L'histoire des Gadsby
LE DÉBORDEMENT DU JOURDAIN
Si les gens de pied vous ont fatigué quand vous avez couru avec eux, comment pourriez-vous courir contre ceux qui sont à cheval ? Si vous espériez d’être en assurance dans une terre de paix, que ferez-vous parmi des gens aussi fiers que le Jourdain lorsqu’il se déborde ?
DÉCOR. — Le bungalow des GADSBY dans les plaines, un matin de janvier. MRS. G. discute avec le portefaix dans la verandah de derrière. LE CAP. M. arrive à cheval.
LE CAP. M. — Bonjour, Mrs. Gadsby. Comment se portent le Petit Prodige et l’Orgueilleux Propriétaire ?
MRS. G. — Vous les trouverez dans la verandah de devant ; traversez la maison. Pour le moment je remplis le rôle de Marthe.
LE CAP. M. — Accablée par les soucis des khitmatgars ? Je me sauve.
Il passe dans la verandah de devant, où GADSBY surveille GADSBY JUNIOR, âgé de dix mois, en train de ramper sur la natte.
LE CAP. M. — Qu’est-ce qu’il te prend, Gaddy, de gâter ainsi la matinée d’un honnête homme ? (Apercevant GADSBY JUNIOR.) Ma parole, ce poulain-là se devient à merveille ? Un bon appoint d’os, là, sous le genou.
LE CAP. G. — Oui, c’est un petit gredin plein de santé. Ne crois-tu pas que les cheveux lui poussent ?
M. — Jetons un coup d’œil. Hi ! Hst ! Ici, général Luck, que nous fassions notre rapport sur vous.
MRS. G. (dans l’intérieur). — De quel nom absurde le baptiserez-vous encore la prochaine fois ? Pourquoi l’appelez-vous comme cela ?
M. — N’est-ce pas notre inspecteur général de cavalerie ? Ne s’en vient-il pas dans sa voiture, haute comme cela, tous les matins où les Hussards Roses font la manœuvre ? Ne gigotez pas, brigadier. Donnez-nous votre opinion personnelle sur la façon dont le troisième escadron a défilé. Un brin décousus, n’est-ce pas ?
G. — Tout ce que je désire, c’est de ne jamais revoir un tas de bouifs pareils aux derniers bleus. Ils m’ont fourni plus que ma belle part… en mettant la pagaille dans mon escadron. C’est à faire vomir !
M. — Quand vous aurez un commandement, vous tâcherez de faire mieux, jeune homme. Commence-t-on à marcher ? Tenez-vous à mon doigt pour essayer. (A G.) Cela ne peut lui faire mal aux boulets, n’est-ce pas ?
G. — Oh ! que non. Ne le laisse pas retomber, cependant, sans quoi il va t’enlever tout le cirage de tes bottes avec sa langue.
MRS. G. (dans l’intérieur). — Qui est-ce qui déblatère contre mon fils ?
M. — Et mon filleul. J’ai honte de toi, Gaddy. Jack, donnez-lui un coup de poing dans l’œil, à votre père. N’allez pas accepter cela ! Frappez-le encore !
G. (sotto voce). — Pose à terre le butcha et viens au bout de la verandah. Je préférerais que ma femme n’entende pas… pour le moment.
M. — Tu as l’air terriblement sérieux. Rien de grave ?
G. — Cela dépend entièrement de ton point de vue. Écoute, Jack, tu ne seras pas plus dur qu’il ne faut vis-à-vis de moi, n’est-ce pas ? Viens par ici plus loin… En deux mots voici l’affaire : je suis décidé… ou tout au moins je pense sérieusement… à lâcher le service.
M. — Hhhein ?
G. — Ne pousse pas de cris. Je vais envoyer ma démission.
M. — Toi ! Es-tu fou ?
G. — Non… seulement marié.
M. — Voyons ! Qu’est-ce tout cela veut dire ? Tu ne peux avoir dans l’idée de nous quitter. C’est impossible. Le plus bel escadron du plus beau régiment de la plus belle cavalerie du monde entier n’est-il pas assez bon pour toi ?
G. (secouant la tête par-dessus son épaule). — Elle n’a pas l’air de prospérer dans ce pays abandonné du ciel et de la terre, et il y a aussi le butcha à considérer, et tout cela, tu sais.
M. — Dit-elle qu’elle n’aime pas l’Inde ?
G. — C’est là le pire. Elle n’en soufflerait mot de peur d’avoir à me quitter.
M. — Pour quoi les montagnes sont-elles faites ?
G. — Pas pour ma femme à moi, en tout cas.
M. — Tu en sais trop, Gaddy, et… je ne t’en aime pas mieux pour cela !
G. — Que m’importe ? Il lui faut l’Angleterre, et le butcha n’en irait que mieux. Je vais tout lâcher. Tu ne comprends pas ?
M. (chaudement). — Je comprends ceci : cent trente-sept jeunes chevaux à peaufiner de façon quelconque avant que Luck revienne par ici ; des recrues qui ont un poil dans la main et qui nous causeront plus de turbin que les chevaux ; le camp comme certitude dès la première saison froide ; nous-mêmes les premiers à mobiliser ; le pétard russe prêt à éclater en cinq minutes, et toi, le meilleur de nous tous, te retirant de tout ! Réfléchis un peu, Gaddy. Tu ne vas pas faire cela.
G. — Mais, sacrebleu, un homme a des devoirs vis-à-vis de sa famille, je suppose.
M. — Je me rappelle un homme, cependant qui m’a dit, la nuit après Amdhéran, alors que nous étions à la corde sous le Jagai, et qu’il avait laissé son sabre — en passant, l’as-tu jamais payé à Ranken[34], ce sabre ? — dans la tête d’un Utmanzai… qui m’a dit qu’il ne me lâcherait jamais, ni moi ni les Roses, tant qu’il vivrait. Je ne le blâme pas de me lâcher, moi — je ne vaux pas les quatre fers d’un chien — mais je le blâme de lâcher les Hussards Roses.
[34] Ranken, le grand fabricant de sabres, à Londres.
G. (d’un air gêné). — Nous n’étions guère plus que des gosses, alors. Te rends-tu compte, Jack, de la tournure que les choses ont prise ? Ce n’est pas comme si nous étions au service pour gagner notre pain. Nous avons plus ou moins, nous tous, la sale galette. Je suis peut-être, sous ce rapport, plus veinard que d’autres. Il n’y a pas pour moi d’obligation de rester au service.
M. — Aucune pour toi comme pour nous, sauf l’obligation vis-à-vis du régiment. S’il ne te plaît pas d’obéir à cette obligation-là, naturellement…
G. — Ne te montre pas par trop dur vis-à-vis d’un semblable. Tu sais bien que quantité d’entre nous n’acceptent la chose que pour quelques années, et puis s’en reviennent à Londres reprendre la vie avec les autres.
M. — Pas des quantités, et ces gens-là ne sont pas nous.
G. — Et puis il faut aussi considérer les affaires qu’on a au pays… mon coin de terre et les revenus, et tout cela. Je ne pense pas que mon père aille bien loin maintenant, et cela, c’est le titre et tout ce qui s’ensuit.
M. — Tu as peur de ne pas figurer correctement dans le Stud Book à moins de retourner au pays. Prends six mois, alors, et reviens en octobre. Si je pouvais estourbir un frère ou deux, je crois que je serais quelque chose comme marquis. Le premier imbécile venu peut l’être ; mais il faut des hommes, Gaddy…, des hommes comme toi… pour mener proprement des escadrons flanc-garde. Ne va pas te mettre dans la tête que tu retournes au pays pour prendre ta place et faire la roue au milieu de douairières kabouli au nez rouge. Tu n’es pas bâti pour cela. C’est moi qui te le dis.
G. — Tout homme a le droit de vivre sa vie aussi heureusement qu’il peut. Tu n’es pas marié, toi.
M. — Non… grâce à la Providence et à la femme ou deux qui ont eu le bon sens de me refuser.
G. — Alors tu ne sais pas ce que c’est que d’entrer dans sa chambre et de voir la tête de sa femme sur l’oreiller, pour se demander, alors que tout le reste est sauf et la maison sous les verrous pour la nuit, si les poutres du toit ne vont pas céder et la tuer.
M. (à part). — Révélations première et seconde ! (Haut.) Ssss ! J’ai connu un homme qui se grisait jadis à notre mess et m’a confié qu’il n’aidait jamais sa femme à monter à cheval sans prier pour qu’elle se rompe le cou avant de rentrer. Tous les maris ne se ressemblent pas, tu vois.
G. — Que diable cela peut-il avoir à faire avec mon cas ? Il fallait que cet homme-là fût fou, ou sa femme pas grand’chose de rare.
M. (à part). — Pas ta faute si les deux n’étaient pas tout ce que tu dis. Tu as oublié le temps où la Herriott t’avait fait perdre la raison. Tu as toujours eu le don d’oublier. (Haut.) Pas plus fou que les gens qui vont à l’autre extrême. Sois raisonnable, Gaddy. Les poutres de ton toit sont assez solides.
G. — Ce n’était qu’une façon de parler. Je me suis toujours senti inquiet et tracassé au sujet de ma femme depuis cette affreuse affaire d’il y a trois ans… quand… j’ai failli la perdre. Peux-tu t’en étonner ?
M. — Oh ! un obus ne tombe jamais deux fois à la même place. Tu as payé ta part de malheur… Pourquoi serait-ce ta femme qui se trouverait choisie plutôt que celle d’un autre ?
G. — S’il ne s’agissait que de parler, je peux le faire tout aussi raisonnablement que toi, mais tu ne comprends pas… tu ne comprends pas. Et puis il y a le butcha. Dieu seul sait où son ayah le mène s’asseoir quand arrive le frais ! Il a un petit commencement de rhume. N’as-tu pas remarqué ?
M. — La bonne blague ! Le brigadier crève de santé. Il a le museau comme une feuille de rose et le coffre d’un poulain de deux ans. Qu’est-ce qui a bien pu te démoraliser ?
G. — La frousse. En un mot comme en cent : la frousse !
M. — Mais qu’est-ce qu’il y a pour y donner lieu ?
G. — Tout. C’est effarant.
M. — Ah ! je devine.
Chanson qui fut composée lors d’un projet de guerre entre l’Angleterre et la Russie, en 1878, et qui a donné naissance au mot « jingoïsme ». Ici, Mafflin modifie le texte du troisième vers qui, dans la chanson originale, est : « We’ve got the men, we’ve got the ships. »
Hein, c’est à peu près le cas ?
G. — Je suppose que oui. Mais ce n’est pas pour moi. C’est à cause d’eux. Du moins, je le crois.
M. — Es-tu sûr ? En envisageant les choses de sang-froid, ta femme est pourvue même au cas où tu serais nettoyé dès ce soir. Elle a une demeure seigneuriale où se retirer, de l’argent, et le brigadier pour continuer à porter le nom illustre.
G. — Alors c’est pour moi-même ou parce qu’ils sont une partie de moi. Tu ne le vois pas. Ma vie est si bonne, si agréable, telle qu’elle est, que j’ai besoin de la rendre tout à fait stable. Est-ce que tu ne comprends pas ?
M. — Parfaitement. « Tranchée-abri pour cheval d’officier », comme on dit dans la ligne.
G. — Et j’ai tout ce qu’il faut en main pour la rendre telle. J’en ai soupé, de la tension morale et de la bile à leur sujet ici, et je ne vois pas qu’il y ait pour moi la moindre difficulté à envoyer tout promener. Cela me coûtera seulement… Jack, j’espère que tu ne connaîtras jamais la honte par laquelle j’ai passé durant ces derniers six mois.
M. — Tiens bon là ! Je n’ai pas besoin qu’on me dise. Tout homme a ses hauts et ses bas.
G. (riant amèrement). — Tu crois ? Qu’est-ce que tu dis du monsieur qui tend le cou pour voir où son cheval met le pied ?
M. — Dans mon cas, cela signifie que j’ai fait la noce, et que j’arrive à la manœuvre avec le mal aux cheveux ! Cela passe en trois foulées.
G. (baissant la voix). — Cela ne passe jamais avec moi, Jack. J’y pense toujours. Phil Gadsby ayant la frousse d’une chute à la manœuvre ! Un joli tableau, n’est-ce pas ? Dessine-le pour moi.
M. (gravement). — Dieu me pardonne ! Un homme comme toi ne peut pas en arriver à ce degré-là. Une chute n’a rien d’agréable. Mais on ne pense jamais à cela.
G. — Tu crois ? Attends d’avoir à toi femme et enfant, et alors tu sauras comment le grondement de l’escadron derrière vous vous fait froid tout le long du dos.
M. (à part). — Et c’est là l’homme qui menait à Amdhéran après que Bayal-Deasin eût été dévissé, et nous étions tous en méli-mélo, et il sortit de la bagarre ruisselant comme un boucher. (Haut.) Balivernes ! Les files peuvent toujours s’entr’ouvrir, et vous pouvez toujours plus ou moins chercher votre chemin. Nous autres, nous n’avons pas la poussière pour nous embêter, comme les hommes, et qu’est-ce qui a jamais entendu parler d’un cheval mettant le pied sur un homme.
G. — Jamais… tant qu’il est en état de voir. Mais est-ce qu’ils se sont entr’ouverts pour le pauvre Errington ?
M. — Oh ! voilà qui est puéril !
G. — Je sais que cela l’est, et pire que cela. Peu m’importe. Tu as monté Van Loo. Est-ce une bête à chercher son chemin… surtout lorsque nous partons à bonne allure à l’attaque en colonne ?
M. — C’est une fois par hasard que nous partons à l’attaque en colonne, et alors seulement pour épargner du temps. Est-ce que tu n’as pas assez de trois longueurs ?
G. — Oui… tout à fait assez. C’est juste ce qu’il faut d’espace pour se voir écrasé dans les règles. Je parle en chien hargneux, je le sais bien ; mais ce que je veux te dire, c’est que, ces derniers trois mois, je me suis senti tous les sabots de l’escadron au bas du dos chaque fois que j’ai commandé.
M. — Mais, Gaddy, c’est terrible !
G. — N’est-ce pas délicieux ? N’est-ce pas royal ? Un capitaine de Hussards Roses gorgeant d’eau son cheval avant la manœuvre comme le sacré soulaud de colonel d’un régiment indigène.
M. — Tu n’as jamais fait cela !
G. — Une fois seulement. Il gargouillait comme une outre, et mon vieux chef m’a regardé du coin de l’œil. Tu connais l’œil du vieux Haffy. J’ai eu peur de recommencer.
M. — Je te crois. C’était le meilleur moyen de flanquer une hernie au pauvre Van Loo, et de te faire esquinter. Tu le savais bien.
G. — Peu m’importait. Cela lui enlevait le mordant.
M. — « Lui enlevait le mordant ! » Gaddy, il… il… il ne faut pas, tu sais ! Pense aux hommes.
G. — Cela, c’est encore une chose dont j’ai peur. Crois-tu qu’ils savent ?
M. — Espérons que non ; mais ils sont salement prompts à reluquer le frouss… de petites choses de ce genre. Écoute, mon vieux, envoie la femme au pays pour la saison chaude et viens au Kashmir avec moi. Nous aurons un bateau sur le Dal ou traverserons le Rhothang… nous flânerons ou nous chasserons le bouquetin ou… ce qui te plaira. Seulement, viens ! Tu boudes un brin sur ton avoine, et tu dis des bêtises. Regarde le colonel… tout vieux lascar ventripotent qu’il est. Lui aussi a une femme et des châteaux à n’en plus finir. Y en a-t-il un de nous capable de lui damer le pion à cheval… malgré sa goutte et tout ? Moi, je ne peux pas, et je crois savoir ce que c’est que de pullupper.
G. — Il y a des gens autrement bâtis. Je n’ai pas le nerf. Dieu m’aide, je n’ai pas le nerf ! J’ai raccourci mes étriers d’un cran et demi pour avoir les genoux bien aux sacoches. Je n’y peux rien. J’ai tellement peur qu’il m’arrive quoi que ce soit ! Sur mon âme, on devrait me casser devant l’escadron pour couardise.
M. — Un vilain mot, cela. Je n’aurais jamais le courage d’avouer.
G. — Mon intention, en commençant, était de mentir sur mes véritables motifs, mais… mais j’ai perdu l’habitude de te mentir, mon vieux. Jack, motus, n’est-ce pas ?… Mais je sais bien que c’est inutile avec toi.
M. — ’Turellement. (Presque tout haut.) Voilà que les Roses paient cher leur Orgueil.
G. — Hein ! Quo-oi ?
M. — Ah ! tu ne sais pas ? Les hommes ont toujours appelé Mrs. Gadsby l’Orgueil des Hussards Roses depuis qu’elle nous est arrivée.
G. — Ce n’est pas sa faute. Ne le crois pas. C’est entièrement la mienne.
M. — Que dit-elle ?
G. — Je ne lui ai pas encore positivement soumis la question. C’est la meilleure petite femme de la terre, Jack, et tout le reste… mais ce n’est pas celle qui conseillerait à un homme de rester attaché à son métier si ce métier s’interposait entre lui et elle. Au moins, je crois…
M. — N’importe. Ne lui dis pas ce que tu m’as dit. Appuie sur la succession du titre et des terres.
G. — Elle devinerait. Elle est dix fois plus fine que moi.
M. (à part). — Alors elle acceptera le sacrifice et pensera un petit peu plus mal de lui pour le reste de ses jours.
G. (d’un air absent). — Dis-moi, est-ce que tu me méprises ?
M. — Drôle de façon de poser la question. Est-ce qu’on te l’a quelquefois posée ? Réfléchis une minute. Quelle réponse faisais-tu ?
G. — Comment, j’en suis là ? Je ne peux guère m’attendre à davantage ; mais c’est un brin dur quand c’est son meilleur ami qui se retourne contre vous et…
M. — C’est ce que je trouve. Mais tu auras des consolations… intendants et drainages, l’engrais liquide, la Primrose League[36] et, peut-être, si tu as de la veine, le commandement d’un régiment de cav-ale-rie yeomanry… épaulette et galons, je crois, mais pour ce qui est de faire du cheval… Quel âge as-tu ?
[36] La ligue des Conservateurs.
G. — Trente-trois ans. Je sais que c’est…
M. — A quarante tu seras un imbécile de gros propriétaire. A cinquante tu te feras pousser dans une petite voiture, et le brigadier, s’il te ressemble, passera son temps à effaroucher toutes les petites colombes de… quel est le nom du patelin où tu vas ? En outre, Mrs. Gadsby aura pris de l’embonpoint.
G. (mollement). — Voilà qui dépasse un peu la plaisanterie.
M. — Tu crois ? N’est-ce pas dépasser la plaisanterie que de lâcher le service ? Cela vous demande en général cinquante ans pour arriver à cette plaisanterie-là. Tu as bien raison, cependant. Cela dépasse la plaisanterie. Tu t’es arrangé pour la faire au bout de trente-trois ans.
G. — N’appuie pas sur l’amertume de la chose. Seras-tu content si j’avoue être un lâcheur, un froussard et un couard ?
M. — Non, attendu que je suis le seul homme au monde à pouvoir te parler de la sorte sans me faire assommer. Il ne faut pas prendre à cœur, de cette façon-là, tout ce que je t’ai dit. Je ne parlais — en grande partie, du moins — que par pur égoïsme, parce que, parce que… Oh ! zut, mon vieux… je me demande ce que je ferai sans toi. Naturellement, tu as l’argent, la terre, et tout… et tu as ici deux bons motifs pour veiller à toi.
G. — Cela ne rend pas la chose plus douce. Je me sauve… je le sais bien. J’ai toujours eu quelque part en moi un point faible… et je n’ose risquer aucun danger à cause d’eux.
M. — Pourquoi diable le ferais-tu ? Tu es tenu de penser à ta famille… tenu d’y penser. Er-hmm. Si je n’étais pas fils cadet, je m’en irais aussi… que je sois pendu si je ne le ferais pas !
G. — Merci, Jack. C’est un gentil mensonge, mais c’est le plus noir que tu aies proféré depuis quelque temps. Je sais ce que je fais, et l’entreprends en connaissance de cause. Mon vieux, c’est plus fort que moi. Qu’est-ce que tu ferais à ma place ?
M. (à part). — Peux pas m’imaginer une femme en permanence entre moi et le régiment. (Haut.) Ne saurais dire. Fort probable que je ne ferais pas mieux. Je suis fâché pour toi… affreusement fâché… mais « si ce sont tes sentiments », je crois… oui, je crois que tu agis sagement.
G. — Vrai ? Je l’espère. (Tout bas.) Jack, sois très sûr de toi-même avant de te marier. Je suis un ingrat ruffian de le dire, mais le mariage — même un mariage aussi réussi que le mien — est une entrave à l’ouvrage d’un homme, lui paralyse le bras droit, et, oh, cela disperse vos idées de devoir aux quatre vents ! Quelquefois — aussi bonne et aussi douce qu’elle soit — quelquefois j’aurais presque le désir d’avoir conservé ma liberté… Non, ce n’est pas exactement cela que je veux dire.
MRS. G. (arrivant dans la verandah). — A propos de quoi ce branlement de tête, Pip ?
M. (se retournant vivement). — A propos de moi, comme d’habitude. Le vieux sermon. Votre mari me conseille de me marier. Jamais vu pareil monomane !
MRS. G. — Mais pourquoi non ? Je ne dis pas que vous ne rendiez quelque femme très heureuse.
G. — Voilà la loi et les prophètes, Jack. Peu importe le régiment. Rends une femme heureuse. (A part.) Bon Dieu !
M. — Nous verrons. Il faut que j’aille faire le désespoir d’un de nos cuisiniers. Je ne veux pas qu’on nourrisse mes petits housards de tibias de bœufs de trait. (Avec vivacité.) Pour sûr que les fourmis ne sauraient être bonnes pour le brigadier. Il est en train de les ramasser sur la natte pour les boulotter. Ici, Señor Comandante Don Salenez, venez me parler. (Il soulève G. JUNIOR dans ses bras.) Vous voulez ma montre ? Vous ne seriez jamais capable de la mettre dans votre bouche, mais vous pouvez essayer.
G. JUNIOR laisse tomber la montre, et brise cadran et aiguilles.
MRS. G. — Oh, capitaine Mafflin, je suis désolée ! Jack, méchant, méchant petit vilain. Ahhh !
M. — Cela n’a pas la moindre importance, je vous assure. Il traiterait l’univers de la même façon s’il pouvait le prendre dans ses mains. Tout est fait pour servir de jouet et se voir brisé, n’est-ce pas, jeune homme ?
MRS. G. — Mafflin n’a pas dû trouver drôle du tout de voir sa montre brisée, quoiqu’il ait été trop poli pour le dire. C’est entièrement sa faute. Pourquoi l’avoir donnée à l’enfant ? Ces petites pattes-là sont très, très faibles, n’est-ce pas, mon Jacquot ? (A Gadsby.) Pourquoi voulait-il vous voir ?
G. — Cette sale boutique du régiment, comme d’habitude.
MRS. G. — Le régiment ! Toujours le régiment. Ma parole, je me sens quelquefois jalouse de Mafflin.
G. (avec lassitude). — Le pauvre vieux Jack ? Je ne crois pas que vous en ayez besoin. N’est-ce pas l’heure pour le butcha de faire son somme ? Apportez une chaise ici pour vous, ma chère amie. J’ai à vous parler.
ET TELLE EST LA FIN DE L’HISTOIRE DES GADSBY
ACHEVÉ D’IMPRIMER
le vingt septembre mil neuf cent cinq
PAR
BLAIS ET ROY
A POITIERS
pour le
MERCVRE
DE
FRANCE