et de faire en sorte que les affaires publiques fussent dirigées plus sagement que par le passé. En effet, la reine et le duc d'Orléans, qui, en vertu des droits qu'ils avaient comme les plus proches parents du roi, s'arrogeaient l'autorité suprême toutes les fois que le roi perdait l'usage de la raison, décidaient beaucoup de choses de leur propre mouvement, sans consulter les oncles et les cousins du roi ni les autres membres du conseil. En outre, au dire des gens de la cour, ils semblaient n'user de leur pouvoir que pour accabler le royaume d'impôts onéreux et pour s'enrichir aux dépens des habitants, sans s'inquiéter de l'épuisement du trésor royal, qui ne suffisait plus aux besoins ordinaires du roi ni aux dépenses journalières de sa maison. Quelques personnes même osèrent les accuser de négliger ses enfants. Le roi en fut fort irrité; il voulut savoir la vérité de la bouche même de son fils aîné, et lui demanda affectueusement depuis combien de temps il était privé des caresses et des embrassements de la reine sa mère: «Depuis trois mois,» répondit le dauphin.
Des personnes qui se trouvaient là m'ont assuré que le roi se montra vivement affecté de tant d'indifférence. Il loua la fidélité de la demoiselle qui était chargée de la garde de son fils, et qui lui avait servi de mère pendant tout ce temps, lui fit présent d'une coupe d'or dans laquelle il venait de boire, et lui dit avec bonté: «Recevez cette marque de ma reconnaissance, quelque faible qu'elle soit en comparaison de vos services; continuez de veiller avec le même soin à l'éducation de mon fils bien aimé, et je vous récompenserai plus amplement, si Dieu me prête vie et que je puisse mieux qu'aujourd'hui vous témoigner ma gratitude.» Les gens de sa cour, enhardis par ces paroles, lui représentèrent que c'était chose indigne de voir le souverain du plus riche royaume du monde manquer de tout ce qui était nécessaire à l'éclat de la majesté royale. Le roi, touché de leurs observations, résolut d'en délibérer dans un conseil des princes du sang, dont les principaux membres furent les rois de Sicile et de Navarre et les ducs d'Orléans, de Berri et de Bourbon.
LE DROIT DE PRISE.
1407.
Le Religieux de Saint-Denis, traduit par M. Bellaguet.
Comme les impôts prélevés sur les marchandises du royaume pour l'usage de la famille royale ne suffisaient pas à son entretien, on y suppléait en extorquant aux habitants des campagnes les fruits de la terre qu'ils avaient obtenus par leur travail. La plupart des princes envoyaient chaque année, à plusieurs reprises, par tout le royaume des gens de bas étage, instruments de leur inique rapacité, qui mesuraient toutes les provisions amassées dans les granges et dans les celliers, et défendaient aux habitants, au nom du roi et sous peine de grosses amendes, d'en rien détourner, jusqu'à ce qu'ils eussent approvisionné les maisons de leurs maîtres. C'était un crime, d'opposer à cet ordre la moindre résistance et de réclamer le prix des objets enlevés. Ceux qui se présentaient pour cela dans les hôtels des seigneurs en étaient honteusement chassés, et il arrivait rarement qu'après bien des peines, des ennuis, des fatigues et des dépenses, ils obtinssent une faible partie de ce qui leur était dû. Aussi vit-on bientôt beaucoup de gens qui vivaient dans l'aisance réduits à la mendicité. Dans le malheur qui les accablait, ils maudissaient les seigneurs. Le roi fut enfin instruit de ce qui se passait par la rumeur publique. Songeant avec douleur qu'il ne mangeait pas un morceau de pain qui ne fût assaisonné de la malédiction des pauvres, il résolut, d'après l'avis de son conseil, de réprimer ces coupables excès par une salutaire et juste rigueur. Dès les premiers jours de septembre, il fit publier par la voix du héraut et à son de trompe, dans toutes les villes du royaume, qu'on ne pourrait désormais exercer le droit de prise au nom d'aucun seigneur, quel que fût son rang, ni prendre les biens des habitants malgré eux, si ce n'est dans une certaine mesure et en payant comptant. Mais ce qui étonna bien des gens, c'est qu'on ajouta que l'ordonnance avait été faite à la requête de la reine et du duc d'Orléans, qui s'étaient le plus signalés par ces extorsions. Toutefois, ce sage règlement, qui avait déjà été mis en vigueur par les anciens rois de France, ne fut point maintenu; on ne le laissa subsister que quatre ans.
ASSASSINAT DU DUC D'ORLÉANS.
23 novembre 1407.
L'assassinat de Louis duc d'Orléans, frère de Charles VI, par le duc de Bourgogne Jean sans Peur, commence la longue guerre des Armagnacs et des Bourguignons, qui ne finit qu'en 1435, au traité d'Arras, signé entre Charles VII et Philippe le Bon, duc de Bourgogne, fils de Jean sans Peur. Pendant la maladie de Charles VI, les princes du sang se disputaient sans cesse le pouvoir, qui était pour eux une source de revenus. Le duc d'Orléans était devenu le maître en 1404, après la mort du duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, et de concert avec la reine Isabeau, il accablait le peuple d'impôts. Le nouveau duc de Bourgogne, Jean sans Peur, fils de Philippe le Hardi, homme dur et violent, se fit le défenseur et le chef de la bourgeoisie parisienne pour lutter contre le duc d'Orléans, et résolut de le tuer afin de le remplacer auprès du roi et de gouverner le royaume.
1. Récit de Monstrelet.
Comment Louis, duc d'Orléans, seul frère du roi de France Charles le Bien Aimé, fut mis à mort piteusement dedans la ville de Paris.
En ces propres jours advint en la ville de Paris la plus douloureuse et piteuse aventure qu'en très long temps par avant fut advenue au chrétien royaume de France pour la mort d'un seul homme: à l'occasion de laquelle le roi, tous les princes de son sang, et généralement tout son royaume, eurent moult à souffrir et furent en très grand division l'un contre l'autre par très long espace; et tant qu'icelui royaume en fut moult désolé et appauvri, comme ci-après pourra plus pleinement être vu par la déclaration qui mise en sera en ce présent livre: c'est à savoir pour la mort du duc d'Orléans, seul frère germain du roi de France Charles le Bien Aimé, sixième de ce nom.
Lequel duc, étant en la dessus dite ville de Paris, fut par un mercredi, jour de Saint-Clément pape, meurtri et mis à mort piteusement environ sept heures du soir. Et fut cet homicide fait et perpétré par environ dix-huit hommes, lesquels étoient logés en un hôtel où étoit lors pour enseigne l'image Notre-Dame, auprès de la porte Barbette, et là, comme depuis il fut su véritablement, avoient été par plusieurs jours, sur intention d'accomplir ce qu'ils avoient entrepris.
Et quand ce vint, en ce même mercredi, comme dit est, envoyèrent un nommé Thomas de Courteheuse, qui étoit valet de chambre du roi et leur complice, devers ledit duc d'Orléans, qui étoit allé voir la reine de France en un hôtel qu'elle avoit acheté n'avoit guère à Montagu, grand maître d'hôtel du roi; et si est icelui au pied de la dite porte Barbette. Et là d'un enfant, qui étoit trépassé jeune, gisoit, et n'avoit point encore accompli les jours de sa purification. Lequel Thomas venu devers icelui duc, lui dit de par le roi, pour le décevoir: «Monseigneur, le roi vous mande que sans délai veniez devers lui, et qu'il a à parler à vous hâtivement, et pour chose qui grandement touche à lui et à vous.» Lequel duc, ouï le commandement du roi, icelui voulant accomplir, combien que le roi rien n'en savoit, tantôt et incontinent monta dessus sa mule, et en sa compagnie deux écuyers sur un cheval et quatre ou cinq valets de pied devant et derrière portant torches; et ses gens qui le devoient suivre point ne se hâtoient; et aussi il y étoit allé à privée mesgnie, nonobstant que pour ce jour avoit dedans la ville de Paris de sa retenue et à ses dépens bien six cents, que chevaliers que écuyers.
Et quand il vint assez près d'icelle porte Barbette, les dix-huit hommes dessus dits, qui étoient armés à couvert, l'attendoient et s'étoient mis couvertement auprès d'une maison. Si faisoit assez brun pour cette nuit; et lors incontinent, mus de hardie et outrageuse volonté, saillirent tous ensemble à l'encontre de lui, et en y eut un qui s'écria: «A mort! à mort!» et le férit d'une hache tellement qu'il lui coupa un poing tout jus. Et adonc le dit duc voyant cette cruelle entreprise ainsi être faite contre lui s'écria assez haut en disant: «Je suis le duc d'Orléans.» Et aucuns d'iceux en frappant sur lui répondirent: «C'est ce que nous demandons.»
Entre lesquelles paroles la plus grand partie recouvrèrent, et prestement, par force et abondance de coups, fut abattu jus de sa mule, et sa tête tout écartelée par telle manière que la cervelle chéyt dessus la chaussée. En outre là le retournèrent et renversèrent et si terriblement le martelèrent, que là présentement fut mort très piteusement; et avec lui fut tué un jeune écuyer, Allemand de nation, qui autrefois avoit été son page: et quand il vit son maître abattu, il se coucha sur lui pour le garantir, mais rien n'y fit: et le cheval qui devant le duc alloit atout les deux écuyers, quand il sentit iceux saquemens armés après lui, il commença à ronfler et avancer: et quand il les eut passés se mit à courre, et fut grand espace que ceux qui étoient sus ne le purent retenir. Et quand il fut arrêté, ils virent la dite mule de leur seigneur qui toute seule couroit après eux. Si cuidèrent qu'il fût chu jus, et pour cela prirent par le frein pour la ramener au dit duc: mais quand ils vinrent près de ceux qui l'avoient tué, ils furent menacés, disant, s'il ne s'en alloient, qu'en tel point seroient mis comme leur maître. Pour quoi iceux, voyant leur seigneur être ainsi mis à mort, hâtivement s'en allèrent en l'hôtel de la reine en criant: «Le meurtre!» Et ceux qui avoient occis le dit duc à haute voix commencèrent à crier: «Le feu!» et avoient leur fait par telle manière ordonné en leur hôtel, que l'un d'eux, en état que les autres faisoient l'homicide dessus dit, bouta le feu dedans icelui. Et puis les uns à cheval, les autres à pied, hâtivement s'en allèrent où ils purent le mieux, en jetant après eux chaussetrapes de fer, afin qu'on ne les pût suivre ni aller après eux. Et comme la fame et renommée fut, aucuns d'iceux allèrent en l'hôtel d'Artois, par derrière, à leur maître le duc Jean de Bourgogne, qui cette œuvre leur avoit fait faire et commandée, comme depuis publiquement il confessa; et ce qu'ils avoient fait lui racontèrent, et après très hâtivement mirent leurs corps en sauveté.
Et fut le principal conducteur de ce cruel homicide un nommé Raoullet d'Actonville, de nation Normand, auquel par avant le dit duc d'Orléans avoit ôté l'office des généraux, duquel le roi l'avoit pourvu à la requête et prière du duc Philippe de Bourgogne défunt; et pour ce déplaisir avisa le dit Raoullet manière comment il se pourrait venger d'icelui duc d'Orléans. Ses autres complices furent Guillaume Courteheuse et Thomas Courteheuse devant nommés, nés de la comté de Guines, Jean de La Motte, et plusieurs autres jusqu'au nombre dessus dit.
En après, environ demi-heure, ceux de la famille du duc d'Orléans, quand ils ouïrent nouvelles de la mort et occision de leur seigneur tant piteuse, très fort pleurèrent; et grièvement au cœur courroucés, tant les nobles comme non nobles, accoururent à lui, et là le trouvèrent mort sur les carreaux. Auquel lieu y eut grands lamentations et regrets des chevaliers et écuyers de son hôtel, et généralement de tous ses serviteurs quand ils virent son corps ainsi navré, mort et détranché. Et lors, comme dit est, en très grand tristesse et gémissemens le levèrent, et en l'hôtel du seigneur de Rieux, maréchal de France, qui près de là étoit, le portèrent: et bref ensuivant, icelui corps couvert de blanc linceul fut porté en l'église de Saint-Guillaume assez honorablement. Et étoit icelle église la plus prochaine du lieu où il avoit été mort. Et tantôt après le roi de Sicile, lors étant à Paris, et plusieurs autres princes, chevaliers et écuyers, oyant la nouvelle de si cruelle mort comme du seul frère germain du roi de France, en telle manière perpétrée à Paris, en grands pleurs le vinrent voir en la dite église. Si fut le corps mis en un cercueil de plomb, et le veillèrent les religieux de la dite église toute nuit en disant vigiles et psautiers; avec lesquels demeurèrent ceux de sa famille. Et le lendemain très matin fut trouvée par ses gens la main, laquelle lui avoit été coupée sur les carreaux, et une grande partie de sa cervelle, laquelle fut recueillie et mise au cercueil avec le corps. Et tôt après tous les princes étant au dit lieu de Paris, réservé le roi et ses enfants, c'est à sçavoir le roi Louis, le duc de Berry, le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon, le marquis de Pont, le comte de Nevers, le comte de Clermont, le comte de Vendôme, le comte de Saint-Pol, le comte de Dammartin, le connétable avec plusieurs autres, lesquels étoient là assemblés, tant gens d'église, comme nobles, avec très grand multitude du peuple de Paris, si vinrent tous ensemble à la dite église de Saint-Guillaume; et là les principaux de la famille dudit duc d'Orléans prirent son corps avec le cercueil, et le mirent hors de ladite église, avec grand nombre de torches allumées, lesquelles portoient les écuyers du dit défunt: et à chacun lez du corps étoient par ordre, faisant pleurs et grands gémissements, c'est à sçavoir le roi Louis, le duc de Berry, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon, chacun d'eux tenant la main au drap qui étoit sur le cercueil. Après eux étoient par ordonnance, chacun selon son état, les princes, le clergé, les barons, tous recommandant son âme à Dieu notre créateur; et le portèrent en icelle manière jusqu'à l'église des Célestins. Et là, après son service fait très solennellement, fut enterré très honorablement en une chapelle très excellente, laquelle il avoit fait faire et fonder; et après icelui service fait et accompli, les princes dessus dits et tous les autres se retrahirent chacun en leurs hôtels. Si étoient en grand soupçon de savoir la vérité du dessus dit homicide ainsi fait sur le dit duc d'Orléans.
Et de prime face fut aucunement soupçonné que messire Aubert de Chauny n'en fût coupable, pour la grand haine qu'il avoit au dit duc, à cause de ce qu'au dit messire Aubert avoit sa femme soustraite et emmenée avec lui; et tant avoit tenue icelle dame en sa compagnie qu'il en avoit un fils, duquel et de son gouvernement sera fait mention ci-après. Mais en assez bref terme ensuivant, on sut la vérité du dit homicide, et que le dit seigneur de Chauny n'en étoit en rien coupable.
En ce même jour, Isabelle, reine de France, quand elle sçut les nouvelles du dit meurtre et homicide fait si près de son hôtel, conçut si grand fureur et hideur, que nonobstant qu'elle ne fût encore purifiée, néanmoins se fit mettre sur une litière par son frère Louis de Bavière et autres de ses gens, et à son hôtel de Saint-Pol se fit porter en la chambre prochaine de la chambre du roi, où pour plus grand sûreté se logea; et mêmement, la nuit que le meurtre fut perpétré, y eut plusieurs nobles qui s'armèrent, comme le comte de Saint-Pol et aucuns autres, lesquels se retrahirent en l'hôtel du roi, leur souverain seigneur, non sachant quelle chose d'icelle besogne s'en pourroit ensuivre.
En après, le corps du dit duc d'Orléans mis en terre, comme dit est, s'assemblèrent tous les princes en l'hôtel du roi Louis, avec le conseil royal, et là fut mandé le prévôt de Paris et autres gens de justice, auxquels fut commandé par les dits seigneurs qu'ils fissent bonne diligence d'enquérir si par une voie on pourroit apercevoir qui avoit été l'auteur ni les complices de faire cette besogne. Et avec ce fut ordonné que toutes les portes de Paris, réservé deux, fussent fermées, et qu'icelles deux fussent bien gardées pour savoir qui en istroit.
Après lesquelles ordonnances et aucunes autres, les dits seigneurs et le conseil royal se retrahirent tout confus et en grand tristesse en leurs hôtels, et le lendemain, qui fut le vendredi, se rassembla le dit conseil à l'hôtel du roi de France, à Saint-Pol. Auquel lieu étoient le roi Louis de Sicile, les ducs de Berry, de Bourgogne et de Bourbon, et moult d'autres grands seigneurs avec le dit conseil royal; et tantôt après vint le prévôt de Paris, auquel le duc de Berry demanda quelle diligence il avoit faite sur la mort de si grand seigneur, comme le seul frère du roi, lequel prévôt répondit qu'il en avoit fait la plus grand diligence qu'il avoit pu, mais encore n'en pouvoit savoir la vérité, disant au roi et à tous les seigneurs que si l'on le laissoit entrer dedans tous les hôtels des serviteurs du roi, et aussi des autres princes, par aventure, comme il créoit, trouveroit-il là la vérité des auteurs ou des complices; et lors, le roi de Sicile, le duc de Berry et le duc de Bourbon lui donnèrent congé et licence d'entrer partout où bon lui sembleroit.
Et adonc, le duc Jean de Bourgogne, oyant la licence qui fut octroyée par iceux seigneurs au prévôt de Paris, eut doutance et cremeur; et pour ce attrait à part le roi Louis et le duc de Berry, son oncle, et en bref leur confessa et dit que par l'introduction de l'ennemi [137] avoit fait faire cet homicide par Raoullet d'Actonville et ses complices; lesquels seigneurs, oyant cette confession, eurent si grand admiration et tristesse en cœur, qu'à peine lui purent-ils donner réponse; et ce qu'ils lui en donnèrent, ce fut en lui très grandement réprouvant la condition et manière du très cruel homicide ainsi par lui perpétré en la personne de son propre cousin germain.
Et après qu'ils eurent ouï la connoissance du dit duc de Bourgogne, retournèrent devers le conseil, et ne déclarèrent pas présentement ce qu'il leur avoit dit; et tôt aussi le dit conseil fini, chacun s'en retourna en son hôtel.
Le lendemain, qui fut le samedi, environ dix heures devant none, furent les seigneurs dessus dits assemblés en l'hôtel de Nesle, où étoit logé le duc de Berry, pour tenir le conseil royal; auquel lieu, pour être à icelui conseil, vint le duc de Bourgogne, ainsi qu'il avoit accoutumé, le comte de Waleran de Saint-Pol en sa compagnie. Mais quand il vint pour entrer dedans, son oncle le duc de Berry lui dit: «Beau neveu, n'entrez pas au conseil pour cette fois; il ne plaît mie bien à aucuns qu'y soyez.» Et sur ce, le duc de Berry rentra dedans, et fit tenir les huis fermés, ainsi qu'il avoit été ordonné par le grand conseil; et alors le duc Jean de Bourgogne, tout confus et en grand doute, demanda au comte Waleran de Saint-Pol: «Beau cousin, qu'avons-nous à faire sur ce que vous oyez?» Et le comte lui répondit: «Monseigneur, vous avez à vous retraire en votre hôtel, puisqu'il ne plaît à nosseigneurs que vous soyez au conseil avec eux.» Et le dit duc lui dit en telle manière: «Beau cousin, retournez avec nous pour nous accompagner.» Et le comte de Waleran lui fit réponse à la manière qui s'ensuit: «Monseigneur, pardonnez-moi, j'irai vers nosseigneurs au conseil, lesquels m'ont mandé.» Et après ces paroles, le dit duc de Bourgogne, en grand doutance, s'en retourna en son hôtel d'Artois; et afin qu'il ne fût arrêté ni pris, sans délai monta à cheval, six de ses hommes tant seulement en sa compagnie; et par la porte de Saint-Denis se partit très hâtivement, et chevaucha, en prenant aucuns chevaux nouveaux, sans arrêter en nulle place, jusqu'à son châtel de Bapaume. Et quand il y eut un petit dormi, s'en alla sans délai à Lille en Flandre; et ses gens, qu'il avoit laissés au dit lieu de Paris, au plus tôt qu'ils purent, ayant très grand doute d'être arrêtés et pris le suivirent; et pareillement Raoullet d'Actonville et ses complices, leurs vêtements changés et déguisés, se départirent de Paris par divers lieux; et tous ensemble s'en allèrent loger dans le châtel de Lens, en Artois, par l'ordonnance du duc Jean de Bourgogne, leur maître et seigneur.
Ainsi et par telle manière se départit icelui duc après la mort du dit duc d'Orléans de la ville de Paris, à petite compagnie, et laissa en icelle ville la seigneurie de France en grand tristesse et déplaisance.
Toutefois, ceux de l'hôtel du dit duc d'Orléans mort, quand ils ouïrent le secret partement du dit duc de Bourgogne, s'armèrent jusqu'au nombre de six vingts hommes d'armes, desquels étoit l'un des principaux messire Clignet de Brabant; et eux, montés à cheval, issirent de Paris pour suivre le dit duc de Bourgogne, à intention de le mettre à mort, s'ils l'eussent pu atteindre; mais ce faire leur fut par le roi Louis de Sicile défendu; et pour icelles causes s'en retournèrent grandement courroucés à leurs hôtels.
Si fut alors par toute la ville de Paris dénoncé et tout connu que le dit duc de Bourgogne avoit fait faire cet homicide; et adonc le peuple de la ville de Paris, lequel n'étoit pas bien content du dit duc d'Orléans, et point ne l'avoit en grâce, pource qu'ils entendoient que par son moyen les tailles et tous autres subsides s'entretenoient, commencèrent à dire l'un à l'autre en secret: «Le bâton noueux est plané.»
Cette douloureuse mort fut l'année du grand hiver, en l'an mil quatre cent et sept; et dura la gelée soixante-six jours en un tenant très terrible, et tant qu'au dégeler le Pont-Neuf de Paris fut abattu en Seine; et moult firent icelles eaux et gelées de grands dommages en plusieurs et diverses contrées du royaume de France.
Et quant est à parler des discords, haines ou envies qu'avoient l'un contre l'autre les ducs d'Orléans et de Bourgogne par avant la mort d'icelui duc d'Orléans, ni des manières qui avoient été tenues par iceux, n'est jà besoin d'en faire en ce présent chapitre récitation, pource qu'il sera tout au long et plus à plein déclaré ès propositions qui pour ce furent faites dedans bref temps après ensuivant, c'est à savoir par la justification que fit proposer le duc de Bourgogne haut publiquement devant le roi, présens plusieurs princes et autres notables personnes, tant d'église comme séculiers, et les accusations pourquoi il disoit et avouoit d'avoir fait mettre à mort le dit duc d'Orléans: et pareillement par les réponses que depuis en fit faire et proposer la duchesse d'Orléans douagière et ses enfants, pour les excusations de son feu mari; desquelles propositions les copies seront mises et écrites en ce présent livre, tout ainsi et par la manière qu'elles furent proposées, présent tout le conseil royal et autres gens de plusieurs états, en très-grand multitude.
Comment la duchesse d'Orléans et son fils mainsné vinrent à Paris devers le roi, pour faire plainte de la piteuse mort de son seigneur et mari.
Louis duc d'Orléans, défunt, avoit épousé la fille de Galléas, duc de Milan, qui étoit sa propre cousine germaine, de laquelle il délaissa trois fils: c'est à savoir, Charles, le premier né, lequel fut nommé duc d'Orléans après la mort de son père; le second fut nommé Philippe, et fut comte de Vertus; et le tiers avoit nom Jean, et fut comte d'Angoulême. Et si avoit une fille qui depuis fut mariée à Richard de Bretagne, desquels princes sera ci-après déclarée une partie de leur gouvernement, et quelles fortunes ils eurent en leur temps.
Or est vérité que le samedi dixième jour de décembre prochain ensuivant vint la duchesse d'Orléans, veuve du dit duc, à Paris, Jean son fils mainsné avec elle, et la reine d'Angleterre, femme de son fils premier né, avec elle, laquelle étoit fille du roi de France; encontre lesquelles allèrent hors de Paris le roi Louis, le duc de Berry, le duc de Bourbon, le comte de Clermont, le comte de Vendôme, messire Charles d'Albret, connétable de France; avec lesquels et plusieurs autres seigneurs elle entra dedans Paris honorablement; et avec grand quantité de gens et de chevaux, à l'hôtel de Saint-Pol, s'en alla où le roi étoit, et là eut audience; et présentement devant le roi se mit à genoux, faisant très piteuse complainte de la très inhumaine mort de son seigneur et mari. Laquelle finée, le roi, qui étoit assez subtil pour lors, et étoit relevé nouvellement de sa maladie, la baisa, et en pleurant la leva, et lui dit que de sa requête il en feroit selon l'opinion de son conseil; et elle, ouïe cette réponse, s'en retourna en son hôtel, accompagnée des seigneurs dessus dits. Et le lundi ensuivant, le roi de France, par le conseil du parlement, retira à sa table la comté de Dreux, le Châtel-Thierry, le mont d'Arcuelles et tous les dites terres que le roi autrefois lui avoit données sa vie durant tant seulement; et le mercredi ensuivant, jour de Saint-Thomas, la duchesse d'Orléans, son fils mainsné dessus dit, la reine d'Angleterre sa belle-fille, son chancelier d'Orléans et autres de son conseil, avec plusieurs chevaliers et écuyers jadis de l'hôtel de son mari, tous vêtus de noir, vinrent à l'hôtel de Saint-Pol pour parler au roi, et là trouvèrent le roi Louis, le duc de Berry, le duc de Bourbon, le chancelier de France, et plusieurs autres, qui pour elle demandèrent audience au roi de parler à lui, et présentement l'obtinrent.
Elle donc amenée du comte d'Alençon et autres par le commandement du roi en la présence et aussi des autres princes, tantôt très fort pleurant, au dit roi supplia derechef qu'il lui plût à elle faire justice de ceux qui traîtreusement avoient meurtri son seigneur et son mari, Louis jadis duc d'Orléans; et toute la manière fit là déclarer à la personne du roi par un sien avocat de parlement. Et là étoit ledit chancelier d'Orléans emprès la dite duchesse; lequel disoit au dit avocat, mot après autre, ce qu'elle vouloit qui fût divulgué; et fit exposer tout au long le dit homicide, comment il fut épié, à quelle heure et la place où il étoit quand il fut trahi et envoyé querre d'aguet appensé [138], lui donnant à entendre que son seigneur et frère le roi le mandoit, lequel meurtre devant dit touchoit au dit roi plus qu'à nulle autre personne, et conclut le dit avocat de par la dite duchesse que le roi étoit tenu sur toutes choses de venger la mort de son frère; et à icelle duchesse, et à ses enfants, qui sont ses neveux, faire bonne et brève justice, tant pour la prochaineté du sang, comme pour la souveraineté de sa majesté royale.
Auquel propos le chancelier de France, qui séoit aux pieds du roi, par le conseil des ducs et seigneurs royaux là étant, répondit et dit que le roi, pour l'homicide et mort de son frère à lui ainsi exposée, au plus tôt qu'il pourroit en feroit bonne et brève justice. Après laquelle réponse faite par le dit chancelier, le roi dit de sa bouche: «A tous soit notoire que le fait à nous exposé ci en présent nous touche comme de notre seul frère, et le réputons à nous être fait.» Et adonc ladite duchesse, Jean son fils et la reine d'Angleterre sa belle-fille, tous ensemble se jetèrent aux pieds du roi, à genoux, et en grands pleurs lui requirent qu'il eût souvenance de faire bonne justice de la mort de son seul frère; lequel roi les leva, et en les baisant derechef, promit d'en faire bonne justice, et leur assigna jour dedans lequel il le feroit; et après ces paroles prirent congé et retournèrent en l'hôtel d'Orléans.
2. Récit du Religieux de Saint-Denis.
(Traduction de M. Bellaguet).
La veille de la Saint-Martin d'hiver, vers deux heures après minuit, l'auguste reine de France accoucha d'un fils, en son hôtel à Paris, près la porte Barbette. Cet enfant vécut à peine, et les familiers du roi n'eurent que le temps de lui donner le nom de Philippe et de l'ondoyer au nom de la sainte et indivisible Trinité. Le lendemain soir, les seigneurs de la cour conduisirent son corps à l'abbaye de Saint-Denis avec un grand luminaire, suivant l'usage, et l'inhumèrent auprès de ses frères, dans la chapelle du roi son aïeul, qui y avait fondé deux messes par jour.
La reine fut vivement affectée de la mort prématurée de cet enfant, et passa dans les larmes tout le temps de ses couches. L'illustre duc d'Orléans, frère du roi, lui rendit de fréquentes visites, et s'efforça d'apaiser sa douleur par des paroles de consolation. Mais la veille de la Saint-Clément, comme il rentrait à l'hôtel royal de Saint-Paul, après avoir joyeusement soupé chez la reine, un crime affreux, inouï et sans exemple, fut commis sur sa personne; il tomba sous les coups d'infâmes assassins, qui avaient été apostés sur son passage. L'horreur d'une si noire trahison aurait fait échapper la plume de mes mains, si je ne m'étais imposé le devoir de transmettre à la postérité les actions bonnes ou mauvaises des princes de la famille royale, et si je ne voulais apprendre aux favoris de la fortune qui dominent orgueilleusement dans les cours, qu'ils ne doivent pas se croire assez heureux pour être à l'abri d'un semblable danger.
On ne peut s'expliquer cet abominable assassinat que si l'on en cherche la cause dans les dissentiments cachés qui règnent souvent entre les princes. Il était évident pour tout le monde qu'il fallait attribuer ce crime à la haine mutuelle des ducs d'Orléans et de Bourgogne. Sans remonter aux raisons secrètes et ignorées de cette haine, je me bornerai à exposer celles qui étaient connues de tout le monde. Pendant les intervalles de la maladie du roi, le gouvernement du royaume étant remis entre les mains de son frère bien aimé et de son cousin, les deux princes, qui ne pouvaient se résigner à partager entre eux l'autorité souveraine, étaient rarement d'accord sur la direction des affaires. La différence de leur caractère se faisait sentir dans toutes leurs opinions. Suivant ce qui m'a été rapporté par des gens de la cour, tout ce que l'un jugeait utile de faire, l'autre le condamnait ou s'en montrait irrité. Cette rivalité finit par allumer entre eux une haine implacable, et on les vit longtemps conspirer ouvertement l'un contre l'autre. Leurs divisions dans le conseil et les préparatifs de guerre qu'ils avaient faits à plusieurs reprises, semblaient présager que de terribles hostilités allaient éclater au détriment et au scandale du royaume. L'auguste reine, monseigneur le duc de Berri et tous les princes du sang, qui en étaient vivement affligés, essayèrent vainement plusieurs fois de les réconcilier. Des semeurs de zizanie et de discorde, maniant à leur gré l'esprit des ducs, et leur présentant le mensonge à la place de la vérité, flattaient leurs penchants orgueilleux et excitaient leur aversion mutuelle. En attaquant le mérite de l'un, ils attaquaient la présomption de l'autre; et chacun prévoyait que ces querelles ne cesseraient qu'avec la vie de l'un des deux princes.
Le duc de Bourgogne céda le premier aux funestes conseils de ces perfides courtisans, et se disposa à venger ses injures par un assassinat. L'instrument de ce cruel et infâme attentat fut un Normand, nommé Raoul d'Ocquetonville, digne à jamais de l'exécration divine et humaine. Cet homme avait été destitué d'un office royal et dépouillé de tous ses biens par le duc d'Orléans. Quoiqu'il eût mérité ce châtiment par son infidélité dans l'exercice de ses fonctions, il nourrissait un profond ressentiment contre le duc et cherchait toutes les occasions de se venger. Il accueillit avec empressement cet exécrable projet de trahison, et ne pouvant attaquer le duc ouvertement, il prit pour complices des misérables comme lui, et concerta avec eux sa criminelle entreprise. Ils convinrent entre eux de surprendre le duc dans un guet-apens, et se tinrent cachés pendant dix-sept jours dans une maison propre à l'exécution de leur complot, près de la porte Barbette, en attendant une occasion favorable. La veille donc de la Saint-Clément, comme le duc sortait vers le soir de chez la reine, où il avait soupé joyeusement, et s'en retournait, accompagné de cinq personnes seulement, à l'hôtel royal de Saint-Paul, son implacable ennemi, non moins perfide que le traître Judas, jugeant que le moment d'agir était arrivé, et que rien ne s'opposait plus à ses desseins, exhorta ses complices à consommer avec lui l'attentat.
Hélas! que l'esprit des hommes est aveugle et imprévoyant, puisqu'ils ne savent pas le sort que leur réserve l'heure qui va suivre! A peine le duc fut-il dans la rue, qu'il se vit enveloppé tout à coup par dix-sept assassins, dignes de toute l'animadversion divine et humaine. Au même instant, Raoul, leur chef, transporté d'une rage vraiment diabolique, lui abattit la main gauche d'un seul coup de sa hache, puis lui assena sur le crâne un autre coup, qui donna la mort à cet illustre prince. L'impitoyable meurtrier retirant de la blessure son arme toute sanglante, l'en frappa une troisième fois par derrière, pendant qu'il tombait à terre, et fit jaillir sa cervelle sur le pavé. Les gens de la suite du duc épouvantés prirent tous la fuite, à l'exception d'un Flamand, qui se jeta sur le corps inanimé de son maître en s'écriant à diverses reprises: «Épargnez monseigneur d'Orléans, frère du roi.» Les assassins, ne pouvant le séparer de leur victime, le percèrent de mille coups et le laissèrent mort sur la place.
C'est ainsi que le destin jaloux travaille à détruire le bonheur des mortels et pousse à leur perte les puissants de ce monde, en les faisant tomber dans des piéges insensibles et cachés, pour qu'ils ne puissent prévoir ses attaques ni s'en garantir. Après cet odieux attentat, qui aurait fait horreur aux nations les plus barbares, l'exécrable assassin traîna ignominieusement le corps auprès d'un tas de boue, et s'étant assuré, à la lueur d'une torche de paille, que son crime était consommé, il s'en retourna avec ses infâmes complices à l'hôtel du duc de Bourgogne, aussi joyeux que s'il eût fait une bonne action, et sans être poursuivi par personne.
Cependant le bruit de cet effroyable attentat, qui est sans exemple dans l'histoire, se répandit bientôt; le peuple accourut en foule, pour être témoin de cet horrible spectacle. C'était une chose affreuse à voir que ce corps couvert de blessures mortelles et ce bras mutilé. Mais ce qu'il y eut de plus affreux encore, c'est qu'il fallut chercher et ramasser dans la boue la cervelle et la main gauche, pour les ensevelir avec le corps.
La reine et les princes du sang furent atterrés par la nouvelle d'un forfait si atroce; quant au duc de Bourgogne, il n'y crut pas d'abord, et refusa même d'ajouter foi au récit du meurtrier. Il se rendit avec ses serviteurs en appareil militaire à l'église de Saint-Guillaume [139], et y trouva le corps, qui y avait été déjà déposé. Alors feignant une grande affliction, il prit des habits de deuil, comme les autres princes, et n'eut point honte d'assister au convoi, qui se fit en l'église des Célestins de Paris, où le duc avait, de son vivant, ordonné qu'on l'enterrât. Ces tristes funérailles durèrent deux jours, et furent célébrées en grande pompe au milieu des larmes de tous les assistants. Les princes se réunirent ensuite, pour délibérer dans l'amertume de leur cœur sur les moyens de découvrir l'auteur de cet horrible assassinat.
Portrait du duc d'Orléans.—Son meurtrier se fait connaître.
Les princes ne pouvaient se consoler de la perte de l'illustre duc d'Orléans, si traîtreusement assassiné; ils pleuraient en lui le frère unique du roi, leur cousin ou leur neveu, un prince d'un extérieur accompli et qu'ils chérissaient tendrement. Entre autres qualités dont la nature l'avait doué, il avait surtout une merveilleuse facilité d'élocution, qui le distinguait parmi tous les seigneurs de son temps. En effet on l'avait vu dans plus d'une occasion surpasser par son éloquence les plus fameux orateurs, sans en excepter même ceux de la vénérable Université de Paris, quelque versés qu'ils fussent dans les subtilités de la dialectique, dans la connaissance de l'histoire et dans la science théologique. Je l'ai vu souvent moi-même se montrer plus élégant dans ses réponses que ne l'avaient été ceux qui le haranguaient. Les étrangers vantaient aussi son éloquence facile et abondante et son extrême affabilité. Comme tous les princes du royaume, il se faisait un point d'honneur d'accueillir toujours avec les plus grands égards les personnes qu'on lui députait, et de les reprendre avec douceur, s'il leur arrivait de se tromper en quelque chose. Il se montrait toujours aimable et bienveillant dans ses manières. On peut lui reprocher toutefois d'avoir été pendant sa jeunesse enclin à beaucoup de vices, comme le sont la plupart des hommes; mais il les évita avec soin quand il fut arrivé à l'âge mûr.
Je reviens à la mort de ce noble duc. C'était un bruit généralement répandu dans le royaume que Robert de Canny n'était pas étranger à l'assassinat commis sur sa personne. On fondait cette accusation sur ce qu'il avait conçu une haine implacable contre le duc, qui avait séduit sa femme. Déjà messeigneurs les princes du sang avaient résolu en conseil de le faire rechercher et saisir, lui et tous ceux qu'ils soupçonnaient. Alors le duc de Bourgogne, qui avait la conscience de son crime, ne voulant point que la punition en retombât sur des innocents, et poussé par un repentir tardif, se leva, prit à part le roi de Sicile Louis et le duc de Berri, et leur avoua sans détour qu'il était l'auteur de cet affreux attentat, et qu'il l'avait fait commettre par des mains étrangères, à l'instigation du diable. Cet aveu les fit trembler et frémir d'horreur. Ils gardèrent quelque temps un morne silence, qu'ils n'interrompirent que par de profonds soupirs. Quand les autres princes en furent informés, ils restèrent comme anéantis et firent éclater leur douleur par des gémissements et des larmes. Ils maudirent justement cette exécrable trahison, et vouèrent le coupable aux tourments éternels qui sont le partage de Dathan et d'Abiron. Personne n'ignorait que les deux ducs avaient fait naguère un pacte d'amitié fraternelle, que tout récemment encore ils l'avaient confirmé par lettres et par serments, qu'ils avaient communié ensemble, et s'étaient juré de rester fidèles compagnons d'armes, et de défendre mutuellement leur honneur et leurs intérêts envers et contre tous. Le duc de Bourgogne était même allé visiter monseigneur le duc d'Orléans, son cousin, qui était malade, et avait consenti, en signe d'affection particulière, à dîner avec lui le lendemain, qui était un dimanche.
Les ducs et les comtes de la famille royale, se rappelant toutes ces circonstances, ne voulurent point écouter les excuses du duc; ils sortirent du conseil en pleurant et en sanglotant, et le jour suivant, lorsqu'il se présenta au Parlement, ils lui en refusèrent l'entrée. Le duc en fut très-irrité, et leur dit que quelque jour peut-être il y entrerait malgré eux. Le lendemain, qui était un samedi, il quitta Paris à la hâte, et se rendit en Flandre à grandes journées. Quoique la famille royale le regardât comme un criminel digne de la colère de Dieu et des hommes, et que le roi éprouvât le plus vif ressentiment de la mort de son frère, on différa le châtiment par égard pour un tel personnage, qui portait le titre de doyen des pairs de France, qui était le plus riche seigneur du royaume, et qui avait déjà marié sa fille avec le fils aîné du roi. Bientôt même on lui fit offrir par le comte de Saint-Pol une audience publique et l'impunité, à condition qu'il livrerait les assassins pour qu'ils fussent jugés suivant les formes de la justice. Le duc de Bourgogne s'y étant refusé, le roi envoya à Amiens monseigneur le duc de Berri et le roi de Sicile, afin de conférer avec lui au sujet de ce crime abominable. L'illustre duc de Bourbon, qui avait été désigné pour les accompagner, demanda au roi la permission de ne point faire partie de cette ambassade et de se retirer dans ses terres. La mort ignominieuse de son bien aimé neveu était pour lui un coup terrible, et il répéta, dit-on, plusieurs fois qu'il ne pourrait jamais supporter la vue de l'auteur d'une si noire trahison.
Le duc de Bourgogne, qui avait la conscience de son crime, et qui pensait qu'on pourrait s'autoriser contre lui-même de l'exemple qu'il avait donné, ne marchait qu'entouré d'une garde nombreuse. Les deux princes ne purent l'empêcher d'entrer à Amiens en appareil de guerre, et passèrent dix jours dans cette ville, où ils eurent avec lui des conférences pleines de courtoisie, et où ils se traitèrent mutuellement avec somptuosité. Le duc promit enfin d'obéir aux ordres du roi et d'aller exposer ses excuses en sa présence. Mais, en acquiesçant à la demande desdits princes, il déclara qu'il y mettait pour condition que les portes de Paris ne fussent plus gardées par des gens de guerre, afin que lui et ses gens pussent y entrer en liberté; car il voulait y paraître non comme un ennemi de la ville ou du roi, mais comme un ami qui souhaitait la paix.
Madame la duchesse d'Orléans vient demander justice de l'horrible et cruel assassinat commis sur la personne de son mari.
La duchesse d'Orléans, en apprenant la mort si soudaine et si cruelle de son époux bien aimé, se livra aux transports de la plus vive douleur; elle s'arracha les cheveux, déchira ses vêtements, et ayant fait venir les deux fils qu'elle avait eus du duc, elle leur fit connaître par ses cris et par ses soupirs le malheur qui venait de les frapper. Des torrents de larmes coulaient de ses yeux; sa voix était étouffée par les sanglots. En un mot elle donna tous les signes du plus profond désespoir. Elle se rendit en toute hâte à Paris avec une suite nombreuse et en appareil de deuil, alla se jeter humblement aux pieds du roi avec ses deux fils, et lui parla en ces termes, afin d'exciter sa pitié: «C'est une veuve réduite au désespoir et condamnée à passer sa triste existence dans les larmes, qui vient avec ces deux orphelins, vos neveux, faire entendre sa voix plaintive à votre royale majesté; c'est la veuve de votre unique et bien aimé frère, de ce prince si accompli, qui vous fut toujours si fidèle et si dévoué, et que vous aviez choisi avec raison pour dépositaire de vos secrets. Déplorez avec moi le sort cruel qui vous l'a ravi. Mais que la douleur ne vous fasse point oublier la vengeance; car, vous le savez, l'auteur de cet attentat est le duc de Bourgogne, votre cousin germain, dont la trahison ne saurait être comparée qu'à celle de l'infâme Judas. Il a terni par cet acte de félonie l'honneur des illustres princes qui portent les fleurs de lis. Chacun sait que c'est au mépris d'un pacte d'amitié publiquement juré qu'il lui a fait préparer des embûches mortelles par des ministres d'iniquité. Hélas! que l'esprit de l'homme est aveugle et imprévoyant! Au moment où il sortait de chez l'auguste reine qu'il venait de consoler, et où il retournait à l'hôtel royal de Saint-Paul, il a été surpris tout à coup par d'exécrables traîtres, dignes de l'animadversion divine et humaine, qui l'ont méchamment et outrageusement mis à mort. Il n'est point de cœur si dur, d'âme si inflexible, qui ne se fût attendrie en voyant ce bras mutilé, ce corps couvert de blessures mortelles, cette cervelle répandue à terre, et ce cadavre traîné ignominieusement dans la rue près d'un tas de boue.
«Noble prince et seigneur, votre frère unique n'a été si indignement traité par le méchant duc de Bourgogne, qu'à cause de l'affection particulière que vous inspiraient pour lui les liens du sang. Et maintenant ledit duc, pour se justifier, cherche à ternir l'honneur de mon illustre époux et celui de ses enfants, en publiant contre lui un libelle injurieux et diffamatoire. La honte de tous ces outrages rejaillirait sur votre royale majesté, s'ils restaient impunis. C'est pour cela que votre sœur désolée et ces pauvres enfants, vos neveux, encore dans l'âge de l'innocence, vous supplient humblement à genoux de ne point laisser sans vengeance cet exécrable attentat, et de ne point souffrir que d'infâmes traîtres se soient joués ainsi de la vie de votre frère. Daignez user de votre puissance pour faire justice des coupables, ou ordonnez qu'ils comparaissent devant la cour du Parlement, afin qu'ils subissent le châtiment que mérite leur crime.»
L'auguste duchesse termina cette requête en priant le roi de lui permettre de garder ses enfants auprès d'elle, jusqu'à ce qu'ils eussent atteint l'âge de puberté. Elle le conjura aussi de leur accorder la jouissance des biens et des domaines de leur père, tant de ceux qu'il tenait de la munificence royale que de ceux qu'il possédait à titre d'achat. Le roi accéda volontiers à sa demande, et lui adressa de douces paroles de consolation. Elle parut satisfaite de cet accueil; mais ayant appris, à son grand déplaisir, que le duc de Bourgogne allait bientôt arriver, elle prit congé du roi, qui lui donna le baiser de paix. Le jour même de son départ, le roi eut une rechute, dont on attribua la cause à la duchesse; je ne puis rien affirmer à cet égard. La duchesse retourna à Blois, et comme son dessein était d'y demeurer, elle fit restaurer la ville et le château, les approvisionna de vivres et d'armes, et mit bonne garde aux portes, comme si ses ennemis eussent été dans le voisinage.
Motifs allégués par le duc de Bourgogne touchant le meurtre du duc d'Orléans.
Le duc de Bourgogne ne manqua pas à sa parole; il partit de l'Artois, et après avoir passé à Saint-Denis par dévotion, il arriva à Paris, et y fit son entrée en appareil de guerre, au grand étonnement de tous, comme s'il venait de remporter quelque victoire sur les ennemis du royaume. Il était escorté de huit cents chevaliers et écuyers partagés en trois corps et armés de pied en cap, mais la tête découverte. Les bourgeois le reçurent avec empressement. L'auguste reine de France et les parents du roi ne purent, malgré leurs instantes prières, l'empêcher d'exposer publiquement les causes et les motifs de la mort ignominieuse et déplorable du duc d'Orléans. Ils furent obligés de céder à ses importunités, et consentirent enfin à l'entendre. L'audience eut lieu le 8 mars, dans la grande salle de l'hôtel royal de Saint-Paul, en présence de messeigneurs le duc de Guienne, le roi de Sicile Louis, le duc de Berri et tous les princes du sang. Maître Jean Petit, normand de nation, professeur en théologie, plus renommé pour la hardiesse que pour l'élégance de son langage, fut chargé de porter la parole au nom du duc. Il ne craignit pas de soutenir que si l'on pouvait trouver quelque chose à redire à l'action du duc de Bourgogne, et s'il avait dérogé à l'honneur de sa race, la mort du duc d'Orléans n'était que le juste châtiment de ses démérites. Prenant alors pour texte cette maxime du sage: La convoitise est la source de tous les maux, il énuméra toutes les criminelles intrigues par lesquelles le duc, dévoré d'une insatiable ambition, avait cherché à s'emparer du trône. Il serait trop long de rapporter mot pour mot son discours; j'en résumerai seulement les principaux points, suivant ma coutume. Il représenta le duc comme un homme souillé de tous les vices, un scélérat et un tyran, et conclut de là qu'il avait été permis de le tuer; il ajouta que, si la loi établissait que le maintien des droits de tous appartient aux pouvoirs publics, et n'autorisait aucun particulier à tirer vengeance par lui-même des crimes d'autrui, quels qu'ils soient, les constitutions impériales, loin d'être favorables aux tyrans qui violent les lois, permettaient au contraire de les exterminer.
Après cet exorde, qui fut assez long, maître Jean Petit passa successivement en revue les crimes que le duc avait commis envers Dieu, envers le roi et ses enfants, envers le royaume et la chose publique, et l'accusa d'abord de lèse-majesté divine au premier chef, en ce qu'il avait adhéré aux sortiléges et à l'idolâtrie, contrairement à l'honneur de Dieu et à la foi orthodoxe. S'en remettant à Dieu du soin de punir ces crimes, il dit encore que le duc avait été fauteur de l'exécrable schisme de l'Église, et qu'il s'était ainsi rendu coupable du crime de lèse-majesté divine au second chef, en adhérant à monseigneur Benoît, dans le dessein de retarder l'union et la paix de l'Église.
Passant ensuite des offenses spirituelles aux offenses temporelles, il démontra que le duc avait cherché à faire mourir le roi, d'abord par des enchantements, des sortiléges et des maléfices, puis par des breuvages empoisonnés, enfin par le feu et par d'autres attentats, et qu'ainsi il avait commis le crime de lèse-majesté royale au premier chef; ce qu'il prouva de la manière suivante:
«Voulant hâter, dit-il, la mort du roi, qui était déjà atteint d'un mal incurable, il a fait venir secrètement, il y a plusieurs années, un religieux apostat avec un chevalier, un écuyer et un valet, et leur a remis une épée, un couteau et un anneau, pour les consacrer ou plutôt pour les exécrer, s'il est permis de le dire, au nom du démon. Afin de mieux cacher leurs opérations à tous les regards, ils s'enfermèrent dans le château de Montjoie. De là l'apostat se rendit sur une montagne voisine avant le lever du soleil, et ayant fait un cercle d'acier autour de lui, il commença ses invocations. Deux démons, appelés Herman et Astramon, lui apparurent sous la forme humaine. Il leur rendit les honneurs divins, selon les préceptes de la magie, et leur remit ces objets, en leur ordonnant de les consacrer et de les rapporter dans le cercle. Les démons ayant exécuté cet ordre, l'apostat et ses compagnons, conformément aux instructions qui leur furent données, allèrent aux fourches patibulaires, dépendirent le cadavre d'un voleur, lui mirent l'anneau dans la bouche, et l'y laissèrent quelque temps. Après lui avoir ouvert le ventre avec l'épée, ils rendirent lesdits objets au duc, en lui assurant qu'il pourrait obtenir par leur vertu tout ce qu'il désirait. Ils lui remirent aussi un os de l'épaule dudit pendu, sur lequel ledit apostat avait écrit avec son sang certains noms diaboliques. Le duc porta longtemps ce talisman entre sa chair et sa chemise. Un chevalier, parent du roi, étant parvenu à le lui soustraire, le duc intrigua tant auprès du roi, qu'il le fit exiler sans jugement. Cette condamnation effraya les seigneurs de la cour et les habitants du royaume; mais, bien que chacun murmurât en secret du maléfice auquel le duc avait eu recours, on n'osa point l'en accuser publiquement.»
L'orateur ajouta que ledit duc, esclave dévoué de la déesse Vénus, avait reçu du même religieux un anneau dont le contact avait la vertu de fasciner toutes les femmes et de les soumettre sans obstacle à ses désirs impurs, et qu'il en faisait usage même dans la semaine sainte, pour mieux insulter le Créateur.
Pour preuve que le duc avait fait tout cela dans l'intention de hâter la mort du roi, il rappela ce que le roi avait dit, soit à Beauvais, pendant cette grave maladie à la suite de laquelle il avait perdu les ongles et les cheveux, soit au Mans, pendant la démence qui l'avait mis à toute extrémité. Dès qu'il avait pu parler, il avait demandé plusieurs fois qu'on retirât l'épée dont son frère lui avait percé le sein; et après sa guérison il avait dit: «Mes amis, il faut absolument que je le tue.»
Maître Jean Petit déclara qu'il n'était pas douteux que le seigneur de Milan, beau-père du duc, n'eût pris part à toutes ces machinations, et que, quand sa fille était partie pour aller épouser le duc, son père lui avait dit: «Adieu, ma fille; je ne vous reverrai plus avant que vous soyez devenue reine de France.» Dans une autre occasion, ajouta-t-il, ledit seigneur, ayant demandé à un envoyé de France des nouvelles de la santé du roi, et ayant appris qu'il se portait bien, avait répondu: «Vous me dites là une chose diabolique, c'est impossible.» Une autre fois, il avait envoyé certaines instructions à messire Philippe de Maizières, ami intime du duc d'Orléans, qui, après avoir trahi son maître, le roi de Chypre, s'était retiré dans la maison des Célestins de Paris. On les avait vus souvent l'un et l'autre, pendant qu'on disait en leur présence trois et quelquefois quatre messes, conférer secrètement dans l'oratoire du duc sur les moyens d'arriver à l'exécution du crime. Aussi ceux qui ne connaissaient point les intentions criminelles du duc s'étonnaient-ils qu'après avoir donné tant de signes de dévotion pendant le jour, il passât les nuits à jouer aux dés au milieu des blasphèmes, de l'ivresse et des orgies.
Le duc d'Orléans, dit-il encore, après avoir vainement offert de l'argent à deux illustres seigneurs de la cour pour les pousser à empoisonner le roi, en avait séduit deux autres et leur avait persuadé de composer à cet effet une poudre empoisonnée. Mais voyant que les fidèles serviteurs du roi avaient découvert et déjoué ses projets, qu'ils avaient même fait emprisonner les deux traîtres, il s'était hâté de leur rendre la liberté et de les renvoyer chez eux, de peur d'être compromis par leurs aveux. Il avait résolu alors d'exécuter lui-même cet attentat, et un jour que madame la reine Blanche donnait au roi un grand dîner à Neauphle, il avait jeté furtivement sa poudre empoisonnée dans le plat du roi. La reine, qui en avait été avertie, avait fait aussitôt apporter un autre plat, et avait envoyé le premier à son aumônier pour qu'il le distribuât aux pauvres. Celui-ci en ayant fait plusieurs parts, et ayant ensuite porté du pain à sa bouche sans s'être lavé les mains, avait senti les atteintes du poison et s'était levé de table; il avait succombé peu de temps après. La reine, ayant appris aussi qu'un chien était mort subitement après avoir goûté de ce mets, avait fait enfouir en terre les restes du plat. Ledit duc n'en avait pas moins persisté dans son dessein. Profitant de l'occasion d'une certaine noce où le roi était convié, il lui avait conseillé, pour égayer la fête, de se travestir avec quelques autres seigneurs, et de prendre pour déguisement d'étroites tuniques de lin toutes couvertes d'étoupes, et pendant qu'ils étaient tout entiers au plaisir de la danse, il avait mis le feu aux vêtements de l'un d'entre eux. Au même instant la flamme s'était communiquée à tous les autres, excepté le roi, que d'illustres dames avaient, par hasard et sans le connaître, retenu auprès d'elles. De plus, ledit duc, mécontent que le roi d'Angleterre Richard, en demandant la main de la fille du roi de France, l'eût engagé à se mettre en garde contre ses trahisons, avait conclu aussitôt un pacte d'alliance avec le duc de Lancaster, ennemi capital de Richard, et lui avait promis de l'aider à détrôner son souverain, à condition qu'il l'aiderait de son côté à s'emparer du trône de France. Aussi, lorsque les gens dudit duc de Lancaster avaient été assiégés par les Français dans le château fort de Lourdes, le duc d'Orléans, en raison de ladite alliance, leur avait mandé de ne point rendre la place, promettant de leur envoyer du secours, s'il le fallait, pour faire lever le siége; et ce même Henri de Lancaster, dans le temps qu'il cherchait à se rendre maître du royaume d'Angleterre, avait, dit-on, répondu aux représentations et aux craintes de quelques uns de ses partisans qu'il ne redoutait point que la France s'opposât à son entreprise, parce que le duc d'Orléans, le plus puissant prince du royaume, avait fait serment de l'assister.
«Par tout ce que je viens d'exposer, dit l'orateur, le duc a prouvé évidemment qu'il aspirait au trône. Plusieurs fois même il a accusé le roi de folie et de vices énormes auprès de monseigneur Benoît, et a prié le pape de lui assurer le trône à lui et à sa postérité en privant le roi de la dignité royale, et en déliant ses sujets du serment de fidélité. Mais le pape s'y est constamment refusé, en alléguant qu'il ne pouvait le faire sans le consentement de ses frères les cardinaux.»
Maître Jean Petit, voulant aussi démontrer que le duc avait commis le crime de lèse-majesté au second chef, dit que pendant un des accès du roi il avait proposé à la reine de l'emmener avec son fils, monseigneur le duc de Guienne, dans le duché de Luxembourg, et lui avait conseillé d'y demeurer, jusqu'à ce que le roi, qui la haïssait mortellement, fût revenu à de meilleurs sentiments à son égard; mais que les princes du sang, s'étant aperçus qu'il voulait par ce moyen s'assurer la possession de la couronne, avaient déjoué ses projets.
«Une autre fois, ajouta-t-il, le duc envoya par un jeune page une très belle pomme à monseigneur le dauphin, fils aîné du roi, qui résidait à Vincennes. La nourrice du prince trouva le fruit si beau, qu'elle le prit, malgré le page, et le donna à son enfant, qui mourut empoisonné. Or il est évident que le duc avait l'intention de faire périr le dauphin, et qu'ainsi il s'est rendu coupable du crime de lèse-majesté au troisième chef.»
Il termina son discours en rappelant que depuis plus de treize ans le duc entretenait dans le royaume des pillards et des brigands armés, et qu'il avait à diverses reprises converti à son usage particulier les contributions levées sur le peuple et l'argent du trésor royal. Il dit que le duc de Bourgogne était prêt à démontrer tous ces faits et d'autres encore, qui prouvaient que le duc d'Orléans avait commis le crime de lèse-majesté au quatrième chef; qu'en conséquence on devait plutôt le louer que le blâmer de l'avoir mis à mort.
Sur ce, l'assemblée se sépara. Je me souviens que plusieurs personnages recommandables et d'un éminent savoir, qui y avaient assisté, trouvèrent ce plaidoyer répréhensible en beaucoup de points. Je serais disposé à partager leur avis; mais je laisse aux vénérables docteurs en théologie le soin de décider s'il faut regarder comme erronées ou ridicules les raisons alléguées par l'orateur.
GUERRE DES ARMAGNACS ET DES BOURGUIGNONS.
1411.
Le meurtre de Louis duc d'Orléans avait rendu Jean sans Peur maître du pouvoir. Mais le nouveau duc d'Orléans, Charles, organisa en 1410, avec l'aide de Bernard, comte d'Armagnac, une ligue contre Jean sans Peur, dans laquelle entra surtout la noblesse du midi de la France. La guerre commença entre les Armagnacs et les Bourguignons en 1411; les deux partis se livrèrent à tous les excès et commirent les violences et les cruautés les plus horribles. Les «Armignacs» ayant ravagé et brûlé sans pitié les environs de Paris, les classes populaires exaspérées se donnèrent pour chefs quelques bouchers, ardents ennemis de la faction du duc d'Orléans, et forcèrent le roi à nommer capitaine de Paris le comte de Saint-Pol, Waleran de Luxembourg, un des partisans les plus dévoués du duc de Bourgogne.
Récit du Religieux de Saint-Denis,
traduit par M. Bellaguet.
Le comte de Saint-Pol, nommé capitaine de Paris, songea à fortifier le parti du duc de Bourgogne. Mais au lieu de s'entourer de gens honorables, pris parmi d'anciennes familles de la bourgeoisie, il choisit ses conseillers, au grand scandale de tous, dans les dernières classes de la ville, parmi les bouchers de Paris, et s'adjoignit entre autres les trois fils du boucher du roi, les frères Legoix, hommes dévoués au duc, qui étaient d'habiles artisans de troubles, et qui avaient prouvé dans la dernière guerre qu'ils ne se faisaient aucun scrupule de verser le sang humain. Il leur fit accorder, de par le roi, à eux et à beaucoup d'autres gens de leur espèce, au grand déplaisir de tous les habitants, le droit de commander une troupe de cinq cents bouchers choisis, par eux, qui devaient s'appeler milice du roi bien qu'ils fussent payés par la ville; on leur permit de parcourir les rues les armes à la main, de prendre note des partisans du duc d'Orléans et de présenter les suppliques des bourgeois aux conseils du roi. Ces gens usèrent de ce dernier droit à plusieurs reprises avec beaucoup d'insolence. On leur reprochait un jour d'amener avec eux trop de monde; ils répondirent qu'ils reviendraient une autre fois en bien plus grand nombre. Pour peu qu'on différât d'acquiescer à leurs requêtes, ils adressaient aux membres du conseil les plus terribles menaces. Aussi l'archevêque de Reims, maître Simon Cramaut, et plusieurs autres quittèrent la maison du roi et s'en retournèrent chez eux. Dès lors ces misérables regardèrent comme un crime toute contradiction, toute opposition à leurs désirs. Ayant appris que l'évêque de Saintes avait exprimé dans le conseil le vœu que le duc de Bourgogne fît amende honorable afin d'obtenir la paix, ils le menacèrent de mort comme traître notoire, et l'effet eût suivi la menace si le comte de Saint-Pol n'eût fait évader secrètement le prélat, pour le soustraire à leurs mains sacriléges. Un des plus grands abus enfantés par la licence sans bornes dont ils jouissaient, c'est que quiconque avait encouru leur haine et avait été désigné par eux comme Armagnac, était, sinon mis à mort, du moins jeté en prison et dépouillé de ses biens, que le premier venu pillait librement sans en demander la permission à personne. Beaucoup de personnes riches et notables furent ainsi réduites à la plus affreuse misère. Bientôt la troupe des Legoix devint la terreur non-seulement des conseillers du roi, mais aussi des principaux bourgeois, qui s'enfuirent de Paris, au nombre de plus de trois cents, avec le prévôt des marchands, Charles Culdoé. Chacun pensait en effet que ces bandits étaient disposés à commettre toutes sortes d'excès semblables, et plus portés à exciter des troubles qu'à les apaiser. Les craintes qu'ils inspiraient n'étaient pas sans fondement; car la division régnait dans la ville; les bourgeois, loin de s'accorder entre eux, étaient animés les uns contre les autres d'une haine implacable, et se prodiguaient toutes sortes d'injures. Les partisans du duc d'Orléans appelaient Bourguignons ceux du parti contraire, qui les traitaient d'Armagnacs, et chacun d'eux se tenait pour cruellement offensé de ces dénominations qui impliquaient le reproche de trahison. Bientôt les habitants du royaume suivirent tous cet exemple; les uns demandaient qu'on tirât vengeance de l'horrible meurtre du père du duc d'Orléans. D'autres, en plus grand nombre, gens stupides et prêts à croire toutes les calomnies, prétendaient que cette mort était le juste châtiment de ses perfides machinations contre le roi et sa famille.
Supplique adressée au roi au sujet de sa sûreté et de celle des habitants.
Souvent les bourgeois, en s'adressant les uns aux autres les qualifications susdites, se menaçaient réciproquement de la mort ignominieuse réservée aux traîtres, dans le cas où le duc dont ils avaient embrassé la cause aurait le dessus. En conséquence, le comte de Saint-Pol demanda dans un conseil présidé par le duc de Guienne [140] en l'absence du roi, qui était malade, que l'on prît des mesures efficaces pour réprimer de semblables désordres. Huit des conseillers du roi, un pareil nombre de suppôts de l'université de Paris et autant de bourgeois furent chargés par les membres qui assistaient à ce conseil de pourvoir à la sûreté du roi et de la ville. Après en avoir mûrement délibéré, ils se rendirent le 26 août près de monseigneur le duc de Guienne, lui présentèrent une humble requête, et obtinrent qu'il fût pris diverses mesures. On convint d'abord que le roi et monseigneur le duc de Guienne quitteraient l'hôtel royal de Saint-Paul, qui, étant placé à une extrémité de la ville et presque en dehors de l'enceinte, se trouvait trop exposé aux surprises et aux coups de main, et qu'ils iraient habiter le château du Louvre, afin d'y être plus en sûreté; en second lieu, qu'on enverrait des ambassadeurs à la reine pour la prier de revenir à Paris, et qu'en cas de refus de sa part, on exigerait du moins qu'elle laissât venir madame la duchesse de Guienne auprès de monseigneur le duc avec son frère monseigneur le comte de Ponthieu et ses deux sœurs; que l'entrée de la ville serait fermée aux ducs de Berri et de Bourgogne, tant que dureraient leurs discordes, afin que leurs troupes ne dévastassent point, comme l'année précédente, le pays d'alentour. Il fut stipulé aussi qu'on abattrait les murs de l'hôtel de Nesle qui touchaient à l'enceinte, afin que les bourgeois pussent faire des rondes autour de la ville pendant la nuit, et qu'on murerait la porte dudit hôtel qui donnait sur la campagne, bien qu'on sût que cela devait déplaire beaucoup au duc de Berri. Il fut en outre réglé que le prévôt des marchands, Charles Culdoé, qui était devenu généralement suspect, serait destitué, et qu'on soumettrait au choix du duc pour le remplacer une liste de six bourgeois notables. Le duc, d'après l'avis du conseil, désigna pour cette charge Pierre Gentien, personnage d'une grande habileté et d'une illustre naissance. Il fit aussi rechercher certaines gens qu'on lui avait désignées comme ayant conspiré contre la ville et comme ayant menacé d'y introduire secrètement les troupes du duc d'Orléans, et donna ordre qu'on les mît en prison et qu'on les punît selon toute la rigueur des lois, s'ils étaient trouvés coupables. Il fut décidé en dernier lieu que, pour prévenir les émeutes et les séditions populaires, dont on était menacé chaque jour depuis deux mois et que les ennemis de la ville appelaient de tous leurs vœux pour avoir une occasion de piller, on ferait publier dans les rues au nom du roi, à son de trompe et par la voix du héraut, que les officiers des ducs de Berri, d'Orléans et d'Alençon et leurs partisans eussent à sortir de la ville et à se transporter ailleurs, sous peine de mort et de confiscation de leurs biens. Monseigneur le duc délibéra pendant plusieurs jours sur cette dernière demande, parce qu'elle était fort injurieuse pour ses parents. Mais enfin il céda aux sollicitations et aux clameurs des habitants, qui venaient souvent au conseil avec les Legoix l'obséder de leurs instances, et qui répétaient sans cesse que c'était le seul moyen d'assurer le repos de la ville.
Ravages commis en Picardie par les gens du duc d'Orléans.
Je passe des décisions prises par le conseil au récit des hostilités commises par les troupes que, dès le lendemain de son défi, le duc d'Orléans envoya dans le Vermandois, riche contrée relevant immédiatement du roi, d'où les provinces voisines tiraient du blé en abondance. Je tiens ces faits de la bouche des principaux habitants, qui allèrent trouver monseigneur le duc de Guienne et les conseillers du roi, pour leur exposer leurs plaintes: «Très excellent prince, dirent-ils, depuis six semaines les gens de guerre exercent de tels ravages dans les environs, que les paysans ont été presque tous réduits à quitter les faubourgs avec leur gros et menu bétail et tout leur mobilier, pour se réfugier dans des lieux cachés ou dans les villes closes, comme s'ils craignaient d'être frappés de la foudre. Les cruautés varient suivant les inclinations des pillards. Les uns, entraînés par leurs habitudes de libertinage, portent le déshonneur dans les familles, en outrageant sans pudeur les femmes mariées et en violant les jeunes filles encore vierges. D'autres, sans respect pour les droits de l'hospitalité, dépouillent leurs hôtes, courent çà et là dans les maisons, brisent les portes des appartements et enlèvent tout ce qu'ils y trouvent de précieux. Ils ne craignent pas de détrousser publiquement les marchands qui font le commerce d'échange dans les villes et dans les campagnes. Ils ont même égorgé plusieurs habitants de Paris et d'autres villes fidèles au roi; et toutes les fois qu'ils renvoient vers le roi des paysans ou des bourgeois, après les avoir mis à rançon et les avoir entièrement dépouillés, ils leur disent du ton le plus insultant: Allez retrouver votre idiot de roi, ce fainéant, ce captif. Tels sont les outrages qu'ils ont l'audace de proférer contre la majesté royale. Pour comble d'horreur et d'insolence, ils ont plusieurs fois arraché les yeux, coupé le nez et les oreilles à quelques-uns de ces malheureux, en leur disant: Allez vous montrer aux conseillers du roi, à ces perfides et à ces traîtres infâmes. Non contents d'avoir ainsi dévasté le plat pays, ils ont incendié plusieurs maisons et sont entrés de vive force dans la ville close de Roye, riche et populeuse cité qui relève directement du roi, et l'ont livrée au pillage. En outre Bernard d'Albret, cousin du connétable, homme actif et entreprenant, a choisi parmi les Gascons depuis longtemps alliés des Anglais, et qui ont naguère combattu sous les ordres du comte d'Armagnac et dudit connétable, un corps de cinq cents hommes, avec lequel il s'est emparé de la ville de Ham, appartenant en commun au duc d'Orléans et au comte de Nevers. Il se dispose à commettre dans le pays des excès plus grands encore, si l'on n'y pourvoit promptement par des mesures efficaces.»
Tous les Gascons qui s'étaient enrôlés sous les bannières de Bernard d'Albret et du comte d'Armagnac ne demandaient en effet qu'à en venir aux mains avec les Bourguignons et les Flamands. Personne ne pouvait en douter; car ils cherchaient à s'emparer de postes avantageux et sûrs. Ils attaquèrent à cet effet Montdidier et d'autres villes closes; mais les secours que le roi y envoya et la courageuse résistance des habitants les empêchèrent de s'en rendre maîtres.
Cependant le duc d'Orléans semblait ignorer que les hostilités fussent ainsi commencées. Tantôt il allait de Coucy à Melun par le Valois, tantôt il revenait dans le Soissonnais, comme s'il n'eût songé qu'à se divertir. Il ne laissa pas de mettre garnison dans Montlhéry, et il en aurait fait autant à Corbeil et aux ponts voisins de Paris, si l'on ne s'y était opposé. Aussi ses ennemis disaient-ils hautement qu'il avait plus à cœur d'inquiéter la ville que de combattre le rival qu'il avait défié. En faisant ainsi des marches et des contre-marches à la tête de ses alliés et d'un grand nombre de gens de guerre, il eut bientôt épuisé toutes les ressources et provisions de ses sujets, et les habitants de Clermont, de Beaumont et des villes voisines se virent réduits à la triste nécessité de fuir et d'aller chercher un asile dans les villes royales. Ils eurent toutefois beaucoup de peine à s'y faire admettre, parce qu'elles étaient toutes favorables au duc de Bourgogne.
Soulèvement des paysans sous le nom de Brigands.
Ceux qui demeuraient en deçà de la Seine et de l'Oise, instruits par les fugitifs que l'ennemi menaçait leur pays de maux plus grands encore, s'alarmèrent avec raison, et portèrent plainte à plusieurs reprises au conseil du roi et au prévôt de Paris, en les suppliant instamment d'aviser aux moyens de prévenir les malheurs qui allaient fondre sur eux. Ceux qui possédaient des biens et des terres hors de la ville de Paris soutinrent leur requête, et déclarèrent qu'ils ne voyaient qu'un seul remède possible dans les circonstances présentes, c'était qu'on leur permît de prendre les armes au nom du roi et de repousser la force par la force, et qu'on ne leur imputât point à crime la mort des pillards qui tomberaient sous leurs coups.
Cette autorisation ayant été accordée, les habitants des campagnes, par ordre du prévôt de Paris, abandonnèrent les travaux des champs et se firent gens de guerre. Ils placèrent sur leurs épaules, comme signe de ralliement, une croix blanche, avec une fleur de lis au milieu, se réunirent en bandes, et inscrivant sur leur bannière: Vive le roi! ils se déclarèrent ses plus fidèles amis.
Je me souviens d'avoir lu dans les annales de France qu'en une autre occasion les paysans se réunirent ainsi contre les ennemis du royaume, sous le nom de Brigands. Comme ils portaient pour la plupart des bâtons ferrés à pointes très-aiguës, qu'on appelle piques en français, on les désigna sous le nom de piquiers ou portepiques. Plusieurs d'entre eux n'avaient d'autres armes que des arcs de bois, avec lesquels on aurait pu à peine tuer un moineau, ou de vieilles épées couvertes de rouille. Aussi furent-ils d'abord un objet de mépris et de risée pour leurs ennemis; mais ils avaient à leur tête de robustes paysans, sous la conduite desquels ils sortaient des bois où ils s'étaient embusqués, et massacraient un grand nombre de leurs adversaires, surtout quand ils les surprenaient fourrageant avec leurs bêtes de somme. Cependant, la plupart d'entre eux, ayant pris l'habitude du pillage, n'eurent bientôt plus d'autre occupation, tant que dura la guerre, que de dresser des embûches à ceux qu'ils rencontraient sur les routes, amis ou étrangers, et personne n'osait plus traverser les bois qu'avec une bonne escorte.
Le roi mande au duc de Bourgogne de venir défendre son royaume et ses sujets contre le duc d'Orléans.
Dès que monseigneur le duc de Guienne apprit que les gens de guerre dudit duc d'Orléans commettaient des dégâts effroyables dans le royaume, et qu'ils ne cessaient d'attaquer par des propos injurieux la majesté royale, il convoqua, suivant l'usage, les conseillers de son père, et eut avec eux à ce sujet plusieurs conférences successives, où les débats furent très-animés. Je tiens de personnes que leurs fonctions appellent à ces conseils privés, que les chanceliers de France et de Guienne, trois évêques, le comte de Saint-Pol, plusieurs barons et douze membres de la chambre des comptes et du Parlement se réunirent en cette occasion avec monseigneur le duc de Guienne. Les partisans du duc de Bourgogne insistèrent sur la difficulté de porter remède à l'état présent des choses, lorsque toute la chevalerie française était sous les armes et partagée, comme chacun le savait, en deux corps animés l'un contre l'autre d'une haine implacable et n'aspirant qu'à s'entre-détruire. Ils étaient justement indignés, disaient-ils, qu'au mépris des ordres du roi un de ces partis n'eût pas encore licencié ses gens de guerre, qui faisaient souffrir toutes sortes de dommages aux bonnes villes du royaume et à tous les habitants, et qui prodiguaient outrage sur outrage au légitime possesseur de la couronne. «Nous ne pourrions énumérer, ajoutaient-ils, tous les malheurs, tous les désastres, toutes les calamités dont ils ont accablé l'État et les particuliers. Il faut donc en tirer prompte vengeance;» ce qui ne leur semblait possible qu'autant que le duc de Guienne se prononcerait pour l'un des deux rivaux, et réclamerait le secours du duc de Bourgogne, en le priant de venir à la tête de ses gens de guerre chasser par la force des armes les traîtres et les rebelles.
Les assistants se rangèrent à cet avis, bien qu'à regret, dit-on, et il fut décidé qu'on manderait par des messages les nobles qui ne s'étaient encore déclarés pour aucun des deux partis, et qu'on les inviterait à se rendre le 20 septembre auprès de monseigneur le duc de Guienne; puis on écrivit au duc de Bourgogne, de la part du roi, une lettre conçue en ces termes:
«Charles, par la grâce de Dieu roi de France, à Jean, duc de Bourgogne, notre bien aimé cousin, salut et affection. Comme il est constant que l'on commet le crime de lèse-majesté non-seulement lorsque, par une fureur aveugle et sacrilége, on attente à notre vie et à notre honneur, mais aussi quand on ourdit des complots impies contre notre royaume et contre nos sujets, nous avons cru devoir témoigner tout notre mécontentement de ce que des étrangers, joints à quelques habitants du royaume, se sont avancés les armes à la main jusqu'au cœur de la France. Voulant réprimer une telle témérité par notre autorité royale, nous leur avons ordonné de se retirer; mais ils ont méprisé nos ordres et nos injonctions; ils y ont répondu par l'insulte, et ont continué d'exercer contre nos sujets toutes sortes de cruautés. On a vu, et c'est avec un sentiment de douleur que nous le rappelons, des malheureux qui essayaient de résister à la violence succomber sous le fer ennemi; d'autres, qui se rendaient, condamnés à la plus dure servitude; des jeunes filles enlevées sous les yeux même de leurs mères; des femmes soumises à la brutalité d'une soldatesque sans frein, dépouillées de tous leurs ornements et réduites à pleurer leur déshonneur. Ce n'est pas tout encore. Nos villes closes livrées au pillage, les maisons de nos paysans dévorées par l'incendie, les pauvres habitants des campagnes étouffés par la fumée dans les cavernes où ils s'étaient réfugiés pour éviter la mort, prouvent assez que ces brigands n'aspirent qu'à la ruine de notre royaume. C'est pour vous faire connaître ces faits que nous vous adressons la présente lettre, cher cousin, vous conjurant par la fidélité inviolable que vous nous avez gardée jusqu'à ce jour, et par l'amour que vous nous portez à nous et à nos enfants, de venir en toute hâte à la tête de vos troupes chasser lesdits traîtres et rebelles, afin de mériter nos bonnes grâces.—Donné à Paris, le 28 août.»
Nouvelles mesures prises dans le conseil du roi.
La nouvelle que le roi avait appelé le duc de Bourgogne à son secours, d'après le conseil des partisans de ce prince, fut accueillie avec faveur par les bourgeois de Paris et par les autres habitants du royaume. On montra dès lors plus d'empressement à garder les cités et les villes closes et à faire le guet la nuit, pour éviter d'être surpris par les troupes du duc d'Orléans. Les Parisiens allèrent plus loin. Ils se présentèrent au conseil du roi avec les frères Legoix, ces bouchers qu'ils avaient placés à leur tête, et là, en présence de monseigneur le duc de Guienne, ils demandèrent avec leur insolence accoutumée, et obtinrent par leurs clameurs importunes, la permission de courir sus aux serviteurs dudit duc d'Orléans, de ses alliés et de ses partisans, comme traîtres et rebelles. On les autorisa en même temps à piller en toute liberté les biens meubles de leurs adversaires, et il fut décidé que si quelque motif les obligeait à prendre les armes et à sortir de la ville, ils combattraient sous les bannières du comte de Saint-Pol, de messire David de Revillière, d'Antoine de Craon ou d'Enguerrand de Bournonville. Sur leur demande, le conseil fit aussitôt dresser des lettres à ce sujet, et le 11 septembre il fut publié par la voix du héraut, et à son de trompe, que tous les partisans du duc et ses confédérés étaient privés de leurs possessions en vertu de l'autorité royale, et que leurs biens étaient dévolus au fisc, parce qu'en désobéissant aux ordres du roi ils avaient commis le crime de lèse-majesté. Il fut enjoint en conséquence aux gouverneurs, baillis et justiciers des villes et provinces du royaume, de faire saisir, en vertu de la même autorité, par des commissaires fidèles, les biens et revenus de tous et de chacun, sans épargner même ceux du clergé ni des ordres réguliers. Les partisans du duc, se voyant ainsi poursuivis comme des proscrits, songèrent à se tenir plus étroitement unis, et veillèrent à leur sûreté avec d'autant plus de précaution qu'ils avaient appris que toutes les villes du royaume conjuraient leur perte.
Le duc de Bourgogne appelle les Anglais à son secours.
En me hâtant de poursuivre le récit de ces derniers événements, j'ai omis de mentionner une particularité dont j'aurais pu parler plus tôt: c'est que dans le courant du mois de juillet les deux ducs rivaux avaient envoyé plusieurs messages au roi d'Angleterre pour lui demander du secours. Cette démarche étrange et inouïe surprit avec raison les habitants du royaume. Je me suis enquis soigneusement, comme c'est mon devoir d'historien, de l'objet de ces négociations, et l'on m'a assuré que le duc d'Orléans, faisant valoir auprès du roi d'Angleterre la parenté qui existait entre eux par sa mère, lui avait demandé seulement de ne point assister son adversaire, et que le roi lui avait répondu qu'en raison des offres du duc de Bourgogne il n'avait pu lui refuser son secours, de peur de mécontenter ses sujets. Quelle que soit l'opinion généralement reçue à cet égard, il est certain que ledit duc de Bourgogne négocia par messages et par lettres le mariage de sa fille avec le fils aîné dudit roi, et que cette alliance fut décidée sous la condition que le roi lui enverrait le comte d'Arundel avec huit cents hommes d'armes et mille archers.
Les Français furent fort scandalisés que le duc de Bourgogne se fût adressé aux ennemis mortels du royaume. On publia à la cour et ailleurs qu'il avait cédé au roi d'Angleterre, au préjudice du royaume, les principales entrées de la Flandre, savoir les ports de L'Écluse, de Dixmude, de Dunkerque et de Gravelines. On ajoutait que ledit duc avait promis de faire hommage audit roi d'Angleterre de son comté de Flandre, et s'était engagé par un traité à lui faire restituer les duchés de Normandie et d'Aquitaine qu'avaient perdus ses prédécesseurs. Mais j'ai lu des lettres que ledit duc adressait à monseigneur le duc de Guienne en son château du Louvre, et où il disait le contraire. Il y traitait de menteurs ceux qui répandaient de tels bruits, remerciait le roi et le duc de Guienne de n'avoir pas ajouté foi à ces imputations non plus qu'à toutes les faussetés et calomnies qu'on avait inventées contre lui, et promettait de rester toute sa vie fidèle au royaume, au roi et à ses enfants, envers et contre tous. Il parlait ensuite de la ville de Ham, et disait: «Nous nous sommes présenté devant cette ville et nous avons livré plusieurs assauts aux rebelles; mais quand ils ont vu que nous dressions nos batteries autour des murs, ils ont pris la fuite. C'est pourquoi les troupes qui sont sous nos ordres se sont mises en route aujourd'hui 12 septembre pour aller combattre nos autres ennemis.»