L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 4/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
LA FILLEULE DE DU GUESCLIN.
Chant breton.
1364.
«Bertrand du Guesclin, ou Gwezklen, selon l'orthographe bretonne, a laissé dans les traditions populaires de la Bretagne un nom presque aussi célèbre que dans l'histoire. Le peuple du pays de Tréguier, au milieu duquel il habita et qui suivait son parti en masse, a conservé le souvenir de ses exploits chevaleresques, et chante encore de vieux chants où on le montre détruisant l'un après l'autre les châteaux anglais perchés, comme des nids de vautours, sur nos rochers et nos montagnes.» (De la Villemarqué.)
Chants populaires de la Bretagne, recueillis et traduits par M. de la Villemarqué.
I.
Le soleil paraît, le jour luit, la rosée brille sur les épines blanches de la haie;
De la haie élevée du grand château de Trogoff, où les Anglais règnent encore;
La rosée brille sur les fleurs de l'épinaie; à cette vue le soleil se voile le front;
Car, en vérité, ce n'est pas la rosée du ciel; c'est une rosée de sang;
De sang pur qu'a versé Rogerson, le plus méchant fils d'Anglais qu'il y ait dans la vallée.
II.
Marguerite, ma belle enfant, vous êtes alerte, vous êtes vive;
Vous vous leverez demain de grand matin, pour aller porter du lait aux laboureurs qui travaillent à l'écobue.
—Ma bonne petite mère, si vous m'aimez, ne m'envoyez pas à l'écobue,
A l'écobue ne m'envoyez pas; vous ferez jaser les méchants.
Envoyez-y ma sœur aînée, ou ma petite sœur Franséza;
Bonne petite mère, je vous en prie; Rogerson me guette.
—Vous guettera qui voudra; vous êtes priée: vous irez;
Vous vous leverez avant le jour; le seigneur sera encore au lit.
III.
Marguerite disait à son père et à sa mère, le lendemain matin,
En prenant son pot au lait, Marguerite disait:
Adieu mère, adieu père; mes yeux ne vous verront plus:
Adieu, ma sœur aînée; adieu, ma petite sœur Franséza.
Or, comme la bonne petite fille allait au champ, le long du bois,
Proprette, légère, pieds nus, son pot au lait sur la tête;
Rogerson, du haut de la tour du château, la vit venir de loin:
Éveille-toi, mon page, et lève-toi vite, que nous allions chasser un lièvre,
Chasser un levraut blanc, qui porte un pot au lait sur sa tête.
IV.
Quand la jeune fille passa le long des douves [49], le seigneur était à l'attendre,
A l'attendre auprès du pont-levis; si bien qu'elle tressaillit d'épouvante,
D'épouvante en l'apercevant, et renversa son pot au lait.
Voyant cela, la pauvre fille se mit à pleurer amèrement.
—Taisez vous, ma sœur, ne pleurez pas, on vous donnera un autre pot au lait;
Approchez, et allons déjeûner, tandis qu'on le préparera.
—Beau seigneur, je vous remercie; j'ai déjeûné, bien déjeûné.
—Alors venez au jardin, venez cueillir de belles fleurs,
Venez cueillir une guirlande pour orner votre pot au lait.
Je ne porte point de fleurs, je suis en deuil cette année.
—Alors venez aux vergers, venez manger des fraises rouges comme une braise.
—Je n'irai point manger des fraises; sous les feuilles il y a des couleuvres.
J'entends l'appel des laboureurs de l'écobue; ils disent que je suis paresseuse.
Ils demandent où je suis restée avec mon pot de lait caillé.
—Vous allez sortir à l'instant; quand votre pot au lait sera prêt;
On s'en occupe, Marguerite; venez voir à la laiterie.
En franchissant le seuil du château, la jeune fille tressaillit;
La pauvre petite devint blanche comme la neige, quand la porte se ferma derrière elle.
—Ma mignonne, n'ayez pas peur, je ne vous ferai aucun outrage.
—Si vous ne songez pas à m'outrager, pourquoi changez-vous de couleur?
—Si je change de couleur, c'est que l'air du matin est vif.
—Ce n'est point, seigneur, l'air vif du matin, c'est le mauvais vouloir qui vous fait pâlir.
—Taisez-vous, petite sotte! venez au fruitier choisir un fruit.
Quand ils furent dans le fruitier, elle prit une pomme rouge:
—Seigneur Rogerson, donnez-moi, s'il vous plaît, un couteau;
Donnez-moi un couteau pour peler ma pomme.
—Si vous désirez un couteau, allez à la cuisine, et vous en trouverez un;
Il y en a un sur la table de chêne; il a été aiguisé ce matin.
La petite Marguerite dit au vieux cuisinier, en entrant:
Cher cuisinier, je vous en supplie, délivrez-moi! faites-moi sortir!
—Hélas! ma fille, je ne le puis; le pont du château est levé.
—Si l'homme à la tête frisée comme un lion savait que je suis captive de Rogerson;
Si mon bon parrain savait cela, il ferait couler du sang.
V.
Cependant Rogerson demandait à son page, à quelque temps de là:
Où donc reste Marguerite, qu'elle ne revient pas ici?
—Elle était dans la cuisine, il n'y a qu'un moment, en sa petite main blanche un couteau;
Et elle parlait ainsi: «Que ferai-je, Jésus, mon Dieu?
«Mon Dieu, dites-moi, me tuerai-je ou ne me tuerai-je pas?
«Oui, à cause de vous, Vierge Marie, je mourrai vierge, sans tache.»
Maintenant elle est couchée sur la face, dans une mare de sang;
Le grand couteau dans le cœur, appelant son parrain:
—Le seigneur Guesclin, mon parrain; celui-là me vengera!
—Mon bon petit page, ne dis pas mot; viens me la couper par morceaux dans un panier,
Et j'irai la jeter dans la rivière, demain quand chantera l'alouette.
Or, en revenant de la rivière, il rencontra le parrain de la jeune fille,
Il rencontra le seigneur Guesclin, la face verte comme l'oseille.
—Rogerson, dites-moi, d'où venez-vous avec ce panier?
—Je reviens de la rivière, de noyer quelques petits chats.
—Il n'est pas celui de chats noyés, le sang qui coule de votre panier!
Seigneur anglais, répondez-moi, n'avez vous pas vu Marguerite?
—Je n'ai pas vu Marguerite depuis le pardon du Guéoded.
—Tu mens, traître, car tu l'as tuée hier soir!
Tu déshonores la noblesse autant que la chevalerie!—
Rogerson, à ces mots, tira son épée:
—Tu vas voir, je pense, à l'instant si je déshonore la noblesse;
Tu vas voir à l'instant, vassal, si je suis indigne du nom de chevalier.
Or sus! or sus! pas de quartier!
En garde! si tu as du loisir!
—J'ai eu du loisir, et j'en ai pour jouer au jeu des combats avec des hommes de cœur;
J'ai joué à ce jeu et j'y jouerai, mais je n'y joue pas avec des assassins de filles;
En quelque endroit que j'en rencontre, je les assomme tous comme des chiens.
En achevant ces mots, il éleva sa grande épée;
Et il en frappa un coup sur la tête de l'Anglais, et il le fendit en deux.
Rogerson a été tué: le château de Trogoff est détruit. Elle est détruite la forteresse de l'oppresseur; bonne leçon pour les Anglais!
Pour les Anglais, bonne leçon! bonne nouvelle pour les Bretons!
FAITS ET BONNES MŒURS DU SAGE ROI CHARLES V,
Par CHRISTINE DE PISAN [50].
Comme le roi Charles establit l'estat, de son vivant, en belle ordonnance.
Comme il est de bonne coustume ancienne et comme redevable les rois estre conseillés par les prélats du royaume (pour laquelle chose bon seroit aux esliseurs [51] avoir singulier regard aux éleccions d'iceulx, et par jugement véritable après l'informacion de leur science et preudomie, en déboutant les non dignes, asseoir les promocions, non mie par faveur volontaire), le sage roi, pour l'estat des revenus de son royaume bien saintement et sagement distribuer, tira à son conseil tous les sages prélats et de plus sain jugement, avec la preudomie de bien et saintement vivre.
Item encore celui roi sage, désireux qu'en son royaume justice et équité fust bien gardée, en rendant à chacun son droit, fit eslire en sa court de parlement les plus notables juristes en quantité suffisante, et iceulx institua et establit du collége de son noble conseil; autres si notables preudes hommes fit maistres des requestes de son hostel, et à tous autres offices où conseil appartient pourvéit de gens propices et convenables: par si que tous ses faits puissent estre menés selon l'ordre de droiture et règle de justice.
Item et lui, comme circonspect en toutes choses, pour l'aornement de sa conscience, maistres en théologie et divinité de tous ordres d'église luy plut souvent oïr en ses collacions [52], leurs sermons écouter, avoir entour soi, lesquels il moult honoroit et grandement méritoit, père espirituel, personne sage, juste et de salutable enseignement, lequel avoit en grand révérence.
Item, pour la conservacion de la santé de son corps furent requis médecins les plus experts, maistres renommés et gradués ès sciences médicinables.
Item, et selon la manière des nobles anciens empereurs, pour le fondement de vertu en soi enraciner, fit en tous pays querir et chercher et appeler à soi clercs solemnels, philosophes fondés ès sciences mathématiques et spéculatives; de laquelle chose expérience me apprend la vérité: car comme renommée lors tesmoignoit par toute chrestienté la suffisance de mon père naturel ès sciences spéculatives, comme suppellatif astrologien, jusques en Italie, en la cité de Boulongne la grasse, par ses messages l'envoya querir; par lequel commandement et volonté fut puis ma mère, avec ses enfans et moi sa fille, translatés en ce royaume, si comme encor est sceu par maints vivans.
Et ainsi généralement, par la noblesse de son courage qui le tiroit au bien de vertu, tous les hommes preux, vaillans, sapiens et bons vouloit avoir de sa partie tant comme il put, et user de leur conseils; et par estre mené et gouverné en tous ses faits par les susdits suppellatifs, comme il sera cy-après déclaré, s'en ensuivit vrai le proverbe qui dit: «Qui bon conseil croit et quiert [53], honneur et chevance acquiert.»
Ci dit exemples de princes vertueux et de vie bien ordonnée, ramenant, à propos du roi Charles, comment en toutes choses étoit bien réglé.
Pour ce que ramentevoir le bel ordre des bons et bien renommés trespassés peut et doit estre exemple d'ensuivre leurs mœurs, et en parlant de nostre roi bien ordonné, chiet à propos et me vient au devant ramentevoir ceulx qui les temps passés bien se sont gouvernés, si comme il est escrit du vaillant roi d'Angleterre Ecfrèdes, homme de science et vertueux, lequel translata de latin en sa langue Orose, le Pastural saint Grégoire, les Chroniques de Béde, Boëce de Consolacion. Icellui avoit en sa chapelle une chandoille ardant qui estoit divisée en vingt-quatre parties: les huit parties il mettoit en oraisons dire et à l'estude, les autres huit en recréacion pour sa personne; et il y avoit gens députés qui lui venoient dire jusques où la chandoille estoit arse, et à ce avisoit quelle chose il devoit faire; et par ceste prudente mesure trouver, est à presumer qu'encore n'estoient horloges communs. Ce roi divisa ses rentes en deux parties: l'une il divisa en trois parties; l'une estoit pour les serviteurs de sa court, l'autre à ses œuvres, car il fit faire maints beaulx édifices; et la tierce il mettoit en trésor. L'autre partie il divisa en quatre parties: l'une estoit pour les povres, l'autre aux églises, l'autre pour les povres escoliers, et la quarte pour les prisonniers d'outre-mer.
A propos je treuve pareille pollicie ou semblable ordre en nostre sage roi Charles, dont me semble expédient réciter la belle manière de vivre mesuréement en toutes choses, comme exemple à tous successeurs d'empires, royaumes et haultes seigneuries en règle de vie ordonnée.
L'heure de son descouchier [54] à matin estoit règléement comme de six à sept heures; et vraiment qui voudroit user en cest endroit de la manière de parler des poëtes, pourroit dire que, ainsi comme la déesse Aurora, par son esjoïssement à son lever, rend resjoïs les cueurs des voyans, se pourroit dire sans mentir semblablement de nostre roi rendant joie, à son lever, à ses chambellans et autres serviteurs députés pour son corps à icelle heure, lequel, de règle commune, quelque cause qu'il eust au contraire, estoit lors de joyeux visage; car après le signe de la croix, et, comme très-dévot, rendant ses premières paroles à Dieu en aucunes oraisons, avec sesdits serviteurs par bonne familiarité se truffoit [55] de paroles joyeuses et honnestes, par si que sa douceur et clémence donnoit hardement [56] et audience, mesme aux moindres, de hardiment deviser à lui de leurs truffes et esbattemens, quelque simples qu'ils fussent, se jouoit de leur dits, et raison leur tenoit.
Après, lui peigné, vestu et ordonné selon les jours, on lui apportoit son bréviaire; le chapelain, personne notable qui lui aidoit à dire ses heures chacun jour canoniaux, selon l'ordinaire du temps; environ huit heures de jour, alloit à sa messe, laquelle estoit célébrée glorieusement chacun jour à chant mélodieux et solemnel; retrait en son oratoire, en cel espace, estoient continuellement basses messes devant lui chantées.
A l'issue de sa chapelle, toutes manières de gens, riches ou povres, dames ou damoiselles, femmes vefves ou autres, qui eussent affaire, povoient là bailler leurs requestes; et lui, très-débonnaire, s'arrestoit à oïr leurs supplicacions, desquelles passoit charitablement les raisonnables et piteuses; les plus doubteuses commettoit [57] à aucun maistre de ses requestes.
Après ce, aux jours députés à ce, alloit au conseil; après lequel, avec lui aucuns barons de son sang, ou prélat, ou chief du dois, si aucun cas particulier plus long espace ne l'empeschoit, environ dix heures asséoit à table. Son manger n'estoit mie long, et moult ne se chargeoit de diverses viandes; car il disoit que les qualités de viandes diverses troublent l'estomac et empêchent la mémoire; vin clair et sain, sans grand fumée, buvoit bien trempé, et non foison, ni de divers.
Et, à l'exemple de David, instrumens bas, pour resjoïr les esprits, si doucement joués comme la musique peut mesurer son, oyoit volontiers à la fin de ses mangiers.
Lui levé de table, à la collacion [58], vers lui povoient aller toutes manières d'estrangiers ou autres venus pour besongnier: là trouvoit-on souvent maintes manières d'ambassadeurs d'estranges pays et seigneurs, divers princes estranges, chevaliers de diverses contrées, dont souvent il y avoit telle presse de baronnie et chevalerie, que d'estrangiers, que de ceulx de son royaume, que en ses chambres et salles grandes et magnificens à peine se povoit-on tourner; et sans faille [59] le très-prudent roi tant sagement et à si bénigne chière recevoit tous et donnoit responce par si moriginée manière, et si duement rendoit à chacun l'honneur qu'il appartient, que tous s'en tenoient pour très-contens, et partoient joyeux de sa présence.
Là lui estoient apportées nouvelles de toutes manières de pays, ou des aventures et faits de ses guerres, ou d'autres batailles, et ainsi de diverses choses; là ordonnoit ce qui estoit à faire selon les cas que on lui proposoit, ou commettoit à en déterminer au conseil, deffendoit le contraire de raison, passoit grâces, signoit lettres de sa main, donnoit dons raisonnables, octroyoit offices vaquans ou licites requestes.
Et ainsi, en telles ou semblables occupacions exercitoit, comme l'espace de deux heures; après lesquelles il estoit retrait et alloit reposer, qui duroit comme une heure; après son dormir, estoit un espace avec ses plus privés en esbattement de choses agréables, visitant joyaulx ou autres richesses; et celle récréacion prenoit, afin que soin de grande occupacion ne pust empescher le soin de sa santé, comme al [60] qui le plus souvent estoit occupé de négoces laborieux, selon sa déliée complexion.
Puis alloit à vespres, après lesquelles, si c'estoit en esté temps, aucunes fois entroit en ses jardins, èsquels, si en son hostel de Saint-Paul estoit, aucunes fois venoit la reine vers lui, ou on lui apportoit ses enfans; là parloit aux femmes et demandoit de l'estre de ses enfans.
Aucunes fois lui présentoit-on là dons estranges de divers pays, artillerie, ou autre harnois de guerre, et diverses autres choses; ou marchans venoient apportans velous, draps d'or ou autres choses, et toutes autres manières de belles choses estranges, ou joyaulx, qu'il faisoit visiter aux cognoisseurs de telles choses, dont il y avoit de sa famille.
En hiver, par espécial s'occupoit souvent à oïr lire de diverses belles histoires, de la sainte Escriture, ou des faits des Romains, ou moralités de philosophes, et d'autres sciences, jusques à heure de souper, auquel s'asséoit d'assez bonne heure et estoit légièrement pris; après lequel une pièce [61] s'esbattoit, puis se retrayoit et alloit reposer: et ainsi, par continuel ordre, le sage roi bien moriginé usoit le cours de sa vie.
Ci dit la phisionomie et corpulance du roi Charles.
Or me plaist deviser, et raison m'y instruit, la phisionomie et personne du susdit noble sage prince.
De corsage estoit hault et bien-formé, droit et lé [62] par les espaules, et haingre [63] par les flancs; gros bras et beaulx membres avoit si correspondans au corps qu'il convenoit; le visage de beau tour, un peu longuet; grand front et large; avoit sourcils en archiez, les yeux de belle forme, bien assis, chasteins en couleur, et arrestés en regard; hault nez assez, et bouche non trop petite, et ténues lèvres; assez barbu estoit, et ot un peu les os des joues haults, le poil ni blond ni noir; la charnure clère brune; mais la chière ot assez pale, et crois que ce, et ce qu'il estoit moult maigre, lui estoit venu par accident de maladie et non de condicion propre. Sa phisionomie et façon estoit sage, attrempée et rassise, à toute heure, en tous estats et en tous mouvemens; chauld, furieux, en nul cas n'estoit trouvé, ains agmoderé en tous ses faits, contenances et maintiens, tous tels qu'appartiennent à rempli de sagesse, hault prince. Ot belle allure, voix d'homme de beau ton; et avec tout ce, certes, à sa belle parlure tant ordonnée et par si belle, arrangé sans aucune superfluité de parole, ne crois que rhétoricien quelconque en langue françoise sût rien amender.
Ci dit comment le roi Charles se contenoit en ses chasteaulx et l'ordre de son chevauchier.
Aucunes fois avenoit, et assez souvent au temps d'esté, que le roi alloit esbattre en ses villes et chasteaulx hors de Paris, lesquels moult richement avoit fait refaire et réparer de solemnels édifices, si comme à Melun, à Montargis, à Créel, à Saint-Germain-en-Laye, au bois de Vincennes, à Beauté, et maints autres lieux; là, chassoit aucunes fois et s'esbattoit pour la santé de son corps, désireux d'avoir doux et attrempé; mais en toutes ses allées, venues et demeures estoit tout ordre et mesure gardée; car jà ne laissoit ses quotidiennes besongnes à expédier, ainsi comme à Paris.
L'accoustumée manière de chevauchier estoit de notable ordre: à très-grand compaignie de barons et princes et gentils hommes bien montés et en riches habits, lui assis sur palefroi de grand élite, tout temps vestu en habit royal, chevauchant entre ses gens, si loing de lui par telle et si honorable ordonnance que par l'aorné maintien de son bel ordre, bien pût savoir et cognoistre tout homme, estrangier ou autre, lequel de tous estoit le roi; ses gentilshommes devant lui ordonnés, et gens d'armes, tous estoffés, comme pour combattre, en nombre et quantité de plusieurs lances, lesquels estoient soubs capitaine, chevaliers notables, et tous recevoient beaulx gages pour la desserte de cel office; les fleurs de lis en escharpe portées devant lui, et par l'escuyer d'escuierie le mantel d'ermines, l'espée et le chapel royal, selon les nobles anciennes coustumes royales.
Devant et après, les plus prochains du roi chevauchoient, les princes et barons de son sang, ses frères ou autres; mais nul jà ne l'approchoit, si il ne l'appeloit: après lui, plusieurs gros destriers, moult beaulx en destre, estoient menés, aornés de moult riches harnois de parement; et quand il entroit en bonnes villes, où à grand joie du peuple estoit reçu, ou chevauchoit parmi Paris, où toute ordonnance estoit gardée, bien sembloit estat de très hault, magnifique, très puissant et très ordonné prince.
Et ainsi ce très sage roi avoit chière en tous ses faits la noble vertu d'ordre et convenable mesure. Lesquelles serimonies royales n'accomplissoit mie tant au goust de sa plaisance, comme pour garder, maintenir et donner exemple à ses successeurs à venir que, par solemnel ordre, se doit tenir et mener le très digne degré de la haulte couronne de France, à laquelle toute magnificence souveraine est due et pertinente.
Ci dit l'ordonnance que le roi Charles tenoit en la distribucion des revenus de son royaume.
Pour ce que la science de politique, supellative entre les arts, enseigne homme à gouverner soi mesme sa mesgniée et subjets et toutes choses, selon ordre juste et limité; comme elle est discipline et instruccion de gouverner royaumes et empires, tous peuples et toutes nacions en temps de paix, de guerre, de tranquillité et adversité, assembler et amasser par loisibles gagnes, trésors et revenus, dispenser pécunes, meubles et recettes; appert manifestement cestui sage prince estre très appris, sage maistre et expert en icelle science, laquelle la noblesse de son courage, par la prudence de son averti entendement, lui apprenoit naturellement, sans autre estude de lettrure apprise en ceste partie: car sa personne gouvernoit par pollicie très ordonnée, comme dit est.
Item, les revenus de son domaine et rentes accrut grandement, comme il sera dit ci après.
Item, ses princes et nobles maintenoit en honneur et largesse, et de lui contens.
Le clergié tenoit en paix;
Le peuple en crainte et obéissance en temps de paix et de guerre;
Les estranges nacions, bénivolens.
Les revenus de son royaume distribuoit sagement, dont l'une partie estoit appliquée pour la paye de ses gens d'armes et soustenir ses guerres; l'autre, pour la despence de son hostel et estat de lui, de la reine et de ses nobles enfans, grandement et largement soustenu; l'autre pour dons à ses frères et parens, dont continuellement avoit avec lui à grands pensions, et des barons et chevaliers estranges qui venoient en France veoir sa magnificence, ou ambassadeurs à qui donnoit de riches dons; l'autre, pour payer ses serviteurs, donner à esglises ou aumosnes; l'autre, pour ses édifices, dont il bastit de moult beaulx et notables chasteaulx et esglises; et toutes ces choses estoient largement payées, si que pou ou néant venoient plaintes au contraire.
Ci dit la règle que le roi Charles tenoit en l'estat de la reine.
Entre les politiques ordonnances instituées par cellui sage roi Charles, afin que oubliance ne m'empesche à narrer en ceste partie ce qui est digne de mémoire et singulière louange, Dieux! quel triumphe, quelle paix, en quel ordre, en quelle coagulence régulée en toutes choses estoit gouvernée la court de très noble dame la reine Jehanne de Bourbon, s'espouse, tant en estat magnificent comme en honnestes manières réglées de vivre, si comme en ordonnances de mengs [64] et assiètes, en compaignie, en serviteurs, en habits, atours, et en tous paremens, par notable et aux solemnités des festes années [65], ou à la venue des notables princes que le roi vouloit honorer! En quelle dignité estoit celle reine, couronnée ou atournée de grands richesses de joyaulx, vestue ès habits royaux, larges, longs et flottans, en sambues pontificales [66] que ils appellent chappes ou manteaulx royaulx des plus précieux draps d'or ou de soie, aornés et resplendissans de riches pierres et perles précieuses, en ceinctures, boutonnures et attaches, par diverses heures du jour habits rechangés plusieurs fois, selon les coustumes royales et pontificales; si que merveilles ert [67] à veoir icelle noble reine à telles dites solemnités, accompaignée de deux ou trois reines pour lors encore vivantes, ses devancières ou parentes, à qui portoit grand révérence, comme raison et droit le devoit.
Sa noble mère et les duchesses femmes des nobles frères du roi, comtesses, baronnesses, dames et demoiselles, à moult grand quantité, toutes de parage, honnestes, duites d'honneur [68], et bien moriginées; car autrement ne fussent au lieu souffertes, et toutes vestues de propres habits, chacune selon sa faculté, correspondans à la solemnité de la feste.
L'assiète de table en salle, le triumphe et haultesse qui y estoient tant notable que ne cuide [69] pareil estre aujourd'huy au monde; la contenance de celle dame louée, rassise et agmoderée en parole, maintien et regard, assurée entre toutes gens, aornée de toute beauté passant les autres princesses, estoit chose à veoir très-agréable et de souveraine plaisance.
Les aornemens des salles, chambres d'estranges, et riches brodures à grosses perles d'or et soies à ouvrages divers; le vaissellement d'or et d'argent et autres nobles estoremens [70], n'estoit si merveilles non.
Ainsi, celle très-noble reine, par l'ordonnance du sage roi, estoit gouvernée en estat hault, pontifical et honneste en toutes choses, si comme à telle princesse est aduisant et redevable, en laquelle en habits, atours royaulx très honorables, toute honnesteté estoit gardée: car autrement ne le souffrist le très-sage roi, sans lequel commandement et ordonnance ne fit quelconques nouvelletés en aucune chose; et comme ce soit de belle pollicie à prince, pour la joie de ses barons, resjoïssans de la présence de leur prince, mangeoit en salle communément le sage roi Charles; semblablement lui plaisoit que la reine fit entre ses princesses et dames, si par grossesse ou autre impédiment n'en estoit gardée; servie estoit de gentilshommes de par le roi à ce commis, sages, loyaulx, bons et honnestes; et durant son mangier, par ancienne coustume des rois, bien ordonnée pour obvier à vaines et vagues paroles et pensées, avoit un preude homme en estant au bout de la table, qui sans cesser disoit gestes de mœurs vertueux d'aucuns bons trespassés. En telle manière le sage roi gouvernoit sa loyale espouse, laquelle il tenoit en toute paix et amour et en continuels plaisirs, comme d'estranges et belles choses lui envoyer, tant joyaulx comme autres dons, si présentés lui fussent, ou qu'il pensast que à elle dussent plaire, les procuroit et achetoit; en sa compaignie souvent estoit et toujours à joyeux visage et mots gracieux, plaisans et efficaces; et elle, de sa partie, en lui portant l'honneur et révérence que à son excellence appartenoit, semblablement faisoit; et ainsi cellui en tous cas la tenoit en suffisante amour, unité et en paix.
Ci dit l'ordre que le roi Charles mit en la nourriture et discipline de ses enfans.
Le sage roi, semblablement par pollicie due, vouloit que fust réglé l'estat de ses nobles enfans; et à son aisné fils Charles, daulphin de Vienne, qui à présent règne, duquel la nativité remplit de joie le courage du père, célébrant la journée à grand solemnité, pourvéit de grand ordonnance en administracion de nourriture par le conseil des sages tout au mieulx que estre povoit.
Mais encore plus désirant pourveoir à l'entendement de l'enfant, au temps à venir, de nourriture de sapience, si faire se put, à la quelle, à l'aide de Dieu, n'eust mie failli, si la vie du père longue fust et accident de diverse fortune ne l'eust empêché; et, en approuvant la parole à ce propos que dit l'empereur Helius Adrians: «On doit, dit-il, premier les enfans nourrir et exerciter en vertus, si que ils surmontent en mœurs ceulx qu'ils veulent surmonter en honneurs,» lui fit en ses jeunes jours apprendre lettres et mœurs convenables à sa haultesse; et pour l'instruire à ce, bailla l'administracion de lui à sages maistres et chevaliers anciens preudes hommes et de belle vie; et semblablement à ses autres enfans, lesquels vouloit qu'ils fussent tenus en obéissance soubs crainte et correccion ordonnée.
Ci commence à parler des vertus du roi Charles, et premièrement de sa prudence et sagesse.
Bon me semble, à parfaire l'intencion de nostre œuvre, que distinctement soit traité des bonnes mœurs et condicions d'icellui sage dont nous parlons.
Et comme prudence et sagesse est mère et conduiserresse des autres vertus, laquelle lui estoit instruccion en tous ses faits, comme il a paru au procès de sa noble vie, pouvons ramener son eslue manière d'ordre à l'égalité des nobles anciens bien renommés, si comme il est lu du sage empereur Helius Adrians ci-devant allégué, lequel fut lettré et instruit en toutes sciences, et si expert en rhétorique qu'il sembloit que pensé eust à quanque il exprimoit de bouche. Et dirons nous semblablement de nostre roi, lequel en son temps nul prince n'atteignit en haultesse de lettrure [71] ni parlure, et prudente pollicie en toutes choses généraulment, comme plus à plain dirons à la fin de ce livre, si comme promis nous l'avons.
Ci dit de la vertu de justice au roi Charles.
Si comme dit le philosophe: «Nul ne doit estre appelé sage, si bonté ne l'esclaire,» laquelle est le principe de la sapience, avec la crainte de Nostre Seigneur, comme dit le psalmiste.
Or, soit doncques traité des vertus ou bontés d'icellui roi que nous disons sage, lequel, à l'exemple du bon empereur Trajan et maints autres jadis aimeurs de justice, comme nous lisons, fut cellui Charles pilier d'icelle; et en telle manière la gardoit que si hardi ne fut, ni tant grant prince en son royaume, ni aimé serviteur, qui extorcion osast faire à homme tant fut petit.
Et entre les exemples qui en pourroient estre dits, une fois avint que un chevalier de sa court donna une buffe [72] à un sergent faisant son office, de laquelle chose à très grand peine put estre desmu [73] le roi par prières de ses plus aimés princes, que icellui chevalier n'encourust la loi et rigueur de justice, qui est, en tel cas, copper le poing; toutefois onques ne fut en grâce comme devant.
Item, à un juif semblablement fit droit d'un tort et extorcion que un chrestien lui avoit faite, et fut de lui avoir baillié un faulx gage pour bon; et voulut le roi que la simplesse du juif fût vainqueresse de la malice du chrestien; et comme il fit droit au juif, n'est mie doubte qu'à toute personne vouloit que il fût entièrement tenu; et si au contraire lui venist à cognoissance d'aucun de ses justiciers, en exemple donnant aux autres juges de bien et sagement gouverner justice; tantost commandoit qu'il fût desmis et puni selon sa desserte.
De maints cas particuliers lui mesme fit droit par bonne équité; et comme il est escrit de l'empereur Trajan préallégué, que une fois, comme il fut jà monté sur son destrier pour aller en bataille, une femme grevée de tort, à lui venue complaignant, arresta tout son ost, descendit, donnant sentence droicturière pour la vefve.
Avint une fois, nostre roi estant au chastel qu'on dit Saint-Germain-en-Laye, une femme vefve, devers lui, à grand clamour et larmes, requérant justice d'un des officiers de la court, lequel par commandement avoit logié en sa maison, et cellui avoit efforcé une fille qu'elle avoit; le roi, moult airé [74] du cas laid et mauvais, le fit prendre; et le cas confessé et atteint, le fit pendre sans nul respit à un arbre de la forest.
Pour justice tenir, lui en personne, maintes fois en son temps, selon les nobles anciennes coustumes, tint en son palais à Paris, séant en trosne impérial, entre ses princes et sages, le lit de justice, en cas qu'ils sont réservés à déterminer à lui à telles solemnités députés d'ancienneté.
Par maintes particularités pourrions trouver exemples de la juste volonté du sage roi, lesquels je laisse pour cause de briefté; mais pour conclure de ce en brief, comme justice est ordre, mesure et balance de toutes choses rendre à chacun selon son droit, comme dit saint Bernard, n'est pas doubte que, par icelle bien tenir, vint à chief de toutes ses adversités, non pas petites, et anéantit les flots de male fortune, soubs quel subjeccion avoit esté déjeté par long espace.
Or ce bon roi, gardant à la ligne la loi de Dieu, comme le décret défend, soubs peine d'escommuniement, les champs de bataille: de quoi on use communément ès cours des princes, en l'ordre d'armes, ès cas non cognus et non prouvés, comme ce soit une manière de tenter Dieu, onques ne voulut en son temps consentir de telles batailles.
Si pouvons conclure de lui ce qui est dit ès proverbes: «La joie du juste est que justice soit faite.»
Comment le roi par son sens moult conquestoit en ses guerres, nonobstant n'y allast; et la cause pourquoi n'y alloit.
Mais, pour ce que aucunes gens pourroient contredire à mes preuves de la chevalerie de cestui roi Charles, disant que recréandise ou couardie luy tolloit [75] que lui en propre personne n'alloit comme bon chevalereux aux armes et faits des batailles et assaulx, ainsi que firent son ayeul le roi Philippe, et son père le roi Jehan, et ses autres prédécesseurs; parquoi doncques ne povoit avoir en lui si grand titre de chevalerie, comme je lui veus imposer et adjoindre: à ceulx convient que je réponde verité manifeste et pure au su de toutes gens.
Que par recréandise n'alloit en personne aux armes de ses guerres, n'est mie; car au temps qu'il estoit duc de Normandie, ains son couronnement, avec son père le roi Jehan maintes fois y alla; et aussi, lui seul chevetaine de grandes routes de gens d'armes, fut en plusieurs besongnes bonnes et honorables, à la confusion de ses ennemis.
Mais depuis le temps de son couronnement, lui, estant en fleur de jeunesse, ot une très griève et longue maladie, à quelle cause lui vint je ne sais; mais tant en fut affoibli et débilité, que toute sa vie demoura très pâle et très maigre, et sa compleccion moult dangereuse de fièvres et de froidure d'estomac; et avec ce, lui remaint [76] de ladite maladie la main destre si enflée, que pesante chose lui eust esté non possible à manier; et convint, le demourant de sa vie, user en dangier de médicins.
Mais que pourtant le loz de sa grand vertu qui, sans cesser, ouvroit [77] en toute peine pour la publique utilité, doive estre réprimé, n'est mie raison.
Car, dit Végèce que «plus doit estre louée chevalerie menée à cause de sens que celle qui est conduite par effet d'armes; si comme les Romains plus acquirent seigneuries et terres par le sens que par la force,» semblablement le fist nostre roi; lequel plus conquesta, enrichit, fit alliances, plus grandes armées, mieulx gens d'armes payés et toute gent; plus fit bastir édifices, donna grands dons, tint plus magnificent estat, ot plus grand despense, moins fist de grief au peuple, et plus sagement se gouverna en toute pollicie que n'avoit fait roi de France, selon le rapport des escritures, je l'ose dire, depuis le temps de Charlemaine, qui, pour la haultesse de sa prouesse, fut appelé Charles le Grand. Ainsi, pour la vertu et sagesse de cestui, lui doit bien perpétuellement demourer le nom de Charles le Sage.
Et ces choses et autres considérées qui en lui abondèrent, je puis conclure icellui estre digne d'avoir le nom et titre de parfaite chevalerie.
Ci dit comment le roi Charles aimoit livres; et des belles translacions qu'il fit faire.
Ne dirons-nous encore de la sagesse du roi Charles la grand amour qu'il avoit à l'estude et à la science? Et qu'il soit ainsi, bien le démonstra par la belle assemblée de notables livres et belle librairie qu'il avoit de tous les plus notables volumes qui par souverains auteurs ayent esté compilés, soit de la sainte Escriture, de théologie, de philosophie, et de toutes sciences, moult bien escrits et richement adornés, et tout temps les meilleurs escrivains que on put trouver occupés pour lui en tel ouvrage; et si son estude bel à devis [78] estoit bien ordonnée. Comme il voulsist toutes ses choses belles, nettes, polies et ordonnées, ne convient demander, car mieulx estre ne peut.
Mais nonobstant que bien entendît le latin, et que jà ne fût besoing que on lui exposast, de si grande providence fut pour la grand amour qu'il avoit à ses successeurs que, au temps à venir les voulut pourveoir d'enseignemens et sciences introduisibles à toutes vertus; dont pour celle cause fit par solemnels maistres suffisans en toutes les sciences et arts, translater de latin en françois tous les plus notables livres: si comme la Bible, en trois manières, c'est assavoir, le texte; et puis le texte et les gloses ensemble; et puis d'une autre manière allégorisée.
Item, le grand livre de saint Augustin, de la Cité de Dieu [79].
Item, le livre du Ciel et du Monde [80].
Item, le livre de saint Augustin: De Soliloquio.
Item, les livres de Aristote, Éthiques et Politiques, et mettre nouveaux exemples [81].
Item, Végèce, de chevalerie [82].
Item, les dix-neuf livres des Propriétés des choses [83].
Item, Valerius Maximus [84].
Item, Policratique [85].
Item, Titus-Livius [86]; et très grand foison d'autres [87].
Comme, sans cesser, y eut maistres, qui grands gages en recevoient, de ce embesongniés.
De la grand amour qu'il avoit à en avoir grand quantité de livres, et comment il se délictoit en estude, et de ses translacions, me souvient d'un roi d'Egypte appelé Tholomée Philadelphe, lequel fut homme de grand estude, et plus aima livres que autres quelconques choses, ni estre n'en povoit rassadié [88]: une fois demanda à son libraire quans [89] livres il avoit; cellui respondit: «Que tantost en auroit accompli le nombre de cinquante mille;» et comme cellui Tholomée oït dire que les Juifs avoient la loi de Dieu escrite de son doigt, ot moult grand désir que celle loi fust translatée d'ébrieu en grec; et il lui fut dit qu'il en desplairoit à Dieu que nul la translatast s'il n'estoit juif; et si autre s'en vouloit entremettre, que tantost cherroit en forsènerie [90]; si manda ce roi à Éléazar, qui estoit souverain prestre des Juifs, qu'il lui envoyast des sages hommes du peuple des Juifs, qui la langue ébrée et grecque sussent, qui ladite loi lui translatassent; et pour le désir qu'il ot que ceste chose fust accomplie, il relâcha la chétiveté [91] des Juifs qui estoient en Égypte, où moult en avoit grand quantité, et avec ce leur donna grands dons. Éléazar, resjoï de ceste chose, rendit grâces à Dieu, et eslut soixante douze preudes hommes idoines à ce faire, et au roi Tholomée les envoya, lequel les reçut à moult grand honneur; et raconte saint Augustin que le roi les fit mettre chacun à part en une celle [92] pour estudier; et fut la translacion faite en soixante et douze jours; et comme ils n'eussent point de collation [93] ensemble, tant comme la translacion mirent à faire, on trouva que l'un avoit fait comme l'autre, sans différence en mot ni en syllabe: laquelle chose ne put estre sans miracle de Dieu. Celle translacion moult fut agréable au roi. Moult fut sage cellui roi Tholomée, et moult sut de la science d'astronomie et mesura la rondeur de la terre.
Ci dit comment le roi Charles aimoit l'université des clercs.
A ce propos, que le roi Charles aimast science et l'estude, bien le montroit à sa très amée fille l'université des clercs de Paris, à laquelle gardoit entièrement les privilèges et franchises, et plus encore leur en donnoit, et ne souffrit que leur fussent enfreins. La congrégacion des clercs et de l'estude avoit en grand révérence; le recteur, les maistres et les clercs solemnels, dont il y a maint, mandoit souvent pour oïr la doctrine de leur science, usoit de leurs conseils de ce qui appartenoit à l'espirituaulté, moult les honoroit et portoit en toutes choses, tenoit bénivolens et en paix.......
Ci dit comment, pour le grand sens et vertu du roi Charles, les princes de tous pays désiroient son affinité, alliance et amour.
Assez pourrois tenir long conte des substancieuses paroles et beaulx notables que chacun jour on povoit oïr dire au sage dont nous parlons, si comme j'en suis informée par les preudes hommes ses serviteurs, qui encore vivent; mais pour traire à autre matière et à la conclusion de mon œuvre, temps est de ce faire fin.
Si dis encore que, pour la grand renommée qui d'icelui roi Charles par le monde couroit, parquoi comme plusieurs princes de lointain pays, comme le roi de Hongrie qui maints beaulx arcs et autres choses lui envoya, le roi d'Espaigne, d'Aragon et maints autres, désirassent son affinité, amour et alliance, par mariages ou autrement, à son sang, fils et filles: si comme eust eu à femme son fils Loys devant dit, la fille du roi de Hongrie, aisnée et héritière du père, si elle eust vécu; et sa tante, fille du roi Philippe son ayeul, le roi d'Aragon.
Le roi de Chypre et autres maints rois, princes et seigneurs, parquoi plusieurs vindrent en France veoir sa sagesse, noblesse et estat, et plusieurs leurs féaulx messages y envoyèrent; mesmement le soudan de Babyloine y envoya un de ses chevaliers avec plusieurs riches et beaulx présens, et en lui cuidant faire grand honneur comme au solemnel [94] prince des chrétiens, lui manda, «que pour le bien et renommée qu'il avoit entendu de son sens et vertus, si il vouloit aller en son pays avec lui demourer, il le feroit tout gouverneur de ses provinces et terres, et maistre de sa chevalerie, et lui donneroit royaume plus grand et plus riche trois fois que cellui de France, et tiendroit telle loi comme il lui plairoit.» Et que nul mescroie ceste chose, certainement je l'affirme pour vraie; car lorsque j'estois enfant, je vis le chevalier sarrazin richement et estrangement vestu, et estoit notoire la cause de sa venue. Dont le sage roi, prudent en toutes choses, et qui avec toutes nations et diversités de gens de bien se savoit avoir et les honorer selon leur estat, considérant le bon vouloir du soudan, qui pour ce si loin avoit envoyé son message, reçut ledit chevalier et ses présens à grand honneur, et lui et ses gens moult festoya et honora, et son drucheman [95] par qui entendoit ce qu'il disoit; et merciant le soudan, lui renvoya de beaulx présens des choses de par deça, toiles de Reims escarlates dont n'ont nulles par de là et grand feste en font, donna largement aux messages, s'offrit à faire toutes choses loisibles qu'il pourroit pour le soudan.
Ci dit comment le roi Charles avoit propres gens instruits en honneurs et noblesse pour recevoir tous estrangiers.
Ainsi ce roi autorisé par le monde, comme digne il en estoit, bien savoit recevoir grands, moyens et petits. Quand nobles princes venoient ainsi vers lui, ou leurs messages, convenoit qu'ils dinassent avec lui, et selon qu'ils estoient notables, séoient à sa table. Et à ses dîners, quand haults princes y estoient, et mesmement aux fêtes solemnées, l'assiette des tables, l'ordonnance, les nobles paremens d'or et de soie ouvrés de haulte lice, qui tendus estoient par ses parois et ses riches chambres, de velous brodés de grosses perles d'or et de soie, de plusieurs estranges devises, les aornemens de partout, ces draps d'or tendus, pavillons et cieulx sur ces haults dais et chaires [96] couvertes; la vaisselle d'or et d'argent grande et pesante, de toutes façons, en quoi l'on estoit servi par ces tables; les grands dressoirs couverts de flacons d'or, coupes et gobelets et autre vaisselle d'or à pierreries; ces beaulx entremets, vins, viandes délicieuses et à grand planté [97] et à court plainière à toutes gens, certes pontificale chose estoit à veoir; et tant y estoit l'ordonnance belle, que nonobstant y eust grand quantité de gens, si y estoit remédié que la presse ne nuisoit. Et quand iceulx princes ou estrangiers vouloit bien honorer, les faisoit mener devers la reine et ses enfans, où ne trouvoient pas moins d'ordonnance; et puis, à Saint Denis: là leur faisoit montrer les reliques, le trésor et les richesses qui là sont, les riches chasubles, aornemens d'autel.
Les beaulx paremens et habits en quoi les rois sont sacrés, dont il en fit faire de tout neufs, et les plus riches qui oncques eussent esté vus qu'on sache; tous les habits ouvrés à fines et grosses perles, et mesmement les souliers; ouvrir les riches armoires où de joyaulx de grand valeur a à merveilles, où est la riche couronne du sacre, qu'il fit faire, en laquelle a un gros balez [98] au bout, du prix de trente mille francs; et d'autres pierreries moult fines: et vaut la couronne moult d'avoir [99]; et les autres estranges choses qui y sont, de moult grande richesse.
Pour maintenir sa court en tel honneur, le roi avoit avec lui barons de son sang, et autres chevaliers duis et appris en toutes honneurs, si comme son cousin le comte d'Estampes, qui bel seigneur estoit, honorable, joyeux, bien parlant et bien festoyant, et de gracieux accueil à toutes gens; aucunes fois, en certaines places et assiettes, représentoit la personne du roi, et moult estoit de bel parement à celle court. D'autres aussi y avoit: et aussi messire Burel de la Rivière, beau chevalier, et qui certes très gracieusement, largement et joyeusement savoit accueillir ceulx que le roi vouloit festoyer et honorer, faire liement [100] et à grand honneur les messages que le roi mandoit par lui à iceulx estrangiers, les aller souvent veoir et visiter en leur logis, leur dire de gracieux et beaulx mots, et que le roi les saluoit, et leur mandoit que ils fissent bonne chière et n'espargnassent rien, et telles gracieuses paroles; et quand venoit à leur présenter dons de par le roi, ne failloit mie à dire ces courtoises et honorables paroles bien assises à chacun, selon son gré; car toute l'honneur qu'il convient à belle réception de gens il savoit, et à eux il donnoit soupers et disners en son hostel bel à devis [101] et richement adorné; là estoit sa femme, belle, bonne et gracieuse, qui pas ne avoit moins d'honneur, et courtoisement les recevoit; là estoient les femmes d'estat [102] de Paris mandées, dansé, chanté et fait joyeuse chière; y avoit, pour l'honneur et la révérence du roi, tant, que tous estrangiers du roi et de lui se louoient.
AVÉNEMENT DE CHARLES VI.
1380.
Enguerrand de Monstrelet [103].
Comment Charles le Bien Aimé régna en France après qu'il eut été sacré à Reims, l'an 1380, et des grands inconvéniens qui lui survinrent.
Pource qu'en mon prologue ai aucunement touché que parlerai au commencement de ce présent livre de l'état du gouvernement du roi de France Charles le Bien Aimé, sixième de ce nom, et afin que plus pleinement soient sues les causes et raisons pourquoi les seigneurs du sang royal furent durant son règne et depuis en division, en ferai en ce présent chapitre aucune mention.
Vérité est que le dessus dit roi Charles le Bien Aimé, fils du roi Charles le Quint, commença à régner et fut sacré à Reims le dimanche devant la fête de Toussaint, l'an de grâce mil trois cent et quatre-vingts, comme plus à plein est déclaré au livre de maître Jean Froissart; et n'avoit lors que quatorze ans d'âge; et depuis là en avant gouverna moult grandement son royaume; et par très-noble conseil fit en son commencement de beaux voyages, où il se porta et conduisit, selon sa jeunesse, assez prudentement et vaillamment, tant en Flandre, où il conquit la bataille de Rosebecque et réduisit les Flamands en son obéissance, comme depuis en la vallée de Cassel et ès mettes du pays de là environ, et aussi contre le duc de Gueldres; et depuis fut-il à l'Écluse pour passer outre en Angleterre, pour lesquelles entreprises fut fort redouté par toutes les parties du monde où on avoit de lui connoissance. Mais fortune, qui souvent tourne sa face aussi bien contre ceux du plus haut état comme du moindre, lui montra de ses tours; car l'an mil trois cent quatre-vingt-et-douze, le dessus dit roi eut volonté et conseil d'aller à puissance en la ville du Mans, et de là passer en Bretagne, pour subjuguer et mettre en son obéissance le duc de Bretagne, pource qu'il avoit soutenu et favorisé messire Pierre de Craon, qui avoit vilainement navré et injurié dedans Paris, à sa grande déplaisance, messire Olivier de Clisson, son connétable; auquel voyage lui advint une très-piteuse aventure, et dont son royaume eut depuis moult à souffrir: laquelle sera ci aucunement déclairée, jà soit ce que ce ne fût pas du temps ni de la date de cette histoire.
Or est-il ainsi que le roi dessus dit chevauchant de la dite ville du Mans à aller au dit pays de Bretagne, ses princes et sa chevalerie étant assez près de lui, lui prit assez soudainement une maladie, de laquelle il devint comme hors de sa bonne mémoire; et incontinent tollit à un de ses gens un épieu de guerre qu'il avoit, et en férit le varlet au bâtard de Langres, tellement qu'il l'occit; et après occit le dit bâtard de Langres; et si férit tellement le duc d'Orléans son frère, que, nonobstant qu'il fût armé, il le navra au bras, et de rechef navra le seigneur de Sempy, et l'eût mis à mort, à ce qu'il disoit, si Dieu ne l'eût garanti; mais en ce faisant se laissa cheoir à terre; et là fut, par la diligence du seigneur de Couci et autres, ses féables serviteurs, pris; et lui ôtèrent à grand peine ledit épieu; et de là fut mené en la dite ville du Mans, en son hôtel, où il fut visité par notables médecins: néanmoins on y espéroit plus la mort que la vie; mais par la grâce de Dieu il fut depuis en meilleur état, et revint assez en sa bonne mémoire, non pas telle que par avant il avoit eue. Et depuis ce jour, toute sa vie durant, eut par plusieurs fois de telles occupations comme la dessus dite; pourquoi il falloit toujours avoir regard sur lui et le garder. Et pour cette douloureuse maladie perdit, toute sa vie durant, grande partie de sa bonne mémoire, qui fut la principale racine de la désolation de tout son royaume. Et depuis ce temps commencèrent les envies et tribulations entre les seigneurs de son sang, parce qu'un chacun d'eux contendoit à avoir le plus grand gouvernement de son royaume, voyant assez clairement qu'il étoit assez content de faire et accorder ce que par iceux lui étoit requis; lesquels se trouvoient vers lui les uns après les autres; et, à cautelle, en absence l'un de l'autre, l'inclinoient à faire leur singulière volonté et plaisir, sans avoir regard tous ensemble, par une même délibération, au bien public de son royaume et domination. Toutefois, aucuns en y eut qui assez loyaument s'en acquittèrent, dont recommandés grandement après leur mort en furent. Lequel roi en son temps eut plusieurs fils et filles: desquels, c'est à savoir de ceux qui vécurent jusqu'à âge compétent, les noms s'ensuivent:
Premièrement, Louis, duc d'Aquitaine, qui eut épouse la fille première née du duc Jean de Bourgogne, qui mourut devant le roi son père, sans avoir génération. Le second eut nom Jean, duc de Touraine, qui épousa la seule fille du duc Guillaume de Bavière, comte de Hainaut, qui pareillement mourut sans génération devant le roi son père. Le tiers fut nommé Charles, qui épousa la fille de Louis, roi de Sicile, et en eut génération, de laquelle sera ci-après faite aucune déclaration, et succéda au royaume de France après le trépas du roi Charles son père. La première fille eut nom Isabelle, et fut mariée la première fois au roi Richard d'Angleterre, et depuis au duc Charles d'Orléans, duquel elle délaissa une seule fille. La seconde fut nommée Jeanne, et fut mariée à Jean, duc de Bretagne, duquel elle eut plusieurs enfants. La tierce eut nom Michelle, et eut à mari le duc Philippe de Bourgogne, de laquelle ne demeura nul enfant. La quarte fut nommée Marie, qui fut religieuse à Poissy. La quinte eut nom Catherine, et eut épousé le roi Henri d'Angleterre, duquel elle eut un fils nommé Henri, qui après le trépas de son père fut roi dudit royaume d'Angleterre. Lequel roi Charles VI eut tous les enfans dessus dits de la reine Isabelle son épouse, fille du duc Étienne de Bavière.
RÉVOLTE DE LA FLANDRE, DE PARIS ET DE ROUEN.
1381-1382.
Dès l'année 1380, le peuple de Paris, foulé d'impôts et irrité «de la cupidité de ses maîtres», commença à se soulever contre le gouvernement des trois oncles du roi, les ducs d'Anjou, de Berry et de Bourgogne, tout-puissants pendant la minorité de Charles VI, et qui accablaient la France d'exactions. L'esprit de révolte et de désorganisation était général en Europe à ce moment; les serfs d'Angleterre et les communes de Flandre se soulevaient; des hérésies nombreuses et le grand schisme d'Occident augmentaient l'anarchie générale. Enfin éclata dans la Flandre, sous la conduite de Philippe Arteveld, une formidable insurrection contre le gouvernement féodal et ses iniquités; le mouvement gagna la bourgeoisie de Paris et celle de Rouen. Cette entente effraya Charles VI et ses oncles, qui allèrent attaquer Gand, le foyer principal de l'insurrection. Après la bataille de Rosebèque, où Philippe Arteveld fut vaincu et les Flamands écrasés, les Maillotins de Paris et de Rouen furent aisément soumis.
Nous donnons sur ces événements importants plusieurs récits tirés de l'Histoire de Juvénal des Ursins, de la Chronique du religieux de Saint-Denis et des Chroniques de Froissart.
1. Révolte de la Flandre.
1381.
Juvénal des Ursins [104].
Le comte de Flandres Louys s'efforçoit de faire grandes exactions sur ses subjets, et les vouloit souvent tailler ainsi qu'on faisoit en France. Et pource firent dire au comte qu'il s'en voulust déporter, dont il ne fut pas content. Et s'en alla à la ville de Gand requérir aide d'argent par manière de taille, et usa d'aucunes hautes paroles, et lui fut refusé sa requeste, dont il fut bien mal content. Et se partit de la ville, et délibéra de se monstrer leur seigneur par voie de fait. Et avoit un bastard bien vaillant homme d'armes, auquel il chargea cette besogne. Et de fait, il fit grande assemblée de gens de guerre, et s'en vindrent loger assez près de la ville de Gand comme à une lieue, et faisoient à ceux de Gand guerre mortelle. On tuoit, on prenoit, et mettoit-on à rançon, et boutoient feu, ardoient moulins, faisoient toute guerre que vrais ennemis pouvoient faire. Et ledit comte pour lui aider, fit mander des Anglois, lesquels vindrent à son service. Ceux de Gand, voyant les manières qu'on leur tenoit, plusieurs fois s'assemblèrent, et conclurent que pour mourir ils ne laisseroient leurs libertés; et fort se défendoient et portoient des dommages au comte. Et à seureté demandèrent parler à lui, ce qui leur fut octroyé. Et envoyèrent de bien notables gens devers le comte, lesquels de par les habitans le supplièrent qu'il leur voulus pardonner, si aucune chose lui avoient mesfait. En luy suppliant qu'ils ne feussent point subjets à aucuns subsides ordinaires: mais s'il avoit affaire d'aucunes choses en ses nécessités, ils étoient prêts de luy aider de certaine somme, et tant faire qu'il seroit content. Et cuidoient lesdits ambassadeurs avoir satisfait: mais aucuns jeunes hommes estant près du comte, commencèrent à dire qu'il auroit par force les vilains s'il vouloit, et qu'il les falloit poindre à bons esperons, et les subjuguer de tous points, et ainsi s'en allèrent lesdits ambassadeurs. Le comte les cuidoit toujours subjuguer et suppéditer, et les mettre en estat qu'ils n'eussent pu manger, tellement qu'ils se missent à sa volonté, et tousjours faisoit forte et terrible guerre. Et lors ceux de Gand délibérèrent de y résister par voie de fait. Et pour être leur capitaine, esleurent un nommé Jacques Artevelle, qui étoit une belle personne, haut et droit, vaillant et de très-bel langage, et étoit fils d'un nommé Artevelle qui se voulut faire comte, lequel eut le col coupé; et se mit sus, et assembla foison de gens et délibéra de se mettre sur les champs. La chose venue à la cognoissance du comte, manda gens à Bruges et de toutes parts. Et yssit Artevelle et sa compagnie, et tant que luy et les gens du comte se rencontrèrent et approchèrent. D'un costé et d'autre y fut combattu de traits, tant d'arbalestriers que d'archers, et à la fin combattirent main à main longuement, et tellement que le comte fut desconfit. Et y eut bien cinq mille de ses gens morts et tués sur la place, et puis se retrahit à Bruges. Et parla Artevelle au peuple, toujours les animant à la guerre. Et combien qu'il étoit nouvelles que les François aideroient au comte, toutesfois ils ne devoient point craindre leurs jolivetés superflues, qui étoient cause de leur destruction, et qu'ils devoient poursuivre leur guerre encommencée, vu la victoire qu'ils avoient eue. Et donna tel courage au peuple, qu'il leur sembloit qu'ils étoient taillés de conquester tout le royaume. Et tellement que les bonnes gens du plat pays, et autres, laissèrent leurs labourages et mestiers, et prindrent les armes, telles qu'ils peurent finer. Et tousjours se soultivoit [105] Artevelle, comme il pourroit grever le comte, qui estoit dedans Bruges. Et de tout ancien temps ceux de la ville de Bruges ont accoustumé de faire une belle et notable procession, et porter le précieux sang de Bruges, et là abonde foison de peuple de Bruges et du plat pays. Et là ordonna Artevelle deux mille hommes des plus vaillans, lesquels seulement estoient vestus de leurs robes, mais dessous armés et bien garnis. Et à diverses fois, et par divers lieux entrèrent dedans la ville, et se trouvèrent tous ensemble au marché, ainsi qu'on faisoit ladite procession, et crièrent alarme au long des rues, dont le comte fut bien esbahi. Toutesfois assez diligemment assembla gens, et se efforça de résister. Mais à la fin il fut vaincu, et se retrahit en son hostel, et fut suivi par les Gantois, lesquels violemment entrèrent en son hostel, le cuidant trouver. Mais il se sauva par une fenestre, et se bouta en l'hostel d'une pauvre vieille femme, et y fut jusques à la nuit, et de là s'en alla à l'Escluse. Les Gantois le imputèrent à ceux de Bruges, disant que c'étoit par eux qu'il s'estoit sauvé, et leur coururent sus, et en pillèrent et robèrent, et à toute leur proye s'en retournèrent à Gand.
2. Les Maillotins.
1382.
Juvénal des Ursins.
L'an mille trois cent quatre-vingt et deux, le duc d'Anjou, et aussi les autres seigneurs et ceux de la cour, considérant que depuis que les aydes avoient esté mis jus, ils n'avoient pas les profits qu'ils souloient avoir, désiroient fort à remettre sus les aydes, et firent plusieurs assemblées; mais jamais le peuple ne leur vouloit souffrir. Combien que messire Pierre de Villiers et messire Jean des Mares, qui étoient en la grâce du peuple, comme on disoit, en faisoient grandement leur devoir, de leur monstrer les grands dangers et périls qui leur en pourroient advenir, et de encourir l'indignation et malveillance du roi. Lesquelles démonstrances ils prenoient en grande impatience, et réputoient tous ceux qui en parloient ennemis de la chose publique, en concluant qu'ils garderoient les libertés du peuple jusques à l'exposition de leurs biens, et prindrent armures et habillemens de guerre, firent dixeniers, cinquanteniers, quarteniers, mirent chaisnes par la ville, firent faire guet et garde aux portes. Et ces choses se faisoient presque par toutes les villes de ce royaume; et à ce faire commencèrent ceux de Paris. Et à Rouen se mirent sus deux cens personnes mécaniques, et vindrent à l'hostel d'un marchand de draps, qu'on nommoit le Gras, pour ce qu'il estoit gros et gras, et le firent leur chef comme roi, et le mirent sur un chariot comme en manière de roi, voulust ou non, et contre sa volonté; et pour doute de la mort, fallut qu'il obéist, et le menèrent au grand marché, et lui firent ordonner que les subsides cherroient et qu'ils n'auroient plus cours. Et si aucuns vouloient faire un mauvais cas, il ne falloit que dire: «Faites»; si estoit exécuté. Et procédèrent à tuer et meurtrir les officiers du roi au fait des aydes. Et pource qu'on disoit ceux de l'abbaye de Saint-Ouen avoir plusieurs priviléges contre la ville, ils allèrent furieusement en l'abbaye, rompirent la tour où estoient leurs chartes, et les prindrent et deschirèrent. Et y eussent eu l'abbaye et religieux grand dommage, si le roi, depuis duement informé, ne leur eût confirmé leurs dits priviléges. Et après s'en allèrent devant le chasteau, cuidant entrer dedans pour l'abattre. Mais ceux qui estoient dedans se défendirent vaillamment, et plusieurs en tuèrent et navrèrent. Presque par tout le royaume, telles choses se faisoient et régnoient, et mesmement en Flandres et en Angleterre, où le peuple se esmeut contre les nobles, tellement qu'il fallut qu'ils se retirassent et s'en allassent. Aucuns demeurèrent avec le roi d'Angleterre, cuidant estre asseurés; mais le peuple y alla, et en la présence du roi tuèrent cinq ou six chevaliers des plus notables, et son chancelier, l'archevesque de Cantorbie. Et puis leur coupèrent les testes comme à ennemis de la chose publique, par grand cruauté et inhumanité les traînèrent parmi la ville, et mirent la teste dudit archevesque au bout d'une perche sur le pont, et fouloient son corps aux pieds emmy la boue. Or faut retourner à la matière du peuple esmeu à Rouen et à Paris, et partout. Le duc d'Anjou différa à faire aucunes punitions, ou mettre remède aux choses dessus dites, dès le mois d'octobre jusques en mars, et cependant cuidoit toujours mettre les aydessus, et mesmement l'imposition du douziesme denier, et trouva des cautelles en diverses manières pour amuser le peuple. Mais rien n'y valoit, à ce qu'ils s'y fussent consentis. Toutesfois, en Chastelet il fit crier ladite ferme de l'imposition, et bailler et délivrer pour la lever mandement exprès, dont on murmuroit et grommeloit partout très-fort. Et devoit commencer ladite ferme le premier jour de mars. Et desja se assembloient meschans gens; et y eut une vieille qui vendoit du cresson aux halles, à laquelle le fermier vint demander l'imposition, laquelle commença à crier. Et à coup vindrent plusieurs sur ledit fermier, et lui firent plusieurs playes, et après le tuèrent et meurtrirent bien inhumainement. Et tantôt par toute la ville le menu peuple s'esmeut, prindrent armures, et s'armèrent tellement, qu'ils firent une grande commotion et sédition de peuple, et couroient et recouroient, et s'assemblèrent plus de cinq cens. Quand les officiers et conseillers du roi et l'évesque de Paris virent et aperceurent la manière de faire, ils se partirent le plus secrettement qu'ils peurent de la ville, et emportèrent ce qu'ils peurent de leurs biens meubles petit à petit. Et ceux qui ce faisoient estoient meschans gens et viles personnes, de pauvre et petit estat, et si l'un crioit, tous les autres y accouroient. Et pour ce qu'ils estoient mal armés et habillés, ils sceurent que en l'hostel de la ville avoit des harnois; ils y allèrent, et rompirent les huis où estoient les choses pour la défense de la ville, prindrent les harnois et grand foison de maillets de plomb, et s'en allèrent par la ville, et tous ceux qu'ils trouvoient fermiers des aydes, ou qui en estoient soupçonnés, tuoient et mettoient à mort bien cruellement. Il y en eut un qui se mit en franchise dedans Saint-Jacques-de-la-Boucherie, et lui estant devant le grand autel, tenant la représentation de la Vierge Marie, le prindrent et tuèrent dedans l'église; s'en alloient aux maisons des morts, pilloient et roboient tout ce qu'ils trouvoient, et une partie jettoient par les fenestres, deschiroient lettres, papiers et toutes telles choses, effonçoient les vins après ce que tout leur saoul en avoient beu. Et de tant furent encores plus pires à exercer leur mauvaistié. Si vint à leur cognoissance qu'il y avoit des impositeurs dedans l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés; si saillirent hors de la ville, et là vindrent et s'efforcèrent d'entrer dedans, et demandèrent ceux qui s'y estoient retraits. Mais ceux de dedans se défendirent vaillamment, tellement que point n'y entrèrent. Et de là se partirent, et vindrent au Chastelet de Paris, où il y avoit encores deux cens prisonniers pour délicts et debtes qu'ils devoient, et rompirent les prisons, et les laissèrent aller franchement. Pareillement firent-ils aux prisonniers de l'évesque de Paris, et rompirent tout, et delivrèrent ceux qui y estoient, et mesmement Hugues Aubriot, qui estoit condamné. Et lui fut requis qu'il fust leur capitaine, lequel le consentit, mais la nuit s'en alla. Et tousjours croissoit la multitude de peuple ainsi desvoyé. On le cuidoit refréner, mais rien n'y valoit, et la nuit entendoient en gourmanderies et beuveries. Et le lendemain vindrent à l'hostel de Hugues Aubriot, et le cuidoient trouver pour le faire leur capitaine. Et quand ils virent qu'il n'y estoit pas, furent comme enragés et desplaisans, et commencèrent entrer en une fureur, et vouloient aller abattre le pont de Charenton. Mais ils furent desmeus par messire Jean des Mares, et commençoient ja aucunement à eux repentir et refroidir.
Merveilles [106] est un village auprès Saint-Denys; un jour avant la dite commotion, une vache eut un monstre en semblance d'une beste, qui avoit comme deux visages et trois yeux, et en sa bouche fourchée deux langues, qui sembla chose merveilleuse à l'abbé, qui étoit un bon prud'homme. Et dit que telles choses jamais ne venoient que ce ne fussent mauvais signes et apparences de grands maux.
Paravant aussi au cardinal le Moyne apparut feu à gros globeaux sur la ville de Paris, coruscant et courant de porte en porte, sans tonnerre ni vent, et le temps étant doux et serein, qu'on tenoit chose bien merveilleuse.
Quand les choses que avoient fait ceux de Paris vindrent à la cognoissance du roi et de son conseil, il en fult moult desplaisant et non sans cause. Et délibéra d'en faire une bien cruelle punition. Laquelle chose venue à la cognoissance de ceux de Paris, ils envoyèrent devers le roi, et aussi fit l'Université, plusieurs notables clers et docteurs, lesquels monstrèrent bien grandement et notablement, comme les plus grands de la ville et principaux en étoient courroucés et desplaisans; et que ce qui avoit été fait estoit par meschans gens et de bas estat, en implorant sa miséricorde, et qu'il leur voulust pardonner toute l'offense et surseoir de mettre plus aides sus. Et y eut de grandes difficultés, et le roi très-esmeu, n'en vouloit ouyr parler. Finalement, meu de grande miséricorde, fut content que le peuple jouist de ses immunités et franchises, et faire cesser ce qui étoit mis sus, et leur pardonna tout ce qui avoit été fait, pourveu que justice se feroit de ceux qui avoient rompu le Chastelet. Et de sa response furent les ambassadeurs très-contens, et en remercièrent le roi. Et se fit mettre messire Jean des Mares en une litière, à cause de sa maladie, et mener par les carrefours, et le publia au peuple. Desja le prévost de Paris avoit pris plusieurs des malfaiteurs pour en faire justice. Et quand le peuple sceut qu'on en prenoit foison, et qu'on en vouloit faire punition, derechef s'esmeurent aucunement, en disant que c'estoit chose trop estrange de faire mourir si grande multitude de gens. Laquelle chose venue à la cognoissance du roi, manda que tout fust sursis jusques à une autre fois. Toutesfois souvent on en prenoit, et les jetoit-on en la rivière. Le roi, ses oncles et son conseil cuidoient par simulation induire le peuple à consentir les aydes estre levées, comme du temps de son père, et assembla les trois estats à Compiègne, et à la my-avril manda les plus notables des villes à estre devers luy, et obéirent. Et là proposa messire Arnaud de Corbie, premier président en parlement, et monstra bien grandement et notablement les grandes affaires du roi, tant pour le fait de la guerre, que aussi pour l'entretènement de son estat; et qu'il n'estoit pas possible que sans aydes la chose publique se peust conduire, ou qu'il falloit que le royaume vînt à perdition et fust subject à pilleries et roberies, en requérant qu'ils n'empeschassent que le roi ne usast de sa puissance et authorité de le pouvoir et devoir faire. Lesquels respondirent qu'ils n'estoient venus que pour ouyr et rapporter, mais qu'il s'employeroient de leur pouvoir à faire consentir ceux qui les avoient envoyés, à faire le plaisir du roi. Et leur ordonna-l'on que à Meaux ils fissent sçavoir la response, et à Pontoise. Ce qu'ils firent. Et tous presque firent response que ainçois aimeroient mieux mourir que les aydes courussent. Et combien que ceux de Sens, qui furent à Compiègne, se firent fort que ceux de Sens le consentiroient, toutesfois quand ils y furent, le peuple dit que jamais ne le consentiroient ni souffriroient. Le roi fut fort pressé de pardonner à ceux de Paris, et de trouver moyen d'y aller joyeusement, et parler à eux. Et furent aucuns envoyés à Paris, lesquels rapportèrent que très-volontiers ils verroient le roi, et joyeusement le recevroient, et le roi dit que très-volontiers il iroit. Mais ces deux choses requéroit: l'une, que à sa venue ceux de la ville laissassent leurs armures et harnois, et qu'ils ne se armassent point; l'autre, que les chaisnes de nuit ne fussent point tendues, et que les portes jour et nuit fussent ouvertes; et que seulement ceux qui estoient natifs de la ville de Paris, et qui avoient à perdre, allassent armés par la ville; et que par six de la ville de Paris, on luy fist sçavoir à Melun la response. Si s'assemblèrent en la ville de Paris, et leur fut rapporté la volonté du roi, et y eut de meschans gens qui commencèrent à murmurer, et dirent que jamais ne se consentiroient à mettre ayde ni tailles, et estoient plus enflambés que devant. Et furent six envoyés devers le roi, et y eut plusieurs allées et venues, et journées prises à Saint-Denys, où il y avoit plusieurs conseillers du roi. Et de ceux de Paris y eut ordonnés aucuns qui y allèrent, et à la fin y alla messire Jean des Mares. Et fut là une conclusion finale prise. C'est à sçavoir que le roi iroit à Paris et pardonneroit tout, et la ville lui feroit cent mille francs. Et de ce furent les parties contentes, et fut fait grande joye, et en l'église de Saint-Denys chanta-l'on Te Deum laudamus. Et ceux de Paris furent bien joyeux, et y vint le roi, et à grande joie fut receu. Mais à payer l'argent de cent mille francs, derechef y eut aucunes difficultés ou contradictions, pour ce que les habitans vouloient que les gens d'église y contribuassent. Qui estoit contre raison.
3. Bataille de Rosebèque.
1382.
Juvénal des Ursins.
Les Flamens se rebellèrent contre Louys comte de Flandre, lequel assembla plusieurs gens, tant de Bruges, que d'Artois et d'ailleurs, pour refréner la fureur desdits Flamens, et se mit sur les champs. Et en cette rebellion n'y avoit que ceux de Gand, et estoit leur capitaine Philippes Artevelle, lequel estoit fort affecté contre ledit comte, car on disoit qu'il avoit fait couper la teste à son père. Et estoit beau langager, hardi et courageux. Mais les autres villes, comme Bruges, Lisle, Audenarde et autres, se tenoient du parti du comte. Quand le comte sceut que Artevelle estoit sur les champs, il prépara et assembla ses gens, et tant que les batailles se virent, et s'approchèrent les uns des autres. Et à l'assembler, firent d'un costé et d'autre merveilleux et grands cris, et d'un costé et d'autre, trait se tiroit, et dards. Et y eut dure et aspre bataille, et vaillamment de toutes parts se combattirent. Foison de communes aussi y avoit du costé du comte, et de vaillans archers Boulonnois et d'Artois. Et de la partie d'Artevelle, arrivoient de tous costés gens de communes du plat pays, lesquels vindrent hardiment frapper en la bataille contre les gens du comte, par les costés et aussi par derrière; et tellement que Artevelle et ses gens eurent la victoire. Et s'enfuit ou retrahit le comte et ses gens; et s'en vint ledit comte par bois et chemins estranges jusques à Lisle, les autres de ses gens à Bruges, et les François à Audenarde. Et y en eut de morts en ladite bataille des gens d'Artevelle quatre mille, et de ceux du comte dix mille. Artevelle en sa compagnée avoit environ quatre cens Anglois, et quarante mille hommes, sans les bannis. Et continuellement arrivoient vers lui communes de toutes parts; et leur disoit Artevelle plusieurs paroles par lesquelles il les animoit fort contre leur seigneur, et que ce qu'ils faisoient estoit pour leurs libertés et franchises garder et observer; en leur démonstrant par divers langages qu'ils avoient juste et sainte querelle.
Quand Artevelle vit la grande compagnée qu'il avoit, si disposa d'aller mettre le siége devant Audenarde, où il sçavoit que les François s'estoient retraits: et de fait y alla, et y mit le siége. Et à l'aborder, les François saillirent vaillamment sur les Flamens, et grand foison en tuèrent, mais ils ne peurent soutenir la grande charge et quantité de gens que Artevelle avoit. Et se retrahirent en leur place, laquelle ils firent fortifier diligemment, et firent visiter les vivres et habillemens de guerre, et se trouvèrent assez compétemment garnis. Et pour ce délibérèrent et conclurent de eux tenir; et souvent faisoient saillies, et plusieurs Flamens tuoient, tant de trait que autrement. Au pays de Flandres avoit un seigneur nommé le seigneur de Hanselles, lequel se joignit avec Artevelle, et envova défier le comte, et se mit audit siège avec les Flamens.
Artevelle se doutoit fort que le roi ne aidast au comte encores, veu que ceux de dedans Audenarde estoient François. Et pour ce envoya Artevelle un chevaucheur vers le roi, en manière de poursuivant ou héraut, en luy faisant sçavoir, par paroles arrogantes, qu'il ne voulust donner faveur aucune, aide ou confort au comte, ou autrement ils se allieroient aux Anglois; et escrivit une lettre, laquelle le messager présenta au roi en la présence de ceux du sang et de ceux du conseil. Et après que la lettre eut esté leue, veu que ce n'estoit qu'un messager, il fut gracieusement renvoyé sans aucune response.
Et tantost le comte vint devers le roi, en luy exposant la rebellion de ses subjets, et qu'il estoit son vassal, tant à cause de la comté de Flandres que de plusieurs autres grandes terres et seigneuries, en le requérant qu'il voulust l'aider et donner confort. Et combien, selon ce que aucuns disoient, qu'il avoit fait des fautes, en ayant plusieurs grandes conjonctions avec les Anglois, toutesfois le roi délibéra de lui aider comme à son vassal, pour plusieurs causes et raisons lors alléguées. Et pour ce qu'on voyoit qu'il estoit expédient d'avancer la besongne, le roi très-diligemment manda, et fit mander gens de toutes parts, qu'on fust vers lui à my-octobre en armes, et que chacun se disposast d'estre le mieux habillé qu'il pourroit. Et fut obéi par les vassaux, capitaines et autres, et firent tellement que au jour assigné très-grande compagnée et merveilleuse et de vaillans gens estoient sur les champs par tout, en tirant vers Arras et les marches de Picardie. Quand le roi sceut que ses gens estoient prests, et si belles et si grandes compagnées, il délibéra de partir et se mettre sur les champs. Et en ensuivant la louable manière de ses prédécesseurs, délibéra d'aller à Saint-Denys; si y alla, et fut grandement et honorablement receu par les abbé et religieux. Et le lendemain matin fut par l'abbé et les religieux chantée une bien notable messe, avec un sermon par un maistre en théologie. Et ce fait, les corps de saint Denys et de ses compagnons furent descendus et mis sur l'autel. Le roi sans chaperon et sans ceinture les adora, et fit ses oraisons bien et dévotement, et ses offrandes, et si firent les seigneurs. Ce fait, il fit apporter l'oriflambe, et fut baillée à un vieil chevalier vaillant homme, nommé messire Pierre de Villiers l'ancien. Lequel receut le corps de Notre-Seigneur et fit les sermens en tel cas accoustumés. Et après s'en retourna le roi au bois de Vincennes.
Or faut retourner aux Flamens, qui tenoient le siége devant Audenarde où estoient les François. Et faisoient Artevelle et les Flamens de grandes diligences d'assaillir la place, et avoir à leur volonté lesdits François, qui estoient fort lassés et travaillés de eux défendre, et non sans cause; et envoyèrent vers le duc de Bourgongne et vers le comte les advertir, que si en bref n'avoient secours, ils ne se pourroient plus tenir, et que aussi vivres leur défailloient. Le duc de Bourgongne faisoit grande diligence d'assembler gens de guerre, pour aller lever le siége; et de fait en assembla. Ce qui vint à la cognoissance de Philippes Artevelle, et lui fut rapporté par aucuns Flamens espies, et le sceurent ceux de sa compagnée. Et en y eut un de la ville de Gand, bien notable homme, lequel leur monstra bien doucement, et le plus gracieusement qu'il peut, par manière de prédication, qu'ils feroient bien de trouver accord, et qu'il se devoit requérir, en déclarant les inconvéniens qui s'en pouvoient ensuivre. Mais incontinent il fut tué et mis en pièces, et si vouloient-ils faire le mesme à plusieurs autres. Mais Artevelle les pacifia et apaisa, et prescha contre les raisons de celui qui fut tué, en contemnant et mesprisant les François et leur puissance; et le appeloient les Flamens leur prince et leur seigneur. Et au plus près de Audenarde avoit bien cinq cens pourceaux, qui paissoient et avoient gardes. Ce que aperceurent ceux de dedans, lesquels estoient bien despourveus de vivres. Et se assemblèrent aucune petite compagnée à cheval et à pied, et saillirent hors de la ville, et se mirent ceux de cheval entre ceux de pied et le siège des Flamens, et vindrent aucuns de ceux de pied jusques au lieu où estoient les pourceaux, et en prindrent deux ou trois, qu'ils traisnèrent vers la ville, et moult fort se prindrent à crier lesdits pourceaux, et tous les autres les suivoient; et, pour abréger, tous entrèrent dedans la ville. Et s'esmeurent aucuns des Flamens pour empescher que les François n'eussent les pourceaux; mais ceux de cheval, et autres qui saillirent de la ville, résistèrent. Plusieurs des Flamens y eut de tués, sans dommage des François, lesquels des pourceaux furent fort réconfortés. Et avoient bonne volonté de eux tenir, veu encore qu'il estoit ja venu à leur cognoissance que le roi estoit sur les champs. Et étoit merveilles des vaillances que faisoient les François dedans la place, et tous les jours tuoient plusieurs Flamens, tant de trait que autrement.
Le roi environ la fin d'octobre vint en la cité d'Arras, et envoya un gentilhomme, qui entendoit et parloit bien flamend, par devers Philippes Artevelle et les Flamens, pour les desmouvoir et monstrer qu'ils avoient mal fait, d'avoir fait l'entreprise et les choses qu'ils faisoient. Et sur ce leur monstra plusieurs inconvéniens qui leur pourroient advenir, le plus gracieusement qu'il peut; et firent bonne chère au gentilhomme. Mais la response de Artevelle fut que en nulle manière ils ne laisseroient leurs harnois, et poursuivroient ce qu'ils avoient commencé, veu que c'estoit pour la liberté du pays. Et à tout ladite response, s'en retourna ledit gentilhomme devers le roi, auquel il dit ce qu'il avoit trouvé. Quand le comte sceut la venue du roi, il envoya deux chevaliers devers le roi, lesquels bien grandement, et en assez briefves paroles et gracieuses, exposèrent le bon droict et la juste querelle que avoit ledit comte, en le suppliant que, comme son vassal, il le voulust aider et rebouter l'orgueil et les commotions des Flamens. Le roi, qui estoit jeune, respondit de son mouvement ausdits chevaliers: «Retournez-vous-en devers mon beau cousin, et luy dites que en bref il aura de nos nouvelles,» dont ils furent bien contens. Et quand ledit comte le sceut, avec la compagnée qu'il avoit, il fut bien joyeux.
Le roi diligemment se mit sur les champs, et ordonna ses batailles, par le conseil des connestable, mareschaux et capitaines. Et quand le comte le sceut, il considéra que le passage seroit bien difficile au roi et à ses gens, sinon par le pont de Commines, lequel les Flamens occupoient, en intention de défendre le passage. Et pour ce, pour le gaigner et occuper sur lesdits Flamens, envoya le seigneur d'Antoing Guillaume, bastard de Flandres, le seigneur de Burdegand, son bastard de Flandres, et autres capitaines accompagnés de gens de guerre, lesquels en belle et bonne ordonnance approchèrent dudit pont. Si les receurent les Flamens vaillamment. Et y fut fait de vaillans faits d'armes, tant d'un costé que d'autre, et très-asprement et durement combattirent et tellement résistèrent les Flamens, que les gens du comte ja ne fussent venus à leur intention, si ce n'eut esté ledit Guillaume, lequel se tira et ses gens vers un moulin, où il trouva des bateaux, et trouva moyen de passer de l'autre part de la rivière. Et vindrent lui et sa compagnée audit pont, pour frapper sur lesdits Flamens, lesquels furent desconfits, et la plus grande partie morts et tués. Et assez tost après se rassemblèrent et rallièrent les Flamens en nombre de huit mille combattans, et vindrent bien asprement audit pont de Commines. Et combien que les gens du pont vaillamment résistassent et se défendissent, toutefois il fallut qu'ils démarchassent et se retrahissent, et mesmement se retrahit ou enfuit le bastard de Flandres et plusieurs autres. Guillaume dessusdit résista et demeura, et fit merveilles d'armes, dont les Flamens estoient bien esbahis. Et combien qu'il fust environné de ses ennemis, lesquels de leur puissance taschoient à le prendre ou tuer, toutesfois il fit tant par sa vaillance, à l'aide de ses gens, qu'il se sauva, et revint devers le comte, qui fut bien dolent et desplaisant de ce que les Flamens avoient recouvert ledit pont. Et fit très-bonne chère audit Guillaume, et le remunéra, et donna de ses biens grandement. Quand Artevelle sceut les premières nouvelles de la perdition du pont, et que ses gens avoient esté desconfits, il fut bien courroucé, et délibera de lever son siége, et venir lui et sa compagnée vers ledit pont. Et tantost après lui vindrent nouvelles qu'il avoit esté recouvert et regaigné. Et pour ce demeura.
Le roi, comme dessus est dit, se mit sur les champs, en intention et volonté de combattre les Flamens, et avoit grand foison de peuple avec lui, et ordonna, par délibération des gens de guerre, que les gens débilités de leurs corps, les mal habillés et armés, demeureroient à la garde du bagage. Et au surplus, pour ce que nécessaire estoit de gaigner le pont de Commines, que les Flamens tenoient comme dessus est dit, pour avoir passage furent ordonnés messire Olivier de Clisson, connestable de France, et messire Louys de Sancerre, mareschal de France, à tout deux mille combattans, qu'ils iroient audit pont, duquel les Flamens avoient rompu une arche pour empescher le passage, et à la garde duquel estoient commis des plus vaillans gens de guerre qu'ils eussent; et y avoit des Anglois, et monstroient bien qu'ils avoient grande volonté de eux défendre. Les François, c'est à sçavoir Clisson et Sancerre, et leurs gens, allèrent devant ledit pont, et faisoient les Flamens guet merveilleusement. Et considérèrent les François, que veu la rupture du pont, il estoit impossible que par ledit lieu ils les peussent gaigner. Et pour ce trouvèrent moyen et manière de passer la rivière par au dessus, la nuict ensuivant, et par lieux dont les Flamens en rien ne se doutoient. Et quand ils le sceurent, ils furent bien esbahis, et se mirent en bataille au devant du pont. Et les François vigoureusement et vaillamment les assaillirent, et furent iceux Flamens desconfits, et y en eut plusieurs morts et tués, et les autres s'enfuirent ou retrahirent vers leurs gens. Le pont, qui avoit esté par eux rompu, fut remparé et refait, et bien fortifié. Et à la garde et défense d'iceluy fut commis un vaillant chevalier, le seigneur de Sempy, accompagné de gens de guerre. Et par ledit pont passèrent tous les François. Quand Artevelle sceut les nouvelles de ladite desconfiture, il fut moult diligent de bien enhorter ses gens d'estre vaillans en armes et de eux apprester à combattre. Et leur vint dire une vieille sorcière qu'elle feroit tant, qu'il gagneroit, si on combattoit en bataille. Artevelle ordonna de neuf à dix mille Flamens pour y aller, et à un point du jour vindrent frapper sur aucuns logis des François. Et à grande et belle ordonnance vindrent pour accomplir ce qui leur avoit esté enchargé. Et de fait, approchèrent d'un lieu où estoient logées aucunes parties de l'ost des François, et frappèrent sur ledit logis. Mais les François vaillamment se défendirent. Et à l'heure, Clisson, qui estoit logé vers lesdites marches, qui sceut et ouyt le bruit, s'en vint au lieu, et si tost qu'il fut arrivé, les Flamens ne tindrent guères, et furent desconfits; et y en eut de trois à quatre mille morts; les autres s'enfuirent où bon leur sembla. Philippes Artevelle, doutant que ses gens dont il avoit grand nombre, ne sceussent ces nouvelles, se prit à parler avant que aucune chose vinst à leur cognoissance, et leur dit que en bref il recouvreroit ledit pont, et que les François à la dite besogne avoient esté desconfits.
Le roi après ses gens passa audit pont de Commines, visita ses gens et en trouva plusieurs qui avoient esté navrés et blessés aux dites besongnes, et bien peu de morts. Messire Jean de Vienne, admiral de France, bien vaillant chevalier, fut ordonné d'aller par le pays, faire amener et conduire vivres pour l'ost, et print son chemin vers Ypres. Plusieurs Flamens, tant de la ville que du pays, s'estoient assemblés et s'efforçoient de courir sus, et de combattre ledit messire Jean de Vienne, lequel se disposa à y résister et les combattit et desconfit, et y en eut plus de trois cens de tués. Quand ceux de Ypres virent la dite desconfiture de leurs gens, se rendirent et mirent en l'obéissance du roi. Et pour ceste cause envoyèrent un religieux de vers le roi, le suppliant qu'il leur voulust pardonner, et qu'il les voulust prendre à sa grâce et mercy. Ce que le roi fit très-volontiers.
Artevelle animoit tousjours ses gens, et leur donnoit courage; et envoya douze hommes de sa compagnée en l'ost du roi, pour sçavoir quelles gens il avoit. Et aussi le roi envoya en habits dissimulés messire Guillaume de Langres et douze autres, lesquels entendoient et parloient flamend, pour sçavoir l'estat de l'ost des Flamens; lesquels y furent; et en eux retournant, rencontrèrent les douze que Artevelle avoit envoyés en l'ost du roi, lesquels ils tuèrent, et rapportèrent au roi ce qu'ils avoient trouvé, et comme les Flamens se disposoient à combattre le roi et son ost. Et cependant les François en divers lieux faisoient forte guerre, et soudainement allèrent une partie devant la ville du Dam, qui estoit forte ville, et la prindrent d'assaut. Et tous les jours les François dommageoient les Flamens, et se commença Artevelle aucunement à esbahir, quelque semblant qu'il monstrast.
Le seigneur de Hancelles, dont dessus est faite mention, lequel se joignit avec les Flamens et Artevelle, quand il sceut et aperceut la puissance du roi et de ses gens, cognut sa folie et le danger et péril; si le monstra à ses gens, mais ils n'en tindrent compte, et se animèrent plus que devant. Et pour ce il monta secrètement à cheval, et s'en alla et les laissa. Et dient aucuns que ainsi cuida faire Artevelle, et dist au peuple qu'on lui laissast prendre jusques à dix mille combattans, et il se faisoit fort de desfaire la plus grande partie de l'ost du roi, et leur monstroit la manière assez apparente. Mais ils respondirent qu'ils ne souffriroient point qu'il se partist d'avec eux, comme avoit fait le seigneur de Hancelles.
Les batailles du roi furent ordonnées, et eurent Clisson et Sancerre, et Mouton de Blainville, l'avant-garde. Et avec eux se joignirent les comtes de Saint-Paul, de Harcourt, de Grand-Pré, de Salm en Allemagne et de Tonnerre, le vicomte d'Aulnay et les seigneurs d'Antoing, de Chastillon, d'Anglure et de Hanguest. Les ducs de Berry et de Bourbon, l'évesque de Beauvais et le seigneur de Sempy faisoient les aisles. Le comte d'Eu et autres faisoient l'arrière-garde. En la grosse bataille estoit le roi, le comte de Valois, frère du roi, et le duc de Bourgongne Philippes, avec grande et grosse compagnée. Et fut crié de par le roi que personne, sur peine de perdre corps et biens, ne se mist en fuite. Et fut ordonné que tous descendissent à pied, et renvoyassent leurs chevaux. Et ainsi fut fait, excepté que le roi seul estoit à cheval. Et autour de lui furent ordonnés certains chevaliers, le Besgue de Villaines, le seigneur de Pommiers, le vicomte d'Acy, messire Guy de Baveux, Enguerrand Hubin et autres. Toutesfois aucuns dient que un chevalier, nommé messire Robert de Beaumanoir, fut ordonné à tout cinq cens lances pour les verdoïer et escarmoucher, pour voir leur estat et gouvernement. Ce qu'il fit bien diligemment, et retourna vers l'avant-garde, et descendirent à pied, et renvoyèrent leurs chevaux comme les autres. Deux choses advindrent, qu'on tenoit merveilleuses. L'une, qu'il survint tant de corbeaux qui environnoient l'ost tant d'un costé que d'autre, que merveilles, et ne cessoient de voleter. L'autre, que par cinq ou six jours le temps fut si obscur et chargé de bruines, que à peine on pouvoit voir l'un l'autre. Et quand le roi sceut que les Flamens venoient pour le combattre, il fit une manière de promesse qu'il les combattroit, et fit marcher ses gens et desployer l'oriflambe. Et aussitôt qu'elle fut desployée, le temps à coup se esclaircit, et devint aussi beau, et clair qu'on avoit oncques veu, tellement que les batailles se entrevirent. Et anima fort Artevelle ses Flamens. Pareillement messire Olivier de Clisson parla et monstra aux François qu'ils devoient avoir bon courage à combattre, et plusieurs mots et bonnes paroles leur dit. Les batailles marchèrent les unes contre les autres, tant qu'ils approchèrent pour combattre main à main. Et y eut bien aspre et dure besongne; et se portèrent les Flamens si vaillamment, que eux assemblés ils firent reculer les François un pas et demy. Et lors un François commença fort à crier: «Nostre-Dame, Mont-Joie, Saint-Denys!» et plusieurs autres aussi. Et en ce point prindrent vertu et courage les François, et tellement qu'ils firent reculer les Flamens, et les rompirent, et furent desconfits en peu d'heures. Et d'un costé et d'autre y eut de vaillans faits d'armes. Et cheurent les Flamens les uns sur les autres à grands tas, et y en eut plusieurs morts estouffés et sans coup férir. Et estoit commune renommée qu'il y en avoit bien eu quarante mille morts; les autres disent vingt-cinq ou trente mille de morts et des gens du roi environ quarante-trois personnes. Messire Guy de Baveux, un vaillant chevalier, y fut blessé.
Après ladite desconfiture, on douta fort que les Flamens ne se ralliassent pour combattre. Et pour ce furent ordonnés les seigneurs d'Albret et de Coucy, à tout quatre cens hommes d'armes à cheval à les poursuivre; et firent tellement que les Flamens n'eurent loisir de eux assembler; et là où ils se trouvoient frappoient dessus, et y en eut plus de mille morts. Et quand les Flamens qui s'en estoient fuys de la bataille virent qu'on les poursuivoit ainsi chaudement, ils s'enfuirent ès bois, marescages et rivières. Et y en eut plusieurs noyés esdits rivières et marescages, où ils se boutoient si avant, qu'ils ne s'en pouvoient avoir et là mouroient.
Et quand on eut bien sceu par les Flamens la quantité d'eux, on trouva que véritablement il falloit qu'il y en eust bien quarante mille de morts. Et si y avoit mesme des Flamens de la partie du comte qui sçavoient les adresses des bois, s'y boutèrent, et plusieurs en tuèrent. Le roi fut moult joyeux de cette victoire; et en eurent grand honneur les connestable Clisson et Sancerre mareschal, et ceux de l'avant-garde.
Et quand ceux de Flandres qui estoient demeurés au siége de Audenarde, et l'avoient fort fortifié, sceurent que leurs gens estoient desconfits, ils levèrent leur siége comme sans arroi, et s'en allèrent par diverses pièces. Et alors saillirent ceux de dedans, et les poursuivirent, et les trouvoient par petites parties ou compagnées, et les tuoient. Et y eut derechef grande quantité de Flamens tués et mis à mort.
Le roi voyant et cognoissant la grande grâce que Dieu lui avoit faite, et bien dévotement avec ses parens, et tous ceux de son ost, en remercièrent Dieu.
Le comte de Flandres, en faisant son devoir, vint en l'ost du roi bien accompagné, et en la présence des seigneurs du sang, et de plusieurs capitaines, barons et seigneurs, remercia le roi du grand bien et plaisir qu'il lui avoit fait, et pareillement remercia tous les assistans. Auquel le roi respondit: «Beau cousin, je vous ay aidé et secouru tellement, que vos ennemis sont desconfits, combien que du temps de feu monsieur mon père, dont Dieu veuille avoir l'âme, vous fustes fort chargé d'avoir eu alliance et favoriser nos ennemis les Anglois; si vous en gardez doresnavant, et je vous auray en ma grâce.»
Le roi avoit grand désir de savoir si Artevelle estoit mort ou non. Et y eut un Flamend bien navré et blessé, qui estoit l'un des principaux capitaines, auquel on demanda s'il en sçavoit rien. Et il respondit qu'il croyoit certainement qu'il estoit mort, et estoit à la besongne assez près de lui. Et fut mené sur le champ, et fit telle diligence qu'il trouva le corps d'Artevelle mort, et le montra au roi et aux assistans. Et pour ce le roi voulut le faire guérir et donner sa vie. Mais le Flamend ne voulut, et dit qu'il vouloit mourir avec les autres. Et par l'évacuation du sang et des playes mourut.
Le roi voulut venir à Courtray et abattre les portes; et y tuèrent les gens d'armes, et y furent trouvés largement vivres et biens. Et combien que le roi eust fait crier qu'on ne tuast personne, et qu'on ne fist desplaisir à nul, toutesfois en despit de la bataille de Courtray, où les François avoient esté desconfits, les gens de guerre tuèrent presque tous ceux de la ville, et les pillèrent et robèrent, et puis boutèrent feu partout, et ardirent et bruslèrent. Et en ladite ville furent trouvées lettres que ceux de la ville de Paris avoient escrites aux Flamens, très-mauvaises et séditieuses. Desquelles choses le roi fut bien desplaisant. Et advinrent les choses dessus dites environ la vigile de Saint-Martin.
4. Suite de l'histoire des Maillotins.
1382.
Juvénal des Ursins.
Le roi avec ceux de son sang, joyeux de la victoire que Dieu leur avoit donnée, délibéra de s'en retourner à Paris, pour remédier à leurs mauvaises volontés, et passa par les villes de Picardie, esquelles il fut grandement et honorablement receu, et lui furent faits plusieurs beaux dons et de grande valeur, et à tout son conseil; et à tout son aise s'en venoit. Et pour aucunement passer l'hiver, il vint en la ville de Compiègne chasser et déduire, et y fut par aucun temps pour soy esbattre. Et après il vint à Saint-Denys en France près de Paris, accompagné de ses oncles et de plusieurs barons et seigneurs. Les abbé, religieux et convent, et ceux de la ville de Saint-Denys, le receurent bien grandement et notablement selon leur pouvoir. Et vint le roi à l'église, et print l'oriflambe, lui estant nue teste et sans ceinture, et la rendit en moult grande dévotion devant les corps saints, et la bailla à l'abbé. Et donna à l'église un moult beau poille de drap d'or. Et avoient les ducs de Berry et de Bourgongne, et tous les notables barons, grande joye, et moult se esjouyssoient de voir les maintiens du roi, et à l'église firent aucuns dons.
Et cependant qu'ils s'esbattoient à Saint-Denys, le roi délibéra en toutes manières d'abattre l'orgueil de ceux de Paris, lesquels estoient moult esbahis, et non sans cause. Et vint le prévost des marchands, qui lors estoit, vers le roi, et lui dit que toutes les choses estoient apaisées, et qu'il pouvoit entrer à tout son plaisir et volonté en la ville, et le pria très-humblement qu'il eust pitié du peuple et leur voulust pardonner et remettre l'offense qu'ils avoient faite. Et dient aucuns que de ce que le prévost des marchands avoit dit au roi, le peuple n'en sçavoit rien. Toutesfois il s'offroit, et plusieurs notables de la ville, de le faire entrer à ses plaisirs et volonté. Et le roi respondit qu'il estoit content d'entrer dedans la ville, et ordonna audit prévost le jour. Et fit crier le roi en son ost, que tous fussent prests et armés pour entrer en ladite ville de Paris. Le jour au matin les gens du roi approchèrent la porte Saint-Denys, et furent les barrières rompues et abbattues, et pareillement le fut la porte. Et ce fait, y eut trois batailles ordonnées toutes à pied. En la première estoit Clisson, le connestable, et le mareschal de Sancerre. En la seconde estoit le roi, grandement accompagné de ses parents; et estoient tous à pied, excepté le roi, combien que aucuns disent que ses oncles estoient à cheval. Au devant du roi vindrent à pied humblement le prévost des marchands et foison de ceux de la ville, qui vindrent pour faire la révérence au roi et aucune briefve proposition. Mais il les refusa, et ne voulut qu'ils fussent ouys, ni qu'ils fissent révérence, ni dissent parole, et passa outre, et vint à Nostre-Dame, descendit de dessus son cheval, et vint à l'église et en bien grande dévotion fit son oraison et son offrande. Aussi firent ses oncles et autres seigneurs. Et s'en revint au portail de l'église, et monta à cheval, et s'en vint descendre au palais. Ses gens d'armes étoient logés par les quartiers ès hostelleries; et fut crié à son de trompes qu'on ne dist aucunes paroles injurieuses, ni qu'on ne print biens ou que on fist dommage à autruy. D'eux y eut lesquels usèrent d'aucunes manières séditieuses et de mauvais langages, lesquels furent tantost pris et pendus à leurs fenestres. Les ducs de Berry et de Bourgongne chevauchèrent par la ville bien accompagnés. Et y eut des habitans de la ville bien trois cents de pris. Et entre autres messire Guillaume de Sens, maistre Jean Filleul, maistre Martin Double, et plusieurs autres, jusques audit nombre. Et n'y avoit celuy à Paris qui n'eust grand doute et peur. Et y en eut de décapités aux halles, qui estoient des principaux de la commotion. La femme d'un d'eux, qui estoit grosse d'enfant, comme désespérée, se précipita des fenestres de son hostel, et se tua. Après ces choses, furent encore gens par la ville pour oster les chaisnes, lesquelles furent emportées hors de la ville au bois de Vincennes. Et furent tous les harnois pris ès maisons de ceux de Paris, et fut une partie portée au Louvre, et l'autre au palais. Et disoit-on qu'il y avoit assez pour armer cent mille hommes. La duchesse d'Orléans et l'université de Paris vindrent devers le roi le prier et requérir que seulement on procédast à punir ceux qui estoient principaux des séditions. Un nommé Nicolas le Flamend, qui estoit l'un des principaux, eut aux halles le col coupé. Et après ces choses ainsi faites, on mit sus les aydes, c'est à sçavoir gabelles, impositions et le quatriesme. Et fut l'eschevinage osté, et ordonné qu'il n'y auroit plus nuls eschevins, ni prévost des marchands, et que tout le gouvernement se feroit par le prévost de Paris. Messire Jean des Mares, qui estoit un bien notable homme, conseiller et advocat du roi au parlement, lequel avoit esté du temps du roi Charles cinquiesme en grande auctorité, et croyoit le roi fort son conseil, fut pris et emprisonné. Et estoit commune renommée, que ce n'estoit pas pour cause qu'il eust esté consentant des séditions et commotions qui avoient couru, car elles lui estoient moult desplaisantes, et y eust volontiers mis remède. Mais ès brouillis et différends qui avoient esté entre le roi Louis de Sicile, cuidant bien et loyaument faire, les ducs de Berry et de Bourgongne avoient conceu grande haine contre luy. Et luy imposa-on, qu'il avoit esté comme cause desdites séditions. Si fut mis en Chastelet, et n'y fallut guères de procès, et sans à peine l'examiner ni dire les causes, fut dit qu'il auroit le col coupé. Et combien qu'il requist estre ouy en ses justifications et défenses, et aussi qu'il estoit clerc, marié avec une seule vierge et pucelle, quand il espousa, ce nonobstant fut mené aux halles. Et en allant disoit ce psaume: «Judica me, Deus, et discerne causam meam de gente non sancta.» Eut la teste coupée, à la grand desplaisance de plusieurs gens de bien et notables, tant parens du roi et nobles, que du peuple. Avec ledit des Mares, y en eut douze autres qui furent décapités. Et estoit grand pitié de voir la grande perturbation qui estoit à Paris. Après plusieurs exécutions faites, le roi ordonna qu'on lui fist un siége royal sur les degrés du palais, devant la présentation du beau roi Philippes. Et tantost fut grandement et notablement paré. Et s'assit en chaire, accompagné de ses oncles les ducs de Berry et de Bourgongne, et de foison de nobles gens de conseil. Et là fit-on venir le peuple de Paris, qui estoit grande chose de voir la quantité du peuple qui y estoit. Et commanda le roi à messire Pierre d'Orgemont, son chancelier, qu'il dist ce qu'il lui avoit enchargé de dire. Lequel commença bien grandement et notablement de dire le trespassement du roi Charles cinquiesme, et le sacre et couronnement du roi présent, le voyage de Flandres, et la victoire, et l'absence du roi, les grands et mauvais et merveilleux cas de crimes et délicts commis et perpétrés, en effect, par tout presque le peuple de Paris, dignes de très-grandes punitions; et qu'on ne se devoit esmerveiller des exécutions jà faites, en monstrant que encores y avoit des prisonniers dignes de punitions, et d'autres à punir et à prendre, en déclarant les matières suffisantes de ce faire. Et tint ces paroles assez longuement. Et en prenant issue demanda au roi si c'estoit pas ce qu'il lui avoit enchargé. Lequel respondit que ouy. Après ces choses, les oncles du roi se mirent à genoux aux pieds du roi, en le priant qu'il voulust avoir pitié de son peuple de Paris. Après, vindrent les dames et damoiselles toutes deschevelées, lesquelles, en plorant, pareille requeste firent. Et les gens et le peuple à genoux, nue teste, baisant la terre; et commencèrent à crier: «Miséricorde!» Et lors le roi respondit qu'il estoit content que la peine criminelle fust convertie en civile. Et furent tous les prisonniers mis en pleine délivrance. Et fut la peine civile imposée à chacun des coupables, selon ce qu'ils avoient mespris. Mais elle estoit qu'il fallut qu'ils payassent et baillassent de meuble, ou la valeur, la moitié de ce qu'ils avoient. Et y eut moult grande finance exigée et à peine croyable. Et n'en vint au profit du roi le tiers. Et fut la chevance distribuée aux gens d'armes; lesquels en furent bien payés et contentés. Et leur donna le roi congé, et promirent, veu qu'ils estoient bien payés et contentés, de ne faire eux en allant aucunes pilleries ni roberies. Mais ils tindrent très-mal leur promesse, car aussitost qu'ils furent sur les champs, ils commencèrent merveilleuses pilleries à faire, en rançonnant le peuple, et faisoient maux innumérables.
Quand ceux de Rouen, qui estoient, comme dit est encores, en courage de leur fureur, sceurent comme ceux de Paris s'estoient esmeus, et qu'ils se gouvernoient à la manière dessus dite, ils firent pareillement et pis que devant. Mais quand ils virent ce que le roi avoit fait à Paris, ils eurent grande crainte et peur. Et non sans cause. Ils envoyèrent devers le roi demander miséricorde, et qu'il leur voulust pardonner ce qu'ils avoient mespris. Et pour cette cause, le roi envoya messire Jean de Vienne, amiral de France, vaillant chevalier et preud'homme, accompagné de gens de guerre. Et avec luy messire Jean Pastourel et messire Jean Le Mercier, seigneur de Noujant. Et entrèrent dedans, et firent abattre aucunes des portes, et prendre grande quantité des habitans, spécialement ceux qui avoient contredit à payer les aydes et qui avoient couru sus et injurié les fermiers. Et de ceux-ci y eut plusieurs exécutés, et leurs testes coupées. Et lors les habitants demandèrent pardon et miséricorde. Et pource que c'estoit près de Pasques, c'est à sçavoir la semaine peneuse, et la Résurrection de Nostre Sauveur Jésus-Christ, les prisonniers furent délivrés. Et comme à Paris, le criminel fut converti en amende civile. Et furent exigées très-grandes finances très-mal employées, et en bourses particulières comme on dit, et non mie au bien de la chose publique. Et ainsi furent les choses apaisées à Rouen.
5. Soulèvement des Parisiens et des Rouennais à l'occasion
des impôts.
1382.
Le Religieux de Saint-Denis [107].
Sept fois dans le cours de l'année précédente, le duc d'Anjou, régent de France, avait réuni en conseil particulier les hommes les plus considérables des deux états [108] pour chercher les moyens et le moment d'établir par ordonnance une nouvelle levée de subsides publics, afin de pourvoir convenablement aux besoins du roi et du royaume. Cette mesure était sans doute ardemment désirée par ceux à qui elle ne portait aucun préjudice, ou par ceux qui faisaient métier de flatter le pouvoir, et espéraient par là s'enrichir au point de ne plus compter que par talents d'or. Mais les plus notables d'entre les bourgeois gardaient à cet égard le plus profond silence; ils savaient que les petites gens témoignaient leur mauvaise humeur, fronçaient le sourcil déclamaient avec force et ne voulaient pas en entendre parler. Messire Pierre de Villiers, chevalier, et messire Jean des Marets, personnages d'un âge avancé, d'une grande prudence et très-aimés dans la ville, avaient essayé dans plusieurs réunions de changer ces dispositions en faisant craindre au commun peuple de provoquer le courroux du roi. Mais les mutins s'ennuyèrent de tous ces pourparlers; leur mécontentement fut comme une étincelle qui allume un vaste incendie; persévérant dans leur opposition, ils déclarèrent qu'ils regarderaient désormais comme ennemis de l'État les promoteurs de subsides. Puis, dans chaque ville, pour montrer qu'ils voulaient défendre leur liberté par la force, ils coururent aux armes, fermèrent les portes, tendirent des chaînes de fer, établirent des dizeniers, des cinquanteniers, des soixanteniers, et chargèrent des gens armés de veiller sans relâche à l'entrée et à la sortie.
Ce fut Paris qui donna l'exemple de la révolte; les autres cités imitèrent la capitale du royaume. Partout on s'abandonnait à une présomption sans bornes; les séditieux, dans leur aveuglement, se flattaient de pouvoir conquérir leur liberté malgré le roi. Les Rouennais tombèrent dans des excès coupables, qui seraient mieux retracés par les accents lugubres de la tragédie que par un simple récit. Mais l'historien est tenu de ne point taire les fautes que chacun doit éviter à l'avenir; j'ai donc jugé à propos d'en parler ici.
Plus de deux cents compagnons des métiers, qui travaillaient aux arts mécaniques, égarés sans doute pas l'ivresse, saisirent de force un simple bourgeois, riche marchand de draps, et surnommé le Gras, à cause de son embonpoint excessif, placèrent insolemment son nom en tête de leurs actes, et se jetant tête baissée dans cette entreprise insensée, sans en calculer l'issue, ils en firent aussitôt leur roi. Ils l'élevèrent, comme un monarque, sur un trône placé dans un char, et le promenant par les carrefours de la ville, ils parodiaient les acclamations dont on entoure le roi. Arrivés au principal marché, ils lui demandèrent que le peuple demeurât libre du joug de tout impôt, et l'obtinrent. Cette franchise de peu de durée fut publiée en son nom dans la ville par la voix du héraut. Une scène si ridicule excita à bon droit les rires des hommes sensés; néanmoins, une foule innombrable de gens sans aveu accourut aussitôt vers lui, et on le força d'écouter, assis sur son tribunal, les cris de chacun. Quelqu'un avait-il conçu la pensée d'un crime et lui demandait-il ses ordres, on l'obligeait, sous peine de mort, d'approuver et de dire: «Faites, faites.» Alors poussés, je ne dirai point par leur audace, mais par une rage forcenée, ils se jetèrent sur les exacteurs royaux, les égorgèrent impitoyablement, et se partagèrent tout leur avoir, comme illégitimement acquis.
Ce crime une fois commis et approuvé, ils firent, en vertu de la même autorité, souffrir aux hommes d'église beaucoup de pertes et de dommages; puis, se dirigeant sur Saint-Ouen, dont les religieux avaient obtenu un arrêt qui maintenait contre la ville leurs priviléges, ces misérables, dignes de toute la colère du ciel, entrèrent de force dans la tour des Chartes, déchirèrent et mirent en pièces les priviléges, dont la perte aurait été irréparable, si l'autorité du roi ne les avait rétablis peu après. Poussés par le même égarement, et ne craignant pas d'offenser la majesté royale, ces gens insensés et sans armes se dirigèrent vers le château du roi pour le détruire. Mais ils furent repoussés par ceux du dedans; plusieurs d'entre eux furent tués ou blessés à mort.
Cet audacieux esprit de révolte avait gagné non-seulement les Rouennais, mais presque tout le peuple de France, qui n'était pas agité d'une moindre fureur. Il était, si l'on en croit le bruit public, excité par les messages et lettres des Flamands, alors en proie aussi au fléau de la rébellion, et par l'exemple des Anglais, qui, dans le même temps, s'étaient soulevés contre le roi et les grands du royaume, les avaient forcés de fuir, et, pénétrant en armes dans le palais, avaient, sous les yeux même du roi, entraîné avec violence cinq chevaliers illustres et son chancelier, l'archevêque de Canterbury, et les avaient fait décapiter en vue de tous, comme perturbateurs de la tranquillité publique [109]. J'étais alors dans ce royaume pour défendre la cause de notre église; et comme je témoignais mon indignation en apprenant que, le même jour, la tête sacrée du prélat avait été roulée à coups de pied par le peuple dans tous les carrefours de la ville, un des assistants me dit: «Sachez que dans le royaume de France il se passera des choses plus horribles, et sous peu.» Je me contentai de répondre: «A Dieu ne plaise que l'antique foi de la France soit souillée d'un si grand forfait!»
Je reviens à mon sujet. Monseigneur d'Anjou sentait bien que le crime commis au mois d'octobre par la rage forcenée du peuple rejaillissait comme un affront sur le roi; néanmoins, il différa sa vengeance jusqu'au mois de mars, et fit dans l'intervalle plusieurs tentatives pour amener les Parisiens à payer les subsides. Voyant qu'il n'obtenait rien, ni par députations, ni par promesses, il tenta, de l'avis du conseil, d'arriver à son but par le fait. Il fit publier l'ordonnance, au mois de janvier, à huis clos dans le Châtelet, de peur d'exciter une émeute parmi le peuple, qui n'était pas encore calmé. Aussitôt des enchérisseurs, attirés par l'appât du gain, se présentèrent pour la ferme des impôts. Comme la crainte de la mort empêchait de trouver quelqu'un pour faire la proclamation en public, l'affaire traînait en longueur et menaçait même de n'avoir point d'issue; mais un homme se chargea, pour de l'argent, d'abréger tout délai. Séduit par la promesse d'une récompense pécuniaire, il se rendit au marché le dernier jour du mois de février; prenant toutes les précautions nécessaires pour sa sûreté, il assembla le peuple, et, l'amusant d'abord de discours en l'air, il raconta en criant de toutes ses forces qu'on avait volé quelques plats d'or dans le palais, puis ajouta que le roi promettait grâce, éloge et récompense à celui qui les rendrait. On se mit à en rire comme d'une chose incroyable; quand le crieur vit le peuple se livrant à des conversations confuses et à des conjectures diverses, il piqua tout à coup son cheval, et proclama qu'on lèverait l'impôt le lendemain. Cette nouvelle inattendue jeta le trouble dans d'esprit des assistants; ils la répandirent aussitôt, et la ville se remplit de douteuses rumeurs. Le plus grand nombre croyait que c'était un mensonge; d'autres, comme frappés de stupeur, attendaient l'issue de l'affaire. Bientôt échauffés par l'esprit de révolte, ils se lient par des serments terribles, et conspirent la mort de ceux qui ont décrété l'impôt. Les conjurés se mettent à l'œuvre sans plus tarder, et leurs serments, ô douleur! sont bientôt suivis d'actes criminels.
Le premier jour de mars à l'heure de prime, ils se réunissent à la halle, et voyant qu'on exigeait l'impôt d'une femme qui vendait un peu de cette herbe qu'on appelle cresson en français, ils s'élancent sur le percepteur royal, le percent de mille coups et le mettent à mort. Ce crime une fois commis, le désordre ne s'arrête plus à la halle; il se répand çà et là par toute la ville. De tous les quartiers on accourt à la halle avec un tumulte effroyable, et la foule grossissant de tous côtés, une clameur immense s'élève et retentit aux oreilles de tous. Pour que le feu de la sédition se communique partout, quelques étourdis, dignes de la colère du ciel, parcourent les carrefours et les rues de la ville en poussant des cris horribles, armés d'épées et de toutes les armes que la fureur populaire pouvait leur fournir, appelant aux armes pour la liberté de la patrie. Un petit nombre d'hommes jettent ainsi la multitude dans l'égarement; entraînant les uns et les autres, ils recrutent partout des partisans volontaires de leur révolte; en peu de temps ils ont rassemblé cinq cents misérables de leur espèce.
La nouvelle du crime qui venait d'être commis, en se répandant de toutes parts, remplit tout le monde de frayeur. En conséquence, plusieurs conseillers du roi, les principaux bourgeois, le prévôt et l'évêque de Paris, craignant pour leur sûreté, s'éloignent de la ville, et font passer ailleurs tout leur avoir: indignés de ces atrocités, ils pensaient qu'ils se montreraient d'autant plus étrangers à l'insulte faite au roi qu'ils seraient plus éloignés de la présence et du contact d'une multitude aussi séditieuse. On voyait, en effet, cette lie du peuple, ces hommes de mœurs plus ignobles encore que leur condition, marcher par bandes, à pied et sans chef, comme au sac de la ville; si quelqu'un des plus forcenés venait à proposer quelque crime, tous les autres misérables s'empressaient de le suivre; il en résulta les malheurs que je vais rapporter.
D'abord, comme ils étaient sans armes, ils se portent sur l'hôtel de Ville, y enlèvent les poignards, les épées, les maillets de plomb [110] et toutes les armes qui s'y trouvaient en dépôt pour la défense de la ville, et pour prémices du massacre, ils mettent à mort tous les percepteurs d'impôts qu'ils rencontrent. Renchérissant sur leur cruauté, ils arrachent violemment un de ces malheureux de l'église Saint-Jacques, et quoiqu'ils l'aient trouvé sur l'autel, debout et embrassant, par crainte de la mort, la statue de la bienheureuse Vierge Marie, ils l'entourent et l'égorgent, profanant ainsi le sanctuaire. Puis, satisfaits d'avoir accompli leurs projets criminels, ils courent piller les biens des victimes, détruisant de fond en comble le devant de la maison de l'un d'eux, pénétrant avec violence dans d'autres maisons, brisant les portes, enlevant tout ce qu'ils trouvent d'or, d'argent, de papiers et d'objets précieux, les mettant en pièces et les jetant par les fenêtres. Ils répandent aussi le vin dans les celliers, en boivent outre mesure; puis, échauffés par l'ivresse, ils poursuivent leurs excès avec plus d'audace, et se portent sur Saint-Germain-des-Prés. Sachant que ceux des auteurs de l'impôt qui avaient échappé à leurs coups s'y étaient cachés, ils les réclament pour les mettre à mort; et comme on ne leur obéit point, ils s'efforcent de pénétrer avec violence dans l'intérieur, mais ils sont repoussés vigoureusement par ceux du dedans. Leur fureur ne s'en tient pas là: provoqués sans doute par les cris de quelques misérables, les plus forcenés se précipitent, comme ils l'avaient déjà fait, sur les juifs, qui vivaient sous la protection du roi, en tuent quelques-uns, mettent au pillage leurs meubles les plus précieux, et pour comble d'infamie, ils ne craignent pas de violer la maison du roi et de se rendre une seconde fois coupables de lèse-majesté.
Il y avait dans ce rassemblement plusieurs criminels, dont les complices étaient détenus au Châtelet royal. Ils amenèrent de ce côté la multitude aveugle; puis, forçant les prisons, ils rendirent à la liberté environ deux cents hommes criblés de dettes ou sous le poids d'accusations capitales. Ils commirent aussi de semblables excès dans les prisons de l'évêque de Paris. Ils y trouvèrent messire Hugues Aubriot, condamné naguère pour ses méfaits, et le conduisirent avec une joie insolente jusqu'à sa maison, le priant d'être leur capitaine. Il le leur promit, et les remercia beaucoup. Mais, soit modération d'esprit, soit défiance du peuple, il saisit l'occasion de fuir, et se retira au milieu de la nuit. Le nombre de ces misérables croissait toujours; une foule presque innombrable suivait leurs pas, non pour les imiter, mais parce que cet étrange soulèvement excitait la curiosité. Aussi, de peur que la nuit suivante ils ne commissent quelque attentat contre les citoyens, les cinquanteniers rassemblèrent dix mille bourgeois armés de pied en cap. Ceux-ci essayèrent par tous les moyens de ramener dans le devoir la populace furieuse. Voyant que le langage de la douceur ne pouvait ni fléchir ni calmer cette populace, ils ne jugèrent pas à propos de lutter contre son aveugle rage; mais ils répartirent leurs hommes par escouades aux coins des rues et dans les carrefours de la ville, pour repousser par la force les violences qu'elle pouvait commettre. Après avoir passé la nuit en débauches de table et en orgies, cette troupe forcenée de mutins et de séditieux tomba dans un emportement frénétique. Ils se rendirent chez messire Hugues Aubriot, et ne l'ayant point trouvé, ils se mirent à crier partout avec une rage de bêtes féroces que la ville était trahie. Puis ils allaient courir en toute hâte au pont de Charenton pour le détruire; mais leur projet ne s'accomplit pas, soit que la crainte de la mort ou le repentir les saisît, soit, ce qui était le plus vrai, qu'ils fussent arrêtés par les paroles conciliantes de messire Jean des Marets, dont l'éloquence les avait souvent séduits et amenés à son avis.
6. Les Rouennais sont punis de leurs méfaits.
Le Religieux de Saint-Denis,
traduit par M. Bellaguet.
Bientôt le roi, irrité de l'insolence des Rouennais, et ne voulant pas fermer les yeux sur leurs outrages, de peur de les rendre plus audacieux et de les encourager à de nouvelles fautes, entra dans la ville avec ses oncles et une suite nombreuse de nobles seigneurs. Les principaux auteurs des crimes qui avaient été commis voulaient lui refuser l'entrée s'il ne promettait préalablement l'impunité. Le roi n'en fut que plus irrité, et sans différer sa vengeance, il fit raser la porte par laquelle il était entré; en passant près du beffroi de la ville, il fit enlever la cloche qui servait à réunir la commune, et enjoignit à tous les bourgeois de porter en personne leurs armes au château royal; ce qu'ils firent avec regret et mécontentement. Le jour suivant, les principaux coupables, condamnés à mort par le conseil du roi, subirent la peine capitale en vue du peuple; enfin, des commissaires royaux furent chargés de recueillir l'impôt sur les boissons et la vente des draps.
7. Le roi pardonne aux Parisiens leur offense.
Le Religieux de Saint-Denis, traduit par M. Bellaguet.
Le roi avait à peine employé un espace de trois jours à pacifier Rouen, qu'on lui annonça les désordres de Paris. Sa colère en fut doublée, et il partit aussitôt de Rouen pour aller punir cette offense. Cependant il crut devoir différer pour un temps sa vengeance, cédant aux prières et à l'intervention de l'université de Paris, sa fille vénérable. Les plus sages d'entre les bourgeois, sachant qu'il avait conçu un juste ressentiment, députèrent vers lui au bois de Vincennes les anciens de la ville avec les maîtres et les docteurs les plus considérables, comme des envoyés propres à rétablir la paix, les chargeant de protester de leur innocence. Ceux-ci furent admis à l'audience du roi, et s'acquittèrent de leur mission à peu près dans les termes suivants:
«Votre royale grandeur et éminence sait beaucoup mieux que nous que dans toute assemblée, et non pas seulement dans les cités et les grandes réunions d'hommes, tous ne brillent point par une égale sagesse et ne sont pas doués d'un savoir égal. Mais la diversité des passions et la différence des mœurs produisent des goûts différents, et suivant l'expression du sage: Autant d'hommes, autant d'avis. Il ne faut donc pas que la chaleur imprudente d'une populace inconsidérée tourne au détriment des gens de bien. En effet, il arrive ordinairement dans ce monde que la multitude, qui ne sait garder ni règle ni mesure, excite imprudemment des troubles et des séditions. Et assurément c'est à l'insu des anciens et de ceux qui dirigent les affaires importantes que la populace inconsidérée s'est rendue coupable.»
Après avoir développé longuement ces considérations, prosternés humblement aux pieds du roi, ils exposèrent en termes respectueux les actes infâmes et les forfaits des séditieux; à force de prières, ils obtinrent enfin que le peuple serait affranchi des impôts et qu'on pardonnerait à l'égarement de la multitude, à condition, toutefois, que ceux qui avaient forcé le Châtelet seraient saisis et mis en jugement pour subir la peine due à leur crime.
8. Affaires de Flandre.
1382.
Froissart.
Dès 1379 les prodigalités, les exactions et les violences du comte de Flandre avaient soulevé les Gantois contre lui. Cette puissante ville pouvait mettre 80,000 hommes sous les armes; aussi fit-elle au comte et à la noblesse une guerre fort sérieuse et cruelle, dans laquelle aucun prisonnier ne fut épargné, tant ces castes rivales se haïssaient profondément. En 1382, Pierre Dubois et Philippe Arteveld devinrent les chefs de Gand et battirent le comte de Flandre, le 3 mai, à la bataille de Beverhout, après laquelle ils se rendirent maîtres de Bruges, où résidait le comte de Flandre. Le comte manqua d'être pris dans la déroute.
Comment le comte Louis de Flandre, cuidant garder Bruges contre les Gantois, fut en grand péril; et comment le comte se esseula.
Entrementes [111] que le comte étoit en son hôtel, et que il envoyoit les clers des doyens des métiers de rue en rue pour faire tous hommes traire sur le marché et garder la ville, les Gantois, qui poursuivaient âprement leurs ennemis, vinrent de bon pas et entrèrent en la ville de Bruges avecques ceux de la ville proprement: et le premier chemin que ils firent, sans retourner çà ni là, ils s'en allèrent sur le marché tout droit, et là se rangèrent et s'arrêtèrent. Messire Robert Mareschaut, un chevalier du comte, avoit été envoyé à la porte pour savoir comment on s'y maintenoit, entrementes que le comte faisoit son mandement pour aider recouvrer la ville; mais il trouva que la porte étoit volée hors des gonds, et que les Gantois en étoient maîtres; et proprement il trouva de ceux de Bruges qui là étoient, qui lui dirent: «Robert, Robert, retournez, et vous sauvez si vous pouvez, car la ville est conquise de ceux de Grand. Adonc retourna le chevalier au plus tôt qu'il put devers le comte, qui se partoit de son hôtel tout à cheval, et grand foison de fallots devant lui, et s'en venoit sur le marché: si lui dit le chevalier ces nouvelles. Nonobstant ce, le comte, qui vouloit tout recouvrer, s'en vint sur le marché; et si comme il y entroit à grand foison de fallots, en écriant: «Flandre! au Lyon, au comte!» ceux qui étoient à son frein et devant lui regardèrent et virent que toute la place étoit chargée de Gantois. Si lui dirent: «Monseigneur, pour Dieu, retournez! Si vous allez plus avant, vous êtes mort ou pris de vos ennemis au mieux venir; car ils sont tous rangés sur le marché, et vous attendent.» Et ceux lui disoient voir; car les Gantois disoient jà, si très tôt que ils virent naître de une ruelle les fallots: «Véez-ci monseigneur, véez-ci le comte; il vient entre nos mains.» Et avoit dit Philippe d'Artevelle et fait dire de rang en rang: «Si le comte vient sur nous, gardez-vous bien que nul ne lui fasse mal; car nous l'emmenerons vif et en santé à Gand; et là aurons-nous paix à notre volonté.» Le comte, qui venoit et qui cuidoit tout recouvrer, encontra, assez près de la place où les Gantois étoient tous rangés, de ses gens qui lui dirent: «Ha, monseigneur! n'allez plus avant; car les Gantois sont seigneurs du marché et de la ville; et si vous entrez au marché, vous êtes mort. Et encore en êtes-vous en aventure; car jà vont grand foison de Gantois de rue en rue, querant leurs ennemis; et ont mêmement de ceux de Bruges assez en leur compagnie, qui les mènent d'hôtel en hôtel querre ceux que ils veulent avoir; et êtes tout ensoigné de vous sauver: ni par nulle des portes vous ne pouvez issir ni partir que ne soyez ou mort ou pris; car les Gantois en sont seigneurs; ni à votre hôtel vous ne pouvez retourner, car ils y vont une grand route de Gantois.»
Quand le comte entendit ces nouvelles, si lui furent très-dures; et bien y ot raison, et se commença grandement à ébahir et à imaginer le péril où il se véoit. Si crut conseil de non aller plus avant et de lui sauver s'il pouvoit; et fut tantôt de soi-même conseillé. Il fit éteindre tous les fallots qui là étoient, et dit à ceux qui de lès lui étoient: «Je vois bien qu'il n'y a point de recouvrer; je donne congé à tout homme, et que chacun se sauve qui peut ou sait!» Ainsi comme il ordonna, il fut fait: les fallots furent éteints et jetés parmi les rues, et tantôt s'espardirent ceux qui là étoient. Le comte se tourna en une ruelle, et là se fit désarmer par un sien varlet et jeter toutes ses armures à val, et vêtit la houppelande de son varlet, et puis lui dit: «Va-t'en ton chemin et te sauves, si tu peux. Aie bonne bouche: si tu eschiés ès mains de mes ennemis et on te demande de moi, garde-toi que tu n'en dises rien.» Cil répondit: «Monseigneur, pour mourir non ferai-je.» Ainsi demeura le comte de Flandre tout seul; et pouvoit adonc dire que il se trouvoit en grand péril et en grand aventure; car si à celle heure par aucune infortunité il fust échu ès mains des routiers qui aval Bruges alloient, et qui les maisons cherchoient et les amis du comte occioient, ou au marché les amenoient, et là tantôt devant Philippe d'Artevelle et les capitaines ils étoient morts et écervellés, sans nul moyen ni remède, il eust été mort. Si fut Dieu proprement pour lui, quand de ce péril il le délivra et sauva; car oncques en si grand péril en devant n'avoit été ni ne fut depuis, si comme je vous recorderai présentement.
Comment le comte Louis de Flandre fut préservé d'un grand péril en la maison d'une povre femme à Bruges, qui bonne lui fut.
Tant se démena à celle heure, environ mie nuit ou un peu outre, le comte de Flandre par rues et par ruelles, que il le convint entrer dedans aucun hôtel; autrement il eust été trouvé et pris des routiers de Gand et de Bruges aussi, qui parmi la ville l'alloient incessament cherchant. Et entra en l'hôtel d'une povre femme. Ce n'étoit pas hôtel de seigneur, de salles, de chambres ni de palais; mais une povre maisonnelle enfumée, aussi noire que atrement pour la fumée des tourbes qui s'y ardoient; et n'y avoit en celle maison fors le bouge devant et une povre couste de vieille toile enfumée pour estuper le feu, et par-dessus un povre solier auquel on montoit par une échelle de sept échelons; en ce solier avoit un povre literon, où les enfants de la povre femme gisoient.
Quand le comte fut tout tremblant et tout ébahi entré en celle maison, il dit à la femme, qui étoit tout effréée: «Femme, sauve-moi; je suis ton sire le comte de Flandre; mais maintenant me faut mussier, car mes ennemis me chassent, et du bien que tu me feras je te rendrai le guerredon.» La povre femme le reconnut assez; car elle avoit été par plusieurs fois à l'aumône à sa porte: si l'avoit vu aller et venir, ainsi que un seigneur va en ses déduits, et fut tantôt avisée de répondre, dont Dieu aida le comte, car elle ne pouvoit si peu détrier que on eût trouvé le comte devant le feu parlant à elle: «Sire, montez à mont en ce solier, et vous boutez dessous un lit où mes enfants dorment.» Il le fit; et entrementes la femme s'ensoigna entour le feu et à un autre petit enfant qui gisoit en un repos.
Le comte de Flandre entra en ce solier, et se bouta au plus bellement et souef que il put entre la couste et le feure de ce pauvre literon, et là se quatit et fit le petit; et faire lui convenoit.
Et véez-ci ces routiers de Gand qui routoient, qui entrèrent en la maison de celle povre femme, et avoient, ce disoient les aucuns de leur route, vu entrer un homme dedans. Ils trouvèrent celle povre femme séant à son feu, qui tenoit son enfant. Tantôt ils lui demandèrent: «Femme, où est un homme que nous ayons vu entrer céans et puis l'huis reclore!»—Par ma foi! dit elle, je ne vis huy de celle nuit homme entrer céans; mais j'en issis n'a pas grandement, et jetai un petit d'eau et puis reclouy mon huis; ni je ne le saurois où mussier. Vous véez tous les aisements de céans; véez là mon lit, et là sus gisent mes enfants.»
Adonc prit l'un d'eux une chandelle, et monta à mont sur l'échelle; et bouta la tête au solier, et n'y vit autre chose que ce povre literon des enfants qui dormoient. Si regarda bien partout haut et bas. Adonc dit-il à ses compagnons: «Allons, allons, nous perdons le plus pour le moins; la povre femme dit voir: il n'y a âme, fors elle et ses enfants.»
A ces paroles, issirent-ils hors de l'hôtel de la femme, et s'en allèrent router autre part. Oncques puis nul n'y entra qui y voulsist mal faire.
Toutes ces paroles avoit ouïes le comte de Flandre, qui étoit couché et quati en ce povre literon. Si pouvez imaginer que il fut adonc en grand effroi de sa vie. Quelle chose pouvoit-il lors dire, penser ni imaginer, quand matin il pouvoit bien dire: «Je suis un des grands princes chrétiens du monde:» et la nuit ensuivant il se trouvoit en celle petitesse? Il pouvoit bien dire et imaginer que les fortunes de ce monde ne sont pas trop estables. Encore grand heur pour lui quand il en put issir sauve sa vie: toutefois celle dure et périlleuse aventure lui devoit bien être un grand mirouer toute sa vie. Nous lairons le comte de Flandre en ce parti, et parlerons de ceux de Bruges, et comment les Gantois persévérèrent.
Comment ceux de Gand firent grands murdres et dérobements en Bruges; et comment ils répourvéirent leur ville de vivres, qu'ils prirent au Dam et à L'Écluse.
François Acreman étoit l'un des plus grands capitaines des routiers, et envoyé de par Philippe d'Artevelle et Piètre du Bois pour cerchier et router la ville de Bruges: et ils gardoient le marché, et le gardèrent toute la nuit et à l'endemain, jusques à tant que ils se virent tous seigneurs de la ville. Bien étoit défendu à ces routiers que ils ne portassent nul dommage ni nul contraire aux marchands et bonnes gens étrangers qui, pour ce temps, étoient à Bruges; car ils n'avoient que faire de comparer leur guerre. Ce commandement fut assez bien gardé; ni oncques François, ni sa route ne firent mal ni dommage à nul homme étrange. La vindication étoit sçue et jetée des Gantois sur les quatre métiers de Bruges, coulettiers, virriers, bouchers et poissonniers, à tous occire quants que on en trouverait, sans nul déporter, pourtant que ils avoient été de la faveur du comte, et devant Audenarde et ailleurs. On alloit par ces hôtels querre ces bonnes gens; et partout où ils étoient trouvés ils étoient morts sans merci. Celle nuit, en y ot des occis plus de douze cents, que uns que autres, et faits plusieurs autres murdres, larcins et maufaits qui point ne vinrent en connoissance, et moult de maisons et de femmes robées et pillées, violées et détruites et des coffres effondrés, et tant fait que les plus povres de Gand furent tous riches. Le dimanche au matin, à sept heures, vinrent les joyeuses nouvelles en la ville de Gand, que leurs gens avoient déconfit le comte et sa chevalerie et ceux de Bruges; et étoient par conquêt seigneurs et maîtres de Bruges. Vous pouvez bien croire et savoir que à ces nouvelles, à Gand, ce fut un peuple réjoui, qui en grandes transes et tribulations avoit été; et firent par les églises plusieurs processions et dévots oblations en louant Dieu, qui les avoit regardés en pitié et tellement reconfortés que envoyé victoire à leurs gens. Plus venoit le jour avant, et plus leur venoient bonnes nouvelles; et étoient si trespercés de joie, que ils ne savoient auquel entendre. Et je le dis pourtant que si le sire de Harselles, qui demeuré étoit à Gand, eût pris, ce dimanche ou le lundi ensuivant, trois ou quatre mille hommes d'armes, et si s'en fût venu en Audenarde, il eût eu la ville à sa volonté; car ceux d'Audenarde furent si ébahis quand ces nouvelles leur vinrent, que à peine, pour la paour de ceux de Gand, que ils vidoient leur ville pour aller tenir les bois, ou eux retraire en sauveté en Hainaut ou ailleurs, et en furent tous appareillés. Mais quand ils virent que ceux de Gand ne venoient point et que nulles nouvelles n'en avoient, ils recueillirent courage et confort en eux, et aussi trois chevaliers qui là étoient qui s'y boutèrent: messire Jean Bernage, messire Thierry d'Olbaing et messire Florens de Heulles. Ces trois chevaliers gardèrent, confortèrent et conseillèrent les gens d'Audenarde jusques à tant que messire Daniaulx de Hallevyn y vint depuis, qui y fut envoyé de par le comte, ainsi que je vous recorderai quand je serai venu jusques à là.
Oncques gens qui sont au-dessus de leurs ennemis, ainsi que ceux de Gand furent adonc de ceux de Bruges, ne se portèrent ni passèrent plus bellement de ville que ceux de Gand firent de ceux de Bruges; car oncques ils ne firent mal à nul homme de menu peuple ou de métier, si il n'étoit trop vilainement accusé.
Quand Philippe d'Artevelle, Piètre du Bois et les capitaines de Gand se virent tout au-dessus de la dite ville de Bruges, et que tout étoit en leur commandement et obéissance, on fit un ban de par Philippe d'Artevelle et Piètre du Bois et les bonnes gens de Gand, que, sur la tête, toutes manières de gens se traïssent en leurs hôtels, et que nul ne pillât ni efforçât maison, ni prensist rien de l'autrui s'il ne le payoit; et que nul ne se logeât au logement d'autrui, et que nul n'émût mêlée ni débât sans commandement; et tout sur la tête. Adonc fut demandé si on savoit que le comte étoit devenu. Les aucuns disoient qu'il étoit issu de la ville dès le samedi; et les autres disoient que encore étoit-il à Bruges, et respous quelque part où on le pourroit trouver. Les capitaines de Gand n'en firent compte; car ils étoient si réjouis de la victoire que ils avoient, et de ce que au-dessus de leurs ennemis se véoient, que ils n'accomptoient mais rien à comte ni à baron ni à chevalier qui fût en Flandre; et se tenoient si grands, que tout viendroit, se disoient-ils, en leur obéissance. Et regardèrent Philippe d'Artevelle et Piètre du Bois, que quand ils se départirent de la ville de Gand, ils l'avoient laissée si dégarnie et dépourvue de tous vivres, tant que de vins et de blés il n'y avoit rien: si envoyèrent tantôt une quantité de leurs gens au Dam et à L'Écluse, pour être seigneurs de ces villes et des pourvéances qui dedans étoient et repourvoir la ville de Gand.
Quand ceux qui envoyés y furent vinrent au Dam, on leur ouvrit les portes; et furent tantôt la ville et les pourvéances mises en leur commandement. Adonc furent traits hors de ces beaux celliers au Dam tous les vins qui là étoient de Poitou, de Gascogne, de La Rochelle et des lointaines marches, plus de six mille tonneaux, et mis à voitures et à nefs, et envoyés à Gand par chars, et par la rivière que on dit la Liève. Et puis passèrent ces Gantois outre, et s'en vinrent à L'Écluse, laquelle ville se ouvrit contre eux, et se mit en leur obéissance; et là trouvèrent-ils grand foison de blés et de farines en tonneaux, en nefs et en greniers, de marchands étranges. Tout fut pris et mis en voitures et envoyé à Gand, tant par chars comme par eau. Ainsi fut la ville de Gand rafreschie et repourvue, et délivrée de misère, par la grâce de Dieu. Autrement ne fut-ce pas. Et bien en dobt aux Gantois souvenir, que Dieu leur avoit aidé pleinement, quand cinq mille hommes, tous affamés, avoient déconfit, devant leurs maisons, quarante mille hommes. Or, se gardent de eux enorgueillir et leurs capitaines aussi; mais non feront: ils s'enorgueilliront tellement, que Dieu se courroucera et leur remontrera leur orgueil avant que l'année soit hors, si comme vous orrez recorder en l'histoire plus avant, et pour donner exemple à toutes autres gens.
Comment le comte Louis de Flandre échappa hors de Bruges, et chemina à pied vers Lille; et comment en moult de lieux on murmuroit sur son fait.
Je fus adoncques informé, et je le veuil bien croire, que le dimanche à la nuit le comte de Flandre issit hors de la ville de Bruges; la manière, je ne le sais pas, ni aussi si on lui fit voie aucune aux portes; je crois bien que ouil; mais il issit tout seul et à pied, vêtu de une povre et simple houppelande. Quand il se trouva aux champs, il fut tout réjoui; et pouvoit bien dire qu'il étoit issu de grand péril. Et commença à cheminer à l'aventure, et s'en vint dessous un buisson pour aviser quel chemin il tiendroit; car pas ne connoissoit le pays ni les chemins, ni oncques à pied ne les avoit allés. Ainsi que il étoit dessous le buisson, et là quati, il entendit et ouït parler un homme; et c'étoit un sien chevalier qui avoit épousé une sienne fille bâtarde, et le nommoit on messire Robert Mareschaut. Le comte le reconnut au parler. Si lui dit en passant: «Robert, es-tu là?»—«Ouil, monseigneur, dit le chevalier, qui tantôt le reconnut au parler; vous m'avez fait huy beaucoup de peine à cherchier autour de Bruges; comment en êtes-vous issu?»—«Allons, allons, dit le comte, Robin, il n'est pas maintenant temps de ici recorder ses aventures; fais tant que je puisse avoir un cheval, car je suis jà lassé d'aller à pied, et prends le chemin de Lille, si tu le sais.»—«Monseigneur, dit messire Robert, ouil, je le sais bien.»
Adonc cheminèrent-ils celle nuit et l'endemain jusques à prime, ainçois que ils pussent recouvrer un cheval, et le premier que le comte ot, ce fut une jument que ils trouvèrent chez un prud'homme en un village. Si monta le comte sus, sans selle et sans pannel, et vint ainsi ce lundi au soir, et se bouta par les champs au chastel de Lille. Et là s'en retournoient la greigneur partie des chevaliers qui étoient échappés de la bataille de Bruges, et s'étoient sauvés au mieux qu'ils avoient pu, les aucuns à pied et les autres à cheval. Et tous ne tinrent mie ce chemin; et s'en allèrent les aucuns par mer en Hollande et en Zélande, et là se tinrent-ils tant qu'ils ouïrent nouvelles autres. Messire Guy de Ghistelles arriva à bon port; car il trouva en Zélande, en une de ses villes, le comte Guy de Blois, qui lui fit bonne chère, et lui départit largement de ses biens pour lui remonter et remettre en état, et le retint de lès lui tant que y volt demeurer. Ainsi étoient les desbaretés reconfortés par les seigneurs de là où ils se trayoient, qui en avoient pitié; et c'étoit raison, car noblesse et gentillesse doivent être aidées et conseillées par gentillesse.
Les nouvelles s'espardirent par trop de lieux et de pays de la déconfiture de ceux de Bruges et du comte leur seigneur, comment les Gantois les avoient déconfits. Si en étoient plusieurs manières de gens réjouis, et principalement communautés. Tous ceux des bonnes villes de Flandre et de l'évêché de Liége en étoient si lies, que il sembloit proprement que la besogne fût leur. Aussi furent ceux de Rouen et de Paris, si pleinement ils en osassent parler.
Quand pape Clément en ot les nouvelles, il pensa un petit, et puis dit que cette déconfiture avoit été une verge de Dieu pour donner exemple au comte, et que il lui envoyoit cette tribulation pour la cause de ce que il étoit rebelle à ses opinions. Aucuns autres grands seigneurs disoient, en France et ailleurs, que le comte ne faisoit que un petit à plaindre si il avoit à porter et à souffrir, car il étoit si présomptueux, que il ne prisoit ni aimoit nul seigneur voisin que il eut, ni le roi de France ni autre, si il ne lui venoit bien à point; pourquoi ils le plaignoient moins de ses persécutions. Ainsi advint, et que le vocable soit voir que on dit que: A celui à qui il meschiet, chacun lui mésoffre. Par espécial ceux de la ville de Louvain furent trop réjouis de la victoire des Gantois et de l'ennui du comte; car ils étoient en différend et dur parti envers le duc Wincelant de Brabant, leur seigneur, qui les vouloit guerroyer et abattre leurs portes, mais or se tiendroit-il mieux un petit en paix. Et disoient ainsi en la ville de Louvain: «Si Gand nous étoit aussi prochaine, sans quelque entre deux, comme Bruxelles est, nous serions tous un, eux avec nous et nous avecques eux. De toutes leurs devises et paroles étoient informés le duc de Brabant et la duchesse; mais il leur convenoit cligner les yeux et baisser les têtes, car pas n'étoit heure de parler.
Comment Philippe d'Artevelle et les Gantois mirent la ville de Bruges et la plupart de Flandre en leur obéissance.
Ceux de Gand, eux étant maîtres et obéis entièrement à Bruges, y firent moult de nouvelletés. Avisèrent que ils abattroient au lès devers eux deux portes et les murs et feroient remplir les fossés, afin que ceux de Bruges ne fussent jamais rebelles envers eux; et quand ils s'en partiroient, ils emmèneroient cinq cents hommes, bourgeois de Bruges des plus notables, avec eux en la ville de Gand; par quoi ils fussent tenus en plus grand cremeur et subjection.
Entrementes que ces capitaines se tenoient à Bruges, et que ils faisoient abattre portes et murs et remplir les fossés, ils envoyèrent à Ypres, à Courtray, à Berghes, à Cassel, à Pourpringhes, à Bourbourch, et par toutes les villes et chastellenies de Flandre sur la marine, et au Franc de Bruges, que tous vinssent à obéissance à eux, et leur apportassent ou envoyassent les clefs des villes et des chasteaux, en remontrant service, à Bruges. Tous obéirent, ni nul ne osa adonc contester; et vinrent tous à obéissance à Bruges, à Philippe d'Artevelle et à Piètre du Bois. Ces deux se nommoient et escrisoient souverains capitaines de tous, et par espécial Philippe d'Artevelle. Cil étoit qui le plus avant s'ensoignoit et se chargeoit des besognes de Flandre; et tant que il fut à Bruges, il tint état de prince, car tous les jours, par ses menestrels, il faisoit sonner et corner devant son hôtel à ses dîners et à ses soupers, et se faisoit servir en vaisselle couverte d'argent, ainsi comme si il fût comte de Flandre; et bien pouvoit tenir cel état, car il avoit toute la vaisselle du comte, d'or et d'argent, et tous les joyaux, chambres et sommiers qui avoient été trouvés en l'hôtel du comte à Bruges; ni rien on ne avoit sauvé. Encore fut envoyée une route de Gantois à Mâle, un très-bel hôtel du comte, à demie lieue de Bruges. Ceux qui y allèrent y firent moult de desroys; car ils dérompirent tout l'hôtel, et abattirent et effondrèrent les fonts où le comte avoit été baptisé; et mirent à voitures, sur chars, tout le bien, or et argent et joyaux, et envoyèrent tout à Gand.
Le terme de quinze jours avoit allant et venant de Gand à Bruges et de Bruges à Gand, tous les jours charriant, deux cents chars qui menoient or, argent, vaisselle, draps, pennes et toutes richesses prises et levées à Bruges, de Bruges à Gand: ni du grand conquêt et pillage que Philippe d'Artevelle et les Gantois firent là, en celle prise de Bruges, à peine le pourroit-on priser ni estimer, tant y orent-ils grand profit.
Quand ceux de Gand eurent fait tout leur bon vouloir de la ville de Bruges, ils envoyèrent de la ville de Bruges à Gand cinq cents bourgeois des plus notables pour là demeurer en cause d'otagerie, et François Acreman et Piètre de Vintre, et mille de leurs hommes, les envoyèrent; et demeura Piètre du Bois, capitaine de Bruges, tant que ces portes, ces murs et ces fossés, fussent mis à uni. Et adonc se départit Philippe d'Artevelle à quatre mille hommes et prit le chemin de Ypres, et fit tant que il y parvint. Toute manière de gens issirent au-devant de lui et le recueillirent aussi honorablement comme si ce fût leur seigneur naturel qui vînt premièrement à seigneurie, et se mirent tous en son obéissance. Et renouvela mayeurs et échevins, et fit toute nouvelle loi; et là vinrent ceux des chastellenies de outre Ypres, de Cassel, de Berghes, de Bourbourch, de Furnes et de Pourpringhes, qui se mirent en son obéissance, et jurèrent foi et loyauté à tenir ainsi comme à leur seigneur le comte de Flandre. Et quand il ot ainsi exploité, et que il ot de tous l'assurance, et il ot séjourné à Ypres huit jours, il s'en partit et s'en vint à Courtray, où il fut aussi reçu à grand joie, et se y tint cinq jours. Et envoya ses lettres et ses messages à la ville d'Audenarde, en leur mandant que ils vinssent devers lui en obéissance; et que trop y avoient mis, quand ils véoient que tout le pays se tournoit avecques ceux de Gand, et ils demeuroient derrière; et que si ce ne faisoient, ils se pouvoient bien vanter que temprement ils auroient le siége; et que jamais ne se partiroit du siége si auroit la ville, et la mettroit à uni et à l'épée tout ce que ils trouveroient dedans.......
Comment le roi de France vint à Comines, et tout son arroi, et de là devant Ypres; et comment la ville d'Ypres se rendit à lui par composition.
Nous parlerons du roi de France, et recorderons comment il persévéra. Quand les nouvelles lui furent venues que le pas de Comines étoit délivré de Flamands et le pont refait, il se départit de l'abbaye de Marquette, où il étoit logé, et chevaucha vers Comines à grand route, et toutes gens en ordonnance, ainsi comme ils devoient aller. Si vint le roi ce mardi à Comines, et se logea en la ville et ses oncles, dont la bataille et l'avant-garde s'étoient délogées et étoient allées outre sur le mont d'Ypres, et là s'étoient logées. Le mercredi au matin, le roi s'en vint loger sur le mont d'Ypres, et là s'arrêta; et tous gens passoient, et charrois, tant à Comines comme à Warneston, car il y avoit grand peuple et grands frais de chevaux. Ce mercredi passa l'arrière-garde du roi le pont de Comines, où il y avoit deux mille hommes d'armes et deux cents arbalétriers, desquels le comte d'Eu, le comte de Blois, le comte de Saint-Pol, le comte de Harecourt; le sire de Châtillon et le sire de la Fère étoient gouverneurs et meneurs; et se logèrent ces seigneurs et leurs gens, ce mercredi, à Comines et là environ. Quand ce vint de nuit, que les seigneurs cuidoient reposer, qui étoient travaillés, on cria à l'arme; et cuidèrent pour certain les seigneurs et leurs gens avoir bataille, et que les Flamands des chastellenies d'Ypres, de Cassel et de Berghes fussent recueillis et vinssent les combattre. Adonc s'armèrent les seigneurs et mirent leurs bassinets, et boutèrent leurs bannières et leurs pennons hors de leurs hôtels, et allumèrent fallots; et se traïrent tous sur les chaussées, chacun seigneur dessous sa bannière ou son pennon. Et ainsi comme ils venoient ils s'ordonnoient; et se mettoient leurs gens dessous leurs bannières, ainsi qu'ils dévoient être et aller. Là furent en celle peine et en l'ordure presque toute la nuit, jusques en my-jambe. Or, regardez si les seigneurs l'avoient davantage, le comte de Blois et les autres, qui n'avoient pas appris à souffrir telle froidure ni telle mésaise, à telles nuits comme au mois devant Noël, qui sont si longues; mais souffrir pour leur honneur leur convenoit, et ils cuidoient être combattus, et de tout ce ne fut rien; car le haro étoit monté par varlets qui s'étoient entrepris ensemble. Toutefois, les seigneurs en orent celle peine, et la portèrent au plus bel qu'ils purent.
Quand ce vint le jeudi au matin, l'arrière-garde se délogea de Comines; et chevauchèrent ordonnément et en bon arroi devers leurs gens, lesquels étoient tous logés et arrêtés sur le mont de Ypres, l'avant-garde, la bataille du roi et tout. Là orent les seigneurs conseil quelle chose ils feroient, ou si ils iroient devant Ypres ou devant Courtray ou devant Bruges; et entrementes qu'ils se tenoient là, les fourrageurs françois couroient le pays, où ils trouvoient tant de biens, de bêtes et de toutes autres pourvéances pour vivre, que merveille est à considérer: ni depuis qu'ils furent outre le pas de Comines, ils n'eurent faute de nuls vivres. Ceux de la ville d'Ypres, qui sentoient le roi de lès eux et toute sa puissance, et le pas conquis, n'étoient mie bien assurs, et regardèrent entre eux comment ils se maintiendroient. Si mirent ensemble le conseil de la ville. Les hommes notables et riches, qui toujours avoient été de la plus saine partie, si ils l'eussent osé montrer, vouloient que on envoyât devers le roi crier merci, et que on lui envoyât les clefs de la ville. Le capitaine, qui étoit de Gand, et là établi par Philippe d'Artevelle, ne vouloit nullement que on se rendît, et disoit: «Notre ville est forte assez, et si sommes bien pourvus; nous attendrons le siége, si assiéger on nous veut: entrementes fera Philippe, notre regard, son amas, et venra combattre le roi à grand puissance de gens, ne créez jà le contraire, et lèvera le siége.»
Les autres répondoient, qui point n'étoient assurés de celle aventure, et disoient: que il n'étoit point en la puissance de Philippe ni de tout le pays de Flandre de déconfire le roi de France, si il n'avoit les Anglois avecques lui, dont il n'étoit nulle apparence, et que brièvement pour le meilleur on se rendit au roi de France, et non à autrui. Tant montèrent ces paroles que riote s'émut; et furent ces seigneurs maîtres, et le capitaine occis, qui s'appeloit Piètre Wanselare. Quand ceux de Ypres orent fait ce fait, ils prirent deux frères prêcheurs, et les envoyèrent devers le roi et ses oncles sur le mont de Ypres, et lui remontrèrent que il voulsist entendre à traité amiable à ceux de Ypres. Le roi fut conseillé que il leur donnerait jusques à eux douze et à un abbé qui se boutoit en ces traités, qui étoit de Ypres, sauf allant et sauf venant, pour savoir quelle chose ils vouloient dire. Les frères prêcheurs retournèrent à Ypres. Les douze bourgeois qui furent élus par le conseil de toute la ville, et l'abbé et leur compagnie, vinrent sur le mont de Ypres, et s'agenouillèrent devant le roi, et représentèrent la ville au roi à être en son obéissance à toujours, sans nuls moyens ni réservation. Le roi de France, parmi le bon conseil que il ot, comme celui qui contendoit à acquerre tout le pays par douceur ou par austérité, ne voulsist mie là commencer à montrer son mautalent, mais les reçut doucement, parmi un moyen que il ot là, que ceux de Ypres payeroient au roi quarante mille francs pour aider à payer une partie des menus frais que il avoit faits à venir jusques à là.
A ce traité ne furent oncques rebelles ceux de Ypres, mais en furent tout joyeux quand ils y purent parvenir, et l'accordèrent liement.
Ainsi furent pris ceux de Ypres à merci, et prièrent au roi et à ses oncles que il leur plût à venir rafreschir en la ville de Ypres, et que les bonnes gens en auroient grand joie. On leur accorda voirement que le roi iroit, et prendroit son chemin par là pour aller et entrer en Flandre auquel lès qu'il lui plairoit. Sur cel état retournèrent ceux de Ypres en leur ville; et furent tous ceux du corps de la ville réjouis, quand ils sçurent que ils étoient reçus à paix et à merci au roi de France. Si furent tantôt, par taille, les quarante mille francs cueillis et payés au roi ou à ses commis, ainçois qu'il entrât en Ypres.
Comment le roi de France fut averti de la rébellion des Parisiens et d'autres, et de leur intention, lui étant en Flandre.
Encore se tenoit le roi de France sur le mont de Ypres quand nouvelles vinrent que les Parisiens s'étoient rebellés et avoient eu conseil, si comme on disoit, entre eux là et lors pour aller abattre le beau chastel de Beauté qui siéd au bois de Vincennes, et aussi le chastel du Louvre et toutes les fortes maisons d'environ Paris, afin que ils n'en pussent jamais être grevés. Quand un de leur route, qui cuidoit trop bien dire, mais il parla trop mal, si comme il apparut depuis, dit: «Beaux seigneurs, abstenez-vous de ce faire tant que nous verrons comment l'affaire du roi notre sire se portera en Flandre: si ceux de Gand viennent à leur entente, ainsi que on espère bien que ils y venront, adonc sera-t-il heure du faire et temps assez. Ne commençons pas chose dont nous puissions repentir.» Ce fut Nicolas le Flamand qui dit celle chose, et par celle parole la chose se cessa à faire des Parisiens et cel outrage. Mais ils se tenoient à Paris pourvus de toutes armures, aussi bonnes et aussi riches comme si ce fussent grands seigneurs; et se trouvèrent armés de pied en cap comme droites gens d'armes, plus de soixante mille, et plus de cinquante mille maillets et autres gens, comme arbalétriers et archers; et faisoient ouvrer les Parisiens nuit et jour les haulmiers, et achetoient les harnois de toutes pièces tout ce que on leur vouloit vendre.
Or, regardez la grand diablerie que ce eût été si le roi de France eût été déconfit en Flandre, et la noble chevalerie qui étoit avecques lui en ce voyage. On peut bien croire et imaginer que toute gentillesse et noblesse eût été morte et perdue en France, et autant bien ens ès autres pays; ni la jacquerie ne fut oncques si grande ni si horrible qu'elle eût été; car pareillement à Reims, à Châlons en Champagne et sur la rivière de Marne, les vilains se rebelloient et menaçoient jà les gentilshommes, et dames et enfants qui étoient demeurés derrière; aussi bien à Orléans, à Blois, à Rouen en Normandie et en Beauvoisis, leur étoit le diable entré en la tête pour tout occire, si Dieu proprement n'y eût pourvu de remède; ainsi comme orrez recorder ensuivant en l'histoire.
Comment les chastellenies de Cassel, de Berghes, de Bourbourch, de Gravelines et autres se mirent en l'obéissance du roi; et comment le roi entra en la ville de Ypres, et du convenant de ceux de Bruges.
Quand ceux de la chastellenie de Cassel, de Berghes, de Bourbourch, de Gravelines, de Furnes, de Dunkerque, de Pourperinghe, de Tourout, de Bailleul et de Messines, orent entendu que ceux de la ville de Ypres s'étoient tournés François et avoient rendu leur ville et mis en l'obéissance du roi de France, qui bellement les avoit pris à merci, si furent tous effréés et réconfortés aussi, quand ils orent bien imaginé leurs besognes. Car toutes ces villes, chastellenies, bailliages et mairies, prirent leurs capitaines, leur lièrent les membres, et les lièrent bien et fort qu'ils ne leur échappassent, lesquels Philippe d'Artevelle avoit mis et semés au pays; et les amenèrent au roi, pour lui complaire et le apaiser envers eux, sur le mont de Ypres, et lui dirent, criant merci à genoux: «Noble roi, nous nous mettons, nos corps, biens, et les villes où nous demeurons, en votre obéissance. Et pour vous montrer plus plein service, et reconnoitre que vous êtes notre droicturier seigneur, véez-ci les capitaines lesquels Philippe d'Artevelle nous a baillés depuis que par force, et non autrement il nous fit obéir à lui: si en pouvez faire votre plaisir; car ils ne nous ont menés et gouvernés à notre entente.» Le roi fut conseillé de prendre toutes ces gens des seigneuries dessus dites à merci, parmi un moyen qu'il y ot, que ces chastellenies et ces terres et villes dessus nommées payeroient au roi pour les menus frais soixante mille francs; et encore étoient réservés tous vivres, bestial et autres choses que on trouveroit sur les champs; mais on les assuroit de non être ars ni pris. Tout ce leur suffit grandement; et remercièrent le roi et son conseil, et furent moult lies quand ils virent qu'ils pouvoient ainsi échapper; mais tous les capitaines de Philippe qui furent là amenés passèrent parmi être décollés sur le mont de Ypres.
De toutes ces choses, ces traités et ces apaisements, on ne parloit en rien au comte de Flandre, ni il n'étoit mie appelé au conseil du roi, ni nul homme de sa cour. S'il lui en ennuyoit, je n'en puis mais, car tout le voyage il n'en ot autre chose; ni proprement ses gens, ni ceux de sa route, ni de sa bataille, ne se osoient déranger ni dérouter de la bataille sus aile où ils étoient mis par l'ordonnance des maîtres des arbalétriers pourtant qu'ils étoient Flamands; car il étoit ordonné et commandé, de par le roi et sur la vie, que nul en l'ost ne parlât flamand ni portât bâton à virole.
Quand le roi de France et tout l'ost, avant-garde et arrière-garde, orent été à leur plaisir sur le mont de Ypres, et que on y ot tenu plusieurs marchés et vendu grand planté de butin à ceux de Lille, de Douay, d'Artois et de Tournay, et à tous ceux qui acheter le vouloient, où ils donnoient un drap de Wervy [112], de Messines, de Pourperinghe et de Comines, pour un franc; on étoit là revêtu à trop bon marché; et les aucuns Bretons et autres pillards, qui vouloient plus gagner, s'accompagnoient ensemble, et chargeoient sur chars et sur chevaux leurs draps bien emballés, nappes, toiles, coutis, or, argent en plate et en vaisselles si ils en trouvoient; puis l'envoyoient en sauf-lieu outre le Lys, ou par leurs varlets en France. Adonc vint le roi à Yprès, et tous les seigneurs; et se logèrent en la ville tous ceux qui s'y loger purent: si s'y rafreschit quatre ou cinq jours.
Ceux de Bruges étoient bien informés du convenant du roi, comment il étoit à séjour à Ypres, et que tout le pays en derrière lui jusques à Gravelines se rendoit et étoit rendu à lui: si ne sa voient que faire, d'envoyer traiter devers lui ou du laisser. Toutefois, tant que pour ce terme ils le laissèrent; et la cause principale qui plus les inclina à ce faire de eux non rendre, ce fut qu'il y avoit grand foison de gens d'armes de leur ville, bien sept mille, avecques Philippe d'Artevelle, au siége d'Audenarde; et aussi en la ville de Gand étoient en otages des plus notables de Bruges, plus de cinq cents chefs, lesquels Philippe d'Artevelle y avoit envoyés quand il prit Bruges, à celle fin qu'il en fût mieux sire et maître.
Outre, Piètre du Bois et Piètre de Vintre étoient là qui les reconfortoient et leur remontroient, en disant: «Beaux seigneurs, ne vous ébahissez mie si le roi de France est venu jusques à Ypres; vous savez comment anciennement toute la puissance de France envoyée du beau roi Philippe vint jusques à Courtray; et de nos ancesseurs ils furent là tous morts et déconfits. Pareillement aussi sachez qu'ils seront morts et déconfits; car Philippe d'Artevelle a tout grand puissance ne laira mie que il ne voise combattre le roi et sa puissance; et il peut trop bien être, sur le bon droit que nous avons et sur la fortune qui est bonne pour ceux de Gand, que Philippe déconfira le roi, ni jà pied n'en échappera, ni ne repassera la rivière; et sera tout sur heure ce pays reconquis; et ainsi vous demeurerez comme bonnes et loyales gens, en votre franchise, et en la guerre de Philippe et de nous autres gens de Gand.»
Comment les messagers de Gand arrivèrent et un messager anglois à Calais, et comment Philippe d'Artevelle fit grand amas de gens pour aller combattre les François.
Ces paroles et autres semblables, que Piètre du Bois et Piètre de Vintre remontroient pour ces jours à ceux de Bruges, refrenèrent grandement les Brugiens de non traiter devers le roi de France. Entrementes que ces choses se demenoient ainsi, arrivoient à Calais les bourgeois de Gand et messire Guillaume de Firenton, Anglois, lesquels étoient envoyés de par le roi d'Angleterre, et tout le pays de çà la mer, pour remontrer au pays de Flandre et sceller les alliances et convenances que le roi d'Angleterre et les Anglois vouloient avoir aux Flamands. Si leur vinrent ces nouvelles de messire Jean d'Ewerues, capitaine de Calais, qui leur dit: «Tant que pour le présent, vous ne pouvez passer, car le roi de France est à Ypres; et tout le pays d'ici jusques à là est tourné devers lui: temprement nous aurons autres nouvelles; car on dit que Philippe d'Artevelle met ensemble son pouvoir pour venir combattre le roi; et là verra-t-on qui aura le meilleur. Si les Flamands sont déconfits, vous n'avez que faire en Flandre; si le roi de France perd, tout est nôtre.»—«C'est vérité,» ce répondit le chevalier anglois.
Ainsi se demeurèrent à Calais les bourgeois de Gand et messire Guillaume Firenton. Or, parlerons-nous de Philippe d'Artevelle comment il persévéra.
Voirement étoit-il en grand volonté de combattre le roi de France: et bien le montra, car il s'en vint à Gand, et ordonna que tout homme portant armes dont il se pouvoit aider, la ville gardée, le suivît. Tous obéirent, car il leur donnoit à entendre que par la grâce de Dieu ils déconfiroient les François, et seroient seigneurs ceux de Gand et souverains de toutes autres nations. Environ dix mille hommes pour l'arrière-ban emmena Philippe avecques lui, et s'en vint devant Courtray; et jà avoit-il envoyé à Bruges, au Dam et à Ardembourg, et à L'Écluse, et tout sur la marine ès Quatre-Métiers, et en la chastellenie de Grantmont, de Tenremonde et d'Alost; et leva bien de ces gens-là environ trente mille, et se logea une nuit devant Audenarde; et à l'endemain il s'en partit et s'en vint vers Courtray; et avoit en sa compagnie environ cinquante mille hommes.
Comment le roi, averti que Philippe d'Artevelle l'approchoit, se partit de Ypres et son arroi, et tint les champs pour le combattre.
Nouvelles vinrent au roi et aux seigneurs de France que Philippe d'Artevelle approchoit durement, et, disoit-on, qu'il amenoit en sa compagnie bien soixante mille hommes. Adonc se départit l'avant-garde d'Ypres, le connétable de France et les maréchaux, et vinrent loger à lieue et demie grand de Ypres, entre Roulers et Rosebecque; et puis à l'endemain le roi et tous les seigneurs s'en vinrent là loger, l'avant-garde et l'arrière-garde, et tout. Si vous dis que sur les champs les seigneurs pour ce temps y orent moult de peine; car il étoit au cœur d'hiver, à l'entrée de décembre, et pleuvoit toujours. Et si dormoient les seigneurs toutes les nuits tous armés sur les champs; car tous les jours et toute les heures ils attendoient la bataille. Et disoit-on en l'ost communément: «Ils venront demain.» Et ce savoit-on par les fourrageurs qui couroient aux fourrages sur le pays, qui apportoient ces nouvelles. Si étoit le roi logé tout au milieu de ses gens. Et de ce que Philippe d'Artevelle et ses gens détrioient tant, étoient les seigneurs de France plus courroucés; car, pour le dur temps qu'il faisoit, ils voulsissent bien être délivrés. Vous devez savoir que avecques le roi étoit toute fleur de vaillance et de chevalerie. Si étoient Philippe d'Artevelle et les Flamands moult oultrecuidés, quand ils s'enhardissoient du combattre; car ils se fussent tenus en leur siége devant Audenarde et aucunement fortifiés, avecques ce qu'il faisoit pluvieux temps, frais et brouillards chus en Flandre, on ne les fût jamais allé querre; et si on les y eût quis, on ne les eût pu avoir pour combattre, fors à trop grand peine, meschef et péril. Mais Philippe se glorifioit si en la belle fortune et victoire qu'il ot devant Bruges, qu'il lui sembloit bien que nul ne lui pourroit forfaire, et espéroit bien à être sire de tout le monde. Autre imagination n'avoit-il, ni rien il ne doutoit le roi de France ni sa puissance; car s'il eût eu doute, il n'eût pas fait ce qu'il fit, si comme vous orrez recorder ensuivant.
Comment à un souper ce Philippe d'Artevelle arrangea ses capitaines, et comment ils conclurent ensemble.
Le mercredi au soir, dont la bataille fut à l'endemain, s'en vint Philippe d'Artevelle et sa puissance loger en une place assez forte, entre un fossé et un bosquet, et si forte haie étoit que on ne pouvoit venir aisément jusqu'à eux; et fut entre le Mont-d'Or et la ville de Rosebecque, où le roi étoit logé. Ce soir, Philippe donna à souper en son logis à tous les capitaines grandement et largement; car il avoit bien de quoi; foison de pourvéances le suivoient. Quand ce vint après souper, il les mit en paroles, et leur dit: «Beaux seigneurs, vous êtes en ce parti et en celle ordonnance d'armes mes compagnons: j'espoire bien que demain nous aurons besogne; car le roi de France, qui a grand désir de nous trouver et combattre, est logé à Rosebecque. Si vous prie que vous teniez tous votre loyauté, et ne vous ébahissez de chose que vous oyez ni voyez; car c'est sur notre bon droit que nous nous combattrons, et pour garder les juridictions de Flandre et nous tenir en droit. Admonestez vos gens de bien faire, et les ordonnez sagement et tellement que on die que par votre bon arroi et ordonnance nous ayons eu la victoire. La journée pour nous eue demain, à la grâce de Dieu, nous ne trouverons jamais seigneurs qui nous combattent ni qui s'osent mettre contre nous aux champs; et nous sera l'honneur cent fois plus grande que ce que nous eussions le confort des Anglois; car s'ils étoient en notre compagnie, ils en auroient la renommée, et non pas nous. Avecques le roi de France est toute la fleur de son royaume, ni il n'a nullui laissé derrière: or, dites à vos gens que on tue tout sans nullui prendre à merci: par ainsi demeurerons-nous en paix car je vueil et commande, sur la tête, que nul ne prenne prisonnier, si ce n'est le roi. Mais le roi vueil-je bien déporter; car c'est un enfès: on lui doit pardonner: il ne sait qu'il fait, il va ainsi que on le mène. Nous le mènerons à Gand apprendre à parler et à être Flamand. Mais ducs, comtes et autres gens d'armes, occiez tout: les communautés de France ne nous en sauront jà nul mal gré; car ils voudroient, de ce suis-je tout assuré, que jamais pied n'en retournât en France; et aussi ne fera-t-il.»
Ces capitaines qui étoient là à cette admonition, après souper avecques Philippe d'Artevelle en son logis, de plusieurs villes de Flandre et du Franc de Bruges, s'accordèrent tous à celle opinion, et la tinrent à bonne; et répondirent tous d'une voix à Philippe, et lui dirent: «Sire, vous dites bien, et ainsi sera fait.» Lors prindrent-ils congé à Philippe, et retournèrent chacun en son logis entre leurs gens, et leur recordèrent et les endittèrent de tout ce que vous avez ouï.
Ainsi se passa la nuit en l'ost Philippe d'Artevelle; mais environ minuit, si comme je fus adonc informé, advint en leur ost une moult merveilleuse chose, ni je n'ai point ouï la pareille en nulle manière.
Comment la nuit dont l'endemain fut la bataille à Rosebecque advint un merveilleux signe au-dessus de l'assemblée des Flamands.
Quand ces Flamands furent assis et que chacun se tenoit en son logis (et toutefois ils faisoient bon gait, car ils sentoient leurs ennemis à moins de une lieue de eux), il me fut dit que Philippe d'Artevelle avoit à amie une damoiselle de Gand, laquelle en ce voyage étoit venue avecques lui; et entrementes que Philippe dormoit sur une courte-pointe de lès le feu de charbon, en son pavillon, celle femme, environ minuit, issit hors du pavillon pour voir le ciel et le temps, et quelle heure il étoit, car elle ne pouvoit dormir. Si regarda au lès devers Rosebecque, et vit en plusieurs lieux du ciel fumées et étincelles de feu voler, et ce étoit des feux que les François faisoient dessous haies et buissons. Celle femme écoute et entend, ce lui fut avis, grand friente et grand noise entre leur ost et l'ost des François, et crier Mont-Joye et plusieurs autres cris; et lui sembloit que ce étoit sur le Mont-d'Or, entre eux et Rosebecque. De celle chose elle fut tout effrayée, et se retraïst dedans le pavillon Philippe, et l'éveilla soudainement, et lui dit: «Sire, levez-vous tôt et vous armez et appareillez, car j'ai ouï trop grand noise sur le Mont-d'Or, et crois que ce sont les François qui vous viennent assaillir.» Philippe à ces paroles se leva moult tôt, et affubla une gonne, et prit une hache et issit hors de son pavillon, pour venir voir et mettre au voir ce que la damoiselle disoit.
En celle manière que elle l'avoit ouï Philippe l'ouït, et lui sembloit qu'il y eût un grand tournoiement. Il se retraïst tantôt en son pavillon, et fit sonner sa trompette pour réveiller son ost. Sitôt que le son de la trompette Philippe se épandit ens ès logis, on le reconnut; tous se levèrent et armèrent. Ceux du gait qui étoit au devant de l'ost envoyèrent de leurs compagnons devers Philippe pour savoir quelle chose il leur failloit, quand ils s'armoient: et trouvèrent ceux qui envoyés y furent, et rapportèrent qu'ils avoient été moult blâmés de ce qu'ils avoient ouï noise et friente devers les ennemis, et s'étoient tenus tous cois: «Ha! ce dirent iceux, allez, dites à Philippe que voirement avons-nous bien ouï noise sur le Mont-d'Or; et avons envoyé savoir que ce pouvoit être; mais ceux qui y ont été ont rapporté que ce n'est rien, et que nulle chose ils ne ont trouvé ni vu; et pour ce que nous ne vîmes de certain nul apparent d'émouvement, ne voulions-nous pas réveiller l'ost, que nous n'en fussions blâmés.» Ces paroles de par ceux du gait furent dites à Philippe; il se apaisa sur ce; mais en courage il s'émerveilla trop grandement que ce pouvoit être. Or, disent aucuns que c'étoient les diables d'enfer qui là jouoient et tournoient où la bataille devoit être, pour la grand proie qu'ils en attendoient.
Comment le jeudi au matin, environ deux heures devant l'aube du jour, fut la bataille, et comment les Flamands se mirent en fort lieu en conroi; et de leur conduite.
Oncques puis ce réveillement de l'ost, Philippe d'Artevelle ni les Flamands ne furent assurs, et se doutèrent toujours qu'ils ne fussent trahis et surpris. Si s'armèrent bien et bellement de tout ce qu'ils avoient, par grand loisir, et firent grands feux en leurs logis, et se déjeunèrent tout à leur aise; car ils avoient vins et viandes assez. Environ une heure devant le jour, ce dit Philippe: «Ce seroit bon que nous traïssions tous sur les champs et que nous ordonnassions nos gens; par quoi sur le jour, si les François viennent pour nous assaillir, nous ne soyons pas dégarnis, mais pourvus d'ordonnance et avisés que nous devrons faire.» Tous s'accordèrent à sa parole, et issirent hors de leurs logis, et s'en vinrent en une bruyère au dehors d'un bosquet; et avoient au devant d'eux un fossé large assez, et nouvellement relevé; par derrière eux grand foison de ronces et de genestes et d'autres menus bois. Et là, en ce fort lieu, s'ordonnèrent tout à leur aise, et se mirent tous en une grosse bataille, drue et espesse; et se trouvoient, par rapport des connétables, environ cinquante mille, tous à élection, des plus forts, des plus apperts et des plus outrageux, et qui le moins accomptoient de leurs vies. Et avoient soixante archers anglois qui s'étoient emblés de leurs gens de Calais pour venir prendre greigneur profit à Philippe; et avoient laissé en leur logis ce de harnois qu'ils avoient, malles, lits et toutes autres ordonnances, hormis leurs armures, chevaux, charrois et sommiers, femmes et varlets. Mais Philippe d'Artevelle avoit son page monté sur un coursier moult bel de lès lui, qui valoit encore pour un seigneur cinq cents florins; et ne le faisoit pas venir avec lui pour chose qu'il se voulsist embler ni fuir des autres, fors que pour état et pour grandeur, et pour monter sus, si chasse se faisoit sur les François, pour commander et dire à ses gens: «Tuez, tuez tout!» En celle entente le faisoit Philippe d'Artevelle demeurer de lès lui.
De la ville de Gand avoit le dit Philippe, en sa compagnie, environ neuf mille hommes tout armés, lesquels il tenoit de côté de lui, car il y avoit greigneur fiance qu'il n'avoit ès autres. Et se tenoient ceux de Grand et Philippe et leurs bannières tout devant, et ceux de la chastellenie d'Alost et de Grantmont; après, ceux de la chastellenie de Courtray; et puis ceux de Bruges, du Dam et de L'Écluse; et ceux du Franc de Bruges étoient armés la greigneure partie de maillets, de houètes et de chapeaux de fer, d'hauquetons et de gants de baleine; et portoit chacun un plançon à picot de fer et à virole. Et avoient par villes et par chastellenies parures semblables pour reconnoître l'un l'autre; une compagnie, cottes faissées de jaune et de bleu; les autres, à une bande de noir sur une cotte rouge; les autres, cheveronnées de blanc sur une cotte bleue; les autres, ondoyées de vert et de bleu; les autres, une faisse échiquetée de blanc et de noir; les autres, écartelées de blanc et de rouge; les autres, toutes bleues et un quartier de rouge; les autres, coupées de rouge dessus et de blanc dessous. Et avoient chacuns bannières de leurs métiers, et grands couteaux à leurs côtés parmi leurs ceintures, et se tenoient tout cois en cel état en attendant le jour, qui vint tantôt.
Or, vous dirai de l'ordonnance des François autant bien comme j'ai recordé des Flamands.
Comment le roi se mit aux champs emprès Rosebecque, où il fut surtout ordonné; et comment le connétable s'excusa au roi.
Bien savoit le roi de France et les seigneurs qui de lès lui étoient et qui sur les champs se tenoient que les Flamands approchoient, et que ce ne se pouvoit passer que bataille n'y eût; car nul ne traitoit de la paix, et aussi toutes les parties en avoient grand volonté. Si fut crié et noncié le mercredi au matin, parmi la ville de Ypres, que toutes manières de gens d'armes se traïssent sur les champs de lès le roi et se missent en ordonnance, ainsi qu'ils savoient qu'ils devoient être. Tous obéirent à ce ban fait de par le roi, de par le connétable et de par les maréchaux: ce fut raison; et ne demeura nuls hommes d'armes ni gros varlets en Ypres, quand leurs maîtres furent descendus. Mais toutefois ceux de l'avant-garde en avoient grand foison avecques eux, pour les aventures du chasser et pour découvrir les batailles; à ceux-là besognoit-il le plus que il ne faisoit aux autres. Ainsi se tinrent les François ce mercredi sur les champs assez près de Rosebecque; et entendoient les seigneurs à leurs besognes et à leur ordonnance.
Quand ce vint au soir, le roi donna à souper à ses trois oncles, au connétable de France, au sire de Coucy et à aucuns autres seigneurs étrangers de Hainaut, de Brabant, de Hollande et de Zélande, d'Allemagne, de Lorraine, de Savoie, qui l'étoient venus servir; et les remercia grandement, et aussi firent ses oncles, du bon service qu'ils lui faisoient et montroient à faire. Et fit ce soir le gait pour la bataille du roi, le comte de Flandre; et avoit en sa route bien six cents lances et douze cents hommes d'autres gens. Ce mercredi au soir, après ce souper que le roi avoit donné à ces seigneurs, et que ils furent retraits, le connétable de France demeura derrière, et dernièrement au prendre congé, pour parler au roi et à ses oncles de leurs besognes. Ordonné étoit du conseil du roi ce que je vous dirai: que le connétable, messire Olivier de Cliçon, se desmettroit pour le jeudi, l'endemain, car on espéroit bien que on auroit la bataille, de l'office de la connétablie; et le seroit seulement pour ce jour en son lieu le sire de Coucy, et il demeureroit de lès le roi. Et avint que quand le connétable, prit congé au roi, le roi lui dit moult doucement et amiablement, si comme il étoit enditté de dire: «Connétable, nous voulons que vous nous rendiez votre office pour le jour de demain; car nous y avons autre ordonné, et voulons que vous demeuriez de lès nous.» De ces paroles, qui furent toutes nouvelles au connétable, fut-il moult grandement émerveillé: si répondit, et dit: «Très-cher sire, je sais bien que je ne puis avoir plus haut honneur que de aider à garder votre personne; mais, cher sire, il venroit à grand contraire et déplaisance à mes compagnons et à ceux de l'avant-garde si ils ne m'avoient en leur compagnie; et plus y pourriez perdre que gagner. Je ne dis mie que je sois si vaillant que par moi se puist achever celle besogne, mais je dis, cher sire, sauve la correction de votre noble conseil, que depuis quinze jours en çà je n'ai à autre chose entendu, fors à parfournir à l'honneur de vous et de vos gens mon office, et ai enditté les uns et les autres comment ils se doivent maintenir; et si demain que nous nous combattrons, par la grâce de Dieu, ils ne me véoient et je les défaillois d'ordonnance et de conseil, qui suis usé et fait en telles choses, ils en seroient tout ébahis, et en recevrois blâme. Et pourroient dire les aucuns que je me serois dissimulé, et que couvertement je aurois tout ce fait et avisé pour fuir les premiers horions. Si vous prie, très-cher sire, que vous ne veuillez mie briser ce qui est fait et arrêté pour le meilleur; et je vous dis que vous y aurez profit.»
Le roi ne sçut que dire sur celle parole: aussi ne firent ceux qui de lès lui étoient, et qui entendu l'avoient, fors tant que le roi dit moult sagement: «Connétable, je ne dis pas que on vous ait en rien desvéé que en tous cas vous ne soyez très-grandement acquitté, et ferez encore: c'est notre entente; mais feu mon seigneur mon père vous aimoit sur tous autres, et se confioit en vous; et pour l'amour et la grand confidence qu'il y avoit, je vous voulois avoir de lès moi, à ce besoin, et en ma compagnie.»—«Très-cher sire, dit le connétable, vous êtes si bien accompagné de si vaillants gens, et tout a été fait par si grand délibération de conseil, que on n'y pourroit rien amender; et ce vous doit bien et à votre noble et discret conseil suffire. Si vous prie que pour Dieu, très-cher sire, laissez-moi convenir en mon office; et vous aurez demain, par la grâce de Dieu, en votre jeune avénement, si belle journée et aventure, que tous vos amis en seront réjouis, et vos ennemis courroucés.»
A ces paroles ne répondit rien le roi, fors tant qu'il dit: «Connétable, et je le vueil: et faites, au nom de Dieu et de saint Denis, votre office, je ne vous en quiers plus parler; car vous y voyez plus clair que je ne fais ni tous ceux qui ont mises avant ces paroles. Soyez demain à ma messe.»—«Sire, dit le connétable, volontiers.» Atant prit-il congé du roi, qui lui donna liement: si s'en retourna à son logis avecques ses gens et compagnons.
Comment le jeudi au matin les Flamands partirent d'un fort lieu; et comment ils s'assemblèrent sur le Mont-d'Or; et là furent ce jour combattus et déconfits.
Quand ce vint le jeudi au matin, toutes gens d'armes s'appareillèrent, tant en l'avant-garde et en l'arrière-garde, comme aussi en la bataille du roi; et s'armèrent de toutes pièces, hormis les bassinets, ainsi que pour entrer en la bataille; car bien savoient les seigneurs que point n'istroient du jour sans être combattus, pour les apparences que leurs fourrageurs, le mercredi, leur avoient rapportées des Flamands, qu'ils avoient cru qui les approchoient, et qui la bataille demandoient. Le roi de France ouït à ce matin sa messe, et aussi firent plusieurs seigneurs, qui tous se mirent en prière et en dévotion envers Dieu qu'il les voulsist jeter du jour à honneur. Celle matinée leva une très-grande bruine et très-épaisse, et si continuelle que à peine véoit-on un arpent loin, dont les seigneurs étoient tout courroucés; mais amender ne le pouvoient. Après la messe du roi, où le connétable et plusieurs hauts seigneurs furent pour parler ensemble et avoir avis quelle chose on feroit, ordonné fut que messire Olivier de Cliçon, connétable de France, messire Jean de Vienne, amiral de France, messire Guillaume de Poitiers, bâtard de Langres, ces trois vaillants chevaliers et usés d'armes, iroient pour découvrir et aviser de près les Flamands, et en rapporteroient au roi et à ses oncles la vérité; et entrementes le sire de Coucy, le sire de la Breth et messire Hugues de Châlons entendroient à ordonner les batailles.
Adonc se départirent du roi les trois dessus nommés, montés sur fleur de coursiers, et chevauchèrent en cel endroit où ils pensoient qu'ils les trouveroient et la nuit logés ils étoient.
Vous devez savoir que le jeudi au matin, quand cette forte bruine fut levée, les Flamands qui s'étoient traits dès devant le jour en ce fort lieu, si comme ci-dessus est dit, et ils se furent là tenus jusques à environ huit heures, et ils virent que ils ne oyoient nulles nouvelles des François, et ils se trouvèrent une si grosse bataille ensemble, orgueil et outrecuidance les réveilla; et commencèrent les capitaines à parler l'un à l'autre, et plusieurs de eux aussi, en disant: «Quelle chose fesons-nous ci, étant sur nos pieds, et nous refroidons? Que n'allons-nous avant de bon courage, puisque nous en avons la volonté, requerre nos ennemis et combattre? Nous séjournons ci pour néant; jamais les François ne nous venroient ci querre: allons à tout le moins jusques sur le Mont-d'Or, et prenons l'avantage de la montagne.» Ces paroles monteplièrent tant, que tous s'accordèrent à passer outre et venir sur le Mont-d'Or, qui étoit entre eux et les François. Adonc, pour eschever le fossé qui étoit par-devant eux, tournèrent-ils autour du bosquet et prirent l'avantage des champs.
A ce qu'ils se traïrent ainsi sur les champs, et au retourner ce bosquet, les trois chevaliers dessus nommés vinrent si à point que tout et à grand loisir ils les avisèrent; et chevauchèrent les plaines en côtoyant la bataille, qui se remit, tout ensemble, à moins d'un trait d'arc près de eux; et quand l'orent passée une fois au senestre et ils furent outre, ils reprirent le dextre. Ainsi virent-ils et avisèrent le long et l'épais de leur bataille. Bien les virent les Flamands; mais ils n'en firent compte, ni oncques ils ne s'en déroutèrent. Et aussi les trois chevaliers étoient si bien montés et si usés de faire ce métier, qu'ils n'en avoient-garde. Là dit Philippe d'Artevelle aux capitaines de son côté: «Tout coi! tout coi! mettons-nous meshui en ordonnance et en arroi pour combattre; car nos ennemis sont près de ci, j'en ai bien vu les apparents: ces trois chevaliers qui passent et repassent nous ravisent et ont ravisé.» Lors s'arrêtèrent tous les Flamands, ainsi qu'ils devoient venir sur le Mont-d'Or, et se remirent tous en une bataille forte et épaisse; et dit Philippe tout haut: «Seigneurs, quand ce venra à l'assembler, souvienne-vous de nos ennemis, comment ils furent tous déconfits et ouverts à la bataille de Bruges, par nous tenir drus et forts ensemble, que on ne nous puist ouvrir. Si faites ainsi; et chacun porte son bâton tout droit devant lui, et vous entrelacez de vos bras, parquoi on ne puist entrer dedans vous; et allez toujours le bon pas et par loisir dedans vous, sans tourner à dextre ni à senestre; et faites à l'heure de l'assembler, quand il viendra à joindre, jeter nos bombardes et nos canons, et traire nos arbalétriers; ainsi s'ébahiront nos ennemis.»
Quand Philippe d'Artevelle ot ainsi ses gens endittés, et mis en ordonnance et arroi de bataille, et montré comment ils se maintiendroient, il se mit sur une des ailes, et ses gens là où il avoit la greigneure fiance de lès lui; et à son page qui étoit sur son coursier dit: «Va, si m'attends à ce buisson hors du trait; et quand tu verras jà la déconfiture et la chasse sur les François, si m'amène mon cheval et crie mon cri; on te fera voie; et viens à moi; car je veuil être au premier chef de chasse.» Le page à ces paroles se partit de Philippe, et fit tout ce que son maître lui avoit dit. Encore mit Philippe sus de côté lui environ quarante archers d'Angleterre, qu'il tenoit à ses gages; or regardez si ce Philippe ordonnoit bien ses besognes. Il m'est avis que oil, et aussi est-il à plusieurs qui se connoissent en armes, fors tant qu'il se forfit d'une seule chose. Je vous la dirai: ce fut quand il se partit du fort et de la place où au matin il s'était trait; car jamais on ne les eût allé là combattre, pour tant que on ne les eût point eus sans trop grand dommage; mais ils vouloient montrer que c'étoient gens de fait et de volonté, et qui petit craignoient leurs ennemis.
Comment le jeudi les François se mirent en toute ordonnance pour combattre les Flamands, qu'ils tenoient incrédules.
Or, revinrent ces trois chevaliers et vaillants hommes dessus nommés devers le roi de France et les batailles, qui jà étoient mises en pas, en arroi et en ordonnance, ainsi comme elles devoient aller: car il y avoit tant de si sages hommes et bien usés d'armes en l'avant-garde, qu'ils savoient tous quelle chose ils feroient et devoient faire; car là étoit la fleur de la bonne chevalerie du monde. On leur fit voie: le sire de Cliçon parla premier, en inclinant le roi de dessus son cheval, et en ôtant jus de son chef un chapelet de bièvre qu'il portoit; et dit: «Sire, réjouissez-vous, ces gens sont nôtres; nos gros varlets les combattroient.»—«Connétable, dit le roi, Dieu vous en oye. Or, allons donc avant, au nom de Dieu et de monseigneur saint Denis.»
Là étoient les huit chevaliers dessus nommés, pour le corps du roi garder, mis en bonne ordonnance. Là fit le roi plusieurs chevaliers nouveaux: aussi firent tous les seigneurs en leurs batailles. Là y ot boutées hors et levées plusieurs bannières: là fut ordonné que quand ce venroit à l'assembler que on mettroit la bataille du roi et l'oriflambe de France au front premier, et l'avant-garde passeroit tout outre sus aile, et l'arrière-garde aussi sus l'autre aile, et assembleroient aux Flamands en poussant de leurs lances aussitôt les uns comme les autres, et clorroient en étreignant ces Flamands qui venoient aussi joints et aussi serrés comme nulle chose pouvoit être: par cette ordonnance pourroient-ils avoir grandement l'avantage sur eux.
De tout ce faire l'arrière-garde fut signifiée, dont le comte d'Eu, le comte de Blois, le comte de Saint-Pol, le comte de Harecourt, le sire de Châtillon, le sire de La Fère étoient chefs. Et là leva ce jour de lès le comte de Blois le jeune sire de Havrech bannière; et fit le comte chevaliers messire Thomas de Distre et messire Jacques de Havrech, bâtard. Il y ot fait ce jour, par le record et rapport des hérauts, quatre cent et soixante et sept chevaliers.
Adonc se départirent du roi, quand ils orent fait leur rapport, le sire de Cliçon, messire Jean de Vienne et messire Guillaume de Langres, et s'en vinrent en l'avant-garde; car ils en étoient. Assez tôt après fut développée l'oriflambe, laquelle messire Piètre de Villiers portoit; et veulent aucuns gens dire, si comme on trouve anciennement escript, que on ne la vit oncques déployer sur chrétiens, fors que là; et en fut grand question sur ce voyage si on la développeroit ou non. Toutefois, plusieurs raisons considérées, finablement il fut déterminé du déployer, pour la cause de ce que les Flamands tenoient opinion contraire du pape Clément, et se nommoient en créance Urbanistes: dont les François dirent qu'ils étoient incrédules et hors de foi. Ce fut la principale cause pourquoi elle fut apportée en Flandre et développée. Celle oriflambe est une digne bannière et enseigne; et fut envoyée du ciel par grand mystère, et est en manière d'un gonfanon; et est grand confort le jour à ceux qui la voient. Encore montra-t-elle là de ses vertus; car toute la matinée il avoit fait si grand bruine et si épaisse, que à peine pouvoit-on voir l'un l'autre; mais si très-tôt que le chevalier qui la portoit la developpa et qu'il leva la lance contremont, celle bruine à une fois chéyt et se dérompit; et fut le ciel aussi pur, aussi clair et l'air aussi net que on ne l'avoit point vu en devant de toute l'année, dont les seigneurs de France furent moult réjouis, quand ils virent ce beau jour venu et ce soleil luire, et qu'ils purent voir au loin et autour d'eux, devant et derrière, et se tinrent moult à reconfortés et à bonne cause. Là étoit-ce grand beauté de voir ces bannières, ces bassinets, ces belles armures, ces fers de lances clairs et appareillés, ces pennons et ces armoiries. Et se taisoient tous cois, ni nul ne sonnoit mot, mais regardoient ceux qui devant étoient la grosse bataille des Flamands tout en une, qui approçhoit durement; et venoient le pas tout serrés, les plançons tout droits levés contremont; et sembloient des hanstes [113] que ce fût un bois, tant y en avoit grand multitude et grand foison.
Comment le jeudi au matin Philippe d'Artevelle et les Flamands furent combattus et déconfits par le roi de France sur le Mont-d'Or et au val emprès la ville de Rosebecque.
Je fus adonc informé du seigneur de Esconnevort, et me dit qu'il vit, et aussi firent plusieurs autres, quand l'oriflambe fut déployée, et la bruine chue, un blanc coulon voler et faire plusieurs vols par-dessus la bataille du roi; et quand il ot assez volé, et que on se dobt combattre et assembler aux ennemis, il se alla asseoir sur une des bannières du roi. Donc on tint ce à grand signifiance de bien. Or, approchèrent les Flamands, et commencèrent à traire et à jeter des bombardes et des canons gros carreaux empennés d'airain; ainsi se commença la bataille. Et en ot le roi de France et sa bataille et ses gens le premier rencontre, qui leur fut moult dur; car ces Flamands, qui descendoient orgueilleusement et de grand volonté, venoient roides et durs, et boutoient, en venant, de l'épaule et de la poitrine, ainsi comme sangliers tout forcenés, et étoient si fort entrelacés ensemble que on ne les pouvoit ouvrir ni dérompre.
Là furent du côté des François, et par le trait des bombardes et des canons, premièrement morts: le sire de Waurin, banneret, Morelet de Hallewyn et Jacques d'Erck. Adonc fut la bataille du roi reculée: mais l'avant-garde et l'arrière-garde aux deux ailes passèrent outre et enclouirent ces Flamands et les mirent à l'étroit. Je vous dirai comment. Sur ces deux ailes gens d'armes les commencèrent à pousser de leurs roides lances à long fer et dur de Bordeaux, qui leur passoient ces cottes de mailles tout outre et les prenoient en chair: dont ceux qui en étoient atteints se restreignirent pour eschever les horions; car jamais, si amender le pussent, ne se missent avant pour eux empaler. Là les mirent ces gens d'armes en tel détroit, qu'ils ne se pouvoient aider ni ravoir leurs bras, ni leurs plançons pour férir, ni eux défendre. Là perdoient plusieurs force et haleine, et chéoient l'un sur l'autre, et éteignoient et mouraient sans coup férir: là fut Philippe d'Artevelle enclos et navré de glaives et abattu, et des gens de Gand qui l'aimoient et gardoient grand foison de lès lui. Quand le page Philippe vit la mésaventure venir sur les leurs, il étoit bien monté sur bon coursier; si se partit et laissa son maître, car il ne lui pouvoit aider, et retourna vers Courtray pour revenir à Gand.
Ainsi fut faite et assemblée cette bataille; et lorsque des deux côtés les Flamands furent étreints et enclos, ils ne passèrent plus avant; car ils ne se pouvoient aider. Adonc se remit la bataille du roi en vigueur, qui avoit du commencement un petit branlé. Là entendoient gens d'armes à abattre Flamands à pouvoir; et avoient les aucuns haches bien acérées, dont ils rompoient bassinets et décerveloient têtes; et les aucuns plombées, dont ils donnoient si grands horions, qu'ils les abattoient à terre. A peine étoient Flamands abattus, quand pillards venoient qui se boutoient entre les gens d'armes, et portoient grands couteaux dont ils les paroccioient; ni nulle pitié ils n'en avoient, non plus que si ce fussent chiens.
Là étoit le cliquetis sur ces bassinets si grand et si haut, d'épées, de haches, de plombées et de maillets de fer, que on n'y oyoit goutte pour la noise. Et ouï dire que si tous les haulmiers de Paris et de Bruxelles fussent ensemble, leur métier faisant, ils n'eussent pas mené ni fait greigneure noise comme les combattants et les férants sur ces bassinets faisoient.
Là ne se épargnoient point les chevaliers ni écuyers, mais mettoient la main à l'œuvre de grand volonté, et plus l'un que l'autre: si en y ot aucuns qui se avancèrent et boutèrent en la presse trop avant; car ils y furent enclos et éteints, et par espécial messire Louis de Cousant, un chevalier de Berry, et messire Fleton de Revel, fils au seigneur de Revel; encore en y ot des autres, dont ce fut dommage; mais si grosse bataille comme celle où tant avoit de peuple ne se peut parfournir, au mieux venir pour les victorieux, qu'elle ne coûte grandement. Car jeunes chevaliers et écuyers, qui désiroient les armes, s'avançoient volontiers pour leur honneur et pour acquerre grâce; et la presse étoit là si grande, et l'affaire si périlleuse pour ceux qui étoient enclos ou chus, que si on n'avoit bonne aide on ne se pouvoit relever. Par ce parti y ot des François morts et éteints aucuns; mais planté ne fut-ce mie; car quand il venoit à point, ils aidoient l'un à l'autre. Là fut un mont et un tas de Flamands occis moult long et moult haut. Et de si grand bataille et de si grand foison de gens morts comme il y ot là, on ne vit oncques si peu de sang issir qu'il en issit; et c'étoit au moyen de ce qu'ils étoient beaucoup d'éteints et étouffés dans la presse, car iceux ne jetoient point de sang.
Quand ceux qui étoient derrière virent que ceux qui étoient devant fondoient et chéoient l'un sur l'autre, et qu'ils étoient tous déconfits, si s'ébahirent; et commencèrent à jeter leurs plançons jus et leurs armures, et eux déconfire et tourner vers Courtray en fuite et ailleurs; ni ils n'avoient cure fors que pour eux mettre à sauveté; et Bretons et François après, qui les enchassoient en fossés, en aulnaies et en bruyères, ci dix, ci douze, ci vingt, ci trente, et les combattoient de rechef, et là les occioient s'ils n'étoient plus forts d'eux. Et si en y ot grand foison de morts en chasse entre la bataille et Courtray, où ils se retiroient à garant; et du demeurant qui se put sauver il se sauva, mais ce fut moult petit; et se retrayoient les uns à Courtray, les autres à Gand, et les autres chacun où il pouvoit.
Cette bataille fut sur le Mont-d'Or, entre Courtray et Rosebecque [114], en l'an de grâce Notre-Seigneur mil trois cent quatre-vingt et deux, le jeudi devant le samedi de l'Avent, au mois de novembre le vingt-septième jour; et étoit pour lors le roi Charles de France au quatorzième an de son âge.
Comment après la déconfiture des Flamands le roi vit mort Philippe d'Artetevelle, qui fut pendu à un arbre.
Ainsi furent en ce temps sur le Mont-d'Or les Flamands déconfits, et l'orgueil de Flandre abattu, et Philippe d'Artevelle mort; et de la ville de Gand ou des tenances de Gand, morts avecques lui jusques à neuf mille hommes. Il y ot morts ce jour, ce rapportèrent les héraults, sur la place, sans la chasse, jusques à vingt-six mille hommes et plus [115]; et ne dura point la bataille, jusques à la déconfiture depuis qu'ils assemblèrent, heure et demie. Après cette déconfiture, qui fut très-honorable et profitable pour toute chrétienté et pour toute noblesse et gentillesse;—car si les vilains fussent là venus à leur entente, oncques si grandes cruautés ni horribletés ne avinrent au monde que il fût avenu par les communautés, qui se fussent partout rebellées et détruit gentillesse;—or se avisent bien ceux de Paris atout leurs maillets, que dirent-ils quand ils sçurent les nouvelles que les Flamands sont déconfits à Rosebecque, et Philippe d'Artevelle, leur capitaine, mort? Ils n'en furent mie plus lies; aussi ne furent autres bons hommes en plusieurs villes.
Quand celle bataille fut de tous points achevée, on laissa convenir les fuyants et les chassants: on sonna les trompettes de retrait; et se retraist chacun en son logis, ainsi comme il devoit être. Mais l'avant-garde se logea outre la bataille du roi, où les Flamands avoient été logés le mercredi; et se tinrent tous aises en l'ost du roi de France. De ce qu'ils avoient, ce étoit assez; car étoient rafreschis et ravitaillés des pourvéances qui venoient de Ypres. Et firent la nuit ensuivant trop beaux feux en plusieurs lieux aval l'ost, des plançons des Flamands qu'ils trouvèrent; car qui en vouloit avoir, il en avoit tantôt recueilli et chargé son col.
Quand le roi de France fut retrait en son logis, et on ot tendu son pavillon de vermeil cendal, moult noble et moult riche, et il fut désarmé, ses oncles et plusieurs barons de France le vinrent voir et conjouir; ce fut raison. Adonc lui alla-t-il souvenir de Philippe d'Artevelle, et dit à ceux qui de lès lui étoient: «Ce Philippe, s'il est vif ou mort, je le verrois volontiers.» On lui répondit que on se mettroit en peine du voir. Il fut crié et noncié en l'ost que quiconque trouveroit Philippe d'Artevelle, on lui donneroit dix francs. Donc vissiez varlets avancer entre les morts, qui jà étoient tout dévêtus aux pieds. Ce Philippe, pour la convoitise du gagner, fut tant quis qu'il fut trouvé et reconnu d'un varlet qui l'avoit servi longuement et qui bien le connoissoit; et fut apporté et traîné devant le pavillon du roi. Le roi le regarda une espace; aussi firent les seigneurs; et fut là retourné pour savoir s'il avoit été mort de plaies: mais on trouva qu'il n'avoit plaies nulles du monde dont il fût mort si on l'eût pris en vie; mais fut éteint en la presse et chéyt parmi une fosse, et grand foison de Gantois sur lui, qui moururent en sa compagnie. Quand on l'eut regardé une espace, on l'ôta de là, et fut pendu à un arbre. Véez-là la darraine fin de Philippe d'Artevelle.