L'histoire des Gadsby
LE MONDE EXTÉRIEUR
Certaines gens d’importance.
DÉCOR. — Fumoir du Degchi Club. Dix heures et demie, par une soirée étouffante pendant les pluies. Quatre hommes dispersés dans des attitudes pittoresques et des fauteuils. Entre en scène BLAYNE, des Irregular Moguls, en tenue du soir.
BLAYNE. — Phuuu ! On devrait bien pendre le juge dans sa boutique. Ici, khitmatgar ! Un poora[6] whisky pour m’enlever le goût de la bouche.
[6] Fort.
CURTISS (Royal Artillery). — Ah, c’est cela, vraiment ? Qu’est-ce qui diable a pu vous faire aller dîner chez le juge ? Vous connaissez sa bandobust[7].
[7] Cuisine.
BLAYNE. — Pensais que cela ne pouvait être pire que le club ; mais je parierais qu’il achète de la liqueur de vidange, et qu’il la drogue de gin et d’encre. (Regardant autour de la pièce.) Est-ce tout ce que vous êtes, ce soir ?
DOONE (des Travaux Publics). — On a appelé Anthony pendant le dîner. Mingle avait mal au ventre.
CURTISS. — Miggy meurt du choléra une fois par semaine pendant les pluies, et se saoule de chlorodyne dans l’intervalle. Bon petit type, quand même. Du monde chez le juge, Blayne ?
BLAYNE. — Cockley et sa memsahib, qui paraît affreusement pâle et éreintée. Une jeune fille quelconque — n’ai pas saisi le nom — en route pour les montagnes, sous l’égide des Cockley — le juge et Markyn, frais arrivé de Simla… dégoûtant de bonne santé.
CURTISS. — Seigneur Dieu, que de splendeurs ? Y avait-il assez de glace ? La dernière fois que je broutai là, j’en eus tout un morceau… presque aussi gros qu’une noix. Qu’est-ce que disait Markyn ?
BLAYNE. — Il paraît que tout le monde se donne du bon temps, là-haut, malgré la pluie. Sacrebleu, cela me rappelle ! Je savais bien que je n’étais pas venu pour le simple plaisir de votre société. Des nouvelles ! De grandes nouvelles ! C’est Markyn qui me l’a raconté.
DOONE. — Qui est-ce qui est mort ?
BLAYNE. — Personne, que je sache ; mais Gaddy a fini par se laisser mettre le grappin dessus !
TOUS EN CHŒUR. — Comment, diable ! Markyn s’est payé votre tête. Pas GADDY !
BLAYNE (fredonnant). — « Oui-da, en vérité, en vérité, en vérité ! En vérité, en vérité, je te le dis, » Théodore, le présent de Dieu ! Notre Philippe ! La chose a été promulguée.
MACKESY (avocat). — Peuh ! Les femmes promulgueront n’importe quoi. Que dit l’accusé ?
BLAYNE. — Markyn m’a dit l’avoir congratulé avec circonspection… une main tendue, l’autre prête à se mettre en garde. Gaddy a piqué un fard et a déclaré qu’il en était ainsi.
CURTISS. — Pauvre vieux Gaddy ! Ils y arrivent tous. Qui est-elle ? Écoutons les détails.
BLAYNE. — C’est une jeune fille… dont le père est un certain colonel Quelque Chose.
DOONE. — Simla en est bondé, de filles de colonels. Soyez plus explicite.
BLAYNE. — Attendez donc. Quel était son nom ? Three… quelque chose. Three…
CURTISS. — Trois Étoiles[8], comme on dit en français. Gaddy connaît cette marque-là.
[8] En anglais, trois se dit three.
BLAYNE. — Threegan… Minnie Threegan.
MACKESY. — Threegan ! N’est-ce pas un petit brin de fille aux cheveux rouges ?
BLAYNE. — Quelque chose comme cela… d’après ce que dit Markyn.
MACKESY. — Alors, je l’ai rencontrée. Elle était à Lucknow la saison dernière. Possédait une maman atteinte de jeunesse chronique, et dansait abominablement. Dites-moi, Jervoise, vous avez connu les Threegan, n’est-ce pas ?
JERVOISE (fonctionnaire de vingt-cinq années de service, se réveillant de son somme). — Hein ! Qu’est-ce que c’est ? Connu qui ? Comment ? Je me croyais au pays, Dieu vous confonde !
MACKESY. — La petite Threegan est fiancée, à ce que dit Blayne.
JERVOISE (avec lenteur). — Fiancée… fiancée ! Par exemple ! voilà qui ne me rajeunit pas ! La petite Minnie Threegan fiancée. C’était encore l’autre jour que j’allais au pays avec elle sur le Surat — non, le Massilia — et elle se traînait à quatre pattes au milieu des ayahs. Elle m’appelait le « Tic Tac sahib » parce que je lui montrais ma montre. Et c’était, cela, en 67… non, 70. Bon Dieu, comme le temps marche ! Me voici un vieillard. Je me rappelle quand Threegan épousa Miss Derwent — fille du vieux Hooky Derwent… mais c’était avant vous. Ainsi, le petit bébé est fiancé pour avoir un petit bébé à son tour ! Qui est l’autre insensé ?
MACKESY. — Gadsby, des Hussards Roses.
JERVOISE. — Connais pas. Threegan a vécu dans les dettes, s’est marié dans les dettes, et mourra dans les dettes. Doit être content de se voir débarrassé de la petite.
BLAYNE. — Gaddy a de l’argent… le veinard. Une terre au pays aussi.
DOONE. — Il sort de la haute. Peux pas arriver à comprendre comment il s’est laissé pincer par la fille d’un colonel, et (regardant prudemment autour de lui) d’infanterie indigène encore ! Sans vous offenser, Blayne.
BLAYNE (avec raideur). — Non, au contraire, me-erci.
CURTISS (citant la devise des Irregular Moguls). — « Nous sommes ce que nous sommes », hein, mon vieux ? Mais Gaddy était en général un type si supérieur. Pourquoi n’est-il pas allé au pays choisir sa femme ?
MACKESY. — Ils sont tous pareils quand ils arrivent au tournant dans la ligne droite. Vers trente ans, un homme commence à en avoir assez de vivre seul…
CURTISS. — Et de l’éternelle côtelette de mouton le matin.
DOONE. — En général, c’est de la chèvre morte, mais continuez, Mackesy.
MACKESY. — Une fois qu’un homme a pris cette voie, rien ne le retiendra. Vous rappelez-vous Benoît de votre service, Doone ? On le transféra à Tharanda lorsque son tour vint, et il épousa la fille d’un poseur de la voie, ou quelque chose d’approchant. C’était l’unique femelle de l’endroit.
DOONE. — Oui, le pauvre idiot ! Cela brisa du coup ses chances d’avancement. Mrs. Benoît avait l’habitude de vous demander : « C’est-y qu’on vous verra à la danse, ce soir ? »
CURTISS. — Voyons, après tout ! Gaddy n’a pas fait un mariage au-dessous de lui. Il n’y a pas de sang noir dans la famille, je suppose.
JERVOISE. — De sang noir ! Pas pour un anna. Vous autres, jeunes garnements, vous parlez comme si le monsieur faisait un honneur à la jeune fille en l’épousant. Vous êtes tous trop infatués de vous-mêmes…, il n’y aurait jamais rien d’assez bon pour vous.
BLAYNE. — Pas même un club désert, un sacré sale dîner chez le juge, et une station aussi insalubre qu’un hôpital. Vous avez parfaitement raison. Nous sommes une collection de sybarites.
DOONE. — De luxurieux coquins vautrés dans…
CURTISS. — L’éruption de chaleur entre les épaules. J’en suis couvert. Espérons que Béora sera plus frais.
BLAYNE. — Uhhhou ! Est-ce qu’on vous envoie, vous aussi, camper ? Je croyais que les artilleurs avaient une feuille blanche.
CURTISS. — Non, malheureusement. Deux cas hier — l’un est mort — et si nous en avons un troisième, nous nous en allons. Est-ce qu’on peut chasser, à Béora, Doone ?
DOONE. — Le pays est sous l’eau, sauf le morceau contre la Grand Trunk Road. J’y étais hier à visiter un bund[9], et j’y ai trouvé quatre pauvres diables à leur dernière étape. C’est plutôt mauvais, d’ici à Kuchara.
[9] Barrage.
CURTISS. — Alors, nous sommes à peu près certains d’écoper dans les grandes largeurs. Ah ! je ne craindrais pas de changer avec Gaddy pour quelque temps. L’amour avec Amaryllis à l’ombre de l’hôtel de ville, et le reste. Oh ! pourquoi ne vient-il pas quelqu’un m’épouser, au lieu de me laisser aller dans un camp de choléra ?
MACKESY. — Demandez cela au comité du cercle.
CURTISS. — Animal ! voilà qui va vous coûter une tournée. Blayne, qu’est-ce que vous prenez ? Mackesy est à l’amende pour immoralité. Doone, avez-vous une préférence ?
DOONE. — Un petit verre de kummel, s’il vous plaît. C’est un excellent carminatif par ce temps-ci. C’est Anthony qui me l’a dit.
MACKESY (signant un bon pour quatre verres). — Châtiment on ne peut plus injuste. Je pensais seulement à Curtiss en Actéon poursuivi autour des billards par les nymphes de Diane.
BLAYNE. — Il faudrait que Curtiss fît l’importation de ses nymphes par chemin de fer. Mrs. Cockley est l’unique femme de la station. Elle ne quitterait pas Cockley, et il fait de son mieux pour arriver à ce qu’elle s’en aille.
CURTISS. — Cela, c’est bien ! A la santé de Mrs. Cockley. A l’unique femme de la station, et une femme sacrément brave !
TOUS (buvant). — Une femme sacrément brave !
BLAYNE. — Je suppose que Gaddy amènera sa femme ici à la fin du froid. Ils se marient presque immédiatement, je crois.
CURTISS. — Gaddy peut remercier son étoile de ce que les Hussards Roses sont tous en détachement et pas au quartier général pendant ces chaleurs, sans quoi il se trouverait arraché aux bras de son amour, sûr comme la mort. Avez-vous jamais remarqué la liberté d’esprit avec laquelle la cavalerie britannique s’adonne au choléra. C’est parce qu’ils coûtent si cher. Si les Roses avaient tenu bon ici, ils seraient partis camper il y a un mois. Oui, je voudrais bien décidément être à la place de Gaddy.
MACKESY. — Il ira au pays après son mariage, et donnera sa démission… vous verrez cela.
BLAYNE. — Pourquoi ne le ferait-il pas ? N’a-t-il pas de l’argent ? Est-ce qu’il y en aurait ici un seul d’entre nous si nous n’étions pas tous des gueux ?
DOONE. — Pauvre vieux gueux ! Que sont devenues les six cents roupies que vous avez subtilisées à notre table le mois dernier ?
BLAYNE. — Elles se sont donné des ailes. Je crois qu’un commerçant quelque peu entreprenant en a eu sa part, et qu’un shroff[10] a gobé le reste… Ou, pour mieux dire, je les ai dépensées.
[10] Usurier.
CURTISS. — Gaddy, lui, n’a jamais de sa vie eu affaire à un shroff.
DOONE. — Vertueux Gaddy ! Si j’avais, moi, trois mille roupies par mois, qui me viennent d’Angleterre, je ne crois pas que j’aurais affaire à un shroff.
MACKESY (bâillant). — Oh ! c’est une vie délicieuse ! Je me demande si le mariage en augmenterait le charme.
CURTISS. — Demandez à Cockley… avec sa femme qui meurt à petit feu !
BLAYNE. — Allez au pays demander à quelque petite sotte de s’en venir par ici — qu’est-ce que dit Thackeray ? — « au splendide palais d’un proconsul indien ».
DOONE. — Ce qui me rappelle. Mon logis laisse passer l’eau comme un crible. J’ai eu la fièvre, la nuit dernière, d’avoir dormi dans un marécage. Et le pire, c’est qu’il n’y a rien à faire à un toit, jusqu’à ce que les pluies soient passées.
CURTISS. — Qu’est-ce qui vous chiffonne ? Vous n’avez pas, vous, quatre-vingts piou-pious en train de pourrir, à conduire dans le courant d’un fleuve.
DOONE. — Non, mais je suis tout en clous et en jurons. Je suis un véritable Job par tout le corps. C’est pure pauvreté de sang, et je ne vois aucune chance de devenir plus riche… ni de l’une ni de l’autre façon.
BLAYNE. — Ne pouvez-vous pas prendre un congé ?
DOONE. — C’est là l’avantage que vous autres, les gens de l’armée, vous avez sur nous. Dix jours, ce n’est rien à vos yeux. Moi, je suis si important que le gouvernement ne peut me trouver de remplaçant si je m’en vais. Ou-ui, je voudrais être à la place de Gaddy, quelle que puisse être sa femme.
CURTISS. — Vous avez passé le tournant de la vie dont Mackesy parlait.
DOONE. — Certes, je l’ai passé, mais je n’ai jamais encore eu la brutalité de demander à une femme de partager mon existence par ici.
BLAYNE. — Sur mon âme, je crois que vous avez raison. Je pense à Mrs. Cockley. C’est une véritable ruine que cette femme.
DOONE. — Absolument. Parce qu’elle reste ici en bas. Le seul moyen de la conserver en état serait de l’envoyer dans les montagnes pendant huit mois — et la même chose avec n’importe quelle femme. Je me vois prenant femme dans ces conditions.
MACKESY. — Avec la roupie à un shilling six pence. Les petits Doone deviendraient des petits Doone de Dehra avec un bel accent chi-chi de Mussourie à rapporter à la maison pour les vacances.
CURTISS. — Et une paire de belles cornes de sambhur à porter pour Doone, franco de port, offertes par…
DOONE. — Oui, c’est une perspective enchanteresse. En passant, la roupie n’a pas encore fini de baisser. Le temps viendra où il faudra nous trouver heureux si nous ne perdons que la moitié de notre solde.
CURTISS. — J’aurais cru qu’un tiers suffisait comme perte. Qui est-ce qui gagne à l’arrangement ? C’est ce que je voudrais bien savoir.
BLAYNE. — La question d’argent ! Je vais me coucher si vous vous mettez à vous chamailler. Grâces soient rendues, voici Anthony… qui a l’air d’une ombre.
Entre ANTHONY, du corps médical des Indes, très pâle et très fatigué.
ANTHONY. — Bonsoir, Blayne. Il pleut à torrents. Apporte-moi un whisky-soda, khitmatgar. Les routes sont quelque chose d’affreux.
CURTISS. — Comment va Mingle ?
ANTHONY. — Très mal, et plus de peur encore. Je l’ai passé à Fewton. Mingle aurait tout aussi bien pu commencer par l’appeler au lieu de me tracasser.
BLAYNE. — C’est un petit type nerveux. Qu’est-ce qu’il a, cette fois-ci ?
ANTHONY. — Ne saurais trop dire. Le ventre très mauvais et jusqu’ici une peur bleue. Il m’a demandé tout de suite si c’était le choléra, et je lui ai répondu de ne pas faire la bête. Cela l’a calmé.
CURTISS. — Pauvre diable ! La frousse fait la moitié de la besogne chez un homme de cet acabit.
ANTHONY (allumant un cheroot). — Je crois fermement que la frousse le tuera s’il reste en bas. Vous savez la somme d’ennui qu’il a causée à Fewton pendant ces trois dernières semaines. Il fait tout ce qu’il peut pour mourir de peur.
CHŒUR GÉNÉRAL. — Pauvre petit diable ! Pourquoi ne s’en va-t-il pas ?
ANTHONY. — Ne peut pas. Il a sa permission en règle, mais il est tellement à fond de cale qu’il ne peut la prendre, et je ne crois pas que sa signature vaudrait quatre annas. Ceci en confidence, toutefois.
MACKESY. — Toute la station le sait.
ANTHONY. — « Je suppose qu’il me faudra mourir ici », a-t-il dit, en se tordant en travers de son lit. Il est absolument persuadé qu’il va s’en aller ad patres. Et je sais pertinemment qu’il n’a rien de plus qu’un ventre de temps humide, si seulement il pouvait prendre un peu le dessus.
BLAYNE. — C’est mauvais, c’est très mauvais. Pauvre petit Miggy ! Bon petit type tout de même. Dites donc ?
ANTHONY. — Quoi « dites donc » ?
BLAYNE. — Eh bien, écoutez… voici… Si c’est comme cela… comme vous dites… moi, je dis cinquante.
CURTISS. — Je dis cinquante.
MACKESY. — J’y vais de vingt de plus.
DOONE. — Gros Crésus du bar ! Je dis cinquante. Jervoise, que dites-vous ? Hi ! Réveillez-vous !
JERVOISE. — Hein ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ?
CURTISS. — Nous voulons vous soutirer cent roupies. Vous êtes un célibataire à revenus gigantesques, et il y a un homme dans le lac.
JERVOISE. — Quel homme ? Quelqu’un de mort ?
BLAYNE. — Non, mais il mourra si vous ne donnez pas les cent. Tenez ! voici un bon tout prêt. Vous pouvez voir pour combien nous avons signé, et l’homme d’Anthony viendra demain l’encaisser. De sorte qu’il n’y aura pas de difficultés.
JERVOISE (signant). — Cent. E.M.J. Voilà. (Faiblement.) Ce n’est pas une de vos facéties, n’est-ce pas ?
BLAYNE. — Non, il les vaut vraiment. Anthony, vous avez été le plus gros gagnant au poker la semaine dernière et vous avez frustré le percepteur trop longtemps. Signez !
ANTHONY. — Voyons, trois cinquante et un soixante-dix… deux cent vingt… trois cent vingt… disons quatre cent vingt. Cela lui donnera un bon mois dans les montagnes. Mille merci, vous autres. J’enverrai le chaprassi[11] demain.
[11] Commis.
CURTISS. — Il faut vous arranger pour qu’il accepte, et naturellement il ne faut pas…
ANTHONY. — Naturellement. Cela ne ferait pas l’affaire. Il s’en irait pleurer de gratitude sur son verre du soir.
BLAYNE. — Maudit soit-il, c’est bien ce qu’il irait faire. Oh ! dites-moi, Anthony, vous qui prétendez tout savoir : avez-vous entendu parler de Gaddy ?
ANTHONY. — Non. Un procès en divorce, enfin ?
BLAYNE. — Pire. Il est fiancé !
ANTHONY. — Comment dites-vous ? Pas possible !
BLAYNE. — Plus que possible. Il va se marier dans quelques semaines. C’est Markyn qui me l’a dit chez le juge ce soir. C’est pukka[12].
[12] Une affaire réglée.
ANTHONY. — Vous ne parlez pas sérieusement ? Saperlipopette ! Il y aura du grabuge sous les tentes de Cédar.
CURTISS. — Croyez-vous que le régiment montrera son mécontentement ?
ANTHONY. — Ne sais quoi que ce soit sur le régiment.
MACKESY. — C’est la bigamie, alors ?
ANTHONY. — Peut-être bien. Voulez-vous dire que vous autres, vous avez oublié, ou est-ce qu’il y a dans le monde plus de charité que je ne pensais ?
DOONE. — Cela ne vous embellit pas d’essayer de garder un secret. Vous gonflez à péter. Expliquez.
ANTHONY. — Mrs. Herriott.
BLAYNE (après une longue pause, à tout le monde à la ronde). — C’est mon avis que nous sommes une collection d’idiots.
MACKESY. — Allons donc ! Cette affaire-là était morte et enterrée à la saison dernière. Comment donc ? Le jeune Mallard…
ANTHONY. — Mallard tenait la chandelle. C’est pour cela qu’il était là. Réfléchissez un instant. Rappelez-vous la saison dernière et ce qu’on disait. Mallard ou pas Mallard, Gaddy a-t-il adressé la parole à une seule autre femme ?
CURTISS. — Il y a quelque chose là-dedans. C’était quelque peu remarquable, maintenant que vous en parlez. Mais elle est à Naini Tal et il est à Simla.
ANTHONY. — Il lui a fallu aller à Simla pour piloter un globe-trotter de sa famille… un personnage titré, oncle ou tante.
BLAYNE. — Et c’est là qu’il s’est fiancé. Il n’y a pas de loi qui empêche un homme de se fatiguer d’une femme.
ANTHONY. — Sauf qu’il ne doit pas le faire tant que la femme n’est pas fatiguée de lui. Et ce n’était pas le cas de la Herriott.
CURTISS. — Il se peut qu’elle le soit maintenant. Deux mois de Naini Tal accomplissent des prodiges.
DOONE. — C’est curieux comme il y a des femmes qui portent un sort avec elles. Il y avait une certaine Mrs. Deegie, dans les provinces du centre, que les hommes finissaient invariablement par quitter pour se marier. C’était passé en proverbe parmi nous quand j’étais là-bas. Je me souviens de trois hommes qui étaient éperdument à sa dévotion, et qui, tous, l’un après l’autre, prirent femme.
CURTISS. — C’est bizarre. Pour moi, j’aurais pensé que l’influence de Mrs. Deegie devait les pousser à prendre les femmes des autres. Cela aura dû leur inspirer la crainte du jugement de la Providence.
ANTHONY. — Mrs. Herriott inspirera à Gaddy la crainte de quelque chose de plus que le jugement de la Providence, j’imagine.
BLAYNE. — En supposant que les choses soient comme vous dites, ce serait un imbécile d’aller affronter cette femme. Il ne bougera pas de Simla.
ANTHONY. — Serais pas le moins du monde surpris qu’il s’en aille à Naini s’expliquer. C’est une espèce d’homme incompréhensible, et, quant à elle, c’est probablement une femme plus qu’incompréhensible.
DOONE. — Qu’est-ce qui vous fait la débiner avec une pareille confiance ?
ANTHONY. — Primum tempus. Gaddy a été son premier, et une femme ne laisse pas échapper son premier amant sans se plaindre. Elle se justifie à elle-même le premier transfert d’affection en jurant que c’est pour toujours et toujours. Par conséquent…
BLAYNE. — Par conséquent, nous voilà assis jusqu’à une heure passée à causer scandale comme un cénacle de portières. Anthony, c’est aussi votre faute. Nous étions parfaitement respectables jusqu’au moment où vous êtes entré. Allez vous coucher. J’y vais. Bonne nuit tous.
CURTISS. — Une heure passée ! Il est deux heures passées, sur mon âme, et voici venir le khit pour l’extra. Justes cieux ! Une, deux, trois, quatre, cinq roupies à payer pour le plaisir de dire qu’un pauvre petit diable de femme ne vaut pas mieux que cela. J’ai honte de moi-même. Allez vous coucher, méchantes langues, et si l’on m’envoie demain à Béora, préparez-vous à apprendre que je suis mort avant de payer mes dettes de jeu !