L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 4/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
9. Bataille de Rosebèque.
1382, 27 novembre.
Le Religieux de Saint-Denis,
traduit par M. Bellaguet.
Ordre de bataille de l'armée royale.—Défaite des ennemis à Rosebèque.
Les douze mille hommes d'armes qui se trouvaient dans le camp furent partagés en cinq corps: le premier, suivant la coutume de France, fut placé sous le commandement du connétable et des maréchaux de France Louis de Sancerre et Mouton de Blainville. A ces capitaines s'étaient joints beaucoup de chevaliers fameux, non moins recommandables par leur naissance que par leur valeur, tels que les comtes de Flandre, de Saint-Pôl, d'Harcourt, de Grand-Pré, de Solms en Allemagne et de Tonnerre; le vicomte d'Aulnay et les illustres barons les sires d'Antoing, de Châtillon, de La Fère, d'Anglure, de Hangest, et tous ceux qui venaient d'être armés chevaliers et qui voulaient signaler leur vaillance en cette journée. Messeigneurs les ducs de Berry et de Bourbon, et avec eux aussi messire de Saimpy et l'évêque de Beauvais, Miles de Dormans, occupaient les deux ailes du corps d'armée du roi, dont ils n'étaient séparés que par un petit intervalle, afin de pouvoir au besoin porter secours à l'avant-garde. Messire Jean d'Artois, comte d'Eu, conduisait l'arrière-garde avec un grand nombre de chevaliers et d'écuyers. Le roi, le duc de Bourgogne, son oncle, et le comte de Valois, son frère, avec beaucoup de chevaliers au service et de nobles seigneurs d'une illustre origine, formaient le centre de la bataille.
Les troupes ainsi rangées, il fut défendu à tous, par la voix du héraut, de quitter les rangs, sous peine, pour quiconque s'échapperait du camp furtivement et sans permission, d'être flétri à jamais comme homicide et condamné en outre à subir le dernier supplice, quelles que fussent sa condition et sa dignité. Les chevaux même furent éloignés de la vue des combattants, afin que chacun, perdant tout espoir de se soustraire au danger par la fuite, montrât plus de cœur. Le roi resta seul à cheval; à ses côtés se tenaient messire Raoul de Raineval, Le Bègue de Vilaines, messire de Pommiers, le vicomte d'Arcy, Guy dit le Baveux et Enguerrand de Heudin, chevaliers renommés pour leur valeur.
Le messager de Philippe, accourant en toute hâte, lui rapporte tout cela en détail, et l'engagea même secrètement à fuir. Philippe commençait à s'étonner: sa présomption l'abandonnait; il demeura quelque temps immobile, et son cœur se serra d'effroi. Saisi d'un repentir tardif, il dit à voix basse au messager: «Tu m'apportes une triste nouvelle, lorsque tu m'assures qu'il y a tant de Français avec le roi; j'étais loin de m'y attendre.» Ainsi déchu de son coupable espoir et ne sachant quel parti prendre, il eut recours à l'artifice; prenant un prétexte pour s'éloigner, il s'adressa à toute son armée: «C'est une rude guerre, dit-il, que celle que nous avons désirée jusqu'ici et que nous entreprenons. Il nous faut la conduire avec plus de prudence que jamais. En conséquence, j'estime que pour la terminer heureusement il est à propos que j'aille en personne hâter le secours de dix mille de nos compagnons qui nous doivent venir.» Il serait parti sans doute à l'instant même si quelques-uns de ceux qui étaient là ne s'y fussent opposés. «Quelle nécessité t'oblige, dirent-ils, à laisser ton camp sans chef? Peut-être n'est-ce qu'une ruse. C'est pour obéir à tes ordres et dans l'espoir de vaincre que nous nous sommes engagés dans cette entreprise. Il faut donc que tu restes pour tenter avec nous les chances du combat.» Vaincu par ces paroles, il dut se soumettre à la volonté de tous et se ranger à leur avis; il se résolut ainsi malgré lui à combattre.
Dans l'armée du roi, ceux qui commandaient exhortaient vivement leurs soldats à tenir ferme, à se rappeler les triomphes continuels de leurs pères, à espérer dans le Seigneur et à lui recommander dévotement leur cause, ainsi que celle du roi et du royaume, en le priant de ne point donner la victoire aux Flamands, si turbulents dans la paix et toujours si lâches à la guerre. Déjà les Français avaient fait pleuvoir sur eux, pendant l'espace d'un jour environ, une grêle de traits et toutes sortes de projectiles. Le bruit de l'artillerie, qui parvenait jusqu'au roi, ne lui inspirait aucune frayeur, et on l'entendit prononcer ces paroles remarquables: «On voit bien à présent que ces gens-là brûlent d'une ardeur guerrière; mais bientôt, avec l'aide de Dieu, ils seront exterminés.» En disant cela, il donna ordre que l'on s'approchât de l'ennemi à la portée des traits. Le ciel était depuis six jours couvert d'un brouillard si épais, qu'à peine des premiers rangs apercevait-on les tentes de l'ennemi; les ténèbres continuelles, et pour ainsi dire palpables, qui enveloppaient l'atmosphère, étaient telles, que ceux de l'arrière-garde voyaient à peine la trace de ceux qui marchaient en avant, et ces derniers ne distinguaient pas devant eux au-delà d'un jet de pierre. La Providence divine permettait sans doute cette particularité, pour rendre plus éclatante la victoire du jeune roi.
Déjà, conformément à son ordre, le connétable s'était approché de l'ennemi par une marche lente; il parcourut les rangs de ses soldats: «Je sais bien, mes chers compagnons, leur dit-il, que les paroles ne donnent point de courage, et que le discours d'un général ne fait point d'une armée lâche et timide une brave et vaillante armée. Vous déploierez toute l'audace que la nature ou l'éducation a donnée à chacun de vous. Dans le moment critique, il faut agir et non délibérer. Conduisez-vous donc en hommes de cœur, et que des ennemis sans expérience de la guerre ne résistent pas à vos coups.» Il les engagea tous aussi à ne point se laisser troubler par l'aspect d'une multitude extraordinaire; et pour frapper les esprits en finissant son discours, il s'écria à haute voix: «Voici le moment de recueillir le fruit de vos longs travaux.» Puis il donna le signal de l'attaque, contre les ennemis. Au même instant une grêle de traits couvrit les deux armées. L'air retentit de cris confus et effroyables, poussés de part et d'autre et répétés par les échos d'alentour. Le roi entendant le bruit des armes, nouveau pour lui, et informé par Collard de Tanques, son écuyer, que l'heure du combat était arrivée, éleva dévotement les mains au ciel, pria Dieu de lui donner la victoire, et invoquant le secours des saints, se recommanda humblement à la bienheureuse Vierge Marie et à saint Denis, le patron particulier de la France.
En ce moment, messire Pierre de Villiers, garde de l'oriflamme, déploya sa bannière d'après l'ordre du roi. Tout à coup, par un miracle spécial de la Providence divine, le brouillard se dissipant, le ciel devint pur et serein comme en un jour d'été, et le soleil dardant ses rayons, comme pour favoriser les Français, éblouit les yeux des ennemis par une réverbération éclatante. On s'attaqua d'abord de part et d'autre avec une grande animosité et un acharnement inexprimable; les combattants se frappaient à coups d'épées et de godendac, aspirant à se donner mutuellement la mort. Mais les ennemis, par leur masse serrée, présentaient un front impénétrable; ils firent reculer les Français d'un pas et demi. Il était assurément difficile qu'une petite armée, quelque supérieure qu'elle fût par son expérience et son habitude des combats, tint longtemps contre des troupes innombrables. Aussi ceux qui se trouvèrent là racontent-ils que le succès fut quelque temps douteux, et que la bataille eût été perdue par les Français s'ils n'avaient triomphé des difficultés par l'adresse et la ruse.
Un des combattants, dont le nom est resté jusqu'ici inconnu, comme s'il fût descendu du ciel, profitant du désordre de la mêlée, s'écria à haute voix: «Courage, mes bons amis! voici que les manants tournent le dos.» Ceux des ennemis qui combattaient au premier rang regardèrent alors derrière eux, et aussitôt la face du combat fut changée. Les Français se ranimant cessèrent de reculer, et reprirent l'avantage. Ceux qui étaient aux deux ailes quittèrent leurs rangs; suivis d'une foule de gens de pied qui accouraient en toute hâte, ils fondirent sur les ennemis, frappant à coups redoublés de droite et de gauche avec une force irrésistible, et cherchant surtout à les atteindre à la gorge au défaut de leurs armures. Partout où ils se portaient, leurs adversaires tremblaient, comme sous l'influence d'un astre malin. Ce ne fut plus alors partout qu'un champ de carnage: la terre fut inondée d'un fleuve de sang; ceux qui occupaient le centre de la bataille, pressés de tous côtés par des masses nombreuses, furent étouffés; et bientôt les morts et les mourants, en tombant les uns sur les autres, formèrent en plusieurs endroits des monceaux de cadavres qui s'élevaient à la hauteur d'une lance.
L'action se passait sous les yeux du roi. Déjà passionné pour la gloire, il ne voulait pas laisser les siens en péril, ni rester dans une honteuse inaction, et il répétait souvent ces paroles inspirées par son courage: «Pourquoi ne pas secourir nos soldats, qui affrontent pour nous le danger de la mort, et qui préfèrent notre gloire à leur propre vie?» Mais le duc de Bourgogne le retenait toujours, en lui remontrant qu'un roi doit aspirer à vaincre autant par sa sagesse et sa prudence que par son épée. Un si long carnage avait lassé les combattants; les ennemis, voyant que le succès n'avait point répondu à leurs espérances et que de tous côtés la mort les menaçait, sentirent leur ardeur s'affaiblir; comme plongés dans l'abîme du découragement et du désespoir, ils s'enfuirent au plus vite, jetant dans les marais voisins l'image et la bannière de saint Georges. Il est difficile d'indiquer avec certitude le nombre des morts; cependant ceux qui assistèrent à cette journée, et je suis disposé à suivre leur récit, prétendent que vingt-cinq mille Flamands tombèrent avec leur chef, qui était l'artisan de cette coupable rébellion. Les Français perdirent dans cette lutte, si périlleuse, de nobles chevaliers, non moins illustres par leur naissance que par leur valeur, messire Flotte de Revel, messire Antoine et messire Guy de Cousant, messire de Bavay, Jean Brides Breton et Moreau de Halluin. Avec eux succombèrent aussi quarante-quatre vaillants hommes, qui, commençant l'attaque avant les autres, se jetèrent sur l'ennemi et s'acquirent une gloire immortelle par cette mort courageuse. La fleur des braves, messire Renaud, dit le Baveux, gentilhomme beauceron, de haute réputation dans les armes, fut aussi en cette occasion blessé à mort; après la victoire on le conduisit à Tournai, où il cessa de vivre au bout de trois jours, couronnant par cette fin glorieuse une carrière illustrée par de nombreux exploits. Ainsi, pour n'avoir pas voulu suivre de sages conseils, le peuple rebelle et intraitable de Flandre fut complétement battu et descendit tout entier dans la tombe; et pour n'avoir pas su se soumettre à un joug salutaire, il recueillit le triste fruit de ses révoltes en tombant sous le fer des Français.
Les Français poursuivent les Flamands dans leur fuite.
Le lendemain de la Saint-Martin d'hiver, après cette cruelle boucherie, on donna le signal de la retraite à tous les gens de guerre, excepté aux sires de Coucy et d'Albret, qui eurent ordre de ne point s'arrêter, mais de poursuivre le cours de leurs succès pour empêcher les fuyards de se rallier. Animés par leur victoire, ces deux seigneurs prirent avec eux 400 cavaliers armés de toutes pièces, et, précipitant leur course, atteignirent bientôt les Flamands. Alors, comme des lions furieux, ils se jetèrent sur eux le fer à la main, les frappant à droite et à gauche de leurs épées et de leurs poignards. Ils s'abandonnèrent aux transports d'une ardeur presque forcenée; les chemins et les routes d'alentour furent inondés du sang des mourants. Tous ceux qui essayèrent ou de se rallier pour combattre, ou de se cacher au milieu des saules, des buissons, des bois ou des marais, montrèrent à leurs dépens que l'on peut triompher aisément de la valeur isolée; ils furent exterminés jusqu'au dernier. Quelques-uns, gagnant des lieux rendus inaccessibles par des pluies abondantes, essayèrent de sauter des fossés, en se fiant à leur agilité ordinaire; mais, épuisés par une course trop longue ou par le poids de leurs armes, ils disparurent engloutis sous les eaux. Dans cette poursuite si acharnée, quelques Français, émus de pitié, furent d'avis qu'on pouvait épargner des malheureux qui criaient merci; que le crime de la rébellion avait été suffisamment expié, puisque les chefs de la sédition avaient péri. Ils retournèrent sur leurs pas, et il ne resta plus qu'environ deux cents hommes, qui donnèrent libre carrière à leur cruauté jusqu'au coucher du soleil.
J'ai appris de source certaine que le nombre de ceux qui succombèrent dans la fuite égala le nombre de ceux qui étaient restés sur le champ de bataille, à l'exception de mille hommes, qui, se sauvant d'une course plus rapide, rejoignirent les Flamands au siége d'Audenarde; mais ils ne furent pas plus heureux. Le comte, se défiant de leurs habitudes de ruse, et voulant empêcher qu'ils n'effrayassent les assiégés en se disant vainqueurs, envoya vers la ville un écuyer porteur d'une lettre qui annonçait sa victoire. Ce messager, étant lui-même Flamand, n'inspirait aucun soupçon. Fuyant à toute bride avec les apparences de la frayeur, il suivit les autres jusqu'au camp; et usant d'un stratagème adroit, il s'écria d'une voix tonnante: «Hé bien, messieurs les paysans! nous sommes vainqueurs; la plupart des Français ont été tués; ceux qui restent sont à demi morts;» et il lança dans la ville sa lettre attachée à une flèche. Dès qu'on l'eut trouvée, on la porta au capitaine; elle ne contenait que ce peu de mots: « Nos ennemis sont vaincus; persistez, je vous en conjure, dans votre courageuse résolution.» Le capitaine, qui était un homme avisé, devinant aussitôt la vérité, remplit ses compagnons de joie et de confiance; il donna le signal d'une sortie, tomba tout à coup sur les fuyards et en tua près de neuf cents. En voyant ce coup de main, ceux qui avaient été laissés à la garde du camp levèrent le siége.
Le roi, ayant ainsi triomphé d'une nation si fière et si indomptable, passa la nuit dans sa tente, et dans les transports de sa joie il remercia Dieu de lui avoir accordé, par l'intercession de la bienheureuse Vierge Marie, sa mère, et de saint Denis, le patron particulier de la France, une victoire si désirée et si peu sanglante pour les siens.
10. Charles VI rentre victorieux à Paris, et soumet
les Parisiens.
1383, 10 janvier.
Le Religieux de Saint-Denis,
traduit par M. Bellaguet.
Vers le coucher du soleil, le prévôt des marchands et quelques notables de Paris allèrent trouver les princes, à l'insu du petit peuple, et leur assurèrent avec serment qu'ils pouvaient entrer sans résistance à Paris, ainsi qu'ils l'avaient longtemps désiré, en tel équipage qu'il leur plairait, en appareil de paix ou de guerre. Pour donner plus de poids à leurs paroles, ils offrirent de marcher à la tête du cortége royal, consentant à subir le dernier supplice si leurs promesses ne se réalisaient pas. La proposition fut agréée, et le lendemain au point du jour les ducs firent publier, par la voix du héraut et à son de trompe, que tous les capitaines, chevaliers, écuyers et gens d'armes se tinssent prêts à entrer dans la ville en appareil de guerre, pour graver dans l'esprit de la populace un souvenir plus durable de leur récente victoire.
L'armée fut partagée en trois corps; le roi était seul à cheval au milieu. Les bourgeois sortirent de la ville pour aller à sa rencontre et lui offrir leurs hommages accoutumés; mais on leur enjoignit brusquement de retourner aussitôt sur leurs pas, et on leur répondit que le roi et ses oncles ne pouvaient oublier des offenses si récentes, et avaient une trop belle occasion de venger à la fois les injures faites à leur personne et à l'État. Alors, sans plus tarder, des paroles on en vint aux effets: on se jeta avec fureur sur les barrières en bois qui avaient été placées devant les portes pour qu'on ne pût entrer sans permission dans la ville; on les brisa à coups de hache; on arracha les portes même de leurs gonds et on les renversa sur la chaussée du roi. Le cortége passa dessus, comme pour fouler aux pieds l'orgueil farouche des Parisiens, et conduisit le roi à pas lents jusqu'à l'église de Notre-Dame. Lorsque le roi eut fait ses prières et qu'il eut déposé en présent devant l'image de la bienheureuse Vierge Marie une bannière semée de fleurs de lis d'or, il fut escorté jusqu'au Palais avec la même pompe militaire.
Le connétable, les maréchaux et les grands du royaume allèrent s'établir dans les principaux postes de la ville, et surtout dans les carrefours populeux, lieux ordinaires de réunions pour les habitants, afin d'apaiser promptement par la force les nouveaux mouvements qui pourraient éclater. Quant aux autres hommes d'armes, partout où ils voulurent se loger, il fallut leur ouvrir les portes en toute hâte pour éviter qu'elles ne fussent brisées. Mais, de peur qu'au milieu de cette excessive liberté on n'en vînt des paroles outrageantes aux actes coupables, on fit publier dans les carrefours, par la voix du héraut, une ordonnance qui défendait d'insulter les bourgeois ou de leur faire éprouver aucun dommage en quoi que ce fût, sous peine, pour quiconque oserait enfreindre cette défense, d'être flétri à jamais comme homicide et condamné au dernier supplice, quelles que fussent sa condition et sa dignité. Cependant quelques gens avides de pillage, à qui il était difficile de se défaire de leurs habitudes, n'obéirent pas à l'ordre du roi. Le connétable fit pendre deux d'entre les coupables aux fenêtres des maisons où ils avaient commis leurs vols; il voulait que le lieu témoin du délit fût aussi le théâtre de leur exécution, pour que leur misérable fin servît d'exemple aux autres et les détournât du crime.
Lorsque le vol eut été ainsi défendu sous peine de mort, les ducs, suivant ce qui avait été convenu entre eux, envoyèrent leurs gens par toute la ville pour arrêter trois cents des plus riches bourgeois, dont les principaux étaient messire Guillaume de Sens, maîtres Jean Filleul, Jacques du Châtel et Martin le Double, avocats au Parlement ou au Châtelet du roi; Jean Flamand, Jean le Noble, et Jean de Vandetar; on les enferma tous en diverses prisons. Les autres bourgeois, frappés d'épouvante, craignirent avec raison que la colère du roi et des princes ne s'étendît sur eux, surtout lorsqu'ils virent que le lundi suivant deux des prisonniers, dont l'un était orfèvre et l'autre marchand de draps, furent mis à mort en expiation des crimes précédemment commis contre la majesté royale. Le désespoir de la femme de l'orfévre rendit la chose plus déplorable. Elle était sur le point d'accoucher; en apprenant la fin ignominieuse de son mari, elle fut saisie d'épouvante; puis, égarée par cette frayeur qui est naturelle à son sexe, elle se jeta par la fenêtre de sa maison sur le pavé de la rue, et tomba morte avec le fruit qu'elle portait dans son sein.
Cinq jours après, suivant le conseil donné au roi et aux ducs, les chaînes de fer que l'on tendait dans chaque rue pendant la nuit furent enlevées et transportées au bois de Vincennes. Une ordonnance royale enjoignit aussi, sous peine de mort, à tous les habitants, de porter leurs armes soit au Palais, soit au Louvre; et il s'en trouva une si grande quantité, qu'il y en avait, disait-on, assez pour armer huit cent mille hommes. Puis le roi, voulant pouvoir entrer librement dans la ville et en sortir avec autant de gens qu'il lui plairait, sans avoir rien à craindre des Parisiens, fit abattre l'ancienne porte de Saint-Antoine, et achever le château fort [116] que son père avait commencé dans le même faubourg; il fit, en outre, construire, près du Louvre, une tour solide que venaient baigner les eaux de la Seine.
Le second samedi de ce mois, l'auguste duchesse d'Orléans [117] arriva à Paris; par ses douces paroles et ses instantes prières, elle essaya de calmer le courroux du roi et des princes. Mais le temps de la miséricorde n'était pas encore venu; tout ce qu'elle put obtenir, ce fut que l'on différât jusqu'à la semaine suivante l'exécution de sept malfaiteurs que l'on conduisait au supplice. Le même jour, le recteur de l'université de Paris, accompagné des docteurs et des maîtres les plus distingués, alla trouver le roi, le suppliant humblement de suivre l'exemple de ses prédécesseurs, qui, dans tous leurs actes, avaient préféré la clémence à toutes les vertus; de sorte qu'on pouvait leur appliquer cet éloge: Les rois d'Israel sont cléments. Je ne rapporterai pas tout au long cette harangue; je dirai seulement que l'orateur fit valoir beaucoup de raisons pour fléchir le cœur du roi et obtenir que dans sa bonté il épargnât le sang des bourgeois, lui remontrant par beaucoup d'exemples, que l'emportement aveugle d'une populace inconsidérée ne devait pas tourner au détriment des gens de bien.
Quand l'orateur eut fini de parler, le duc de Berry, oncle du roi, répondit en ces termes: «Il appartient à un roi de punir les coupables et les perturbateurs de la paix publique; et puisque la rébellion a éclaté si publiquement, il est constant que tous ont mérité la mort et la confiscation de leurs biens. Cependant le roi, notre sire, n'ignore pas que tous n'ont point trempé dans ce qui s'est fait, et qu'il y en a beaucoup qui ont désapprouvé les attentats commis envers la majesté royale. Aussi, ne voulant pas faire retomber sur tous le crime des coupables, ni confondre les bons avec les méchants, il a résolu de mettre des bornes à son courroux et de se montrer aussi humain que possible, en ne punissant que les principaux auteurs de la révolte, afin qu'ils servent d'exemple aux autres.»
Pendant les deux semaines suivantes, plusieurs complices de la sédition furent décapités, à différents jours, par sentence du prévôt de Paris. De ce nombre était un bourgeois très-considéré, nommé Nicolas Flamand, qui jadis, au temps du roi Jean, avait pris part au meurtre du maréchal de monseigneur le dauphin Charles. A cette nouvelle, deux des prisonniers, tremblant comme s'ils allaient être frappés par l'influence d'un astre malin, se dérobèrent, par une mort volontaire, à la honte du supplice.
Ceux qui, par leurs fonctions, avaient entrée au conseil du roi et des princes, et qui étaient initiés aux secrets ressorts de la politique, m'ont assuré qu'au milieu de toutes ces exécutions et de l'embarras des affaires, on agita pendant quelque temps la question des subsides. On savait bien qu'ils avaient été établis récemment pour subvenir aux besoins de la guerre et pour réparer les maisons royales, et que depuis le temps du feu roi Charles jusqu'à ce jour ils avaient été payés, contrairement aux anciens usages, sans le consentement du peuple. Néanmoins quelques-uns proposaient non-seulement de les rétablir, mais encore d'en faire un pur domaine du roi et d'en confier l'administration à des juges royaux. D'autres, plus clairvoyants, jugeant de l'avenir par le passé, craignirent que cette innovation inouïe ne fît éclater dans le royaume une rébellion générale; ils conseillèrent de ne point s'écarter de la voie ordinaire; on se rendit enfin à leur avis. En vertu d'une décision prise de l'assentiment de tous, l'impôt fut publié dans les carrefours de la ville, par la voix du héraut et à son de trompe; il fut annoncé qu'on payerait aux exacteurs royaux la gabelle, douze deniers par livre sur la vente de toutes les marchandises, et le quart pour chaque mesure de vin vendu en détail. Ainsi, le peuple fut réduit à subir le joug onéreux qu'il avait jusque-là refusé insolemment de porter.
Depuis longtemps les Parisiens renouvelaient par voie d'élection et choisissaient parmi les notables le prévôt et les échevins chargés de régler les différends qui s'élevaient à l'occasion des marchandises entre les bourgeois ou les marchands étrangers. Ce privilége fut entièrement supprimé, le dernier jour du mois, par décision des conseillers du roi, et l'on décréta que la charge de prévôt serait confiée à un magistrat nommé par le roi et non plus par les bourgeois. Il y avait encore des confréries, formées en l'honneur de quelques saints et dans le but d'enrichir certaines chapelles; les membres de ces confréries avaient coutume de se réunir pour faire ensemble joyeuse chère. On crut que ces réunions pouvaient être l'occasion de complots dangereux, et on les suspendit jusqu'à ce qu'il plût au roi d'en ordonner autrement.
Le même jour, une sentence fut portée contre douze criminels complices de la sédition; avec eux on condamna à la peine de mort messire Jean des Marets, et l'on ordonna qu'il serait placé sur la charrette plus haut que les autres, afin d'être mieux vu de tout le monde. Il n'avait pu obtenir la permission de se défendre, quoiqu'il eût réclamé plusieurs fois le privilége des gens d'église et demandé instamment à être envoyé devant l'Ordinaire. Pendant presque toute une année il avait servi de médiateur entre le roi et les Parisiens; il avait souvent modéré la fureur du peuple et arrêté ses excès en l'empêchant de lâcher la bride à sa cruauté. Il remontrait toujours aux factieux que c'était s'exposer à une mort presque certaine que de provoquer la colère du roi et des princes. Mais, cédant aux prières de cette multitude rebelle et turbulente, au lieu de quitter Paris, comme avaient fait les autres personnes de sa profession, il y était resté, et se jetant trop hardiment au milieu des orages de la discorde civile, il avait donné le conseil de prendre les armes et de défendre la ville; ce qu'il savait bien déplaire au roi et aux grands. Cette offense, disait-on, avait été la cause de sa mort. Ainsi, cet homme, qui pendant soixante-dix années d'une vie honorable avait secondé par sa prudence les rois et les princes dans le gouvernement de l'État, fit voir par son exemple qu'on ne doit pas se croire solidement établi parce qu'on jouit d'une grande considération à la cour; la fortune, l'accablant de ses rigueurs, l'entraîna dans l'abîme et le fit périr d'une mort ignominieuse.
J'arrive à la fin de ce récit. Plus de cent criminels ayant expié leurs offenses par un châtiment semblable, le ressentiment du roi et des seigneurs se calma, et le 1er mars, jour où l'année précédente avait commencé la sédition, ils résolurent d'accomplir de la manière suivante les vengeances qui leur restaient encore à exercer. Sous une tente magnifique et spacieuse, élevée sur les degrés du Palais, le roi prit place avec ses oncles et une foule d'illustres chevaliers. Les bourgeois, suivant l'ordre qu'ils en avaient reçu, se réunirent, en aussi grand nombre qu'ils purent, dans la cour du Palais. On voyait parmi eux les femmes dont les maris étaient en prison; les vêtements en désordre, les cheveux épars et les mains tendues vers le roi, elles implorèrent sa miséricorde avec des cris et des larmes. Alors, ainsi qu'il avait été réglé, messire Pierre d'Orgemont, chancelier de France, reprochant aux Parisiens tous leurs attentats anciens et récents, rappela, dans un éloquent discours, comment, sous le règne de Jean, ils avaient souillé la chambre royale du sang de deux nobles seigneurs, et comment cette année même ils avaient indignement massacré les juifs qui vivaient sous la sauvegarde du roi et violé le respect dû à la maison royale; puis, réprouvant leur emportement téméraire et exagérant leurs crimes, il exposa les peines qu'ils avaient méritées et maudit publiquement leurs trahisons. Tels furent les griefs qu'il développa dans un long discours. Plusieurs des assistants, frappés d'épouvante, crurent que ce tonnerre de paroles finirait par attirer sur eux les éclats de la foudre. Mais les oncles et le frère du roi se jetant humblement à ses pieds, demandèrent et obtinrent qu'au lieu d'une condamnation criminelle on prononçât une condamnation civile.
Cela fait, messire d'Orgemont harangua de nouveau le peuple: «Sachez tous, dit-il, que le roi ne veut pas abuser de tout son pouvoir, mais qu'il aime mieux gouverner ses sujets avec clémence. Cédant aux prières de messeigneurs les ducs, et se réglant sur l'autorité divine, qui fait grâce aux coupables même les plus indignes de pardon, il vous remet la peine de mort pour toutes vos révoltes et tous vos attentats. Il daigne effacer de son cœur tout ressentiment. Mais si vous retombez dans les mêmes fautes, il n'y aura plus de grâce pour vous.»
L'assemblée s'étant séparée, on mit tous les prisonniers en liberté, après leur avoir fait payer toutefois une forte amende, qui égalait la valeur de tous leurs biens; encore leur disait-on lorsqu'ils sortaient de prison: «Vous devez remercier le roi de ce qu'il vous accorde la vie en échange de biens si fragiles.» Pareille exaction fut imposée à tous les bourgeois qui avaient été pendant la révolte centeniers, soixanteniers, cinquanteniers ou dizeniers, ou qui étaient fort riches; on envoya chez eux les gens du roi, qui, en s'emparant d'objets précieux et en pillant leur mobilier, les forcèrent de se soumettre à la taxe. Ruinés par cette amende, qui était au-dessus de leurs moyens, ils se virent dépouillés de leurs patrimoines, de leurs héritages et de tout leur avoir, et furent enfin réduits à la plus affreuse misère. Les intendants du trésor royal m'ont assuré qu'il n'entra pas le tiers de ces sommes immenses dans les coffres du roi, et que le reste fut abandonné aux capitaines pour payer les services des gens de guerre. Mais les capitaines gardèrent tout pour eux, et leur cupidité fut cause que leurs soldats continuèrent à exercer des brigandages en sortant de Paris.
RÉVOLTE DES TUCHINS.
1384.
Après la victoire remportée par le roi et ses oncles sur la bourgeoisie de Flandre et de Paris, la réaction féodale ne connut plus de bornes; les exactions redoublèrent; les impôts furent augmentés, les monnaies altérées. Le sort des classes populaires devint intolérable. Les serfs, les ouvriers, les paysans, se soulevèrent dans une grande partie de la France sous le nom de Tuchins; une partie émigra, et se retira dans le Hainaut et le pays de Liége; les autres furent massacrés.
1. Récit du Religieux de Saint-Denis.
(Traduction de M. Bellaguet).
La confirmation de la trêve entre les rois de France et d'Angleterre garantit pendant toute cette année le repos de la France sur terre et sur mer. Parmi le peu d'événements mémorables qui eurent lieu, je mentionnerai le voyage du duc de Berri. Mandé au mois de mai par un message apostolique, il prit congé du roi de France, et se dirigea vers Avignon par l'Auvergne et le Poitou. Il résolut de s'arrêter quelque temps dans ces provinces pour réprimer un soulèvement inouï du petit peuple, dont la fureur indomptable opprimait le pays. Des bandes nombreuses de misérables, qu'on appelait Tuchins, à cause de leur vie désordonnée, avaient tout à coup surgi comme une nuée de vers, et s'étaient montrés sur tous les points de la contrée. Laissant là les travaux des métiers et la culture des terres, ils s'étaient réunis et engagés par des serments terribles à ne plus courber la tête sous le poids des subsides, mais à maintenir leurs anciennes franchises et à essayer de secouer par la force ce joug accablant. Bientôt voyant leur nombre s'accroître de jour en jour, ils se portèrent à de plus coupables excès. Comme poussés par le démon et agités d'une rage forcenée, ils se déclarèrent les ennemis des gens d'église, des nobles et des marchands. Tantôt ils les attaquaient ouvertement, tantôt ils leur dressaient des embûches; après les avoir dépouillés de tous leurs biens, ils leur crevaient les yeux, leur coupaient quelque membre ou les pendaient sans pitié. Puis, se répandant de tous côtés par troupes avec une fureur aveugle, ils mettaient le feu aux maisons de campagne et les réduisaient en cendres, si l'on ne se rachetait à prix d'argent. Partout on leur faisait un bon accueil pour se soustraire à la mort; mais la plupart du temps ils violaient l'hospitalité et le droit des gens, respecté même par les barbares, et dépouillaient en se retirant ceux qui les avaient traités généreusement.
Le récit des cruautés de ces brigands sema la crainte et l'horreur dans les pays d'alentour. Aussi, toutes les fois qu'un marchand se mettait en route, il cherchait à les éviter en se rendant à sa destination par des chemins détournés; ou bien il passait au milieu d'eux, déguisé en paysan ou à la faveur d'un vêtement grossier, se conformant à leurs manières pour échapper à là mort. Les Tuchins, voulant prévenir toute surprise, se donnèrent pour chef un écervelé nommé Pierre de la Bruyère. Cet homme brutal fit aussitôt choix d'infâmes agents, et leur prescrivit de ne point recevoir dans leur compagnie, mais de tuer sur-le-champ tous ceux qui, se mêlant à leurs bandes ou passant au milieu d'eux, n'auraient point des mains rudes et calleuses et montreraient trop d'urbanité et de politesse dans leurs manières, leur extérieur ou leur langage.
Tous jurèrent d'exécuter cet ordre cruel. Ils égorgèrent nombre de gens dont on n'a point conservé le nom. Je puis cependant citer d'après des témoins dignes de foi un illustre écuyer nommé Jean Patrick, Écossais d'origine, envoyé au roi d'Aragon [118]; ils s'emparèrent de sa personne, et dans leur rage forcenée ils le firent périr d'une mort affreuse, en le couronnant d'un trépied de fer rouge. Ils saisirent un jour un religieux de l'ordre de la Sainte-Trinité, et trouvant sous les habits de paysan dont il s'était couvert une croix en signe de sa profession, ils l'attachèrent à un arbre et lui traversèrent le corps avec une broche en fer. Un autre jour ils arrêtèrent un prêtre qui se rendait en cour de Rome; par haine et par mépris pour sa dignité ecclésiastique, ils lui coupèrent l'extrémité des doigts, lui arrachèrent la peau de la tonsure et finirent par le brûler vif. Telles et plus révoltantes encore étaient les atrocités qu'ils commettaient. Il n'y avait personne qui ne regardât ces brigands comme indignes de vivre et qui ne les crût incapables de résister; car, au lieu de ne former qu'un seul corps, ils marchaient par bandes, séparés les uns des autres, et n'avaient pour s'abandonner à leur cruauté que de vieux arcs, de mauvaises épées toutes couvertes de rouille et des bâtons de chêne. Cependant, la crainte qu'inspirait leur nombre empêcha qu'on ne prit les armes contre eux, jusqu'à l'arrivée du duc de Berri.
Ce prince, ayant appris avec horreur les crimes de ces misérables, joignit aux troupes qu'il avait amenées avec lui tout ce qu'il put réunir de gens de guerre, et leur ordonna de tomber sur ces exécrables assassins, sur ces transgresseurs des lois divines et humaines, dignes de toute la vengeance du ciel, et de les exterminer impitoyablement sans en épargner aucun. Dès que les Tuchins connurent les ordres du duc, leur folle présomption les abandonna; toute leur ardeur et tout leur courage s'évanouirent. Ils étaient au nombre de plusieurs milliers; mais, n'obéissant à aucune discipline, ils ne soutinrent point le premier choc des assaillants, et quand ils virent leurs adversaires venir à eux l'épée nue et la lance baissée, ils furent comme frappés par l'influence d'un astre malin et cherchèrent leur salut dans la fuite. On les poursuivit sans relâche pendant plusieurs jours; on se livra contre eux aux transports d'une fureur presque aveugle, et on en fit un grand carnage; les Français ne daignèrent recevoir à merci aucun de ces scélérats. Ils furent tous à la fin pendus, noyés ou passés au fil de l'épée. C'est ainsi que ce ramas de brigands fut annéanti et subit le juste châtiment de ses crimes. Toujours, en effet, une mauvaise fin termine les entreprises commencées sous de funestes auspices [119].
2. Récit de Juvénal des Ursins.
L'an mille trois cens quatre-vingt et quatre, les trefves qui avoient esté pourparlées entre les ducs de Berry et de Lenclastre à Calais, furent derechef publiées et par terre et par mer, et assez conpetemment gardées.
Et délibéra le duc de Berry d'aller visiter le pape en Avignon. Et en y allant, il vint nouvelles audit duc que les païsans, laboureurs, et gens mécaniques en Auvergne, Poictou et Limosin, se mettoient sus, et tenoient les champs, et faisoient maux innumérables, et firent un capitaine nommé Pierre de Bruyères. Et quand ils trouvoient nobles gens, ou bourgeois, ils mettoient tout à mort, et les tuoient. Ils rencontrèrent un bien vaillant homme d'armes et noble d'Escosse, et luy mirent un bacinet tout ardent sur la teste, et piteusement le firent mourir. Ils prindrent un prestre, et luy coupèrent les doigts de la main, luy escorchèrent la couronne, et puis le boutèrent en un feu, et le bruslèrent. Ils trouvèrent un Hospitalier, et le prindrent, et pendirent à un arbre par les aisselles, et le transpercèrent de glaives, viretons et sagettes, et ainsi mourut. Et ne sçauroit-on songer, dire, ni penser maux qu'ils ne fissent, et les plus grandes cruautés et inhumanités que oncques furent faites. Et pour ce le duc de Berry assembla des nobles et des gens de guerre, dont il fina [120] assez aisément, et sceut où lesdites communes estoient. Et à un matin frappa sur eux, et ne firent guères de résistance, et légèrement furent desconfits, et grande foison en y eut de tués sur le champ, et de prins, lesquels furent tous pendus. Et les autres se mirent en fuite, et retournèrent à leurs maisons labourer, comme ils faisoient paravant, et furent délaissés, et leur fut tout pardonné. Et de cet exploit fut le duc de Berry moult loué et recommandé, et s'en alla outre vers le pape. Lequel quand il sceut sa venue, il envoya des gens de son palais et serviteurs, et si envoyèrent tous les cardinaux, et fut grandement et honorablement receu par le pape, lequel le festoya, et fit festoyer en plusieurs et diverses manières.
MARIAGE DE CHARLES VI.
1385.
Le Religieux de Saint-Denis, traduit par M. Bellaguet.
Les grands du royaume, considérant que le roi était dans toute la force de la jeunesse et qu'il n'avait pas encore contracté mariage, voulurent assurer un héritier légitime à la couronne; ils tinrent conseil avec ses oncles et les princes du sang royal, afin de lui trouver une épouse digne de son rang. Il y eut désaccord dans les opinions, et l'assemblée se partagea entre trois avis. Le duc de Bourgogne, Philippe, cherchant à prouver que son bien aimé neveu pouvait s'unir sans déroger à la fille du duc Étienne de Bavière, exaltait par un pompeux éloge la noblesse des princes bavarois. D'autres, reprochant à ces princes d'avoir naguère abandonné l'Église, soutenaient que la famille des ducs d'Autriche était plus puissante et plus considérée. D'autres, enfin, estimant plus que tous les avantages les nombreux services que les ducs de Lorraine avaient rendus aux rois de France dans leurs guerres, au risque même de leur vie, et la fidélité qu'ils avaient jusque-là gardée aux Français, conseillaient au roi de choisir la fille du duc Jean, alors régnant. Cependant, à la fin ils s'en remirent d'un commun accord au bon plaisir du roi pour terminer cette contestation, et envoyèrent dans les États des trois ducs un peintre très-habile, pour faire le portrait des trois jeunes princesses. Ces portraits furent présentés au roi, qui choisit madame Isabelle de Bavière, âgée de quatorze ans, la trouvant très-supérieure aux autres en grâce et en beauté.
On envoya donc les chevaliers demander au père de la jeune princesse la main de sa fille, que le roi de France voulait associer à sa haute fortune et dont il espérait obtenir ce que les hommes ont de plus cher au monde, des enfants. Le duc devait savoir, ajoutaient les ambassadeurs, qu'elle ne manquerait pas de richesses et qu'elle partagerait un trône glorieux; il ne devait pas regretter d'unir son sang et sa race à ceux d'un si grand roi. Telles furent les considérations qu'ils exposèrent dans un long discours. Le duc accueillit leurs paroles avec de grands témoignages de joie et de reconnaissance, ne se croyant pas digne d'un tel honneur. Il confia sans plus tarder sa fille chérie à leur fidélité. Les envoyés offrirent à la princesse les cadeaux de fiançailles, la firent révêtir, comme il convenait à une reine, d'une robe magnifique toute en soie brodée d'or, et la conduisirent jusqu'à Amiens, dans un char couvert, avec un brillant cortége d'hommes et de femmes.
Le roi, charmé de la nouvelle de son arrivée, partit le 10 juillet, passa par Saint-Denis, où, suivant la coutume de ses prédécesseurs, il adressa ses prières au patron particulier de la France, et se rendit à Amiens en toute diligence. Il y épousa la princesse, et le même jour [121] le mariage fut célébré, à la grande satisfaction des Français. Il serait peut-être fastidieux, et contraire à la brièveté dont je me suis fait une loi, de raconter en détail toute la magnificence de cette fête; les hérauts et les bouffons en ont, je pense, assez parlé. Je dirai cependant qu'il n'y manqua rien de ce qui convenait à la majesté royale. Le roi s'en alla trois jours après, et laissa la reine à la garde de la duchesse d'Orléans et du comte d'Eu, qui tous deux étaient d'un âge mûr.
PROJET DE DÉBARQUEMENT EN ANGLETERRE.
1386.
Comme toutes les guerres du moyen âge, la guerre de Cent Ans présente souvent de longues trêves qui succèdent à des périodes de guerre active. Depuis la mort de du Guesclin et de Charles V, les hostilités avaient été suspendues, les deux rois étant occupés l'un et l'autre à apaiser les révoltes qui avaient éclaté dans leurs États. Après la victoire de Rosebèque la guerre recommença. Les Anglais débarquèrent en Flandre, et prirent Dunkerque (1383). Charles VI marcha contre eux à la tête d'une nombreuse armée, qu'on fut obligé de licencier, faute de pouvoir la nourrir. Enfin, en 1386, les conseillers de Charles VI adoptèrent le projet du connétable de Clisson, qui était de débarquer en Angleterre et d'aller faire la guerre aux Anglais sur leur territoire.
Le Religieux de Saint-Denis,
traduit par M. Bellaguet.
Les Français se disposent à passer en Angleterre.
Justement irrité des attaques des Anglais, et ne pouvant plus contenir son ressentiment, le roi tint conseil avec les officiers du Palais et les grands de l'État pour aviser aux mesures à prendre; on résolut unanimement de passer en Angleterre. Un puissant motif poussait le roi à cette expédition. Il jugeait à propos que les Anglais, qui s'étaient depuis si longtemps habitués à descendre en France, tremblassent à leur tour pour leurs propres foyers et fussent retenus chez eux, en voyant que les Français pouvaient et osaient aussi traverser la mer. Il voulait leur apprendre qu'au lieu d'être toujours les agresseurs, ils devaient quelquefois s'attendre à être eux-mêmes attaqués. Songeant que le trésor royal était alors épuisé, et qu'ayant augmenté le nombre des gens de guerre, il avait besoin d'une grosse somme d'argent pour les payer, il en demanda une partie aux prélats à titre de prêt, et décida, avec le consentement des princes, que pour le reste on taxerait tous les habitants du royaume suivant leurs ressources et leurs moyens. Afin de grossir encore le nombre des troupes déjà réunies, il chargea le duc de Berri, son oncle, d'aller faire des levées en Aquitaine. Ce prince s'empressa d'exécuter les ordres du roi, et revint vers la fin de juillet avec une armée si considérable, qu'on l'estimait capable d'exterminer plusieurs nations barbares.
Le roi partagea ses troupes en trois corps, et en confia la conduite à des hommes habiles et expérimentés. Il envoya le connétable messire Olivier de Clisson en Bretagne, l'amiral messire Jean de Vienne en Normandie, et messire de Saimpy en Picardie, pour défendre les côtes, repousser l'ennemi du rivage, et l'empêcher de ravager le pays. Il leur enjoignit aussi de faire de tous côtés de nouvelles recrues, de réunir dans ces provinces une flotte suffisante, et de se rendre en toute hâte à l'Écluse, le meilleur et le plus renommé de tous les ports de l'univers. Enfin, il fit venir d'habiles architectes et charpentiers, qu'il chargea de couper les plus beaux arbres des forêts de Normandie, pour y prendre tous les matériaux nécessaires, et construire une grande ville en bois, formée de poutres assemblées et close de tous côtés, de telle sorte qu'on pût la dresser sur le rivage d'Angleterre et qu'elle offrit un abri sûr à son armée.
La négligence des Français retarde l'expédition d'Angleterre.
Le roi désirait faire la revue de ses troupes; mais d'autres occupations l'avaient forcé de différer son départ jusqu'au 5 août. Il maria d'abord, à Saint-Ouen près de Paris, madame Catherine, sa sœur, âgée de neuf ans seulement, à monseigneur Jean, fils du duc de Berri: il avait obtenu pour ce mariage une dispense apostolique, les deux époux étant parents au deuxième degré. Deux jours après les fêtes brillantes qui célébrèrent cette union, il se rendit à l'église royale de Saint-Denis, y entendit la messe, baisa dévotement les saintes reliques des martyrs, et repartit le même jour. Il visita à loisir Senlis, Amiens et d'autres villes de la Picardie, et arriva enfin à Arras vers la mi-septembre. Ceux qui avaient fait le recensement des gens de guerre se rendirent aussitôt auprès de lui, et lui dirent qu'ils avaient trouvé réunis de toutes les parties du royaume, conformément à ses ordres, huit mille chevaliers et écuyers armés de pied en cap, ainsi qu'un nombre infini d'arbalétriers, de gens de pied, de valets d'armée et de troupes légères, et qu'ils brûlaient tous du désir de passer le détroit.
Déjà une flotte de plus de neuf cents voiles avait été rassemblée à L'Écluse, ce port fameux d'où partent tant de vaisseaux pour toutes les contrées du monde. La plupart des bâtiments étaient de longs navires à éperon et à deux voiles; il y en avait d'autres plus larges, destinés au transport des chevaux, qu'on embarquait par une ouverture pratiquée sur la poupe. Les plus grands, qu'on appelait dromones, devaient recevoir les provisions de toutes espèces et les machines de guerre. Tout ayant été réglé suivant le rang et les besoins des personnes, chacun s'occupa avec d'autant plus d'activité à hâter les préparatifs et à munir les vaisseaux des choses nécessaires, qu'il était plus impatient de signaler sa vaillance.
Tout le monde savait que l'entreprise était pleine de hasards et de périls. Aussi, les prélats décidèrent d'un commun accord que partout des prédicateurs engageraient les habitants du royaume à réformer leur conduite, à expier dignement leurs fautes et à mériter, par de pieuses processions et par des messes solennelles, la protection de celui qui pouvait mener à bonne fin l'expédition. Au milieu de ces actes de dévotion, les membres du clergé allaient d'église en église, portant les insignes de la milice spirituelle et demandant au Seigneur avec de ferventes prières de se montrer favorable aux Français. On crut que le Dieu de miséricorde avait exaucé leurs vœux. En effet, le beau temps et le calme de la mer, qui durèrent pendant trois mois, promettaient aux troupes une heureuse traversée. Mais toutes les fois que les principaux chefs engageaient le roi à partir en lui disant: «Sire, pourquoi retarder l'entreprise? on s'est toujours repenti d'avoir différé, quand on était prêt à agir,» il répondait, d'après le conseil de quelques seigneurs, qu'il désirait vivement mettre à la voile, et qu'il n'attendait que l'arrivée de son oncle le duc de Berri. Il regardait comme peu convenable de prendre quelque résolution sans en conférer avec lui. Il lui envoya à Paris message sur message pour le prier de venir le joindre en toute hâte avec ses troupes. Il ajoutait toujours à la fin de ses lettres: «Souvent le succès des grandes entreprises dépend d'un seul instant. Les vents sont favorables; la mer, toujours orageuse pendant la saison d'hiver, nous promet en ce moment une heureuse navigation. Vous connaissez d'ailleurs l'inconstance ordinaire des flots.» Mais lorsque les messagers revenaient au camp, ils répondaient à toutes nos questions sur l'état des choses que le duc ne cherchait qu'à traîner le temps en longueur. Il engageait toujours le roi à vivre dans les plaisirs et sans nul souci, ajoutant qu'on n'avait pas suffisamment délibéré au sujet de la traversée, et qu'une fois arrivé auprès de lui, il terminerait l'affaire autrement qu'on ne pensait.
Dès ce moment l'ardeur des Français commença à se refroidir. Mécontents de tous ces retards, et ne recevant point de paye, ils prirent ce prétexte pour exercer toutes sortes de brigandages dans la Flandre, le Vermandois et la Picardie; les paysans fuyaient partout devant eux comme devant des ennemis. Les églises même n'étaient pas épargnées, et l'on ne trouvait plus de prêtres pour célébrer l'office divin ou administrer les sacrements. Au début de la campagne, les provisions de blé avaient paru plus que suffisantes pour les besoins de l'armée. Les soldats s'imaginèrent qu'il en serait toujours ainsi; ne gardant plus aucune mesure, ils abusèrent de l'abondance où ils se trouvaient, et dissipèrent follement leurs ressources. Bientôt les vivres commencèrent à manquer dans le camp; on eut à souffrir de la famine, et après avoir épuisé tout ce qui se trouvait dans les environs, l'armée, qui avait déjà gagné L'Écluse, fut forcée par la disette de rentrer dans l'intérieur du royaume.
Les Français abandonnent honteusement le port de L'Écluse.
Je reviens à l'expédition du roi. Les hommes sages dont je partageais l'avis, songeant aux funestes effets des retards de monseigneur le duc de Berri ainsi qu'à l'inconstance du temps, annonçaient hautement que l'entreprise aurait une fin peu glorieuse: on en eut bientôt la preuve. Le duc revint enfin au sentiment de son devoir, et après des refus longtemps prolongés, il se présenta devant le roi le 14 octobre. Le jour de son arrivée se passa en entretiens et en actes de courtoisie; mais dès le lendemain les éléments, qui semblaient irrités de ses lenteurs, comme on le disait généralement, cessèrent d'offrir ce calme favorable qui avait régné jusqu'alors et qui promettait une heureuse navigation. L'aspect du ciel changea tout à coup; d'épaisses ténèbres se répandirent de toutes parts, et la mer devint orageuse. Le vent du midi, celui du nord et le terrible vent de l'ouest soufflant avec violence bouleversèrent les vagues. Plusieurs fois, pendant ce mois d'octobre, les flots agités par la tempête s'élevèrent en montagnes, arrachèrent du rivage un grand nombre de vaisseaux, et les brisant l'un contre l'autre, les mirent en pièces ou détruisirent tous leurs agrès. Lorsque le vent venait à s'apaiser, l'eau tombait du ciel avec abondance, comme si Dieu eût voulu inonder la terre d'un déluge nouveau; les torrents de pluie étaient tels, que les vivres et les vêtements des gens de guerre se pourrissaient, et qu'on ne trouvait pas hors des vaisseaux un lieu où l'on pût mettre à l'abri les bagages les plus nécessaires.
Tous ces contre-temps excitaient un mécontentement général. On rassembla les gens de mer et on leur demanda ce qu'il y avait à faire; ils déclarèrent tous formellement que la traversée était impossible. Le roi voulut s'en assurer par lui-même. Un jour que le temps était calme, il s'embarqua tout armé avec ses oncles sur le vaisseau royal; mais le vent ne leur permit pas de s'avancer en mer à plus de deux milles, et les repoussa, malgré les efforts des matelots, vers le rivage qu'ils venaient de quitter. Voyant donc que le temps s'écoulait sans aucun résultat, le roi fit donner à ses troupes, par le héraut, l'ordre du retour. A cette nouvelle les uns furent remplis de joie, les autres déplorèrent l'inutilité de leurs préparatifs; cette diversité de sentiments était un effet naturel de la différence des mœurs, des âges, des conditions et des goûts qui régnaient dans l'armée; d'autres, enfin, trouvant qu'ils n'étaient pas assez payés de leurs peines, rentrèrent en France pour y exercer leurs brigandages. Ce fut alors que le roi fit présent au duc de Bourgogne de cette immense ville en bois qu'il destinait, ainsi qu'il a été dit, à servir d'abri à ses soldats. Le duc la fit dresser sous les murs de L'Écluse, pour y loger les ouvriers employés à la construction des machines de siége et des engins de guerre.
Le roi, qui se voyait avec grand déplaisir frustré dans ses espérances, laissa en partant, d'après le conseil des barons, quelques gens de guerre pour décharger la flotte et la mettre en lieu de sûreté le plus tôt possible. Mais l'ennemi ne leur donna pas le temps d'exécuter ces ordres. Dès que le calme de la mer permit aux Anglais de mettre à la voile, ils fondirent sur les Français, et les mirent en fuite. Ils brûlèrent ou emmenèrent dans leurs ports la plus grande partie de la flotte, enlevèrent les provisions, et trouvèrent deux mille tonneaux pleins de vin, qui suffirent pour longtemps aux besoins de l'Angleterre.
MAJORITÉ ET CARACTÈRE DE CHARLES VI.
1388.
Le Religieux de Saint-Denis,
traduit par M. Bellaguet.
Ce fut en l'an de grâce mille trois cent quatre-vingt-huit que le roi Charles, entrant dans sa vingt et unième année, commença à régner seul et à diriger par lui-même les affaires, à la satisfaction de tous ses sujets, qui adressaient au ciel de ferventes prières pour qu'il passât vertueusement de l'adolescence à l'âge viril, et que toutes ses actions tournassent à la confusion des ennemis, à l'avantage et à l'honneur du royaume. Au dire des gens de savoir et d'expérience, les qualités bonnes ou mauvaises de ce prince méritaient déjà d'être signalées à la postérité. Je me suis donc chargé d'en conserver le souvenir, sans entrer cependant dans tous les détails, ce qui n'est pas nécessaire. Je pense qu'il suffira de décrire sommairement son extérieur et son caractère.
Je commencerai par son extérieur. Sa taille, sans être trop grande, surpassait la taille moyenne; il avait des membres robustes, une large poitrine, un teint clair, les joues couvertes d'une barbe naissante, des yeux vifs; son nez n'était ni trop long ni trop court. L'ensemble de sa figure était embelli par une chevelure assez blonde, que dans l'âge mûr il avait coutume de ramener du sommet de la tête sur le front, parce qu'il n'aimait pas à laisser voir qu'il était chauve. Aux grâces de sa personne se joignait une grande force de corps, et la nature semblait lui avoir prodigué ses dons d'une main généreuse. On remarquait en lui toutes les heureuses dispositions de la jeunesse: fort adroit à tirer de l'arc et à lancer le javelot, passionné pour la guerre, bon cavalier, il témoignait une impatiente ardeur toutes les fois que les ennemis le provoquaient par leurs attaques. Enfin, il montrait, de l'aveu de tous, une rare habileté dans tous les exercices militaires. Il se distinguait par une telle affabilité, qu'en abordant les moindres gens il les saluait avec bienveillance et les appelait par leur nom. Il entrait de lui-même en conversation avec ceux qui voulaient arriver jusqu'à lui ou qui le rencontraient en quelque lieu que ce fût, et ne refusait pas d'écouter ceux qui demandaient à l'entretenir; aussi, tant qu'il vécut, se fit-il aimer de tout le monde.
Il n'oubliait jamais les services ou les offenses qu'il avait reçus; mais il n'était pas naturellement enclin à la colère, et ce n'était pas sans de graves motifs qu'il se laissait aller à des injures et à des reproches. Son langage était plein de douceur et d'aménité; il accueillait avec bonté les ambassadeurs qui lui étaient envoyés et les comblait de riches présents: il en agit toujours ainsi. Il se fit remarquer dès ses premières années par sa libéralité; plus tard sa munificence dépassa les bornes de la modération, au point de faire dire qu'il ne gardait rien pour lui que le pouvoir de donner. Néanmoins il ne se montra point avide du bien d'autrui; il respectait les propriétés des églises et n'attentait pas, comme font les prodigues, à la fortune de ses sujets.
Quelques taches cependant ternissaient l'éclat de ces qualités et méritaient d'autant plus le blâme que sa naissance était plus illustre. Les appétits charnels auxquels il se livrait, dit-on, contrairement aux devoirs du mariage, ne lui permettaient pas de douter qu'il n'eût hérité de la malédiction qui avait frappé le premier homme et sa race perverse. Toutefois, il ne fut jamais pour personne un objet de scandale; jamais il n'usa de violence; jamais il ne porta le déshonneur dans une famille. On lui reprochait aussi de ne point se conformer aux usages de ses ancêtres, et de n'avoir pris que rarement et avec répugnance les ornements royaux, c'est-à-dire le manteau et la robe traînante; il s'habillait d'étoffes de soie, qui ne le distinguaient pas des gens de sa cour, et se déguisait tantôt en Bohême, tantôt en Allemand; il se mêlait aussi trop souvent aux tournois et autres jeux militaires, dont ses prédécesseurs s'abstenaient dès qu'ils avaient reçu l'onction sainte. A une certaine époque de sa vie il fut attaqué d'une maladie étrange et incurable, qui le priva souvent de la raison, et qui couvrait son intelligence d'épaisses ténèbres. Mais quand il revenait à lui, il ne faisait rien avec précipitation et prenait en toutes choses l'avis de son conseil.
ENTRÉE DE LA REINE ISABEAU A PARIS.
22 août 1389.
Charles VI avait épousé en 1385 Isabeau de Bavière; mais la reine ne fit son entrée solennelle à Paris qu'en 1389. Ce fut l'occasion de fêtes magnifiques. Froissart se trouvait alors à Paris: «J'entendis à écrire et registrer, dit-il, tout ce que je vis et ouï dire de vérité que advenu étoit à la fête, à l'entrée et venue à Paris de la reine Isabel de France, dont l'ordonnance ainsi s'ensuit.»
Chroniques de Froissart.
De la noble fête qui fut faite à Paris à l'entrée et venue de la roine Isabel de France, femme au roi Charles le Bien-aimé, et aussi des joutes qui y furent faites, et des présents de ceux de Paris.
Le dimanche vingtième jour du mois d'août, qui fut en l'an de grâce de Notre-Seigneur mil trois cent quatre-vingt et neuf, avoit tant de peuple dedans Paris et dehors que merveilles étoit du voir; et ce dimanche, à heure de relevée, fut l'assemblée faite en la ville de Saint-Denis des hautes et nobles dames de France qui la roine devoient accompagner, et des seigneurs qui les litières de la roine et des dames devoient adextrer. Et étoient des bourgeois de Paris douze cents, tous à cheval et sur les champs, rangés d'une part du chemin et de l'autre part, parés et vêtus tous d'un parement de gonnes de baudequin vert et vermeil. Et entra la roine Jeanne, et sa fille la duchesse d'Orléans, premièrement en Paris, ainsi que une heure après nonne, en litière couverte, bien accompagnées de seigneurs, et passèrent parmi la grand rue Saint-Denis, et vinrent au palais; et là les attendoit le roi. Et pour ce jour ces deux dames n'allèrent plus avant.
Or, se mirent la roine de France et les autres dames au chemin; la duchesse de Berry, la duchesse de Bourgogne, la duchesse de Touraine, la duchesse de Bar, la comtesse de Nevers, la dame de Coucy, et toutes les dames et damoiselles, et par ordonnance; et avoient toutes leurs litières pareilles, si richement aournées que rien n'y failloit. Mais la duchesse de Touraine n'avoit point de litière, pour li différer des autres, ains étoit sur un palefroi très-richement aourné; et chevauchoit d'un lès et tout le pas, et n'alloient les chevaux qui les litières menoient, et les seigneurs qui les adextroient, que le petit pas.
La litière de la roine de France étoit adextrée du duc de Touraine et du duc de Bourbon au premier chef; et étoient six seigneurs qui tenoient à la litière de la roine de France. Je vous ai nommé les premiers. Secondement, et au milieu, tenoient et adextroient la litière, le duc de Berry et le duc de Bourgogne; et à la litière derrière, messire Pierre de Navarre et le comte d'Ostrevan. Et je vous dis que la litière de la roine étoit très-riche, et bien aournée, et toute découverte.
Après venoit, sur un palefroi très-bien et richement paré et aourné, et sans litière, la duchesse de Berry; et étoit adextrée et menée du comte de la Marche et du comte de Nevers, et alloient tout souef le pas, et aussi faisoient ceux qui conduisoient les litières.
Après venoient, en litière toute découverte, madame de Bourgogne et Marguerite de Hainaut, comtesse de Nevers, sa fille; et étoit la litière menée et adextrée de messire Henri de Bar et du comte de Namur le jeune, nommé messire Guillaume.
Après venoit, en litière toute découverte, derrière, madame d'Orléans. Car encore étoit la duchesse d'Orléans sur un palefroi très-bien et richement paré devant la duchesse de Bar et sa fille, fille au seigneur de Coucy; et menoient ma dite dame d'Orléans messire Jaquemart de Bourbon et messire Philippe d'Artois.
Après venoient les autres dames dessus nommées, la duchesse de Bar et sa fille; et étoient adextrées de messire Charles de la Breth et du seigneur de Coucy.
Des autres dames et damoiselles qui venoient derrière, sur chars couverts et sur palefrois, n'est-il nulle mention, et des chevaliers qui les suivoient. Et vous dis que sergents d'armes et officiers du roi étoient tous embesognés à faire voie et rompre la presse et les gens, tant y avoit grand peuple sur les rues, que il sembloit que tout le monde fût là mandé.
A la première porte de Saint-Denis, ainsi que on entre dedans Paris, et que on dit à la Bastide, y avoit un ciel tout estellé, et dedans ce ciel jeunes enfants appareillés et mis en ordonnance d'anges, lesquels enfants chantoient moult mélodieusement et doucement. Et avec tout ce il y avoit une image de Notre-Dame qui tenoit par figure un petit enfant, lequel enfant s'ébattoit par soi à un moulinet fait d'une grosse noix; et étoit haut le ciel, et armoyé très-richement des armes de France et de Bavière, à un soleil d'or resplendissant et donnant ses rais. Et cil soleil d'or rayant étoit la devise du roi et pour la fête des joutes. Lesquelles choses la roine de France et les dames, en passant entre et dessous la porte, virent moult volontiers; et aussi firent toutes gens qui par là passèrent.
Après ce vu, la roine de France et les dames vinrent tout le petit pas devant la fontaine en la rue Saint-Denis, laquelle étoit toute couverte et parée sur un drap de fin azur, peint et semé de fleurs de lis d'or, et les piliers qui environnoient la fontaine armoyés des armes de plusieurs hauts et notables seigneurs du royaume de France; et donnoit cette fontaine, par ses conduits, claret et piment très-bon, et par grands rieus; et avoit là autour de la fontaine jeunes filles très-richement ornées, et sur leurs chefs, chapeaux d'or bons et riches, lesquelles chantoient très-mélodieusement. Douce chose et plaisante étoit à l'ouïr! Et tenoient en leurs mains hanaps [122] d'or et coupes d'or; et offroient et donnoient à boire à tous ceux qui boire vouloient. Et en passant devant elles la roine de France s'arrêta, et les regarda moult volontiers, et se réjouit de l'ordonnance; et aussi firent toutes les autres dames, et damoiselles; et tous ceux et celles qui les virent.
Après, dessous le moutier de la Trinité, sur la rue, avoit un escharfaut, et sur l'escharfaut un chastel, et là au long de l'escharfaut étoit ordonné le pas du roi Saladin, et tous faits de personnages, les chrétiens d'une part et les Sarrasins d'autre part; et là étoient, par personnages, tous les seigneurs de nom qui jadis au pas Saladin furent, et armoyés de leurs armes ainsi que pour le temps de adonc ils s'armoient; et un petit en sus d'eux, étoit, par personnage, le roi de France, et entour de lui douze pairs de France, et tous armoyés de leurs armes. Et quand la roine de France fut amenée si avant en sa litière que devant l'escharfaut où ces ordonnances étoient, le roi Richard se départit de ses compagnons et s'en vint au roi de France, et demanda congé pour aller assaillir les Sarrasins, et le roi lui donna. Ce congé pris, le roi Richard s'en retourna devers ses douze compagnons, et lors se mirent en ordonnance et allèrent incontinent assaillir le roi Saladin et ses Sarrasins, et là y eut par ébattement grand bataille, et dura une bonne espace; et tout ce fut vu moult volontiers.
Et puis passèrent outre, et vinrent à la seconde porte de Saint-Denis; et là y avoit un chastel ordonné, si comme à la première porte, et un ciel nu et tout estellé très-richement, et Dieu, par figure, séant en sa majesté, le Père, le Fils et le Saint-Esprit; et là, dedans ce ciel, jeunes enfants de chœur, lesquels chantoient moult doucement, en formes d'anges; laquelle chose on véoit et oyoit moult volontiers. Et à ce que la roine passât de dans sa litière dessous, la porte de paradis s'ouvrit, et deux anges issirent hors, en eux avalant; et tenoient en leurs mains une très-riche couronne d'or garnie de pierres précieuses; et la mirent les deux anges et l'assirent moult doucement sur le chef de la roine, en chantant tels vers:
Dame enclose entre fleurs de lis,
Roine êtes-vous de Paris,
De France et de tout le pays,
Nous en rallons en paradis.
Après trouvèrent les seigneurs et les dames, devant la chapelle Saint-Jacques, un escharfaut fait et ordonné très-richement, séant à dextre, ainsi comme ils y alloient et étoient, le dit escharfaut couvert de drap de haute lice, et encourtiné à manière d'une chambre; et dedans cette chambre avoient hommes qui sonnoient une orgue moult doucement. Et sachez que toute la grand rue Saint-Denis étoit couverte à ciel de draps camelots et de soie, si richement comme si on eût les draps pour néant ou que on fût en Alexandrie ou à Damas.
Et je, auteur de ce livre, qui fus présent à toutes ces choses, quand j'en vis si grand foison, je me merveillai où l'on en avoit tant pris; et toutes les maisons, à deux côtés de la grand rue Saint-Denis jusques en Châtelet, voire jusques au grand pont de Paris, étoient parées et vêtues de drap de haute lice de diverses histoires, dont grand plaisance et oubliance étoit au voir. Et ainsi tout le petit pas s'en vinrent les dames en leurs litières, et les seigneurs qui les menoient, jusques à la porte du Châtelet de Paris; et là s'arrêtèrent pour voir autres belles ordonnances que ils trouvèrent devant la porte.
A la porte du Châtelet de Paris avoit un chastel ouvré et charpenté de bois et de guérites, faites aussi fortes que pour durer quarante ans; et là avoit à chacun des créneaux un homme d'armes armé de toutes pièces, et sur le chastel un lit paré et ordonné, et encourtiné aussi richement de toutes choses comme pour la chambre du roi. Et étoit appelé ce lit le lit de justice, et là, en ce lit, par figure et par personnage, gisoit madame sainte Anne.
Au plain de ce chastel, qui étoit contenant grande espace, avoit une garenne et grand foison de ramée, et dedans la ramée grand foison de lièvres, de connils et d'oisillons qui voloient hors et y revoloient à sauf garant, pour la doute du peuple qu'ils véoient. Et de ce bois et ramée, du côté où les dames vinrent, issit un grand blanc cerf devers le lit de justice. D'autre part, issirent hors du bois et de la ramée un lion et un aigle faits très-proprement: et approchoient fièrement ce cerf et le lit de justice. Lors issirent hors du bois et de la ramée jeunes pucelles, environ douze, très-richement parées en chapelets d'or, tenant épées toutes nues en leurs mains, et se mirent entre le cerf et l'aigle et le lion, et montrèrent que à l'épée elles vouloient garder le cerf et le lit de justice. Laquelle ordonnance la roine et les dames et les seigneurs virent moult volontiers; et puis passèrent outre en approchant le grand pont de Paris, lequel étoit couvert et paré si richement que rien on n'y sçût ni pût amender, et couvert d'un ciel estellé, et de vert et de vermeil samis. Et jusques à l'église Notre-Dame étoient les rues parées; et quand les dames eurent passé le grand pont de Paris, en approchant la grand église Notre-Dame, il étoit jà tard; car les chevaux et ceux qui les dames menoient en les litières n'alloient ni avoient allé, depuis qu'ils départirent de Saint-Denis, que le petit pas.
Le grand pont de Paris étoit tout au long couvert et estellé de vert et de blanc cendal; et avant que la roine de France, les dames ni les seigneurs entrassent dedans l'église Notre-Dame, elle trouva sur son chemin autres jeux qui grandement lui vinrent à plaisance. Et aussi firent-ils à tous ceux et celles qui les virent, et je vous dirai que ce fut.
Bien un mois devant la venue de la roine en Paris, un maître engigneur d'appertise, et de la nation de Gennève, sus la haute tour de l'église Notre-Dame de Paris, et tout au plus haut, avoit attaché une corde, laquelle corde comprenoit moult loin et par dessus les maisons, et s'en venoit tout haut, et étoit attachée sur la plus haute maison du pont Saint-Michel; et ainsi comme la roine et les autres dames passoient et étoient en la grand rue Notre-Dame, cil maître, pour ce qu'il étoit tard, portant deux cierges ardents en ses mains, issit hors de son escharfaut, lequel étoit fait sur la haute tour de Notre-Dame, et s'assit sus celle; et tout chantant, sus la corde, il s'en vint au long de la grand rue; dont cils et celles qui le véoient s'émerveilloient comment ce se pouvoit faire; et cil toujours portant les deux cierges allumés, lesquels on pouvoit voir tout au long de Paris, et au dehors de Paris deux ou trois lieues loin, moult fit d'appertises tant, que la légèreté de lui et ses œuvres furent moult prisées.
En devant l'église Notre-Dame, en la place, l'évêque de Paris étoit revêtu des armes Notre-Seigneur, et tout le collége aussi, où moult avoit grand clergé; et là descendit la roine; et la mirent jus et hors de sa litière les quatre ducs qui là étoient: Berry, Bourgogne, Touraine et Bourbon. Et pareillement toutes les autres dames furent mises hors de leurs litières, et celles qui à cheval étoient jus de leurs palefrois; et par ordonnance elles entrèrent en l'église, l'évêque et le clergé devant, qui chantoient haut et clair à la louange de Dieu et de la Vierge Marie.
La roine de France fut adextrée et menée parmi l'église et le chœur jusques au grand autel; et là se mit à genoux et fit les oraisons, ainsi que bon lui sembla, et donna et offrit à la trésorerie de Notre-Dame quatre draps d'or, et la belle couronne que les anges lui avoient posée sur le chef à la porte de Paris, en entrant, si comme il est ici-dessus contenu; et tantôt furent appareillés messire Jean de la Rivière et messire Jean le Mercier, qui lui en baillèrent une plus riche assez que celle ne fut, et lui assirent sur le chef l'évêque de Paris et les quatre ducs dessus nommés.
Tout ce fait, on se mit au retour parmi l'église, et furent la roine et les dames remises sur leurs litières comme devant; et là avoit plus de cinq cents cierges ardents, car il étoit jà tard. Si furent en tel arroi amenées au palais de Paris, où le roi étoit, et la roine Jeanne, et la duchesse d'Orléans, sa fille, qui là les attendoient. Et là descendirent les dames jus de leurs litières, et furent menées, chacune à son ordonnance, en chambres parties; mais les seigneurs retournèrent à leurs hôtels après les danses.
A l'endemain, le lundi, donna le roi à dîner, en le palais de Paris, aux dames, dont il y avoit très-grand foison. Et à heure de haute messe la roine de France fut adextrée et amenée des quatre ducs dessus nommés en la Sainte-Chapelle du palais; et fut à la messe sacrée et enointe, ainsi comme roine de France le doit être; et fit l'office de la dite messe l'archevêque de Rouen, qui pour lors s'appeloit messire Guillaume de Viane.
Après la messe, qui fut bien chantée et solennellement, le roi de France et la roine retournèrent en leurs chambres, et toutes les dames aussi qui chambres en le palais avoient. Assez tôt après le retour de la messe, le roi et la roine de France entrèrent en la salle, et toutes les dames.
Vous devez savoir que la grand table de marbre, qui continuellement est au palais, ni point ne se bouge, étoit renforcée d'une grosse planche de chêne épaisse de quatre pols, laquelle table étoit couverte pour dîner sus. En sus de la grand table, encontre un des piliers, étoit le dressoir du roi, grand, bel et bien paré, couvert et orné de vaisselle d'or et d'argent, et bien convoité de plusieurs qui ce jour le virent. Devant la table du roi, tout au long descendant, avoit une baille de gros merrien par raison à trois entrées; et là étoient sergents d'armes, huissiers du roi et massiers moult grand foison qui les entrées gardoient, à la fin que nul n'y entrât si il n'étoit ordonné pour servir à table. Car vous devez savoir, et vérité fut, que en la dite salle avoit si grand peuple et telle presse de gens que on ne se pouvoit retourner, fors à grand peine. Menestrels étoient là à grand foison, qui ouvroient de leurs métiers de ce que chacun savoit faire. Le roi, prélats et dames lavèrent. L'on s'assit à table, et fut l'assiette telle. Pour la haute table du roi, l'évêque de Noyon faisoit le chef, et puis l'évêque de Langres, et puis de lès le roi l'archevêque de Rouen, et puis le roi de France qui séoit en un surcot tout couvert de vermeil velvet fourré d'hermine, la couronne d'or très-riche sur son chef. Après le roi, un petit en sus, séoit la roine de France, couronnée aussi de couronne d'or moult riche. Après la roine séoit le roi d'Arménie, et puis la duchesse de Berry, et puis la duchesse de Bourgogne, et puis la duchesse de Touraine, et puis madame de Nevers, et puis mademoiselle Bonne de Bar, et puis la dame de Coucy, et puis mademoiselle Marie de Harecourt. Plus n'en y avoit à la haute table du roi, fors encore tout dessous, la dame de Sully, femme à messire Gui de la Trémouille.
A deux autres tables, tout environ le palais, séoient plus de cinq cents damoiselles: mais la presse y étoit si grande, que à peine ne les put-on servir. Des mets qui étoient grands et notables, ne vous ai-je que faire de tenir compte; mais je vous parlerai des entremets qui y furent, qui si bien étoient ordonnés que on ne pourroit mieux; et eût été pour le roi et pour les dames très-grand plaisance à voir, si cils qui entrepris avoient à jouer pussent avoir joué.
Au milieu du palais avoit un chastel ouvré et charpenté en carrure de quarante pieds de haut et de vingt pieds de long et de vingt pieds d'aile; et avoit quatre tours sur les quatre quartiers, et une tour plus haute assez au milieu du chastel; et étoit figuré le chastel pour la cité de Troie la grande, et la tour du milieu pour le palais de Ilion. Et là étoient en pennons les armes des Troyens, telles que du roi Priam, du preux Hector son fils et de ses autres enfants, et aussi des rois et des princes qui enclos furent en Troie avecques eux. Et alloit ce chastel sur quatre roues, qui tournoient par dedans moult subtilement. Et vinrent ce château requerre et assaillir autres gens d'un lès qui étoient en un pavillon, lequel pareillement alloit sur roues couvertement et subtilement, car on ne véoit rien du mouvement; et là étoient les armoiries des rois de Grèce et d'ailleurs, qui mirent le siége jadis devant Troie. Encore y avoit, si comme en leur aide, une nef très-proprement faite, où bien pouvoient être cent hommes d'armes; et tout par l'art et engin des roues se mouvoient ces trois choses, le chastel, la nef et le pavillon. Et eut de ceux de la nef et du pavillon grand assaut d'un lès à ceux du chastel, et de ceux du chastel aux dessus dits grand défense. Mais l'ébattement ne put longuement durer, pour la cause de la grand presse de gens qui l'environnoient. Et là eut des gens par la chaleur échauffés, et par presse moult mésaisés. Et fut une table séant au lès devers l'huis de parlement, où grand foison de dames et damoiselles étoient assises, de force ruée par terre; et convint les dames et damoiselles qui y séoient, soudainement et sans arroi lever, par l'échauffement de la presse et de la grand chaleur qui étoit au palais. La roine de France fut sur le point d'être moult mésaisée; et convint une verrière rompre qui étoit derrière li, pour avoir vent et air. La dame de Coucy fut pareillement trop fort mésaisée. Le roi de France s'aperçut bien de cette affaire; si commanda à cesser. On cessa; et furent les tables levées et abattues soudainement, pour les dames et damoiselles être au large. On se délivra de donner vin et épices. Et se retraït chacun et chacune, tantôt que le roi et la roine furent retraits en leurs chambres. Aucunes dames demeurèrent au palais, et aucunes s'en retournèrent en leurs hôtels en la ville, pour être mieux à leur aise; car elles avoient été de chaleur et de presse trop fort grevées. La dame de Coucy retourna à son hôtel, et là se tint jusques sur le tard.
Sur le point de cinq heures, la roine de France, accompagnée des duchesses dessus nommées, se départit du palais de Paris, et s'en vint en sa litière découverte parmi les rues au plus long, et les dames aussi en leurs litières et sur leurs palefrois, et vinrent à l'hôtel du roi que on dit Saint-Pol sur Seine. En la compagnie de la roine et des dames avoit plus de mille chevaux. Et le roi de France entra en un batel sur Seine au palais, et se fit anavier parmi la rivière jusques à Saint-Pol; auquel hôtel de Saint-Pol, pourquoi qu'il soit grand assez et bien amanandé, on avoit fait faire en la cour, qui contient grand place, ainsi que on entre ens par la porte de Seine, et charpenté une très-haute salle, laquelle étoit toute couverte de draps écrus de Normandie, lesquels draps on avoit fait venir de plusieurs lieux; et les parois étoient parées et couvertes à l'environ de draps de haute lice d'étranges histoires, lesquelles on véoit moult volontiers; et dedans cette salle donna le roi à souper aux dames; mais la roine demeura en ses chambres, et là soupa; et point ne se montra cette nuit. Et les autres dames, le roi et les seigneurs dansèrent et s'ébattirent toute la nuit jusque sur le point du jour, que les fêtes cessèrent; et retournèrent chacun en son lieu pour dormir et reposer, car bien étoit heure.
Or, vous vueil parler des dons et des présents que les Parisiens firent le mardi, devant dîner, à la roine de France et à la duchesse de Touraine, qui nouvellement étoit venue en France et issue hors de Lombardie, car elle étoit fille au seigneur de Milan; et l'avoit en cet an même épousée le duc Louis de Touraine; et encore n'avoit la jeune dame, qui s'appeloit Valentine, entré en la cité de Paris quand elle y entra premièrement en la compagnie de la roine de France; si lui devoient les bourgeois de Paris, par raison, sa bienvenue.
Vous devez savoir que le mardi, sur le point de douze heures, vinrent les bourgeois de Paris, environ quarante, tous des plus notables, vêtus d'un drap tout pareil, à l'hôtel du roi à Saint-Pol, et apportèrent ce présent qu'ils firent à la roine tout au long de Paris. Et étoit le présent en une litière très-richement ouvrée; et portoient la litière deux forts hommes, ordonnés et appareillés très-proprement comme hommes sauvages, et étoit la litière couverte d'un ciel fait d'un délié crêpe de soie, par quoi tout parmi on pouvoit bien voir les joyaux qui sur la litière étoient. Eux venus à Saint-Pol, ils se adressèrent premièrement devers la chambre du roi, qui étoit tout ouverte et appareillée pour eux recevoir; car on savoit jà bien leur venue, et toujours est bien venu qui apporte. Et mirent les bourgeois qui le présent firent la litière jus sur deux tréteaux emmi la chambre, et se agenouillèrent devant le roi, en disant ainsi: «Très-cher sire et noble roi, vos bourgeois de Paris vous présentent, au joyeux avénement de votre règne, tous ces joyaux qui sont sur cette litière.»—«Grands mercis, répondit le roi, bonnes gens! ils sont beaux et riches.» Donc se levèrent les bourgeois et se retraïrent arrière; ce fait, prirent congé, et le roi leur donna. Quand ils furent partis, le roi dit à messire Guillaume des Bordes et à Montagu, qui étoient de lès lui: «Allons voir de plus près les présents quels ils sont.»
Ils vinrent jusques à la litière, et regardèrent sus.
Or, vueil-je dire tout ce qui sur la litière étoit, et dont on avoit fait présent au roi. Premièrement, il y avoit quatre pots d'or, quatre trempoirs d'or et six plats d'or. Et pesoient toutes ces vaisselles cent et cinquante marcs d'or.
Pareillement autres bourgeois de Paris, très-richement parés et vêtus tous d'un drap, vinrent devers la roine de France, et lui firent présent sur une litière qui fut apportée en sa chambre, et recommandèrent la cité et les hommes de Paris à li; auquel présent avoit une nef d'or, deux grands flacons d'or, deux drageoirs d'or, deux salières d'or, six pots d'or, six trempoirs d'or, douze lampes d'argent, deux douzaines d'écuelles d'argent, six grands plats d'argent, deux bassins d'argent; et y eut en somme pour trois cents marcs, que d'or que d'argent. Et fut ce présent apporté en la chambre de la roine en une litière, si comme ici-dessus est dit, par deux hommes, lesquels étoient figurés, l'un en la forme d'un ours, et l'autre en la forme d'une licorne.
Le tiers présent fut apporté semblablement en la chambre de la duchesse de Touraine par deux hommes figurés en la forme de Maures, noircis les viaires, et bien richement vêtus, touailles blanches enveloppées parmi leurs chefs, comme si ce fussent Sarrasins ou Tartares. Et étoit la litière belle et riche, et couverte d'un délié couvrechef de soie comme les autres, et aconvoyée et adextrée de douze bourgeois de Paris vêtus moult richement et tous d'un parement, lesquels firent le présent à la duchesse dessus dite; auquel présent avoit une nef d'or, un grand pot d'or, deux drageoirs d'or, deux grands plats d'or, deux salières d'or, six pots d'argent, six plats d'argent, deux douzaines d'écuelles d'argent, deux douzaines de salières d'argent, deux douzaines de tasses d'argent; et y avait en somme, que d'or que d'argent, de deux cents marcs. Le présent réjouit grandement la duchesse de Touraine; et ce fut raison, car il étoit beau et riche; et remercia grandement et sagement ceux qui présenté l'avoient, et la bonne ville de Paris de qui le profit venoit.
Ainsi en ce jour, qui fut nommé mardi, furent faits, donnés et présentés au roi, à la roine, et à la duchesse de Touraine, ces trois présents. Or, considérez la grand valeur des présents et aussi la puissance des Parisiens; car il me fut dit, je auteur de cette histoire, qui tous les présents vis, que ils avoient coûté plus de soixante mille couronnes d'or.
Ces présents faits et présentés, il fut heure d'aller dîner; mais ce jour, le roi, les dames et les seigneurs dînèrent en chambre pour plus légèrement avoir fait; car sur le point de trois heures, après dîner, l'on se devoit traire au champ de Sainte-Catherine, et là étoit l'appareil fait et ordonné très-grand pour jouter, de loges et de hourds ouvrés et charpentés pour la roine et les dames. Or, vous vueil nommer par ordonnance les chevaliers qui étoient dedans, et s'appeloient les chevaliers du Soleil d'or. Et quoique ce fût pour ces jours la devise du roi, si étoit le roi de ceux de dehors, et jouta comme les autres à forain, pour conquerre le prix par armes. Il en pouvoit avoir l'aventure. Et étoient les chevaliers eux trente.
Tout premier le duc de Berry, secondement le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon, le comte de la Marche, messire Jaquemart de Bourbon son frère, messire Guillaume de Namur, messire Olivier de Cliçon, connétable de France, messire Jean de Vienne, messire Jaquemes de Vienne, seigneur de Pagny, messire Guy de la Trémouille, messire Guillaume son frère, messire Philippe de Bar, le seigneur de Rochefort, le seigneur de Rais, le seigneur de Beaumanoir, messire Jean de Barbançon dit l'Ardenois, le Hazle de Flandre, le seigneur de Courcy, Normand, messire Jean des Barres, le seigneur de Nantouillet, le seigneur de Rochefoucault, le seigneur de Garancières, messire Jean Harpedane, le baron d'Ivery, messire Guillaume Marciel, messire Regnault de Roye, messire Geoffroy de Charny, messire Charles de Hangiers, et messire Guillaume de Lignac.
Tous ces chevaliers étoient armés et parés, en leurs targes, du rai du soleil; et furent, sur le point de trois heures après dîner, en la place de Sainte-Catherine; et jà étoient venues les dames, la roine de France toute première. Et fut amenée jusque là en un char couvert si riche que pour le corps de li; et les autres dames et duchesses, chacune en très grand arroi. Et montèrent et entrèrent ens ès escharfauts qui ordonnés étoient pour elles.
Après vint le roi de France tout appareillé pour jouter, lequel métier il faisoit moult volontiers; et quand il entra sur le champ, vous devez savoir que il étoit bien accompagné et arréé de ce que à lui appartenoit. Si commencèrent les joutes et les ébattements grands et roides, car grand foison de seigneurs y avoit de tous pays. Et vous dis que messire Guillaume de Hainaut, comte d'Ostrevan, jouta moult bien; et aussi firent les chevaliers qui avec lui venus étoient: le sire de Gommegnies, messire Jean d'Audregnies, le sire de Chautain, messire Ancel de Trassegnies, et messire Cliquart de Heremes. Tous le firent bien, à la louange des dames. Et aussi jouta moult bien le duc d'Irlande, qui pour ces jours se tenoit en France de lès le roi, car il y avoit été mandé. Aussi jouta moult bien un chevalier allemand, dessus le Rhin, qui s'appeloit messire Servais de Mirande.
Si furent ces joutes fortes et roides et bien joutées. Mais il y avoit tant de chevaliers que à peine se pouvoient-ils assener de plein coup; et la foule des chevaux et la poudrière y étoit si très-grande, que ce les grevoit et empêchoit par espécial trop grandement. Le sire de Coucy s'y porta grandement bien. Si durèrent les joutes fortes et roides jusques à la nuit que on se déportoit, et furent les dames menées à leurs hôtels. La roine de France, en son arroi, fut ramenée à Saint-Pol; et là fut le souper des dames si très-grand, si très-bel et si bien étoffé de toutes choses, que peine seroit du recorder; et durèrent les fêtes et les danses jusques à soleil levant; et eut le prix des joutes, pour le mieux joutant de tous et qui le plus avoit continué, de ceux de dehors, par l'assentiment et jugement des dames et des héraults, le roi de France; et de ceux de dedans le Hazle de Flandre, frère bâtard à la duchesse de Bourgogne. Et pour ce que les chevaliers se plaignoient de la grand poudrière qu'il avoit fait le jour des joutes, et disoient les aucuns que leurs faits en avoient été perdus, le roi ordonna que on y pourvût. Si furent pris plus de deux cents porteurs d'eau qui arrosèrent la place ce mercredi, et amoindrirent grandement la poudrière; mais, nonobstant les porteurs d'eau, encore y en eut-il assez.
Ce mercredi, arriva à Paris le comte de Saint-Pol qui venoit tout droit hors d'Angleterre, et s'étoit moult hâté pour être à cette fête; et avoit laissé derrière, en Angleterre, Jean de Chasteaumorant pour rapporter la charte de la trêve par mer. Si fut le comte de Saint-Pol le très-bien venu du roi et de tous les seigneurs; et étoit à cette fête, et de lès la roine de France, sa femme, qui fut moult réjouie de sa venue.
Le mercredi, après dîner, se traïrent trente écuyers qui attendant étoient sur le champ où on avoit jouté le mardi; et là vinrent les dames en grand arroi, si comme elles étoient venues le jour devant; et montèrent sur les hourds qui ordonnés et appareillés pour elles étoient. Si commencèrent les joutes fortes et roides, qui furent bien joutées et continuées jusques à la nuit, que on se départit et retourna aux hôtels. Et fut le souper des dames à Saint-Pol, qui fut grand, et bel, et bien étoffé; et là fut donné le prix, par l'assentiment et jugement des dames et des héraults; et l'eut un écuyer de Hainaut qui se nommoit Jean de Floyen, venu en la compagnie du comte d'Ostrevan; et de ceux de dedans, l'eut un écuyer du duc de Bourgogne qui s'appeloit Damp Jean de Pobières.
Encore de rechef, le jeudi ensuivant, joutèrent chevaliers et écuyers tous ensemble; et furent les joutes roides, fortes et bien joutées; car chacun se prenoit de bien faire. Et durèrent jusques à la nuit. Et fut le souper des dames et des damoiselles à Saint-Pol. Et là fut donné le prix des joutes; et l'eut pour ceux de dehors messire Charles des Armoies, et de ceux de dedans, un écuyer de la roine de France que on appeloit Kouk.
Le vendredi, donna le roi de France à dîner à toutes les dames et damoiselles. Et fut le dîner grand, bel et bien étoffé; et advint que, sur le défaillement du dîner, le roi séant à table, la duchesse de Berry, la duchesse de Bourgogne, la duchesse de Touraine, la comtesse de Saint-Pol, la dame de Coucy, et grand foison de dames, entrèrent en la salle, qui étoit ample et large, et qui faite étoit nouvellement pour la fête, deux chevaliers montés aux chevaux armés de toutes pièces pour la joute, et les lances en leurs mains. L'un fut messire Regnault de Roye, et l'autre messire Boucicaut le jeune; et là joutèrent fortement et roidement. Tantôt vinrent autres chevaliers: messire Regnault de Trye, messire Guillaume de Namur, messire Charles des Armoies, le sire de Garencières, le sire de Nantouillet, l'Ardenois de Doustenène, et plusieurs autres; et joutèrent là bien par l'espace de deux heures devant le roi et les dames. Et quand ils se furent assez esbanoiés, ils s'en retournèrent à leurs hôtels.
Ce vendredi, prirent congé au roi et à la roine les dames et damoiselles qui retourner vouloient en leurs lieux, et aussi les seigneurs qui partir vouloient. Le roi de France et la roine, au congé prendre, remercièrent grandement tous ceux et celles qui à eux parloient, et qui à la fête venus et venues étoient.
ASSASSINAT DU CONNÉTABLE DE CLISSON.
1392.
Pierre de Craon, dit Froissart, était un chevalier de France, de la nation d'Anjou et de Bretagne, et moult gentilhomme et de noble extraction. Il se mit d'abord au service du duc d'Anjou; mais, s'il faut ajouter foi aux accusations des contemporains, il se montra serviteur déloyal, et il profita de la mort du prince pour dérober une partie de ses trésors. Puis il vint à Paris, où il fut favorablement accueilli, à l'hôtel Saint-Paul, par le roi Charles VI et par le duc de Touraine [123]. Il devint le compagnon inséparable de ce dernier et le confident de ses nombreuses amours. Ce fut pour les avoir divulguées, suivant Froissart, et peut-être aussi parce que Clisson, le connétable, avait découvert ses intrigues secrètes avec le duc de Bretagne, qu'il fut exclu tout à coup du service et de l'hôtel du roi [124].
Honteux et irrité de l'affront qu'il avait reçu, il quitta Paris, et se retira auprès du duc de Bretagne, son parent. Celui-ci haïssait mortellement le connétable. Il entretint donc le chevalier offensé dans des idées de vengeance; et il arrêta sans doute avec lui le plan de l'audacieux attentat que Froissart va raconter.
1o Récit de Froissart.
Comment messire Pierre de Craon, par haine et mauvais aguet, battit messire Olivier de Cliçon, dont le roi et ses consaulx furent moult courroucés.
Vous avez bien ici-dessus ouï parler et proposer comment messire Pierre de Craon, lequel étoit un chevalier en France de grand lignage et affaire, fut éloigné de l'amour et grâce du roi de France et du duc de Touraine, son frère, et par quelle achoison. Si cause y avoit d'avoir courroucé si avant le roi et son frère, ce fut mal fait. Et si avez bien ouï recorder comment il étoit venu en Bretagne de lès le duc, et lui avoit dit et conté toutes ses meschéances; le duc y avoit entendu par cause de lignage et de pitié, et lui avoit ainsi dit que Olivier de Cliçon lui avoit tout promu et brassé ce contraire:
Or, peuvent aucuns supposer que de ce il l'avoit informé et enflammé, pour tant que sur le dit connétable il avoit très-grand haine, et ne le savoit comment honnir ni détruire; et messire Pierre de Craon étant de lès le duc de Bretagne, souvent ils parloient ensemble et devisoient de messire Olivier de Cliçon, comment ni par quelle manière ils le mettroient à mort; car bien disoient que s'il étoit occis par quelque voie que ce fût, nul n'en feroit guerre ni contrevengeance. Et trop se repentoit le duc de Bretagne qu'il ne l'avoit occis, quand il le tint à son aise au chastel de l'Ermine de lès Nantes. Et voulsist bien que du sien il lui eût coûté cent mille francs et il le tînt à sa volonté.
Ce messire Pierre de Craon, qui se tenoit de lès le duc et considéroit ses paroles, et comment mortellement il héoit Cliçon, proposa une merveilleuse imagination en soi-même, car par les apparences se jugent les choses. Il s'avisa, comment que ce fût, que il mettroit à mort le connétable, et n'entendroit jamais à autre chose, si l'auroit occis de sa main ou fait occire; et puis on traiteroit de la paix. Il ne doutoit ainsi que néant Jean de Blois, qui avoit sa fille, ni le fils au vicomte de Rohan, qui avoit l'autre; avecques l'aide du duc et de son lignage il se cheviroit bien contre ces deux: car ceux de Blois étoient encore trop fort affoiblis, et si avoit le comte Guy de Blois vendu l'héritage de Blois, qui devoit retourner par succession d'hoirie à ce comte de Paintieuvre, Jean de Blois, et viendroit au duc de Touraine; là lui avoit-il montré petite amour et confidence, et alliance de lignage. Et si ce fait étoit advenu, et Cliçon mort, petit à petit on détruiroit tous les marmousets du roi et du duc de Touraine, c'est à entendre le seigneur de la Rivière, messire Jean le Mercier, Montagu, le Bègue de Vilaines, messire Jean de Beuil et aucuns autres de la chambre du roi, lesquels aidoient à soutenir l'opinion du connétable: car le duc de Berry et le duc de Bourgogne ne les aimoient que un petit, quel semblant qu'ils leur montrassent. Advint que il persévéra en sa mauvaiseté; et tant considéra le dit messire Pierre de Craon ses besognes et subtilla sus, par mauvais argu et l'ennort de l'ennemi qui oncques ne dort, mais veille et réveille les cœurs des mauvais qui à lui s'inclinent, et jeta tout son fait devant ses yeux avant qu'il osât rien entreprendre, en la forme et manière que je vous dirai; et si il eut justement pensé et imaginé les doutes, les périls et meschefs qui par son fait pouvoient venir et descendre, et qui depuis en descendirent, raison et attrempance y eussent eu en son cœur autrement leur lieu que elles ne eurent; mais on dit, et il est vérité, que le grand désir que on a aux choses que elles adviennent éteint le sens, et pour ce sont les vices maîtres, et les vertus violées et corrompues. Car pour ce par espécial que le dit messire Pierre de Craon avoit si grand affection à la destruction du connétable, il s'inclina et accorda de tous points aux consaulx de outrage et de folie; et lui étoit avis, en proposant son fait, mais que sauvement il pût retourner en Bretagne devers le duc, le connétable mort, il n'auroit jamais garde que nul ne le vînt là querre, car le duc le aideroit à délivrer et à se excuser; et au fort, si la puissance du roi de France étoit si grande que il en voulsist faire fait, et le vînt quérir en Bretagne, sur une nuit il se mettroit en un vaissel, et s'en iroit à Bordeaux, à Bayonne ou en Angleterre. Là ne seroit-il point poursuivi, car bien savoit que les Anglois le héoient mortellement, pour les grandes cruautés qu'il leur avoit faites et consenti faire, depuis les jours que il s'étoit tourné François; car au devant il leur avoit fait plusieurs beaux et grands services, si comme ils sont contenus et devisés notoirement ici-dessus en notre histoire.
Messire Pierre de Craon, si comme vous orrez, pour accomplir son désir, avoit de longtemps en soi-même proposé et jeté son fait, et à nullui ne s'en étoit découvert. Je ne puis savoir si oncques il en avoit parlé au duc de Bretagne. Les aucuns supposoient que oil, et les autres non. Mais la cause de la supposition de plusieurs est pour tant que, le délit fait par lui et par ses complices, le plus tôt comme il put et par le plus bref chemin, il s'en retourna en Bretagne, et s'en vint comme à sauf garant et à refuge devers le duc de Bretagne; et outre, en devant le fait, il avoit rendu et vendu ses châteaux et héritages qu'il tenoit en Anjou au duc de Bretagne, et renvoyé au roi de France son hommage; et se feignoit, et disoit qu'il vouloit voyager outre mer. De toutes ces choses je me passerai brièvement, mais je vous éclaircirai le fait; car je, auteur et proposeur de cette histoire, pour les jours que le meschef advint sur le connétable de France messire Olivier de Cliçon, j'étois à Paris. Si en dus par raison bien être informé, selon l'enquête que je fis.
Vous savez, ou devez savoir, que pour ce temps le dit messire Pierre de Craon avoit en la ville de Paris, en la cimetière que on dit Saint-Jean, un très-bel hôtel, ainsi que plusieurs grands seigneurs de France y ont, pour là avoir à leur aise leur retour. Cet hôtel, ainsi comme coutume est, il le faisoit garder par un concierge. Messire Pierre de Craon avoit envoyé, dès le Carême-Prenant, à Paris, au dit hôtel, de ses varlets qui le servoient pour son corps, et par iceux faire l'hôtel pourvoir bien et largement de vins et de pourvéances, de farines, de chairs, de sel, et de toutes choses qui appartiennent à un hôtel. Avec tout ce il avoit écrit au concierge que il lui achetât des armures, cottes de fer, gantelets, coiffettes d'acier et telles choses, pour armer quarante compagnons; et quand il en seroit pourvu, il lui signifiât et il les envoieroit querir, et que tout ce il fit secrètement.
Le concierge, qui nul mal n'y pensoit, et qui vouloit obéir au commandement de son maître, avoit quis, pourvu et acheté toute cette marchandise. Tout ce terme pendant et ces besognes faisant, se tenoit encore en Anjou, en un chastel de son héritage, bel et fort, que on clame Sablé; et envoyoit compagnons forts, hardis et outrageux, une semaine deux, l'autre trois, l'autre quatre, tout secrètement et couvertement à son hôtel à Paris. A leur département il ne leur disoit pas pourquoi c'étoit faire, mais bien leur enditoit: «Vous venus à Paris, tenez-vous des biens de mon hôtel tout aises; et ce qui vous sera métier demandez-le au concierge, vous l'aurez tout prêt; et point ne vous montrez pour chose qui soit. Je vous ensonnierai un jour tout acertes, et vous donnerai bons gages.» Ceux, sur la forme et état qu'il leur disoit, ouvroient et venoient à Paris; et y entroient de nuit ou de matin, car pour lors les portes de Paris nuit et jour étoient ouvertes. Tant s'y amassèrent que ils furent environ quarante compagnons hardis et outrageux. D'autres gens n'avoit le dit messire Pierre que faire; et de ce il y en avoit plusieurs que, si ils eussent sçu pourquoi c'étoit faire, là ils n'y eussent entré; mais de découvrir son secret il se gardoit bien.
Messire Pierre de Craon, environ la Pentecôte en les fêtes, il vint secrètement à Paris et se bouta en son hôtel, non en son état, mais ainsi que les autres y étoient venus. Il manda le varlet qui gardoit la porte: «Je te commande, sur les yeux de ta tête à crever, dit messire Pierre de Craon, quand il fut venu en son hôtel, que tu ne mettes céans homme ni femme, ni laisses issir aussi, si je ne te le commande.» Le varlet obéit, ce fut raison; aussi fit le concierge qui avoit la garde de l'hôtel. La femme du concierge, ses enfants et la chambrière on faisoit tenir en une chambre, sans point issir. Il avoit droit; car si femmes ou enfants fussent allés sur les rues, la venue de messire Pierre eût été sçue, car jeunes enfants et femmes par nature cèlent envis ce que ils voient et que on veut céler. En tel état et arroi que je vous conte, furent-ils là-dedans cet hôtel enclos jusques au jour du Saint-Sacrement. Et avoit tous les jours, ce devez-vous croire et savoir, ce messire Pierre ses espies allant où il les envoyoit, et retournant vers lui, qui épioient sur son fait, et lui rapportoient la vérité de ce que il vouloit savoir. Et n'avoit point encore le dit messire Pierre, jusques à ce jour du Sacrement, vu son heure, dont il s'en ennuyoit bien en soi-même.
Or, advint que, ce jour du Saint-Sacrement, le roi de France, en son hôtel de Saint-Pol à Paris, avoit tenu de tous les barons et seigneurs, qui pour ce jour étoient à Paris, cour ouverte; et fut ce jour le roi en très-grand soulas, et aussi fut la roine et la duchesse de Touraine. Et pour les dames solacier et le jour persévérer en joie, après dîner, dedans le clos de l'hôtel de Saint-Pol [125] à Paris, les jeunes chevaliers et écuyers montés sur coursiers et tous armés pour la joute, la lance au poing, étoient là venus, et avoient jouté fort et roidement; et furent ce jour les joutes moult belles, et volontiers vues du roi, de la roine, des dames et des damoiselles, et ne cessèrent point jusques au soir. Et eut le prix, pour le mieux joutant, parle record des dames, premièrement de la roine de France, de la duchesse de Touraine et des héraults à ce ordonnés du donner et du juger, messire Guillaume de Flandre, comte de Namur. Et donna le roi le souper, à Saint-Pol, à tous les chevaliers qui y vouldrent être. Et après ce souper on dansa et carola jusques à une heure après mienuit. Après ces danses on se départit; et se traït chacun en son logis, ou à son hôtel sans doute et sans guet, l'un ça et l'autre là. Messire Olivier de Cliçon, connétable de France pour lors, se départit tout dernier. Et avoit pris congé au roi et s'en étoit revenu par la chambre du duc de Touraine, et lui avoit demandé: «Monseigneur, demeurez-vous ici, ou si vous retournerez chez Poullain?» Ce Poullain étoit trésorier du duc de Touraine, et demeuroit à la Croix du Tiroy assez près de l'hôtel, au Lion d'argent. Le duc de Touraine lui avoit répondu et dit: «Connétable, je ne sçais encore lequel je ferai du demeurer ou de retourner. Allez-vous en; il est meshui bien heure de partir pour vous.» Donc prit à celle parole le connétable congé au duc de Touraine, en disant: «Monseigneur, Dieu vous doint bonne nuit!» Et se départit sur cet état, et vint en la place devant l'hôtel de Saint-Pol, et trouva ses gens et ses chevaux qui le attendoient. Et tout compté il n'y en avoit que huit et deux torches, lesquelles les varlets allumèrent sitôt que le connétable fut monté; et les torches portées devant lui se mirent au chemin parmi la rue pour entrer en la grand'rue Sainte-Catherine.
Messire Pierre de Craon avoit ce soir si bien épié, que il savoit tout le convenant du connétable, et comment il étoit demeuré derrière, et de ses chevaux qui l'attendoient. Si étoit parti et issu hors de son hôtel, et ses gens tous armés à la couverte, et tous montés sur leurs chevaux, et n'y avoit de ceux de sa route pas six qui sçussent encore quelle chose il avoit en propos de faire. Et étoit venu le dit messire Pierre sur la chaussée au carrefour Sainte-Catherine; et là se tenoit-il et ses gens tous cois, et attendoient le connétable. Sitôt que le connétable fut issu hors de la rue Saint-Pol et tourné au carrefour de la grand rue, et que il s'en venoit tout le pas sur son cheval, les torches sur son lès pour lui éclairer, et jangloit à un écuyer, et disoit: «Je dois demain avoir au dîner chez moi monseigneur de Touraine, le seigneur de Coucy, messire Jean de Vienne, messire Charles d'Hangiers, le baron d'Ivery et plusieurs autres; or, pensez que ils soient tous aisés, et que rien n'y soit épargné.» Ces paroles disant, véez-cy messire Pierre de Craon et sa route qui s'avancent, et premièrement ils entrèrent entre les gens du connétable, qui étoient sans lumière, sans parler, ni sans écrier.
Tout premier on prit les torches, et furent éteintes et jetées contre terre. En les prenant, le connétable avoit parlé tout bas et dit ainsi, pour tant que quand il sentit l'effroi des chevaux qui venoient derrière, il cuidoit que ce fût le duc de Touraine qui s'ébattoit à lui et à ses gens: «Monseigneur, par ma foi, c'est mal fait, mais je vous le pardonne, car vous êtes jeune; si sont tous revaux et jeux en vous.» A ces mots dit messire Pierre de Craon, en tirant son épée hors du feurre: «A mort, à mort, Cliçon! si vous faut mourir!»—«Qui es-tu, dit Cliçon, qui dis telles paroles?»—«Je suis Pierre de Craon, votre ennemi. Vous m'avez tant de fois courroucé, que ci le vous faut amender. Avant! dit-il à ses gens; j'ai celui que je demande et que je veuil avoir.» Et en disant ces paroles, il fiert et lance après lui. Ses gens tirent épées, et lancent après lui. Coups commencent à voler et à croiser sur le connétable, et il, qui étoit tout nu et dépourvu, et ne portoit fors un coutel, espoir de deux pieds de long, trait le coutel et commence à estremir. Ses gens étoient tous nus et dépourvus; si se effrayèrent, et furent tantôt ouverts et épars. Les aucuns des hommes de messire Pierre de Craon demandèrent: «Occirons-nous tous?»—«Oil, dit-il, ceux qui se mettront à défense.» La défense étoit petite, car ils n'étoient que eux huit et sans nulle armure, et tous entendoient au connétable occire et aterrer; ni messire Pierre de Craon ne demandoit autre chose que le connétable mort. Et vous dis, si comme aucuns connurent depuis qui à cet assaut et emprise furent, les plusieurs, quand ils eurent la connoissance que c'étoit le connétable qu'ils assailloient, furent si eshidés que, en férant sur lui ou contre lui, leurs coups n'avoient point de puissance; et aussi ce qu'ils faisoient, il le faisoient paoureusement, car en trahison faisant nul n'est hardi. Le connétable contre les coups se couvroit de son bras, et croisoit de son badelaire en soi défendant vaillamment. Sa défense ne lui eût rien valu, si la grâce de Dieu ne l'eût gardé et défendu. Et toudis se tenoit sur son cheval, et tant qu'il fut féru sur le chef d'une épée à plein coup moult vaillamment, duquel coup il versa jus de son cheval, droit à l'encontre de l'huis d'un fournier, qui jà était découché pour ordonner ses besognes et faire son pain et cuire, et au devant il avoit ouï les chevaux fretiller sur la chaussée, et plusieurs des paroles qui y furent dites; et avoit le dit fournier un petit entr'ouvert son huis, dont trop bien en prit et chéy au seigneur de Cliçon de ce que l'huis étoit entr'ouvert; car au cheoir que il fit contre l'huis il s'ouvrit, et le connétable chéy du chef par dedans la maison. Ceux qui étoient à cheval ne purent férir dedans, car l'huis n'étoit pas trop haut ni trop large, et si faisoient leur fait paoureusement. Vous devez savoir, et vérité est, que Dieu fit adonc grand grâce au connétable; car si il fût aussi bien chéy dehors l'huis, comme il fit par dedans, ou que l'huis eût été fermé, il étoit mort, et l'eussent tout défroissé et pietellé de leurs chevaux; mais ils n'osèrent descendre. De ce coup du chef duquel il étoit chéy, cuidèrent bien les plusieurs, messire Pierre de Craon et ceux qui sur lui féru avoient, que du moins ils lui eussent donné le coup de la mort. Si dit messire Pierre de Craon: «Allons, allons, nous en avons assez fait. S'il n'est mort, si mourra-t-il du coup de la tête, car il a été féru de bon bras.» A cette parole ils se recueillirent tous ensemble, et se départirent de la place, et chevauchèrent le bon pas, et furent tantôt à la porte Saint-Antoine; et vidèrent par là, et prirent les champs; car pour lors la porte étoit tout ouverte, et avoit bien été dix ans au devant, que le roi de France retourna de la bataille de Rosebecque, et que le connétable dont je parle ôta les maillets de Paris, et en châtia au corps et de leur chevance les plusieurs, si comme j'en traite ci-derrière en notre histoire.
Ainsi fut messire Olivier de Cliçon en ce parti laissé comme mort chez le fournier, qui fut moult ébahi quand il vit et connut que c'étoit le connétable. Les gens du connétable auxquels on fit moult petit de mal, car tous avoient entendu au connétable occire, se remirent ensemble du mieux et du plus tôt qu'ils purent, et descendirent devant l'huis du fournier, et entrèrent en la maison, et trouvèrent leur seigneur et leur maître blessé, navré, et le chef durement entamé, et le sang qui lui couvroit le viaire. Si furent tous ébahis, ce fut raison. Là y eut de grands pleurs et grands cris, car du premier ils cuidèrent bien qu'il fût mort.
Tantôt les nouvelles en vinrent à l'hôtel de Saint-Pol, et jusques à la chambre du roi. Et fut dit au roi tout effrayement, et sur le point de l'heure qu'il devoit entrer dedans son lit: «Ha! sire, nous ne vous osons céler le grand meschef qui est présentement advenu à Paris.»—«Quel meschef? dit le roi.»—«De votre connétable, répondirent-ils, messire Olivier de Cliçon, qui est occis.»—«Occis! dit le roi, et comment? Qui a ce fait?»—«Sire, nous ne savons; mais ce meschef est advenu sur lui et bien près d'ici, en la grand rue Sainte-Catherine.»—«Or, tôt, dit le roi, aux torches! aux torches! je le vueil aller voir.» On alluma torches; varlets saillirent avant. Le roi tant seulement vêtit une houpelande. On lui bouta ses souliers aux pieds. Ses gens d'armes et huissiers, qui ordonnés étoient pour faire le guet et garder la nuit l'hôtel de Saint-Pol, saillirent tantôt avant. Ceux qui couchés étoient, auxquels les nouvelles vinrent, s'ordonnèrent pour suivre le roi, qui issit de l'hôtel Saint-Pol sans nul arroi, ni attendit homme fors ceux de sa chambre. Et s'en vint le bon pas, les torches devant lui et derrière. Et n'y avoit de ses chambellans tant seulement que messire Guillaume Martel et messire Hélion de Lignac. En cet état et arroi s'en vint jusques à la maison du fournier, et entra dedans. Plusieurs torches et chambellans demeurèrent dehors.
Quand le roi fut venu, il trouva son connétable presque au parti que on lui avoit dit, réservé que il n'étoit pas mort. Et l'avoient ses gens jà dépouillé, pour tâter, savoir et voir plus aisément les lieux où il étoit navré et les plaies comme elles se portoient. La première parole que le roi dit, ce fut: «Connétable, comment vous sentez-vous?» Il répondit: «Cher sire, petitement et foiblement.»—«Et qui vous a mis en ce parti? dit le roi.—Sire, répondit-il, Pierre de Craon et ses complices, traîtreusement et sans nulle défiance.»—«Connétable, dit le roi, oncques chose ne fut si comparée comme celle sera, ni si fort amendée. Or, tôt, dit le roi, aux médecins et surgiens!» Et jà les étoit-on allé quérir; et venoient de toutes parts, et personnellement les médecins du roi. Quand ils furent venus, le roi en eut grand joie, et leur dit: «Regardez-moi mon connétable, et me sachez à dire en quel point il est; car de sa navrure j'en suis moult dolent.» Les médecins répondirent: «Sire, volontiers.» Si fut par eux tâté, visité, regardé et appareillé de tous points à son devoir; et toujours le roi, qui trop fort étoit courroucé de cette aventure, demanda aux surgiens et médecins: «Dites-moi, y a-t-il nul péril de mort?» Ils répondirent tous d'une sieute: «Certes, sire, nennil; dedans quinze jours nous le vous rendrons chevauchant.» Cette réponse réjouit grandement le roi, et il dit: «Dieu en soit loué! ce sont riches nouvelles.» Et puis dit au connétable: «Connétable, pensez de vous, et ne vous souciez point de rien, car oncques délit ne fut si cher comparé ni amendé sur les traiteurs, comme cil sera; car la chose est mienne.» Le connétable répondit moult foiblement: «Sire, Dieu le vous puisse rendre, et la bonne visitation que faite m'avez!» A ces mots prit le roi congé au connétable, et s'en retourna à Saint-Pol; et manda incontinent le prévôt de Paris, et sans séjourner vint à Saint-Pol; et jà étoit-il jour tout clair. Quand il fut venu, le roi lui commanda: «Prévôt, prenez gens de toutes parts bien montés et appareillés, et poursuivez par clos et chemins ce traître Pierre de Craon, qui traîtreusement a navré, blessé et mis en péril de mort notre connétable. Vous ne nous pourrez faire service plus agréable que le trouver, le prendre et le nous amener.» Le prévôt répondit, et dit: «Sire, j'en ferai toute ma puissance. Mais quel chemin peut-on supposer qu'il tienne?»—«Informez-vous, dit le roi, et si en faites bonne diligence.»
Pour le temps de lors les quatre souveraines portes de Paris étoient toudis nuit et jour ouvertes; et avoit celle ordonnance été faite au retour de la bataille qui fut en Flandre, où le roi de France déconfit les Flamands à Rosebecque, et les Parisiens se vouldrent rebeller, et que les maillets furent restorés, et pour mieux aisément à toute heure châtier et seigneurir les Parisiens. Messire Olivier de Cliçon avoit donné ce conseil de ôter toutes les chaînes des rues et des carrefours de Paris, pour aller et chevaucher de nuit. Partout furent ôtées hors des gonds des souveraines portes de Paris les feuilles, et là couchées. Et furent en cel état environ dix ans; et entroit-on à toute heure dedans Paris. Or, considérez comme les choses adviennent et comment les saisons payent. Le connétable avoit cueilli la verge dont il fut battu; car si les portes de Paris eussent été closes et les chaînes levées, jamais messire Pierre de Craon n'eût osé avoir fait ce délit et outrage qu'il fit; car il ne pût avoir issu de Paris. Et pour ce qu'il savoit bien qu'il istroit de Paris à toute heure, s'avisa-t-il de faire ce maléfice. Et quand il se départit du connétable, il le cuidoit avoir laissé mort. Mais non fit, si comme vous oyez dire; dont depuis il fut moult courroucé.
Quand il issit de Paris, il étoit une heure après mienuit; et issit par la porte de Saint-Antoine; et disent les aucuns qu'il passa la Seine au pont à Charenton, et depuis il prit le chemin de Chartres; et les aucuns disent que à l'issir de Paris il retourna devers la porte Saint-Honoré dessous Montmartre, et vint passer la rivière de Seine au Ponçon. Par où qu'il passât la rivière, il vint sur le point de huit heures à Chartres, et aucuns des siens les mieux montés; car tous ne le suivirent pas, mais se désassemblèrent pour faire le moins de montre et pour les poursuites. Au passer il avoit ordonné jusques à vingt chevaux et laissé chez un chanoine de Chartres, lequel étoit un de ses clercs et l'avoit servi, dont mieux lui voulsist que oncques ne l'eût connu, quoique de ce délit et forfait le dit chanoine ne sçût rien. Messire Pierre, quand il fut venu à Chartres, but un coup et se renouvela de chevaux; et se partit de Chartres tantôt et prit le chemin du Maine, et exploita tant et si bien qu'il vint en un fort chastel qui encore se tenoit pour lui, et que on dit Sablé; et là s'arrêta et rafreschit, et dit qu'il n'iroit plus avant, si auroit appris des nouvelles.
Vous devez savoir que ce vendredi, dont le jeudi par nuit ce délit fut fait par messire Pierre de Craon et ses complices, il fut grandes nouvelles parmi Paris de cet outrage; et moult grandement en fut blâmé messire Pierre de Craon. Le sire de Coucy, qui se tenoit en son hôtel, sitôt qu'il sçut au matin les nouvelles, monta à cheval, et se partit lui cinquième tant seulement, et vint à l'hôtel du connétable derrière le Temple où on l'avoit rapporté, car moult s'entre-aimoient, et s'appeloient frères et compagnons d'armes. La visitation du seigneur de Coucy fit au connétable grand bien. Aussi tous autres seigneurs à leur tour le venoient voir. Et par espécial avecques le roi, son frère le duc de Touraine en fut grandement courroucé, et disoient bien les deux frères que Pierre de Craon avoit fait ce délit et outrage en leur dépit, et que c'étoit une chose faite et pourpensée par traitour, et pour troubler le royaume. Le duc de Berry, qui pour ces jours étoit à Paris, s'en dissimula grandement; et à ce qu'il montra il n'en fit pas grand compte; et je, auteur de cette histoire, fus adonc informé que de cette aventure il n'eût rien été, s'il voulsist, et que trop clairement eût brisée et allé au-devant; et je vous déclarerai et dirai raison pourquoi et comment.
Ce propre jour du Sacrement, étoit venu au duc de Berry un clerc, lequel étoit familier au dit messire Pierre de Craon, et lui avoit dit ainsi et révélé en secret: «Monseigneur, je vous ouvrirais volontiers aucunes choses qui ne sont pas bien convenables, mais taillées de venir à très-povre conclusion; et vous êtes mieux taillé de y pourvoir que nul autre.»—«Quelles choses?» avoit dit le duc.—«Monseigneur, avoit répondu ce clerc, je mets bien en termes que je ne vueil point être nommé; et pour obvier au grand meschef et eschever le péril qui peut venir de la matière, je me découvre à vous.»—«Dis hardiment, avoit répondu le duc de Berry; je t'en porterai tout outre.» Donc avoit parlé et dit le clerc ainsi: «Monseigneur, je me doute trop grandement de messire Pierre de Craon que il ne fasse murdrir ni occire monseigneur le connétable; car il a amassé en son hôtel, en la cimetière Saint-Jean, grand foison de compagnons, et les y a tenus couvertement depuis la Pentecôte; et si il faisoit ce délit, le roi en seroit trop grandement courroucé, et trop grand trouble au royaume de France en pourroit advenir; et pourtant, monseigneur, je le vous remontre, car je même en suis si eshidé, que quoique je sois clerc secrétaire à monseigneur Pierre de Craon et que je aie mon serment à lui, je n'ose passer cet outrage: car si vous n'y pourvéez, nul n'y pourvoiera pour le présent; et de ce que je vous dis et remontre, je vous supplie humblement que il vous en souvienne, si il me besogne; car, sur l'état où je vois que messire Pierre veut persévérer pour éloigner et fuir, je ne vueil plus retourner vers lui.»
Le duc de Berry très-bien en soi-même avoit glosé et entendu ces paroles, et répondit au clerc, et dit: «Demeurez de lès moi meshui, et demain de matin j'en informerai monseigneur; il est meshui trop haut jour, je ne vueil pas troubler le roi; et de matin sans faute nous y pourvoierons, puisque messire Pierre de Craon est en la ville; je ne lui savois point.» Ainsi se déporta le duc de Berry de cette chose et négligea, et cependant le meschef advint en la forme et manière que vous avez ouï recorder.
Le prévôt du Châtelet de Paris, à plus de soixante hommes à cheval tous armés, issit hors de Paris par la porte Saint-Honoré, et suivit au pas les esclos de messire Pierre de Craon; et vint à Chenevières passer outre au Ponçon la rivière de Seine, et demanda au pontonnier si du matin nul étoit passé. Il répondit: «Oil, environ douze chevaux; mais je n'y vis nul chevalier ni homme que je connusse.»—«Et quel chemin tiennent-ils? demanda le prévôt.—«Sire, répondit le pontonnier, le chemin d'Évreux.»—«Ha! dit le prévôt, il peut bien être; ils s'en vont droit à Chierbourch.»
Adonc entrèrent-ils en ce chemin, et laissèrent le chemin de Chartres, et par cette manière perdirent-ils la juste poursuite de messire Pierre de Craon; et quand ils eurent chevauché jusques au dîner le chemin d'Évreux, il leur fut dit par un chevalier du pays qui chassoit aux lièvres, à qui ils en demandèrent, qu'il avoit vu environ quinze hommes à cheval du matin traverser les champs; et avoient, selon son avis, pris le chemin de Chartres. Donc entrèrent le prévôt et sa route au chemin de Chartres, et le tinrent jusques au soir; et vinrent là au gîte, et sçurent la vérité, que messire Pierre de Craon, sur le point de huit heures, avoit là été chez le chanoine, et s'étoit déjeuné et renouvelé de chevaux. Il vit bien que il perdroit sa peine de plus poursuivir, et que messire Pierre s'étoit trop éloigné. Si retourna le samedi à Paris.
Pour ce que on ne savoit au vrai, ni savoir on ne pouvoit, quand ledit messire Pierre de Craon issit hors de Paris, quel chemin il tenoit, le roi de France et le duc de Touraine, qui trop grand affection avoient à ce que messire Pierre fût attrapé, firent partir et issir hors de Paris messire Jean le Barrois des Barres à plus de soixante chevaux. Et issirent hors par la porte Saint-Antoine; et passèrent la rivière de Marne et de Seine au pont à Charenton; et tournèrent tout le pays, et vinrent devers Étampes; et finablement, le samedi au dîner, ils furent à Chartres, et en ouïrent les vraies nouvelles. Quand le Barrois sçut que messire Pierre étoit passé outre, si vit bien que en vain il se travailleroit de plus poursuivir, et qu'il étoit jà trop éloigné. Si retourna le dimanche vers Paris, et recorda au roi tout le chemin que il avoit tenu; et tout aussi avoit fait le prévôt du Châtelet de Paris.
Le samedi au matin, furent trouvés des sergents du roi, qui poursuivoient les esclos en un village à sept lieues de Paris, deux écuyers, hommes d'armes, et un page des gens de messire Pierre de Craon; et étoient là arrêtés, et n'avoient pu suivre la route, ou ne vouloient. Toutefois ils furent pris par les dits sergents et amenés à Paris et boutés en Châtelet, et le lundi ils furent décolés. Et premièrement, où le délit avoit été fait ils furent amenés, et là leur trancha-t-on à chacun le poing; et furent décolés aux halles et menés au gibet, et là pendus.
Le mercredi ensuivant, le concierge de l'hôtel messire Pierre fut aussi exécuté et décolé. Et disoient plusieurs gens que on lui faisoit tort; mais pour ce que point il n'avoit révélé la venue de messire Pierre de Craon, il eut cette pénitence. Aussi le chanoine de Chartres, où messire Pierre de Craon étoit descendu et rafreschi et renouvelé de chevaux, fut accusé, pris et mis en la prison de l'évêque; on lui ôta tout le sien et ses bénéfices, et fut condamné en chartre perpétuelle au pain et à l'eau; ni excusation qu'il montrât ou dît ne lui valut rien; si avoit-il renommée en la cité de Chartres d'être un vaillant prud'homme.
Trop fut courroucé messire Pierre de Craon qui arrêté s'étoit au chastel de Sablé, quand les nouvelles véritables lui vinrent que messire Olivier de Cliçon n'étoit point mort et n'avoit plaie ni blessure dont dedans six semaines il laissât à chevaucher. Lors s'avisa-t-il, tout considéré, que en ce chastel de Sablé il n'étoit pas trop sûrement; et quand on sauroit la vérité, sur le pays et en France, que il seroit là enclos et bouté, on l'enclorroit de tous points, tellement qu'il ne s'en départiroit pas quand il voudroit. Si le rechargea à aucuns de ses hommes, et puis en issit secrètement et couvertement, et chevaucha tant par ses journées qu'il vint en Bretagne et trouva le duc au Suseniot. Le duc le recueillit, qui jà savoit toutes les nouvelles du fait, et comment le connétable n'étoit point mort. Si dit ainsi à messire Pierre de Craon: «Vous êtes un chétif, quand vous n'avez sçu occire un homme duquel vous étiez au-dessus.»—«Monseigneur, répondit messire Pierre, c'est bien diabolique chose: je crois que tous les diables d'enfer, à qui il est, l'ont gardé et délivré de mes mains; car il y eut sur lui lancé et jeté plus de soixante coups, que d'épées et de grands couteaux. Quand il chéy jus du cheval, en bonne vérité je cuidois qu'il fût mort; et la bonne aventure que il eut pour lui de bien cheoir, ce fut de l'huis d'un fournier qui étoit entr'ouvert; et parce que il chéy à l'encontre, il entra dedans, car si il fût chu sur les rues, nous l'eussions partué et défoulé de nos chevaux.»—«Or, dit le duc, pour le présent il ne sera autrement; je suis tout certain que j'en aurai de par le roi de France prochainement nouvelles, et aurai pareillement la guerre et la haine que vous aurez; si vous tenez tout coiement de lès moi, car la chose ne demeurera pas ainsi; et puisque je vous ai promis sauf garant à tenir, je vous le tiendrai.»
2. Récit du Religieux de Saint-Denis.
(Traduction de M. Bellaguet).
La trêve conclue avec l'Angleterre avait rendu la paix au royaume. Mais les dissensions des seigneurs soulevèrent des orages à la cour, et amenèrent des événements qui méritent d'être rapportés. Je citerai entre autres l'attentat commis par messire Pierre de Craon, que le roi et le duc d'Orléans traitaient avec une affection toute particulière, à cause de la parenté qui les unissait.
Pierre de Craon, s'il faut en croire ses assertions, avait encouru la colère du duc d'Orléans en l'accusant à plusieurs reprises de se laisser aller trop facilement à ses passions, et d'accorder trop de faveurs à des sorciers, qui composaient des sortiléges avec des os de morts. Le duc le fit bannir de la cour. Pierre de Craon, sachant qu'il devait sa disgrâce aux suggestions de messire Olivier de Clisson, connétable de France, conçut contre lui une haine implacable, et suivant l'habitude des gens de cœur, il ne respira plus que la vengeance. Il le menaça par lettres et par messages de le faire mourir, et se disposa à réaliser ses menaces par une trahison. Il avait une maison près de l'hôtel royal de Saint-Paul; il s'y rendit secrètement au mois de juin avec vingt de ses complices, et s'y tint caché jusqu'au 14, c'est-à-dire jusqu'à la fête du Saint-Sacrement, attendant une occasion favorable pour mettre son projet à exécution.
Ce jour-là, le connétable, qui avait soupé à la cour, ayant pris congé du roi, se disposait à rentrer chez lui, sans se défier de rien, lorsqu'il fut assailli tout à coup par les gens que messire Pierre de Craon, moins criminel peut-être qu'égaré par le ressentiment, avait placés en embuscade. D'après son ordre, ces assassins se jetèrent avec fureur sur le connétable, qui, abandonné de tous ses serviteurs à l'exception d'un seul, ne pouvait guère résister. Il se défendit pourtant avec courage. Garanti par une forte cuirasse qu'il portait sous ses vêtements, et armé de son poignard, il para quelque temps les coups mortels qu'on lui portait de tous côtés; mais ayant reçu une blessure grave à la tête, il se laissa glisser à bas de son cheval, et chercha à se sauver en toute hâte dans une maison voisine. Un des assaillants s'en aperçut et lui donna trois grands coups de son épée dans le dos; puis la retirant toute sanglante il la montra à messire Pierre de Craon. Celui-ci, convaincu que le connétable avait été percé de part en part, se félicita du succès de son crime, sans songer qu'il avait ainsi entaché son honneur et terni l'éclat de sa noblesse. «C'est fini,» dit-il à ses complices; et à l'instant même ils s'enfuirent tous précipitamment.
Le roi confisque les biens de Pierre de Craon, en punition de son crime.
Le roi regarda comme un attentat contre sa personne la trahison commise sur le principal défenseur de l'État. Aussi, dès qu'il en fut informé, il alla consoler le connétable, et lui promit que le crime ne resterait pas impuni. Il craignait, en fermant les yeux sur cet assassinat, d'encourager les autres à des crimes semblables et pires encore. Pierre de Craon avait déjà passé la Seine, et avait fait couper les cordes des bacs pour ôter les moyens de le poursuivre. A cette nouvelle, le roi, animé d'un juste ressentiment, ordonna qu'on courût sur les traces des coupables. Trois d'entre eux furent arrêtés, amenés à Paris, et décapités pour servir d'exemple aux traîtres.
Cependant le roi, irrité de voir que les autres complices lui avaient échappé, et ne pouvant frapper leur personne, ordonna que leurs biens, meubles et immeubles, fussent confisqués au profit du trésor royal. Il fit raser les maisons que Pierre de Craon possédait à Paris. Il y en avait une qui était située au cimetière Saint-Jean, et qui passait pour la plus belle: le roi en donna les matériaux aux seigneurs de sa cour. Ayant appris que cet hôtel était bâti sur l'emplacement de l'ancien cimetière de la paroisse de Saint-Jean, comme le prouvaient d'ailleurs les ossements desséchés qu'on trouva dans les fondations, il rendit le terrain à sa première destination, et en fit don à la paroisse. La vengeance du roi ne se borna pas à la destruction des maisons que Pierre de Craon possédait à Paris: il fit démolir également son magnifique château de Porchefontaine, qui était à douze milles de la capitale, et en donna les revenus au duc d'Orléans; ce prince les céda plus tard aux Célestins de Paris, pour la fondation d'une chapelle qu'il fit élever dans leur église, comme on le verra. Outre ce château fort, le roi accorda aussi à perpétuité au duc d'Orléans la Ferté-Bernard, qui était la résidence principale de Pierre de Craon. Mais il chargea auparavant l'amiral de France, messire Jean de Vienne, de saisir et d'appliquer au trésor royal tout ce qui s'y trouvait. La Ferté-Bernard, qui renfermait un riche mobilier et des trésors considérables, était habitée par la femme et la fille unique de Pierre de Craon. L'amiral s'y rendit, et exécuta les ordres du roi avec la dernière rigueur. Il ne se borna pas à piller le mobilier et tous les objets de prix, dont la valeur s'élevait à plus de quarante mille écus d'or, il poussa la brutalité jusqu'à chasser ignominieusement les deux femmes en chemise. Cette conduite inhumaine fut réprouvée par toute la noblesse.
Les conseillers du roi l'engagent à combattre le duc de Bretagne.
Après avoir exercé cette première vengeance, le roi fit publier par la voix du héraut et à son de trompe, dans toutes les villes et cités du royaume, la sentence de proscription et de bannissement portée contre les complices de l'assassinat. Informé que messire Pierre de Craon s'était enfui en Bretagne afin d'échapper au juste châtiment qu'il redoutait, il adressa un message au duc de ce pays pour le sommer de lui livrer le coupable, sous peine d'être traité comme criminel de lèse-majesté. Tout le monde tenait pour certain que Pierre de Craon était alors auprès du duc de Bretagne, son cousin, et ennemi personnel du connétable. Cependant le duc répondit au roi qu'il avait bien vu le meurtrier après l'exécution du crime, qu'il lui avait même fait bon accueil, mais que Pierre de Craon avait quitté la Bretagne, et qu'il ne savait où il était allé.
Cette réponse satisfit d'autant moins le roi, qu'on croyait fermement le duc complice de l'assassinat et qu'on n'avait guère foi en ses paroles. Aussi dès que le connétable fut rétabli, le roi assembla ses barons et ses chevaliers, et leur demanda ce qu'il y avait à faire pour sauver l'honneur de sa couronne. Parmi les principaux personnages qui assistèrent à ce conseil, on remarquait, outre le connétable, messire Bureau de la Rivière et Jean Mercier, alors sire de Noviant. Tous furent d'avis qu'on poursuivît par les armes la réparation de cette injure, et que le roi enjoignît aux seigneurs du royaume, et surtout à ses oncles, de réunir des gens de guerre.
Les princes, en recevant l'ordre du roi, regardèrent comme une insulte personnelle qu'on eût décidé la guerre sans les consulter. Ils obéirent cependant, bien que malgré eux; mais en même temps ils conçurent une haine implacable contre les conseillers du roi, et songèrent aux moyens d'anéantir leur crédit. Telle était en effet l'influence dont jouissaient ces derniers, que le roi leur abandonnait entièrement la direction des affaires, ne suivait que leurs conseils, et ne tenait aucun compte de ceux des autres. A force d'habileté et d'adresse ils étaient parvenus à former entre eux l'union la plus étroite, croyant que personne ne pourrait s'opposer à leurs volontés. Leurs prévisions ne furent pas trompées. Ils se mêlèrent d'abord à toutes les intrigues de la cour, et on ne put obtenir que par leur entremise les charges publiques ou la ferme des impôts; on n'arrivait aux offices de la cour qu'en leur promettant un dévouement et une amitié à toute épreuve. Ils acquirent d'immenses richesses, soit par des dons, soit par des pensions exorbitantes; ils achetèrent des palais plus somptueux que ceux du roi, et devinrent possesseurs de tant de biens, que leur fortune égala bientôt celle des premières familles du royaume. Mais l'opulence et les honneurs sont ordinairement l'écueil de la modération. Ils écrasèrent de leur faste insolent les plus grands personnages de France, et excitèrent ainsi contre eux une jalousie violente. Au moment même où ils croyaient avoir assis leur puissance sur une base inébranlable, ils apprirent à leurs dépens, comme on le verra plus tard, que les choses humaines sont fragiles, et qu'il n'est rien de si haut qui ne puisse être abaissé, ni de si brillant qui ne puisse être terni.
DÉMENCE DE CHARLES VI.
1392.
Récit du Religieux de Saint-Denis, traduit par M. Bellaguet.
Le roi est atteint d'une grave maladie, au moment où il allait soumettre par la force des armes le duc de Bretagne.
Les hommes d'armes ayant été promptement rassemblés, le roi se mit à leur tête, et marcha en toute hâte sur le Mans. Il y attendit ses oncles les ducs de Berri et de Bourgogne, qui n'obéissaient qu'avec lenteur à ses ordres, parce qu'ils désapprouvaient l'expédition. Malgré leur retard, il leur témoigna sa joie de leur arrivée. Le duc de Berri obtint même par ses instances que le roi lui rendît le gouvernement et la garde du duché d'Aquitaine; mais il lui recommanda d'obliger ses lieutenants à se conduire désormais avec plus de douceur, et à ne pas écraser le pays d'impôts et d'exactions, comme ils l'avaient toujours fait.
Après cela, le roi fit part de ses desseins aux deux ducs. Comme il avait été décidé que tout ce qui appartenait à messire Pierre de Craon serait confisqué, il avait envoyé des hommes d'armes contre la place de Sablé. Il apprit bientôt que les portes leur en avaient été fermées par la garnison qui la défendait au nom du duc de Bretagne; il en fut vivement courroucé. Le duc, voulant apaiser son ressentiment, envoya des gens pour lui porter des excuses, et pour lui dire que cette place était à sa disposition, qu'il priait le roi de venir pacifiquement, et qu'il offrait de lui ouvrir également les portes de toutes ses autres places. Il redoutait l'armée royale, qui se grossissait chaque jour par l'arrivée de nouveaux corps; il avait vu le Maine cruellement dévasté, et il craignait que le roi n'exerçat les mêmes ravages dans son pays, comme les gens qui l'entouraient lui en donnaient le conseil. Mais de soudains revers viennent souvent se mêler au cours des événements. Une maladie étrange et jusqu'alors inconnue arrêta le roi dans ses projets.
J'étais alors au camp. En songeant à tout ce qu'un pareil malheur avait de cruel, j'aurais volontiers laissé tomber la plume de mes mains, pour ne point transmettre ce souvenir à la postérité. Mais il est de mon devoir de raconter tous les événements de ce règne, quels qu'ils soient, heureux ou malheureux. S'il faut en croire des personnes dignes de foi, cet accident déplorable avait été annoncé par des signes précurseurs. Ainsi une petite statue de la bienheureuse Vierge Marie, qui faisait partie des joyaux précieux de l'église de Saint-Julien au Mans, avait, dit-on, tourné sur elle-même pendant une demi-heure environ, sans que personne y touchât; comme ce prodige avait déjà eu lieu précédemment, on en augura qu'une grande calamité était près d'éclater dans le royaume. On ignorait sans aucun doute la maladie du roi.
Cette maladie était pour ses familiers un juste sujet d'étonnement. En effet, dès les premiers jours d'août, le roi avait commencé à donner des signes de démence par des propos insensés et par des gestes indignes de la majesté royale. Le 5 du mois, malgré les représentations de ses oncles et de ses parents, il fit publier, par la voix du héraut et à son de trompe, l'ordre de prendre les armes; il sortit de la ville armé de pied en cap, à la tête des troupes. Mais à peine était-il arrivé jusqu'à la léproserie, qu'un misérable, couvert de haillons, vint à sa rencontre et lui causa une vive frayeur. Malgré les efforts qu'on fit pour éloigner cet homme par les menaces et la terreur, il suivit le roi pendant près d'une demi-heure, en lui criant d'une voix terrible: «Ne va pas plus loin, noble roi, car on te trahit!» L'imagination du roi, déjà troublée, lui fit ajouter foi à ces paroles, et un nouvel incident acheva d'égarer ses esprits. Un des hommes d'armes qui chevauchaient à ses côtés, se trouvant trop pressé dans la foule, laissa tomber à terre son épée. Au bruit du fer, le roi fut saisi tout à coup d'un accès de fureur; dans son égarement, il tira son épée du fourreau, et tua cet homme. En même temps il donna de l'éperon à son cheval, et pendant près d'une heure entière il fut emporté de côté et d'autre avec une extrême rapidité, en criant: «On veut me livrer à mes ennemis!» et en frappant ses amis aussi bien que les premiers venus. Tout le monde fuyait devant lui comme devant la foudre.
Pendant cet accès de fureur, le roi tua quatre hommes, entre autres un fameux chevalier de Gascogne, nommé de Polignac, qui était bâtard. Il aurait causé de plus grands malheurs encore si son épée ne se fût brisée. Alors on l'entoura, on l'attacha sur un chariot et on le ramena au Mans, pour lui faire prendre un peu de repos. Ses forces étaient tellement épuisées, qu'il resta deux jours sans connaissance et privé de l'usage de ses membres. Bientôt son état empira; le corps commença à se refroidir; la poitrine seule conservait encore un reste de chaleur et de vie qu'on distinguait à peine aux légers battements de son cœur; les médecins même déclaraient que le roi allait mourir. Cette nouvelle plongea toute la cour dans la désolation. Les seigneurs, atterrés de ce malheur, témoignaient leur affliction par leurs larmes et par leurs cris; ils prenaient des habits de deuil, et donnaient toutes les marques d'un profond désespoir. Les accents de la tragédie pourraient seuls exprimer les lamentations des princes du sang, et surtout celles du duc de Bourgogne. Il ne cessait d'embrasser le corps du roi, qu'il croyait inanimé, et d'une voix entrecoupée de sanglots, il s'écriait: «Mon bien aimé sire et neveu, je vous en prie, soulagez ma douleur par un mot seulement.»