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L'histoire sociale au Palais de justice. Plaidoyers philosophiques

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LE RENOUVELLEMENT DU PRIVILÈGE DE LA BANQUE DE FRANCE

AFFAIRE DRUMONT-BURDEAU

Cour d’assises de la Seine
Audiences des 14 et 15 Juin 1892.

Le 13 mai 1892, M. Drumont, directeur de la Libre Parole, publiait, à propos du projet de loi relatif au renouvellement du privilège de la Banque de France, rapporté par M. Burdeau, un article où on lit notamment ce qui suit :

« Le projet de loi sur le renouvellement du privilège de la Banque de France intéresse l’existence même du pays. Tel qu’il est, il compromet notre sécurité en mettant toutes les ressources de la France entre les mains d’un Juif de Francfort ; il prive tous les travailleurs français, les petits commerçants, les ouvriers, de l’appui qu’ils devraient trouver dans un établissement national.

....... .......... ...

« Quand un homme un peu encombrant n’a pas réussi à être ministre, on le dédommage en lui donnant un rapport à faire sur une question financière… Généralement, le bénéficiaire du rapport n’est pas tenu de cuisiner lui-même, on lui expédie le document cuit à point. »

M. Burdeau, s’estimant diffamé, assigna MM. Drumont et Millot, gérant de la Libre Parole, devant la cour d’assises de la Seine.

L’affaire vint à la barre les 14 et 15 juin 1892.

M. Drumont défendit lui-même sa cause. Puis Me de Saint-Auban, son avocat, compléta ses observations par la plaidoirie ci-après reproduite.

Le jury rendit un verdict négatif en ce qui touche M. Millot, lequel fut acquitté ; et un verdict affirmatif, mais mitigé par des circonstances atténuantes, en ce qui touche M. Drumont, lequel fut condamné par la cour au maximum de la peine, c’est-à-dire à trois mois de prison.

Messieurs les Jurés,

Je comptais vous présenter d’une façon complète la défense de M. Drumont.

Il l’a présentée lui-même.

Vous venez de l’entendre. Vous savez ce qu’il est, et je crois répondre au sentiment universel en n’ajoutant que peu de chose à son magnifique discours.

Il y a seulement un point sur lequel je voudrais appuyer d’une sorte particulière.

Je voudrais revivre avec vous l’heure, la minute qu’a vécue l’écrivain lorsqu’il a écrit l’article incriminé.

C’est là messieurs, je vous assure, une étude psychologique très intéressante pour votre justice, parce qu’elle vous fera subir toutes les impressions qu’a subies l’écrivain lui-même, et qu’elle vous expliquera comment, à sa place, votre état d’âme eût été le sien.

Vous lirez dans la chambre de vos délibérés ces documents décisifs que déjà vous connaissez. Un seul coup d’œil jeté sur eux suffirait, sans plaidoirie, pour édifier vos consciences, pour éclairer vos religions.

La seule preuve que je veuille vous apporter, c’est la preuve de la contradiction absolue, du flagrant illogisme qui existe entre les articles de M. Burdeau, publiciste, et le rapport de M. Burdeau, député.

Le 4 mai 1883, M. Burdeau, publiciste, proclame dans son journal, le Globe, la supériorité de la Banque d’Angleterre sur la Banque de France. En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, proclame, à la Chambre, la supériorité de la Banque de France sur la Banque d’Angleterre !

Le 4 mai 1883, M. Burdeau, publiciste, écrit dans son journal, le Globe : « Le tiers des billets de la Banque de France sont du simple papier monnaie, et derrière eux il y a le néant ; derrière les billets anglais, il y a de la rente anglaise, c’est-à-dire la valeur la plus solide du monde : voilà la différence. » En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, déclare : « La Banque de France offre une garantie de remboursement supérieure à celles des Banques d’Angleterre et d’Allemagne ! »

Le 4 août 1883, M. Burdeau, publiciste, écrit dans son journal, le Globe : « Dès maintenant, la Banque prépare ses batteries, elle fait ses ouvrages d’approche, elle tâche, d’une manière discrète, de créer un mouvement dans l’opinion publique… Elle fait poser la question du renouvellement du privilège dans un petit livre intitulé : Le progrès à la Banque de France, et signé Mugnier. En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, propose de « proroger de vingt-trois ans, soit jusqu’au 31 décembre 1920, le privilège de la Banque de France qui expire le 31 décembre 1897 ! »

Le 9 novembre 1883, M. Burdeau, publiciste, déclare dans son journal, le Globe, qu’en France on ne connaît que le métal. En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, déclare qu’en France on ne connaît que le papier !

Le 9 novembre 1883, M. Burdeau, publiciste, écrit dans son journal, le Globe :

« Supposez que les détenteurs de billets aient besoin de les utiliser avant l’échéance du portefeuille. La Banque, mise par ce seul fait au pied du mur, se verra convaincue d’imposture.

» Mais, d’abord, est-il bien loyal de dire aux gens qu’on est en mesure de les payer, quand, en réalité, on espère seulement que les circonstances vous permettront de les payer ?

» Que fera-t-elle alors ? Simplement ce que fait un négociant qui va déposer son bilan. Elle fermera ses guichets. Seulement, cette opération, qui s’appellerait faillite chez un autre, prend chez elle un nom tout à fait noble : c’est le cours forcé. »

En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, affirme que « c’est un réservoir de numéraire et de lingots tel, qu’au cas d’un assaut du public, la Banque, en payant à guichets ouverts et avec la plus grande vitesse possible les porteurs, n’arriverait probablement pas à épuiser son stock dans le délai de vingt-six jours qui représente l’échéance moyenne de son portefeuille, ni même, sans doute, dans le délai d’échéance de ses plus longs effets. En sorte que, par ce seul fait, l’impossibilité d’une suspension de payements paraît matériellement assurée ! »

Le 9 novembre 1883, M. Burdeau, publiciste, déclare que la constitution du portefeuille de la Banque de France est une fraude aux dépens du public. En 1892, le même M, Burdeau, devenu député-rapporteur, déclare que le susdit portefeuille équivaut à peu près à de l’or en barre (page 4 du rapport) !

Le 9 novembre 1883, M. Burdeau, publiciste, proclame dans son journal, le Globe, que le billet de banque est une monnaie fictive, une fausse monnaie. En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, proclame que, dans la réalité, ce billet paradoxal peut égaler en sécurité le bon de monnaie (page 9 du rapport) !

Le 30 janvier 1884, M. Burdeau, publiciste, écrit dans son journal, le Globe : « Le seul remède, c’est la suppression du droit exorbitant qu’a la Banque d’émettre du papier. » En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, écrit : « Il n’est pas sans inconvénient de laisser se rétrécir outre mesure la marge d’émission dont la Banque peut disposer pour parer à une nécessité publique. » (Page 38) !

Le 1er février 1884, M, Burdeau, dans son journal, le Globe, traite d’assignat les billets de la Banque de France. En 1892, le même M. Burdeau, devenu député-rapporteur, propose de relever de cinq cents millions la marge d’émission dont dispose actuellement la Banque (page 38 du rapport) !

Conclusion :

En 1883, M. Burdeau, publiciste affirme violemment dans son journal, le Globe, qu’il ne faut pas renouveler le privilège de la Banque de France. En 1892, le même M, Burdeau, devenu député-rapporteur, affirme, non moins violemment, qu’il faut renouveler le privilège de la Banque de France !…

Messieurs les Jurés, transportez-vous dans le cabinet de M. Drumont, pesant ces contradictions, mesurant ces illogismes !

Il est certain que c’est un piège tendu à l’opinion publique que de telles variations ; et il est fâcheux qu’on soit obligé d’écouter une plaidoirie comme celle de Me Waldeck-Rousseau, une plaidoirie de trois heures, dont l’exorde et la péroraison encadrent un véritable cours d’économie politique, pour arriver, non pas à concilier ce qui est inconciliable, mais à excuser, dans une certaine mesure, ces étranges métamorphoses, à côté desquelles les Métamorphoses d’Ovide sont un jeu d’enfant.

Doit-on s’étonner si M. Drumont éprouva un étrange malaise, lorsqu’il vit dans le rapport du député la négation brutale des écrits du polémiste ?

Je dis : la négation brutale ! Et non pas seulement des principes qui peuvent à la rigueur changer (pourtant pas d’une sorte si grave !…), mais des affirmations portant sur des faits matériels ! (Sensation prolongée).

J’ai profondément regretté, je l’avoue, au point de vue des mœurs publiques, ce qui a été plaidé hier et ce qui a été plaidé aujourd’hui. J’ai été stupéfait d’entendre soutenir par l’accusation une doctrine qui me paraît fatale au bon ordre national : on est venu vous plaider qu’il y a deux états d’âme très différents, celui du publiciste et celui du député, que le publiciste cède à certains entraînements, le député à certains autres et qu’en définitive le député a le droit de dire tout le contraire de ce qu’a dit le publiciste.

Si l’on songe que les bureaux de rédaction des journaux sont en quelque sorte l’antichambre de la Chambre, et que presque toujours l’on commence par être journaliste avant d’être député, n’est-il pas évident que, pour rechercher, pour pressentir quelle sera l’opinion d’un député en présence d’un projet de loi, on n’a guère d’autre ressource que de se reporter aux articles qu’il a écrits comme journaliste ?

Oui, dans un pays où nous votons un peu à l’aveuglette, comme à l’aveuglette nous placions nos fonds, quand nous allions les porter aux guichets du Panama, les électeurs n’eurent qu’un moyen de pressentir ce que serait le rapport de 1892 : se référer aux articles de 1884…, qui en sont la négation absolue !…

Car il ne faut pas dire, comme le plaidait hier mon honorable confrère, Me Waldeck-Rousseau, que M. Burdeau n’élevait en 1884 que des critiques de détail sur l’organisation de la Banque de France. Vous êtes fixé à cet égard.

Je tiens à préciser ce point, parce que, encore un coup, les articles du Globe ont été la cause déterminante de la colère de M. Drumont, colère qui s’est traduite par des formules littéraires dont on a singulièrement grossi l’esprit et la portée.

Vous savez que le M. Burdeau de 1883 et de 1884 réclamait, non la modification du privilège, ainsi qu’essayait de vous le faire croire Me Waldeck-Rousseau, mais sa suppression !

Et voilà pourquoi M. Drumont a suspecté la bonne foi de M. Burdeau. Et voilà pourquoi, en la suspectant, il a été lui-même d’une complète bonne foi.

Car tout est là, messieurs : M. Drumont a-t-il été sincère ? C’est l’unique question du procès.

En effet, défendre Drumont, contre quoi ? contre le reproche de mal écrire, de mal penser, d’être inepte, ignorant, stupide ?

Car la bouche des adversaires a proféré tous ces mots si gracieux !…

Oui, Drumont, l’auteur de la France Juive, Drumont, connu dans le monde entier, Drumont, salué par toute la presse, non pas de France, mais d’Europe, Drumont, qui a inspiré au journal de M. le le prince Mentchersky, le journal des vieux Russes, le Grajdanine, un admirable article que vous avez lu, que vous lirez encore, que je veux faire passer dans la chambre de vos délibérés, et qui vous montrera ce que pense notre amie la Russie de la situation dans laquelle va être renouvelé le privilège de la Banque de France, ce Drumont-là, on l’a qualifié de stupide !… O imbécillité de la haine !…

Drumont ! Il est en quelque sorte l’incarnation de la race française !

Drumont ! C’est l’homme qui n’a qu’une passion au cœur, la passion de la patrie !

Savez-vous, me disait-il l’autre jour, ce qui m’épouvante en l’étal actuel ? Ce n’est pas que M. de Rothschild soit à la Banque de France. M. de Rothschild, le particulier, M. de Rothschild qui fréquente le prince d’Aurec, qui marie sa fille, qui a de belles chasses à Ferrières et qui y invite la noblesse française, ce M. de Rothschild-là, il nous est bien indifférent.

Mais Rothschild, non pas M. de Rothschild, Rothschild tout court, c’est autre chose. C’est un être collectif, impersonnel, dynastique, qui résume les aspirations de sa race, ses cupidités, ses appétits, ses merveilleux élans qui l’emportent vers la conquête de l’or auquel est attachée la domination du monde. Cet être dynastique, il incarne les rapacités juives, comme les Romanoff incarnent les mysticismes russes, les Hohenzollern, les brutalités prussiennes, comme, un moment, les Capétiens ont incarné les héroïsmes de la France.

Cet être dynastique, il s’étend partout, il règne sur tout. En France, il s’appelle Alphonse, James de l’autre côté du détroit ; à Vienne, à Berlin, il prend un autre nom, mais il est toujours Rothschild, il est un être international, un être sans patrie, parce qu’il est au-dessus de toutes les patries.

Cet être international, dynastique, il est en fait, on ne peut le nier, le maître souverain du pays.

Il est tellement le maître souverain du pays, que j’avais eu l’intention d’amener à votre barre, comme témoin, un commerçant. Ce commerçant m’a dit : Si je vais déposer en votre faveur contre la Banque de France, demain la Banque de France me coupera mon crédit.

Dites ensuite que Rothschild ne règne pas à la Banque de France !

Je me rappelle le mot d’un économiste célèbre ;

« La Banque de France, c’est le château-fort du crédit national. »

C’est vrai.

Pour se faire une idée de ce qu’est la Banque de France, il faut aller voir ce que sont les frontières de l’Est.

La Banque de France est le château-fort qui défend l’épargne française, comme les frontières de l’Est défendent notre territoire.

Eh bien, messieurs, que ceux qui ne comprennent pas notre œuvre, que ceux qui s’imaginent que M. Drumont fomente une guerre religieuse, quand il n’a qu’un désir, c’est que les Juifs respectent nos églises, comme il respectera toujours leurs synagogues, que ceux qui lancent contre nous ces ineptes accusations aillent frapper à la porte des forteresses de l’Est.

Qu’y verront-ils ?

De jeunes lieutenants ou de vieux généraux qui, du matin au soir, ont les oreilles brisées par le bruit du tambour et les yeux éblouis par les étincellements du drapeau, et qui ne sentent dans le cœur qu’un amour, qu’une ivresse, la noble ivresse, le saint amour de la Patrie !

Ah ! ils ne sont pas des internationaux, eux !

Leur horizon est borné par le fleuve et par la montagne, et s’ils jettent un regard de l’autre côté de la frontière, ce n’est pas pour consulter la cote des valeurs étrangères, mais pour voir s’ils n’aperçoivent pas sur les routes une poussière qui annonce les canons ennemis !

Et quel est donc le général qui commande à la Banque de France ?…

On compare la Banque de France à nos forteresses, messieurs ! On proclame qu’elle joue à l’égard de nos fortunes le rôle que jouent nos forteresses à l’égard de nos libertés ! Et il serait possible de ne pas éprouver une patriotique angoisse, quand on voit la féodalité internationale partout maîtresse souveraine, partout la reine incontestée ! Messieurs, bientôt, si cela continue, il n’y aura plus de nations, non parce que les anarchistes les auront dynamitées, mais parce que les ploutocrates les auront achetées, envahies et salies !… (Mouvement prolongé dans l’audience).

Voilà, messieurs, la grande idée antisémitique : nous sommes des nationaux qui avons la passion du pays, des Français, des gens du terroir. Nous ne venons ni de Cobourg ni de Coblentz, ni de Mayence ; nous sommes nés dans ce pays ; nos pères et nos mères y sont nés. Nos aïeux et nos aïeules y sont nés eux aussi. Et c’est précisément parce que, suivant une belle expression, nous sommes l’aboutissant d’une longue série d’aspirations françaises, qu’en nous sentant pénétrés par un appétit ennemi de notre idéal, nous éprouvons ces mélancolies indicibles, et aussi ces rages terribles qui se traduisent par les tristesses et les colères de Drumont ! Ces colères, elles ne sont point celles d’un diffamateur, mais celles d’un patriote. Il y a des colères qu’il faut punir, messieurs, parce qu’elles sont des colères hypocrites ; il en est d’autres qu’il faut saluer, parce qu’elles sont de merveilleuses énergies !…

Messieurs, ces énergies sublimes, ces colères saintes ont parfois des excès regrettables ; mais faut-il pour cela en tarir la source féconde ?… (Sensation).

Ce qui m’intéresse, à cette heure, c’est de savoir ce que vont faire douze jurés de France, douze hommes de notre race, de notre tempérament, en présence d’un accusé qui les incarne et les résume.

Je crois qu’ils agiront comme agiraient les magistrats eux-mêmes, s’il n’était pas question de Drumont et si la haine n’altérait pas la sérénité des esprits. Ce problème, ils le résoudront de la seule façon dont on puisse le résoudre, c’est-à-dire d’une façon française.

Que voulez-vous, messieurs, M. Drumont est un mystique, il faut le prendre comme il est. Il a les défauts et les qualités des mystiques.

Le défaut des mystiques est qu’ils ne se meuvent pas assez dans le cercle des réalités ambiantes ; la qualité des mystiques, c’est qu’ils voient l’avenir par dessus les réalités. Drumont est un voyant. Quand il aperçoit à l’horizon un désastre qui se dessine, il vous avertit comme le chien fidèle auquel il se comparait tout à l’heure, et qui aboie jusqu’à la mort pour sauver le maître chéri.

Vous vous souvenez du Panama ? Il a flétri le Panama, et le Panama à cette heure fait antichambre dans le couloir des juges d’instruction ! Un de vos collègues le met sur la sellette, Monsieur le Président, et un avocat général requerra bientôt contre lui !

Non, il n’est pas un diffamateur, celui qui avertit et qui sauve, qui sauverait, du moins, si enfin nos folies l’écoutaient.

M. Burdeau, j’en conviens, a été égratigné, mais ce n’est qu’une égratignure. La phrase incriminée n’est après tout qu’une boutade, un trait mordant, trop mordant peut-être, pour exprimer la sensation d’une triste palinodie.

C’est qu’aussi les hommes politiques assument de graves responsabilités en faisant naître, par leurs changements inouïs, de dangereuses équivoques.

Me Waldeck-Rousseau professe une autre doctrine : à ses yeux, plus l’on change, mieux ça vaut, et la dignité, le sérieux politique d’un homme se mesurent au nombre et à la souplesse de ses cabrioles politiques. Le malheur de M. Drumont est d’avoir écrit son article avant d’avoir écouté la plaidoirie de Me Waldeck-Rousseau !… (Hilarité générale).

En disant : M. Burdeau s’est vendu à Rothschild, M. Drumont a voulu dire ; M. Burdeau s’est conduit comme s’il s’était vendu.

Et M. Burdeau, qui a déjà prêté à cette triste équivoque, en favorise une autre, plus triste encore, en semblant se faire, à la barre, lui, un député de France, l’instrument et le porte-parole d’une coalition d’appétits internationaux !

Car, messieurs, devant l’Histoire, il n’y aura pas, comme ici, de Me Waldeck-Rousseau au banc de la partie civile.

L’Histoire est une grande accusatrice qui se passe d’avocats et d’avocat général. L’Histoire n’est pas trompée par les fausses indignations d’un réquisitoire et personne n’interrompra l’Histoire quand elle proclamera que le soi-disant procès Burdeau a revêtu les apparences d’un procès tout autre qui serait le procès Rothschild.

M. Burdeau me pardonnera si, en finissant, je lui cause quelque peine, lui qui, hier, m’a tant fait souffrir en traitant, comme l’ont fait ses défenseurs, dans des termes qu’ils regretteront demain, un écrivain dont j’aime la pensée. Mais, il faut bien que je le dise : M. Burdeau a fait un jour ce qu’il reproche à M. Drumont. Il n’a pas sur la conscience que les articles de 1884, alors qu’il traitait la Banque de France de faussaire. Un jour il a accusé un de ses collègues d’avoir acheté son élection. J’ai ici la preuve de ce que j’avance et du désespoir de ce malheureux traîné ainsi dans la boue.

Sans l’ombre de raison, sans le semblant d’une excuse, je vous prie de vous pénétrer de ceci : M. Burdeau, après la période électorale de 1889, m’accusa d’avoir touché de l’argent des boulangistes pour soutenir ma candidature. Rien n’était plus faux, j’en donne ma parole.

La pièce est authentique, messieurs. Elle a été signée du sang de l’offensé qui est allé sur le terrain avec son diffamateur.

Ainsi, un jour de colère, M. Burdeau n’a pas hésité à dire d’un de ses collègues qu’il avait commis la plus honteuse des actions, et cela « sans l’ombre de raison, sans un semblant d’excuse ». Eh bien, messieurs, vous vous demanderez, quand vous irez délibérer ensemble, quel est, des deux hommes en présence, celui qui a causé le plus grand dommage à son semblable : de l’écrivain dont on connaît le tempérament, l’ardeur, l’entraînement, et qui, autorisé par un ensemble de circonstances de nature à prouver son absolue bonne foi, a écrit, un jour, que M. Burdeau avait reçu son rapport tout fait du valet de pied de M. de Rothschild, ou du député qui accuse un autre mandataire du pays d’avoir acheté son élection !

Oui certes, entre ces deux faits, il existe une différence, une grande et la voici : Quand M. Drumont a dit cela de M. Burdeau, M. Drumont était publiciste ; quand M. Burdeau a dit cela de M. Couturier, M. Burdeau était député.

Il y a une seconde différence, plus essentielle encore : c’est qu’en parlant de ce valet de pied, qui aurait apporté à M. Burdeau un rapport tout fait, M. Drumont s’exprime d’une telle sorte que toute personne, ayant quelque intelligence, ne pouvait voir là autre chose qu’une plaisanterie.

Est-il admissible un instant, pour un homme de bon sens, que M. de Rothschild, voulant transmettre à M. Burdeau un document d’une telle importance, ait sonné son domestique et lui ait dit : « Tenez, mon garçon, voilà le rapport sur le Privilège de la Banque ; allez le porter à M. Burdeau » ?…

Il m’a échappé, je l’avoue, des mouvements d’impatience quand j’entendais, au cours de la déposition des témoins que nous avions cités pour déposer de faits particuliers, M. l’avocat général jeter comme une douche d’eau froide, comme une de ces gouttes qui, tombant sans cesse au même endroit, finissaient, prétend-on, par creuser le crâne des condamnés, jeter cette interrogation perpétuelle et monotone : « Est-ce que, le lundi 18 avril, à trois heures de l’après-midi, vous n’auriez point, par hasard, rencontré au coin de la rue le valet de pied de M. de Rothschild ayant un rapport sous le bras et allant le porter à M. Burdeau ? (Rires).

Est-on vraiment bien venu à vous demander, messieurs, une condamnation à l’emprisonnement, à des dommages intérêts effroyables : 80.000, 100.000, peut-être 150.000 francs, en réparation d’une boutade, alors qu’on a dans son passé ce souvenir douloureux d’une accusation vraiment grave, celle-là, d’une accusation abominable lancée contre un collègue sans l’ombre de justification ?

Vous apprécierez, messieurs, qui a commis la faute la plus grave, du glorieux écrivain, de l’immortel auteur de la France Juive, ou du député rapporteur du Privilège de la Banque. Songez-y, si vous imprimez sur le front de M. Drumont la marque du diffamateur, avec quelle force plus grande ne l’imprimerez-vous pas sur le front de son adversaire, M. Burdeau ! (Vif mouvement).

Messieurs, je vous prie de m’excuser d’avoir parlé après l’auteur de cette grande œuvre dont je m’honore d’être l’ami. Vous vous direz peut-être qu’il n’a pas assez mesuré la portée de ses paroles ; mais vous vous direz aussi, songeant à ce lutteur dont les écrits sont d’immortels combats livrés pour les idées françaises :

Cette grande âme de penseur c’est l’âme même de la France. C’est notre âme, c’est l’âme sœur !… (Applaudissements).

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