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L'histoire des Gadsby

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PAUVRE CHÈRE MAMAN

L’épervier sauvage au ciel balayé de vent,
Le cerf à la plaine salubre,
Le cœur d’un homme au cœur d’une fille
Comme c’était au temps d’antan.

(Chanson bohémienne.)

DÉCOR : — Chambre de MISS MINNIE THREEGAN à Simla. MISS THREEGAN dans l’embrasure de la fenêtre, en train de fouiller dans un tiroir plein de toutes sortes de choses.

MISS EMMA DEERCOURT, amie de cœur, qui est venue passer la journée, assise sur le lit, en train d’agencer le corsage d’une robe de bal et une touffe de muguet artificiel. Cinq heures trente, par un chaud après-midi de mai.

MISS DEERCOURT. — Et il a dit : « Je n’oublierai jamais cette danse », et, naturellement, j’ai répondu : « Oh, comment pouvez-vous être sot à ce point ! » Penses-tu, chérie, qu’il avait une intention ?

MISS THREEGAN (sortant du fouillis un long bas de soie lavande). — Tu le connais mieux que moi.

MISS D. — Oh, tâche d’être sympathique, Minnie ! Je suis sûre qu’il a une intention. Au moins j’en serais sûre s’il n’était pas toujours à monter à cheval avec cette odieuse Mrs. Hagan.

MISS T. — Je le suppose. Comment diable s’arrange-t-on, lorsqu’on danse, pour passer à travers ses talons les premiers ? Regarde-moi cela, si ce n’est pas honteux ? (Elle tend le talon du bas sur sa main ouverte pour en faire l’inspection.)

MISS D. — Ne t’en occupe pas ! Impossible à raccommoder. Aide-moi à arranger ce maudit corsage. J’ai passé le lacet comme ceci, je l’ai passé comme cela et je ne peux pas arriver à mettre le bombé en place. Et cela, où le mettrais-tu ? (Elle montre les muguets.)

MISS T. — Aussi haut sur l’épaule que possible.

MISS D. — Suis-je assez grande ? Je sais que cela fait paraître May Olger bancale.

MISS T. — Oui, mais elle n’a pas tes épaules. Les siennes ressemblent à une bouteille à vin du Rhin.

LE PORTEFAIX (frappant à la porte). — Le capitaine sahib est là.

MISS D. (se levant avec effarement, et se mettant à la recherche de son corset qu’elle a banni eu égard à la chaleur du jour). — Le capitaine sahib ? Quel capitaine sahib ? Oh, bonté divine, et je ne suis qu’à demi vêtue ! Eh bien, tant pis, je ne me dérangerai pas.

MISS T. (avec calme). — Inutile, en effet. Ce n’est pas pour nous. C’est le capitaine Gadsby. Il s’en va faire une promenade à cheval avec maman. Il vient en général cinq jours sur sept.

VOIX D’ANGOISSE (d’une chambre intérieure). — Minnie, cours donner du thé au capitaine Gadsby, et dis-lui que je serai prête dans dix minutes ; et, écoute, Minnie, viens ici un instant, tu serais si gentille !

MISS T. — Oh, zut ! (A haute voix.) Fort bien, maman.

Elle sort et réapparaît au bout de cinq minutes, les joues rouges et en se frottant les doigts.

MISS D. — Comme tu es rouge ! Qu’est-il arrivé ?

MISS T. (chuchotant de toutes ses forces). — Vingt-quatre pouces de taille, et il faut que tout rentre. Où sont mes porte-bonheur ? (Elle fouille sur la table de toilette, et se passe, dans l’intervalle, la brosse sur les cheveux.)

MISS D. — Qui est ce capitaine Gadsby ? Je ne pense pas l’avoir jamais rencontré.

MISS T. — Oh si, pour sûr. Il est du clan Harrar. J’ai dansé avec lui, mais je ne lui ai jamais parlé. C’est un grand garçon jaune, absolument un poussin frais éclos, avec une é-norme moustache. Il marche comme ceci (elle imite la démarche de la cavalerie), et il fait « Ha-hmm ! » du fin fond de la gorge lorsqu’il ne trouve rien à dire. Maman le goûte. Pas moi.

MISS D. (distraitement). — La cire-t-il, cette moustache ?

MISS T. (occupée avec la houppe à poudrer). — Oui, je le pense. Pourquoi ?

MISS D. (se penchant sur le corsage et cousant avec ardeur). — Oh, rien… seulement…

MISS T. (sévèrement). — Seulement quoi ? Allons, dis, Emma.

MISS D. — Eh bien, May Olger — elle est fiancée à Mr. Charteris, tu sais — disait… — Tu me promets de ne pas le répéter ?

MISS T. — Oui, je te le promets. Qu’a-t-elle dit ?

MISS D. — Que… que d’être embrassée (tout d’un élan) par un homme qui ne cirait pas sa moustache, c’était… comme si l’on mangeait un œuf sans sel.

MISS T. (du haut de sa grandeur, avec un mépris écrasant). — May Olger est une horreur, et tu peux le lui répéter. Je suis heureuse qu’elle ne fasse pas partie de mon clan… Il faut que j’aille donner à manger à cet homme. Ai-je l’air présentable ?

MISS D. — Oui, parfaitement. Fais vite et passe-le à ta mère, pour que nous puissions causer. Moi, je vais écouter à la porte pour entendre ce que tu lui dis.

MISS T. — Pour ce que je m’en soucie. Je t’assure que je n’ai pas peur du capitaine Gadsby.

Comme preuve, elle pénètre dans le salon d’un grand pas masculin suivi de deux petits pas écourtés, ce qui produit l’effet d’un cheval rétif entrant. Elle manque LE CAPITAINE GADSBY, lequel est assis dans l’ombre du rideau, et elle jette tout alentour un regard désespéré.

LE CAPITAINE GADSBY (à part). — La pouliche, mâtin ! doit avoir pigé cette allure à l’étalon. (Haut, se levant.) Bonsoir, miss Threegan.

MISS T. (ayant conscience qu’elle rougit). — Bonsoir, capitaine Gadsby. Maman m’a chargée de vous dire qu’elle sera prête dans quelques minutes. Ne prendriez-vous pas du thé ? (A part.) J’espère que maman va se dépêcher. Qu’est-ce que je vais bien dire à ce grand animal-là ? (Haut et brusquement.) Du lait et du sucre ?

LE CAP. G. — Pas de sucre, me-erci, et fort peu de lait. Ha-hmmm.

MISS T. (à part). — S’il fait cela, je suis perdue. Je vais rire. Je sais que je vais rire !

LE CAP. G. (tirant sur sa moustache et la regardant de côté, au bas de son nez). — Ha-hmmm. (A part.) Me demande ce dont la petite bécasse peut parler. Faut risquer le coup cependant.

MISS T. (à part). — Oh ! mais, c’est une torture ! Il faut que je dise quelque chose.

TOUS LES DEUX ENSEMBLE. — Êtes-vous allé…

LE CAP. G. — Je vous demande pardon. Vous alliez dire…

MISS T. (qui est restée à regarder la moustache avec une fascination pleine de respect). — Ne prendriez-vous pas des œufs ?

LE CAP. G. (regardant d’un air effaré la table à thé). — Des œufs ! (A part.) Diable ! c’est l’heure où elle fait quelque dînette. Je suppose qu’on lui a essuyé la bouche pour me l’envoyer tandis que la mère est en train de mettre ses frusques. (Haut.) Non, merci.

MISS T. (pourpre de confusion). — Oh ! ce n’est pas cela que je voulais dire. Je ne pensais pas pour un instant à des mou — à des œufs. Je voulais dire du sel. Ne prendriez-vous pas du s… des bonbons ? (A part.) Il va me prendre pour une folle furieuse. Je voudrais bien que maman arrive.

LE CAP. G. (à part). — C’était bien une dînette, et elle en a honte. Mâtin, elle n’a pas l’air si mal, lorsqu’elle rougit comme cela. (Haut, en puisant lui-même dans l’assiette.) Avez-vous vu ces nouveaux chocolats chez Péliti ?

MISS T. — Non, j’ai fait ceux-ci moi-même. De quoi ont-ils l’air ?

LE CAP. G. — Ceux-ci !… -licieux. (A part.) Et c’est un fait.

MISS T. (à part). — Oh, zut ! il va croire que je suis en quête de compliments. (Haut.) Non, ceux de Péliti, naturellement.

LE CAP. G. (avec enthousiasme). — Pas à comparer avec ceux-ci. Comment les faites-vous ? Je ne peux arriver à ce que mon khansamah[1] comprenne la plus simple chose en dehors du mouton et du poulet.

[1] Cuisinier indigène.

MISS T. — Oui ? Je ne suis pas un khansamah, vous savez. Peut-être que vous lui faites peur. Il ne faut jamais faire peur à un domestique. Il perd la tête. C’est de très mauvaise politique.

LE CAP. G. — Il est d’une si effroyable bêtise.

MISS T. (se croisant les mains sur les genoux). — Il faudrait l’appeler tout tranquillement et lui dire : « O khansamah jee ! »

LE CAP. G. (commençant à s’intéresser). — Oui ! (A part.) Imaginez ce petit poids-léger disant : « O khansamah jee » à mon farouche Mir Khan !

MISS T. — Puis vous lui expliqueriez le dîner, plat par plat.

LE CAP. G. — Mais je ne sais pas parler le langage du pays.

MISS T. (d’un air protecteur). — Vous devriez passer l’examen des langues orientales et essayer.

LE CAP. G. — Je l’ai fait, mais il ne semble pas que j’en sois plus habile pour cela. Et vous ?

MISS T. — Je n’ai jamais passé l’examen. Mais le khansamah est très patient avec moi. Il ne se fâche pas quand je parle de topees (chapeaux) de mouton, alors que je veux dire des têtes, ou que je commande des maunds (tonnes) de grain, alors que je veux dire des livres.

LE CAP. G. (à part, avec une forte indignation). — Je voudrais voir Mir Khan se montrer grossier vis-à-vis de cette petite ! Allons, allons ! ne nous emballons pas. (Haut.) Et vous y entendez-vous aussi pour ce qui est des chevaux ?

MISS T. — Un peu… pas beaucoup. Je ne sais pas les médicamenter, mais je sais ce qu’il faut qu’ils mangent, et c’est moi qui suis chargée de l’écurie.

LE CAP. G. — Vraiment ! Vous pourriez m’aider, alors. Qu’est-ce qu’on doit donner à son saïs[2], dans les montagnes ? Mon brigand dit huit roupies parce que tout est si cher.

[2] Palefrenier.

MISS T. — Six roupies par mois, et une roupie de supplément à Simla… Ni plus ni moins. Et un coupeur d’herbe gagne six roupies, cela vaut mieux que d’acheter l’herbe au bazar.

LE CAP. G. (avec admiration). — Comment savez-vous ?

MISS T. — J’ai essayé l’un et l’autre.

LE CAP. G. — Vous montez donc beaucoup à cheval ? Je ne vous ai jamais vue sur le Mall ?

MISS T. (à part). — Je ne l’ai pas croisé plus de cinquante fois. (Haut.) Presque tous les jours.

LE CAP. G. — Sapristi ! Je ne savais pas cela. Ha-hmmm ! (Il tire sur sa moustache et reste silencieux l’espace de quarante secondes.)

MISS T. (éperdument, et se demandant ce qui va arriver). — Elle est très bien. A votre place je n’y toucherais pas. (A part.) C’est la faute à maman qui n’est pas venue plus tôt. Je vais être grossière !

LE CAP. G. (se bronzant sous le hâle, et ramenant sa main très promptement). — Hein ! Quo-oi ! Oh, oui ! Ha ! ha ! (Il rit d’un air gêné.) (A part.) Ah ! bien, elle en a un sacré toupet ! Je n’ai jamais encore vu une femme me dire cela. Ce doit être une mâtine, sans quoi… Ah ! cette dînette !

VOIX SORTANT DE L’INCONNU. — Tchk ! tchk ! tchk !

LE CAP. G. — Bonté divine ! Qu’est-ce que c’est que cela ?

MISS T. — Le chien, je crois. (A part.) Emma écoutait, et je ne le lui pardonnerai jamais !

LE CAP. G. (à part). — Ils n’ont pas de chien. (Haut.) On n’eût pas dit un chien, n’est-ce pas ?

MISS T. — Alors, ce devait être le chat. Allons dans la verandah. Quel délicieux après-midi !

Elle pénètre dans la verandah et regarde au loin dans les montagnes en plein soleil couchant. Le capitaine suit.

LE CAP. G. (à part). — Des yeux superbes ! Je m’étonne de ne les avoir jamais encore remarqués. (Haut.) Il doit y avoir un bal au palais vice-royal mercredi. Pouvez-vous me réserver une danse ?

MISS T. (brièvement). — Non ! Je n’ai pas besoin de vos danses par charité. Vous ne m’invitez que parce que maman vous a dit de le faire. Je saute et je bouscule. Vous le savez bien !

LE CAP. G. (à part). — C’est vrai, mais ce n’est pas aux petites filles à comprendre ces choses-là. (Haut.) Non, sur ma parole, je ne le sais pas. Vous dansez à merveille.

MISS T. — Alors pourquoi vous arrêtez-vous toujours après une demi-douzaine de tours ! Je croyais que dans l’armée les officiers ne contaient jamais de craques.

LE CAP. G. — Ce n’était pas une craque, croyez-moi. Je sollicite réellement le plaisir d’une danse avec vous.

MISS T. (avec malice). — Pourquoi ? Est-ce que maman ne veut plus danser avec vous ?

LE CAP. G. (plus vivement que ne le réclament les circonstances). — Je ne pensais pas à madame votre mère. (A part.) Petite poison, va !

MISS T. (regardant toujours par la fenêtre). — Hein ? Oh, je vous demande pardon. Je pensais à autre chose.

LE CAP. G. (à part). — Eh bien ! je me demande ce qu’elle va pouvoir dire encore. Je n’ai jamais vu une femme me traiter de la sorte. Autant être — le diable m’emporte, — autant être sous-lieutenant d’infanterie. (Haut.) Oh ! je vous en prie. Je n’en vaux pas la peine. Madame votre mère n’est-elle pas encore prête ?

MISS T. — Je pense que oui ; mais promettez-moi, capitaine Gadsby, que vous ne ferez plus faire deux fois de suite le tour du Jakko à ma pauvre chère maman. Cela la fatigue tant !

LE CAP. G. — Elle prétend qu’aucun exercice ne la fatigue.

MISS T. — Oui, mais elle souffre après. Vous ne savez pas, vous, ce que c’est que les rhumatismes, et vous ne devriez pas la retenir dehors si tard, quand il se met, le soir, à faire frais.

LE CAP. G. (à part). — Les rhumatismes ! Il me semblait aussi qu’elle descendait de cheval un peu tout d’une pièce. Huuuou ! On s’instruit tous les jours. (Haut.) Je suis fâché de l’apprendre. Elle ne m’en a pas parlé.

MISS T. (troublée). — Naturellement non. La pauvre chère maman ne l’eût pas fait. Et il ne faut pas non plus aller raconter que je vous l’ai dit. Promettez-moi que vous ne le répéterez pas. Oh, capitaine Gadsby, promettez-le-moi !

LE CAP. G. — Je suis muet, ou… je le serai dès que vous m’aurez accordé cette danse, et une autre… si vous voulez bien prendre la peine de penser une minute à moi.

MISS T. — Mais cela ne vous plaira pas le moins du monde. Vous le regretterez affreusement ensuite.

LE CAP. G. — Cela me plaira par-dessus toutes choses, et ce que je regretterai, ce sera de ne pas avoir obtenu davantage. (A part.) De par tous les diables, qu’est-ce donc que je me mets à dire ?

MISS T. — Fort bien. Ce sera vous-même que vous aurez à remercier si l’on vous écrase les pieds. Dirons-nous la septième ?

LE CAP. G. — Et la onzième. (A part.) Elle ne peut pas peser plus de cent livres, et même alors, elle a le pied ridiculement petit. (Il jette les yeux sur ses propres bottes de cheval.)

MISS T. — Elles reluisent superbement. Je peux presque me mirer dedans.

LE CAP. G. — Je me demandais s’il me faudrait me servir de béquilles pour le reste de mes jours au cas où vous me marcheriez sur les pieds.

MISS T. — Fort probablement. Pourquoi ne pas changer la onzième pour un quadrille ?

LE CAP. G. — Non, je vous en prie ! Il faut que ce soient deux valses. Ne voulez-vous pas les marquer ?

MISS T. — Je ne reçois pas tant d’invitations que je doive les embrouiller. Ce sera vous le coupable.

LE CAP. G. — Attendez pour voir ! (A part.) Elle ne danse pas parfaitement, peut-être, mais…

MISS T. — Votre thé doit être froid maintenant. En voulez-vous une autre tasse ?

LE CAP. G. — Non, merci. Ne trouvez-vous pas qu’il fait plus agréable dehors sous la verandah. (A part.) Je n’ai jamais vu encore de cheveux prendre cette couleur au soleil couchant. (Haut.) C’est comme un tableau de Dicksee.

MISS T. — Oui ! c’est un merveilleux coucher de soleil, n’est-ce pas ? (Crûment.) Mais qu’est-ce que vous savez, vous, des tableaux de Dicksee ?

LE CAP. G. — Je retourne en Angleterre de temps en temps. Et je n’étais pas sans connaître les musées. (Nerveusement.) Il ne faut pas croire que je ne suis qu’un Philistin à… moustache.

MISS T. — Je vous en prie ! Je vous en supplie ! Je suis si fâchée de ce que je vous ai dit tout à l’heure. J’ai été affreusement impolie. C’est parti sans y penser. Est-ce que vous ne connaissez pas la tentation que l’on a parfois de dire des choses horribles et offensantes pour le seul plaisir de les dire ! J’ai peur d’y avoir cédé.

LE CAP. G. (épiant la jeune fille qui rougit). — Je crois connaître ce sentiment-là. Ce serait terrible si nous y cédions tous, n’est-ce pas ? Par exemple, je pourrais dire…

PAUVRE CHÈRE MAMAN (entrant, amazone, chapeau d’homme et bottes). — Ah ! le capitaine Gadsby ! Fâchée de vous faire attendre. J’espère que vous ne vous êtes pas trop ennuyé. Ma petite fille vous a tenu conversation ?

MISS T. (à part). — Je ne regrette pas d’avoir parlé des rhumatismes. Non ! non ! Je ne regrette qu’une chose, c’est de n’avoir pas mentionné aussi les cors.

LE CAP. G. (à part). — Quelle honte ! Je me demande l’âge qu’elle a. Cela ne m’était pas encore venu à l’idée. (Haut.) Nous avons discuté « Shakespeare et les harmonicas »[3] dans la verandah.

[3] Goldsmith. Le Vicaire de Wakefield.

MISS T. (à part.) — Qu’il est gentil ! Il connaît cette citation. Ce n’est pas un Philistin à moustache. (Haut.) Au revoir, capitaine Gadsby. (A part.) En voilà une main, et quelle poigne ! Je ne crois pas que ce soit avec intention, mais il m’a rentré les bagues dans les doigts.

PAUVRE CHÈRE MAMAN. — Est-ce que Vermillon n’est pas encore là ? Oh, oui ! Capitaine Gadsby, ne trouvez-vous pas que la selle est trop en avant ? (Ils passent dans la verandah de devant.)

LE CAP. G. (à part). — Comment, diantre, saurais-je ce qu’elle préfère ? Elle m’a dit qu’elle raffolait des chevaux. (Haut.) Je crois que oui.

MISS T. (s’en venant dans la verandah de devant). — Oh ! ce Buldoo ! Il faut que je le lui dise. Il a raccourci la gourmette de deux anneaux, et c’est chose que Vermillon déteste. (Elle sort et va à la tête du cheval.)

LE CAP. G. — Laissez-moi faire cela.

MISS T. — Non. Vermillon me comprend. N’est-ce pas, vieux ? (Elle desserre adroitement la gourmette, et caresse le cheval aux narines et sous le cou.) Pauvre Vermillon ! Est-ce qu’on voulait lui couper son menton ? Là !

LE CAPITAINE GADSBY considère l’intermède avec une admiration non déguisée.

PAUVRE CHÈRE MAMAN (vertement à MISS T.). — Tu as, je pense, oublié ton hôte, ma chère amie.

MISS T. — Bonté divine ! Mais oui ! Adieu. (Elle bat promptement en retraite à l’intérieur.)

PAUVRE CHÈRE MAMAN (rassemblant les rênes dans des doigts empêchés par des gants trop étroits). — Capitaine Gadsby !

LE CAP. GADSBY se baisse et fait le marchepied. PAUVRE CHÈRE MAMAN tâtonne, stationne trop longtemps, et passe au travers.

LE CAP. G. (à part). — Je ne peux pas tenir en l’air cent soixante livres toute une éternité. Ce sont vos rhumatismes. (Haut.) Je ne peux croire que j’aie été si maladroit. (A part.) Si ç’avait été Petit-Poidsléger, elle se fût enlevée comme un oiseau.

Ils sortent à cheval du jardin. Le capitaine se laisse distancer.

LE CAP. G. (à part). — Comme cette amazone la pince sous les bras ! Peuh !

PAUVRE CHÈRE MAMAN (avec le sourire effacé de seize saisons, le pire pour l’échange). — Vous êtes terne, cet après-midi, capitaine Gadsby.

LE CAP. G. (éperonnant d’un air las). — Pourquoi m’avez-vous fait attendre si longtemps ?

Et cætera, et cætera, et cætera.

(UN INTERVALLE DE TROIS SEMAINES)

LA JEUNESSE DORÉE (assise sur les balustrades en face de l’hôtel de ville). — Hé, Gaddy ! Venez de promener la Gorgonzola ! Nous pensions tous que c’était à la Gorgone[4] que vous faisiez la cour.

[4] Dans la société anglo-indienne chacun reçoit un surnom.

LE CAP. G. (d’un ton foudroyant). — Espèce d’ourson ! Qu’est-ce que nom de D. cela peut bien vous faire ?

Il se lance, à l’adresse de la JEUNESSE DORÉE, dans tout un sermon sur la retenue et le savoir-vivre, lequel aplatit l’autre comme une lanterne vénitienne. Il s’éloigne courroucé.

(AUTRE NOUVEL INTERVALLE DE CINQ SEMAINES)

DÉCOR.Extérieur de la nouvelle bibliothèque de Simla par un soir de brouillard. MISS THREEGAN et MISS DEERCOURT se rencontrent au milieu des rickshaws. MISS T. porte un paquet de livres sous le bras gauche.

MISS D. (ton égal). — Eh bien ?

MISS T. (ton ascendant). — Eh bien ?

MISS D. (emprisonnant le bras gauche de son amie, enlevant tous les livres, plaçant les livres dans une rickshaw, revenant au bras, s’emparant de la main par le troisième doigt et cherchant). — Eh bien ! C’en est une vilaine fille ! Et tu ne m’en aurais pas soufflé mot !

MISS T. (modestement). — Il… il… il n’a parlé que hier dans l’après-midi.

MISS D. — Tous mes souhaits, ma chère. Et je vais être demoiselle d’honneur, n’est-ce pas ? Tu sais que tu l’as promis il y a si longtemps.

MISS T. — Cela va sans dire. Je te raconterai tout demain. (Elle entre dans la rickshaw.) Oh ! Emma !

MISS D. (avec un intense intérêt). — Oui, chère amie ?

MISS T. (piano). — C’est parfaitement vrai… à propos… de l’… œuf.

MISS D. — Quel œuf ?

MISS T. (pianissimo prestissimo). — L’œuf sans le sel. (Forte.) Chalo ghar ko jaldi, jhampani ![5]

[5] A la maison, jhampani.

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