L'histoire sociale au Palais de justice. Plaidoyers philosophiques
LE PROCÈS DES TRENTE
Cour d’assises de la Seine
Audiences des 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14 Août 1894
Ce fut le procès des hommes qu’on a nommés les Intellectuels de l’anarchie doctrinale, par antithèse avec les Propagandistes par le fait.
Les événements générateurs de ce grand drame judiciaire ont trop ému l’opinion pour n’être pas restés gravés dans toutes les mémoires.
On se rappelle en quelles terribles circonstances fut hâtivement votée et promulguée la fameuse loi du 19 décembre 1893 relative aux associations de malfaiteurs.
En même temps qu’on votait la loi, on ouvrait une instruction confiée à M. le juge Meyer.
Le 10 juillet 1894, un arrêt de la chambre des mises en accusation renvoya devant la cour d’assises de la Seine les trente accusés désormais célèbres sous ce seul nom : Les Trente, comme coupables de :
S’être, depuis le 19 décembre 1893, à Paris, affiliés à une association formée dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes ou les propriétés, ou d’avoir participé à une entente établie dans le même but.
Parmi les Trente, cinq ne comparurent point. C’étaient : Paul Reclus (le neveu de l’illustre savant Élysée Reclus), Cohen (le traducteur d’Ames solitaires, la pièce de Haupman), Duprat, Martin et Pouget. Depuis, la cour, jugeant par contumace, c’est-à-dire sans l’assistance du jury, a, par arrêt du 31 octobre 1894, condamné chacun d’eux au maximum de la peine, soit vingt ans de travaux forcés.
Les vingt-cinq accusés présents et déférés au verdict du jury étaient : Jean Grave, Sébastien Faure, Chatel, Ledot, Matha, Agnéli, Bastard, Paul Bernard, Brunet, Billon, Soubrier, Daressy, Tramcourt, Chambon, Malmaret, Fénéon, Chéricotti, Ortis, Bertani, Liégeois, la veuve Milanaccio, la fille Cazal, la femme Chéricotti, la veuve Belloti et Louis Belloti.
Outre le crime politique relevé contre eux, Ortiz et sa bande avaient à répondre de divers délits de droit commun, et, de ce chef, ils furent condamnés par le jury.
Mais le verdict, négatif sur toutes les questions relatives à l’association prétendue, acquitta les écrivains, les orateurs — les Intellectuels, pour reprendre le mot consacré.
En tête de ces derniers comparaissait Jean Grave, le principal rédacteur du journal La Révolte, le moderne théoricien de l’anarchisme scientifique, dont, aux yeux de l’accusation, les livres et les écrits avaient organisé la secte et créé l’entente poursuivie.
A côté de Jean Grave s’asseyait Sébastien Faure, le brillant apôtre du nouveau système, l’infatigable orateur de réunions publiques, défendu par Me Desplas. (La plaidoirie de Me Desplas a paru in extenso dans le numéro de la Libre Parole du 12 août 1894).
Ensuite, les mieux désignés à l’attention publique comme à l’effort du réquisitoire étaient : Chatel, le directeur de la Revue Libertaire, l’esthète audacieux ; Fénéon, employé au ministère de la guerre, le critique aigu, comme l’a appelé M. Stéphane Mallarmé.
M. l’avocat général Bulot occupait le siège du ministère public.
Voici le passage de l’acte d’accusation concernant Jean Grave :
Parmi les organisateurs du parti figurent, au premier rang, Jean Grave, Sébastien Faure et Paul Reclus.
C’est Jean Grave qui, le premier, dans une brochure parue en 1883, a exposé le plan de la doctrine anarchiste : — « La propagande ouverte, y lit-on, doit servir de plastron à la propagande par les actes, secrète celle-là ; elle doit lui fournir les moyens d’action qui sont les hommes, l’argent et les relations… et mettre en lumière les actes accomplis. »
Plus tard, directeur du journal La Révolte, il a exalté les crimes des anarchistes, faisant l’éloge des voleurs Schouppe, Pini et Duval, et ouvrant une souscription qui, centralisée par Paul Reclus, n’avait qu’un objet : alimenter l’anarchie. — En 1894, il a fait paraître une seconde brochure intitulée : La Société mourante et l’Anarchie. — Il y fait appel aux pires violences pour fonder l’ordre de choses anarchique. — Dans le journal La Révolte, après le 19 décembre 1893, il continuait à fournir aux affiliés les moyens de correspondre entre eux par la voie de son journal, provoquant en leur faveur des souscriptions, et ne négligeant aucun moyen de maintenir une entente constante entre eux et lui.
C’est à l’audience du 9 août 1894 que Me de Saint-Auban a prononcé pour Jean Grave la plaidoirie ci-après reproduite.
Messieurs les Jurés,
Dispensez-moi de tout exorde : J’ai hâte de m’expliquer !
Je ne vous apporte ni opinions personnelles, ni phrases convenues, ni discussions de théorie, de doctrine, de politique. Dieu me garde de m’exposer au reproche d’avoir, à l’occasion du second procès de Jean Grave, tenté de faire un pot-pourri économique et social ! D’ailleurs — c’est une réflexion critique — en matière de pot-pourri, je n’imiterais jamais la souplesse de M. l’avocat général. (Sourires).
Hier, requérant contre Jean Grave, M. l’avocat général a tenté un effort suprême pour corriger les impuissances de l’instruction et des débats :
De l’instruction, qui, non seulement n’a pas fait contre Jean Grave une preuve impossible, mais n’a pu rapporter une lettre, un témoignage ou un indice, si faible et fragile fût-il !
Des débats, où la personnalité de Jean Grave s’est tellement évanouie que, après ces deux audiences, vous eussiez oublié jusqu’à son nom, si, plaidant un procès intenté en 1894, au nom d’une loi promulguée en 1893, M. l’avocat général n’avait pas eu la chance de découvrir une brochure de 1883 — une brochure bien vieille, Messieurs les Jurés, trente ou quarante fois prescrite ! Mais il en est, paraît-il, des brochures anarchistes comme du vin : elles se bonifient en vieillissant (Hilarité).
Que vous avez été heureux, Monsieur l’Avocat général, de la trouver, cette brochure ! Que vous l’avez bien lue ! Vous l’avez distillée !…
Vous êtes un merveilleux impressionniste ! Vous avez eu tort de railler les tendances esthétiques de l’accusé Chatel : vous parlez une autre langue, vous visez un autre but, mais vraiment vous partagez son goût pour l’impressionnisme ! Pour employer son mot qui est devenu le vôtre, vous n’embrouillardez pas vos réquisitoires. Oh ! non, ils demeurent très clairs ! Mais vous avez embrouillardé ce procès !… (Hilarité générale).
Non seulement vous avez remplacé les démonstrations par la lecture de la fameuse brochure — ce qui risquait d’égarer le jury, mais vous avez, pour le troubler, évoqué de sanglants fantômes : Ravachol, Vaillant, Émile Henry, Caserio ! Et, comme s’ils ne vous suffisaient pas, ces spectres décapités, vous êtes allé en Espagne chercher un spectre fusillé : vous avez traîné ici l’ombre funèbre de Pallas !
Et, pour compléter la mise en scène, vous faites comparaître Jean Grave, le penseur, — un penseur critiquable peut-être, mais n’importe, un penseur, messieurs ! — dans un incroyable décor, un décor des Brigands d’Offenbach, à côté d’un voleur, Ortiz !…
Décor bizarre !
Une escopette ! Deux longues canardières qui ont dû être maniées par Fra Diavolo ! Détail plein de couleur locale !… N’y a-t-il pas quelques Italiennes dans le fond du paysage ?… (Hilarité).
Une belle couverture en soie bleue ! De l’argenterie, des bibelots, de la vaisselle à foison ! Une bicyclette ! sans que je puisse deviner quelle peut bien être sa signification symbolique au procès !… (Rires). Pour saupoudrer le tout, quelques petits explosifs afin de permettre à la chimique éloquence de M. l’expert Girard de détonner officiellement en cour d’assises, et un peu de fulmi-coton — ce qui était très dangereux, Monsieur l’Avocat général, car la chaleur de votre éloquence aurait pu la faire éclater ! (Hilarité).
Vraiment, si un de ces Anglais qui, l’été, viennent se rafraîchir à Paris, entrait aujourd’hui au Palais, il dirait à sa femme : « Tiens, on juge une troupe de cambrioleurs, et — montrant Jean Grave — voilà sans doute leur chef !… (Hilarité).
M. l’avocat général n’a rien négligé pour impressionner le jury ; il a exhibé, au bon moment, un instrument extraordinaire : celui dont, paraît-il, usent les voleurs anarchistes pour fracturer les portes des bourgeois. Les voleurs non anarchistes n’emploient pas de pareils instruments : M. l’avocat général l’affirme !… Aujourd’hui, M. l’avocat général, qui défend la société, n’en veut qu’aux voleurs anarchistes ! Quant aux voleurs non anarchistes, la société n’a rien à en craindre : ils font partie de la société !… (Hilarité générale).
Revenons un peu à Jean Grave. De lui, de son caractère, je parlerai brièvement.
Pas une de mes phrases qui n’aille droit au but. S’il est vrai qu’une défense doive s’inspirer de l’accusé et tâcher d’en refléter la physionomie intime pour la révéler aux juges, la mienne aura pour marques la franchise et la netteté. Jean Grave n’est pas l’orateur brillant ; Jean Grave est le chercheur austère ; tout ce qui brillerait sans prouver le dépeindrait mal. La procédure le qualifie d’homme de lettres d’un réel mérite ; je remercie la procédure ; mais le vrai mot qui lui convienne est celui de laborieux. Ses livres, que défend une aridité doctrinale, ne sollicitent guère la passion facile des masses ; ils ne parlent qu’aux intellectuels ; et, seuls, les intellectuels ont le courage de les lire et la force de les approfondir.
Un autre mot convient à Jean Grave : c’est un honnête homme. S’il y a des péchés dans sa vie, tous ses péchés sont des écrits. Si c’est un récidiviste, c’est un récidiviste de la pensée humaine. Qu’ils sont rares les penseurs dont la pensée reste inflexible et ne connaît pas la tristesse des lâches variations ! Rassurez-vous, Jean Grave ! Quelles que soient vos théories, comme elles sont franches, sincères, rien n’atteint votre dignité ! Rassurez-vous : il n’y a pas ici que le cri du réquisitoire ! Vos amis se souviennent de vous ! et les loyales mains qui se mirent dans la vôtre continueront de la presser !
La couleur du philosophe déteint-elle sur l’homme privé ?
On peut rêver une société autre que celle où l’on vit, on peut espérer un avenir, comme disait La Bruyère, et n’être pas un malfaiteur !
Proudhon, qu’un journal qui n’est guère suspect d’anarchie, le journal Le Temps, qualifiait tout récemment de « penseur immortel » ; Proudhon, le maître et le promoteur de ce que M. le ministre Dupuy appelait, l’autre jour, à la tribune « l’anarchisme scientifique et philosophique » ; Proudhon qui, de l’anarchisme, a dégagé les principes et précisé les théories : Proudhon a formulé ce jugement terrible, qui en dit plus que toute la Révolte : « La propriété, c’est le vol ! »
Si pourtant vous aviez perdu votre porte-monnaie, et que Proudhon l’eût trouvé sur sa route, il eût recherché votre adresse pour vous le rapporter. M. Guesde, le collectiviste, partisan du retour à la masse, et du retour violent des biens des particuliers, n’en ferait ni plus ni moins que Proudhon, l’anarchiste ; et Jean Grave, le communiste, imiterait M. Guesde, le collectiviste parlementaire.
Au surplus, pourquoi s’attarder ? La probité de Jean Grave — ce malfaiteur ! — est incontestable. Tout son passé l’atteste. Dans le premier procès, M. le président l’a dit, et vous-même, Monsieur l’Avocat général, l’avez reconnu ; il n’y a pas jusqu’au rapport de police qui n’ait dû joindre à ces attestations si hautes son pâle certificat. Il confesse que Jean Grave n’a jamais été l’objet d’aucune remarque défavorable. Et pourtant, dans un tel procès, lorsqu’il s’agit de Jean Grave, Dieu sait si l’on a dû se tournebouler l’entendement afin d’en trouver, des remarques défavorables ! Pour obtenir cet hommage incolore, il faut avoir été un homme toujours rudement vertueux !…
J’aurais pu citer vingt témoins qui seraient venus proclamer la haute honorabilité de l’homme.
Vous avez entendu la franche et noble parole de M. Frantz Jourdain ?
Voici une lettre curieuse de M. le docteur Manouvrier, l’éminent anthropologiste, le très distingué professeur de l’École de médecine. Elle va vous révéler le cerveau de Jean Grave. N’est-ce pas son cerveau, sa pensée qu’on accuse ? C’est son cerveau que je défends.
Voici ce que je puis dire en faveur de M. Grave :
Je l’ai connu en 1891, à l’occasion d’un article de la Révolte où j’étais pris à partie un peu vertement au sujet du droit de punir que j’avais affirmé dans mon cours comme résultant de la nécessité de punir. Je sus, par l’intermédiaire de M. Élie Reclus, que l’auteur de cet article était M. Jean Grave, alors détenu à Sainte-Pélagie.
Celui-ci m’écrivit une lettre forte courtoise et me proposa d’aller le voir à la prison.
Je m’y rendis et n’eus pas de peine à être convaincu, dès l’abord, de sa parfaite bonne foi. Notre discussion ayant été interrompue par d’autres visiteurs, je retournai une fois ou deux à Sainte-Pélagie pour la continuer.
Depuis cette époque, M. Grave m’a fait l’honneur d’assister très assidûment à mon cours et de s’y intéresser, m’adressant de temps en temps, soit verbalement à l’issue des leçons, soit par écrit, des objections auxquelles je répondais. J’ai pu constater ainsi, bien que je n’aie pas réussi à le persuader, sa profonde conviction, sa sincérité parfaite, son aptitude à écouter et à saisir les démonstrations les plus ardues, sa présence d’esprit et sa courtoisie irréprochable dans son argumentation, enfin le respect de l’opinion d’autrui remarquablement accentué. Il n’a évidemment reçu qu’une instruction primaire, cependant, et il a dû faire de grands efforts pour l’accroître, ce qui est la preuve d’une élévation et d’une énergie de caractère peu communes.
Le fait d’avoir fréquenté assidûment un cours exclusivement scientifique, aussi ardu et aussi hostile à la politique violente que le mien, me semble indiquer toute autre chose que l’irréflexion et la violence. C’est pourquoi j’ai conçu pour le caractère de M. Grave une réelle sympathie, malgré ma persuasion à l’égard de la fausseté de sa doctrine. Il m’a toujours semblé, et il me semble encore, qu’un homme comme Jean Grave n’est pas capable de prêcher l’emploi de moyens tels que la dynamite et le couteau pour répandre et faire triompher des idées.
Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.
— Je n’en dis pas davantage, et j’aborde le fond du débat.
Ce procès, si on élague toutes les considérations étrangères dont on voudrait l’encombrer et qui le défigurent, est un pur procès d’association.
Il ne s’agit aujourd’hui, du moins il ne devrait s’agir, ni des idées, ni des tendances, ni des théories de Jean Grave. Tout cela n’a rien à voir ici.
M. Dupuy, je l’ai dit, définissant la portée des lois nouvelles, a déclaré « qu’elles ne visent pas l’anarchisme scientifique et philosophique, mais bien les faits criminels et l’incitation à ces faits ».
Retenez cela, Messieurs les Jurés. Il faudra vous demander si, abstraction faite de ses idées et des écrits qui les expriment, Jean Grave a commis un « acte », et cet acte, par définition et par hypothèse, ne peut être que la fondation d’une société de malfaiteurs, ou l’affiliation à cette société.
Je dis : abstraction faite de ses idées et des écrits qui les expriment. Car les questions qu’on vous pose ne vous chargent pas d’examiner la moralité ou le danger de ces écrits.
Ces écrits ne relèvent ni de votre examen ni de votre juridiction.
Ceux qui semblaient coupables ont été punis par des condamnations précédentes.
Les autres sont :
Ou la brochure de 1883 publiée sous le pseudonyme Jehan le Vagre ;
Ou les articles parus dans le Révolté jusqu’en 1887 ;
Ou les articles parus dans la Révolte jusqu’en 1893.
Si, volontairement, on ne les a pas poursuivis, c’est qu’apparemment ils ne tombaient pas sous le coup des lois existantes ; et, si on a oublié de les poursuivre, ils sont je ne sais combien de fois couverts par la prescription.
Quant aux écrits futurs, vous n’avez à vous en préoccuper ni au point de vue juridique ni au point de vue moral.
Ni au point de vue juridique : car le délit n’est pas commis encore.
Ni au point de vue moral : car, si le délit est commis, n’ayez crainte, Messieurs les Jurés, on vient de nous fabriquer une bonne petite loi qui atteint beaucoup d’autres écrits que ceux de Jean Grave et forcera beaucoup d’autres penseurs à retourner, comme le sage, sept fois, sinon la langue dans la bouche, du moins la plume dans l’écritoire, avant de se hasarder à lâcher un bout de chronique !
Le bon sens et la loi concentrent donc vos attentions sur un point unique :
Jean Grave s’est-il, par un fait matériel, extérieur, affilié à une société quelconque ?
Quand je dis quelconque, je me trompe, quoique, aujourd’hui, en matière de preuve, l’adjectif soit fort à la mode.
La loi dont on vous demande l’application veut « une société formée dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes ou les propriétés ». (Art. 1er).
Ces crimes, j’imagine, ne pouvant être des écrits, sont des attentats matériels : explosions, vols, assassinats.
Le mot attentat se trouve, d’ailleurs, en toutes lettres, dans le rapport de M. Bérenger, et l’honorable sénateur, visant des malheurs trop connus, précise et parle « d’attentats qui répandent la destruction et la mort sur un grand nombre de victimes ».
La question qui se pose est donc la suivante :
Vous a-t-on prouvé que Jean Grave s’est affilié à une association dont le but était de commettre des crimes ?
Vous a-t-on prouvé qu’il s’est associé, tout au moins entendu, avec les hommes assis à ses côtés ?
Jean Grave s’est-il, dans ce but, affilié à Sébastien Faure, à Fénéon, à Chatel, à tous les autres ?
Montrez-moi le concert criminel établi entre lui et ces hommes !
Montrez-moi, du moins, les relations, orales, écrites, pécuniaires, qu’il a entretenues avec eux !
En lisant la procédure, j’ai été stupéfait.
Je m’attendais à trouver, non une preuve — je savais qu’elle n’existait pas — mais tout au moins une présomption, un indice, un témoignage, cette chose quelconque dont on semble désormais disposé à se contenter.
Qu’ai-je vu ?
Le magistrat instructeur commence par lire à Jean Grave un écrit incendiaire : vous croyez que c’est la Révolte et que c’est signé de Jean Grave ?
Du tout. C’est un recueil qui s’intitule : Recueil international !
Et Jean Grave de répondre :
« Je n’accepte pas les théories de l’International. J’ai toujours refusé d’entrer en relation avec les rédacteurs de ce journal, parce que je le considérais comme un journal subventionné par la police. »
Et il ajoute ces mots que je vous signale parce qu’ils sont la meilleure formule de l’état d’esprit de Jean Grave et le résumé le plus net de ses théories :
« Je ne suis pas partisan de la violence pour la violence. Mais la violence découlera nécessairement de la situation. »
Ce qui est une opinion, vraie ou fausse, mais partagée à l’heure actuelle par beaucoup de bons esprits !
C’était l’opinion de Béranger, quand il prédisait :
« Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. »
Le dramatique génie de Victor Hugo — le voyant magnifique — a terriblement précisé la prédiction de Béranger :
« Le siècle ne finira pas sans une grande révolution. »
C’est, à tort ou à raison, l’impression de Jean Grave. Et cette impression ne tombe, j’imagine, sous le coup d’aucun texte de loi !
La réponse de Jean Grave était topique !
Alors, M. le juge d’instruction renferme l’International et, bien qu’il vienne d’affirmer à Jean Grave qu’il ne s’agit pas le moins du monde de ses idées, il exhibe — devinez quoi ? — La Société mourante et l’Anarchie !… Et il relit de cet ouvrage, très aridement doctrinal, les quelques extraits qui motivèrent le procès que vous savez !
De sorte qu’un esprit mal fait pourrait croire qu’à l’heure actuelle, c’est encore La Société mourante et l’Anarchie qu’on traduit à cette barre, et que, les circonstances atténuantes accordées par vos prédécesseurs, n’ayant permis d’infliger à Jean Grave que deux ans de prison, on vient vous demander de compléter leur besogne en accordant au Parquet un petit supplément de vingt ans de travaux forcés !… (Mouvement prolongé).
Ce que je voudrais, pour avoir un terrain de discussion, c’est une lettre de Jean Grave écrite à ses coaccusés, qui le mette en rapports criminels avec eux, qui me le montre préparant des vols ou des assassinats.
Car, enfin, si Jean Grave est tout seul, il n’a pu s’associer ! Pour s’associer, c’est comme pour se marier, il faut être au moins deux ! Les malfaiteurs eux-mêmes ne sauraient échapper à l’empire de cette nécessité.
Jean Grave a-t-il avec les Trente ou du moins quelques-uns d’entre eux, avec Sébastien Faure, avec Chatel, avec Brunet, — je parle de ceux qu’il a vus une fois ou deux, car il ne connaît pas les autres, — a-t-il formé, je ne dis pas une association, mais un de ces « groupes d’études », un de ces groupes éphémères qui sont l’unique ressource de M. l’avocat général ?
Montrez-moi, je vous prie, Jean Grave se réunissant avec Sébastien Faure, avec Brunet, avec Chatel, où vous voudrez, dans la rue, sur la place publique, pour étudier quoi que ce soit.
Montrez-les-moi se concertant, précisant le but à atteindre !
Je crois que leur groupe eût manqué de cohésion, et qu’une étude préalable ne leur eût pas fait de mal.
Sébastien Faure vous a dit :
« J’ai bien à peu près les idées de Jean Grave ; mais je ne suis pas du tout de son avis sur la question du vol ! »
Ce qui a son intérêt, quand il s’agit d’une entente en vue de voler les bourgeois !
On passe à Chatel, et Chatel de dire :
« C’est vrai, je suis bien anarchiste, mais pas du tout à la manière de Sébastien Faure et de Grave ! »
Chatel se rassied et Brunet se lève :
« Je suis anarchiste, dit-il ; mais entre mon anarchisme et celui de Jean Grave, de Chatel ou de Faure, il y a autant de ressemblance qu’entre le jour et la nuit ! »
Et il vous explique qu’il n’est pas intransigeant, qu’il s’accommoderait à la rigueur de quelques-unes de nos institutions présentes et qu’à ses yeux l’idée des syndicats pourrait servir de base à la société future.
Eh bien ! en fait d’anarchismes, en voilà, me semble-t-il, quatre qui voudraient se battre plutôt que s’associer ; et, si jamais ils forment un groupe d’études, avant de se concerter pour agir, ils feront bien de se concerter pour s’entendre !
L’anarchisme de Grave, c’est l’anarchisme doctrinaire ; l’anarchisme de Faure, c’est l’anarchisme brillant ; l’anarchisme de Chatel, c’est l’anarchisme esthétique ; l’anarchisme de Brunet, c’est l’anarchisme opportuniste !…
Brunet, interrompant. — Je vous remercie beaucoup ! (Hilarité générale).
Me de Saint-Auban. — Brunet, sur les mânes de Proudhon, votre maître à tous, je vous jure que je n’ai pas eu le moins du monde l’intention de vous blesser, et je retire de grand cœur l’épithète, en effet, injurieuse, qui est étourdiment tombée de ma bouche… (Rires et bravos).
Le fait de vouloir que ces quatre anarchismes, qui n’ont qu’un point commun, celui de ne pas s’entendre, aient néanmoins conclu une entente dans le seul but appréciable d’inaugurer la loi nouvelle et d’attraper vingt ans de travaux forcés, n’est-ce pas là le signe d’un cinquième anarchisme, qui n’est pas le moins périlleux ? Je l’appellerai, s’il vous plaît : l’anarchisme judiciaire… (Mouvement).
Voyons ! Vous dites que Jean Grave s’affilie : donnez-lui des affiliés !
Vous avez eu tout le temps de réunir vos pièces ! Vous avez grandi jusqu’à son apogée l’art policier de la perquisition ! Vous avez arrêté des centaines d’anarchistes ! Vous les avez emprisonnés, mis au secret ! Vous n’avez rien négligé pour les faire parler ! Si vous les avez relâchés, c’est qu’ils n’étaient pas coupables. S’ils n’étaient pas coupables, c’est qu’ils n’étaient pas associés ? S’ils n’étaient pas associés, comment Jean Grave a-t-il pu s’affilier à leur association ?
Et pourtant, cette foule anonyme, invisible comme une fiction, qui échappe au banc des assises et ne fournit à votre parole que l’image imprécise d’un péril indéterminé, vous vous tournez vers le jury et vous dites :
« Voilà l’association organisée par Jean Grave ! Ces êtres, que je ne connais pas, que je ne puis vous livrer, parce que je les ignore, ou que, les ayant arrêtés, j’ai dû les relâcher faute de preuves, ces êtres fictifs ou absents, ces innocents ou ces fantômes, voilà les malfaiteurs avec qui Jean Grave s’entend pour détruire la bourgeoisie ! »
Étrange association où il n’y a point d’associés !
Affiliation bizarre qui consiste en un journal et où il n’y a d’affiliés que les numéros de la Révolte !
Entente inouïe jusqu’alors, qui ne repose que sur des phrases, et où les seuls complices sont des idées et des mots !
C’est ce que M. l’avocat général appelle :
« L’association par la voie du journal ! »
Définition qu’il complète par cette autre non moins étonnante :
« Entente entre gens qui ne se connaissent pas, en vue de commettre des faits qui ne se sont pas produits ! » (Hilarité).
Voyons, discutons un peu :
La brochure de 1883, j’admets, si vous voulez, qu’elle trace l’esquisse d’un plan, qu’elle invente ou réédite le projet de certains groupements, qu’elle ait conçu, une minute, un projet d’entente où « la propagande théorique aurait pu servir à masquer la propagande par le fait ».
Soit ; mais, si la brochure de 1883, dans ce procès, est quelque chose, elle est, elle ne peut être qu’un plan ! Et, pour l’application d’un texte voté en 1893, qu’importe un plan conçu en 1883, si, en 1893, ce plan n’est pas réalisé ?
Or, je vous dis : le plan de 1883 a été abandonné par Grave lui-même dans l’esprit duquel s’est accomplie une évidente évolution.
M. l’avocat général sourit !…
M. l’avocat général n’admet pas que les idées de Jean Grave aient pu se modifier !… Cela pourtant n’est pas arrivé qu’à Jean Grave !…
Écoutez ce qu’écrivit jadis un monsieur, à l’heure qu’il est gros bourgeois et nanti d’importantes fonctions dans la société moderne :
Le Père Duchêne voulait aujourd’hui, patriotes, à propos justement des boîtes à messes, vous raconter une petite histoire qui l’a b…grement fait rigoler.
Un vieux patriote, des amis du Père Duchêne, est venu hier le trouver à son échoppe et lui a apporté une sacrée affiche.
Où f….. ! il est dit qu’on va vendre tout l’attirail de la boutique qui a nom chapelle Bréa !
Là, du côté de l’avenue d’Italie !
Le Père Duchêne se rappelle du J…-f….. Bréa.
— Et, nom de nom, ça serait trop long de raconter aujourd’hui cette histoire-là !
Il suffira de vous dire, patriotes, que c’était en juin 1848.
Quand les patriotes d’il y a vingt-deux ans se battaient, eux aussi, à l’ombre du drapeau rouge, pour le triomphe de la grande révolution sociale, ah ! il y en a eu des tués, des bons b….. là, et des déportés qui ont été faire la récolte du poivre ! Ah ! f….. ! il faudra qu’un jour le Père Duchêne raconte tout au long cette histoire aux patriotes ! Eh bien ! Bréa est un de ceux qui fusillaient le peuple ! Le peuple l’a pris et l’a fusillé, parce qu’il avait voulu le trahir,
Et faire comme les J…-f….. qui lèvent la crosse en l’air et vous fusillent à bout portant.
Les J…-f….. avaient fait élever une chapelle en son honneur !
La commune fait vendre tout le mobilier de cette boîte, qui ne rappelle, comme toutes les boîtes à calotins, comme la sacrée Chapelle expiatoire, que les défaites du peuple et de la révolution.
Le Père Duchêne est bougrement content, car la commune fait là ce qu’on appelle d’une pierre deux coups.
Elle consacre sa haine pour les J…-f….. qui, comme Bréa, fusillent les patriotes,
Et f… encore une fois, dans la mélasse, une boîte à calotins !
L’auteur de ces apologies, au fond un tantinet anarchistes — n’est-ce pas, Monsieur l’Avocat général ? — mais dont le style, plutôt… salé, ne rappelle guère la sobre langue doctrinale du journal La Révolte, appartient aujourd’hui à la France officielle : il a porté des toasts à la santé du Tsar ; devant sa voiture ont cavalcadé les cuirassiers, cet honneur, cette élite de nos phalanges militaires !… Admettez-vous qu’il ait changé d’avis, lui, l’honorable M. Humbert, le président du premier conseil municipal de France ?… (Longue sensation dans l’audience).
Mais le plan de la brochure de 1883 a été réalisé — affirme M. l’avocat général.
Eh bien ! ici, prenant l’offensive, intervertissant les rôles, faisant ce que vous devriez faire et ce que vous ne faites pas, assumant le fardeau de la preuve, je viens vous démontrer directement, matériellement, par ce journal La Révolte, le seul accusé d’aujourd’hui, que, quelles que soient la perfidie ou l’élasticité du texte, Jean Grave n’a formé, ni avec les gens qui l’entourent, ni avec cette foule anonyme dont je vous parlais tout à l’heure, quoi que ce soit qui, de près ou de loin, constitue ou une association ou une affiliation ou une entente, au sens juridique et naturel du mot. Et, puisque, en définitive, ce sont les écrits de Jean Grave qui, au fond, sont incriminés, moi, défenseur, je m’efface et je laisse parler les écrits.
Je dis, d’abord, qu’il n’y a pas d’association.
Qu’est-ce qu’une association ?
Le rapport de M. Bérenger, précisant la portée de la loi nouvelle, nous la montre créant de nouveaux délits, frappant les associations, quelle que soit leur durée ; mais, pour les définitions légales, il s’en réfère au droit commun.
Le rapport est formel à cet égard :
« Le projet n’a rien de contraire aux principes généraux de notre droit » — y lit-on en ce qui touche la définition de l’association.
Et l’entente n’est que l’ancienne résolution d’agir concertée entre deux ou plusieurs personnes, de l’article 89 du code pénal.
Or, quel est le droit établi par le code pénal ?
Écoutez M. Faustin Hélie, l’éminent criminaliste :
« Toute association suppose deux éléments : un but déterminé et un lien qui unisse les associés. Le signe distinctif des associations est une constitution organique. »
Et, commentant ces lignes si nettes dans leur concision, Jules Favre disait dans le fameux procès des Treize — ô éternel recommencement des palinodies humaines ! Les Treize d’aujourd’hui sont Trente, voilà tout !… — Jules Favre disait :
« L’association suppose, non pas seulement un lien quelconque qui rapproche les hommes, mais encore une convention qui la rend obligatoire ; des intérêts qui se confondent, qui vont à un but commun. Si vous ne rencontrez aucun de ces caractères dans une réunion quelconque, vous pouvez affirmer qu’il n’y a pas d’association. »
Je ne demande pas une constitution, une charte au sens propre du mot. Mais je veux la preuve d’une organisation, tout au moins rudimentaire : une sorte d’administration, comme disait Jules Favre ; de hiérarchie, faute de quoi, avec la meilleure ou la plus mauvaise volonté du monde, il n’y a pas, il ne saurait y avoir d’organisation.
Je n’exige pas des statuts comme ceux que j’ai là sous les yeux.
Ce sont les statuts d’une association célèbre qui a joué un grand rôle dans l’histoire de notre pays et du monde.
Cette association n’a pas, à ma connaissance, percé des foies de présidents de république. Mais elle s’est offert le cou d’un certain nombre de rois — notamment du roi Louis XVI, que Jean Grave appelle quelque part « un brave homme peu fait pour la guillotine » — ce qui prouve que le style de Jean Grave est moins meurtrier que les jugements maçonniques.
Les ressentants de cette association ont même décidé cet acte de haute justice sociale (alors on parlait comme Ravachol) à Wiesbaden, dans un convent célèbre. Où l’analogie devient d’une atroce ironie, c’est que le convent, raconte un chroniqueur, se tint dans une cave !…
Depuis, l’association s’est logée dans des locaux moins humides. Elle a commandé à son grand architecte, celui de la rue Cadet, de lui en bâtir d’autres plus confortables. Elle a déserté les caves, et elle n’use plus de ces endroits, frais mais tristes, que pour y conserver les bons vins qu’elle boit de temps à autre à la santé de la démocratie attérée.
Cette association soulève des avis divers.
Les uns la considèrent comme la gardienne des lois — y compris, j’imagine, l’article du code pénal qui défend de s’associer plus de vingt.
D’autres sont plus sévères : dans une encyclique récente qui répète des enseignements séculaires, le pape Léon XIII la traite de « secte criminelle » et la qualifie : « une association de malfaiteurs organisée en vue de détruire les principes essentiels sur lesquels reposent toutes les sociétés civiles. »
— Ce qui prouve, entre parenthèses, Monsieur l’Avocat général, qu’on est toujours l’anarchiste de quelqu’un !… (Hilarité générale).
Et notez que, si je me permets de citer le verdict d’un pape, c’est que Léon XIII, qualifié à plusieurs reprises par le journal Le Temps d’« homme de génie », et par le Journal des Débats « du plus grand des papes », n’a pas la réputation d’être l’ennemi implacable du régime dont M. l’avocat général est l’officielle incarnation !
Mais je ne parle point de la Franc-Maçonnerie pour avoir le plaisir de citer Léon XIII ; j’en parle parce que la Franc-Maçonnerie m’apparaît comme le type de ces associations de combat qui, à l’origine, ont un pied dans le crime, avant de poser l’autre sur la marche qui monte au pouvoir ; de ces associations, dont le but est de renverser un ordre social et de lui en substituer un autre dont elles se font les impitoyables gardiennes dès qu’il est établi ; j’en parle, parce que la Franc-Maçonnerie se manifeste dans l’Histoire comme la plus fidèle image de ce que la langue du droit appelle une affiliation.
En elle, je rencontre tous les signes d’un être collectif, cet ensemble d’efforts, de moyens, d’actes coalisés pour le triomphe d’une doctrine et d’un intérêt.
Je la trouve solidement hiérarchisée. Au sommet règne un Grand Maître. Sous lui, commande toute une armée de gradés auxquels on doit le plus profond respect, car ils sont tous plus vénérables les uns que les autres (longue hilarité). L’association se divise en groupes — les loges, qui n’ont rien d’une salle d’études — puissamment reliés entre eux. Les membres versent dans une caisse commune des cotisations annuelles qui ont servi et servent encore à une certaine propagande.
Pour s’affilier à un groupe, c’est-à-dire à une loge, il faut des paroles données, des promesses échangées — partant, l’abdication d’une partie de l’individualité humaine au profit d’un pouvoir collectif — toute une série d’initiations préparatoires qui, dans le langage de la secte, s’appellent, si j’ai bonne mémoire : recevoir la lumière du troisième appartement !
Eh bien ! ces caractères, ou quelques-uns, ou l’un seulement de ces caractères, se retrouvent-ils dans l’Anarchie ? L’Anarchie est-elle, je ne dis pas une Franc-Maçonnerie, mais l’ombre, le semblant d’une Franc-Maçonnerie ? La Franc-Maçonnerie peut-elle intenter à l’Anarchie un procès de concurrence déloyale ou de contre-façon ?
Vous savez bien que non, Monsieur l’Avocat général. Vous savez bien, par le dossier lui-même, que les anarchistes sont, ou des penseurs, ou des méditatifs, ou des théoriciens tout le jour courbés sur leur bureau, ou, dans un tout autre monde, très loin des premiers, quoi qu’on en dise, des aigris, des exaspérés, des enfiévrés qui n’ont que ce point commun d’habiter, tout en haut de l’immeuble social, la tristesse d’une mansarde et qui, en fait de lumière, n’ont jamais vu, malheureusement pour eux, celle du troisième, mais bien celle du sixième ou du septième appartement ! (Hilarité générale).
Et — ironie des choses ! — si l’Anarchie n’est pas une Franc-Maçonnerie, ce qui — Jean Grave dira que je parle avec mes instincts d’autoritaire et mes préjugés bourgeois, — ce qui l’aurait rendue beaucoup plus redoutable, car une Franc-Maçonnerie, surtout dans les périodes de lutte pour la conquête du pouvoir, est toujours redoutable quand on sait y obéir et quand on sait au besoin y mourir, c’est précisément à cet homme dont vous faites le pivot de votre association, c’est à cet écrivain que vous voulez envoyer au bagne, à l’absolutisme de ses idées, à l’intransigeance de ses doctrines, que vous le devez.
Il me faudrait une audience pour vous en lire toutes les preuves. C’est la Révolte entière qui devrait passer sous vos yeux. Les documents abondent. J’ai marqué dix-sept numéros dont les articles sont la démonstration évidente de ce que j’avance.
Ils ne sont pas faits pour les besoins de la cause ; ils remontent à 1887 et s’échelonnent jusqu’à nos jours. On y prend sur le vif les idées de Jean Grave. Je voudrais tout citer. Force m’est de me borner à quelques extraits topiques.
Sous le titre : Notre but, le premier numéro de la première année expose le programme théorique du journal :
La société, telle que nous la comprenons, n’obéit point à des lois imposées, mais à des lois naturelles. Ainsi, comme partisans de l’action et de l’autonomie complètes de l’individu, nous cherchons à provoquer partout l’initiative consciente de l’homme.
« Autonomie complète de l’individu ! » Aucun lien, par conséquent, qui l’enchaîne à l’individu ! C’est-à-dire tout le contraire de l’idée d’association !
Est-ce à dire que dans la société anarchique — car Jean Grave, d’accord avec Proudhon, démolit pour reconstruire et rêve une société — l’homme doive fuir l’homme et errer dans les bois comme la bête fauve ou le sauvage primitif ?
Non : plusieurs fois, la Révolte s’est expliquée à cet égard :
Nous savons que l’homme n’est pas constitué pour vivre seul, qu’il a besoin du concours de tous ses semblables pour étendre son autonomie, qu’il lui faut solidariser ses forces avec d’autres pour combattre et triompher des obstacles que lui oppose la nature…
Nous préparons cet âge du Communisme anarchiste où chacun travaillera librement pour tous, et tous travailleront pour chacun, et où, débarrassés de tout l’affreux bagage de l’antique barbarie, nous cesserons enfin d’être une bande vile de bourreaux et d’esclaves.
(Article-programme de la Révolte, premier numéro de la première année).
Comment naîtra et vivra cet âge béni du Communisme anarchiste ? Quelle sera sa constitution sociale ? Quelles seront ses lois — car, scientifiquement parlant, il y en a toujours, des lois, même lorsqu’on proscrit le mot ?
Les écrivains de l’anarchie doctrinale, sans nous donner encore une formule bien limpide, s’appliquent à rêver cet avenir mystérieux, et, au point de vue documentaire, au point de vue de l’étude impartiale et courageuse de l’effort cérébral contemporain, je ne saurais trop recommander à l’érudit et au penseur la sereine méditation de leurs rêves étranges.
Lisez les curieuses Lettres sur l’anarchie publiées par la Révolte (7e année) :
L’anarchie ne veut pas condamner la société à la lutte perpétuelle, à l’antagonisme irrémédiable des activités. La raison dont elle procède est la formule de l’ordre universel ; son application sociale édifiera certainement l’ordre social qui ne repose ni sur le mensonge abusivement imposé, ni sur l’erreur d’une sensibilité fugitive.
Nous vérifierons cette possibilité et, au grand jour de l’évidence, nous essayerons la fondation de la société anarchiste, l’organisation rationnelle de ce désordre dont nous menacent les défenseurs intéressés du présent douloureux.
L’auteur a-t-il vérifié au grand jour de l’évidence la possibilité de fonder une société anarchiste, d’organiser rationnellement le désordre qu’on entrevoit à l’horizon ? Ce n’est ici et aujourd’hui ni le lieu ni l’heure de le rechercher. Ce qui vous importe, messieurs, pour la solution de l’affaire, ce n’est point la formule du soi-disant monde futur, mais la méthode prêchée pour créer ce nouvel univers.
Or, le dogme essentiel se traduit en quelques mots :
Le seul lien entre les hommes doit être le « sentiment de la solidarité ». Le seul groupement légitime est « le groupement naturel des mêmes tendances, des mêmes aspirations, des mêmes affinités ».
Il faut abandonner tout le vieux système de groupements autoritaires, de centralisation, de fédération avec conseil directeur.
Il faut que le groupement se forme spontanément.
Rien ne doit lier l’individu au groupe hormis la solidarité des mêmes aspirations. Il s’établit un mouvement libre de relations.
Vous le voyez, messieurs, on ne groupe pas les hommes. Aucune loi, aucun chef pour maintenir les groupements. Seulement, les hommes ont dans leur cœur l’instinct de la solidarité. Ils obéissent à la nature. Les amitiés, les affections, les intérêts les réunissent : mais hors les sentiments et leurs mouvements naturels, rien ni personne — c’est là toute l’anarchie scientifique — n’a le droit de maintenir ces réunions, qui ne peuvent devenir permanentes que par la permanence des instincts qui les ont fondées.
C’est la pure doctrine de Proudhon, quand il écrit le mot célèbre :
Le but final de l’évolution est l’anarchie, c’est-à-dire l’élimination radicale du principe d’autorité.
Et, comme Proudhon — ici, nous touchons le cœur du débat — comme Proudhon, Jean Grave n’admet point qu’on emploie pour le combat d’autres principes qu’après la victoire. La société anarchique doit s’élaborer comme elle devra plus tard fonctionner, c’est-à-dire qu’entre les autonomies individuelles, il ne peut, il ne doit y avoir d’autre lien que la communauté des tendances et des aspirations.
Voilà ce que — de 1887 à 1893 — Jean Grave répondra à tous ceux qui le consulteront.
De telles conceptions, je vous le disais, messieurs, n’ont d’accès qu’auprès des intellectuels. Les impulsifs n’y voient pas grand’chose. Et rien n’est amusant comme la correspondance — cette correspondance de conjurés ! — qui s’établit entre la Révolte et un grand nombre d’anarchistes.
De toutes parts on écrit à Jean Grave : « Mais, si nous voulons la victoire, organisons-nous ! associons-nous ! entendons-nous ! » Ces trois mots sont le fond des récriminations. Mais Jean Grave est un intransigeant, c’est un doctrinaire, sa doctrine ne fléchit pas, et son principe est un rempart qu’aucune considération pratique ne renverse. On s’irrite contre lui, car on sent qu’il est un cerveau, on s’aigrit, on le traite d’utopiste, de docteur, de pion — épithète que, d’ailleurs, il partage avec un ministre — de jésuite, — ce qui prouve, Monsieur l’Avocat général, que, si l’on est toujours l’anarchiste, on est toujours aussi le jésuite de quelqu’un ! (Hilarité).
Vains efforts ! A tout, Grave oppose le non possumus du doctrinaire, de sorte que, non seulement on ne s’organise pas en vue d’actes pratiques auxquels le journal La Révolte est toujours resté étranger, mais que, même dans le domaine des idées pures, au lieu d’arriver à l’entente, on aboutit, grammaticalement parlant, au défaut d’entente le plus absolu !
Prenez la collection de la 2e année :
Le 30 janvier 1889, les compagnons de Casteljaloux posent la question suivante :
« L’action individuelle peut-elle suffire ? »
Réponse : Oui ! la Révolte ne reconnaît qu’un principe : « l’initiative personnelle », qu’elle qualifie « d’organisation spontanée ».
En révolution, comme en organisation sociale, il n’y a pour les anarchistes qu’une seule autorité, c’est celle de l’initiative. (2e année, no 26).
Nous sommes révolutionnaires, oui… Mais pour que cette révolution s’accomplisse, il ne suffira pas que les révolutionnaires soient assez nombreux pour passer des aspirations au fait. Comme la société que nous rêvons d’établir ne doit pas s’imposer, mais être la résultante de la libre évolution de tous, il faudra que chaque révolutionnaire soit assez conscient de ce qu’il peut et de ce qu’il doit faire, soit dans la période de lutte, soit dans la période d’organisation, pour pouvoir se passer de mot d’ordre. (4e année, no 7).
Et cette idée revient incessamment dans la Révolte. Pourquoi un mot d’ordre ? Pourquoi une association ? Pourquoi une Franc-Maçonnerie ?
Notre société ne doit pas s’imposer, mais être la résultante de la libre évolution de tous.
Il faut que nos doctrines pénètrent les cerveaux, tous les cerveaux, de façon que l’universelle harmonie soit, non seulement le résultat, mais la cause de la finale évolution.
Une foute d’anarchistes, plus impulsifs ou plus pressés, n’entendent pas de cette oreille, et dans le no 11 de la 4e année, le défaut d’entente devient la scission déclarée. Ce sont les camarades espagnols qui, eux, veulent s’organiser et ont formé des « commissions de relations ». Écoutez la Révolte ; l’article est de Jean Grave : il est bien documentaire :
Vous n’avez pas d’entente, pas de réunions dans lesquelles on prenne des résolutions, nous reprochent encore les camarades. Pour vous, l’essentiel est que chacun fasse ce qui lui plaît.
Certainement, camarades, et nous sommes certains que c’est la seule manière d’agir.
Les camarades espagnols nous disent :
Nous sommes organisés de telle sorte que nous entretenons nos relations ; nous pourrions en avoir avec toute la terre, si les autres pays étaient organisés comme nous.
Quel dommage, Monsieur l’Avocat général, que vous ne soyez pas un avocat général espagnol ! (Rires). Votre besogne serait plus facile. Par malheur pour vous, il n’en est pas de même en France ; écoutez la suite, qui édifiera le jury :
Les anarchistes, certainement, ont passé par la phase que préconisent les camarades espagnols, sans s’y arrêter pourtant…
Nos amis partent de ce principe que l’on peut grouper des éléments en vue de faire la révolution…
Nous autres, au contraire, nous pensons que la révolution viendra en dehors de nous, avant que nous soyons assez nombreux pour la provoquer…
Nous cherchons donc, avant tout, à préciser les idées, évitant toute concession qui pourrait voiler un coin de nos idées ; ne voulant pas, sous aucun prétexte, accepter aucune alliance qui, à un moment donné, pourrait devenir une entrave.
… Nous nous opposons aux fédérations qui veulent tout englober, tout faire, tout entreprendre.
… Encore une fois, laissons les idées se préciser, laissons les impatients jeter leur feu, et les théories, devenant plus réfléchies, seront plus conscientes et se coordonneront d’autant mieux qu’elles n’auront rien d’imposé, que l’on n’aura apporté aucune entrave à la libre évolution des esprits. (4e année, no 26).
Quelle entente, Messieurs les Jurés !
Mais voici qui coupe court à toute équivoque. C’est un article intitulé : L’ENTENTE. Nous allons voir ce que l’anarchie doctrinale en pense, de l’ENTENTE qu’on l’accuse d’avoir établie entre les compagnons !
Une chose nous paraît certaine. C’est qu’entre anarchistes français il ne peut plus se constituer de ces organisations entre un petit nombre d’amis, voilées au grand nombre, qui voudraient donner une impulsion et une direction au parti. Si pareille entente se constituait aujourd’hui, elle n’aurait jamais l’importance qu’elle aurait eue autrefois et elle ne vivrait pas… Nous n’avons, d’ailleurs, qu’à nous en réjouir. De pareils groupements, qui ont rempli presque toute l’histoire de ce siècle, peuvent sans aucun doute donner, pour un certain temps, une vie au parti. Ils peuvent lui donner une force d’action, une importance et un certain lustre qu’il n’aurait pas acquis autrement. Mais, au bout de quelques années, toutes ces ententes deviennent une gêne, un obstacle au développement ultérieur. Elles ne permettent pas à l’individu d’atteindre toute la force de son développement. (4e année, no 31).
Tout cela était écrit en 1891. Le temps passe et le ton de la Révolte ne fait que se confirmer. Les numéros de 1892 répètent les mêmes conseils :
Je lis dans le numéro 48 :
Il devient évident que nos amis persistent dans leurs idées d’organisation préalable avec une obstination déconcertante. Ils ne s’aperçoivent pas que le vide grandit autour d’eux et nous présentent un ultimatum : « Passez par ici, ou l’anarchie est perdue. » Gardez vos prédictions, camarades.
Est-ce net ?
De tout ce qui précède dégageons les conclusions.
Il semble que les anarchistes se soient organisés en Espagne et qu’ils aient tenté de se fédérer en Italie. Des Français ont voulu suivre leur exemple. La brochure de 1883 a subi la poussée de cette tentative. Elle n’en a pas été la cause, mais le reflet. Quelques-uns peut-être l’ont essayé : ils n’y ont pas réussi. Et, si l’on veut à toute force faire au journal La Révolte l’honneur d’une grande influence, on peut dire que la vigueur de sa polémique sans trêve fut la cause de leur échec. Ironie des choses ! Cette même Révolte est aujourd’hui présentée au jury comme ayant été le pivot de ce qu’elle a très probablement empêché d’aboutir !… (Mouvement).
Ce qui ressort encore d’une lecture impartiale, c’est que La Révolte n’a jamais prétendu s’imposer au parti anarchiste, qu’elle a écrit pour son compte et le compte de ses amis, qu’elle a fait œuvre de journal et rien qu’œuvre de journal.
Le langage de Grave prête-t-il à la moindre équivoque ? Est-il le langage d’un promoteur, d’un organisateur, d’un leader ? N’est-il pas celui d’un journaliste qui veut n’être que journaliste, parce que c’est là qu’il trouve son devoir et sa mission ? Grave a été un gérant ; Grave a été un rédacteur. En ce qui le concerne, je conçois des procès de presse : tout autre procès est un illogisme, un non-sens ou un parti pris !
Voilà donc la Révolte bien caractérisée : la Révolte a été un journal, et non une conjuration.
C’est à titre de journal que, comme tous les journaux du monde, elle publiait, à sa quatrième page, ces fameuses « petites correspondances » qui, au dire de M. l’avocat général, servaient de lien aux conjurés !
Vraiment, messieurs, il faut un procès d’anarchistes, où l’on peut tout oser, pour se permettre de dire que les correspondants d’un journal sont des affiliés au sens de la loi pénale !
Voici un journal mondain. A la même rubrique « Petites correspondances », j’y relève ce qui suit :
Gabrielle X… à Paul Y… Mari part demain ; sois 3 h., avenue Acacias, bois.
M. l’avocat général soutiendra-il que, d’après le texte nouveau, il y a entente entre le journal dont je parle, Gabrielle, Paul et le mari ? (Hilarité).
Voici un autre journal, un journal boulevardier qui, entre temps, y va de son petit mot pour protéger la morale et la famille contre l’anarchie. J’y relève ce qui suit :
Jolie brune, 20 ans, professeur natation, Leçons tous les jours de midi à cinq heures piscine particulière.
Masseuse, premier ordre, services garantis.
Jeune Anglaise, à Paris, désirerait apprendre anglais à Monsieur riche et vieux.
Suivent les adresses que j’estime inutile de révéler à des pères de famille, quelle que soit la confiance qu’ils m’inspirent. (Rires).
Eh bien ! M. l’avocat général pense-t-il qu’il existe une entente, au point de vue pénal, entre le journal, la masseuse, l’Anglaise et le vieux Monsieur ?… (Hilarité générale).
— Mais — insiste M. l’avocat général — les correspondants de la Révolte étaient anarchistes !
Naturellement, Monsieur l’Avocat général, puisqu’anarchiste était le journal ! Un journal anarchiste a pour correspondants des anarchistes, comme un journal du boulevard a des boulevardiers, comme un journal de cocottes a des cocottes !…
Quant aux convocations de groupes, la Révolte faisait ce que fait l’Intransigeant, ce que font toutes les feuilles populaires — ni plus ni moins.
Ainsi que l’observait Jean Grave : « La Révolte ne convoquait pas les groupes. Ils se convoquaient eux-mêmes, puisque la Révolte se bornait à rendre publiques les convocations. »
Je passe aux souscriptions — qui, d’après M. l’avocat général, auraient alimenté la caisse du parti anarchiste.
Ah ! Messieurs les Jurés, elles avaient bien de la peine à suffire aux dépenses du journal !
La Révolte était pauvre, très pauvre. Plus d’une fois, le numéro ne put paraître, faute de fonds pour l’imprimer. Les abonnements étaient rares ; les souscriptions, tant bien que mal, corrigeaient leur insuffisance.
Ici, je ne vous apporte plus des extraits ! je vous apporte tous les avis, toutes les notes, tous les articles concernant les souscriptions. Vous y verrez que ces souscriptions, enregistrées sous la rubrique : Propagande générale, n’ont jamais eu d’autre but que de faire marcher le journal, qui les absorbait entièrement.
En voici, d’ailleurs, la preuve matérielle, d’après une pièce comptable.
Je la trouve dans le numéro du 6 juillet 1888. Je lis :
AUX CAMARADES
Avant toute chose, nous avons à remercier ceux qui ont répondu à notre appel, en nous envoyant des souscriptions, ou en promettant de verser régulièrement, tels que les groupes de Vierzon et Argenteuil, etc. C’est grâce aux amis de Buenos-Ayres que nous pouvons paraître sans encombre cette semaine.
Puisque les camarades nous aident de leur concours pécuniaire, nous leur devons un compte rendu financier de la situation, qui leur permettra de juger où nous en sommes.
Il résulte de ce compte rendu financier qu’il a paru jusqu’alors trente-neuf numéros de la Révolte ; que l’impression du numéro coûte 263 francs, ce qui, pour les trente-neuf numéros, fait 10.257 francs.
Or, les recettes n’ont été que de 8.066 francs, parmi lesquels figurent 1.690 francs, montant intégral des fameuses souscriptions !
Donc, même en absorbant pour les frais du tirage l’intégralité des souscriptions, restait un déficit de 2.191 francs !
Et voilà quelle était, d’après M. l’avocat général, la caisse centrale du parti. Elle ne suffisait pas à s’alimenter elle-même, mais elle alimentait l’anarchie !… (Mouvement prolongé).
Je concède pourtant qu’on a prélevé sur ces souscriptions de quoi imprimer et distribuer deux brochures.
La première attaque le militarisme ; elle est de nature à impressionner vivement les conscrits. Il n’y a qu’un malheur, Monsieur l’Avocat général : elle est du comte Tolstoï !… (Sensation).
Quant à l’autre, elle peut mettre la haine et la soif de vengeance au cœur des miséreux, des êtres dont « l’esprit a la colique », comme dit Montaigne, parce que leur estomac a faim. La poursuivrez-vous, Monsieur l’Avocat général ?… C’est le recueil des interviews du baron de Rothschild par M. Jules Huret !… (Hilarité).
Ah ! j’oubliais… Il y a eu d’autres souscriptions, des souscriptions ouvertes au profit, non des condamnés, mais de leur famille, de leurs petiots, de leurs gôsses, comme on nomme les bébés des misérables ! Et, ces souscriptions-là, vous les incriminez, Monsieur l’Avocat général ? Mais qu’avez-vous donc à la place du cœur ? Si c’est un crime que d’apaiser la faim, fût-ce la faim d’un anarchiste ; si c’est un crime de le secourir, je suis prêt à le commettre, ce crime, Monsieur l’Avocat général ! Allons ! Poursuivez-moi ! Je suis prêt à le mériter, et, certes, ce ne sont pas vos menaces qui étoufferont ma pitié ! (Vive sensation).
Que reste-t-il à ajouter ? Vous êtes bien convaincus que la Révolte ne complotait avec personne, puisqu’elle prêchait l’isolement ?
Vous êtes bien convaincus qu’elle ne s’entendait avec personne, puisque, même en théorie, elle n’a provoqué que des désaccords ?
Soutiendrez-vous encore que Jean Grave couvrait, par sa propagande écrite, la propagande par le fait ?
Mais, qu’est-ce donc, la propagande par le fait ?
Des vols ! Des assassinats !
Si donc Grave a couvert par sa propagande la perpétration de ces crimes, c’est qu’il n’en est pas l’ennemi.
Or, voici comment il en parle.
Ce qui suit est-il un encouragement à dynamiter les bourgeois ?
Quand les idées anarchistes ont commencé à se développer en France, elles ont subi un peu l’influence du mouvement terroriste russe. Justement, à ce moment, les nihilistes couronnaient par la mort du Tsar la guerre qu’ils menaient contre l’autocratie. Les idées anarchistes comportaient la propagande par le fait, l’enthousiasme qui s’empara de tous fut tel que, pendant longtemps, dans les groupes, on ne voulut plus entendre parler de théories. Il n’y avait que les timorés et les retardataires qui pussent s’occuper de ces fadaises.
Le vent était à l’action. A tout prix il fallait passer à l’action. Bombes, dynamite, nitro-glycérine étaient les seules choses dignes d’occuper l’attention d’un anarchiste sérieux. Crier bien fort et lancer des pétards dans les jambes des bourgeois, voilà qui devait être de l’anarchie.
Cette attitude, toute de bruit et de déclamation, n’a eu pour résultat que de nous faire passer pour des fous. (10-22 avril 1887).
Ce style n’est pas du goût des violents, des sanguinaires. Le groupe La Guerre Sociale s’en plaint avec amertume. Il raille ces « organes doctrinaires », qui sont l’œuvre de quelques « docteurs » et « sont fermés à ceux qui n’ont pas la même manière de voir ». « Nous croyons — dit-il — que l’argent gaspillé jusqu’à ce jour aurait été plus utilement dépensé, pour la propagande par le fait. »
Grave répond dans la Révolte : « Nous différons complètement d’idées avec la Guerre Sociale. » (Numéro du 3 février 1888).
Le 17 février 1888, Jean Grave écrit cet article :
LUTTE ET THÉORIE
La réponse des camarades de Toulon nous fournissant l’occasion de revenir sur cette question des organes de théorie et des organes de lutte et de nous expliquer sur notre manière d’envisager la propagande, nous allons le faire une bonne fois pour toutes.
Ce reproche de modérantisme a toujours été fait à la Révolte par des camarades qui trouvent que l’on n’est révolutionnaire qu’à la condition de parler sans cesse de fusillades, d’incendies, de massacres et pendaisons de bourgeois. Nous, au contraire, nous cherchons à démontrer que les mots violents ne prouvent rien, que le révolutionnarisme des idées émises fait tout, et non la forme du langage là où il n’y a pas d’idées.
Les camarades de Toulon écrivent : « Nous dirons aux travailleurs : Puisque ce n’est que par la force que l’on vous tient esclaves, tâchez d’être plus forts que vos maîtres. Nous prêcherons la lutte à main armée, lutte par tous les moyens, même par le feu…, etc. N’est-ce pas par les organes anarchistes soufflant le feu qu’on est arrivé à nier la légitimité de la propriété individuelle et à l’attaquer « comme voleur » au nom de la liberté anarchiste ? »
Tout cela, ce sont des phrases qui ne répondent pas à la vérité. Dites à la tribune, elles peuvent enflammer un auditoire qui se laisse entraîner plus par la véhémence des paroles que par le raisonnement ; mais, quand on les discute, il n’en reste pas grand’chose.
Les camarades de Toulon nous citent Marat, Cyvoct, Jacques Clément et Lucas. Sous prétexte de faire de l’érudition, il ne faudrait pas venir comparer des situations qui ne sont plus les mêmes. En 93, on était en pleine période insurrectionnelle. Les sections étaient sous les armes. Des appels à l’action n’avaient rien d’anormal. En période de propagande, ce n’est plus la même chose.
Quant à Jacques Clément et à Lucas, deux visionnaires, des fanatiques qui ont frappé sous le coup d’une surexcitation cérébrale quelconque, ce n’est pas à des gens de leur espèce que les anarchistes entendent faire appel pour grossir leurs rangs. Ce ne sont pas des cerveaux malades qu’il faut pour faire réussir la révolution sociale.
Vous avez remarqué, messieurs, le reproche de modérantisme jeté à la face de Jean Grave ? Dieu ! que c’est donc toujours la même chose, l’Histoire ! — Ne dirait-on pas de Marat insultant au génie de Danton ! Et, cependant, on veut envoyer Jean Grave au bagne, sous prétexte qu’il a organisé la violence de ceux dont la violence le méconnaissait !… (Mouvement prolongé).
Voici, enfin, qui est bien topique.
Le 21 mai 1892, la Révolte reproduit un article du Figaro qui, sans doute, ne fait pas l’apologie de Ravachol, mais explique son acte par des mobiles généreux :
LES EXPLOSIONS
Une chose frappante s’est produite à l’égard des dernières explosions.
Les insultes ont plu sur les anarchistes, c’était inévitable. Mais tout le temps elles se mêlaient jusque dans la presse bourgeoise, à des signes de respect.
A côté des Guesde et des Maxime du Camp qui en parlaient l’écume à la bouche et le venin sur les lèvres, — on voyait les Zola déclarer :
« Osons le dire, ce sont aussi des bons, des généreux, d’une bonté impulsive — inconsciente, soit, — mais leur mobile est désintéressé : ils veulent détruire pour arriver plus vite à ce règne de justice qu’ils croient de demain. » (Figaro du 8 avril).
Eh bien ! au lieu d’abuser de ce mouvement d’opinion pour prêcher la dynamite, voici ce qu’écrit la Révolte :
Aux anarchistes de ne pas abuser de ce sentiment des masses.
Érigé en système, le terrorisme cesserait d’être ce qu’il a été jusqu’à présent, — un acte de révolte de l’individu contre tout un régime qui l’obsède.
Et il ferait oublier l’autre élément, — le grand, le seul qui fasse les révolutions, — les masses, les foules dans la rue.
Les masses dans la rue ! La révolution sociale ! Voilà ce que veut Jean Grave ! La dynamite au coin des rues ?… Il est trop intellectuel !…
Voici une remarquable analyse de la situation du moment. L’article est du 30 avril 1892 ;
LE TERRORISME
Les explosions de Paris ont été suivies de toute une série d’attentats à la dynamite, en France et ailleurs. C’est une prise d’armes, dirigée surtout contre ceux que la société bourgeoise entoure de son plus grand respect : les juges, « les magistrats », comme on aime dire dans ce monde.
Tous ces attentats n’ont causé que des dégâts matériels et ils ont provoqué pour quelques jours une panique incroyable dans les classes aisées — panique passée aussi vite qu’elle est venue.
Une autocratie, dans des cas pareils, perd entièrement la tête. Elle voit déjà dans son imagination un vaste complot, une formidable organisation occulte. Elle tremble pour son existence et s’empresse de prendre des mesures si disproportionnées au danger réel, si vexantes pour le grand nombre, qu’elle se fait bientôt abhorrer par ceux mêmes qui en étaient hier les supports fidèles.
Plus habile que les autocrates, la bourgeoisie ne se laisse pas si facilement entraîner à l’épouvante par des faits isolés, tant que le peuple, les masses ne bougent pas. Aussi les deux bourgeoisies, française et anglaise, ont vite mesuré la profondeur du mouvement ; elles ont vite compris qu’elles n’avaient devant eux que des individus isolés…
Ce que l’histoire du moment nous demande, ce ne sont pas des hommes rêvant barricades, explosions et autres accessoires des révolutions, mais des hommes voulant, appelant de tout leur être la révolution sociale elle-même.
Voyons ! de telles lignes ont provoqué Léauthier ? (Vif mouvement).
Voilà pour les excitations aux attentats contre les personnes.
Voici, maintenant, pour les attentats contre les propriétés — le vol.
Oh ! ici, la Révolte est formelle :
11 décembre 1891.
Et, d’abord, débarrassons-nous de cette théorie enfantine que l’on nous a prêchée, qu’en pratiquant le vol on détruit les préjugés de propriété…
Le vol, en effet, c’est la meilleure garantie des propriétés.
La propriété est constituée, parce que si la propriété est le vol — le vol c’est la propriété !
Tristes révolutionnaires ceux qui, pour battre en brèche la propriété, ne savent que la reconnaître ; qui, pour arriver à l’expropriation, commencent par l’appropriation.
18 décembre 1891.
Passons maintenant au côté pratique de la question.
Comme principe — avons-nous dit — le vol n’apporte rien de nouveau ; il n’a absolument rien de révolutionnaire.
Depuis les Pharaons d’Égypte, les maîtres ont volé leurs esclaves, et les esclaves — au lieu de se révolter — ont volé leurs maîtres. Le vol, c’est la contre-partie de la propriété, la soupape de sûreté de la propriété.
On n’abolit pas la propriété en pratiquant le vol, qui est l’appropriation, et on ne démolit pas une société basée sur le mensonge et l’hypocrisie en érigeant le mensonge et l’hypocrisie en vertus révolutionnaires.
25 décembre 1891.
Si le vol ne vaut rien comme principe révolutionnaire, il vaut encore moins comme moyen d’action.
....... .......... ...Mais, nous dira-t-on, on a bien condamné l’estampage (une sorte de filouterie qualifiée) entre compagnons ?
Entre compagnons ? Mais où donc commence le compagnonnage, où commence le « bourgeois » ?
La blouse ne trace pas de limite, car on a bien parlé de voler ces affreux « bourgeois, les vendeurs de châtaignes grillées ».
« C’est pour les rendre révolutionnaires », a-t-on ajouté, tout comme Torquemada, le jésuite, qui brûlait les hommes pour sauver leurs âmes, ou comme l’État, qui dépouille le paysan pour « l’instruire » et le faire « progresser ».
On voit dans quel labyrinthe inextricable de sophismes et d’absurdités on s’embourbe en érigeant le vol en théorie.
Comme principe révolutionnaire, la théorie ne tient pas debout. Le vol, c’est la propriété, c’est l’appropriation, non l’expropriation ; c’est le faible qui vole : la force exproprie.
Voilà ce que veut Jean Grave : l’expropriation par la révolution. Il veut faire aux bourgeois ce que les bourgeois firent naguère aux nobles et aux bourgeois.
Mais le vol !… Vous voyez comment la Révolte le traite ? et vous dites que sa propagande enfanta les voleurs ?…
Elle a condamné le vol sans distinction, sans restriction ! elle s’est nettement séparée de l’autre doctrine anarchiste qui veut faire des distinguo ; et c’est à cause de cela que, d’après une pièce même du dossier, une lettre de Paul Reclus, on voit ce dernier, sinon brouillé, du moins en froid avec Jean Grave, à la suite des discussions qui s’élevèrent sur le vol.
Quelle entente ! Et dire que l’on présente Paul Reclus et Jean Grave comme formant à eux deux le comité directeur de l’anarchie !… (Mouvement prolongé).
Voilà comment Jean Grave a prêché la propagande par le fait ! Voilà comment il a approuvé les propagandistes ! Voilà comment il en a fait l’apologie !
Ah ! Cette apologie, je la trouve bien mieux faite dans un journal conservateur, le Nouvelliste de Bordeaux, que les griffes de vos lois nouvelles ne manqueraient pas.
Écoutez :
Dans ce duel qui se livre entre une société égoïste et pourrie, et quelques barbares audacieux qui se dressent devant elle pour la détruire, c’est pour les barbares que sont mes sympathies.
… Les vrais coupables, ce sont les gouvernements impuissants qui se remplacent de période en période, sans changer rien à leur bêtise initiale et à leur routinière incapacité.
Nous avons eu depuis cent ans des royautés, des empires, des républiques ; et tous, qu’ont-ils fait ? Rien, rien, moins que rien. Ils ont gorgé d’argent les valets qui les ont servis, tracassé les valets des autres, jetant partout des ferments de discorde, esquissé des semblants de lois populaires, et clamé beaucoup de discours où l’on parlait d’une certaine liberté, d’une lointaine égalité et, je crois même, d’une vague fraternité.
Des hommes moustachus ont succédé à des hommes glabres ; des barbus à des moustachus ; mais, à part ce léger détail de toilette, c’est toujours la même chanson. Les réformes sont toujours « prochaines », les sacrifices toujours « provisoires ». — Il existe un code qui est le plus sordide monument d’infamie et de malpropreté. Tous les vols s’y embusquent à leur aise comme en un vieux manoir bordant les grands chemins ; toutes les exactions y peuvent creuser impunément leur caverne.
— Les vrais coupables, enfin, ce sont tous ceux qui, dans leurs livres, leurs journaux et leurs discours ont légitimé la violence et consacré la révolte. Ah ! ils sont vraiment bien plaisants, tous ces massacreurs en chambre, ces terroristes de brasserie, ces autoritaires de boulevard, dont toute la vie se passe à célébrer de hauts faits révolutionnaires, et qui poussent des cris d’oie embrochée quand c’est contre eux que se tournent les révolutions !
Ouais ! Messeigneurs, cela vous dérange qu’on fasse sauter vos maisons ! Croyez-vous par hasard que les guillotinés de 1793 trouvaient la plaisanterie de leur goût ?
Croyez-vous que les fusillés de 48 et du 2 décembre n’avaient pas rêvé un sort meilleur ? Poussons plus loin : Croyez-vous que les protestants et les catholiques, massacrés de part et d’autre durant les guerres du seizième siècle, prenaient un plaisir extrême à ce genre de propagande ?
Ah ! la superbe ironie ! On ne peut faire un pas sans se cogner la tête à la statue d’un beau rôtisseur de foules ; de doux universitaires à lunettes vont bêler des périodes à panaches devant le socle de tous les Dantons, et quand des inconnus ont la prétention de suivre ces nobles traces :
« Le monstre ! l’horrible monstre ! tuez-le ! » C’est bon dans l’histoire, n’est-ce pas ? Cela procure aux cuistres de tous les temps quelques amples développements de rhétorique, mais cela vous gêne qu’on s’avise de continuer la tradition ! — O comédiens ! toute votre histoire n’est que l’apologie de la haine, de la violence et de la révolte, et vous vous figurez que l’Histoire va s’arrêter subitement parce que c’est vous qui la vivez ? — O imbéciles !
Ah ! ils vont bien, les bourgeois, quand ils jugent la bourgeoisie !
Je comprends que la Révolte reproduise leurs articles !… (Longue sensation dans l’audience).
Maintenant vous connaissez, Messieurs les Jurés, la propagande écrite de la Révolte ? Vous savez si elle masque la propagande par le fait ?
Est-ce à dire qu’elle soit sans responsabilité ?
Ah ! Messieurs les Jurés, écoutez-moi bien : anarchistes ou non, nous autres penseurs, nous en avons tous une dans l’histoire des choses humaines !
Et nos penseurs officiels, ceux que nous glorifions, n’en ont-ils pas assumé une plus terrible que celle de Jean Grave ? L’œuvre de Jean Grave est-elle aussi meurtrière que la leur ?
Comment ! on a le courage de requérir contre un homme vingt ans de travaux forcés, de flétrir son idée sous prétexte qu’elle n’a pas été bien sage, qu’elle a prêché la désobéissance, effrayé les propriétaires, manqué de respect à l’armée ; — comment ! on a ce courage, quand on est le fils de la pensée jacobine dont les rapacités dépouillèrent la vieille France, dont les fureurs la rougirent de sang ; quand on est l’officielle incarnation d’un régime qui, dans nos rues et sur nos places, grandit la statue de Danton : la statue du crime ; celle de Jean-Jacques : la statue du vol ; celle de Voltaire : la statue de la révolte ; celle d’Étienne Marcel : la statue de la trahison ; et, le plus carrément du monde, on soutient au jury qu’il faut déporter Jean Grave, parce que les écrits de Jean Grave dynamitent la bourgeoisie !
Pas plus, Monsieur l’Avocat général, que les écrits de Voltaire n’ont guillotiné Marie-Antoinette — peut-être autant, pas davantage !…
Et donnant la main au poète Henri Heine, le sanglant ironiste, vous pourriez, avec lui, chanter la ronde macabre :
« Comme les glaces des fenêtres brillent gaiement au château des Tuileries !
« Et pourtant, là, reviennent, en plein jour, les spectres d’autrefois !
« Marie-Antoinette reparaît dans le pavillon de Flore !
« Dames de cour en toilette !
« Leur taille est fine ! Les jupes à panier bouffent !
« Ah ! si seulement elles avaient des têtes !…
« Mais voilà ! Elles n’ont pas de têtes !… Voltaire les a coupées !… »
Ah ! Messieurs les Jurés, quel que soit leur nom, ce sont de terribles dynamiteurs que les penseurs !
Oui ! Leur rêve d’avenir dynamite le présent !
L’Idée, quels que soient son but, sa physionomie, son allure — l’Idée haute, pure, sainte, comme l’Idée troublée, égarée, dévoyée, — l’Idée n’est jamais, ne peut être une pacifique. L’Idée est une guerrière. L’Idée s’indigne des ténèbres, des tyrannies, des turpitudes ambiantes. L’Idée veut sauver, émanciper, régénérer, illuminer. L’Idée a l’horreur du présent ; le présent est son ennemi. L’Idée rêve l’avenir. L’Idée veut changer le monde. L’Idée est une révoltée !…
Le rêveur — cet amant de l’Idée — est quelquefois un halluciné.
Mais c’est quelquefois aussi un visionnaire ! Et l’avenir seul peut nous dire ce qui est une vision ou une hallucination.
Le penseur ressemble à Moïse :
Devant les multitudes souffrantes, altérées de bonheur, il découvre les champs du Futur, un peu comme Moïse, du haut de la montagne, découvrait à son peuple les splendeurs de la Terre Promise !
Et il arrive que, dans la hâte de la douleur, des miséreux se précipitent sur la fraîcheur des oasis qui, hélas ! quelquefois, ne sont que des mirages !
Mais, parce qu’il peut y avoir des mirages dans les lointains de l’avenir, croyez-vous arrêter le bras de Moïse ? Croyez-vous, par le bagne, par le cachot, par l’épouvante, glacer le geste ardent de la Pensée humaine ?
Vous êtes le pouvoir social, Messieurs les Jurés, et, comme pouvoir social, vous avez le droit d’endiguer les élans de l’Idée frémissante.
Mais l’Idée, elle aussi, a des droits contre vous, et si vous l’enchaînez, l’Idée vous engloutira !
Vous est-il arrivé quelquefois d’errer le long des grèves, et de promener vos regards sur l’immensité des flots ?
La vague vient mordre le roc ! Et le roc brise la vague ! Et, souriant, vous dites : « Jamais la vague ne détruira le roc ! »
Et puis, le bruit des houles dissipe votre rêverie. Vous regardez à vos pieds, et l’effritement des roches vous apprend la victoire des vagues ; vous regardez à vos côtés, et vous voyez que leur courroux creusa de larges avalures !
Eh bien, le roc c’est vous ; c’est, messieurs, le pouvoir social. La vague, c’est l’Idée, c’est la Pensée humaine ! Le pouvoir social, qui est fait d’intérêts, de possessions et d’égoïsmes, arrête pour quelque temps les fièvres de l’Idée ; mais les frissons, les ardeurs de l’Idée finissent par briser la digue sociale !
Ne vous en inquiétez pas ! et ne maudissez pas les tempêtes de l’Idée ! Les tempêtes, c’est vrai, causent quelques naufrages ; mais savez-vous le rôle et le but de la tempête ? Il est un péril plus sinistre que l’agitation de la houle, c’est le miasme du marais ! Et, si la mer cessait d’être la grande agitée, elle deviendrait la grande empoisonneuse…
Songez à cela, messieurs, oubliez les spectres qu’on agite sous vos yeux.
Ne collaborez pas à des œuvres innommables ! Ne jetez pas Jean Grave en pâture aux appétits !
Ils ne sont pas associés, ces hommes ! Vous le savez, messieurs ! Ne dites pas qu’ils le sont ! Vous parlez sous la foi du serment !
Aucune considération n’excuserait votre parjure !
Jadis, un danger se dressa devant le monde féodal, comme le danger anarchiste menace le monde bourgeois. Mais c’était un danger plus terrible.
Les Albigeois soutenaient les principes qui devinrent plus tard ceux de la Révolution. Le monde féodal se leva, épouvanté ; il revêtit son casque et sa cuirasse ; mais il ne dérangea pas les Parlements ; il ne jugea pas : il tua ; il massacra, il inonda de sang la terre ; mais il ne commit pas cette infamie qui pèse lourd, je vous l’assure, sur les épaules de ceux qui s’en rendent responsables : essayer de donner la couleur d’une sentence de justice à ce qui n’est, au fond des choses, que la brutalité d’une exécution !
La justice ! Messieurs les Jurés !… Elle est l’âme des sociétés humaines !
Un corps sans âme est un corps mort ; si vous voulez sauver votre société branlante, ah ! je vous en supplie, ne tuez pas la justice !
Quand on vous dira : « Ces hommes sont des anarchistes, cela suffit, coupables ou non, frappez-les ! », répondez :
« Non, ce sont là des propos de fusilleurs et non des phrases de justiciers ! Si la justice est impuissante, s’il faut faire encore autre chose, eh bien, faites cette besogne : elle ne nous regarde pas !… » (Applaudissements).