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L'histoire des Gadsby

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LE JARDIN D’ÉDEN

Et vous serez… comme des dieux !

DÉCOR.Pelouse arômée de thym derrière l’hôtellerie de Mahasu, dominant la petite vallée boisée. A gauche, un aperçu de la Forêt Morte du Fagoo ; à droite, les montagnes de Simla. Tout au fond la ligne des neiges. LE CAP. GADSBY, mari de trois semaines maintenant, fume le calumet de paix sur un tapis au soleil. Banjo et blague à tabac sur le tapis. En l’air, les aigles du Fagoo. MRS. G. sort du bungalow.

MRS. G. — Mon mari !

LE CAP. G. (paresseusement, avec une jouissance intense). — Hein, quo-oi ? Dites-le encore.

MRS. G. — J’ai écrit à maman pour lui annoncer que nous serons de retour le 17.

LE CAP. G. — Lui avez-vous fait part de mes tendresses ?

MRS. G. — Non, j’ai gardé tout pour moi. (S’asseyant à son côté.) J’ai pensé que cela ne vous ferait rien.

LE CAP. G. (avec une feinte sévérité). — Cela me fait beaucoup. Comment saviez-vous que tout était pour vous ?

MRS. G. — J’ai deviné, Phil.

LE CAP. G. (avec ravissement). — Pe-tit Poidsléger !

MRS. G. — Je voudrais bien ne pas me voir donner ces petits noms de sport, vilain.

LE CAP. G. — Vous aurez tous les noms qu’il me plaît. Vous est-il jamais venu à l’esprit, madame, que vous êtes ma femme ?

MRS. G. — Oui, certes. Je n’ai pas encore cessé de m’en étonner.

LE CAP. G. — Ni moi. Cela semble étrange ; et cependant, je ne sais comment, cela ne l’est pas. (Avec confiance.) Vous comprenez, cela n’aurait pu être personne autre.

MRS. G. (doucement). — Non. Personne autre… ni pour moi ni pour vous. Tout cela a dû être arrangé dès l’origine des choses. Phil, redites-moi ce qui vous a fait m’aimer.

LE CAP. G. — Comment eussé-je pu m’en empêcher ? Vous étiez vous, vous savez.

MRS. G. — Est-ce que vous avez jamais senti le besoin de vous en empêcher ? Dites la vérité !

LE CAP. G. (l’œil malicieux). — Oui, chérie, tout au commencement, mais seulement au commencement. (Il rit tout bas.) Je vous appelais — penchez-vous tout près et je vais vous le dire à l’oreille — « une petite bécasse ». Ho ! ho ! ho !

MRS. G. (le prenant par la moustache et le forçant à s’asseoir sur son séant). — « Une… petite… bécasse ! » Voulez-vous bien ne pas rire de votre crime ! Et encore vous avez eu le… le… l’affreux toupet de demander ma main !

LE CAP. G. — J’avais alors changé d’avis. Et vous n’étiez plus une petite bécasse.

MRS. G. — Merci, monsieur ! Et quand l’ai-je été jamais ?

LE CAP. G.Jamais ! Mais ce premier jour où vous m’avez donné du thé sous cette petite robe de mousseline couleur fleur de pêcher, vous aviez l’air — vous aviez vraiment l’air, ma chère amie — d’un si absurde petit moucheron. Et je ne savais que vous dire.

MRS. G. (tordant la moustache). — Ainsi, vous avez dit « petite bécasse ». Sur ma parole, monsieur, moi, je vous ai appelé « ce grrrrand animal-là » ; mais je regrette de ne pas vous avoir appelé quelque chose de pire.

LE CAP. G. (très humblement). — Je m’excuse, mais vous me faites affreusement mal. (Intermède.) Vous avez toute permission de me torturer encore aux mêmes conditions.

MRS. G. — Oh ! pourquoi me l’avez-vous laissé faire ?

LE CAP. G. (regardant le long de la vallée). — Sans raison particulière, mais… si cela vous amusait ou vous faisait le moindre bien vous pouvez… essuyer ces chères petites bottines-là sur moi.

MRS. G. (étendant le bras). — Taisez-vous ! Oh ! taisez-vous ! Philippe, mon roi, je vous en prie, ne parlez pas comme cela. C’est tout à fait ce que, moi, je ressens. Vous êtes beaucoup trop bon pour moi. Tellement trop bon !

LE CAP. G. — Moi ! Je ne suis pas digne de vous approcher. (Il l’entoure de son bras.)

MRS. G. — Oui, vous en êtes digne. Mais moi… qu’ai-je jamais fait ?

LE CAP. G. — Donné un tout petit brin de votre cœur, n’est-ce pas, ma reine ?

MRS. G. — Ce n’est rien, cela. N’importe qui le ferait. On ne pourr… pourrait jamais s’en empêcher.

LE CAP. G. — Chaton, vous allez me rendre horriblement fat. Et cela, juste au moment où je commençais à me sentir si humble.

MRS. G. — Humble ! je ne crois pas que ce soit dans votre caractère.

LE CAP. G. — Qu’est-ce que vous en connaissez, de mon caractère, petite impertinente ?

MRS. G. — Ah ! mais je le connaîtrai, n’est-ce pas, Phil ? J’aurai le temps, durant toutes les années et encore les années à venir, de connaître tout ce qui vous concerne ; et il n’y aura pas de secrets entre nous.

LE CAP. G. — Petite sorcière ! Je pense que vous me connaissez déjà à fond.

MRS. G. — Je crois pouvoir deviner. Vous êtes égoïste ?

LE CAP. G. — Oui.

MRS. G. — Un peu bêta ?

LE CAP. G.Très.

MRS. G. — Et un chéri.

LE CAP. G. — Cela, c’est comme il plaît à ma lady.

MRS. G. — Alors, il plaît à votre lady. (Une pause.) Savez-vous que nous sommes deux grandes personnes solennelles, sérieuses.

LE CAP. G. (lui inclinant son chapeau de paille sur les yeux). — Vous, grande personne ! Peuh ! Vous êtes un bébé.

MRS. G. — Et nous disions des bêtises.

LE CAP. G. — Alors, continuons à dire des bêtises. J’aime assez cela. Chaton, je vais vous dire un secret. Vous promettez de ne pas le répéter ?

MRS. G. — Ou-ui. Rien qu’à vous.

LE CAP. G. — Je vous aime.

MRS. G. — Vrai-ment ! Pour combien de temps ?

LE CAP. G. — Pour toujours et toujours ?

MRS. G. — C’est beaucoup.

LE CAP. G. — Vous pensez ? Je ne peux pas me contenter de moins.

MRS. G. — Vous devenez tout à fait brillant.

LE CAP. G. — Je cause avec vous.

MRS. G. — Joliment tourné. Tenez levée votre stupide vieille tête et je vais vous rendre cela !

LE CAP. G. (affectant un suprême mépris). — Prenez-la vous-même si vous la voulez.

MRS. G. — J’ai grande envie de… et pourquoi pas ?

Elle la lui prend, et se le voit rendre avec usure.

LE CAP. G. — Petit Poidsléger, c’est mon avis que nous sommes une paire d’idiots.

MRS. G. — Nous sommes les deux seuls gens sensés du monde ! Demandez à l’aigle. Le voilà qui vient par ici.

LE CAP. G. — Ah ! j’ose dire qu’il a vu pas mal de gens sensés à Mahasu. On prétend que ces oiseaux-là vivent une éternité.

MRS. G. — Combien de temps ?

LE CAP. G. — Cent vingt ans.

MRS. G. — Cent vingt ans ! O-oh ! Et dans cent vingt ans, où seront-ils, ces deux gens sensés ?

LE CAP. G. — Qu’est-ce que cela peut faire tant que nous sommes ensemble maintenant ?

MRS. G. (faisant du regard le tour de l’horizon). — Oui. Rien que vous et moi… moi et vous… dans tout le vaste, vaste monde jusqu’à la fin. (Son regard se pose sur la ligne des neiges.) Comme les montagnes ont l’air énormes et calmes ! Croyez-vous qu’elles s’inquiètent de nous ?

LE CAP. G. — Je ne saurais affirmer les avoir particulièrement consultées. Moi, je m’en inquiète, cela me suffit.

MRS. G. (se rapprochant de lui). — Oui, en ce moment… mais plus tard. Qu’est-ce c’est que ce petit barbouillage noir sur les neiges ?

LE CAP. G. — Une tempête de neige, là-bas, à quarante milles. Vous allez la voir se déplacer au fur et à mesure que le vent la charrie sur les flancs de ce contrefort, et puis, plus rien.

MRS. G. — Et puis, plus rien. (Elle frissonne.)

LE CAP. G. (anxieusement). — Vous ne vous refroidissez pas, petite, n’est-ce pas ? Il vaut mieux me laisser aller chercher votre manteau.

MRS. G. — Non. Ne me quittez pas, Phil. Restez ici. Je crois que j’ai peur. Oh ! pourquoi les montagnes sont-elles si effroyables ? Phil, promettez-moi, promettez-moi que vous m’aimerez toujours.

LE CAP. G. — Qu’est-ce qu’il y a donc, chérie ? Je ne peux promettre plus que je n’ai fait ; mais je ne cesserai de le promettre encore et encore si vous voulez.

MRS. G. (la tête sur l’épaule de son mari). — Dites-le donc… dites-le. N-non… ne le dites pas ! Les… les… aigles riraient. (Se remettant.) Mon mari, vous avez épousé une petite oie.

LE CAP. G. (très tendrement). — Vraiment ? Je me contente de ce qu’elle est, tant qu’elle est à moi.

MRS. G. (promptement). — Parce qu’elle est à vous ou parce qu’elle est moi en personne ?

LE CAP. G. — Parce qu’elle est l’un et l’autre. (Piteusement.) Je ne suis pas très fort, ma chère amie, et je ne crois pas pouvoir me faire comprendre convenablement.

MRS. G.Je comprends. Pip, voulez-vous me dire quelque chose ?

LE CAP. G. — Tout ce que vous voudrez. (A part.) Je me demande ce qui va venir maintenant.

MRS. G. (hésitante, les yeux baissés). — Vous m’avez raconté une fois, dans le temps jadis — il y a des siècles et des siècles — que vous aviez été fiancé déjà auparavant. Je n’ai rien dit… alors.

LE CAP. G. (naïvement). — Pourquoi cela ?

MRS. G. (levant les yeux sur ceux de son mari). — Parce que — parce que j’avais peur de vous perdre, mon cœur. Mais maintenant… racontez-le… s’il vous plaît.

LE CAP. G. — Il n’y a rien à raconter. J’étais alors terriblement vieux — presque vingt-deux ans — et elle avait au moins cela.

MRS. G. — Ce qui veut dire qu’elle était plus vieille que vous. Je n’aimerais pas qu’elle eût été plus jeune. Eh bien ?

LE CAP. G. — Eh bien ! je me crus amoureux et en raffolai quelque peu, et… oh ! oui, ma parole, je me livrai à la poésie. Ha, ha !

MRS. G. — Vous n’avez pas écrit un vers pour moi ! Qu’est-ce qui se passa ?

LE CAP. G. — Je m’en vins par ici, et toute l’affaire s’en alla en fumée. Elle écrivit pour dire qu’il y avait eu malentendu, et puis elle se maria.

MRS. G. — Vous aimait-elle beaucoup ?

LE CAP. G. — Non. Au moins elle ne le laissa pas voir, autant que je me rappelle.

MRS. G. — Autant que vous vous rappelez ! Vous rappelez-vous son nom ? (Elle l’écoute et baisse la tête.) Merci, mon mari.

LE CAP. G. — Qui, si ce n’est vous, en avait le droit ? Maintenant, Petit Poidsléger, vous êtes-vous jamais trouvée mêlée à quelque sombre et horrible drame ?

MRS. G. — Si vous m’appelez missis Gadsby, peut-être vous le raconterai-je.

LE CAP. G. (prenant sa voix de commandement). — Missis Gadsby, confessez !

MRS. G. — Juste Ciel, Phil ! Je n’eusse jamais cru que vous pouviez prendre cette terrible voix.

LE CAP. G. — Vous ne connaissez pas encore le quart de mes talents. Attendez que nous soyons installés dans les plaines, et je vous montrerai comment j’aboie après mes hommes. Vous alliez dire, chérie ?

MRS. G. — Je… n’ose guère continuer, après cette voix-là. (Chevrotant.) Phil, n’ayez jamais l’audace de me parler sur ce ton-là, quoi que je puisse faire !

LE CAP. G. — Mon pauvre petit amour ! Mais vous tremblez toute. Je suis si fâché. Il va sans dire que je n’ai jamais eu l’intention de vous bouleverser. Ne me racontez rien. Je suis une brute.

MRS. G. — Non, vous n’êtes pas une brute, et je vais vous raconter… Il y eut un homme.

LE CAP. G. (gaiement). — Y eut-il ? L’heureux mortel !

MRS. G. (tout bas). — Et je crus que je l’aimais.

LE CAP. G. — Mortel deux fois heureux ! Eh bien ?

MRS. G. — Et je crus que je l’aimais… et je ne l’aimais pas… et alors vous êtes venu… et c’était vous que j’aimais, beaucoup, beaucoup. Oui, vraiment. C’est tout. (Face voilée.) Vous n’êtes pas fâché, n’est-ce pas ?

LE CAP. G. — Fâché ? Pas le moins du monde. (A part.) Bon Dieu, qu’ai-je fait pour mériter cet ange ?

MRS. G. (à part). — Et il ne m’a même pas demandé le nom ! Comme les hommes sont drôles ! Mais c’est peut-être aussi bien.

LE CAP. G. — Cet homme ira au ciel parce que jadis vous avez cru l’aimer. Je me demande si, moi, vous me remorquerez jamais là-haut ?

MRS. G. (fermement). — Je n’irai pas si vous n’y allez pas.

LE CAP. G. — Merci. Dites-moi, Chaton, je ne connais pas beaucoup vos croyances religieuses. Vous avez été élevée à croire en un ciel et tout cela, n’est-ce pas ?

MRS. G. — Oui. Mais c’était un ciel capitonné, avec des livres d’hymnes dans tous les bancs.

LE CAP. G. (branlant la tête avec une conviction intense). — Qu’à cela ne tienne. Il y en a un de vrai, un ciel.

MRS. G. — D’où apportez-vous ce message, mon prophète ?

LE CAP. G. — D’ici ! Parce que nous nous aimons tous deux. De sorte que tout va bien.

MRS. G. (tandis qu’une troupe de langurs[22] mène fracas à travers les branches). — De sorte que tout va bien. Mais Darwin dit que nous descendons de ces animaux-là !

[22] Espèce de singes qui pullulent dans l’Inde.

LE CAP. G. (avec sérénité). — Ah ! Darwin ne fut jamais amoureux d’un ange. Voilà qui règle la question. Sstt, espèces de brutes ! Des singes, vraiment ! Vous ne devriez pas lire ces livres-là.

MRS. G. (se croisant les mains). — S’il plaît à mon seigneur et maître de publier sa proclamation.

LE CAP. G. — Taisez-vous, chère amie. Il n’y a pas d’ordres entre nous. Seulement, j’aimerais mieux que vous ne les lisiez pas. Ils ne conduisent à rien et cassent la tête aux gens.

MRS. G. — Comme vos premières fiançailles.

LE CAP. G. (avec un calme immense). — C’était un mal nécessaire, et qui m’a conduit à vous. N’êtes-vous rien ?

MRS. G. — Pas tant que cela, n’est-ce pas ?

LE CAP. G. — Tout ce monde-ci et l’autre pour moi.

MRS. G. (très tendrement). — Mon cher, cher petit mari ! A mon tour vous dirai-je quelque chose ?

LE CAP. G. — Oui, si ce n’est pas terrible… au sujet des autres hommes.

MRS. G. — C’est au sujet de ma propre vilaine petite personne.

LE CAP. G. — Alors, ce doit être charmant. Allez, ma chère amie.

MRS. G. (lentement). — Je ne sais pas pourquoi je vous le dis, Pip, mais si jamais vous vous remariiez… (Intermède.) Enlevez votre main de ma bouche ou je mords ! Dans l’avenir, donc, rappelez-vous… je ne sais pas trop comment dire cela !

LE CAP. G. (reniflant avec indignation). — N’essayez pas. « Me remarier », vraiment !

MRS. G. — Je dois. Écoutez, mon mari. Jamais, jamais, jamais ne dites à votre femme quoi que ce soit que vous ne vouliez pas qu’elle se rappelle ni qui fasse l’objet de ses pensées toute sa vie. Parce qu’une femme — oui, je suis une femme — ne peut pas oublier.

LE CAP. G. — Ma parole, comment savez-vous cela ?

MRS. G. (avec confusion). — Je ne le sais pas. Je ne fais que le deviner. Je suis — j’étais — une sotte petite fille ; mais je sens que j’en sais tant — oh ! tellement plus que vous, mon bien aimé ! Pour commencer, je suis votre femme.

LE CAP. G. — C’est ce que j’ai été induit à croire.

MRS. G. — Et j’aurai besoin de connaître chacun de vos secrets… de partager avec vous tout ce que vous savez.

Elle ouvre les yeux autour d’elle d’un air désespéré.

LE CAP. G. — C’est ce que vous ferez, mon amie, c’est ce que vous ferez… mais ne regardez pas comme cela.

MRS. G. — Dans votre propre intérêt, ne m’arrêtez pas, Phil. Je ne recommencerai jamais une conversation de ce genre avec vous. Il ne faut pas me dire ! Du moins, pas maintenant. Plus tard, quand je serai une vieille dame, cela ne fera rien ; mais si vous m’aimez, montrez-vous bon, très bon pour moi ; car cette heure de ma vie, jamais je ne l’oublierai ! Vous ai-je fait comprendre ?

LE CAP. G. — Je le crois, enfant. Ai-je rien dit encore que vous désapprouviez ?

MRS. G. — Serez-vous très fâché ? Cette… cette voix, et ce que vous avez dit à propos de l’engagement…

LE CAP. G. — Mais c’est vous qui avez demandé qu’on vous le raconte, chérie.

MRS. G. — Et c’est pourquoi vous n’auriez pas dû me le raconter ! Vous devez être le juge, et, oh ! Pip, malgré tout mon amour pour vous, je ne serai jamais capable de vous aider ! Je ne ferai que vous empêcher, et il vous faut juger en dépit de moi !

LE CAP. G. (d’un air méditatif). — Nous avons un grand nombre de choses à découvrir ensemble, Dieu nous vienne en aide à tous deux — répétez-le, chaton — mais nous nous comprendrons l’un l’autre de mieux en mieux chaque jour ; et je crois que je commence à voir, maintenant. Comment, diable, êtes-vous arrivée à savoir l’importance au juste qu’il y avait à me donner justement cette inspiration-là ?

MRS. G. — Je vous ai dit que je ne sais pas. Seulement, de manière ou d’autre, il semblait que, dans toute cette nouvelle vie, j’étais guidée pour votre salut aussi bien que pour le mien.

LE CAP. G. (à part). — Alors, Mafflin avait raison ! Elles savent, et nous… nous sommes aveugles… tous. (Gaiement.) Il me semble que nous perdons un peu pied, ma chère amie, ne trouvez-vous pas ? Je me rappellerai, et si je viens à faillir, puissé-je être châtié comme je le mérite.

MRS. G. — Il n’y aura pas de châtiment. C’est d’ici que nous allons faire voile pour la vie… vous et moi… et personne autre.

LE CAP. G. — Et personne autre. (Une pause.) Vous avez les cils tout mouillés, ma jolie ! Vit-on jamais si absurde petite fille ?

MRS. G. — Entendit-on jamais dire de telles bêtises ?

LE CAP. G. (secouant les cendres de sa pipe). — Ce n’est pas ce que nous disons, c’est ce que nous ne disons pas, qui est utile. Et tout ce que nous avons dit est profonde philosophie. Mais personne ne comprendrait… même si on le mettait dans un livre.

MRS. G. — Quelle idée ! Non… rien que nous autres, ou les gens comme nous… s’il y a des gens comme nous.

LE CAP. G. (d’un ton doctoral). — Tous les gens, qui ne sont pas comme nous, sont d’aveugles idiots.

MRS. G. (s’essuyant les yeux). — Croyez-vous, alors, qu’il existe des gens aussi heureux que nous ?

LE CAP. G. — Il doit en exister — à moins que nous ne nous soyons approprié tout le bonheur du monde.

MRS. G. (regardant vers Simla). — Les pauvres gens ! Si c’était vrai, tout de même !

LE CAP. G. — Eh bien, dans ce cas, gardons tout le fourbi pour nous, car c’est trop chouette pour le perdre… hein, petite femme à moi ?

MRS. G. — Oh ! Pip ! Pip ! Jusqu’à quel point êtes-vous un homme grave et marié, et jusqu’à quel point un horrible gavroche ?

LE CAP. G. — Quand vous me direz jusqu’à quel point vous aviez dix-huit ans à votre dernier anniversaire, et jusqu’à quel point vous êtes aussi vieille que le sphinx et deux fois aussi mystérieuse, peut-être vous écouterai-je. Prêtez-moi ce banjo. La nature m’incite à hurler au coucher du soleil.

MRS. G. — Faites attention ! Il n’est pas accordé. Ah ! cela fait mal !

LE CAP. G. (tournant les chevilles). — C’est étonnamment difficile de garder un banjo au diapason convenable.

MRS. G. — C’est la même chose avec tous les instruments de musique. Qu’est-ce que cela va être ?

LE CAP. G. — « Vanité », et que les montagnes entendent. (Il chante d’un bout à l’autre le premier couplet et la moitié du second. Se tournant vers MRS. G.) Maintenant, le chœur ! Chantez, chaton !

TOUS DEUX ENSEMBLE. (Con brio, à l’horreur des singes, lesquels sont en train de s’installer pour la nuit.)

« Vanité, tout est vanité, »
Disait la Sagesse railleuse…
Sur quoi, pressant de ma Beauté
La main délicate et moelleuse,
Répondis : « Si c’est vanité,
Qui donc s’en irait être sage ?
Qui donc s’en irait être sage ?
Qui donc s’en irait être sa-age ?
(Crescendo)
Non, restons sur la vanité ! »

MRS. G. (d’un air de défi au gris du ciel crépusculaire). — « Restons sur la vanité. »

L’ÉCHO (du contrefort du Fagoo). — Vanité !

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