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L'histoire des Gadsby

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LES TENTES DE CÉDAR

Only why should it be with stain at all,
Why must I, ’twixt the leaves of coronal
Put any kiss of pardon on thy brow ?
Why should the other women know so much,
And talk together « such the look and such
The smile he used to love with, then as now ! »

Any wife to any Husband[13].

[13] Robert Browning.

DÉCOR.Un dîner de Naini Tal de trente-quatre couverts. Argenterie, vins, vaisselle, et khitmatgars soigneusement calculés à l’échelle de 6.000 roupies par mois, le change en moins. La table divisée dans toute sa longueur par une haie de fleurs.

MRS. HERRIOTT (après que la conversation s’est élevée au diapason convenable). — Ah ! Je ne vous ai pas vu dans la cohue au salon. (Sotto voce.) Où avez-vous bien pu être tout ce temps-là, Pip ?

LE CAPITAINE GADSBY (se détournant de la dame dont il a reçu officiellement la charge et remuant les verres à vin du Rhin). — Bonsoir. (Sotto voce.) Pas tout à fait si haut une autre fois. Vous n’avez pas idée comme votre voix porte. (A part.) Voilà ce que c’est que d’avoir voulu esquiver l’explication écrite. Il va maintenant la falloir verbale. Charmante perspective ! Comment diable vais-je lui dire que je suis fiancé, membre respectable de la société, et que tout est fini entre nous.

MRS. H. — J’ai un gros compte à régler avec vous. Où étiez-vous, au concert Pop[14] de lundi ? Où étiez-vous mardi ? Où étiez-vous au tennis des Lamont ? Je cherchais partout.

[14] Concert populaire.

LE CAP. G. — Pour me voir ? Oh ! j’étais en vie quelque part, je suppose. (A part.) C’est pour Minnie, mais cela va être salement désagréable.

MRS. H. — Ai-je fait quelque chose pour vous offenser ? Si oui, cela n’a jamais été mon intention. Je ne pouvais m’abstenir d’aller faire une promenade à cheval avec ce Vaynor. C’était promis une semaine avant que vous n’arriviez.

LE CAP. G. — J’ignorais…

MRS. H. — Cela l’était vraiment.

LE CAP. G. — Quoi que ce soit à ce sujet, voilà ce que je veux dire.

MRS. H. — Qu’est-ce que vous avez aujourd’hui ? Tous ces jours-ci ? Il y a quatre grands jours, presque cent heures, que vous n’avez été près de moi. Est-ce gentil à vous, Pip ? Et j’ai tant attendu votre arrivée !

LE CAP. G. — Vraiment ?

MRS. H. — Vous le savez bien ! J’ai été aussi sotte à ce propos qu’une pensionnaire. J’ai fait un petit calendrier que j’ai mis dans mon porte-cartes, et chaque fois que le canon de midi partait, j’effaçais une ligne et disais : « cela me rapproche de Pip. Mon Pip ! »

LE CAP. G. (avec un rire contraint). — Que va penser Mackler si vous le négligez pareillement.

MRS. H. — Et cela ne vous a pas rapproché. Vous paraissez beaucoup plus loin que jamais. Avez-vous quelque raison de bouder ? Je connais votre caractère.

LE CAP. G. — Non.

MRS. H. — Suis-je donc devenue vieille dans ces quelques derniers mois ? (Elle étend la main vers la haie de fleurs pour prendre le menu.)

VOISIN DE GAUCHE. — Permettez-moi. (Il tend le menu. MRS. H. reste le bras étendu l’espace de trois secondes.)

MRS. H. (au voisin, son cavalier). — Oh ! merci, je ne voyais pas. (Elle se retourne à droite.) — Y a-t-il en moi quelque chose de changé ?

LE CAP. G. — De grâce occupez-vous de dîner ! Il faut manger quelque chose. Essayez une de ces façons de côtelettes. (A part.) Et je m’imaginais qu’elle avait de belles épaules, au beau temps jadis ! Quel âne on peut faire de soi !

MRS. H. (se servant une manchette de papier, sept pois, quelques carottes découpées à l’emporte-pièce et une cuillerée de sauce). — Ce n’est pas une réponse. Dites-moi si j’ai fait quelque chose.

LE CAP. G. (à part). — Si l’on n’en finit pas ici, il y aura quelque scène diabolique ailleurs. Si seulement j’avais écrit et que j’eusse accepté la bataille… à longue portée ! (Au khitmatgar.) Han ! Simpkin do[15]. (Haut.) Je vous raconterai cela plus tard.

[15] Oui, du champagne.

MRS. H. — Racontez-le-moi tout de suite. Ce doit être quelque ridicule malentendu, et vous savez qu’il ne devait rien arriver de la sorte entre nous. Nous, moins que personne ne pouvons nous le permettre. C’est ce Vaynor et vous ne voulez pas le dire ? Sur mon honneur…

LE CAP. G. — Je n’ai jamais pensé un instant à ce Vaynor.

MRS. H. — Mais comment savez-vous que moi, je n’y ai pas pensé ?

LE CAP. G. (à part). — Voici l’occasion et puisse le diable me la faire prendre aux cheveux. (Haut et d’un ton mesuré.) Croyez-moi, peu m’importe que vous pensiez plus ou moins souvent à ce Vaynor, ni que vous y pensiez d’une façon plus ou moins tendre.

MRS. H. — Je me demande si c’est bien ce que vous voulez dire… Oh ! qu’est-ce que cela rapporte de se chamailler et de prétendre ne pas se comprendre quand vous n’êtes ici en haut que pour si peu de temps. Pip, ne faites pas la bête !

Suit une pause, pendant laquelle il croise sa jambe gauche par-dessus la droite et continue son dîner.

LE CAP. G. (en réponse à l’orage qui s’amasse dans les yeux de MRS. H.). — Oh là là, mes cors… C’est mon plus sensible.

MRS. H. — Ma parole, vous êtes l’homme le plus grossier de la terre ! Jamais plus je ne recommencerai.

LE CAP. G. (à part). — Non, je ne crois pas que vous recommenciez ; mais je me demande ce que vous ferez avant que tout soit fini. (Au khitmatgar.) Thorah ur Simpkin do[16].

[16] Donnez-moi du champagne.

MRS. H. — Eh bien ! vous n’avez pas même la politesse de vous excuser, vilain homme ?

LE CAP. G. (à part). — Ce n’est pas la peine de lâcher pied maintenant. Fiez-vous à une femme pour être aveugle comme une taupe lorsqu’elle ne veut pas voir.

MRS. H. — J’attends. Ou vous sied-il que je dicte une formule d’excuse ?

LE CAP. G. (en désespéré). — Parfaitement, dictez.

MRS. H. (gaîment). — Fort bien. Répétez tous vos noms de baptême après moi et continuez : « Professe mon sincère repentir… »

LE CAP. G. — « Sincère repentir… »

MRS. H. — « Pour m’être conduit… »

LE CAP. G. (à part). — Enfin ! Si seulement elle voulait regarder ailleurs. (Haut.) « Pour m’être conduit »… comme je me suis conduit, et déclare que je suis à fond et franchement malade de toute cette histoire, et saisis cette occasion de faire connaître clairement mon intention d’y mettre fin, maintenant, désormais, et pour toujours. (A part.) Si quelqu’un m’eût dit que je jouerais jamais ce rôle de mufle !…

MRS. H. (versant une cuillerée de pommes de terre paille dans son assiette). — Ce n’est pas une belle plaisanterie.

LE CAP. G. — Non, c’est une réalité. (A part.) Je me demande si les catastrophes de ce genre sont toujours aussi brutales.

MRS. H. — En vérité, Pip, vous devenez plus drôle de jour en jour.

LE CAP. G. — Je crois que vous ne me comprenez pas bien. Faut-il le répéter ?

MRS. H. — Non ! par pitié, ne faites pas cela. C’est trop terrible, même pour rire.

LE CAP. G. (à part). — Je vais la laisser y réfléchir pendant un moment. Mais je mériterais la cravache.

MRS. H. — Je veux savoir ce qu’il y avait au fond de ce que vous venez de me dire.

LE CAP. G. — Exactement ce que j’ai dit. Rien de moins.

MRS. H. — Mais qu’est-ce que j’ai fait pour le mériter ? Qu’est-ce que j’ai donc fait ?

LE CAP. G. (à part). — Si seulement elle voulait bien ne pas me regarder. (Haut et très lentement, les yeux sur son assiette.) Vous rappelez-vous ce soir de juillet, avant que les pluies éclatent, où vous me disiez que la fin arriverait forcément tôt ou tard… et où vous vous demandiez pour lequel de nous elle arriverait le premier ?

MRS. H. — Oui, c’était seulement pour rire. Et vous jurâtes que, aussi longtemps qu’il vous resterait un souffle dans la poitrine, jamais elle n’arriverait. Et je vous crus.

LE CAP. G. (jouant avec le menu). — Eh bien, elle est arrivée. Voilà tout.

Une longue pause durant laquelle MRS. H. tient la tête courbée et roule son pain viennois en petites boulettes. G. regarde les lauriers roses.

MRS. H. (rejetant la tête en arrière et riant d’un rire naturel). — On nous dresse bien, nous autres femmes, n’est-ce pas, Pip ?

LE CAP. G. (brutalement, en touchant son bouton de chemise). — Pour ce qui est de savoir porter le masque. (A part.) Ce n’est pas dans sa nature de prendre les choses tranquillement. Il faudra bien qu’il y ait une explosion.

MRS. H. (avec un frisson). — Merci. Ma-ais les Peaux-Rouges eux-mêmes laissent, je crois, les gens se tortiller pendant qu’on les torture. (Elle tire son éventail de sa ceinture et s’évente lentement, le bord de l’éventail au niveau du menton.)

VOISIN DE GAUCHE. — Très lourd, ce soir, n’est-ce pas ? Cela vous incommode ?

MRS. H. — Oh non, pas le moins du monde. Mais on devrait avoir vraiment des punkahs, même dans votre frais Naini Tal, ne trouvez-vous pas ? (Elle se retourne en laissant retomber son éventail et en levant les sourcils.)

LE CAP. G. — Cela va-t-il mieux ? (A part.) Voici venir l’orage !

MRS. H. (les yeux sur la nappe, l’éventail tout prêt dans la main droite). — Cela fut fort habilement conduit, Pip, et je vous félicite. Vous aviez juré — vous ne vous contentiez jamais de dire simplement les choses — vous aviez juré que, autant qu’il serait en votre pouvoir, vous rendriez aimable pour moi ma triste existence. Et vous m’avez refusé la consolation de pouvoir pleurer. Moi, je l’eusse fait… certes, je l’eusse fait. C’est à peine si une femme eût pensé à ce raffinement, mon prévenant, prudent ami. (L’éventail au niveau du menton, comme plus haut.) Vous vous êtes, en outre, expliqué avec une telle tendresse, une telle véracité ! Vous n’avez pas prononcé, pas écrit un mot d’avertissement, et vous m’avez laissée croire en vous jusqu’à la dernière minute. Vous n’avez pas encore condescendu à me donner la raison. Une femme n’eût pu conduire l’affaire la moitié aussi bien. Est-ce qu’il y a beaucoup d’hommes comme vous dans le monde ?

LE CAP. G. — Pour sûr, je n’en sais rien. (Au khitmatgar.) Eh là ! Simpkin do.

MRS. H. — Vous vous dites un homme du monde, n’est-ce pas ? Est-ce que les hommes du monde se conduisent comme des tortionnaires lorsqu’ils font à une femme l’honneur d’être fatigués d’elle ?

LE CAP. G. — Pour sûr, je n’en sais rien. Ne parlez pas si haut !

MRS. H. — Conservons la correction, ô Seigneur, quoi qu’il arrive. N’ayez pas peur que je vous compromette. Vous avez trop bien choisi votre terrain, et j’ai été convenablement élevée. (Baissant son éventail.) N’avez-vous pas de pitié, Pip, si ce n’est pour vous-même ?

LE CAP. G. — Ne serait-il pas quelque peu impertinent de ma part de dire que je suis fâché pour vous ?

MRS. H. — Je crois que vous l’avez déjà dit une ou deux fois. Vous devenez très soucieux de mes sentiments. Mon Dieu, Pip, j’étais jadis une honnête femme ! Vous le disiez. Vous m’avez faite ce que je suis. Qu’allez-vous faire de moi ? Qu’allez-vous faire de moi ? Vous ne voulez pas même dire que vous êtes fâché ? (Elle se sert des asperges glacées.)

LE CAP. G. — Je suis fâché pour vous, s’il vous faut la pitié d’une brute comme moi. Je suis horriblement fâché pour vous.

MRS. H. — Quelque peu bénin pour un homme du monde. Pensez-vous vous sauver par cet aveu ?

LE CAP. G. — Que puis-je faire ? Je ne peux que vous dire ce que je pense de moi-même. Vous ne pouvez en penser pire ?

MRS. H. — Oh ! oui, je le peux. Et maintenant, voulez-vous me dire la raison de tout cela ? Du remords ? Bayard a-t-il été soudain frappé de scrupule.

LE CAP. G. (avec colère, les yeux toujours baissés). — Non ! La chose a pris fin de mon côté. C’est tout. Mafisch !

MRS. H. — « C’est tout. Mafisch ! » Comme si j’étais un interprète arabe. Vous faisiez jadis de plus jolis discours. Vous rappelez-vous lorsque vous disiez ?…

LE CAP. G. — Pour l’amour du ciel, ne revenez plus là-dessus. Appelez-moi tout ce que vous voudrez et je l’admettrai…

MRS. H. — Mais vous ne tenez pas à ce qu’on vous remette en mémoire les vieux mensonges. Si je pouvais espérer vous faire la dixième partie du mal que vous m’avez fait ce soir… Non… Je ne le voudrais pas… je ne pourrais pas le faire… quelque menteur que vous soyez.

LE CAP. G. — J’ai dit la vérité.

MRS. H. — Mon cher monsieur, vous vous flattez. Vous avez menti au sujet du motif. Pip, rappelez-vous que je vous connais comme vous ne vous connaissez pas vous-même. Vous avez été tout pour moi, quoique vous soyez… (Même jeu d’éventail.) Oh ! comme tout cela est méprisable ! Ainsi, vous êtes tout simplement fatigué de moi ?

LE CAP. G. — Puisque vous insistez pour que je le répète… Oui.

MRS. H. — Mensonge numéro un. Que ne suis-je en possession d’un mot plus cru ! Mensonge semble si insuffisant dans votre cas. Le feu vient de s’éteindre et il n’y en a pas un nouveau ? Réfléchissez une minute, Pip, si vous ne voulez pas que je vous méprise plus que je ne fais. Simplement Mafisch, alors ?

LE CAP. G. — Oui. (A part.) Je crois le mériter.

MRS. H. — Mensonge numéro deux. Avant que le prochain verre ne vous étrangle, dites-moi son nom.

LE CAP. G. (à part). — Je lui revaudrai cela, de faire intervenir Minnie dans l’affaire ! (Haut.) Est-ce vraisemblable ?

MRS. H.Fort vraisemblable si vous pensiez que cela flatterait votre vanité. Vous crieriez mon nom sur les toits pour faire se retourner les gens.

LE CAP. G. — Que ne l’ai-je fait ! Cela eût mis fin à cette affaire.

MRS. H. — Oh ! non, cela n’eût mis fin à rien du tout… Ainsi, monsieur allait devenir vertueux et blasé, n’est-ce pas ? Venir me dire : « J’ai assez de vous. L’incident est clo-os. » Je devrais être fière d’avoir gardé un homme pareil si longtemps.

LE CAP. G. (à part). — Il ne me reste qu’à prier pour que le dîner finisse. (Haut.) Vous savez ce que je pense de moi-même.

MRS. H. — Comme c’est la seule personne du monde à laquelle jamais vous pensiez, et comme je vous connais jusqu’au fond de l’âme, oui, je le sais. Vous voulez qu’on n’en parle plus et… Oh ! je ne peux pas vous en empêcher ! Et vous allez — pensez-y, Pip — me mettre au rancart pour une autre femme. Et vous aviez juré que toutes les autres femmes étaient… Pip, mon Pip ! Elle ne peut se soucier de vous comme je fais. Croyez-moi, elle ne le peut ! Est-ce quelqu’un que je connais ?

LE CAP. G. — Dieu merci, non ! (A part.) Je m’attendais à un cyclone, mais pas à un tremblement de terre.

MRS. H. — Elle ne le peut ! Y a-t-il quelque chose que je ne ferais pas pour vous… ou que je n’aie fait ? Et penser que je me donne ce mal à votre sujet, sachant ce que vous êtes ! M’en méprisez-vous ?

LE CAP. G. (se passant la serviette sur la bouche pour dissimuler un sourire). — Encore ? C’est entièrement une œuvre de charité de votre part.

MRS. H. — Ahhh ! Mais je n’ai aucun droit à me formaliser… Est-elle mieux que moi ? Qui est-ce qui disait…?

LE CAP. G. — Non… pas cela !

MRS. H. — Je serai plus compatissante que vous. Ne savez-vous pas que toutes les femmes sont pareilles ?

LE CAP. G. (à part). — Alors, il s’agit de l’exception qui prouve la règle.

MRS. H.Toutes ! Je vous dirai n’importe ce que vous voulez. Je vous le dirai, sur ma parole ! Ce qu’il leur faut, c’est uniquement l’admiration… du premier venu — peu importe qui — du premier venu ! Mais il est toujours un homme dont elles se soucient plus que de personne au monde, et auquel elles sacrifieraient tous les autres. Oh ! écoutez bien ! J’ai laissé ce Vaynor trotter derrière moi comme un caniche, et il se croit le seul homme auquel je m’intéresse. Je vais vous raconter ce qu’il m’a dit.

LE CAP. G. — Épargnez-le. (A part.) Je me demande quelle est sa version, à ce Vaynor.

MRS. H. — Pendant tout le dîner il a attendu que je le regarde. Le regarderai-je, pour que vous puissiez voir l’air idiot qu’il va prendre ?

LE CAP. G. — Mais qu’importe l’entrée en scène de ce monsieur ?

MRS. H. — Regardez ! (Elle adresse un coup d’œil audit Vaynor, lequel essaye vainement de concilier une bouchée de pudding à la glace, un sourire de satisfaction personnelle, un regard de dévotion intense et la solidité d’une contenance britannique à une table de dîner.)

LE CAP. G. (judicieusement). — Il n’a pas l’air joli. Pourquoi n’avez-vous pas attendu que la cuiller lui soit sortie de la bouche ?

MRS. H. — Pour vous amuser. Elle vous donnera en spectacle comme j’ai fait pour lui ; et les gens riront de vous. Oh, Pip, ne le voyez-vous pas ? C’est aussi clair que le soleil en plein midi. On vous fera trotter de côté et d’autre et on vous contera des mensonges, on fera de vous un objet de risée comme les autres. Je n’ai jamais, moi, fait de vous un objet de risée, n’est-ce pas ?

LE CAP. G. (à part). — L’intelligente petite femme !

MRS. H. — Eh bien, qu’avez-vous à dire ?

LE CAP. G. — Je me sens mieux.

MRS. H. — Oui, je le suppose, maintenant que me voici descendue à votre niveau. Je n’aurais jamais pu le faire si je ne vous aimais pas autant. J’ai dit la vérité.

LE CAP. G. — Cela ne change en rien la situation.

MRS. H. (avec emportement). — Alors, elle a dit qu’elle vous aimait ! Ne la croyez pas, Pip. C’est un mensonge… aussi vilain que le vôtre à mon égard !

LE CAP. G. — Ffffixe ! J’ai idée qu’un de vos amis vous regarde.

MRS. H. — Lui ! Je le hais. C’est lui qui vous a présenté à moi.

LE CAP. G. (à part). — Et il y a des gens pour vouloir que les femmes aident à confectionner les lois ! Une présentation impliquer tout le reste ! (Haut.) Mais, vous comprenez, si vous pouvez faire remonter vos souvenirs jusque-là, il ne m’était guère possible, en toute politesse, de refuser l’offre.

MRS. H. — En toute politesse ! Nous sommes allés plus loin que cela !

LE CAP. G. (à part). — Vieux terrain veut dire nouvel ennui. (Haut.) Sur mon honneur…

MRS. H. — Votre quoi ? Ha, ha !

LE CAP. G. — Déshonneur, alors. Elle n’est pas ce que vous imaginez. Je voulais…

MRS. H. — Ne me parlez pas d’elle ! Elle ne saurait vous aimer, et lorsque vous reviendrez, après vous être donné en spectacle, vous me trouverez occupée de…

LE CAP. G. (insolemment). — Vous ne pourriez pas tant que je suis vivant. (A part.) Si cela n’appelle pas son orgueil à la rescousse, rien ne le fera.

MRS. H. (se redressant). — Je ne pourrais pas ? Moi ? (S’adoucissant.) Vous avez raison. Je ne crois pas que je le pourrais… malgré tout ce que vous êtes… un lâche et un menteur jusque dans la moelle.

LE CAP. G. — Cela ne blesse pas autant après votre petit cours… avec démonstrations.

MRS. H. — Une montagne de vanité ! Rien ne vous touchera-t-il donc jamais en cette vie ? Il doit y avoir une Vie Future quand ce ne serait que pour le bénéfice de… Mais vous ne la partagerez avec personne.

LE CAP. G. (par-dessous ses sourcils). — En êtes-vous si certaine ?

MRS. H. — J’aurai eu mon enfer en cette vie, et je l’aurai bien mérité.

LE CAP. G. — Mais l’admiration sur laquelle vous insistiez si fort, il y a un instant ? (A part.) Oh ! quelle brute je fais !

MRS. H. (d’un ton farouche). — Cela me consolera-t-il de la connaissance que j’aurai que vous allez à elle avec les mêmes mots, les mêmes arguments, et les… les mêmes noms d’amitié que ceux dont vous vous êtes servi pour moi ? Et si elle vous aime, vous rirez tous deux de mon histoire. Serait-ce un châtiment assez lourd même pour moi… même pour moi ?… Et tout cela pour rien. Autre châtiment !

LE CAP. G. (faiblement). — Oh, allons ! Je ne suis pas aussi bas que vous pensez.

MRS. H. — Pas en ce moment, peut-être, mais vous le serez. Oh ! Pip, au cas où une femme flatterait votre vanité, il n’y a rien sur terre que vous ne lui racontiez ; et pas de bassesse à quoi vous ne descendiez. Vous ai-je connu si longtemps pour ne pas le savoir ?

LE CAP. G. — Si vous ne pouvez avoir confiance en moi pour rien autre — et je ne vois pas après tout pourquoi on aurait confiance en moi — vous pouvez compter que je saurai me taire.

MRS. H. — Si vous démentiez tout ce que vous m’avez dit ce soir et déclariez que tout cela n’était que pour plaisanter (une longue pause), j’aurais confiance en vous. Pas autrement. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas lui dire mon nom. Je vous en prie, ne le lui dites pas. Un homme pourrait oublier ; une femme, jamais. (Elle lève les yeux au-dessus de la table et voit la maîtresse de maison qui commence à rassembler les regards.) Ainsi, tout est fini, sans qu’il y ait de ma faute… Ne me suis-je pas admirablement conduite ! J’ai accepté votre congé, et vous l’avez cuisiné aussi cruel possible, et je vous ai fait respecter mon sexe, n’est-ce pas ? (Arrangeant ses gants et son éventail.) Je prie seulement pour qu’elle vous connaisse un jour comme je vous connais à présent. Je ne voudrais pas, alors, être à votre place, car je crois que vous vous trouverez atteint jusque dans votre vanité. J’espère qu’elle vous rendra l’humiliation que vous m’avez causée. Je l’espère… Non. Je ne l’espère pas. Je ne peux pas renoncer à vous ! Il me faut quelque chose à espérer, sans quoi je deviendrai folle. Quand tout cela sera fini, revenez-moi, revenez-moi, et vous vous apercevrez que vous êtes toujours mon Pip !

LE CAP. G. (très clairement). — Mal joué, et cela vous coûte cher. C’est une jeune fille !

MRS. H. (se levant). — Alors, c’était vrai ! On disait… mais je ne voudrais pas vous insulter en vous questionnant. Une jeune fille ! Il n’y a pas longtemps que j’étais une jeune fille. Soyez-lui bon, Pip. C’est possible qu’elle croie en vous.

Elle sort avec un sourire incertain. Il la regarde par la porte, et se rassoit sur une chaise, tandis que les hommes se redistribuent.

LE CAP. G — Maintenant, s’il est une Force qui veille sur ce monde, voudra-t-elle avoir la bonté de me dire ce que j’ai fait ? (Étendant le bras vers le vin de Bordeaux, et presque à haute voix.) Qu’ai-je fait ?

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