← Retour

L'histoire des Gadsby

16px
100%

LA VALLÉE DE L’OMBRE

Connaissant le Bien et le Mal.

DÉCOR.Le bungalow des Gadsby dans les plaines, en juin. Des coolies de punkah endormis dans la verandah que LE CAP. GADSBY arpente de haut en bas. Charrette du DOCTEUR sous le porche. LE SOUS-AUMÔNIER erre de côté et d’autre partout et avec inquiétude dans la maison. Trois heures quarante du matin. 34° de chaleur dans la verandah.

LE DOCTEUR (s’en venant dans la verandah et touchant G. à l’épaule). — Vous feriez bien de rentrer la voir en ce moment.

LE CAP. G. (la couleur de la cendre d’un bon cigare). — Hein, quo-oi ? Oh ! oui, sans doute. Qu’est-ce que vous disiez ?

LE DOCTEUR (syllabe par syllabe). — Al — lez… dans… la… chambre… la… voir. Elle veut vous parler. (A part, d’un air bourru.) Ensuite ce sera lui que j’aurai sur les bras.

LE SOUS-AUMÔNIER (dans la salle à manger à moitié éclairée). — Est-ce qu’il n’y a pas ?…

LE DOCTEUR (d’un air farouche). — Chut, petit insensé.

LE SOUS-AUMÔNIER. — Laissez-moi faire mon affaire. Gadsby, arrêtez une minute !

Il entreprend de suivre G.

LE DOCTEUR. — Attendez qu’elle vous envoie chercher au moins… au moins. Malheureux, il va vous tuer si vous entrez là ! Pourquoi le tracassez-vous comme cela ?

LE SOUS-AUMÔNIER (s’en venant dans la verandah). — Je lui ai donné un grog bien corsé. Il en a besoin. Vous l’avez oublié durant les dix heures qui viennent de s’écouler, et… vous vous êtes oublié vous-même aussi.

G. pénètre dans la chambre à coucher, laquelle est éclairée par une veilleuse. Sur le plancher une ayah fait semblant de dormir.

UNE VOIX (du lit). — Tout le long de la rue… en voilà des feux de joie ! Ayah, allez les éteindre ! (Semblant en appeler à témoin ceux qui écoutent.) Comment pouvoir dormir avec une remise de décorations dans ma chambre ? Non… pas une remise de décorations. Quelque chose autre. Qu’est-ce que c’était ?

LE CAP. G. (tâchant de se rendre maître de sa voix). — Minnie, je suis ici. (Se penchant sur le lit.) Ne me reconnaissez-vous pas, Minnie ? C’est moi… c’est Phil… c’est votre mari.

LA VOIX (machinalement). — C’est moi… c’est Phil… c’est votre mari.

LE CAP. G. — Elle ne me reconnaît pas ! C’est votre mari à vous, chérie.

LA VOIX. — Votre mari à vous, chérie.

L’AYAH (sous le coup d’une inspiration). — Memsahib comprendre tout ce que moi dire.

LE CAP. G. — Fais-moi comprendre d’elle, alors… vite !

L’AYAH (la main sur le front de Mrs. G.). — Memsahib ! Capitaine Sahib ici.

LA VOIX.Salaam do[25]. (Avec humeur.) Je sais que je ne suis pas présentable.

[25] Salue-le.

L’AYAH (à part, à G.). — Dites « bonjour », comme à déjeuner.

LE CAP. G. — Bonjour, petite femme. Comment allons-nous aujourd’hui ?

LA VOIX. — C’est Phil. Pauvre vieux Phil ! (D’un ton acerbe.) Phil, espèce de bête, je ne peux pas vous voir. Venez plus près.

LE CAP. G. — Minnie, Minnie ! C’est moi… Vous me reconnaissez ?

LA VOIX (d’un ton moqueur). — Sans doute, que je vous reconnais. Qui ne reconnaîtrait l’homme qui s’est montré si cruel pour sa femme… presque la seule qu’il ait jamais eue ?

LE CAP. G. — Oui, chère amie. Oui… sans doute, sans doute. Mais ne voulez-vous pas lui parler ? Il voudrait tant vous parler !

LA VOIX. — Jamais ils ne le laisseront entrer. Le docteur l’empêcherait, même s’il était dans la maison. Il ne viendra jamais. (D’un ton désespéré.) Oh ! Judas ! Judas ! Judas !

LE CAP. G. (étendant les bras). — Ils l’ont laissé entrer, et il a toujours été dans la maison. Oh ! mon amour… est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?

LA VOIX (chantonnant). — « Et il arriva à l’onzième heure que cette pauvre âme se repentit. » Elle frappa aux portes, mais elles étaient fermées… serrées comme un emplâtre… un grand emplâtre tout brûlant. Ils ont collé notre certificat de mariage tout en travers de la porte, et elle était en fer chauffé à blanc… Vraiment les gens devraient faire plus attention, vous savez.

LE CAP. G. — Que faire ? (Il la prend dans ses bras.) Minnie ! parlez-moi… à Phil.

LA VOIX. — Que vais-je dire ? Oh ! dites-moi ce qu’il faut dire avant qu’il soit trop tard ! Ils s’en vont tous et je ne peux rien dire.

LE CAP. G. — Dites que vous me reconnaissez ! Dites seulement que vous me reconnaissez !

LE DOCTEUR (qui est entré sans bruit). — Par pitié, ne prenez pas la chose trop à cœur, Gadsby ! Cela se produit quelquefois. Ils ne vous reconnaissent pas. Ils disent toutes sortes de choses bizarres… comprenez-vous ?

LE CAP. G. — Oui, oui ! Allez-vous-en maintenant, elle va me reconnaître ; vous l’ennuyez. Il le faut… N’est-ce pas qu’il le faut ?

LE DOCTEUR. — Elle le fera avant… Me permettez-vous d’essayer…?

LE CAP. G. — Tout ce que vous voulez, pourvu qu’elle me reconnaisse. Ce n’est qu’une question d’… heures, n’est-ce pas ?

LE DOCTEUR (sur le ton professionnel). — Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, vous savez. Mais ne comptez pas dessus.

LE CAP. G. — Je ne compte sur rien. Rappelez-la à elle si c’est possible. (A part.) Qu’ai-je fait pour mériter cela ?

LE DOCTEUR (se penchant sur le lit). — Voyons, Mrs. Gadsby ! Nous serons guérie demain. Il faut le prendre, sans quoi je ne laisserai pas Phil vous voir. Ce n’est pas mauvais, n’est-ce pas ?

LA VOIX. — Des médecines ! Toujours des médecines ! Ne pouvez-vous pas me laisser tranquille ?

LE CAP. G. — Oh ! laissez-la en paix, docteur !

LE DOCTEUR (se retirant en arrière — à part). — Dieu me pardonne si j’ai mal fait. (Haut.) Dans quelques instants elle devrait revenir à elle ; mais je n’ose vous dire de vous attendre à quoi que ce soit. C’est seulement…

LE CAP. G. — Quo-oi ? Continuez donc.

LE DOCTEUR (tout bas). — Une façon de hâter le dernier effort.

LE CAP. G. — Alors, laissez-nous seuls.

LE DOCTEUR. — Ne vous occupez pas de ce qu’elle dira pour commencer, si vous pouvez. Ils… ils… ils se retournent quelquefois, en cet état-là, contre ceux qu’ils aiment le plus… C’est dur, mais…

LE CAP. G. — Est-ce moi son mari, ou est-ce vous ? Laissez-nous seuls pour ce que nous avons de temps à rester ensemble.

LA VOIX (confidentiellement). — Et nous avons été fiancés de la façon la plus soudaine, Emma. Je t’assure que je n’y ai jamais pensé un seul moment ; mais, pauvre de moi !… je ne sais pas ce que j’aurais fait s’il ne s’était pas proposé.

LE CAP. G. — Elle pense à la petite Deercourt avant de penser à moi. (Haut.) Minnie !

LA VOIX. — Pas dans les boutiques, chère maman. Vous pouvez faire venir les feuilles naturelles de Kaintu, et (riant faiblement) ne vous occupez pas des fleurs… La soie blanc mat ne convient qu’aux veuves, et je ne veux pas en porter. Cela ressemble à un suaire.

Une longue pause.

LE CAP. G. — Je n’ai jamais encore demandé de faveur. S’il est quelqu’un qui m’écoute, qu’elle me reconnaisse… quand je devrais, moi aussi, mourir !

LA VOIX (très faiblement). — Pip, mon cher Pip.

LE CAP. G. — Je suis ici, chérie.

LA VOIX. — Qu’est-ce qui est arrivé ? Ils m’ont tellement ennuyée avec les médecines et un tas de choses, et ils ne voulaient pas vous laisser venir me voir. Je n’avais jamais encore été malade. Est-ce que je suis malade en ce moment ?

LE CAP. G. — Vous… vous n’êtes pas très bien.

LA VOIX. — Comme c’est drôle ! Est-ce qu’il y a longtemps que je suis malade ?

LE CAP. G. — Quelques jours ; mais vous n’allez pas tarder à vous remettre.

LA VOIX. — Croyez-vous, Pip ? Je ne me sens pas bien et… Oh ! qu’est-ce qu’on a fait à mes cheveux ?

LE CAP. G. — Je ne… ne… ne sais pas.

LA VOIX. — On les a coupés. Si c’est possible !

LE CAP. G. — C’était sans doute pour vous tenir la tête plus fraîche.

LA VOIX. — Absolument une perruque de gamin. J’ai l’air affreuse, hein ?

LE CAP. G. — Vous n’avez jamais paru plus jolie de votre vie, ma chère amie. (A part.) Comment vais-je lui demander de me dire adieu ?

LA VOIX. — Je ne me sens pas jolie. Je me sens très malade. Mon cœur ne marche pas. C’est presque mort à l’intérieur de moi, et j’éprouve quelque chose de drôle dans les yeux. Tout me semble à la même distance… vous, l’armoire, la table… à l’intérieur de mes yeux ou à des milles de distance. Qu’est-ce que cela veut dire, Pip ?

LE CAP. G. — Vous êtes un peu fiévreuse, chérie… très fiévreuse. (Défaillant.) Mon amour ! mon amour ! Comment vous laisser aller ?

LA VOIX. — C’est ce que je pensais. Pourquoi n’avoir pas commencé par le dire ?

LE CAP. G. — Quoi ?

LA VOIX. — Que je vais… mourir.

LE CAP. G. — Mais, vous n’allez pas mourir ! Vous ne mourrez pas !

L’AYAH (au coolie de punkah, pénétrant dans la verandah après un coup d’œil au lit). — Punkah chor do ![26]

[26] Cesse de tirer le punkah.

LA VOIX. — C’est dur, Pip. Si, si dur après une année… rien qu’une année. (Gémissant.) Et je n’ai que vingt ans. La plupart des jeunes filles ne sont même pas mariées, à vingt ans. Ne peut-on rien faire pour me tirer de là ? Je ne veux pas mourir.

LE CAP. G. — Chut, ma chère amie. Vous ne mourrez pas.

LA VOIX. — Quel besoin de parler ? Secourez-moi ! Vous ne m’avez jamais encore fait défaut. Oh ! Phil, aidez-moi à rester en vie. (Fiévreusement.) Je ne crois pas que vous vouliez que je vive. Vous n’avez pas été triste le moins du monde quand cette horreur de bébé est mort. J’aurais voulu le tuer !

LE CAP. G. (se passant la main sur le front). — On n’est pas fait pour supporter de pareilles choses… ce n’est pas permis. (Haut.) Minnie, amour, je mourrais pour vous si cela pouvait vous secourir.

LA VOIX. — Ne parlons plus de mort. Il y en a déjà assez comme cela. Pip, n’allez pas, vous, mourir aussi.

LE CAP. G. — Si seulement j’osais.

LA VOIX. — Il dit : « Jusqu’à ce que la mort nous sépare. » Rien après… et du reste cela ne servirait à rien. Cela s’arrête à la mort. Pourquoi cela s’arrête-t-il là ? Et une vie si courte, encore. Pip, je regrette que nous nous soyons mariés.

LE CAP. G. — Non ? Tout, mais pas cela, Minnie !

LA VOIX. — Parce que vous oublierez et que j’oublierai. Oh ! Pip, n’oubliez pas. Je vous ai toujours aimé, quoique parfois je fusse contrariante. Si j’ai jamais rien fait qui vous ait déplu, dites que vous me pardonnez en ce moment.

LE CAP. G. — Vous n’avez jamais rien fait qui m’ait déplu, chérie, sur mon âme et sur mon honneur, jamais. Je n’ai pas la moindre chose à vous pardonner.

LA VOIX. — J’ai boudé toute une grande semaine à propos de ces pétunias. (Avec un léger rire.) En ai-je été, une petite misérable, et quelle peine cela vous a faite ! Pardonnez-le-moi, Pip.

LE CAP. G. — Il n’y a rien à pardonner. Ce fut ma faute. Ils étaient trop près de l’allée des voitures. Pour l’amour de Dieu, ne parlez pas ainsi, Minnie ! Il reste tant de choses à dire et si peu de temps pour les dire.

LA VOIX. — Dites que vous m’aimerez toujours… jusqu’à la fin.

LE CAP. G. — Jusqu’à la fin. (Hors de lui.) C’est un mensonge. Cela n’en peut être qu’un, attendu que nous nous sommes aimés. Ce n’est pas la fin.

LA VOIX (retombant dans une sorte de délire). — Mon paroissien, à moi, a au dos une croix d’ivoire, et il le dit, donc c’est vrai. « Jusqu’à ce que la mort nous sépare. » — Mais c’est un mensonge. (Parodiant un geste de G.) Un sacré mensonge ! (D’un air insouciant.) Oui, je jure aussi bien que le cavalier Pip. Je ne peux pas faire penser ma tête, pourtant. C’est parce qu’ils m’ont coupé les cheveux. Comment pouvoir penser avec une tête de hérisson ? (D’un ton implorant.) Tenez-moi bien, Pip ! Gardez-moi avec vous toujours, toujours. (Retombant.) Mais si vous vous mariez avec la petite Thorniss, quand je serai morte, je reviendrai hurler sous la fenêtre de votre chambre toute la nuit. Oh ! zut ! Vous me prendrez pour un chacal. Pip, quelle heure est-il ?

LE CAP. G. — Le jour va paraître, ma chère amie.

LA VOIX. — Je demande où je serai demain à cette heure-ci.

LE CAP. G. — Voudriez-vous voir le pasteur ?

LA VOIX. — Pourquoi le verrais-je ? Il me dirait que je vais au ciel ; et ce ne serait pas vrai, puisque vous êtes ici. Vous rappelez-vous quand il a renversé sa glace sur tout son pantalon au tennis des Gasser ?

LE CAP. G. — Oui, chère amie.

LA VOIX. — Je me suis souvent demandé s’il avait acheté un autre pantalon ; et pourtant le sien était si brillant qu’on ne pouvait vraiment pas s’en apercevoir à moins qu’on vous le dise. Faisons-le venir pour le lui demander.

LE CAP. G. (gravement). — Non. Je crois que cela ne lui ferait pas plaisir. Avez-vous la tête à l’aise, chérie ?

LA VOIX (faiblement, avec un soupir de contentement). — Ou-ué ! De grâce, Pip, quand vous êtes-vous rasé la dernière fois ? Vous avez le menton pire que le rouleau d’une boîte à musique… Non, ne le relevez pas. Je l’aime comme cela. (Une pause.) Vous disiez que vous n’aviez jamais pleuré. Vous pleurez sur toute ma joue.

LE CAP. G. — Je… je… je ne peux pas m’en empêcher, ma chère amie.

LA VOIX. — Comme c’est drôle ! Je ne pourrais pas pleurer en ce moment, quand il s’agirait de ma vie. (G. frissonne.) Ce dont j’ai besoin, moi, c’est de chanter.

LE CAP. G. — Cela ne vous fatiguerait-il pas ? Il vaut peut-être mieux que non.

LA VOIX. — Pourquoi ? Je ne veux pas qu’on m’ennuie. (Elle commence d’une voix chevrotante et rauque.)

« Minnie fait un gâteau d’avoine, Minnie brasse de l’ale,
Tout cela parce que son Yannik va rentrer de la mer,
(C’est la manœuvre, Pip.)
Rouge comme rose devient-elle, qui fut si pâle,
Et dit : (Êtes-vous sûr que marche l’horloge du clocher ?) »

(Avec humeur.) Je savais bien que je ne pourrais pas monter jusqu’à la dernière note. Comment est-ce, à la main gauche ? (Elle tire ses mains de dedans le lit et se met à jouer du piano sur le drap.)

LE CAP. G. (s’emparant de ses mains). — Ahh ! Ne faites pas cela, chaton, si vous m’aimez.

LA VOIX. — Si je vous aime ? Naturellement, que je vous aime, qui pourrais-je aimer d’autre ?

Une pause.

LA VOIX (très clairement). — Pip, voici que je m’en vais. Il y a quelque chose qui m’étouffe affreusement. (Indistinctement.) Dans les ténèbres… sans vous, mon cœur… Mais c’est un mensonge, cher ami… il ne faut pas y croire… Pour jamais et jamais, vivants ou morts. Ne me laissez pas m’en aller, mon mari… tenez-moi bien… Ils ne peuvent pas… quoi qu’il arrive. (Elle tousse.) Pip… mon Pip ! Pas pour toujours… et… si… tôt ! (LA VOIX cesse.)

Suspension de dix minutes. G. s’ensevelit le visage dans les draps, tandis que L’AYAH se penche sur le lit, du côté opposé, et tâte le sein et le front de MRS. G.

LE CAP. G. (se levant). — Docteur sahib ko salaam do[27].

[27] Dites au docteur.

L’AYAH (toujours contre le lit, avec un cri aigu). — Aï ! Aï ! ma memsahib ! Pas morte — pas mourir — Poussîna agya ![28] (Farouchement à G.) Tum jao docteur sahib ko jaldi[29] ! Oh ! ma memsahib !

[28] La transpiration est venue.

[29] Vous aller au docteur.

LE DOCTEUR (entrant précipitamment). — Retirez-vous, Gadsby. ( Il se penche sur le lit.) Hein ? Le di… Qu’est-ce qui vous a inspiré d’arrêter le punkah ? Sortez, mon brave… allez-vous-en… attendez dehors. Allez ! Ici, ayah ! (Par-dessus son épaule, à G.) Remarquez-le, je ne promets rien.

Le jour paraît au moment où G. pénètre en trébuchant dans le jardin.

LE CAP. M. (retenant son cheval à la grille au moment où il passe pour se rendre à la manœuvre, et très gravement). — Mon vieux, comment cela va-t-il ?

LE CAP. G. (ébloui). — Je ne sais pas bien. Arrête un instant. Viens prendre un verre ou quelque chose. Ne te sauve pas. C’est le moment où cela devient drôle. Ha ! ha !

LE CAP. M. (à part). — Qu’est-ce qui m’arrive ? Gaddy a vieilli de dix ans en une nuit.

LE CAP. G. (lentement, tout en maniant la têtière du cheval). — Ta gourmette est trop lâche.

LE CAP. M. — En effet. Remets-la comme il faut, veux-tu ? (A part.) Je vais être en retard pour la manœuvre. Pauvre Gaddy.

LE CAP. G. attache et détache la gourmette sans savoir ce qu’il fait, et finalement reste là debout à regarder du côté de la verandah. Le jour grandit.

LE DOCTEUR (sorti de la gravité professionnelle, piétinant à travers les corbeilles de fleurs pour venir serrer la main à G.) — C’est… c’est… c’est !… Gadsby, il y a des chances… de sacrées chances ! L’étincelle, vous savez ! La transpiration, vous savez ! Je l’avais bien deviné. Le punkah, vous savez ! Une femme diantrement intelligente, votre ayah. Elle a arrêté le punkah juste au bon moment. De sacrées chances ! Non… vous n’entrerez pas. Nous allons la tirer de là, je vous le promets sur ma réputation… si Dieu le permet. Envoyez un homme avec ce billet chez Bingle. Deux têtes valent mieux qu’une. Surtout l’ayah ! Nous allons la tirer de là. (Il bat précipitamment en retraite dans la maison.)

LE CAP. G. (la tête sur le cou du cheval de M.) — Jack ! Je gr… gr… grois que j’… j’… je bais me donner salement en spectagle.

LE CAP. M. (reniflant ouvertement et tâtant dans sa manchette de gauche). — Je b’… b’… je b’y donne déjà. Mon vieux, que te dire ? Je suis si gontent… Le diable d’emporte, Gaddy ! Du es un grand idiot, et boi, un autre. (Se reprenant.) Attention ! Voici venir Trompe-le-Diable.

LE SOUS-AUMÔNIER (qui n’est pas dans la confidence du docteur). — Nous… nous ne sommes que des hommes en ces sortes de choses, Gadsby. Je sais que mes paroles, en ce moment, ne peuvent être d’aucun secours…

LE CAP. M. (avec jalousie). — Alors, ne parlez pas. Laissez-le tranquille. Ce n’est pas tel qu’il y ait lieu de croasser. Tiens, Gaddy, porte le chit[30] à Bingle, et… train d’enfer ! Cela te fera du bien. Je ne peux pas y aller.

[30] Billet.

LE SOUS-AUMÔNIER. — Lui faire du bien ! (Souriant.) Donnez-moi le chit, et je vais y aller en voiture. Laissez-le se coucher. Votre cheval barre le chemin à ma charrette… si vous permettez !

LE CAP. M. (lentement, sans tirer sur la bride). — Je vous demande pardon… je m’excuserai. Par écrit, si vous y tenez.

LE SOUS-AUMÔNIER (tapant sur le cheval de M.) — Voilà qui suffira, merci. Rentrez, Gadsby, et je vais ramener Bingle… hem, hem… « train d’enfer ».

LE CAP. M. (seul). — Je n’aurais eu que ce que je mérite s’il m’avait cinglé le visage. Il sait aussi ce que c’est que de mener un cheval. Je ne me soucierais guère d’aller à cette allure dans une charrette en bambou. Quelle foi il lui faut en son… bourrelier ! Allons, hue, cocotte !

Il s’éloigne au galop pour se rendre à la manœuvre, en se mouchant, tandis que le soleil se lève.

INTERVALLE DE CINQ SEMAINES

MRS. G. (très pâle et le visage tiré, en peignoir du matin au petit déjeuner). — Comme la pièce paraît grande et étrange, et, oh ! comme je suis contente de la revoir ! Quelle poussière, pourtant ! Il faut que je parle aux domestiques. Du sucre, Pip ? J’ai presque oublié. (Sérieusement.) N’ai-je pas été très malade ?

LE CAP. G. — Plus malade que je n’eusse voulu. (Tendrement.) Oh ! vilain petit chaton, quelle peur vous m’avez faite !

MRS. G. — Je ne recommencerai plus.

LE CAP. G. — Vous ferez bien. Et maintenant tâchez de reprendre vos couleurs, sans quoi je me fâcherai. N’essayez pas de soulever le samovar. Vous allez le renverser. Attendez.

Il s’en vient en faisant le tour jusqu’au haut bout de la table, et soulève le samovar.

MRS. G. (vivement.) — Khitmatgar, bowarchikhana sî kettlé lao[31]. (Attirant la tête de G. tout contre la sienne.) Mon Pip aimé, je me rappelle.

[31] Majordome, allez chercher une bouilloire à la cuisine.

LE CAP. G. — Quoi ?

MRS. G. — Cette dernière et terrible nuit.

LE CAP. G. — Alors, tâchez maintenant d’oublier tout cela.

MRS. G. (doucement, les yeux se remplissant de larmes). — Jamais. Cela nous a rapprochés bien près l’un de l’autre, mon mari. Là ! (Intermède.) Je vais donner une sarie[32] à Junda.

[32] Robe.

LE CAP. G. — Je lui ai donné cinquante dibs[33].

[33] Roupies.

MRS. G. — C’est ce qu’elle m’a dit. C’était une récompense énorme. Est-ce que j’en valais la peine ? (Plusieurs intermèdes.) Finissez ! Voici le khitmatgar… Deux morceaux ou un seul, Monsieur ?

Chargement de la publicité...