L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 4/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
LES CABOCHIENS.
1413.
Paris, livré en 1411 aux bouchers et au comte de Saint-Pol, fut au pouvoir d'une démagogie furieuse dont les chefs furent les maîtres bouchers, auxquels se joignirent bientôt les valets d'abattoir, les écorcheurs, équarisseurs, corroyeurs, tanneurs et tripiers, et le bourreau Capeluche. Le nom de cabochien, que porta ce parti, vient des frères Caboche, écorcheurs de bêtes à la boucherie de Paris. La domination des bouchers dura depuis 1411 jusqu'au mois d'août 1413.
Récit du Religieux de Saint-Denis,
traduit par M. Bellaguet.
Une première émeute, excitée par quelques misérables, éclate dans Paris à l'occasion du prévôt, messire Pierre des Essarts.
Il y avait parmi les familiers de monseigneur le duc de Guienne des gens qui ne cessaient de lui répéter que ceux qu'on avait taxés d'une cupidité insatiable sauraient bien se justifier, si on voulait les entendre. Ils l'assurèrent aussi que le prévôt de Paris, messire Pierre des Essarts, avait plusieurs fois reconnu avoir remis par ordre du roi deux millions d'or au duc de Bourgogne, sans savoir cependant l'emploi qu'en avait fait ce prince. A l'appui de ces assertions, le prévôt s'engageait à montrer les reçus que le duc lui avait donnés, et qui étaient revêtus de sa signature. Il se fit par là un ennemi mortel du duc de Bourgogne; mais il se concilia en même temps les bonnes grâces du duc de Guienne, qui le manda en toute hâte auprès de lui, d'après le conseil de ses familiers, dès qu'il vit le roi repris de sa maladie.
La plupart des Parisiens, qui l'année précédente avaient montré beaucoup d'attachement pour le prévôt et le regardaient comme le père du peuple et le principal défenseur de la chose publique, dominés alors par je ne sais quel sentiment, qu'on ne peut expliquer que par cet amour du changement qui tourmente toujours la multitude capricieuse, avaient conçu contre lui un profond ressentiment, une haine mortelle, et avaient demandé avec instance qu'on nommât à sa place un autre prévôt. On avait facilement cédé à leur demande, ainsi qu'il a été dit plus haut; et dès lors, considérant ledit Pierre des Essarts comme un banni mis hors la loi, ils publiaient partout que monseigneur le duc de Guienne ne lui pardonnait pas d'avoir dilapidé les revenus de son auguste père. Tel était l'état des esprits lorsqu'on apprit, le 27 avril, cinq jours après la fête de Pâques, que le prévôt s'était emparé, par ordre du duc de Guienne, de la bastille Saint-Antoine avec une troupe de chevaliers et d'écuyers.
Lorsque j'ai écrit ces détails, j'ignorais dans quelle intention il s'était si soudainement rendu maître de ce fort royal, presque inexpugnable, abondamment fourni de toutes espèces d'armes et de machines de siége, et par lequel on pouvait introduire à Paris un grand nombre de gens de guerre, en dépit des habitants et au détriment de la ville. Mais je puis dire qu'il s'ensuivit de là d'horribles malheurs, dont le récit conviendrait mieux aux accents de la muse tragique qu'à la plume de l'historien. Je renoncerais donc à en parler avec détail si je ne m'étais fait une loi de transmettre le mal comme le bien au souvenir de la postérité. Quelques brouillons de bas étage, que je dois nommer ici pour les flétrir à jamais, savoir les deux frères Legoix, ignobles bouchers, Denis de Chaumont et Simon Caboche [141], écorcheurs de bêtes à la boucherie de Paris, parcoururent la ville toute la journée pour ébruiter ce qui se passait. Ils avaient avec eux quelques gens dont les noms m'échappent en ce moment, entre autres un fameux médecin appelé Jean de Troyes, homme éloquent et rusé, déjà fort avancé en âge et touchant presque à la vieillesse, dont ils avaient toujours pris conseil dans leurs entreprises. Ces misérables, qui avaient excité les révoltes et dirigé les émeutes précédentes, publièrent partout que cette prise de possession avait pour objet de détruire la ville et d'enlever de force le roi et son fils aîné monseigneur le duc de Guienne. Ils avaient déjà forcé par leurs vaines clameurs les échevins de Paris à déposer, comme il a été dit plus haut, le prévôt des marchands, Pierre Gentien, président de la monnaie royale, sous prétexte qu'il avait altéré la nouvelle monnaie d'or et d'argent, et ils avaient fait nommer à sa place un notable bourgeois, nommé André d'Eperneuil. Afin de poursuivre leurs projets, ils allèrent aussitôt trouver ce nouveau magistrat, se firent remettre malgré lui la bannière de la ville, qu'on appelait étendard, et obtinrent l'autorisation d'inviter les cinquanteniers et les dizeniers à se rendre en armes sur la place de Grève avec les hommes qui étaient sous leurs ordres. Ils auraient exécuté et mené à fin leur sinistre dessein, sans le courage du clerc de la ville, qui refusa à plusieurs reprises de signer l'écrit du prévôt. Cet homme ne céda ni aux menaces ni à la violence, se contentant toujours de répondre avec douceur qu'il ne fallait rien précipiter, et qu'on savait bien que le prévôt, les échevins et les principaux défenseurs de la ville avaient juré à monseigneur le duc de Guienne de ne point faire prendre les armes aux bourgeois sans lui en avoir donné avis deux jours auparavant. Ainsi l'autorisation du prévôt se trouva annulée; il y eut dès le même jour un grand nombre de gens du menu peuple qui refusèrent d'y obéir.
Le lendemain, 28 avril, les principaux cinquanteniers, gens sages et modérés, et quelques-uns des plus notables bourgeois se réunirent sans armes, selon leur coutume, à l'hôtel de ville, avec le prévôt des marchands et les échevins, pour délibérer sur l'état des affaires. Considérant combien les derniers troubles avaient été préjudiciables à la chose publique, ils proposèrent de mettre bas les armes qu'on avait prises sans la permission du roi ou du duc de Guienne. Puis l'un d'eux, ayant été chargé de haranguer la multitude, engagea les habitants à rester tranquilles chez eux, à vaquer comme de coutume aux travaux de leurs métiers et aux soins de leur négoce, sans se laisser émouvoir par des bruits mal fondés et peut-être inventés à plaisir. «Je sais, dit-il, que l'incrédulité obstinée a quelquefois ses dangers; mais il est bien plus dangereux encore de croire à la légère. Il n'est point convenable que vous soyez agités, comme les feuilles, par le moindre vent. Quoi de plus absurde, je vous le demande, que de prêter l'oreille à toutes sortes de contes et de les croire comme articles de foi, quand vous voyez qu'autant il y a d'hommes, autant il y a d'opinions diverses? Quoi! vous vous imaginez, vous publiez que vous êtes tous dans les mêmes sentiments! Il n'y a rien de plus déraisonnable que cette pensée. Pour ne pas vous laisser aller à des jugements téméraires, vous devez vous recueillir en vous-mêmes, et examiner de sang-froid, avec mûre réflexion, si ceux qui sèment de pareils bruits sont des ennemis ou des amis, des misérables ou des honnêtes gens. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que si quelque trahison a été commise contre la ville ou contre le duc de Guienne, il ne vous appartient point de saisir ni de détenir les coupables sans le consentement du roi.»
Vouloir parler raison aux chefs de la sédition, c'était s'adresser à des sourds: ils répondirent à ces sages conseils par des clameurs tumultueuses. «C'est en vain, s'écrièrent-ils, que nous avons fait avertir le roi, les princes et leurs conseillers, soit en particulier, soit en public, des dangers auxquels nous exposaient les machinations des traîtres. Puisqu'ils n'ont tenu aucun compte de nos avis, nous avons le droit d'en tirer nous-mêmes vengeance.» En même temps ces furieux entraînèrent avec eux jusqu'à la porte Saint-Antoine près de trois mille misérables qu'ils avaient armés, et s'y postèrent en dedans et en dehors des murs de la ville, afin d'empêcher messire Pierre des Essarts de s'échapper. On vit dans cette conjoncture des chevaliers se mettre à la tête des séditieux, entre autres les sires de Helly, Léon de Jacqueville et Robert de Mailly, familiers du duc de Bourgogne, qui, au grand étonnement de tout le monde, offrirent d'eux-mêmes de les seconder. Je voulus connaître les motifs de leur conduite, et j'appris que ledit Léon de Jacqueville ambitionnait le poste de capitaine de Paris, qu'il obtint en effet plus tard, et que les deux autres nourrissaient une haine implacable contre Pierre des Essarts.
Pierre des Essarts, craignant avec raison pour sa vie, bien qu'il sût que le fort qu'il occupait était inexpugnable, abondamment pourvu d'armes et en état de repousser les assaillants, ne laissa pas d'avoir recours aux moyens de douceur; et s'adressant, du haut d'une fenêtre de la citadelle, auxdits chevaliers et aux autres chefs de la sédition, il leur dit qu'il était venu sur l'invitation de monseigneur le duc de Guienne, et leur montra des lettres patentes scellées du sceau de ce prince. Il ajouta, pour apaiser la fureur populaire, qu'il n'avait jamais songé à rien faire au préjudice du roi ou du royaume, de la ville de Paris ou de ses habitants; qu'il était prêt à se retirer ailleurs si on lui laissait la faculté de sortir, et qu'il ne reviendrait pas, à moins d'être rappelé par eux; qu'il leur demandait cette grâce et les en suppliait instamment à mains jointes. Mais ces forcenés, loin d'avoir égard à ses prières, proférèrent contre lui des cris épouvantables, lui reprochèrent sa trahison, et s'engagèrent entre eux par des serments terribles à ne point quitter la place jusqu'à ce qu'il se fût livré à merci, pour être puni comme il le méritait. Ils auraient mis leur projet à exécution et commencé l'assaut sur-le-champ, si lesdits chevaliers ne les eussent calmés par de douces paroles. Au même instant, le duc de Bourgogne étant survenu engagea en peu de mots Pierre des Essarts à faire sa soumission; puis il invita la multitude à ne pas encourir le crime de lèse-majesté en attaquant une forteresse du roi, s'offrit pour caution de Pierre des Essarts, et promit de le décider à se rendre sans résistance.
Les factieux arrêtent et emprisonnent des gens de monseigneur le duc de Guienne.
Cependant le nombre des factieux s'était accru jusqu'à près de vingt mille, et ils menaçaient tous de détruire la Bastille. Ils auraient mis ce projet à exécution, malgré les obstacles qu'il présentait, si le duc de Bourgogne n'eût juré à leurs chefs qu'il tiendrait fidèlement sa parole. Mais à peine les avait-il quittés, que, laissant une partie des leurs à la garde de la place, ils emmenèrent le reste pour commettre un attentat plus grave et inouï jusqu'alors. Je n'ai pu savoir si, comme le bruit en courut, ils y furent poussés par quelque personnage puissant; ce dont je suis sûr, c'est qu'ils ne pardonnaient pas à monseigneur le duc de Guienne ses orgies nocturnes, ses débauches et ses déportements scandaleux: ils craignaient, disaient-ils, qu'il ne tombât en la même maladie que son père, à la honte du royaume. Ils savaient aussi que ni les avis de sa mère ni les conseils de ses parents n'avaient pu mettre un frein à ces désordres. S'imaginant donc que cet endurcissement devait être attribué aux suggestions de ses familiers, ils résolurent d'arrêter la plupart d'entre eux et de les emprisonner, afin de l'obliger par la crainte à faire ce qu'on n'avait pu obtenir de lui par la douceur.
On annonça au duc cette résolution téméraire, et on lui conseilla de prendre aussitôt les armes avec ses chevaliers, ses écuyers et ses serviteurs, et d'arborer sur la porte de son palais la bannière des fleurs de lis. On pensait qu'il pourrait ainsi calmer en partie la fureur de la multitude. Mais pendant qu'on délibérait à ce sujet on aperçut par les fenêtres du palais le peuple qui accourait avec ses capitaines, animé d'une rage forcenée et diabolique. Après avoir planté l'étendard de la ville devant la porte et fait investir le palais de tous côtés, ils demandèrent à grands cris à parler au duc. Quoique les clameurs confuses de cette multitude révoltée lui causassent une grande frayeur et qu'il crût sa vie et celle de ses familiers sérieusement menacées, il n'osa pas néanmoins refuser audience aux séditieux. D'après le conseil du duc de Bourgogne, il se montra à la fenêtre: «Mes amis, leur dit-il, quel sujet vous amène, et d'où vient un si grand émoi? Je suis prêt à vous entendre, et j'agirai selon le bon plaisir de chacun de vous.» A ces mots, maître Jean de Troyes, qui avait été chargé de porter la parole, imposa silence à tous de la voix et du geste, et s'exprima ainsi:
«Très-excellent seigneur, vous voyez rassemblés ici dans l'intérêt de votre royaume et de votre honneur vos bourgeois et sujets, qui viennent humblement se recommander à votre sérénissime grandeur. Ne vous effrayez pas de ce que nous sommes en armes; car nous n'hésiterions pas, l'expérience vous l'a déjà appris, à exposer notre vie pour vous défendre. Mais nous voyons avec le plus vif déplaisir qu'à la fleur de votre royale jeunesse vous soyez détourné de la route qu'ont suivie vos ancêtres par les conseils de quelques traîtres qui vous obsèdent à toute heure et à tout instant. Il n'est personne qui ne sache dans le royaume combien ils ont à cœur de vous pervertir. L'auguste reine votre mère et tous les princes du sang en sont profondément affligés; ils craignent que quand vous aurez atteint l'âge viril vous ne soyez incapable de régner. C'est pourquoi, considérant ces misérables comme dignes de l'animadversion de Dieu et des hommes, nous avons requis plusieurs fois les principaux conseillers du roi de les éloigner de son service. Comme ils n'ont jusqu'à présent tenu aucun compte de nos prières, nous venons demander qu'on nous les livre, afin que nous tirions vengeance de leur trahison.»
La foule applaudit par des cris frénétiques à cet insolent discours. Le duc de Guienne, malgré tout le déplaisir qu'il éprouvait, ne laissa pas de faire bonne contenance, d'après le conseil du duc de Bourgogne, et leur répondit: «Braves bourgeois et fidèles sujets du roi notre sire, je vous supplie de retourner à vos métiers et de calmer votre ressentiment; car j'ai toujours regardé mes familiers comme de fidèles serviteurs.» Son chancelier ajouta: «Dites si vous en connaissez qui aient failli à leur devoir de fidélité; ils seront punis comme ils le méritent.» Alors celui qui portait la parole lui présenta un papier contenant une liste d'environ cinquante des principaux chevaliers et écuyers de la maison du duc, en tête de laquelle se trouvait le chancelier lui-même; il l'invita même plusieurs fois à lire cette liste à haute et intelligible voix. Le duc éprouva une vive indignation en s'entendant sommer par cette troupe de misérables de livrer les prétendus traîtres qui lui étaient désignés. Tout confus d'un tel affront, il se retira dans la chambre du roi. Mais pendant qu'il réfléchissait avec amertume et douleur à l'outrage qu'il venait d'essuyer et au danger de ses serviteurs, ces forcenés brisèrent les portes avec fureur et entrèrent de force dans la chambre. Ils parcoururent aussitôt le palais dans tous les sens, ainsi qu'ils en étaient convenus, en fouillèrent les réduits les plus secrets, et y arrêtèrent monseigneur le duc de Bar, cousin du roi, le chancelier du duc, Jean de Vailly, Jacques de la Rivière, son chambellan, messire Jean d'Angennes, messire Jean de Boissay, les frères Gilles et Michel de Vitry, ses valets de chambre, Jean du Mesnil, son écuyer tranchant, et sept autres dont je ne me rappelle pas les noms; ils leur ordonnèrent, au nom du roi, de se rendre en prison. Ils poussèrent même la violence jusqu'à fouler aux pieds tous les égards dus au rang suprême, et osèrent, avec une brutalité qui eût fait horreur aux hommes les plus sauvages, arracher des bras de madame la duchesse de Guienne Michel de Vitry, qu'elle voulait sauver. Puis ils les emmenèrent tous à cheval, en la compagnie du duc de Bourgogne et de plusieurs autres seigneurs, jusqu'à l'hôtel dudit duc.
Au plus fort de l'émeute, quelques hommes, égarés sans doute par l'ivresse, ayant rencontré près de l'hôtel du duc un ouvrier au service de monseigneur le duc de Berri, et faisant partie de sa maison, qui se nommait Watelet, et qui était fort renommé pour son habileté à construire et à diriger les machines de siége, le tuèrent sur-le-champ, et l'accusèrent ensuite d'avoir menacé d'incendier une grande partie de la ville à l'aide d'un feu inextinguible. Ils firent éprouver le même sort à un autre malheureux, dont j'ignore le nom, quoiqu'il se fût réfugié chez le comte de Vertus, dans l'espoir d'y trouver un asile sûr: son seul crime était d'avoir désapprouvé leurs attentats. Le même jour, dans la soirée, ils jetèrent à l'eau un secrétaire du roi, nommé Raoul de Brissac, qu'ils accusaient à tort ou à raison, je l'ignore, d'avoir révélé aux ennemis les secrets du roi pendant la guerre civile.
Le prévôt de Paris est arrêté et mis en prison.
Après cela les séditieux, ayant passé toute la nuit sous les murs de la bastille Saint-Antoine, pour que Pierre des Essarts ou ses complices ne pussent s'échapper, conduisirent tous leurs prisonniers au palais du Louvre, et les confièrent à la garde de quelques gens de la maison du roi conjointement et d'un certain nombre de bourgeois. Ils décidèrent aussi que les absents, qui s'étaient soustraits à leur fureur, seraient sommés, au nom du roi, de revenir à Paris, sous peine d'être considérés comme exilés et proscrits à jamais. Cette sommation fut faite par la voix du héraut, dans les carrefours de la ville. Puis le duc de Bourgogne, pressé par les séditieux d'accomplir sa promesse, s'aboucha avec le prévôt de Paris, et l'engagea, au nom du roi, à se rendre, s'il ne voulait être mis en pièces par la populace qui l'assiégeait. Le prévôt, pour échapper au péril, laissa entrer le duc dans la place avec quelques chevaliers; il fut aussitôt placé sous la garde de ces chevaliers, qui durent répondre de lui sur leur tête. Alors le peuple cessa d'investir la place et mit bas les armes. Mais comme la rumeur publique accusait le prévôt d'être venu se poster en ce lieu avec l'intention de conduire le roi et monseigneur le duc de Guienne au tournoi qui devait avoir lieu le 1er mai dans le bois de Vincennes, et de les emmener ensuite plus loin sous l'escorte d'une troupe nombreuse de gens de guerre, on le fit sortir de la Bastille à la demande du peuple, et on l'incarcéra d'abord au Petit Châtelet, puis au Grand, afin qu'il y fût gardé plus sûrement. Ses accusateurs, à l'appui de leurs imputations, prétendaient que pour assurer le succès de son entreprise il avait cantonné dans la Brie près de cinq cents hommes d'armes mais qu'à la nouvelle de son arrestation ces gens de guerre s'étaient dissipés comme de la fumée, et étaient allés chercher fortune ailleurs. Peut-être saura-t-on à la fin ce qu'il faut penser de cela.
Les séditieux, d'après le conseil de leurs chefs, prennent des chaperons blancs pour signe de ralliement.
Deux jours après que la populace eut ainsi obtenu à force de clameurs que l'on mît en prison celui que l'année précédente elle vénérait comme un père et un prince, et qu'elle regardait maintenant, au grand étonnement de tous, comme un ennemi de l'État, les chefs de la sédition se rendirent à l'hôtel de ville, pour consulter le prévôt des marchands et les échevins sur ce qu'il y avait à faire. Malgré l'assurance avec laquelle ils se vantèrent d'avoir travaillé d'une manière notable pour l'honneur et dans l'intérêt du royaume, du roi et de monseigneur le duc de Guienne, les bourgeois qui avaient le plus d'influence dans le conseil déclarèrent que c'était un acte de témérité très-blâmable que d'avoir pris les armes sans la permission du roi, violé la maison de monseigneur le duc de Guienne, et arrêté malgré lui le duc de Bar, son cousin, et la plupart de ses familiers. On savait que ce prince était vivement irrité de cette offense; et comme il était à craindre que par cette considération le duc d'Orléans et les autres princes du sang ne conçussent contre la ville une haine implacable, et ne cherchassent à tirer vengeance d'un pareil outrage, on résolut de leur envoyer messire Pierre de Craon avec un humble et respectueux message, dans lequel on assurait qu'on n'avait eu aucun dessein de leur déplaire, et qu'on avait agi dans l'intérêt et pour l'honneur du roi et de monseigneur le duc de Guienne. Il fut aussi décidé que l'on supplierait les docteurs et professeurs de l'Université de Paris de faire cause commune avec le peuple, et de se charger de présenter ces explications au roi et aux seigneurs de sa cour. Ceux-ci se contentèrent de répondre qu'ils s'entremettraient volontiers de tout leur pouvoir pour ménager la paix entre eux et le duc de Guienne. Charmés de cette réponse, les rebelles s'enhardirent dans leurs tentatives, et, au commencement de mai, ils adoptèrent des chaperons blancs, comme signe de ralliement et comme preuve de leur persévérance dans l'esprit de rébellion. Ils allèrent même trouver messeigneurs les ducs de Guienne, de Berri et de Bourgogne, leur présentèrent trois chaperons, et obtinrent à force d'instances qu'ils les portassent en témoignage de l'affection qu'ils avaient pour la ville et pour le peuple de Paris.
Discours tenus en présence des ducs de Guienne, de Berri et de Bourgogne.
Le même jour, les séditieux firent représenter auxdits ducs, par un éloquent orateur, qu'ils devaient avoir pour agréable tout ce qui avait été fait, et les supplièrent de faire punir tous les prisonniers comme de perfides flatteurs et de mauvais conseillers, qui avaient appris à monseigneur le duc de Guienne à s'écarter de la conduite régulière de ses aïeux, à la honte du royaume et au détriment de sa santé. Ils poussèrent la hardiesse jusqu'à lui faire dire qu'il était bien loin de ce temps où, formé par les sages leçons de la vénérable reine, sa mère, et élevé par elle dans la pratique du bien, il donnait de lui les plus belles espérances et faisait l'orgueil et la joie de tous les Français, qui bénissaient le Seigneur d'avoir donné au roi un successeur d'un naturel si heureux. «Mais, ajouta l'orateur, depuis que parvenu à l'âge de l'adolescence, vous avez méprisé l'autorité maternelle et prêté l'oreille aux conseils des méchants, ils ont fait de vous un prince irréligieux, plein de lenteur et d'indifférence dans l'expédition des affaires et dans l'accomplissement des devoirs de la royauté que vous exercez au nom de votre père. Les habitants du royaume voient avec déplaisir qu'ils vous ont appris à faire de la nuit le jour, à passer votre temps dans des danses dissolues, dans des orgies et dans toutes sortes de débauches indignes du rang royal.»
Je ne pouvais comprendre comment le peuple avait été amené à une telle liberté de langage, qui ne pouvait tout au plus être permise qu'aux princes du sang. On me répondit que lesdits princes, ou du moins la plupart d'entre eux, y avaient donné leur assentiment. Irrités même de voir qu'on faisait peu de cas de leurs avis, ils firent adresser au duc pendant plusieurs jours les mêmes remontrances par de savants professeurs en théologie, tantôt en présence de la reine et des autres seigneurs, tantôt en particulier, pour l'engager à se corriger et à adopter un genre de vie plus convenable. Le lendemain mercredi, un fameux docteur, maître Eustache de Pavilly, qui avait été chargé le premier de haranguer le duc de Guienne, énuméra dans un long discours tout ce qui a été dit plus haut, et appuya ses assertions d'un grand nombre de citations remarquables, tirées de l'Écriture sainte. Je pourrais en former un ample traité, si je ne craignais de fatiguer le lecteur; je me bornerai à en indiquer les points principaux. Il exposa très-éloquemment quelles sont les vertus que doivent embrasser ceux qui veulent se rendre dignes du trône où les appelle leur naissance; il montra par des exemples puisés dans l'histoire, et particulièrement dans l'histoire de France, les vices qui ont rendu certains princes incapables de régner, et il ne craignit pas de dire au duc de Guienne que c'était par suite des excès de sa jeunesse que le roi son père était tombé en une maladie incurable, et que le duc d'Orléans avait péri d'une manière ignominieuse; que, s'il ne voulait pas réformer sa conduite, il donnerait lieu de faire transférer son droit de primogéniture à son frère puîné. On ajoute même que l'auguste reine lui répéta plusieurs fois cette menace.
On délègue des commissaires pour faire le procès des prisonniers.
Le vénérable docteur déclara, en terminant son discours, que la multitude qui l'environnait demandait humblement que les commissaires royaux chargés de poursuivre les dilapidations des finances eussent à s'acquitter de leur mission avec plus de zèle, et qu'on en nommât d'autres pour faire le procès des prisonniers, et les punir comme ils le méritaient. «Et comme ils se trouvent encore avec le comte d'Armagnac, dit-il, beaucoup de sujets du roi qui commettent des hostilités en Guienne, contrairement au traité conclu entre les ducs, et qu'on ignore s'ils n'ont pas l'intention de venir jusqu'ici, le peuple demande très-instamment que les entrées du royaume soient confiées à la garde des gens de guerre les plus fidèles.»
Bien que le duc fût fort indigné de cette remontrance publique, il résolut de n'en témoigner aucun mécontentement, et de mettre dans ses paroles la plus grande modération. Il accorda de bonne grâce ce qu'on lui demandait, et, d'après l'avis des seigneurs et des prélats qui se trouvaient là, il nomma douze commissaires que leur mérite me fait un devoir de mentionner ici. C'étaient les illustres chevaliers messire d'Offemont, Élie de Chénac, Le Borgne de la Heuse et Jean de Morteuil, maîtres Robert Piedefer, Jean de Longueil, Élie dit Félix du Bois, Denis de Vasière, conseillers au Parlement, auxquels on adjoignit André Roussel et Garnot de Saint-Yon, bourgeois de Paris, et le greffier de la cour du Châtelet. Ayant ainsi contenté les chefs du mouvement populaire, le duc les congédia avec de douces paroles, et les pria affectueusement de traiter avec égard ses familiers et son cousin, qu'ils retenaient prisonniers, les engageant à rentrer en eux-mêmes et à s'abstenir désormais de tout soulèvement. Il avait entendu dire en effet qu'ils avaient l'intention d'arrêter encore quelques-uns de ses serviteurs.
Le comte de Vertus, effrayé de ce mouvement populaire, s'échappe de Paris.
L'illustre comte de Vertus, jeune prince de grande espérance, que monseigneur le duc de Guienne, son cousin, aimait beaucoup et avait attaché à sa personne, justement effrayé de ces troubles, quitta Paris en secret, à la faveur d'un déguisement, et se rendit auprès de son frère le duc d'Orléans, laissant un des siens pour dire aux princes que c'était la fureur aveugle des Parisiens qui l'avait contraint de fuir si précipitamment. J'ai su par quelques gens de la cour bien informés que le duc de Guienne tenta lui-même plusieurs fois de s'échapper, et que, ne pouvant y réussir, il envoya secrètement des lettres signées de sa main aux ducs d'Orléans et de Bretagne, au roi de Sicile Louis et au comte d'Alençon, pour les prier, au nom des liens de la parenté, au nom de la fidélité qu'ils devaient au roi son père, de venir à son aide et de le tirer de la captivité dans laquelle on le retenait. Les Parisiens, instruits de ces circonstances, se mirent à garder les portes de la ville avec les plus grandes précautions. On eut soin de fouiller tous ceux qui sortaient, pour s'assurer s'ils ne portaient point sur eux quelques lettres, et l'on établit des postes pour faire le guet en armes toutes les nuits autour de l'hôtel royal de Saint-Paul, afin qu'on ne pût enlever le prince furtivement.
Les chefs de la sédition font emprisonner plusieurs personnes de leur propre autorité.
Cependant les chefs de la sédition, en dépit des ordres du roi, recommencèrent le lendemain jeudi à parcourir en armes les rues de la ville, ayant à leur tête un certain Philippe du Mont. Ils arrachèrent avec violence de leurs maisons près de soixante des principaux bourgeois et marchands, et les firent jeter en prison. J'ai su de bonne part que ce qui avait déterminé leur arrestation, c'est qu'au commencement de l'émeute ils n'avaient pas voulu prendre les armes avec les autres sans la permission du roi. Toutefois les séditieux, effrayés eux-mêmes sur les conséquences de leur attentat, et redoutant un châtiment sévère, allèrent trouver monseigneur le duc de Guienne, et lui assurèrent que cette arrestation procurerait au roi de grosses sommes d'argent. Voyant que le duc les écoutait sans témoigner trop de déplaisir, ils l'invitèrent, d'après les suggestions de quelques-uns de ceux qui se trouvaient là, et le décidèrent à réintégrer dans ses anciennes fonctions messire Jean de Nielle, son chancelier, qu'il avait destitué. Le duc, cédant aussi aux instances de la multitude, confirma dans son office Léon de Jacqueville, qu'il avait nommé capitaine de Paris; puis il confia la garde du pont de Saint-Cloud à l'ignoble équarrisseur Denis de Chaumont, et celle du pont de Charenton à Simon Caboche, après leur avoir fait prêter serment de n'en livrer le passage à aucun ennemi de la ville.
De la santé du roi.
Pendant que la ville était agitée par les orages violents et terribles dont j'ai parlé plus haut, le roi n'avait pas cessé d'être malade. Le 18 mai, il revint à la santé, et se rendit en pèlerinage à l'église de Notre-Dame de Paris, accompagné de messeigneurs les ducs de Guienne et de Bourgogne et d'un nombreux cortége de nobles seigneurs, pour rendre grâces à la Mère des miséricordes. Le menu peuple témoigna aussi sa reconnaissance envers Dieu par des actes de dévotion, et suivit processionnellement le clergé d'église en église. A cette occasion je ne dois point passer sous silence qu'au moment où le roi était en chemin pour Notre-Dame, maître Jean de Troyes, que nous avons déjà souvent nommé, vint à sa rencontre, en compagnie du prévôt des marchands et des échevins, et lui présenta le chaperon blanc de la ville, en le suppliant respectueusement de vouloir bien le porter comme preuve de la cordiale affection qu'il avait pour la ville et pour les fidèles bourgeois de Paris. Le roi y ayant consenti sans difficulté, ils obligèrent par leurs instances les principaux personnages de la cour et du Parlement, les plus considérables d'entre les bourgeois, et le vénérable recteur de l'université de Paris à en faire autant, et chargèrent une dépuration d'aller trouver le duc d'Orléans, le comte de Vertus, son frère, le comte d'Alençon et le duc de Bourbon, pour connaître leurs sentiments sur tout ce qui s'était passé.
Le même jour, le roi envoya certains chevaliers et écuyers auxdits seigneurs ainsi qu'au duc de Bretagne, avec des lettres écrites en son nom, par lesquelles il les invitait à venir lui rendre l'hommage qu'ils lui devaient; il désirait, ajoutait-il, les entretenir de diverses affaires et s'éclairer de leurs conseils pour les mesures à prendre. Ceux-ci, de leur côté, lui avaient adressé depuis plusieurs jours des messages; ils lui écrivaient humblement, comme à leur seigneur naturel, qu'ils étaient prêts à le servir, et qu'ils mettaient à sa disposition leurs personnes et leurs biens. Le duc d'Orléans avait même fait publier dans sa ville qu'il défendait à tous les habitants, sous peine de mort, d'insulter par des propos ou des actes offensants les serviteurs ou les sujets du roi. Mais lesdits députés, ayant appris à peu de distance de Paris les émeutes qui avaient éclaté dans cette ville, furent si effrayés, qu'ils se replièrent sur Chartres, et y séjournèrent jusqu'au moment où ils surent que le roi était revenu à la santé et avait envoyé ses députés vers leurs maîtres.
Plusieurs seigneurs et nobles dames de la maison de monseigneur le duc de Guienne et de celle de la reine sont arrêtés et mis en prison par les chefs de la sédition.
Le 12 mai, à la requête des chefs de la sédition, maître Eustache de Pavilly, de l'ordre de Notre-Dame du Carmel, savant professeur en théologie et orateur fort éloquent, qui possédait à un haut degré l'art de persuader, alla haranguer le roi dans son hôtel royal de Saint-Paul, pour justifier tous les excès qui avaient été commis. Ce serait ennuyer le lecteur que d'exposer ici tout au long les considérations par lesquelles il prouva que l'arrestation et l'emprisonnement des gens de la cour n'avaient pas été faits par mépris pour son autorité, bien que malgré monseigneur le duc de Guienne, et qu'il ne devait pas s'offenser qu'on eût éloigné de la personne du jeune prince des gens qui le corrompaient et qui cherchaient à le détourner des devoirs du rang royal et des bonnes mœurs de ses ancêtres. Il cita, entre autres objets de comparaison, l'exemple du jardinier qu'on blâmerait amèrement si dans un parterre il n'arrachait pas les mauvaises herbes, qui étouffent les plus belles fleurs, et il conclut que, par la même raison, on ne devait point laisser impunis ceux qui empêchaient les rejetons des fleurs de lis d'atteindre toute leur beauté et tout leur éclat. Il ajouta que le roi devait souhaiter qu'on fît disparaître de telles gens comme autant d'herbes inutiles.
Léon de Jacqueville, capitaine de Paris, et les principaux chefs de la sédition, qui se trouvaient là, ne perdirent rien de ces paroles, et se promirent bien de poursuivre le cours de leurs attentats. Ayant pris avec eux dans le menu peuple près de dix mille hommes à demi armés, ils revinrent dans l'après-midi à l'hôtel royal de Saint-Paul, et obtinrent du roi par leurs cris forcenés qu'il engageât monseigneur le duc de Guienne à les entendre. Le duc fut saisi de frayeur en voyant l'hôtel royal environné de gens armés; il savait que la multitude aveugle, quand elle est égarée par la fureur, n'écoute ni la raison ni la pitié, et ne recule devant aucun crime. Les seigneurs de sa suite furent aussi très effrayés, surtout quand ils entendirent maître Jean de Troyes, l'orateur de la foule, s'exprimer en ces termes: «Très excellent prince, tous ceux que vous voyez rassemblés ici demandent que les traîtres qui restent encore à la cour, et dont les mauvais conseils vous entraînent dans toutes sortes de vices, leur soient livrés pour être jetés en prison.» Le duc ayant répondu qu'il croyait n'avoir jamais eu auprès de lui que des serviteurs fidèles, Jean de Troyes ajouta: «Nous sommes tous tellement convaincus de la vérité de ce que j'ai avancé, que nous pensons qu'il faut arracher ces mauvaises herbes, de peur qu'elles n'empêchent la fleur de votre jeunesse de produire les doux fruits qu'on en doit espérer.» Vainement le duc allégua l'innocence de ses serviteurs, et pria les séditieux de se contenter de ceux qu'ils avaient déjà arrêtés et de ne point sévir contre d'autres. Jean de Troyes ne voulut rien entendre; il désigna à haute et intelligible voix ceux que l'on demandait, et au même instant Léon de Jacqueville monta dans l'appartement de monseigneur le duc avec seize hommes armés, et arrêta lesdites personnes au nom du roi, dont il prétendit avoir reçu un ordre verbal. On fit ainsi prisonniers messire Renaud d'Angennes, premier chambellan du duc, Robert de Boissay, son premier maître d'hôtel, Jean de Nielle, auquel le peuple avait fait rendre, à force de prières, son office de chancelier, Charles de Villiers, Jean de Nantouillet, et maître Jean Picard, secrétaire de la reine. Leur audace ne s'arrêta pas là. Ils osèrent porter la main sur monseigneur le duc Louis de Bavière, oncle du duc de Guienne, et se saisirent violemment de lui, comme des autres, ainsi que de Conrad Bayer. Le duc de Guienne, justement indigné de cet attentat, eut encore la douleur de voir ses prières et ses larmes méprisées; il ne put même obtenir qu'on laissât retourner son oncle en Allemagne comme un proscrit. Le duc Louis apprit ainsi que la fortune traverse souvent les événements qui s'annonçaient sous les plus heureux auspices; il espérait épouser dans trois jours, au milieu de fêtes brillantes, madame la comtesse de Mortain, sœur du comte d'Alençon, et veuve de monseigneur Pierre de Navarre. Et voilà que tout ce bonheur se changeait en deuil, et qu'on le traînait en prison avec ses compagnons d'infortune.
La reine ressentit une amère douleur, et ne put contenir ses larmes et ses sanglots, en apprenant ces odieux attentats, qu'elle considérait comme une injure personnelle. Elle fit tous ses efforts pour obtenir qu'on rendît la liberté à son frère. Mais les chefs de la sédition ne tinrent aucun compte de ses prières ni de ses remontrances. Poussés par une aveugle fureur et par une frénésie diabolique, ces forcenés mirent le comble à leur premier crime par un crime plus atroce, qui eût fait horreur aux hommes les plus méprisables et aux nations les plus sauvages. Ils saisirent de leurs mains sacriléges, avec une barbarie sans exemple, plusieurs dames de la cour, des plus nobles et des plus considérées, qui en les voyant venir s'étaient enfuies toutes tremblantes et étaient allées se cacher dans les appartements les plus secrets du palais, entre autres la dame de Noviant en Picardie, mesdames de Montauban, du Châtel en Bretagne, et du Quesnoy, ainsi que onze demoiselles, et sans autre forme de procès il les emmenèrent par la Seine jusqu'au Palais pour les mettre en prison. Je ne saurais dire combien la reine souffrit alors de se voir ainsi privée de la présence de son frère et de la compagnie des dames de sa suite, dans laquelle elle trouvait tant de charmes et de douceur. Je ferai remarquer seulement qu'elle en tomba gravement malade; et elle eût sans doute succombé, sans le talent des plus habiles médecins, et surtout sans l'assistance de Jésus-Christ, le médecin des cœurs, qui amena tout-à-coup une crise favorable.
Requêtes présentées au roi par les chefs de la sédition.—Elles sont accueillies en partie, quelque déraisonnables qu'elles soient.
Tous les gens sages avaient horreur de ces excès; ils ne pouvaient croire que des entreprises si téméraires eussent lieu sans la secrète connivence de quelques puissants personnages. On alla même jusqu'à dire hautement que monseigneur le duc de Bourgogne avait juré à ces misérables de ratifier et d'approuver tacitement tout ce qu'ils feraient. Je n'ai pas lieu de partager cet avis, n'ayant eu aucune preuve certaine du fait. Cependant toutes les fois que les séditieux se disposaient à commettre quelque attentat, ils avaient l'audace d'aller trouver les cinquanteniers et les dizeniers, et leur ordonnaient, ainsi qu'aux principaux bourgeois, en les menaçant de la mort et du pillage de leurs biens, de prendre les armes comme eux ou d'envoyer des gens à leur place; ils inspiraient ainsi partout l'épouvante. Ils se lassaient aussi d'entendre dire que c'était une honte ineffaçable pour les Parisiens qu'on eût arrêté, au mépris de l'autorité royale, tant d'illustres personnages, et qu'on les eût retenus si longtemps en prison, au grand déplaisir de monseigneur le duc de Guienne. En conséquence, le mercredi suivant, 24 mai, ils se présentèrent en armes, selon leur coutume, devant le roi, qui tenait conseil sur quelques affaires importantes avec les ducs de Guienne, de Berri et de Bourgogne. Après lui avoir offert leurs humbles salutations, ils dirent qu'ils apportaient diverses requêtes à sa royale majesté; et maître Jean de Troyes, qui devait porter la parole, ayant obtenu la permission d'exposer ce qu'il avait à dire, s'exprima ainsi: «Très excellent prince, lorsque dernièrement nous nous sommes plaints de la négligence qui se fait sentir dans le gouvernement du royaume, des dilapidations de vos officiers de finances et des pensions excessives qu'on paye chaque année, il nous a été répondu avec douceur que votre majesté avait choisi des hommes de bien et d'honneur, craignant Dieu et affectionnés au bien du royaume, pour opérer de salutaires réformes dans l'État en se conformant de point en point aux ordonnances des rois vos prédécesseurs. Nous savons qu'ils ont composé à ce sujet un fort beau traité en style très élégant, et qu'ils ont divisé lesdites ordonnances par chapitres. Nous demandons humblement qu'elles soient publiées cette semaine au Palais, et que, pour donner plus d'éclat à cette publication, vous teniez un lit de justice sur votre trône royal, suivant la coutume de vos ancêtres.»
Le chancelier ayant répondu que le roi et ses conseillers adhéraient à cette requête, les séditieux demandèrent encore que tous ceux qui avaient été mis en prison fussent chassés de la cour, et qu'on donnât leurs emplois à des personnes dévouées à la cause du peuple; c'étaient, je dois le dire, des gens obscurs et peu honorables. Le chancelier les invita à soumettre les noms de ces personnes au roi, qui verrait si elles étaient dignes d'un tel honneur. Ils présentèrent aussitôt une liste, et ajoutèrent: «Il est vrai, très redouté seigneur, que nous avons dernièrement fait emprisonner certaines gens de la noblesse et du peuple qui vous servaient mal, vous et monseigneur de Guienne, et qui agissaient contre votre honneur et contre celui de votre royaume, ainsi que les commissaires royaux vous le feront voir bientôt, Dieu aidant, plus clairement que le jour. Nous vous supplions donc en troisième lieu de ne concevoir contre nous aucun ressentiment à ce sujet, de ratifier et d'avoir pour agréable ce que nous avons fait, et de daigner nous le témoigner par des lettres patentes scellées de votre sceau.»
Monseigneur le duc de Berri, à qui son âge assignait le premier rang dans le conseil, ayant été prié de donner son avis, insista pour que les plus jeunes parlassent les premiers. Cependant, cédant aux instances du roi, il répondit qu'on pouvait en toute sûreté accorder les lettres qui étaient demandées, pourvu qu'elles fussent expédiées en bonne forme. Cet avis fut adopté par tous ceux qui opinèrent après lui. La rédaction des lettres devait être confiée aux secrétaires du roi; mais les séditieux ne voulurent pas accepter d'autre rédacteur que maître Guillaume Barraut; ce qu'ils obtinrent, même malgré le chancelier. Et comme ils surent que celui-ci avait manifesté la crainte que le secrétaire, pour leur être agréable, n'insérât dans les lettres des concessions plus grandes qu'ils ne l'avaient demandé, et qu'on ne le contraignît à tout sceller, ils conçurent contre lui une haine implacable.
Quant à la quatrième requête, tendante à ce que d'importuns solliciteurs ne pussent plus s'enrichir comme auparavant des biens caducs qui devaient revenir au trésor royal à quelque titre que ce fût, on leur répondit que le roi avait déjà statué à cet égard en défendant à son chancelier, à ses secrétaires et aux gens de la cour, sous peine de perdre leurs offices, de s'entremettre pour de pareilles faveurs, qui étaient choses tout à fait préjudiciables au roi. Les séditieux demandaient en dernier lieu que, conformément aux usages de ses ancêtres, le roi emmenât avec lui, quelque part qu'il allât, ses enfants, la reine, et toute leur maison, et ils assuraient que ce serait pour lui une grande économie. A cela le chancelier répondit: «S'il y a lieu de restreindre l'état du roi, ce n'est pas vous qu'il consultera, ce seront ses parents et les seigneurs de sa cour.» Cette réponse leur causa un tel dépit, qu'ils prirent congé du roi et de l'assistance, et ne songèrent plus qu'à comploter contre le chancelier.
Publication des ordonnances royales.
Le roi résolut, conformément à ses promesses, de faire publier au palais, sous forme d'ordonnance, les règlements qu'il avait fait mûrement élaborer et rédiger par des gens sages, en faveur de ses sujets et pour la réforme de l'État, et dont il désirait assurer l'exécution dans tout le royaume. Il se rendit pour cela au palais, le 26 mai, accompagné des illustres ducs de Guienne, de Berri et de Bourgogne; et l'on fut fort étonné de voir que lui et tous ceux de sa suite portaient des chaperons blancs, à l'exemple des bourgeois de Paris. Le lendemain, le roi séant sur son trône en la chambre du Parlement, maître Jean du Fresne, greffier de la cour du Châtelet, homme instruit et éloquent, lut ces ordonnances à haute et intelligible voix. Cette lecture dura près d'une heure et demie; après quoi le roi recommanda qu'elles fussent strictement et inviolablement observées. Les princes et les prélats, assis à ses côtés, en firent le serment devant tous, en levant la main. Deux jours après, maître Jean Courtecuisse, aumônier du roi, dans un sermon qu'il fit à l'hôtel royal de Saint-Paul, représenta combien ces ordonnances étaient utiles, et combien il importait à tous les habitants du royaume de les observer fidèlement. C'était aussi mon avis, et j'avais même pensé à sauver ces ordonnances de l'oubli en les transmettant textuellement et tout au long au souvenir de la postérité.
Exécution de Jacques de la Rivière et de Jean du Mesnil.
J'ajouterai à ce que j'ai dit plus haut le récit d'un événement affreux, fait pour inspirer l'horreur même aux cœurs les plus insensibles; je veux parler de la mort déplorable de messire Jacques de la Rivière, mort qui causa un juste étonnement à monseigneur le duc de Guienne, aux chevaliers ses frères d'armes et aux gens de la cour, qui connaissaient ses nobles sentiments et son rare mérite. Ce n'est pas qu'il n'y eût dans la maison dudit duc beaucoup de seigneurs aussi remarquables que lui par l'éclat de la naissance, l'élégance de la taille et la force du corps; mais il se distinguait entre tous par sa joyeuse humeur, par son agilité et le charme de ses manières. Il joignait à ces qualités le précieux avantage de parler plusieurs langues, et il savait se concilier par là la faveur et l'affection des nobles étrangers qui venaient à la cour. En un mot, il était orné de tant de perfections, que je l'aurais considéré comme le plus heureux des hommes s'il avait toujours su se maintenir dans les bornes de la modération. Mais, entraîné par les sollicitations de quelques amis ou par sa propre faiblesse, il passait presque toutes les nuits dans la débauche, les orgies et les danses licencieuses, et se livrait avec une ardeur excessive à tous les vices qui corrompent le cœur de la jeunesse.
Je m'informai particulièrement des motifs de son arrestation et de la manière dont il était mort en prison, et j'appris des commissaires du roi chargés de lui faire son procès, qu'il avait été prouvé par des lettres écrites de sa main, sans qu'on eût recours à la torture pour lui arracher des aveux, qu'il avait eu le dessein de trahir le roi et monseigneur le duc de Guienne. «Mais, ajoutèrent-ils, ayant su par ses compagnons de captivité que nous délibérions sur le genre de mort qu'il devrait subir, il s'abandonna au plus violent désespoir: Non, dit-il, je ne verrai pas les vilains de Paris jouir du spectacle de ma mort ignominieuse. En achevant ces mots, il saisit le vase d'étain dans lequel on lui servait à boire, s'en frappa la tête à plusieurs reprises, et tomba mourant à terre; il aurait succombé si l'on n'avait appelé aussitôt des médecins à son secours. On banda sa blessure pour empêcher la cervelle de s'épancher. Grâce à cette assistance et à ces soins, il vécut encore neuf jours; il avoua publiquement son crime, et mourut après avoir donné beaucoup de marques de dévotion et reçu les sacrements de l'Église.» Son corps aurait dû, selon l'usage, être porté au gibet et pendu. Les juges royaux le firent traîner jusqu'à la place du Marché, en haine de son infâme trahison; sa tête fut mise au bout d'une lance, et son tronc attaché au gibet, le samedi 4 juin.
Voilà comment on racontait sa mort parmi le peuple. Mais ce n'était pas l'exacte vérité. Je dois dire que des personnes dignes de foi m'ont assuré qu'il avait péri d'une façon ignominieuse et faite pour révolter tous les gens de bien. A la suite d'une contestation, dans laquelle messire de la Rivière et messire Léon de Jacqueville s'étaient donné mutuellement un démenti, celui-ci avait frappé son adversaire avec un marteau de fer, et la violence du coup avait été telle, que messire de la Rivière n'avait pu proférer une seule parole ni accuser son assassin.
Un jeune gentilhomme; fort bien fait et de bonne mine, nommé Jean du Mesnil, attaché au service de monseigneur le duc de Guienne en qualité d'écuyer tranchant, mourut comme ledit Jacques de la Rivière de mort ignominieuse. Lorsqu'on le conduisit au supplice, les signes qu'il donna de son repentir et de sa dévotion excitèrent partout la compassion et tirèrent des larmes de tous les yeux.
Les chefs de la sédition font destituer le chancelier.
Je vais reprendre les faits d'un peu plus haut, et exposer comment les chefs de l'émeute procédèrent à la destitution du chancelier, parce qu'il n'avait pas entièrement obtempéré à leurs désirs, ainsi qu'il a été dit ci-dessus. Ayant su que le roi avait eu une rechute la semaine précédente et était de nouveau privé de sa raison, ils allèrent trouver à plusieurs reprises messeigneurs les ducs de Guienne, de Berri et de Bourgogne, et ne se firent pas faute de calomnier le chancelier; ils dirent, entre autres choses, que c'était un homme affaibli par les années et dépourvu de bon sens, qui apposait le sceau indistinctement à toutes les concessions, méritées ou non, faites par le roi, et qui n'avait d'autre souci que d'enrichir ses parents et ses amis, comme il avait été enrichi lui-même par la munificence royale; qu'il était incapable de remplir de si hautes fonctions; que le rôle présenté par l'université faisait voir de la manière la plus évidente, non seulement tout ce qu'avait coûté au roi chaque année cette insatiable cupidité, qui ne lui permettait pas de se contenter de ses anciens gages, mais encore toutes les exactions qu'il avait tolérées de la part de ses subordonnés, leur permettant d'extorquer de l'argent aux habitants du royaume; qu'on devait en conséquence le considérer comme un arbre inutile qu'il fallait faire tomber sans délai sous la cognée; que du reste il ne devait aspirer qu'à jouir en paix des trésors qu'il avait amassés. A force de rebattre les oreilles des princes de ces vains propos et d'autres semblables, ils parvinrent à obtenir que l'on donnât sa place à maître Eustache de Laître, qui avait récemment épousé sa fille, et qu'on lui ôtât les sceaux. Ce ne fut pas toutefois sans difficulté qu'il consentit à les rendre. Il répondait sans cesse qu'en pareil cas il n'était tenu d'obéir qu'au roi, qui l'avait appelé au gouvernement des affaires; il répétait qu'il avait toujours rempli ses fonctions avec courage et d'une manière irréprochable, au milieu des désordres de la guerre, dans l'adversité comme dans la prospérité. Mais il craignit qu'on n'en vînt des menaces aux voies de rigueur, et comme on ne cessait de lui dire: «Vous obéirez bon gré mal gré», il finit par se soumettre à ce qu'on lui demandait.
Les chefs de la sédition extorquent de l'argent aux bourgeois.
Ce n'était point par sympathie que les princes acquiesçaient aux désirs de ces exécrables scélérats, c'était par crainte qu'ils n'excitassent dans la ville des séditions plus terribles. Le sire de Helly, récemment arrivé de Guienne, où il avait laissé une armée anglaise maîtresse de la campagne, voyant quelle était leur influence, offrit d'aller combattre l'ennemi, si on lui fournissait assez de troupes et d'argent, et fit appuyer son projet par eux auprès desdits seigneurs. La demande fut aussitôt accordée; d'habiles et prudents personnages, messire de la Viefville, maître Raoul le Sage, Robert du Bellay, et Jean Guérin furent chargés de fixer le taux d'un emprunt, qui serait prélevé sur les principaux bourgeois d'après une appréciation exacte des ressources de chacun, et l'on désigna, au nom du roi, pour présider à la levée de cet emprunt, Guillaume Legoix, Simon Caboche, Henri de Troyes [142], et Denis de Chaumont, qui étaient au nombre des promoteurs de cette affaire.
Ceux-ci, se voyant investis d'une telle autorité et voulant mettre à profit l'occasion de s'enrichir, déployèrent tant de rigueur, même contre les avocats et les officiers du roi, qu'ils en firent emprisonner plusieurs pour avoir refusé de payer leur taxe ou demandé qu'elle fût diminuée. Ils soumirent à cet emprunt forcé les prélats, les ecclésiastiques, et toutes les personnes qu'ils surent avoir en dépôt des biens appartenant à des églises ou à des orphelins. Ils voulurent aussi imposer la même charge aux suppôts de l'Université de Paris; et comme maître Jean Gerson, chancelier de l'église de Paris, et fameux docteur en théologie, qu'ils tenaient pour un des fauteurs de la faction des Armagnacs, refusait de payer, ils entrèrent de force dans sa maison, comme des forcenés, la pillèrent et emportèrent tout le mobilier. Quelque temps auparavant ils s'étaient saisis, au nom du roi, de la recette du Lendit, appartenant à l'église de Saint-Denis, et réservée à l'usage des religieux et du révérend abbé, qui était alors docteur en théologie. Ils se seraient livrés à des rigueurs semblables ou pires encore contre beaucoup d'autres membres de l'Université, si le vénérable recteur, de concert avec les docteurs et les maîtres, ne se fût opposé à ces premières violences, s'il n'eût fait respecter par sa résistance énergique les franchises de l'Université, et forcé ces pillards à restituer ce qu'ils avaient pris.
Le peuple, fatigué de voir depuis si longtemps régner dans la ville de pareils misérables, ne cessait de proférer publiquement contre eux toutes sortes de malédictions, et leur souhaitait tous les supplices que souffre dans l'enfer le traître Judas. En effet, il n'y avait plus ni commerce ni consommateurs qui fissent vivre les artisans du produit de leurs métiers; chacun était obligé de perdre son temps à faire inutilement le guet jour et nuit. Enfin, les principaux bourgeois conçurent contre eux une telle haine, qu'ils ne craignirent pas de leur adresser publiquement des reproches en plein hôtel de ville, les traitant de misérables qui remplissaient des fonctions infâmes, et qui avaient abusé de l'autorité dont ils étaient investis, en commettant contre le roi et le duc de Guienne des choses dignes de l'animadversion de Dieu et des hommes. Ceux-ci rétorquèrent ces reproches contre les bourgeois en leur disant: «Et pourquoi avez-vous envoyé vos gens avec nous?»—«Si nous les avons envoyés, répondirent les bourgeois, c'était pour obéir aux ordres du roi, dont vous avez usurpé témérairement l'autorité, et parce que nous ignorions tous les crimes que vous méditiez.»
Messire Pierre des Essarts est décapité à Paris.
La suite des événements m'amène à parler de messire Pierre des Essarts, et à transmettre à la postérité le récit du procès extraordinaire intenté à cet ancien prévôt de Paris. Ce procès fut poursuivi sur les instances réitérées des chefs de la sédition, qui s'étaient emparés de l'autorité et de la direction des affaires en dépit de monseigneur le duc de Guienne, des autres princes et des principaux bourgeois. Ils savaient que ledit duc était fort irrité de ce qu'on avait incarcéré Pierre des Essarts pour avoir exécuté ses ordres, et de ce que sa détention se prolongeait ainsi. C'est pourquoi, craignant que, s'il était absous, il ne poussât le duc à la vengeance, ils avaient remis aux commissaires royaux un libelle diffamatoire contenant l'exposé de plusieurs trahisons énormes qu'il avait, disaient-ils, commises contre le roi et le royaume. Les gens de la cour publiaient que ces trahisons étaient d'autant plus coupables, qu'il avait joui d'une autorité supérieure à celle de tous les autres. En effet, investi de la prévôté et de la capitainerie de Paris, admis par les devoirs de sa charge aux conseils secrets du roi et des princes, il avait encore la haute main sur tous les trésoriers du roi, et, ce qui excitait surtout l'envie des autres seigneurs, il avait la libre disposition des revenus ordinaires et extraordinaires de l'État. Ses accusateurs disaient qu'il avait dissipé ces revenus en les appliquant à son usage et en faisant d'immenses acquisitions; ils reconnaissaient toutefois qu'une grande partie de cet argent avait passé entre les mains de ceux que le roi voulait combattre l'année précédente et qu'il tenait pour ses ennemis. Ils lui reprochaient, en outre, d'avoir machiné la ruine de la ville de Paris et la perte de ses habitants, et d'avoir tenté d'en faire sortir clandestinement le roi, la reine et le duc de Guienne. Je ne pourrais affirmer que ces griefs eussent quelque réalité; ce que je sais, c'est que l'année précédente, lorsque le duc d'Orléans avait quitté Saint-Denis, le prévôt, aveuglé par une insatiable cupidité, avait livré au pillage la ville et l'abbaye et les avait abandonnées à une entière dévastation. Je ne crois pas non plus devoir passer sous silence que peu de temps auparavant il avait allumé le feu de la discorde entre les princes de la famille royale, et réveillé des haines déjà assoupies en faisant périr injustement, disait-on, au mépris du traité conclu et juré, messire Jean de Montaigu, grand maître de la maison du roi. Il fut condamné à son tour au même supplice. J'ignore si, cédant à la violence des tourments ou au cri de sa conscience, il fit l'aveu de tous les crimes qu'on lui imputait. Toujours est-il qu'il marcha à la mort avec un air calme et serein, qui causa une admiration générale; on eût dit qu'il n'avait aucune appréhension de cette dernière et si terrible épreuve, tant il disait tranquillement adieu à tout le monde. Cependant, en montant sur l'échafaud, il demanda au juge de lui épargner avant sa mort la lecture publique des crimes dont il était accusé. Cette grâce lui ayant été accordée, le bourreau lui coupa la tête d'un seul coup, la plaça au bout d'une pique, et alla pendre son corps au gibet, où Pierre des Essarts lui-même avait fait attacher peu auparavant celui de Montaigu. Cette exécution eut lieu le 1er juillet.
FIN DU RÈGNE DES CABOCHIENS.
4 août 1418.
Le supplice de des Essarts fut le dernier acte de la tyrannie de Caboche. Malgré les agents du duc de Bourgogne, la population de Paris se souleva en masse contre les Cabochiens. Le duc de Guyenne se mit à la tête de la réaction, et le duc de Bourgogne lui-même, ne pouvant empêcher ce qui se faisait, suivit le mouvement pour conserver quelque crédit sur l'esprit des Parisiens. Les Cabochiens furent vaincus à l'hôtel de ville, massacrés et chassés de Paris.
Juvénal des Ursins.
Les Anglois estoient joyeux de la division qu'ils voyoient estre entre les seigneurs de France. Et fut le roy d'Angleterre conseillé de faire une armée, et de l'envoyer vers la coste de Normandie, sçavoir s'ils pourroient avoir quelque entrée et place. De faict, il envoya une armée vers Dieppe, qui y cuida descendre. Mais les nobles et le peuple du pays s'assemblèrent sur le rivage de la mer, et combattirent les Anglois, tellement qu'ils les desconfirent. Et fut le capitaine des Anglois tué, et pource se retrahirent en Angleterre. Quand le roy d'Angleterre sceut l'adventure, il en fut bien desplaisant, et ordonna une plus grande armée à faire: de faict il le fit, et prirent terre. Le Borgne de la Heuse y alla, et prit des gens ce qu'il put. Et cuida défendre la descente desdits Anglois; mais il fut bien lourdement rebouté, et y eut plusieurs chevaux morts de traicts, et aussi de ses gens pris, et fut contraint de s'en retourner. Les Anglois cuidèrent trouver manière d'avoir Dieppe; mais ils faillirent. Et vinrent vers Le Tresport, entrèrent dedans, et en l'abbaye, et y boutèrent le feu, et ardirent tout, mesme une partie des religieux. Plusieurs gens tuèrent et navrèrent, et si en prirent, et s'en retournèrent en Angleterre à tout leur proye.
La chose venue à la cognoissance des seigneurs d'Orléans, Bourbon, Alençon, et autres, et la manière qu'on tenoit à Paris à la descente desdits Anglois, ils envoyèrent vers le roi, en s'offrant à son service: en requérant que les traités de paix qui avoient esté faits, accordés, promis et jurés, fussent entretenus, gardés et observés. Et que au regard d'eux, ils ne se trouveroient point qu'ils eussent fait chose au contraire. Et que en la ville de Paris plusieurs choses horribles et détestables se faisoient contre les traités de paix.
Mais les bouchers et leurs alliés en tenoient bien peu de compte. Et firent faire le procès dudit messire des Essars. Et luy imposoit-on plusieurs cas et choses, qu'on disoit qu'il avoit commis et perpétré, dont des aucunes dessus est faite mention. Et fut condamné à estre traisné sur une claye du Palais jusques au Chastellet, puis à avoir la teste couppée aux halles. Laquelle sentence, qui estoit bien piteuse, et à la requeste de ceux qu'il avoit premièrement mis sus, et eslevés, fut exécutée. Et le mit-on au Palais sur une claye attachée au bout de la charette, et fut traisné les mains liées jusques au Chastellet: en le menant il sousrioit, et disoit-on qu'il ne cuidoit point mourir, et qu'il pensoit que le peuple dont il avoit esté fort accointé et familier, et qui encores l'aimoit, le deust rescourre. Et s'il y en eust eu un qui eust commencé, on l'eust rescous, car en le menant ils murmuroient très-fort de ce qu'on luy faisoit. Outre qu'il avoit espérance que le duc de Bourgongne luy tînt la promesse qu'il luy avoit faite en la bastille Sainct-Antoine, qu'il n'auroit mal non plus que luy. Mais il fui mis devant le Chastellet dessus la charrette, et mené aux halles, et là eut la teste couppée, son corps fut mené au gibet, et mis au propre lieu où fut mis Montagu. Et disoient aucuns que «c'estoit un jugement de Dieu de ce qu'il mourut, comme il avoit fait mourir ledit Montagu.»
Audit mois advint que Jacqueville, et ses soudoyers, qui estoient orgueilleux et hautains, vinrent un jour de nuict, entre onze et douze heures au soir, en l'hostel de monseigneur de Guyenne, où il s'esbatoit, et avoit-on dansé. Et vint jusques en la chambre dudit seigneur, et le commença à hautement tancer, et le reprendre des chères qu'il faisoit, et des danses et despenses, et dit plusieurs paroles trop fières et orgueilleuses contre un tel seigneur, et «qu'on ne lui souffriroit pas faire ses volontés, et s'il ne se advisoit, qu'on y mettroit remède.» A ces paroles estoit présent le seigneur de La Trimouille, qui ne se put faire qu'il ne respondist audit Jacqueville, que «ce n'estoit pas bien fait de parler ainsi dudit seigneur, ni à luy à faire, et que l'heure estoit bien impertinente, et les paroles trop fières et hautaines, vu le petit lieu dont il estoit.» Sur ce se meurent paroles, tellement que La Trimouille desmentit Jacqueville, et aussi Jacqueville La Trimouille. Monseigneur de Guyenne, voyant la manière dudit Jacqueville, tira une petite dague qu'il avoit, et en bailla trois coups audit Jacqueville par la poitrine, sans qu'il luy fist aucun mal, car il avoit bon haubergeon dessous sa robe. Le lendemain ledit Jacqueville et ses cabochiens s'esmeurent en intention d'aller tuer ledit seigneur de La Trimouille: de faict, ils eussent accomply leur mauvaise volonté, si ce n'eust esté le duc de Bourgongne, qui les appaisa tellement, qu'ils laissèrent leur fureur et se refroidirent; mais du courroux qu'en eut monseigneur de Guyenne, il fut trois jours qu'il jettoit et crachoit le sang par la bouche, et en fut très-bien malade.
Le roy fut gary, et revint en bonne santé. Laquelle chose venue à la cognoissance des seigneurs d'Orléans et autres dessus nommés, ils envoyèrent devers le roy une ambassade, en lui requérant qu'il voulust faire entretenir la paix, ainsi qu'elle avoit esté jurée et promise. Le roy envoya vers eux l'evesque de Tournay, l'hermite de la Faye, maistre Pierre de Marigny, et un secrétaire, lesquels seigneurs estoient à Verneuil, et parlèrent longuement ensemble. Et s'en retourna ladite ambassade arrière vers le roy à Paris, où ils rapportèrent pleinement, comme lesdits seigneurs vouloient paix et ne demandoient autre chose, et que hors la ville en quelque lieu sur ils peussent parler ensemble. Et si rapportèrent lesdits ambassadeurs, que lesdits seigneurs se plaignoient fort de ce qu'on ne leur rendoit leurs places prises durant la guerre, ainsi qu'il leur avoit esté promis. Et aussi des mutations qu'on avoit fait des officiers des maisons du roy, de la reyne, de monseigneur de Guyenne, et des capitaines ès places du roy, et des prisonniers, tant des seigneurs, et officiers, que des femmes et des manières qu'on tenoit ès choses qu'on faisoit.
Quand ceux qu'on nommoit cabochiens sceurent que les matières se disposoient à la paix, ils furent moult troublés, cognoissant que ce qu'ils avoient fait par leur puissance, qui gisoit en cruauté et inhumanité, cesseroit; partant de tout leur pouvoir ils trouvèrent bourdes et choses non véritables, ni apparentes, pour cuider empescher la paix: toutesfois ils delivrèrent de prison les dames et aucuns des prisonniers.
Or estoit le duc de Berry, à tout son chapperon blanc, logé au cloistre de Nostre-Dame, en l'hostel d'un docteur en médecine, nommé maistre Simon Allegret, qui estoit son physicien. Et presque tous les jours il vouloit que ledit feu maistre Jean Juvénal des Ursins, seigneur de Traignel, allast devers luy. Ils conféroient ensemble du temps qui couroit et des choses qu'on fesoit et disoit. Ledit seigneur dit audit Juvénal: «Serons-nous tousjours en ce poinct, que ces meschantes gens ayent auctorité et domination?» Auquel le seigneur de Traignel respondit: «Ayez espérance en Dieu, car en brief temps vous les verrez destruits et venus en grande confusion.» Or tous les jours il ne pensoit, ne imaginoit que la manière comme il pourroit faire, et délibéra d'y remédier: il estoit bien noble homme, de haut courage, sage et prudent, qui avoit gouverné la ville de Paris douze ou treize ans, en bonne paix, amour et concorde. Et estoit en grand soucy comme il pourroit sçavoir si aucuns de la ville seroient avec luy, et de son imagination: car il ne s'osoit descouvrir à personne, combien que plusieurs de Paris des plus grands et moyens, estoient de sa volonté. Luy donc estant en ceste pensée et grande perplexité, par trois nuicts, comme au poinct du jour il luy sembloit qu'il songeoit, ou qu'on luy disoit: «Surgite cum sederetis, qui manducatis panem doloris.» Et un matin madame sa femme, qui estoit une bonne et dévote dame, luy dit: «Mon amy et mary, j'ai ouy au matin que vous disiez ou qu'on vous disoit ces mots contenus en mes heures, où il y a: Surgite cum sederetis, qui manducatis panem doloris. Qu'est-ce à dire?» Et le bon seigneur lui respondit: «Ma mie, nous avons onze enfans, et est bien mestier que nous priions Dieu qu'il nous doint bonne paix, et ayons espérance en luy, et il nous aidera.» Or en la cité y avoit deux quarteniers drappiers, l'un nommé Estienne d'Ancenne, l'autre Gervaisot de Merilles, qui souvent conversoient avec leurs quarteniers et dixeniers, et sentoient bien par leurs paroles qu'ils estoient bien mal contens des cabochiens.
Un soir ils vindrent devers monseigneur de Berry, et se trouvèrent d'adventure ensemble, ledit Juvénal avec ledit duc de Berry: là ils conclurent qu'ils vivroient et mourroient ensemble, et exposeroient corps et biens à rompre les entreprises desdits bouchers et de leurs alliés, et rompre leur faict. Le plus expédient estoit de trouver moyen de souslever le peuple contre eux: et en ceste pensée et volonté estoient plusieurs gens de bien de Paris, de divers quartiers: et grommeloit fort le peuple, pource qu'ils voyoient que lesdits bouchers, et leurs alliés, par leur langage ne vouloient point de paix: car ils firent faire lettres au roy très-séditieuses contre les seigneurs, c'est à sçavoir Sicile, Orléans, Bourbon, Alençon, et autres, et les faisoient publier par Paris, disant «que lesdits seigneurs vouloient destruire la ville, et faire tuer des plus grands, et prendre leurs femmes, et les faire espouser à leurs valets et serviteurs, et plus leurs autres langages non véritables.» Mais nonobstant leurs langages et paroles, le roy et son conseil délibérèrent d'entendre à paix, et envoya le roy bien notable ambassade au pont de l'Arche, où estoient lesdits seigneurs, lesquels respondirent qu'ils ne demandoient que paix. Et vint à Paris, de par lesdits seigneurs, un bien notable homme et vaillant clerc, nommé maistre Guillaume Signet. Lequel devant le roy, en la présence de monseigneur le dauphin, Berry, Bourgongne, et plusieurs dits cabochiens, fit une moult notable proposition: monstrant en effet «le grand inconvénient au roy et royaume, par les divisions qui avoient couru et couroient: que les Anglois sous ombre desdites divisions, pourroient descendre et faire grand dommage au royaume, et qu'il n'y avoit remède que d'avoir paix.» Pour abréger, il fut delibéré et conclu par le roy qu'il vouloit paix. Et pour ceste cause allèrent à Pontoise lesdits duc de Berry et de Bourgongne, où il y eut articles faits, beaux et bons, lesquels plurent à toutes les parties. Et s'en retournèrent lesdits ducs de Berry et de Bourgongne à Paris.
Le premier jour d'aoust, qui fust un mardy, les articles de la paix furent lus devant le roy, monseigneur de Guyenne, et plusieurs seigneurs présens. Et ainsi qu'on vouloit délibérer, maistre Jean de Troyes, les Sainct-Yons, et les Gois, et Caboche, vindrent par une manière assez impétueuse, en requérant «qu'ils vissent les articles, et qu'ils assembleroient sur iceux ceux de la ville, car la chose leur touchoit grandement.» Ausquels fut respondu «que le roy vouloit paix et qu'ils entendroient lire les articles, s'ils vouloient, mais qu'ils n'en auroient aucune copie.» Le lendemain, qui fut mercredy matin, ils s'assemblèrent en l'hostel de ville, jusques à bien mille personnes. Plusieurs y en avoit de divers quartiers, qui y estoient à bonne intention allés, pour contredire ausdits cabochiens. Dans ladite assemblée proposa un advocat en parlement, nommé maistre Jean Rapiot, bien notable nommé, qui avoit belle parole et haute. En sa proposition, il n'entendoit pas de rompre le bien de la paix et dit «que le prévost des marchands et les eschevins la vouloient». Mais les cabochiens dirent «qu'il estoit bon que préalablement, voire nécessaire, qu'on monstrat aux seigneurs d'Orléans, Bourbon et Alençon, et à leurs alliés, les mauvaisetiés et trahisons qu'ils avaient fait ou voulu faire, afin qu'ils cognussent quelle grâce on leur faisoit d'avoir paix à eux, et aussi qu'on leur montrast et lût les articles audit lieu.» Et les tenoit maistre Jean de Troyes en une feuille de papier en sa main: lors il fut par un de la ville dit «que la matière estoit grande et haute, et que le meilleur seroit que elle se délibérast par les quartiers, et que le lendemain, qui estoit jeudy, les quarteniers, qui estoient présens, assemblassent les quartiers, et que là pourroit-on lire ce que tenoit ledit de Troyes, au lieu où les assemblées des quartiers se faisoient.» Et après, tous ceux qui estoient présens, excepté ceux de la ligue dudit de Troyes, commencèrent à crier: «Par les quartiers!» Lors un de ceux de Sainct-Yons, qui estoit armé, et au bout du grand banc, va dire «qu'il le falloit faire promptement, et que la chose estoit hastive». Et lors derechef la plus grande partie des présens commença derechef à crier: «Par les quartiers!» L'un des Gois qui estoit armé dit hautement que «quiconque le voulust voir, il se feroit promptement audit lieu». Lors un charpentier du cimetière Saint-Jean, nommé Guillaume Cirace, qui estoit quartenier, se leva et dit «que la plus grande partie estoit d'opinion que il se fist par les quartiers, et que ainsi le falloit-il faire». Mais lesdits Sainct-Yons et les Gois bien arrogamment luy contredirent, en disant «que malgré son visage il se feroit en la place». Lequel Cirace d'un bon courage et visage va dire «que il se feroit par les quartiers, et que s'ils le vouloient empescher, il y avoit à Paris autant de frappeurs de coignées, que de assommeurs de bœufs ou vaches». Et lors les autres se turent, et demeura la conclusion qu'il se feroit par les quartiers, et s'en alla chacun en son hostel.
Le jeudy matin maistre Jean de Troyes, qui estoit concierge du Palais et y demeuroit, fit grande diligence d'assembler les quarteniers de la cité au cloistre Sainct-Éloy, pour les induire à sa volonté; et estoient assemblés avant qu'on appellast advocats en parlement, où estoit ledit seigneur de Traignel, advocat du roy. Auquel lesdits quarteniers Guillaume d'Ancenne et Gervaisot de Merilles firent à sçavoir l'assemblée soudainement faite. Et s'en vint à Sainct-Éloy, et n'y sceut si tost venir, que ledit maistre Jean de Troyes n'eust commencé son sermon. Quand il vit ledit seigneur de Traignel il luy dit «qu'il fust le très-bien venu, et qu'il estoit bien joyeux de sa venue». Et tenoit ladite cédule, dont dessus est fait mention, en sa main, contenant merveilleuses choses contre lesdits seigneurs, non véritables, laquelle fut lue. Et demanda audit seigneur de Traignel, «qu'il lui en sembloit, et s'il n'estoit pas bon qu'on la montrast au roy et à ceux de son conseil, avant qu'on accordast aucunement les articles de la paix». Lequel de Traignel respondit «qu'il luy sembloit que puisqu'il plaisoit au roy que toutes les choses qui avoient été dites ou faites à ce temps passé fussent oubliées ou abolies, tant d'un costé que d'autre, sans que jamais en fust faite mention, que rien ne se devoit plus ramentevoir; et que les choses contenues en ladite cédule estoient toutes séditieuses et taillées d'empêcher le traité de paix, laquelle le peuple devoit désirer». Et sans plus demander à autres opinion aucune, tous à une voix dirent que «ledit seigneur disoit bien, et qu'il falloit avoir la paix,» en criant tous d'une voix: «La paix! la paix! et qu'on devoit déchirer ladite cédule que tenoit ledit de Troyes.» De faict elle luy fut ostée des mains, et mise en plus de cent pièces. Tantost par la ville fut divulgué ce qui avoit esté fait au quartier de la Cité, et tout le peuple des autres quartiers fut de semblable opinion, excepté les deux quartiers de devers les halles et l'hostel d'Artois, où estoit logé le duc de Bourgongne. Tantost après dîner, ledit Juvénal accompagné des principaux de la cité, tant d'église que autres, jusques au nombre de trente personnes, se mit en chemin pour aller à Sainct-Paul devers le roy. En y allant, plusieurs autres notables personnes de divers quartiers le suivirent, et trouvèrent le roy audit hostel, et en sa compagnée le duc de Bourgongne et autres ses alliés. Et en bref luy exposa ledit Juvénal leur venue, «en monstrant les maux qui estoient advenus par les divisions, et que la paix estoit nécessaire: et luy supplioient ses bons bourgeois de Paris qu'il voulust tellement entendre et faire que bonne paix et ferme fust faite. Et pour parvenir à ce, qu'il en voulust charger monseigneur de Guyenne, son fils». Le roy respondit en brief que leur requeste estoit raisonnable, et que c'estoit bien raison que ainsi fust fait». Lors le duc de Bourgongne dit audit seigneur de Traignel: «Juvénal, Juvénal, entendez-vous bien, ce n'est pas la manière de ainsi venir.» Et il luy respondit que «autrement on ne pouvoit venir à conclusion de paix, vues les manières que tenoient lesdits bouchers, et que autres fois il en avoit esté adverty, mais il n'y avoit voulu entendre». Après ces choses, ils s'en allèrent vers monseigneur le dauphin, duc de Guyenne, et se mit ledit seigneur à une fenestre accoudé; sur ses espaules estoit un des Sainct-Yons. Là luy furent dites les paroles qu'on avoit devant dites au roy. Lequel seigneur dit «qu'il vouloit la paix, et y entendroit de son pouvoir, et le monstreroit par effet». Si luy fut requis, pour éviter toutes doubtes, «qu'il mist la bastille de Sainct-Antoine en sa main et qu'il fit tant qu'il en eust les clefs». Pour laquelle chose il envoya vers le duc de Bourgongne, qui en avoit la garde, ou autres de par luy. Lequel envoya quérir ceux de ladite bastille et fit délivrer la place audit seigneur, lequel la bailla en garde à messire Regnaud d'Angennes, lequel depuis trois ou quatre jours avoit esté délivré de prison. Au surplus, il fut requis et supplié audit seigneur, «qu'il lui plus le lendemain matin, qui estoit vendredy, se mettre sus et chevaucher par la ville de Paris,» lequel promit de ainsi le faire. Et s'en retournèrent ledit seigneur de Traignel et ceux de sa compagnée. Et s'en retournant ils trouvèrent le recteur, accompagné d'aucuns de l'Université, qui alloit devers le roy et monseigneur de Guyenne, pour pareille cause. Lesquels y allèrent et eurent pareille response que dessus.
Le peuple de Paris estoit jà tout esmeu à la paix: et estoient principalement aucuns qui se mettoient sus, c'est à sçavoir Pierre Oger vers Sainct-Germain de l'Auxerrois; Estienne de Bonpuis vers Saincte-Oportune, Guillaume Cirace au cimetière de Sainct-Jean et en la porte Baudeloier; et tous ceux de la cité en la compagnée dudit seigneur de Traignel, pour sçavoir ce qu'on auroit à faire. Le vendredy matin il alla ouyr messe à la Madeleine, qui est jouxte son hostel [143]. Et envoya querir le duc de Berry, et y alla, lequel duc luy demanda: «Qu'est cecy, Juvénal, que voulez faire, dites-moi ce que je ferai?» Par lequel fut respondu: «Monseigneur, passez la rivière, et faites mener vos chevaux autour, et allez à l'hostel de monseigneur de Guyenne, et luy dites qu'il monte à cheval et s'en vienne au long de la rue Sainct-Antoine vers le Louvre, et il délivrera messeigneurs les ducs de Bavière et de Bar. Et ne vous souciez: car aujourd'hui j'ay espérance en Dieu que tout se portera bien et que serez paisible capitaine de Paris: j'iray avec les autres, et nous rendrons tous à monseigneur le dauphin et à vous.» Lors ledit duc de Berry fit ce que dit est. Et ledit Juvénal s'en vint avec tous ceux de la cité à Sainct-Germain de l'Auxerrois, où estoit Pierre Oger, afin que ensemble ils fussent plus forts. Car les prévost des marchands et eschevins, les archers et arbalestriers de la ville, et tous les cabochiens, estoient assemblés en Grève, de mille à douze cens bien ordonnés, se doutant qu'on ne leur courust sus, prêts de se défendre. Le duc de Bourgongne faisoit grande diligence de rompre l'embusche dudit seigneur, laquelle estoit jà mise sus, et chevauchoit par la ville au long de la rue Sainct-Antoine. Quand il fut à la porte Baudés, ledit Juvénal, lui sixiesme seulement, prit le chemin à venir par devant Sainct-Jean en Grève, où il trouva belle et grande compagnée des autres, et passa par le milieu d'eux. En passant, Laurens Callot, neveu de maistre Jean de Troyes, prit maistre Jean, fils dudit Juvénal, par la bride de son cheval, et luy demanda «qu'ils feroient». Et il luy respondit: «Suivez-nous, avec monseigneur le dauphin, et vous ne pourrez faillir.» Et ainsi le firent, et prirent leur chemin par devers le pont de Notre-Dame, en allant par Chastellet, au long de la rivière. Et estoit jà monseigneur le dauphin devant le Louvre. Et avec luy estoient les ducs de Berry et de Bourgongne. Et délivra les ducs de Bavière et de Bar, qui se mirent en sa compagnée. Quand lesdits de Troyes et les cabochiens furent en une vallée sur la rivière, près de Sainct-Germain de l'Auxerrois, un nommé Gervaisot Dyonnis, tapissier, qui avoit en sa compagnée aucuns compagnons, vit et apperçeut ledit maistre Jean de Troyes qui luy avoit fait desplaisir; il tira son épée en disant: «Ribault traistre, à ce coup je t'auray.» Et tout soudainement on ne sceut ce que tous devinrent, car ils s'enfuirent. Et envoya-l'on demander audit Juvénal «si on iroit fermer les portes, afin qu'ils ne s'en allassent». Et il respondit «qu'on laissast tout ouvert, et s'en allast qui voudroit, et qui voudroit demeurer demeurast, et que on ne vouloit que paix et bon amour ensemble.» Mais ils s'en allèrent, et prirent de leurs biens ce qu'ils voulurent, et les emportèrent. Et prirent lesdits seigneurs leur chemin en Grève, où il y en avoit qui avoient grand desir de frapper sur le duc de Bourgongne, dont il se doutoit fort. Parquoy il envoya demander audit seigneur de Traignel, s'il avoit garde. Et il respondit que «non, et qu'il ne s'en doutast, et qu'ils mourroient tous avant que on luy fist desplaisir de sa personne.» Quand ils furent devant l'hostel de ville, ils descendirent, et montèrent en haut en une chambre lesdits seigneurs, les prévost des marchands et eschevins, et ledit seigneur de Traignel. Monseigneur le Dauphin dit audit seigneur de Traignel: «Juvénal, dites ce que nous avons à faire comme je vous ay dit.» Lors il commença à dire comme la ville avoit esté mal gouvernée, en récitant les maux qu'on y faisoit. Et dit au prévost des marchands, nommé Andriet de Pernon, «qu'il estoit bon preud'homme, et que ledit seigneur vouloit qu'il demeurast et aussi deux eschevins, et que lesdits de Troyes et du Belloy ne le seroient plus»; et au lieu d'eux on mit Guillaume Cirace et Gervaisot de Merilles; que monseigneur de Berry seroit capitaine de Paris; que monseigneur de Guyenne prendroit la Bastille de Sainct-Antoine en sa main, et y mettroit monseigneur de Bavière, son oncle, pour son lieutenant, et le duc de Bar seroit capitaine du Louvre. Lesquels deux seigneurs on venoit de délivrer de prison, et estoit commune renommée que le lendemain, qui estoit samedy, on leur devoit coupper les testes. Et au gouvernement de la prévosté de Paris messire Tanneguy du Chastel et messire Bertrand de Montauban, deux vaillans chevaliers. Depuis ledit messire Tanneguy eut seul la prévosté. Après ces choses ainsi faites, lesdits seigneurs et le peuple se départirent et allèrent prendre leur réfection. Or est une chose merveilleuse, que oncques après ladite mutation, ni en icelle faisant, il n'y eut aucune personne frappée, prise, ni pillée, ni oncques personne n'entra en maison. Toute l'après-disnée on chevauchoit librement par la ville, et estoit le peuple tout resjouy.
Le lendemain, qui fut samedy, le duc de Berry, comme capitaine, chevaucha par la ville, et le voyoit-on très-volontiers. Et disoient les gens que «c'étoit bien autre chevaucherie que celle de Jacqueville et des cabochiens».
Le duc de Bourgongne n'estoit pas bien content, ni aucuns de ses gens: et le dimanche il disna de bonne heure, et s'en vint devers le roy à son disner, qui estoit comme en transes de sa maladie: ce jour il faisoit moult beau temps, et dit au roy, «que s'il lui plaisoit aller esbattre jusques vers le bois de Vincennes, qu'il y faisoit beau», et en fut le roy content: mais l'esbatement qu'il entendoit, c'estoit qu'il le vouloit emmener: or en vinrent les nouvelles audit seigneur de Traignel, lequel envoya tantost par la ville faire monter gens à cheval, et se trouvèrent promptement de quatre à cinq cents chevaux hors de la porte Sainct-Antoine. Et y estoit le duc de Bavière, auquel ledit seigneur de Traignel dit «qu'il allast devers le pont de Charenton,» et luy bailla maistre Arnaud de Marle, accompagné d'environ deux cens chevaux, lesquels allèrent: et ledit de Traignel alla tout droit vers le bois, là où il trouva le roy et le duc de Bourgongne. Et dit ledit Traignel au roy: «Sire, venez-vous-en en vostre bonne ville de Paris, le temps est bien chaud pour vous tenir sur les champs.» Dont le roy fut très-content, et se mit à retourner. Lors ledit duc de Bourgogne dit audit seigneur de Traignel: «Que ce n'estoit pas la manière de faire telles choses, et qu'il menoit le roy voler.» Auquel il respondit: «Qu'il le menoit trop loin voler, et qu'il voyoit bien que tous ses gens estoient housés: et si avoit ses trompettes qui avoient leurs instruments ès fourreaux;» et s'en retourna le roy à Paris. Et le trouva-l'on que véritablement il menoit le roy à Meaux, et plus outre. Le lendemain le duc de Bourgongne, voyant qu'il ne pouvoit venir à son intention, s'en alla bien soudainement de ladite ville. Dont les seigneurs et ceux de la ville furent bien desplaisans: car ils avoient bonne espérance que la paix se parferoit: que les seigneurs d'Orléans et autres viendroient à Paris, et que tous ensemble feroient tellement que jamais guerre n'y seroit: aucuns disoient que le duc de Bavière, frère de la reine, avoit laschement fait (puis qu'il avoit esté acertené, ainsi qu'il disoit, que le samedy on luy devoit coupper la teste) qu'il n'avoit tué le duc de Bourgongne soudainement, et s'en estre allé ensuite en Allemagne, et il n'en eut rien plus esté.
Le samedy fut fait une grande assemblée à Sainct-Bernard de l'université de Paris. Là envoyèrent monseigneur de Guyenne, et les seigneurs, remercier l'Université de ce qui avoit esté fait et de ce qu'ils s'y estoient grandement et notablement conduits, en monstrant la grande affection que ils avoient eu au bien de la paix. Et firent ceux de ladite Université une bien notable procession à Sainct-Martin des Champs, et y eut du peuple beaucoup. Et fit un notable sermon maistre Jean Gerson, qui estoit un bien notable docteur en théologie, lequel prit son thème, in pace in idipsum, lequel il déduisit bien grandement et notablement, tellement que tous en furent très-contens.
Il y eut mutation d'officiers faite par le roy en son grand conseil. Et fut esleu chancelier de France maistre Henry de Marie, premier président du parlement, et ledit seigneur de Traignel chancelier de monseigneur le Dauphin, et maistre Robert Mauger premier président, messire Tanneguy du Chastel seul prévost de Paris, et maistre Jean de Vailly président en parlement. Pour abréger, tous les officiers qui avoient esté ordonnés à la requeste de ceux qu'on nommoit cabochiens furent mués et ostés.
Il y avoit un nommé Jean de Troyes, qui estoit seigneur de l'huis de fer à Paris, qui avoit esté bien extrême ès maux qui s'estoient faits au temps passé, lequel fut pris et mis en Chastellet; il confessa plusieurs très-mauvais cas que faisoient les bouchers et ceux de la ligue, comme meurtres secrets, pilleries et robberies, dont d'aucuns il avoit esté consentant. Et eut le col coupé ès halles.
Et fut trouvé un roolle où estoient plusieurs notables gens tant de Paris, que de la cour du roy, et de la reyne, et des seigneurs. Et estoient signés en teste les uns T, les autres B, et les autres R. Desquels aucuns devoient estre tués. Et les eût on esté prendre de nuit en leurs maisons, faisant semblant de les mener en prison; mais on les eûst jetés en la rivière et fait mourir secrettement: ceux-là estoient signés en teste T. Les autres on les devoit bannir, et prendre leurs biens, et estoient signés B. Les autres qui devoient demeurer à Paris, mais on les devoit rançonner à grosses sommes d'argent, estoient signés en tête R. Et s'ils eussent plus régné, ils eussent mis leur mauvaise volonté à exécution.
BATAILLE D'AZINCOURT.
25 octobre 1415.
Henri V, roi d'Angleterre, était monté sur le trône en 1414. Le nouveau roi fit cesser l'anarchie qui avait existé pendant les règnes de Richard II et de Henri IV; devenu libre d'agir au dehors, il résolut de recommencer la guerre contre la France, que les discordes des Armagnacs et des Bourguignons avaient entièrement épuisée et désorganisée. Henri V fit, pour passer en France, les plus grands préparatifs, et sut tromper le gouvernement français par des négociations qu'il prolongea jusqu'au moment où il jugea à propos de les rompre et de débarquer à l'embouchure de la Seine.
1. Récit de Monstrelet.
Comment Henri, roi d'Angleterre, fit grands préparations en son royaume pour venir en France; et des lettres qu'il envoya à Paris devers le roi de France.
Or convient retourner en l'état et gouvernement de Henri, roi d'Angleterre, lequel, pour parfournir son entreprise à venir en France, comme dit est ailleurs, faisoit grands préparations, tant de gens comme d'habillemens de guerre, et tout faisoit tirer vers le passage de la mer, auprès de Hantonne. Et après le second jour d'août, que les trêves furent finées entre les deux royaumes de France et d'Angleterre, les Anglois de Calais et autres lieux de la frontière commencèrent à courir et dégâter le pays de Boulenois en divers lieux. Pour auxquels résister furent envoyés de par le roi de France le seigneur de Rambures, maître des arbalétriers, et le seigneur de Louroy avec cinq cents combattans pour défendre le pays sus dit. Et brefs jours ensuivant, le dessus dit roi Henri, qui avoit ses besognes prêtes pour passer en France, envoya un sien héraut, nommé Excestre, à Paris devers le roi de France, lui présenter unes lettres, desquelles la teneur s'ensuit:
«A très noble prince Charles, notre cousin, adversaire de France, Henri, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre et de France.
«A bailler à un chacun ce qui est sien est œuvre d'inspiration et de sage conseil. Très noble prince, cousin et notre adversaire, jadis les nobles royaumes d'Angleterre et de France étoient en union, maintenant ils sont divisés. Et adonc ils avoient accoutumé d'eux exhausser en tout le monde par leurs glorieuses victoires; et étoit à iceux une seule vertu d'embellir et décorer la maison de Dieu, à laquelle appartient sainteté, et mettre paix ès régions de l'église, en mettant par leur bataille concordable heureusement les ennemis publics en leur sujétion. Mais, hélas! celle foi de lignage a perverti celle occision fraternelle, et Loth persécute Abraham par impulsion humaine; la gloire d'amour fraternelle est morte, et la dissence d'humaine condition, ancienne mère d'ire, est ressuscitée de mort à vie. Mais nous contestons le souverain jugé en conscience, qui n'est ployé et incliné par prière ou par dons, qu'à notre pouvoir les moyens de par pure amour nous avons procuré paix. Si ce non, nous laisserions par épée et par conseil le juste titre de notre héritage, au préjudice de notre anciennableté; car nous ne sommes pas tenus par si grand annulement de petit courage que nous ne veuillons combattre jusqu'à la mort pour justice. Mais l'autorité écrite au livre Deutéronome enseigne qu'en quelque cité que ly homs viendra pour icelle et impugner et combattre, premièrement il lui offre paix. Et jà soit ce que violence, ravisseresse de justice, a soustrait, et de longtemps, la noblesse de notre couronne et nos droits héritages, toutefois charité de par nous, en tant qu'elle a pu, a fait son devoir pour le recouvrer d'iceux et le remettre à l'état primerain. Et ainsi donc, par défaut de justice, nous pouvons avoir recours aux armes. Toutefois, afin que gloire soit témoin à notre conscience, maintenant et par personnelle requête en ce trépas de notre chemin, auquel nous traite icelle défaut de justice, nous enhortons és entrailles de Jésus-Christ ce qu'enhorte la perfection de la doctrine évangélique: ami, rends ce que tu dois, et il nous soit fait par la volonté de Dieu souverain. Et afin que le sang humain ne soit pas répandu, qui est créé selon Dieu, l'héritage est due restitution des droits cruellement soustraite, ou au moins des choses que nous instamment et tant de fois par nos ambassadeurs et messages demandons, et desquelles nous seulement fit être content la souveraine révérence d'icelui souverain Dieu et le bien de paix. Et nous, pour notre parti, en cause de mariage, étions incliné de lâcher et laisser 50,000 écus d'or à nous offerts, nous désirant plus la paix que l'avarice, et avions préélu iceux nos droits de patrimoine, que si grands nous ont laissés nos vénérables antécesseurs, avec notre très chère cousine Catherine, votre glorieuse fille, qui avec la pécune d'iniquité, multiplier mauvais trésor, et déshériter par honte et mauvais conseils la couronne de notre royaume, que Dieu ne veuille!
«Donné sous notre scel privé, en notre châtel de Hantonne, au rivage de la mer, le cinquième jour du mois d'août.»
Lesquelles lettres dessus dites, après que par le dit héraut eurent été présentées au roi de France, comme dit est, lui fut dit par aucuns à ce commis que le roi et son conseil avoient vu les lettres qu'il avoit apportées de son seigneur le roi d'Angleterre, sur lesquelles on auroit avis, et pourvoiroit le roi sur le contenu en icelles, en temps et en lieu comme bon lui sembleroit, et qu'il s'en allât quand lui plairoit devers son dessus dit seigneur le roi d'Angleterre.
Comment le roi Henri vint à Hantonne; de la conspiration faite contre lui par ses gens; du siége qui fut mis à Harfleur, et de la reddition d'icelle ville.
Ledit roi d'Angleterre venu au port de Hantonne avec tout son exercite, prêt pour passer la mer et venir en France, fut averti qu'aucuns grands seigneurs de son hôtel avoient fait conspiration à l'encontre de lui, veuillant remettre le comte de Marche, vrai successeur et héritier de feu le roi Richard, en possession du royaume d'Angleterre. Ce qui étoit véritable, car le comte de Cambrai et autres avoient conclu de prendre le dessus dit roi et ses frères, sur intention d'accomplir les besognes dessus dites. Si s'en découvrirent au comte de Marche, lequel le révéla au roi Henri, en lui disant qu'il avisât à son fait, ou il seroit trahi; et lui nomma les dits conspirateurs, lesquels le dessus dit roi fit tantôt prendre. Et bref ensuivant fit trancher les têtes à trois des principaux, c'est à savoir au comte de Cantbrie, frère au duc d'York, au seigneur de Scruppe, lequel couchoit toutes les nuits avec le roi, et au seigneur de Grez, et depuis en furent aucuns exécutés.
Après lesquelles besognes, peu de jours ensuivant, le dit roi d'Angleterre et toute son armée montèrent en mer; et en grand diligence, et la vigile de l'Assomption Notre-Dame, par nuit, prirent port à un havre étant entre Harfleur et Honfleur, où l'eau de Seine chet en la mer. Et pouvoient être environ seize cents vaisseaux tous chargés de gens et habillements. Et prirent terre sans effusion de sang. Et après que tous furent descendus, le roi se logea à Graville en un prioré, et les ducs de Clarence et de Glocestre, ses frères; étoient assez près de lui le duc d'York et le comte d'Orset, ses oncles; l'évêque de Norwègue, le comte d'Exindorf, maréchal, les comtes de Warwick et de Kime, les seigneurs de Chamber, de Beaumont, de Villeby, de Trompantin, de Cornouaille, de Molquilat et plusieurs autres se logèrent où ils purent le mieux, et après assiégèrent très puissamment la ville de Harfleur, qui étoit la clé sur la mer de toute la Normandie.
Et étoient en l'ost du roi environ six mille bassinets et vingt-quatre mille archers, sans les canonniers et autres usant de fronde et engins, dont ils avoient grand abondance. En laquelle ville de Harfleur étoient entrés avec ceux de la ville environ quatre cents hommes d'armes élus pour garder et défendre la dite ville; entre lesquels étoient le seigneur d'Estouteville, capitaine de la ville de par le roi, les seigneurs de Blainville, de Bacqueville, d'Hermanville, de Gaillart, de Bos, de Clerre, de Breton, de Adsanches, de Briauté, de Gaucourt, de l'Ile-Adam, et plusieurs vaillans chevaliers et écuyers, jusqu'au nombre dessus dit, résistant moult fort aux Anglois descendus à terre; mais rien n'y valut pour la très grand multitude et puissance. Et à peine purent-ils rentrer en leur dite ville; et ainçois que les dits Anglois descendissent à terre, iceux François ôtèrent la chaussée étant entre Moûtier-Villiers et la dite ville, pour empirer la voie, aux dits Anglois, et mirent les pierres en leur ville. Néanmoins les dits Anglois, vaguant par le pays, prirent et amenèrent plusieurs prisonniers et proies, et assirent leurs gros engins ès lieux plus convenables entour de ladite ville, et prestement icelle moult travaillèrent par grosses pierres et dommageant les murs.
D'autre part, ceux de ladite ville moult fort se défendoient d'engins et d'arbalètes, occisant plusieurs des dits Anglois. Et sont à la dite ville tant seulement deux portes, c'est à savoir la porte Calcinences et la porte Moûtier-Villiers, par lesquelles ils faisoient souvent grands envahies sur les dits Anglois, et les Anglois fort se défendoient.
Icelle ville étoit moult forte de murs et tours moult épaisses, fermée de toutes parts et ayant grands et profonds fossés. Adonc advint aux dits assiégés male aventure; car les chariots chargés de poudre à canon, envoyés à iceux par le roi de France, furent rencontrés et pris des dits assiégeans.
Durant lequel temps furent envoyés de par le roi de France à Rouen et en la frontière contre les dits Anglois, atout grand nombre de gens d'armes, le connétable, le maréchal Boucicaut, le sénéchal de Hainaut, le seigneur de Ligny, le seigneur de Hamède, messire Clignet de Brabant et plusieurs autres capitaines, lesquels atout leurs gens très diligemment gardèrent le pays; et tant qu'iceux Anglois, en tant qu'ils étoient au dit siége de Hanfleur, ne prirent aucune ville ou forteresse sur leurs adversaires; jà soit ce qu'à ce faire missent grand peine par plusieurs fois, et chevauchoient très souvent à grand puissance sur le plat pays pour querir vivres, et aussi pour rencontrer les François leurs ennemis. Auquel pays firent de très grands dommages, et ramenoient souvent à leur ost grands proies. Toutefois, par le moyen de ce que les dits François les gardoient de si près, eurent assez de disettes de vivres. Avecque ce, ceux qu'ils avoient apportés de leur pays furent en la plus grand' partie gatés de l'air de la mer; et avecque ce se férit entre eux maladie de cours de ventre, dont il en mourut bien deux mille ou plus, entre lesquels furent les principaux le comte de Stafford, l'évêque de Norwègue, les seigneurs de Beaumont, de Trompenton, Morisse Brunel, avec plusieurs autres nobles. Néanmoins le dit roi d'Angleterre, en grand diligence et labeur, persévéra toujours en son siége; et fit faire trois mines par dessous la muraille qui étoient prêtes pour effondrer. Et avec ce fit par ses engins confondre et abattre grand partie des portes, tours et murs d'icelle ville; par quoi finablement les assiégés, sachant qu'ils étoient tous les jours en péril d'être pris de force, se rendirent au dit roi anglois et se mirent à sa volonté, au cas qu'ils n'auroient secours dedans trois jours ensuivant; et sur ce baillèrent leurs otages, moyennant qu'ils auroient leurs vies sauves et seroient quittes pour payer finances.
Si envoyèrent tantôt le seigneur de Bacqueville et aucuns autres devers le roi de France et le duc d'Aquitaine, qui étoit à Vernon-sur-Seine; à eux noncer leur état et nécessité, en suppliant qu'il leur voulsît bailler secours devant trois jours dessus dits, ou autrement il perdroit sa ville et ceux qui étoient dedans; mais à bref dire il leur fut répondu que la puissance du roi n'étoit pas assemblée ni prête pour bailler le dit secours hâtivement. Et sur ce s'en retourna le dit seigneur de Bacqueville à Harfleur, laquelle fut mise en la main du roi d'Angleterre le jour Saint-Maurice, à la grand et piteuse déplaisance de tous les habitants, et aussi des François, car, comme dit est dessus, c'étoit le souverain port de toute la duché de Normandie.
Comment le roi de France fit grand assemblée de gens d'armes par tout son royaume, pour résister à l'encontre du roi Henri, et des mandements qu'il envoya pour ce faire.
Après qu'il fut venu à la connoissance du roi de France, de ses princes et de son grand conseil comment la ville de Harfleur étoit rendue en la main de son adversaire le roi d'Angleterre, doutant que celui roi voulsît derechef faire autres entreprises sur son royaume, afin d'y résister, fit mander par tous ses pays la plus grand puissance de gens d'armes qu'il put finer. Et pour ce faire envoya à tous ses baillis et sénéchaux ses mandements royaux contenant entre les autres choses comment il avoit envoyé par avant ses ambassadeurs devers le dit roi d'Angleterre en son pays lui offrir sa fille en mariage avec terres et grands finances pour venir à paix, laquelle il n'avoit pu trouver; mais de fait icelui roi d'Angleterre l'étoit venu envahir en son pays et assiéger la dite ville de Harfleur et la conquerre, dont il étoit moult déplaisant; et pour ce requéroit bien instamment à tous ses vassaux et sujets que sans délai le voulsissent aller servir.
Et mêmement manda en Picardie, par ses lettres closes, aux seigneurs de Croy, de Waurin, de Fosseux, de Créquy, de Helchin, de Brimeu, de Mammez, de la Viefville, de Beaufort, d'Inchy, de Noyelle, de Neufville et autres nobles, que incontinent le vinssent servir avec toute leur puissance, sur tant qu'ils doutoient à encourir son indignation, et qu'ils allassent devers le duc d'Aquitaine, son fils, lequel il avoit commis chef et capitaine général de tout son royaume. Lesquels seigneurs de Picardie délayèrent à y aller, pource que le duc de Bourgogne leur avoit mandé et écrit et à tous ses sujets qu'ils fussent prêts pour aller avec lui quand il les manderoit, et n'allassent à quelque mandement d'autre seigneur, de quelque état qu'il fût. Et pource que les dessus dits gens d'armes ne se hâtoient pas assez pour aller servir le roi, furent derechef publiés nouveaux mandements, dont la teneur s'ensuit:
«Charles, par la grâce de Dieu, roi de France, au bailli d'Amiens ou à son lieutenant, salut.
«Comme par nos autres lettres nous vous eussions mandé faire commandement par proclamations et publications par tout votre bailliage à tous nobles et autres ayant puissance et coutume d'eux armer, et à tous autres gens de guerre et de trait demeurant en votre dit bailliage et ès mettes d'icelui qu'ils fussent appareillés et venissent hâtivement devers nous et notre très cher et très aimé fils le duc d'Aquitaine, notre lieutenant et capitaine général, car jà pieça que nous partîmes à aller contre notre adversaire d'Angleterre, qui adonc étoit descendu en moult grand puissance de gens d'armes et de trait et maints habillements de guerre en notre pays de Normandie, auquel pays après ils se tinrent à siége devant notre ville de Harfleur, laquelle, par négligence ou remanance ou retardement que vous et autres avez fait d'exécuter nos dites lettres, et par défaut de secours et aide, il convient que nos nobles et bons et loyaux sujets étant en icelle, nonobstant très grand et très notable défense qu'ils firent, et que plus ne pouvoient résister à l'oppression et à la force des dits nos ennemis, rendirent à iceux la ville par violence; et pource qu'il touche à chacun de nos sujets la conservation et défense de notre domination, nous qui avons délibéré et du tout conclu de ravoir et recouvrer par puissance notre dite ville, et combattre et débouter de notre royaume notre dit adversaire et sa puissance, à sa grande confusion, à l'aide de Dieu et de la benoite Vierge Marie et de nos bons, vrais et loyaux parents et sujets, desquels de présent nous requérons l'aide et secours: vous mandons, et le plus expressément que faire pouvons, enjoignons et commandons, en commettant par ces présentes, que sur la foi et loyauté que nous devez, et sur tout ce que vous pouvez forfaire envers nous, que derechef, incontinent vues ces présentes, vous fassiez commandement à tous autres de votre dit bailliage, à leurs personnes, à leurs hôtels et domiciles, et à toutes gens qui ont accoutumé d'eux armer et servir guerre, et aux autres ayant puissance d'eux armer, par proclamations solennelles ès bonnes villes et autres lieux èsquels en votre dit bailliage on a acccoutumé de faire proclamations, tant et si souvent qu'aucun ne puisse prétendre ignorance, que sur peine d'être réputé pour inobédients et de forfaire corps et biens iceux, incontinent après les dites proclamations, publications et commandements, viennent armés et suffisamment habillés, et iceux qui ne pourroient venir pour trop grand' vieillesse, débilité, infirmité ou jeunesse, qu'ils envoient personnes suffisantes, armés et habillés chacun selon sa puissance, devers nous et notre dit fils; et à ce faire vous les contraigniez par la caption de leurs biens, en mettant en leurs maisons mangeurs à leurs dépens, et par toutes autres voies et manières qu'en tels cas est accoutumé de faire, pour nous aider à combattre notre dit adversaire et sa puissance, et à débouter hors de notre dit royaume à sa grand confusion, comme dit est.
«Et néanmoins ces choses signifiées aux bourgeois et habitants des bonnes villes de votre bailliage, en commandant à iceux et requérant de par nous que tous les engins, canons et artilleries qu'ils ont, et dont maintenant ils n'ont point besoin, ils, sans délai, envoient pour nous aider en ce que dit est, lesquels nous leur ferons rendre et restituer; et en ce vous procédiez par si grand diligence que par vous plus nuls inconvéniens n'en puissent ensuivre à nous, à notre domination et sujets. Sachant que si aucunes choses par votre défaut s'ensuivoient, que Dieu ne veuille! nous de ce nous ferions si grièvement punir que ce seroit exemple à tous autres. Mandons et commandons à tous nos justiciers, officiers et sujets qu'à vous et à vos commis en cette partie obéissent et entendent diligemment; et de la réception de ces présentes renvoyez certification à nos amés et loyaux les gens de nos comptes à Paris, pour valoir en temps et en lieu.
«Donné à Meulan, le vingtième jour du mois de septembre l'an de grâce mil quatre cent et quinze, et de notre règne le trente-six.
«Ainsi signé par le roi et son conseil.»
Après lequel mandement publié à Paris, Amiens et autres lieux du royaume, le roi envoya devers les ducs d'Orléans et de Bourgogne ses ambassadeurs eux requerre bien acertes que chacun d'eux lui voulsît envoyer cinq cents bassinets. Le dit duc d'Orléans fut content d'envoyer; mais depuis y alla lui-même avec toute sa puissance. Et le duc de Bourgogne fit réponse que point n'y enverroit ses gens, mais iroit en propre personne avec tous ceux de ses pays servir le roi; néanmoins, par aucune attargation qui survint entre eux, n'y alla pas, mais grand partie de ses gens se mirent sus et y allèrent.
Comment le roi d'Angleterre entra dedans Harfleur; des ordonnances qu'il y fit; du voyage qu'il entreprit à venir à Calais, et du gouvernement des François.
Or est vrai qu'après le traité fait et conclu entre le roi d'Angleterre et ceux de la ville de Harfleur, comme dit est, et que les portes furent ouvertes et ses commis entrés dedans, icelui roi à entrer en la porte descendit de dessus son cheval et se fit déchausser; et en tel état s'en alla jusqu'à l'église Saint-Martin, parrochiale d'icelle ville; et là fit son oraison très dévotement, en regraciant son créateur de sa bonne fortune. Et après ce qu'il eut ce fait, fit prisonniers tous les nobles et gens de guerre qui étoient léans, et depuis, bref ensuivant, les fit mettre hors de la ville, grand partie vêtus de leurs pourpoints tant seulement, moyennant qu'ils furent mis tout par nom et surnom en écrit; et jurèrent sur leur foi d'eux rendre prisonniers en la ville de Calais, dedans la Saint-Martin d'hiver prochain ensuivant. Et sur ce se partirent. Et pareillement furent mis prisonniers grand partie des bourgeois de la ville; et fallut qu'ils se rachetassent de grand finance; et avec ce furent boutés dehors la plus grand partie des femmes avec leurs enfants; et leur bailloit-on au partir à chacune cinq sous et une partie de leurs vêtements. Si étoit piteuse chose de voir les regrets que faisoient iceux habitans, délaissant ainsi leur ville avec leurs biens. En outre furent licenciés tous les prêtres et gens d'église. Et quant est des biens qui là furent trouvés, il en y avoit sans nombre, lesquels demeurèrent au dit roi, et les fit départir selon son bon plaisir. Toutefois deux tours qui étoient sur la mer moult fortes se tinrent environ dix jours, depuis la rendition de la ville, et après se rendirent comme les autres.
En après, le dit roi anglois envoya en Angleterre, par Calais, grand partie de son ost, menant par navire grands dépouilles de prisonniers et engins, en laquelle compagnie étoit principal capitaine son frère le duc de Clarence et le comte de Warwick. Et le dit roi fit réparer les murs et fossés de la dite ville de Harfleur, et puis y mit garnison de ses Anglois, cinq cens hommes d'armes et mille archers, desquels étoit capitaine sire Jean Le Blond, chevalier, et avecque ce y mit grand provision de vivres et habillemens de guerre.
Après, en la fin de quinze jours, se partit le dit roi de la ville de Harfleur, veuillant aller à Calais accompagné de deux mille hommes d'armes et treize mille archers ou environ, avecque grand nombre d'autres gens, et s'en alla loger à Fauville et ès lieux voisins. Après, en trépassant le pays de Caux, vint vers le comté d'Eu. Et fut vrai que les coureurs des dits Anglois vinrent devant la ville d'Eu, dedans laquelle étoient plusieurs François qui saillirent à rencontre d'eux, entre lesquels étoit un très vaillant homme d'armes nommé Lancelot Pierres, lequel, courant contre un Anglois, de fer de lance fut féru par entre deux lames au travers du ventre, dont en la fin en mourut; et depuis qu'il fut navré à mort, tua le dit Anglois. Pour laquelle mort du dessus dit Lancelot furent le comte d'Eu et plusieurs autres François très ennuyés. Et de là, icelui roi d'Angleterre, trépassant le Vimeu, avoit volonté de passer la rivière de Somme à la Blanche Tache, où jadis passa son aïeul Edouard, roi d'Angleterre, quand il gagna la bataille de Crécy contre le roi Philippe de Valois; mais, pour tant que les François à grand puissance gardoient le dit passage, comme il fut averti par les dits coureurs, reprit son chemin, tirant vers Araines, embrasant et ardant plusieurs villes, prenant hommes et emmenant grands proies. Et le dimanche treizième jour d'octobre fut logé à Bailleul en Vimeu. Et de là passant pays, envoya grand nombre de ses gens pour gagner le passage du pont de Remy; mais les seigneurs de Gaucourt et du pont de Remy avec ses enfants et grand nombre de gens d'armes défendirent bien et roidement le dit passage contre iceux Anglois; pour quoi le roi d'Angleterre, non pouvant passer, s'en alla loger à Hangest-sur-Somme et ès villages à l'environ.
Et adonc étoient à Abbeville messire Charles d'Albret, connétable de France, le maréchal Boucicaut, le comte de Vendôme, grand-maître-d'hôtel du roi, le seigneur de Dampierre, soi disant amiral de France, le duc d'Alençon et le comte de Richemont avec autre grand et notable chevalerie, lesquels, oyant les nouvelles du chemin que tenoit le roi d'Angleterre, se départirent et allèrent à Corbie et de là à Péronne, toujours leurs gens sur le pays assez près d'eux, contendant garder tous les passages de l'eau de Somme contre les dits Anglois.
Et le dit roi d'Angleterre de Hangest s'en alla passer au Pont-Audemer et par devant la ville d'Amiens, s'en alla loger à Boves et après à Harbonnières, Vauviller, Bauviller. Et toujours les dits François côtoyoient par l'autre lez de la Somme. Finablement le roi d'Angleterre passa l'eau de la Somme le lendemain de la Saint-Luc, par le passage de Voyenne et de Béthencourt, lesquels passages n'avoient pas été rompus par ceux de Saint-Quentin, comme il leur avoit été enjoint de par le roi de France. Et alla le dit roi d'Angleterre loger à Mouchy-la-Gache et vers la rivière de Miraumont; et les seigneurs de France et tous les François se tirèrent à Bapaume et au pays à l'environ.
Comment le roi de France et plusieurs de ses princes étant avec lui à Rouen conclurent en conseil que le roi d'Angleterre seroit combattu.
Durant le temps dessus dit, le roi de France et le duc d'Aquitaine vinrent à Rouen, auquel lieu, le vingtième jour d'octobre, fut tenu un conseil pour savoir ce qui étoit à faire contre le roi d'Angleterre. Auquel lieu furent présents le roi Louis, les ducs de Berry et de Bretagne, le comte de Ponthieu, mainsné fils du roi, les chanceliers de France et d'Aquitaine et plusieurs autres notables conseillers, jusqu'au nombre de trente-cinq; lesquels, après que plusieurs choses en présence du roi eurent été pourparlées et débattues sur cette matière, fut en la fin conclu par trente conseillers du nombre dessus dit que le roi d'Angleterre et sa puissance seroient combattus; et les cinq, pour plusieurs raisons, conseilloient pour le meilleur à leur avis qu'on ne les combattît pas au jour nommé; mais en la fin fut tenue l'opinion de la plus grand partie. Et incontinent le roi manda détroitement à son connétable, par ses lettres, et à ses autres officiers, que tantôt se missent tous ensemble avec toute la puissance qu'ils pourraient avoir et combattissent le dit roi d'Angleterre et les siens. Et lors après ce fut hâtivement divulgué par toute France que tous nobles hommes accoutumés de porter armes, veuillant avoir honneur, allassent nuit et jour devers le connétable où qu'il fût. Et mêmement Louis, duc d'Aquitaine, avoit grand désir d'y aller, nonobstant que par le roi, son père, lui eût été défendu; mais par le moyen du roi Louis de Sicile et du duc de Berry il fut attargé de non y aller.
Et adonc tous seigneurs en grand diligence se tirèrent tous ensemble devers le dit connétable, lequel approchant le pays d'Artois envoya devers le comte de Charolois, seul fils du duc de Bourgogne, le seigneur de Montgoguier, pour lui certifier la conclusion qui étoit prise de combattre les Anglois, en lui requérant bien affectueusement de par le roi et le dit connétable qu'il voulsît être à icelle journée. Lequel de Montgoguier le trouva à Arras, et fut de lui et de ses seigneurs très honorablement reçu. Et après qu'il eut exposé la cause de sa venue au dit comte de Charolois, présent son grand conseil, lui fut répondu par les seigneurs de Roubaix et de la Viefville, qui étoient avec lui ses principaux gouverneurs, que sur sa requête il feroit si bonne intelligence qu'il appartiendroit, et sur ce se partit. Toutefois, jà soit ce que le dessus dit comte de Charolois désirât de tout son cœur d'être à combattre les dits Anglois, et aussi que les dits gouverneurs lui donnassent à entendre qu'il y seroit, néanmoins leur étoit défendu expressément de par le duc Jean de Bourgogne, son père, et sur tant qu'ils pouvoient méprendre envers lui, qu'ils gardassent bien qu'il n'y allât pas. Et pour cette cause, afin de l'éloigner, le menèrent de ladite ville d'Arras à Aire. Auquel lieu furent derechef envoyés de par le connétable aucuns seigneurs et Montjoie, roi d'armes du roi de France, pour faire pareilles requêtes au dit comte de Charolois comme les devant dits. Mais à bref dire fut la besogne toutefois attargée par les dessus dits gouverneurs; et mêmement trouvèrent manière de le tenir dedans le châtel d'Aire le plus coyment et secrètement qu'ils purent faire, afin que pas il ne fût averti des nouvelles ni du jour de la dite bataille.
Et entre-temps la plus grand partie des gens de son hôtel, qui savoient bien les besognes approchées, se partirent coyment et secrètement sans son su, et s'en altèrent secrètement avec les François pour être à la dite journée et combattre les dits Anglois. Et demeurèrent avec le dit comte de Charolois le jeune seigneur d'Antoing et ses gouverneurs dessus dits. Lesquels en la fin, pour l'apaiser, lui déclarèrent la défense de non le laisser aller à icelle besogne, ce qu'il ne prit pas bien en gré; et comme je fus informé, pour la déplaisance qu'il en eut se retrahit en sa chambre très fort pleurant.
Or, convient retourner au roi d'Angleterre, lequel de Mouchy-la-Gache, où il étoit logé, comme dit est dessus, se tira par devers Encre, et alla loger en un village nommé Forceville, et ses gens se logèrent à Acheu et ès villes voisines. Et le lendemain, qui étoit le mercredi, chevaucha par emprès Lucheu, et alla loger à Bouviers-l'Ecaillon; et le duc d'York, son oncle, menant l'avant-garde, se logea à Frémont sur la rivière de Canche.
Et est vrai que pour cette nuit les dits Anglois furent bien logés en sept ou huit villages en l'éparse. Toutefois, ils n'eurent nuls empêchements, car les François étoient allés pour être au-devant d'iceux Anglois vers Saint-Pol et sur la rivière d'Anjain. Et le jeudi, le dessus dit roi d'Angleterre de Bouviers se délogea; et puis, chevauchant en moult belle ordonnance, alla jusqu'à Blangy, auquel lieu, quand il eut passé l'eau et qu'il fut sur la montagne, ses coureurs commencèrent à voir de toutes parts les François venant par grands compagnies de gens d'armes, pour aller loger à Roussauville et à Azincourt, afin d'être au-devant des dits Anglois pour le lendemain les combattre.
Et ce propre jeudi, vers le vêpre, à aucunes courses fut Philippe, comte de Nevers, fait nouveau chevalier par la main de Boucicaut, maréchal de France, et avecque lui plusieurs autres grands seigneurs. Et assez tôt après arriva le dit connétable assez près du dit Azincourt; auquel lieu avec lui se rassemblèrent tous les François en un seul ost; et là se logèrent tous à pleins champs, chacun au plus près de sa bannière; sinon aucunes gens de petit état, qui se logèrent ès villages au plus près de là. Et le roi d'Angleterre avec tous ses Anglois se logea en un petit village nommé Maisoncelles, à trois traits d'arc ou environ des François.
Lesquels François, avec tous les autres officiers royaux, c'est à savoir le connétable, le maréchal Boucicaut, le seigneur de Dampierre et messire Clignet de Brabant, tous deux se nommant amiraux de France, le seigneur de Rambures, maître des arbalétriers, et plusieurs princes, barons et chevaliers, fichèrent leurs bannières en grand liesse, avec la bannière royale du dit connétable, au champ par eux avisé et situé en la comté de Saint-Pol, au territoire d'Azincourt, par lequel le lendemain devoient passer les Anglois pour aller à Calais; et firent celle nuit moult grands feux, chacun au plus près de la bannière sous laquelle ils devoient l'endemain combattre. Et jà soit ce que les François fussent bien cent cinquante mille chevaucheurs, et grand nombre de chars et charrettes, canons, ribaudequins et autres habillemens de guerre, néanmoins si avoient-ils peu d'instrumens de musique pour eux réjouir; et à peine hennissoient nuls de leurs chevaux toute la nuit; dont plusieurs avoient grand merveille, disant que c'étoit signe de chose à venir.
Et les dits Anglois en toute celle nuit sonnèrent leurs trompettes et plusieurs manières d'instrumens de musique, tellement que toute la terre entour d'eux retentissoit par leurs sons, nonobstant qu'ils fussent moult lassés et travaillés de faim, de froid et autres mésaises, faisant paix avecque Dieu, confessant leurs péchés, en pleurs, et prenant plusieurs d'iceux le corps de Notre-Seigneur; car le lendemain, sans faillir, attendoient la mort, comme depuis il fut relaté par aucuns prisonniers.
Et fut vrai que le duc d'Orléans en cette nuit manda le comte de Richemont, qui menoit les gens du duc d'Aquitaine et les Bretons; et eux assemblés, jusqu'à deux mille bassinets et gens de trait, allèrent jusqu'assez près du logis des Anglois. Lesquels, doutant que les François ne les voulsissent envahir, se mirent tous en ordonnance dehors les haies en bataille, et commencèrent à traire l'un contre l'autre. Adonc fut le duc d'Orléans fait chevalier, et avec lui plusieurs autres. Après laquelle entreprise les dits François retournèrent en leur logis; et pour cette nuit ne fut fait autre chose entre icelles parties.
Durant lequel temps le duc de Bretagne vint de Rouen à Amiens, atout six mille combattants, pour être en l'aide des François, s'ils eussent attendu jusqu'au samedi. Et pareillement le seigneur de Longny, maréchal de France, venant en l'aide des dits François atout six cens hommes d'armes, coucha ce dit jour à six lieues près de l'ost; et le lendemain se partit très matin pour y cuider venir.
Comment les François et Anglois s'assemblèrent à batailler l'un contre l'autre, auprès d'Azincourt, en la comté de Saint-Pol, et obtinrent les dits Anglois la journée.
En après, le lendemain, qui fut le vendredi vingt-cinquième jour du mois d'octobre mil quatre cent et quinze, les François, c'est à savoir le connétable et tous les autres officiers du roi, les ducs d'Orléans, de Bourbon, de Bar et d'Alençon, les comtes de Nevers, d'Eu, de Richemont, de Vendôme, de Marle, de Vaudemont, de Blamont, de Salm, de Grand-Pré, de Roussy, de Dammartin, et généralement tous les autres nobles et gens de guerre s'armèrent et issirent hors de leurs logis. Et adonc, par le conseil du connétable et aucuns sages du conseil du roi de France, fut ordonné à faire trois batailles, c'est à savoir avant-garde, bataille et arrière-garde. En laquelle avant-garde furent mis environ huit mille bassinets, chevaliers et écuyers, quatre mille archers et quinze cens arbalétriers. Laquelle avant-garde conduisoit le dit connétable, et avec lui les ducs d'Orléans et de Bourbon, les comtes d'Eu et Richemont, le maréchal Boucicaut, le maître des arbalétriers, le seigneur de Dampierre, amiral de France, messire Guichard Dauphin, et aucuns autres capitaines. Le comte de Vendôme, et aucuns autres officiers du roi, atout seize cens hommes d'armes, fut ordonné faire une aile pour férir les dits Anglois de côté; et l'autre aile conduisoient messire Clignet de Brabant, amiral de France, et messire Louis Bourdon, atout huit cens hommes d'armes de cheval, gens d'élite, avec lesquels étoient, pour rompre le trait d'iceux Anglois, messire Guillaume de Saveuse, Hector et Philippe, ses frères, Ferry de Mailly, Aliaume de Gapaumes, Alain de Vendôme, Lamont de Launoy et plusieurs autres, jusqu'au nombre dessus dit.
Et en la bataille furent ordonnés autant de chevaliers et écuyers, et gens de trait, comme en l'avant-garde; desquels étoient conduiseurs les ducs de Bar et d'Alençon, les comtes de Nevers, de Vaudemont, de Blamont, de Salm, de Grand-Pré et de Roussy.
Et en l'arrière-garde étoit tout le surplus des gens d'armes, lesquels conduisoient les comtes de Marle, de Dammartin, de Fauquembergue et le seigneur de Launoy, capitaine d'Ardres, qui avoit amené ceux des frontières de Boulenois.
Et après que toutes les batailles dessus dites furent mises en ordonnance, comme dit est, c'étoit grand noblesse de les voir. Et, comme on pouvoit estimer à la vue du monde, étoient bien en nombre six fois autant que les Anglois. Et lorsque ce fut fait, les dits François séoient par compagnies divisées, chacun au plus près de sa bannière, attendant la venue des dits Anglois, en eux repaissant, et aussi faisant l'un avec l'autre paix et union ensemble des haines, noises et dissensions qu'ils pouvoient avoir eues, en temps passé les uns contre les autres. Et furent en ce point jusque entre neuf et dix heures du matin, tenant iceux François pour certain, vu la grand multitude qu'ils étoient, que les Anglois ne pourroient échapper de leurs mains. Toutefois y en avoit plusieurs des plus sages qui moult doutoient et craignoient à les combattre en bataille réglée.
Pareillement les dits Anglois, ce vendredi au matin, voyant que les François ne les approchoient pas pour les envahir, burent et mangèrent; et après, appelant la divine aide contre iceux François qui les dépitoient, se délogèrent de la dite ville de Maisoncelles; et allèrent aucuns de leurs coureurs par derrière la ville d'Azincourt, où ils ne trouvèrent nuls gens d'armes; et, pour effrayer les dits François, embrasèrent une grange et maison de la prioré Saint-Georges de Hesdin. Et d'autre part, envoya le dit roi anglois environ deux cens archers par derrière son ost, afin qu'ils ne fussent pas aperçus des dits François; et entrèrent secrètement à Tramecourt, dedans un pré assez près de l'avant-garde d'iceux François; et là se tinrent tout coyment jusqu'à tant qu'il fût temps de traire; et tous les autres Anglois demeurèrent avec leur roi. Lequel tantôt fit ordonner sa bataille par un chevalier chenu de vieillesse, nommé Thomas Epinhen, mettant les archers au front devant, et puis les gens d'armes; et après fit ainsi comme deux ailes de gens d'armes et archers; et les chevaux et bagages furent mis derrière l'ost. Lesquels archers fichèrent devant eux chacun un pieu aiguisé à deux bouts. Icelui Thomas enhorta à tous généralement, de par ledit roi d'Angleterre, qu'ils combattissent vigoureusement pour garantir leurs vies; et ainsi chevauchant lui troisième par-devant la dite bataille, après qu'il eut fait les dites ordonnances, jeta en haut un bâton qu'il tenoit en sa main en disant: Ne strecke [144]! et descendit à pied comme étoit le roi, et tous les autres; et au jeter le dit bâton, tous les Anglois soudainement firent une très grand huée, dont grandement s'émerveillèrent les François.
Et quand les dits Anglois virent que les François ne les approchoient, ils allèrent devers eux tout bellement par ordonnance; et derechef firent un très grand cri en arrêtant et reprenant leur haleine. Et adonc les dessus dits archers abscons au dit pré tirèrent vigoureusement sur les François, en élevant, comme les autres, grand huée; et incontinent les dits Anglois approchant les François, premièrement leurs archers, dont il y en avoit bien treize mille, commencèrent à tirer à la volée contre iceux François, d'aussi loin qu'il pouvoient tirer de toute leur puissance; desquels archers la plus grand partie étoient sans armures en leurs pourpoints, leurs chausses avalées, ayant haches pendues à leurs courroies ou épées; et si en y avoit aucuns tout nu-pieds et sans chaperon.
Les princes étant avec le dit roi d'Angleterre étoient son frère le duc de Glocestre, le duc d'York, son oncle, les comtes Dorset, d'Oxinforde et de Suffort, le comte Maréchal et le comte de Kent, les seigneurs de Chamber, de Beaumont, de Villeby et de Cornouaille, et de plusieurs autres notables barons et chevaliers d'Angleterre.
En après, les François, voyant iceux Anglois venir devers eux, se mirent en ordonnance chacun dessous sa bannière, ayant le bassinet au chef; toutefois ils furent admonestés par le dit connétable et aucuns autres princes à confesser leurs péchés en vraie contrition, et enhortés à bien et hardiment combattre, comme avoient été les dits Anglois.
Et là les Anglois sonnèrent fort leurs trompettes à l'approcher; et les François commencèrent à incliner leurs chefs, afin que les traits n'entrassent en les visières de leurs bassinets, et ainsi allèrent un petit à l'encontre d'eux et les firent un peu reculer; mais avant qu'ils pussent aborder ensemble, il y eut moult de François empêchés et navrés par le trait des dits archers anglois. Et quand ils furent venus, comme dit est, jusqu'à eux, ils étoient si bien et près serrés l'un de l'autre qu'ils ne pouvoient lever leurs bras pour férir sur leurs ennemis, sinon aucuns qui étoient au front devant, lesquels les boutèrent de leurs lances, qu'ils avoient coupées par le milieu afin qu'elles fussent plus fortes et qu'ils pussent approcher de plus près les dits Anglois. Et ceux qui devoient rompre les dits archers, c'est à savoir messire Clignet de Brabant et les autres avec lui, qui devoient être huit cens hommes d'armes, ne furent que sept vingts qui s'efforçassent de passer parmi les dits Anglois. Et fut vrai que messire Guillaume de Saveuse, qui étoit ordonné à cheval comme les autres, se dérangea tout seul devant ses compagnons à cheval, cuidant qu'ils le dussent suivre, et alla frapper dedans les dits archers; et là incontinent fut tiré jus de son cheval et mis à mort. Les autres, pour la plus grand partie, atout leurs chevaux, pour la force et doute du trait, redondèrent parmi l'avant-garde des dits François, auxquels ils firent de grands empêchements, et les dérompirent en plusieurs lieux, et firent reculer en terres nouvelles parsemées, car leurs chevaux étoient tellement navrés du trait des archers anglois qu'ils ne les pouvoient tenir ni gouverner; et ainsi par iceux fut la dite avant-garde désordonnée; et commencèrent à cheoir hommes d'armes sans nombre, et les dessus dits de cheval, pour peur de mort, se mirent à fuir arrière de leurs ennemis; à l'exemple desquels se départirent et mirent en fuite grand partie des dessus dits François.
Et tantôt après, voyant les dessus dits Anglois cette division en l'avant-garde, tous ensemble entrèrent en eux et jetèrent jus leurs arcs et sagettes, et prirent leurs épées, haches, maillets, becs-de-faucons et autres bâtons de guerre, frappant, abattant et occisant iceux François, tant qu'ils vinrent à la seconde bataille, qui étoit derrière ladite avant-garde; et après les dits archers suivoit et marchoit le dit roi anglois moult fort atout ses gens d'armes.
Et adonc Antoine, duc de Brabant, qui avoit été mandé de par le roi de France, accompagné de petit nombre, se bouta entre la dite avant-garde et bataille. Et pour la grand hâte qu'il avoit eue, avoit laissé ses gens derrière; mais sans délai il fut mis à mort des dits Anglois. Lesquels conjointement et vigoureusement envahirent de plus en plus les dits François, en dérompant les deux premières batailles dessus dites en plusieurs lieux, et abattant et occisant cruellement et sans merci iceux. Et entre-temps aucuns furent relevés par l'aide de leurs varlets et menés hors de la dite bataille; car les dits Anglois si étoient moult ententieux et occupés à combattre, occire et prendre prisonniers, pour quoi ils ne chassoient ni poursuivoient personne.
Et alors toute l'arrière-garde étant encore à cheval et voyant les deux premières batailles dessus dites avoir le pire, se mirent à fuir, excepté aucuns des chefs et conducteurs d'icelle; c'est à savoir qu'entre-temps que la dite bataille duroit, les Anglois, qui jà étoient au-dessus, avoient pris plusieurs prisonniers françois. Et adonc vinrent nouvelles au roi anglois que les François les assailloient par derrière, et qu'ils avoient déjà pris ses sommiers et autres bagues, laquelle chose étoit véritable; car Robinet de Bournonville, Rifflart de Clamasse, Ysambert d'Azincourt et aucuns autres hommes d'armes, accompagnés de six cents paysans, allèrent férir au bagage du dit roi d'Angleterre, et prirent les dites bagues et autres choses avecque grand nombre de chevaux des dits Anglois, entre-temps que les gardes d'iceux étoient occupés en la bataille. Pour laquelle détrousse le dit roi d'Angleterre fut fort troublé; voyant avecque ce devant lui à plein champ les François, qui s'en étoient fuis, eux recueillir par compagnies, et doutant qu'ils ne voulsissent faire nouvelle bataille, fit crier à haute voix, au son de la trompette, que chacun Anglois, sur peine de la hart, occit ses prisonniers, afin qu'ils ne fussent en aide au besoin à leurs gens. Et adonc soudainement fut faite moult grand occision des dits François prisonniers. Pour laquelle entreprise les dessus dits Robinet de Bournonville et Ysambert d'Azincourt furent depuis punis et détenus prisonniers longue espace par le commandement du duc Jean de Bourgogne, combien qu'ils eussent donné à Philippe, comte de Charolois, son fils, une moult précieuse épée, ornée de riches pierres et autres joyaux, laquelle étoit au roi d'Angleterre; et avoit été trouvée et prise avecque ses autres bagues par iceux, afin que s'ils avoient aucune occupation pour le cas dessus dit, icelui comte les eût pour recommandés. En outre, le comte de Marle, le comte de Fauquembergue, les seigneurs de Launoy et de Chin, atout six cents hommes d'armes qu'ils avoient à grand peine retenus, allèrent frapper très-vaillamment dedans les dits Anglois, mais ce rien n'y valut; car tantôt furent tous morts ou pris. Et là en plusieurs lieux les François s'assemblèrent par petits morceaux; mais par iceux Anglois, sans faire grand défense, furent tous assez bref abattus et occis ou pris. Et en la conclusion, le dit roi d'Angleterre obtint la victoire contre ses adversaires; et furent morts sur la place, de ses Anglois, environ seize cens hommes de tous états, entre lesquels y mourut le duc d'York, oncle du dessus dit roi d'Angleterre. Et pour vrai, en ce propre jour, devant qu'ils s'assemblassent à bataille, et la nuit de devant, furent faits, de la partie des François, bien cinq cens chevaliers ou plus.
En après, le dit roi d'Angleterre, quand il fut demeuré victorieux sur le champ, comme dit est, et tous les François, sinon ceux qui furent pris ou morts, se furent départis, fuyant en plusieurs et divers lieux, il environna avecque aucun de ses princes le champ dessus dit où la bataille avoit été. Et entre-temps que ses gens étoient occupés à dénuer et dévêtir ceux qui étoient morts, il appela le héraut du roi de France, roi d'armes, nommé Montjoie, et avecque lui plusieurs autres hérauts anglois et françois, et leur dit: «Nous n'avons pas fait cette occision; ains a été Dieu tout-puissant, comme nous croyons, par les péchés des François.» Et après leur demanda auquel la bataille devoit être attribuée, à lui ou au roi de France. Et lors icelui Montjoie répondit au dit roi d'Angleterre qu'à lui devoit être la victoire attribuée, et non au roi de France. Après, icelui roi leur demanda le nom du châtel qu'il véoit assez près de lui, et ils répondirent qu'on le nommoit Azincourt. «Et pour tant, ce dit-il, que toutes batailles doivent porter le nom de la plus prochaine forteresse, village ou bonne ville où elles sont faites, celle-ci, dès maintenant et perdurablement, aura en nom la bataille d'Azincourt.»
Et après que les dits Anglois eurent été grand espace sur le champ dessus dit, voyant qu'ils étoient délivrés de tous leurs ennemis et aussi que la nuit approchoit, s'en retournèrent tous ensemble en la ville de Maisoncelles, où ils avoient logé la nuit de devant; et là se logèrent portant avecque eux plusieurs de leurs gens navrés.
Et après leur département, aucuns François étant entre les morts, navrés, se traînèrent par nuit, au mieux qu'ils purent, à un bois qui étoit assez près du dit champ, et là en mourut plusieurs; les autres se retirèrent à aucuns villages et autres lieux où ils purent le mieux. Et le lendemain le dit roi d'Angleterre et ses Anglois se délogèrent très matin de la dite ville de Maisoncelles, et atout leurs prisonniers derechef allèrent sur le champ; et ce qu'ils trouvèrent des dits François encore en vie les firent prisonniers ou ils les occirent. Et puis de là prenant leur chemin, se départirent; et en y avoit bien les trois quarts à pied, lesquels étoient moult travaillés, tant de la dite bataille comme de famine et autres mésaises. Et par cette manière retourna le roi d'Angleterre en la ville de Calais, après sa victoire, sans trouver aucun empêchement; et là laissa les François en grand douleur et tristesse pour la perte et destruction de leurs gens.
Comment plusieurs princes et autres notables seigneurs de divers pays furent morts à cette piteuse besogne, et aussi les aucuns faits prisonniers.
S'ensuivent les noms des seigneurs et gentilshommes qui moururent à la dite bataille de la partie des François. Premièrement les officiers du roi, c'est à savoir messire Charles d'Albret, connétable du roi de France; le maréchal Boucicaut, qui fut mené au pays d'Angleterre et tenu prisonnier, et là mourut; messire Jacques de Châtillon, seigneur de Dampierre, amiral de France; le seigneur de Rambures, maître des arbalétriers; messire Guichard Dauphin, maître d'hôtel du roi.
Les princes: le duc Antoine de Brabant, frère au duc Jean de Bourgogne; le duc Edouard de Bar; le duc d'Alençon; le comte de Nevers, frère au dit duc de Bourgogne; messire Robert, comte de Marle; le comte de Vaudemont; Jean, frère au duc de Bar; le comte de Blamont, le comte de Grand-Pré, le comte de Roussy, le comte de Fauquembergue, messire Louis de Bourbon, fils au seigneur de Préaux.........
Finalement, tant princes, chevaliers, écuyers comme autres gens, furent morts en la dite journée, par la relation de plusieurs hérauts et autres personnes dignes de foi, dix mille hommes et au-dessus; desquels grand partie furent emportés par leurs amis, après le département des dits Anglois, pour enterrer où bon leur sembleroit: desquels dix mille on espéroit y avoir environ seize cents varlets, et tout le surplus gentilshommes; et fut trouvé, qu'à compter les princes, y avait mort de cent à six vingts bannières.
Durant laquelle bataille, le duc d'Alençon dessus nommé, à l'aide de ses gens, tresperça très vaillamment grand partie de la bataille des dits Anglois, et alla jusqu'assez près du roi d'Angleterre, en combattant moult puissamment; et tant, qu'il navra et abattit le duc d'York. Et adonc le dit roi, voyant ce, approcha pour le relever, et s'inclina un petit. Et lors le dit duc d'Alençon le férit de sa hache sur son bassinet, et lui abattit une partie de sa couronne. Et en ce faisant, les gardes du corps du roi environnèrent très-fort icelui; lequel, apercevant qu'il ne pouvoit échapper du péril de la mort, en élevant sa main, dit au dessusdit roi: «Je suis le duc d'Alençon, et me rends à vous.» Mais, ainsi qu'icelui roi vouloit prendre sa foi, fut occis présentement par les dites gardes. Et en icelle même heure, le seigneur de Longny, maréchal de France, dont dessus est faite mention, venoit atout six cents hommes d'armes des gens du roi Louis de Sicile, pour être à la dite bataille. Et déjà étoit à une lieue près, quand il rencontra plusieurs François navrés et autres qui s'enfuyoient; lesquels lui dirent qu'il retournât, et que les seigneurs de France étoient tous morts ou pris par les Anglois; lequel Longny, étant grièvement au cœur courroucé, s'en retourna à Rouen devers le roi de France.
S'ensuivent les seigneurs et gentilhommes qui furent prisonniers aux Anglois à la dite journée, lesquels on estimoit à quinze cents ou environ, tous chevaliers et écuyers. Premièrement Charles, duc d'Orléans [145], le duc de Bourbon, le comte d'Eu, le comte de Vendôme, le comte de Richemont, messire Jacques de Harcourt, messire Jean de Craon, seigneur de Dommart; le seigneur de Fosseux, le seigneur de Humières, le seigneur de Roye, le seigneur de Chauny, messire Boors Quiret, seigneur de Heuchin; messire Pierre Quiret, seigneur de Hamecourt; le seigneur de Ligne, en Hainaut; le seigneur de Noyelle, nommé le blanc chevalier, et Baudon son fils; le jeune seigneur d'Inchy, messire Jean de Vaucourt, messire Athis de Brimeu, messire Jannet de Poix, le fils aîné et héritier du seigneur de Ligne; messire Gilbert de Launoy, le seigneur d'Aviel, en Ternois.
Comment, après le partement du roi d'Angleterre, plusieurs François vinrent sur le champ pour trouver les amis du comte de Charolois, qu'ils firent mettre en terre, et autres matières.
Après ce que le roi d'Angleterre et ses Anglois se furent partis le samedi, pour aller à Calais, comme dit est, plusieurs François vinrent et retournèrent sur le dit champ; et ce que par plusieurs avoit été remué fut d'iceux de nouvel renversé; les aucuns, pour trouver leurs maîtres et seigneurs, afin de les emporter en leur pays enterrer. Les autres y vinrent pour piller ce que les dits Anglois avoient laissé; car ils n'avoient emporté fors or, argent, vêtemens précieux, hauberts et heaumes de grand'valeur. Pour quoi la plus grand partie des harnois des dits François fut trouvée en le champ; mais il ne demeura pas grandement qu'ils furent tous dénués de leurs vêtemens; et mêmement à la plus grand partie furent ôtés leurs linges, draps, braies, chausses et tous autres habillemens, par les paysans, hommes et femmes des villages à l'environ. Et demeurèrent sur le champ tout dénués, comme ils étoient quand ils issirent du ventre de leur mère.
Et en ce dit samedi, dimanche, lundi, mardi et mercredi, furent levés et bien lavés plusieurs seigneurs et princes, c'est à savoir les ducs de Brabant, de Bar et d'Alençon; les comtes de Nevers, de Baumont, de Vaudemont, de Fauquembergue; le seigneur de Dampierre, amiral; messire Charles d'Albret, sénéchal de France, lequel fut enterré à Hesdin, en l'église des frères mineurs; et les autres furent emportés par leurs serviteurs, les uns en leur pays, et les autres en diverses églises. Et quant à ceux du pays, tous ceux qui purent être connus furent levés et emportés pour mettre en terre ès églises de leurs seigneuries.
En après, Philippe, comte de Charolois, sachant la dure et piteuse aventure des François, de ce ayant au cœur grand tristesse, et par spécial de ses deux oncles, c'est à savoir du duc de Brabant et du comte de Nevers, mu par pitié, fit enterrer à ses dépens tous les morts qui étoient demeurés nus sur le champ. Et à ce faire furent commis, de par lui, l'abbé de Rousseville et le bailli d'Aire, lesquels firent mesurer en carrure vingt-cinq verges de terre, en laquelle furent faits trois fossés de la largeur de deux hommes, dedans lesquels furent mis, par compte fait, cinq mille huit cens hommes, sans iceux qui avoient été levés par leurs amis, et aussi les autres navrés à mort qui allèrent mourir ès bonnes villes aux hôpitaux et ailleurs, tant aux villages comme par les bois qui étoient au plus près, desquels y eut un très grand nombre, comme dit est ailleurs.
Laquelle terre et fossés dessus dits furent assez tôt bénits et faits cimetière par l'évêque de Guines, au commandement et comme procureur de Louis de Luxembourg, évêque de Thérouenne. Et après furent faites tout autour fortes haies bien épinées par-dessus, afin que les loups, chiens ou autres bêtes ne pussent entrer dedans, ou déterrer et manger les dessus dits corps.
Comment le dessus dit roi d'Angleterre alla par mer en Angleterre, où il fut joyeusement reçu pour sa bonne fortune.
Le sixième jour de novembre, après ce que Henri, roi d'Angleterre, eut rafraîchi ses gens en la ville de Calais, et aussi que les prisonniers qui avoient tenu Harfleur furent venus devers lui, qui promis l'avoient, monta sur la mer et alla arriver à Douvres en Angleterre; mais il advint que en trespassant fut la dite mer moult fort troublée, et tant que deux vaisseaux, pleins des gens du seigneur de Cornouaille, furent péris, et aucuns autres allèrent arriver vers Zélande, au port de Cirixée. Toutefois le dit roi d'Angleterre, retourné en son pays, pour la victoire de la dite bataille, et, avec ce, pour la conquête qu'il avoit faite de si noble port comme Harfleur, fut très-grandement loué et glorifié du clergé et peuple de son royaume; et s'en alla à Londres, menant toujours avec lui les princes de France qu'il tenoit prisonniers.
2. Récit de Saint-Rémy [146].
De l'emprinse que dix-huit gentilshommes Franchois firent contre la personne du roy d'Angleterre; et du parlement qui fut tenu entre les deux batailles. De la bataille d'Azincourt, ou l'armée des Franchois fut de tous points défaite par le roy Henry d'Angleterre.
En ces ordonnances faisant, du costé des Franchois, ainsi que depuis l'ouys recorder par chevaliers notables de la bannière du seigneur de Croy, s'eslirent ensemble et jurèrent dix-huit gentilshommes, de toute leur puissance joindre si près du roy d'Angleterre qu'ils lui abattroient la couronne sur la teste, ou ils mourroient tous, comme ils firent; mais avant ce se trouvèrent si près du roy que l'un d'eux, d'une hache qu'il tenoit, le férit sur son bachinet un si grant coup qu'il lui abattit un des fleurons de sa couronne, comme l'on disoit. Mais guères ne demeura que tous ces gentilshommes fussent morts et détranchés, que oncques un seul n'eschappa, dont ce fut grant dommage; car si chacun se fust ainsi employé de la partie des Franchois, il est à croire que les Anglois eussent eu mauvais parti. Et estoit chef et conducteur des dessusdits dix-huit escuyers, Louvelet de Masinguehem et Gaviot de Bournonville.
Quand les gens du roy d'Angleterre le eurent ainsi ouy parler, comme par ci-devant avez ouy, et faire ses remonstrances, cœur et hardement leur crust, car bien savoient qu'il estoit heure de eux deffendre, qui ne vouloit mourir. Aucuns de la part des Franchois veulent dire que le roy d'Angleterre envoya secrettement devers les Franchois, par derrière son ost, deux cens archers afin qu'ils ne fussent perçus, vers Tramecourt, par dedans un pré assez près, et à l'endroit de l'avant-garde des Franchois, afin que, au marcher que feroient les Franchois, lesdits deux cens Anglois les verseroient de ce costé; mais j'ai ouy dire et certifier pour vérité, par homme d'honneur qui en ce jour estoit avecques et en la compagnie du roy d'Angleterre, comme j'estois, qu'il n'en fust rien.
Or donc, comme dessus touché, les Anglois, oyant le roy eux ainsi admonester, jetèrent un grant cri en disant: «Sire, nous prions Dieu qu'il vous donne bonne vie et la victoire sur vos ennemis.» Alors, après ce que le roy d'Angleterre eut ainsi admonesté ses gens, ainsi comme il estoit monté sur un petit cheval, se mit devant la bannière, et lors marcha atout sa bataille en très belle ordonnance en approchant ses ennemis; puis fit une reposée en icelle place, où il s'arresta. Il députa gens en qui il avoit grand fiance, et par lui furent ordonnés eux assembler et communiquer avec plusieurs notables Franchois; lesquels Franchois et Anglois s'assemblèrent entre les deux batailles, ne sais à quelle requeste; mais vrai est qu'il y eut ouvertures et offres faictes d'un costé et d'autre pour venir à paix entre les deux roys et royaumes de France et d'Angleterre. Et fut offert, de la part des Franchois, comme j'ai ouy dire, si il vouloit renoncer au titre que il prétendoit avoir à la couronne de France, et de tout le quitter et délaisser, et rendre la ville de Harfleur que de nouvel il avoit conquise, le roy seroit content de lui laisser ce qu'il tenoit en Guyenne et ce qu'il tenoit d'ancienne conqueste en Picardie. Le roy d'Angleterre ou ses gens respondirent que si le roy de France lui vouloit laisser la duché de Guyenne et cinq cités que lors il nomma, et qui appartenoient et devoient estre à la duché de Guyenne, la comté de Ponthieu, madame Katerine, fille du roy de France, pour l'avoir à mariage, comme il l'eut depuis, et pour joyaux et vesture de la dite dame, huit cent mille escus, il seroit content de renoncer au titre de la couronne de France et rendre la ville de Harfleur. Lesquelles offres et demandes, tant d'un costé comme de l'autre, ne furent point acceptées, et retournèrent chacun en sa bataille. Ne demoura guère depuis que, sans plus espérance de paix, chacun des deux parties se prépara à combattre. Comme devant est dit, chacun archer anglois avoit un peuchon [147] aiguisé à deux bouts qu'ils mettoient devant eux, et dont ils se fortifioient.
Vérité est que les Franchois avoient ordonné les batailles entre deux petits bois, l'un serrant à Azincourt, et l'autre à Tramecourt. La place estoit estroite et très avantageuse pour les Anglois, et au contraire pour les Franchois; car les Franchois avoient esté toute la nuict à cheval, et si pleuvoit. Pages et varlets, et plusieurs, en promenant leurs chevaux, avoient tout dérompu la place qui estoit molle et effondrée des chevaux, en telle manière que à grand peine se pouvoient ravoir hors de la terre, tant estoit molle. Or, d'autre part, les Franchois estoient si chargés de harnois qu'ils ne pouvoient aller avant. Premièrement estoient armés de cottes d'acier longues, passant les genoux et moult pesantes; et par-dessous harnois de jambe, et par-dessus blancs harnois, et de plus bachinets de cerveil. Et tant pesamment estoient armés, avec la terre qui estoit molle, comme dit est, que à grand peine povoient lever leurs bastons. A merveille y avoit-il de bannières, et tant que fut ordonné que plusieurs seroient ostées et pliées; et aussi fut ordonné, entre les Franchois, que chacun racourcist sa lance afin qu'elles fussent plus roides quand ce viendroit à combattre. Assez avoient archers et arbalestriers; mais point ne les voulurent laisser tirer; et la cause si estoit pour la place qui estoit si estroite, qu'il n'y avoit place fors pour les hommes d'armes.
Après ce que le parlement se fut tenu entre les deux batailles, et que les députés furent retournés chacun avec leurs gens, le roy d'Angleterre, qui avoit ordonné un chevalier ancien, nommé messire Thomas Herpinghen, pour ordonner ses archers et les mettre au front devant en deux aisles, icelui messire Thomas enhorta à tous généralement, de par le roy d'Angleterre, qu'ils combattissent vigoureusement contre les Franchois. Et ainsi chevauchant, lui troisième, par-devant la bataille des archers, après ce que il eut faict les ordonnances, jeta un baston contre mont qu'il tenoit en sa main, et en après descendit à pied et se mit en la bataille du roy d'Angleterre, qui estoit pareillement descendu à pied entre ses gens et la bannière devant lui. Lors les Anglois commencèrent soudainement à marcher, en jetant un cri moult grant, dont grandement s'esmerveillèrent les Franchois. Et quand les Anglois virent que les Franchois point ne les approchoient, ils marchèrent vers eux tout bellement en belle ordonnance; et derechef firent un très grant cri en eux arrestant et reprenant leur haleine. Lors les archers d'Angleterre, qui estoient, comme j'ai dit, bien dix mille combattans, commencèrent à tirer à la volée contre iceux Franchois, de aussi loin comme ils povoient tirer de leur puissance; lesquels archers estoient la plus grand partie sans armures à leur pourpoint, leurs chausses avalées, ayant haches et cognées pendant à leurs ceintures, ou longues espées, les aucuns tout nuds pieds, et les aucuns portaient hamettes ou capelines de cuir bouilli, et les aucuns d'osier, sur lesquels avoit une croisure de fer. Alors les Franchois, vers eux voyant venir les Anglois, se mirent en ordonnance, chacun dessous sa bannière, ayant le bachinet en sa teste. Le connestable, le mareschal et les princes admonestaient moult fort leurs gens à bien combattre, et hardiment. Les Anglois, quand ce vint à l'approcher, leurs trompettes et clairons demenèrent grant bruit. Les Franchois commencèrent à incliner le chef, en espécial ceux qui n'avoient point de pavais, pour le traict des Anglois, lesquels tirèrent si hardiment qu'il n'estoit nul qui les osast approcher; et ne s'osoient les Franchois descouvrir. Et ainsi allèrent allencontre d'eux, et les firent un petit reculer. Mais avant qu'ils puissent aborder ensemble, il y eut moult de Franchois blessés et navrés par le traict des Anglois; et quand ils furent venus, comme dit est, jusques à eux, ils estoient si pressés l'un de l'autre qu'ils ne povoient lever leurs bras pour férir sur leurs ennemis, sinon aucuns qui estoient au front devant, lesquels les boutoient de leurs lances qu'ils avoient coppéés par le milieu, pour estre plus fortes et plus roides, afin qu'ils pussent approcher de plus près leurs ennemis. Et avoient fait les Franchois, le connestable et le mareschal, une ordonnance de mille à douze cens hommes d'armes, dont la moitié d'eux devoient aller par le costé d'Azincourt, et l'autre par devers Tramecourt, afin de rompre les ailes des archers Anglois, mais quand ce vint à l'approcher, ils n'y trouvèrent pas huit vingts hommes d'armes. Là estoit messire Clignet de Brabant, qui en espécial avoit la charge de ce faire. Lors messire Guillaume de Saveuse, un très vaillant chevalier, lui troisiesme, s'avança devant les autres, et estoit du lez d'Azincourt, et bien trois cens lances; lesquels se férirent dedans les archers Anglois qui avoient leurs peuchons aiguisés mis et affichés devant eux. Mais la terre étoit si molle que lesdits peuchons chéoient; et retournèrent tous, excepté trois hommes d'armes, dont messire Guillaume en estoit l'un. Si leur mésadvint que leurs chevaux chéirent entre les peuchons; si tombèrent par terre entre les archers, lesquels furent tantost occis. Les autres, ou la plus grand partie, atout leurs chevaux, pour la force et doute du traict, retournèrent parmi l'avant-garde des Franchois, auxquels ils firent de grans empeschemens, et les dérompirent et ouvrirent en plusieurs lieux, et les firent reculer en terre nouvelle semée; car leurs chevaux estoient tellement navrés du traict qu'ils ne les povoient tenir ni gouverner.
Et ainsi, par iceux fut l'avant-garde désordonnée, et commencèrent à cheoir hommes d'armes sans nombre; et leurs chevaux se mirent à fuir arrière de leurs ennemis, à l'exemple desquels se partirent et mirent en fuite grand partie des Franchois. Et tantost après, les archers anglois voyant ceste rompture et division en l'avant-garde, tous ensemble issirent hors de leurs peuchons, et jetèrent jus arcs et flesches, en prenant leurs espées, hasches et autres armures et bastons. Si se boutèrent par les lieux où ils voyoient les romptures. Là abattoient et occisoient Franchois, et tant, que finablement ruèrent jus l'avant-garde, qui peu ou néant s'estoient combattus. Et tant alloient Anglois, frappant à dextre et à sénestre, qu'ils vindrent à la seconde bataille, qui estoit derrière l'avant-garde. Lors se férirent dedans, et le roy d'Angleterre en personne avec ses gens d'armes. Alors survint le duc Antoine de Brabant, qui avoit esté mandé de par le roy de France; lequel y arriva moult hastivement et à peu de compagnie, car ses gens ne le purent suivre, pour le désir que il avoit de soy y trouver. Si ne les voulut attendre, de haste que il avoit; et print une des bannières de ses trompettes, et y fit un pertuis par le milieu, dont il fit cotte d'armes. Jà si tost n'y fut descendu, que tantost et incontinent par les Anglois fut mis à mort. Lors commença la bataille et occision moult grande sur les Franchois, qui petitement se défendirent; car à la cause des gens de cheval, la bataille des Franchois fut rompue. Lors les Anglois envahirent de plus en plus les Franchois, en desrompant les deux premières batailles; et en plusieurs lieux abattant et occisant cruellement sans mercy. Et entre temps les aucuns se relevèrent par l'aide des varlets, qui les menèrent hors de la bataille; car les Anglois estoient attentifs et occupés à combattre, occire et prendre prisonniers; pourquoy ils ne chassoient ne poursuivoient nully [148]. Et lors toute l'arrière-garde estant encore à cheval, véant les deux batailles premières avoir le pieur [149], se mirent à fuir, excepté aucuns des chefs et conduiseurs d'icelles. Si est assavoir que, entre temps que la bataille duroit, les Anglois, qui estoient au-dessus, avoient prins plusieurs prisonniers Franchois, et lors vindrent nouvelles au roy d'Angleterre que les Franchois assailloient par derrière, et qu'ils avoient desjà prins ses sommiers et autres bagues; laquelle chose estoit véritable; car un nommé Robinet de Bournonville, Riflart de Plamasse, Yzambart d'Azincourt, et aucuns hommes d'armes, accompaigniés d'aucuns paysans, environ six cens, allèrent au bagage du roy d'Angleterre et prinrent les bagues et autres choses, avec grand nombre de chevaux anglois, en tant que les gardes d'iceux estoient occupés en la bataille, pour laquelle destrousse le roy d'Angleterre fut moult troublé. Lors derechef, en poursuivant sa victoire et voyant ses ennemis déconfits, et voyant que plus ne povoient résister allencontre de lui, encommencèrent à prendre prisonniers à tous costés, dont ils cuidèrent estre tous riches; et à la vérité aussi estoient-ils; car tous estoient grands seigneurs qui estoient à ladite bataille. Et quand iceux Franchois furent prins, ceux qui les avoient prisonniers les désarmoient de la teste. Lors leur survint une moult grand fortune, car une grand assemblée de l'arrière-garde, en laquelle il y avoit plusieurs Franchois, Bretons, Gascons, Poitevins et autres, qui s'estoient mis en fuite, avoient avec eux grand foison d'étendarts et d'enseignes, eux monstrant signe vouloir combattre; et de faict marchèrent en ordonnance. Quand les Anglois perçurent iceux ensemble en telle manière, il fut ordonné, de par le roy d'Angleterre, que chacun tuast son prisonnier; mais ceux qui les avoient prins ne les vouloient tuer, pour ce qu'il n'y avoit celui qui ne s'attendist d'en avoir grand finance. Lors, quand le roy d'Angleterre fut adverti que nul ne vouloit tuer son prisonnier, ordonna un gentilhomme avec deux cens archers et lui commanda que tous prisonniers fussent tués. Si accomplit ledit escuyer le commandement du roy, qui fut moult pitoyable chose; car de froid sang toute celle noblesse franchoise furent là tués et découpés, testes et visages, qui estoit une merveilleuse chose à voir. Ceste maudite compagnie de Franchois, qui aussi firent mourir celle noble chevalerie, quand ils virent que les Anglois estoient prests de les recevoir et combattre, tous se mirent à fuir subit et à eux sauver, qui sauver se put; et se sauvèrent la plupart de ceux qui estoient à cheval; mais de ceux de pied, en y eut plusieurs morts. Quand le roy d'Angleterre vit et aperçut clairement avoir obtenu la victoire contre ses adversaires, il remercia Nostre Seigneur de bon cœur; et bien y avoit cause, car de ses gens ne furent morts sur la place que environ seize cens hommes de tous estats, entre lesquels y mourut le duc d'York, son grand-oncle, et le comte d'Oxenfort. Et pour vérité, la journée durant qu'ils s'assemblassent en bataille, y eut faict cinq cens chevaliers ou plus.
Comment le roy d'Angleterre, après la bataille d'Azincourt, tint son chemin vers Guisnes, et de là à Calais et à Londres, avec ses prisonniers, entre lesquels estoit le duc d'Orléans, qui fut trouvé entre les morts; et comment il fut reçu en son royaume d'Angleterre.
En après, le roy d'Angleterre se voyant demeuré victorieux sur le champ, comme dit est, tous les Franchois départis, sinon ceux qui estoient demeurés prisonniers ou morts en la place, il appela avec lui aucuns princes au champ où la bataille avoit esté. Quand il eut regardé la place, il demanda comment avoit nom le chastel qu'il véoit assez près de lui? On lui répondit qu'il avoit nom Azincourt. Lors le roy d'Angleterre dit: «Pourtant que toutes batailles doivent porter le nom de la prochaine forteresse où elles sont faites, ceste-ci maintenant et pardurablement aura nom la bataille d'Azincourt.» Puis, quand le roy et ses princes eurent esté là une espasse, et que nuls Franchois ne se monstroient pour lui porter dommage, et qu'il vit que sur le champ il y avoit esté bien quatre heures, et aussi véant qu'il plouvoit et que le vespre approchoit, se tira en son logis de Maisoncelles. Et là archers ne firent depuis la desconfiture que deschausser gens morts et désarmer, sous lesquels trouvèrent plusieurs prisonniers en vie; entre lesquels le duc d'Orléans en fut un, et plusieurs autres. Iceux Anglois portèrent les harnois des morts en leur logis par chevaliers; et aussi emportèrent les Anglois morts en la bataille, entre lesquels y fut porté le duc d'York et le comte d'Oxenfort, qui morts avoient esté en la bataille; et à la vérité les Anglois n'y firent pas grand perte, sinon de ces deux là. Quand ce vint au soir, le roy d'Angleterre fut adverti et sut que tant de harnois on avoit apporté en son logis, fit crier en son ost que nul ne se chargeast néant plus qu'il en falloit pour son corps, et qu'encore n'estoit pas hors des dangers du roy de France. On fit bouillir le corps du duc d'York et du comte d'Oxenfort, afin d'emporter leurs os au royaume d'Angleterre. Lors le roi d'Angleterre commanda que tout le harnois qui seroit outre et pardessus ce que ses gens emporteroient avecques les corps d'aucuns Anglois qui morts estoient en la bataille, fussent boutés en une maison ou grange, où là on fit tout ardoir, et ainsi en fut fait. Lendemain, qui fut samedi, les Anglois se deslogèrent très matin de Maisoncelles; et, atout leurs prisonniers, derechef allèrent sur les champs et sur le champ où avoit esté la bataille; et ce qu'ils trouvèrent de Franchois encore en vie, les firent prisonniers ou occirent. Le roy d'Angleterre s'arresta sur le champ en regardant les morts; et là estoit pitoyable chose à voir la grand noblesse qui là avoit esté occise pour leur souverain seigneur, lesquels estoient désjà tout nuds comme ceux qui naissent.
Après ces choses faictes, le roy d'Angleterre passa outre et print chemin vers Calais. Si advint que, à une reposée qu'il fit en son chemin, il fit apporter du pain et du vin, et l'envoya au duc d'Orléans, mais il ne vollut ne boire ne manger; ce qui fut rapporté au roy d'Angleterre; et le roy cuidant que par desplaisance le duc d'Orléans ne voulsist ne boire ne mangier, tira devers lui, disant: «Beau cousin, comment vous va?» Et le duc d'Orléans respondit: «Bien, monseigneur.» Lors le roy lui demanda: «D'où vient ce que ne voulez ne boire ne manger?» Il respondit que à la vérité il jusnoit. Si lui dit adonc le roy d'Angleterre: «Beau cousin, faites bonne chière; je connois que Dieu m'a donné la grâce d'avoir eu la victoire sur les Franchois, non pas que je le vaille; mais je crois certainement que Dieu les a vollu punir. Et s'il est vray ce que j'en ai ouy dire, ce n'est de merveilles; car on dit que oncques plus grand desroy ne désordonnance de voluptés, de péchés et de mauvais vices, ne fut vu, qui règnent en France aujourd'hui, et est pitié de l'ouyr recorder, et horreur aux escoutans. Et si Dieu en est courrouché, ce n'est pas de merveilles, et nul ne s'en doibt esbahir.» Plusieurs devises et entrevalles eurent le roy d'Angleterre et le duc d'Orléans; et tousjours exploitoient chemin de chevaucher en très belle ordonnance, ainsi que tousjours avoient faict, excepté que, après la bataille, ne portèrent plus cottes d'armes en chevauchant, comme par avant avoient fait. Tant exploitèrent qu'ils arrivèrent à Guisnes, où le roy fut du capitaine de la place reçu en grand honneur et révérence. Si sçachez que tousjours il faisoit chevaucher et mettre les prisonniers Franchois entre l'avant-garde et bataille.
Le roy d'Angleterre se logea dedans le chastel de Guisnes; mais la grosse flotte des gens d'armes tirèrent vers Calais, moult las et travaillés, et chargés de prisonniers et de proyes, excepté les ducs, comtes et hauts barons de France, que le roy d'Angleterre retint avec lui. Mais quand iceux gens d'armes arrivèrent à Calais, où ils cuidèrent bien entrer, pour eux refaire et aisier, comme bien mestier en avoient, car la pluspart d'eux tous avoient esté par l'espace de huit jours ou dix sans manger pain, mais d'autres vivres, chairs, beurres, œufs, fromages, tousjours quelque peu en avoient finé; si eussent alors voulu donner pour en avoir plus que on ne sauroit vous dire, car si grand disette avoient de pain qu'il ne leur chaloit qu'il en coustast, mais qu'ils en eussent. Si est assez à penser que les povres prisonniers Franchois, dont le plus estoient navrés et blessés, estoient en grand destresse, car bien cuidèrent entrer tous dedans Calais; mais ceux de la ville ne les vouldrent laisser entrer, exceptés aucuns seigneurs d'Angleterre; et le faisoient afin que vivres ne leur faulsissent, et que la ville, qui estoit en frontière, demourast tousjours bien garnie. Et par ainsi gens d'armes et archers qui estoient chargés de bagues et de prisonniers, la pluspart d'eux, pour avoir argent, vendoient à ceux de la ville de leurs bagues et assez de leurs prisonniers; et ne leur chaloit, mais qu'ils eussent argent et fussent en Angleterre. Et d'autre part, en y ot assez qui mirent leurs prisonniers à courtoise rançon; et les recevoient sur leur foy et donnoient à ce jour ce qui valoit dix nobles pour quatre, et ne leur chaloit, mais qu'ils eussent du pain pour manger, ou qu'ils pussent estre passés en Angleterre. Le roy d'Angleterre, qui estoit à Guisnes, sut et fut adverti en quelle disette ses gens estoient, et il y pourvéy tantost; car, à grand diligence, il commanda que pourvéance de bateaux fust faicte; sur lesquels gens d'armes, archers et leurs prisonniers passèrent en Angleterre, les uns à Douvres, les autres à Sandvich, où moult joyeux furent quand là se trouvèrent, et aussi pour la belle victoire qu'ils avoient eue contre les Franchois. Si se partirent et allèrent chacun en son lieu. Après, le roy, quand il eut séjourné aucuns jours à Guisnes, s'en alla à Calais; et en allant se print à deviser avec les princes Franchois, en les réconfortant amiablement, comme celui qui bien le sçavoit faire; et tant chevauchèrent qu'ils vindrent à Calais, où le roy d'Angleterre fut reçu du capitaine et de ceux de la ville, lesquels lui vindrent au-devant jusques au plus près de Guisnes; et d'autre part les prestres et clercs, tous revestus, avec les croix et fanons de toutes les églises de la ville, en chantant: Te Deum laudamus. Hommes et femmes s'esjouissoient, et petits enfants, à sa venue, disant: «Bien venu soit le roy nostre souverain seigneur.» Et ainsi en grand gloire et triomphe entra dedans la ville de Calais, et là séjourna le roy aucuns jours. Si y tint la feste de Tous-les-Saincts; et tantost après fit apprester ses navires pour passer en Angleterre, qui furent prests de partir le onze de novembre; mais avant son département vindrent par-devers lui les prisonniers de Harfleur, comme ils avoient promis. Le roy d'Angleterre fit faire voiles. Tantost qu'ils furent eslongiés de terre et entrés en mer, un moult grand vent s'esleva; et fut la mer très fort troublée, et tant que deux des vaisseaux du seigneur de Cornouailles périrent en mer et tous ceux qui dedans estoient, que oncques un seul ne s'en eschappa, que tous ne fussent péris et noyés; et mesmement aucuns povres prisonniers allèrent arriver en Zélande, au port de Zerixée. Toutefois le roy d'Angleterre arriva sain et sauf en Angleterre, et prit terre à Douvres. Le roy d'Angleterre, pour la belle victoire de sa bataille d'Azincourt, et aussi pour la conqueste d'un si noble port comme de Harfleur, fut très grandement loé et gracié du clergié et peuple de son royaume, comme bien y avoit raison. De Douvres alla à Cantorbie. Si lui vint au-devant de lui l'archevesque, l'abbé et tous les religieux de ses églises, comme raison estoit. Puis pour abréger, quand eut là séjourné une espasse, il se mit à chemin pour tirer à Londres, où il fut honorablement reçu; et vindrent au-devant de lui à croix et gonfanons, avec toutes les reliques des corps saints. Quand il vint vers Sainct-Pol, il descendit de son cheval; si baisa les reliques et fit son offrande, puis se départit et entra en un batel sur la Thamise, et vint descendre en son palais de Wesmouster, lequel estoit moult richement paré et tendu, comme bien appartenoit à sa personne, et aussi pour l'honneur des princes de France ses prisonniers.
3. Récit du Religieux de Saint-Denis.
(Traduction de M. Bellaguet.)
Comment les Français furent vaincus par les Anglais.
Afin d'appeler la faveur du ciel sur l'expédition du roi, on faisait partout, depuis son départ de Paris, des processions d'église en église, on adressait à Dieu des prières publiques et on chantait des messes solennelles. A Paris, un grand nombre de prélats, vêtus de leurs habits pontificaux, et accompagnés de tout le clergé et de la vénérable Université, prirent part avec beaucoup d'empressement à ces dévotions, et pour redoubler par une pompe extraordinaire le zèle de la foule immense d'hommes et de femmes qui les suivaient, ils portaient tous à la main des cierges allumés. On se flattait de l'espoir que la Providence avait exaucé ces ferventes prières; car le bruit s'était déjà partout répandu que l'ennemi, épuisé de faim et de froid, était presque hors d'état de se défendre, et que l'armée française le serrait de si près, que, si elle n'eût pas quitté sa position, elle en eût triomphé facilement et sans effusion de sang. Mais tout à coup, sur les ordres de quelques chefs dont j'ignore les noms, les Français opérèrent un mouvement, et allèrent s'établir ailleurs. Ils n'obéirent pas sans regret, prévoyant bien que ce mouvement était favorable à l'ennemi. En effet les Anglais passèrent aussitôt la Somme sans obstacle, et se dirigèrent lentement et pour la plupart à pied sur Calais. Mais arrivés à trois lieues au delà de Hesdin, et n'étant plus qu'à neuf lieues de Calais, ils rencontrèrent encore les Picards, qui les empêchèrent d'aller plus loin et les forcèrent de s'arrêter.
Le roi d'Angleterre, alarmé de tant de difficultés, tint conseil avec les principaux chefs de son armée sur le parti qu'il y avait à prendre. Ils furent d'abord tous d'avis qu'il fallait s'ouvrir un passage les armes à la main, et tenter les chances d'une bataille; ils recommandèrent en même temps aux ecclésiastiques qui étaient à leur suite d'adresser, selon la coutume, des prières au Seigneur pendant l'office divin pour lui demander la victoire. Mais quand ils virent qu'il fallait combattre contre des troupes quatre fois plus nombreuses que les leurs et commandées par les principaux ducs, comtes et barons de France, ils envoyèrent des députés auxdits seigneurs, le 24 octobre, pour leur offrir la réparation de tous les dommages qu'ils avaient causés et la restitution de tout ce qu'ils avaient pris, à condition qu'on s'engagerait à les laisser retourner librement dans leur pays.
Les annales des règnes précédents devaient avoir appris aux seigneurs de France qu'on s'était souvent repenti d'avoir rejeté des conditions raisonnables. Ils en avaient même un exemple récent dans la personne de l'illustre roi de France Jean, qui, pour avoir attaqué les Anglais en pareille circonstance, avait été vaincu et fait prisonnier. Mais présumant trop de leurs forces et entraînés par les mauvais conseils de quelques-uns d'entre eux, ils repoussèrent toute proposition de paix, et firent répondre au roi d'Angleterre qu'ils livreraient la bataille le lendemain. Le roi communiqua cette réponse à toute son armée: «Braves compagnons d'armes, leur dit-il, et vous tous, mes fidèles sujets, nous voici réduits à tenter les chances d'un combat plein de hasards. Espérons en l'assistance de Dieu, qui sait que les offres que nous avons faites étaient raisonnables, et que nos adversaires les ont rejetées avec orgueil, par un excès de confiance en leur nombre, sans songer que Dieu aime la paix, et qu'il donne aussi souvent la victoire à une poignée d'hommes qu'aux armées les plus redoutables.» Après avoir prononcé ces paroles, il fit avancer son armée environ la portée d'un arc, et se voyant dans une vaste plaine, il ajouta: «Il faut nous arrêter ici, recueillir tout notre courage et attendre l'ennemi de pied ferme, en bataillons serrés, sans diviser nos forces. Nos douze mille archers se rangeront en cercle autour de nous, pour soutenir au besoin le choc de l'ennemi. Souvenez-vous donc de la valeur dont firent preuve vos ancêtres, lorsqu'ils mirent en fuite le roi Philippe de Valois, lorsqu'ils vainquirent et firent prisonnier le roi Jean, son successeur; lorsque plus tard ils traversèrent six fois la France sans obstacle. C'est maintenant qu'il faut déployer toute votre intrépidité. La nécessité doit augmenter votre courage. Loin de vous effrayer d'avoir affaire à tant de princes et de barons, ayez la ferme espérance que leur grand nombre tournera, comme jadis, à leur honte et à leur éternelle confusion.»
Des personnes dignes de foi, auprès desquelles je me suis enquis soigneusement de l'état et des habitudes des ennemis, m'ont assuré que jusqu'à ce moment ils avaient fait maigre chère, et qu'ils avaient grand peine à se procurer des vivres; qu'ils avaient considéré comme un crime presque impardonnable d'avoir dans leur camp des femmes de mauvaise vie; qu'ils montraient plus d'égards que les Français eux-mêmes pour les habitants qui se déclaraient en leur faveur; qu'ils observaient sévèrement les règles de la discipline militaire et qu'ils obéissaient scrupuleusement aux ordres de leur roi. Aussi ses paroles furent-elles accueillies avec enthousiasme; et non-seulement les principaux chefs, mais encore les gens de pied et les autres troupes légères qui formaient comme de coutume l'avant-garde, promirent de combattre jusqu'à la mort.
En l'absence du roi de France et de messeigneurs les ducs de Guienne, de Berri, de Bretagne et de Bourgogne, les autres princes s'étaient chargés de la conduite de cette guerre. Il n'est pas douteux qu'ils ne l'eussent terminée heureusement, s'ils n'avaient pas dédaigné le petit nombre des ennemis, et s'ils n'avaient pas engagé brusquement la bataille, malgré l'avis des chevaliers les plus recommandables par leur âge et par leur expérience. Telle fut, vous le savez, ô Jésus, notre souverain juge, qui lisez au fond des cœurs, telle fut la cause première de ce malheur, auquel je ne puis songer sans verser des larmes, et qui couvrit la France et ses habitants de honte et de confusion. Je m'acquitterai cependant de mon devoir d'historien, quelque pénible qu'il me soit, et je transmettrai à la postérité le récit de cette triste journée, pour qu'elle évite avec soin de pareilles fautes. Lorsqu'il fut question, comme il est toujours d'usage avant d'en venir aux mains, de mettre l'armée en bataille, chacun des chefs revendiqua pour lui l'honneur de conduire l'avant-garde; il en résulta des contestations, et pour se mettre d'accord, ils convinrent malheureusement qu'ils se placeraient tous en première ligne. Presque tout le monde dans le camp se flattait d'un vain espoir, surtout les jeunes gens, qui n'écoutaient que leur bouillante ardeur. Comme s'ils pouvaient gouverner au gré de leurs désirs la fortune inconstante, ils se persuadaient que la vue de tant de princes frapperait les ennemis de terreur et leur ferait perdre courage, et que pour remporter la victoire il ne fallait qu'une charge exécutée avec promptitude et hardiesse. Les principaux seigneurs oublièrent en cette occasion que, quelque confiance que puisse inspirer l'ardeur de la jeunesse, l'expérience et l'autorité de la vieillesse doivent prévaloir dans les conseils. Adoptant l'avis le moins sage, ils formèrent deux autres corps d'armée, qui devaient suivre le leur, et décidèrent qu'ils se porteraient en avant et s'approcheraient de l'ennemi d'environ deux milles, mouvement dans lequel ils eurent à surmonter des difficultés de toutes sortes. Était-ce ignorance, ou le conseil fut-il donné par quelques traîtres? Je l'ignore; mais il leur fallut camper dans un terrain d'une étendue considérable, fraîchement labouré, que des torrents de pluie avaient inondé et converti en une espèce de marais fangeux; il leur fallut passer la nuit sans dormir, et attendre le jour, en marchant, à leur grand déplaisir, au milieu de la boue où ils enfonçaient jusqu'aux chevilles. Aussi étaient-ils déjà harassés de fatigue, lorsqu'ils s'avancèrent contre l'ennemi, et ils ne tardèrent pas à apprendre à leurs dépens que les chances des combats dépendent non des forces humaines, mais de la fortune, ou, pour mieux dire, du souverain arbitre de la fortune. Quatre mille de leurs meilleurs arbalétriers, qui devaient marcher en avant et commencer l'attaque, ne se trouvèrent pas à leur poste, au moment de l'action, et l'on assure qu'ils avaient été congédiés par des seigneurs de l'armée, sous prétexte qu'on n'avait pas besoin de leur secours.
Entre neuf et dix heures du matin on chargea l'amiral de France messire Clignet de Brabant, Louis Bourdon et le sire de Gaule d'aller, avec mille hommes d'armes d'élite et des mieux montés, disperser les archers anglais qui avaient déjà engagé le combat. Mais à la première volée de flèches que l'on fit pleuvoir sur eux, ils lâchèrent pied à leur éternelle honte, laissèrent leurs chefs seuls au milieu du danger avec un petit nombre de braves, se replièrent en toute hâte sur le centre de l'armée, comme s'ils eussent fui devant la foudre et la tempête, et répandirent l'effroi et l'épouvante parmi leurs compagnons. Cependant les Anglais, à la faveur du désordre occasionné par leurs archers, dont les traits, aussi pressés que la grêle, obscurcissaient le ciel et blessaient un grand nombre de leurs adversaires, s'étaient mis en ligne de bataille devant le front de l'armée royale, et sans s'effrayer de la multitude des Français, comme l'avaient prédit nos jeunes présomptueux, ils marchèrent résolûment sur eux, déterminés à tenter les chances d'un combat, et s'exhortant les uns les autres à se défendre vaillamment jusqu'à la mort, ainsi qu'ils en avaient fait le serment.
A peu près au même instant, les illustres ducs et comtes de France, après avoir invoqué l'assistance du ciel et avoir fait le signe de la croix, se dirent adieu les uns aux autres et s'embrassèrent affectueusement; puis ils s'avancèrent contre l'ennemi à la tête de leurs hommes d'armes; avec une contenance hardie et en criant gaiement: Mont-joie! mont-joie! O aveuglement et imprévoyance des mortels! ils ne pensaient guère qu'à cette joie présomptueuse allaient bientôt succéder le deuil et la tristesse. J'ai appris de source certaine qu'on se battit de part et d'autre jusqu'au milieu du jour avec acharnement, en faisant usage de toutes sortes d'armes, mais que les Français étaient fort gênés et embarrassés dans leurs mouvements. Leur avant-garde, qui se composait de près de cinq mille hommes, se trouva d'abord si serrée, que ceux qui étaient au troisième rang pouvaient à peine se servir de leurs épées; cela leur apprit que si le grand nombre des combattants est quelquefois un avantage, il y a des occasions où il devient un embarras. Ils étaient déjà fatigués par une longue marche et succombaient sous le poids de leurs armes. Ils eurent aussi la douleur de voir que les deux illustres chevaliers qui commandaient les ailes de l'avant-garde, le comte de Vendôme, cousin du roi et grand maître de sa maison, et messire Guichard Dauphin, non moins renommés pour leur prudence que pour leur valeur et leur fidélité, étaient forcés de reculer devant les archers ennemis, après avoir perdu plusieurs des plus braves de leurs gens.
Ce fut précisément ce qui devait, dans l'opinion des Français, nuire le plus à leurs ennemis qui assura la victoire des Anglais, surtout la continuité avec laquelle ils firent pleuvoir sur nos troupes une effroyable grêle de traits. Comme ils étaient légèrement armés et que leurs rangs n'étaient pas trop pressés, ils avaient toute la liberté de leurs mouvements et pouvaient porter à leur aise des coups mortels. En outre, ils avaient adopté pour la plupart une espèce d'arme jusqu'alors inusitée: c'étaient des massues de plomb, dont un seul coup appliqué sur la tête tuait un homme ou l'étendait à terre privé de sentiment. Ils se maintinrent ainsi avec avantage au milieu de cette sanglante mêlée, non sans perdre beaucoup des leurs, mais combattant avec d'autant plus d'ardeur, qu'ils savaient qu'il y allait pour eux de la vie. Ils rompirent enfin par un effort désespéré la ligne de bataille des Français, et s'ouvrirent un passage sur plusieurs points. Alors la noblesse de France fut faite prisonnière et mise à rançon, comme un vil troupeau d'esclaves, ou elle périt sous les coups d'une obscure soldatesque. O déshonneur éternel! ô désastre à jamais déplorable! si c'est ordinairement une consolation pour les hommes de cœur et un adoucissement à leur douleur de penser qu'ils ont été vaincus par des adversaires de noble origine et d'une valeur reconnue, c'est au contraire une double honte, une double ignominie, que de se laisser battre par des gens sans mérite et sans naissance.
Cette défaite inattendue jeta l'épouvante dans les deux corps d'armée qui restaient. Au lieu de marcher au secours de leurs compagnons qui pliaient, ils n'écoutèrent que leur frayeur, n'ayant plus de chef pour les conduire, et ils abandonnèrent lâchement le champ de bataille. Cette fuite ignominieuse les couvrit d'un opprobre éternel. Il arriva qu'au même instant un corps nombreux de gens d'armes, qui se trouvait à l'extrémité de l'avant-garde, fit un mouvement en arrière pour se soustraire à la fureur aveugle des vainqueurs. Le roi d'Angleterre, croyant qu'ils voulaient revenir à la charge, ordonna qu'on tuât tous les prisonniers. Cet ordre fut aussitôt exécuté, et le carnage dura jusqu'à ce qu'il eût reconnu et vu de ses propres yeux que tous ces gens-là songeaient plutôt à fuir qu'à continuer le combat......
De ce qui suivit la victoire des Anglais.
Je reprends la suite de mon récit. Après cette sanglante bataille, le roi d'Angleterre et les nobles de son armée achetèrent aux simples soldats, ainsi qu'aux gens des métiers et du menu peuple, les plus marquants des seigneurs de France, afin de les mettre à rançon et d'en tirer de fortes sommes d'argent. Les Anglais rançonnèrent aussi sans pitié tous les autres, même ceux qui gisant à terre parmi les morts respiraient encore et donnaient quelques signes de vie. Le roi, s'éloignant ensuite à quelque distance du champ de bataille, assembla ses troupes victorieuses, et après avoir fait signe de la main qu'on lui prêtât silence, il remercia tous les siens d'avoir si bravement exposé leur vie pour son service, et les engagea à se souvenir de ce brillant succès, comme d'un témoignage évident de la justice de sa cause et des efforts qu'il faisait pour recouvrer les domaines de ses ancêtres injustement usurpés. Toutefois il leur recommanda particulièrement de ne point se laisser aveugler par l'orgueil et de ne pas attribuer leur victoire à leurs prouesses, mais d'en rapporter tout le mérite à une grâce spéciale de la Providence, qui avait livré à leurs faibles bras une armée si nombreuse et si redoutable, et humilié l'insolence et l'orgueil des Français. Il ajouta qu'il fallait remercier Dieu de ce que presque aucun de leurs chevaliers n'était resté sur le champ de bataille; qu'il avait horreur de tant de sang répandu et qu'il compatissait vivement à la mort de tous, et principalement à celle de ses compagnons d'armes. Il leur fit rendre les derniers devoirs et ordonna qu'on les enterrât, pour qu'ils ne restassent pas exposés aux injures du temps et qu'ils ne fussent pas dévorés par les bêtes féroces et les oiseaux de proie. Il permit aussi qu'on rendit les mêmes devoirs aux Français, et que l'évêque de Térouanne bénît, à cette occasion, le lieu profane qui leur servit de cimetière. Il accorda cette faveur aux prières des princes du sang de France, qu'il traita comme ses bien aimés cousins, cherchant à les consoler, et les exhortant à supporter avec résignation ce coup de la fortune, qui par un de ses caprices accoutumés avait fait aboutir à un revers les plus belles espérances de succès: résultat qu'ils devaient attribuer surtout aux mauvaises dispositions qu'ils avaient prises.
Des Français faits prisonniers et tués dans la bataille.
Dès que la nouvelle de ce triste événement fut connue du roi et de ses sujets, la consternation fut générale; chacun ressentit une amère douleur, en songeant que le royaume était ainsi privé de tant d'illustres défenseurs, et que le trésor, appauvri déjà par la solde des troupes, allait être complétement ruiné par la rançon des prisonniers. Mais ce qui leur fut le plus sensible, ce fut de penser que ce revers allait rendre la France la fable et la risée des nations étrangères. Le roi ayant demandé aux porteurs de cette triste nouvelle quel était le nombre des morts, ils lui répondirent que sept de ses cousins germains avaient succombé en faisant des prodiges de valeur, savoir: l'illustre duc de Bar [150], un de ses frères [151], leur neveu Robert de Marle, le comte de Nevers [152], messire Charles d'Albret, connétable de France, le duc de Brabant, Antoine, frère du duc de Bourgogne, jeune prince généralement aimé, sur qui l'on fondait de grandes espérances pour le bien du royaume, s'il eût vécu, et qui, abandonnant la conduite des troupes placées sous son commandement pour se distinguer par quelque prouesse, était allé se joindre à quelques-uns des principaux barons qui s'étaient portés en avant avec une imprudente précipitation; enfin le duc d'Alençon [153], qui l'emportait sur les autres princes par les agréments de sa personne et par ses immenses richesses, et qui jusqu'alors avait joui d'une grande réputation de prudence; mais emporté par une folle ardeur et par un désir insensé de combattre, il avait quitté le principal corps d'armée qu'il était chargé, dit-on, de conduire, et s'était jeté témérairement au milieu de la mêlée.
«Outre ces princes, ajoutèrent les messagers qui apportaient ces tristes détails, on a aussi à regretter le grand-maître des arbalétriers de France, le sire de Bacqueville, garde de l'oriflamme, Guichard Dauphin, plusieurs de vos baillis et sénéchaux, de vieux chevaliers renommés par leur naissance et par leurs longs services, et dont les sages conseils aidaient au gouvernement du royaume. Ils sont tous d'autant plus à plaindre, qu'ils s'étaient constamment opposés à ce qu'on livrât bataille, et que pourtant ils aimèrent mieux affronter tous les hasards de la mêlée que de se déshonorer en retournant chez eux.» Ils indiquèrent les noms de chacun d'eux (puissent ces noms mériter d'être écrits dans le livre de vie!), et ils firent remarquer que parmi les ecclésiastiques un seul, messire de Montaigu, archevêque de Sens, avait osé prendre part à cette sanglante bataille, et que tandis qu'il frappait vaillamment l'ennemi de droite et de gauche, il avait enfin, comme les autres, payé de sa vie son entreprise téméraire, avec son neveu le vidame de Laon. Tel fut aussi le sort d'un très-grand nombre de chevaliers, d'écuyers et de braves bourgeois, qui avaient engagé la meilleure partie de leurs biens pour venir en pompeux équipage se ranger sous les bannières desdits seigneurs et chercher l'occasion de se signaler par quelque action d'éclat. Les messagers citèrent encore comme très-regrettable la perte de beaucoup de nobles étrangers, qui s'étaient joints aux seigneurs de France en cette occasion, et notamment de plusieurs chevaliers, fameux du Hainaut, entre autres du sénéchal de ce pays, qui par sa vaillance éprouvée et par ses exploits dans diverses contrées avait mérité d'être appelé la fleur des braves.
«Sérénissime prince, dirent-ils en finissant, il serait difficile d'indiquer d'une manière certaine le nombre des morts. Cependant, s'il faut en croire le bruit commun, plus de quatre mille des meilleurs hommes d'armes de votre royaume ont péri en combattant avec courage, et il ne reste plus qu'à adresser pour eux au ciel de ferventes prières, afin qu'ils partagent avec les saints la béatitude éternelle. Vos bien aimés cousins les ducs d'Orléans et de Bourbon, les comtes de Vendôme et de Richemont, et quatorze cents chevaliers et écuyers ont été faits prisonniers et mis à rançon; d'autres, en beaucoup plus grand nombre, ont cédé à la peur et se sont couverts d'une éternelle infamie en fuyant sans être poursuivis.»
Le roi est vivement affligé de la défaite de son armée, que bien des gens imputent aux fautes des Français.
En entendant ce triste récit, le roi et les ducs de Guienne et de Berri furent frappés d'une vive douleur et tombèrent dans un profond abattement. Ils ne purent s'empêcher de témoigner leur affliction et leur désespoir par des gémissements et des larmes. Les seigneurs de la cour et tous les habitants du royaume, hommes et femmes, en méditant sur ce cruel malheur, regardaient leur siècle comme à jamais flétri et déshonoré aux yeux de la postérité: «En quels mauvais jours sommes-nous venus au monde, disaient-ils, puisque nous sommes témoins de tant de confusion et de honte!» Partout les nobles dames et demoiselles changeaient leurs vêtements tissus d'or et de soie en habits de deuil. C'était un spectacle à arracher des larmes à tous les yeux que de voir les unes pleurant amèrement la perte de leurs époux, les autres inconsolables de la mort de leurs enfants et de leurs plus proches parents, mais surtout de ceux qui en succombant ainsi sans gloire avaient emporté avec eux dans la tombe les noms fameux de leurs ancêtres, ces noms si souvent illustrés dans les combats.
Il y en eut qui, dans l'amertume de leur douleur, accusaient la Providence divine et demandaient pourquoi elle avait permis que la France, qui lui était autrefois si chère, éprouvât une pareille infortune. J'ai entendu quelques personnages de savoir et d'expérience répondre à ce propos que ce malheur avait été attiré sur le royaume par les iniquités de ses habitants, et que s'ils avaient mérité que Dieu leur fût propice, il était vraisemblable qu'ils auraient pu facilement détruire les forces de leurs ennemis et humilier leur orgueil excessif. Ils disaient encore à l'appui de leur raisonnement: «Les Français d'autrefois, qui étaient de vrais catholiques, vivant dans la crainte de Dieu, sont remplacés par des fils corrompus, des fils criminels, qui méprisent la foi chrétienne et se plongent sans pudeur ni retenue dans toutes sortes de vices, suivant le mal et évitant le bien, semblables à ceux qui ont dit au Seigneur leur Dieu: Retire-toi de nous, nous ne voulons pas connaître tes voies. Et le Seigneur, justement irrité, leur a retiré sa grâce.»
J'inclinerais volontiers à partager l'opinion de ces gens sages; car en voyant les mœurs corrompues des Français, on peut dire que jamais peuple n'a été plus adonné à la bonne chère. On pourrait les mettre au nombre de ceux qui n'ont d'autre dieu que leur ventre; la débauche règne si souverainement parmi eux, que les liens du mariage ne sont plus respectés, même entre alliés et parents, et que la fraude, la ruse et l'intrigue se rencontrent partout. L'avarice, qui, selon l'expression de l'Apôtre, est la servitude des idoles, exerce un tel empire, qu'il n'est aucun subterfuge auquel les petites gens n'aient recours, soit dans le payement des dîmes ecclésiastiques, soit dans leurs transactions commerciales. Ils blasphèment continuellement dans leurs discours le nom du Seigneur. Mais peut-être dira-t-on: «Pourquoi Dieu, qui jadis aurait épargné un peuple entier de coupables, s'il s'était trouvé seulement dix justes dans le nombre, n'a-t-il pas épargné notre royaume, dans lequel il y a des clercs, des prélats et des religieux qui le servent assidûment?» J'avoue que cette objection n'est pas sans fondement. Ce sont eux en effet que Dieu a principalement institués pour donner l'exemple de l'obéissance à ses commandements, pour être le miroir de l'honneur, le modèle de la chasteté et de l'abstinence, la règle de l'humilité et de la patience, la consolation des pauvres et des affligés; voulant qu'ils fuient les passions, qu'ils repoussent l'ambition, qu'ils vaquent à la prière, et consacrent leur temps à de pieuses lectures. Mais ils n'observent rien de tout cela; ils se précipitent dans le vice sans pudeur ni retenue. Les évêques, oublieux de leurs devoirs, sont devenus comme des chiens sans voix, qui ne peuvent plus aboyer; ils font acception des personnes, ils oignent leur tête de l'huile du pécheur, et abandonnent, comme des mercenaires, aux loups ravissants les brebis qui leur sont confiées; ils n'ont point horreur de l'hérésie simoniaque; ils vivent dans la corruption, et sont tout couverts de taches et de souillures. Ils ne détestent ni l'avarice ni les présents; ils n'attaquent pas les impies en prêchant librement la vérité; et au lieu de conseiller la sainteté aux princes de la terre, il les flattent et les caressent. En considérant tant de vices et tant d'indifférence pour ce qui est saint, juste, raisonnable et honnête, nous pouvons dire avec le divin Psalmiste: «Nous sommes tous vraiment bien déchus; nous sommes devenus inutiles. Il n'est personne qui fasse le bien, personne sans exception.»
Je laisse toutefois aux hommes d'expérience et de savoir le soin de décider s'il faut attribuer la ruine du royaume aux désordres de la noblesse française, qui est, comme chacun sait, toute plongée dans les délices, toute livrée aux passions et aux vanités du monde, au point qu'il n'y a plus personne parmi elle qui suive les traces de ses ancêtres. Les chevaliers et les écuyers n'ont pas oublié que naguère les ducs et princes du royaume, poussés par le diable, ennemi de la paix, ont dépouillé leurs sentiments d'affection réciproque, à l'occasion de la déplorable mort du duc d'Orléans, se sont voué une haine mortelle et ont enfreint à plusieurs reprises les traités jurés; qu'ils ont ainsi fourni à ceux qui combattaient sous leurs ordres l'occasion de mettre tout à feu et à sang; que ces détestables ministres de leurs fureurs, dignes de l'animadversion de Dieu et des hommes, n'ont épargné ni les biens des églises ni ceux des monastères et n'ont respecté aucun des priviléges accordés par la piété des princes à ces asiles inviolables; qu'ils ont forcé les sanctuaires, dérobé les vases sacrés et porté leurs mains sacriléges sur les choses saintes comme sur les choses profanes. Il est notoire pour tous les Français que ce sont les divisions obstinées des princes qui ont inspiré à nos ennemis l'audace d'envahir le royaume; que c'est contre l'avis des chevaliers les plus expérimentés qu'on a livré bataille, et que pendant ce temps des gens de guerre, qui se prétendaient enrôlés sous leurs bannières, exerçaient des brigandages intolérables dans presque toutes les provinces de France, sous prétexte qu'ils n'étaient pas suffisamment payés de leurs services.
Tous ces crimes et d'autres pires encore, pour le dire en un mot, ont excité à si juste titre la colère de Dieu contre les grands du royaume, qu'il leur a ôté la force de vaincre leurs ennemis et même de leur résister. Et qu'on n'attribue pas ce malheur à la conjonction de certains astres ou à l'influence de certaines planètes, comme l'ont publié quelques charlatans dans leurs assertions mensongères et extravagantes. C'est le Tout-Puissant, dis-je, qui, poussé à bout par les péchés des habitants, a inspiré aux uns l'audace d'envahir le royaume et aux autres la pensée de fuir. Je ne crois pas que depuis cinquante ans la France ait éprouvé un désastre plus grand et qui doive avoir, à mon avis, de plus funestes conséquences. Car le roi d'Angleterre est retourné dans ses États avec la ferme résolution de lever de nouvelles troupes en plus grand nombre, pour attaquer une seconde fois la France, dès les premiers jours du printemps, et il a répété plus d'une fois aux seigneurs ses prisonniers: «C'est vous, mes chers cousins, qui payerez, je l'espère bien, tous les frais de la guerre.»
FIN.