L'histoire sociale au Palais de justice. Plaidoyers philosophiques
LA MAGISTRATURE ET L’OPINION
POURSUITES CONTRE M. DRUMONT
ET LA « LIBRE PAROLE »
POUR OUTRAGES A LA MAGISTRATURE
Cour d’assises de la Seine
Audience du 12 Octobre 1894.
Sous ce titre : La Magistrature et l’Opinion, M. Drumont publiait dans la Libre Parole du 22 août 1894 un article de psychologie sociale, dans lequel il parlait du « mépris » où, disait-il, sont tombés les magistrats. La cour releva dans ces termes le délit d’outrages à la magistrature et des poursuites furent intentées contre l’écrivain et son journal.
Le 12 octobre 1894, jour de l’audience, M. Drumont fit défaut, et M. Millot, gérant du journal, comparut seul à la barre.
Après la plaidoirie ci-après reproduite, le jury rendit un verdict négatif sur toutes les questions : et le journal fut acquitté en la personne du gérant. Mais la cour, seule compétente pour juger M. Drumont défaillant, le condamna à trois mois de prison et cinq cents francs d’amende.
Messieurs les Jurés,
Je prendrai pour exorde les premiers mots d’une remarquable brochure, que tous les curieux des choses de notre temps devraient lire, qui se recommande au légiste aussi bien qu’au philosophe, à l’homme qui juge comme à l’homme qui réfléchit, et que vous aurez sous les yeux au moment de votre verdict.
Elle émane d’un homme qui n’est pas un journaliste, qui est un des plus distingués collègues de M. l’avocat général, un de nos magistrats les plus érudits et, à coup sûr, les plus impeccables, un juge en qui le Parquet a pleine confiance puisqu’il le charge des instructions les plus délicates, et dont la carrière, toute de travail et d’honneur, est la meilleure des réponses à l’outrance des polémiques : vous avez tous nommé l’honorable M. Guillot.
Elle a pour titre : L’Avenir de la magistrature ; vous voyez qu’elle est de circonstance.
Elle a été publiée en 1891 ! Elle a donc encore le mérite de l’actualité.
Tout son esprit réside en ces cinq lignes que je lui emprunte :
Je viens, quoique magistrat, parler de la magistrature ; je n’éprouve aucun embarras à le faire, étant de ceux qui pensent que la sincérité du langage est la meilleure preuve d’attachement qui se puisse donner.
Je ne changerai qu’un mot, puisque je n’ai pas l’honneur d’appartenir à la magistrature, et, à la cour comme au jury, je dirai :
Je viens, quoique avocat, parler de la magistrature ; je n’éprouve aucun embarras à le faire, étant de ceux qui pensent que la sincérité du langage est la meilleure preuve d’attachement qui se puisse donner.
La sincérité, messieurs, est toujours la vraie méthode ; mais surtout dans les procès tels que celui d’aujourd’hui.
Ces procès, on les doit plaider, comme on les doit juger, sans crainte ni aigreur, sans timidité ni violence — en homme libre.
Vous nous direz si les circonstances de la cause, l’opportunité du moment, votre amour de la logique, votre instinct de l’équité, vous permettent de condamner M. Drumont.
Je me trompe : M. Drumont échappe à ce débat contradictoire ; du moins, il y échappe selon la lettre du texte, car, au point de vue moral, c’est lui que vous allez juger. Mais, juridiquement parlant, il est absent de cette enceinte ; on n’a pas oublié de le citer, mais il a oublié de venir ; excusez-le : on oublie toujours quelque chose ; d’autres ont oublié d’interrompre la prescription… (Rires). Pardonnez-lui sa défaillance de mémoire : ce n’est pas celle qui vous coûtera le plus cher.
Au demeurant, s’il a oublié de revenir, ce qui se passe à l’heure actuelle prouve qu’il n’a peut-être pas eu tort de ne pas oublier de s’en aller.
Il n’a du reste pas oublié de vous écrire, Messieurs les Jurés ; il l’a fait par la voie du journal ; du moins il a essayé de le faire, car la poste a oublié de vous apporter sa lettre (Hilarité générale).
Voilà comme il faudra vous contenter du bon M. Millot.
Vous connaissez le bon M. Millot ? Je vais charger Drumont de vous le présenter.
Il le présenta à ceux de vos prédécesseurs qui jugèrent l’affaire Burdeau ; je cite la présentation :
Messieurs, je n’ai plus qu’un mot à ajouter — disait-il en terminant sa défense :
Je tiens à vous dire ce qu’est Millot.
Il n’est pas le gérant banal chargé d’endosser les responsabilités. C’est un fervent et un zélé. C’est un des premiers soldats de la cause antisémitique. Il est venu à nous dès le commencement. Il a été un des trois signataires du manifeste antisémite que nous avons fait placarder sur les murs. Il y avait, à ce moment-là, quelque mérite à le faire.
Millot est le représentant de cette bonne race française. C’est le véritable ouvrier parisien. Il était sertisseur de bijoux. Il a élevé sa famille le plus honorablement possible.
Millot était dans le bijou. Là, il a rencontré le Juif… comme partout ! Le vrai bijou est remplacé maintenant par un bijou fourré. Il faut toujours que le Juif fourre quelqu’un dedans. Quand ce n’est pas un homme, c’est un bijou. (Rires).
Millot est absolument innocent du délit qu’on lui reproche.
Il n’a pas eu connaissance de l’article ; mais, d’ailleurs, l’eût-il lu, qu’il m’aurait dit :
« J’ai confiance en vous, tout ce que vous écrivez est bien. »
C’est moi qui ai sonné mon garçon de bureau et qui lui ai dit : Portez cela à l’impression ; si vous voulez juger en équité, acquittez Millot.
Depuis le procès Burdeau, le bon Millot n’a pas changé ; je dirai qu’il est devenu encore plus inoffensif, si possible. Il a quitté Paris : il est allé s’établir à Montgeron, à la campagne, et ne quitte plus cette localité enchanteresse que pour rendre visite au Parquet.
C’est ainsi qu’il partage son temps entre l’agriculture et la justice. Il m’a dit, ce matin, qu’il préférait l’agriculture… tous les goûts sont dans la nature… Il cultive des choux, des carottes, et, quand il a défriché son jardin, pour se reposer, il parcourt la Libre Parole dont il se trouve responsable, bien qu’elle soit imprimée au moins 24 heures avant de lui parvenir.
C’est la beauté du droit qui exige cela ; cela s’appelle une fiction juridique ; en vertu de cette fiction, Millot comparaît devant vous, chargé de tous les péchés, non d’Israël, mais de M. Drumont, ce qui n’est pas tout à fait la même chose…
Le droit et ses fictions ne vous importent guère, messieurs : vous jugerez en équité, et vous direz si l’article de M. Drumont exige qu’on ravisse M. Millot aux délices de Montgeron.
Ceci m’amène à aborder l’article qui est l’inculpé véritable, car c’est sur le sort de l’article que le verdict va statuer.
L’article incriminé se divise en deux parties : l’une a trait aux politiciens, l’autre aux magistrats.
De la partie concernant les politiciens, je n’ai rien à dire : Drumont les met en cause, mais ils ne ripostent pas.
Flaubert écrivait en 1835 :
Les représentants du peuple ne sont autres qu’un tas immonde de vendus. Leur but, c’est l’intérêt ; leur penchant, la bassesse ; leur honneur est un honneur stupide ; leur âme, un tas de boue.
Je n’ai point à mesurer l’exactitude historique de cette appréciation ; mais constatez que, dans l’ordre politique, Drumont n’a pas inventé la violence, et que d’immortels stylistes ont été ses précurseurs !
Le jour où le Palais-Bourbon imitera le Palais de Justice, et où les politiciens se plaindront d’être injuriés, avec même franchise qu’aujourd’hui je chercherai, à votre barre, si le parlementarisme de 1894 vaut mieux que celui de 1835, et si, du temps de Drumont, la vertu fréquente plus souvent les couloirs de la Chambre que du temps de Flaubert.
Pour l’instant, ce n’est pas votre affaire, et seuls les magistrats appellent votre attention.
La partie de l’article incriminé qui les touche se subdivise elle-même en deux parties :
L’une nomme un magistrat et en désigne deux autres ; le magistrat nommé est M. Quesnay de Beaurepaire ; les deux magistrats désignés sont celui qui présidait la chambre des appels correctionnels le jour où elle acquitta Erlanger et celui qui présidait cette même chambre le jour où elle sauva de la prison M. Laveyssière. De cette première partie, je n’ai pas à m’occuper : elle n’est pas poursuivie ; M. Quesnay de Beaurepaire et ses deux collègues gardent le silence, et, comme le respect m’empêche de croire, surtout d’insinuer que leurs rancunes individuelles s’embusquent derrière l’anonymat d’une procédure, je suis forcé de conclure que, pour des raisons qui ne relèvent que d’eux et de leur conscience, les trois magistrats en question ne s’estiment pas diffamés. (Mouvement).
L’autre partie de l’article ne nomme ni ne désigne personne ; elle ne vise qu’une fonction. Donc, devant le jury à l’heure actuelle, MM. Drumont et Millot ne se trouvent pas assignés par un magistrat, mais par la magistrature.
On ne leur reproche pas d’avoir diffamé un homme, mais d’avoir offensé une collectivité.
Examinons l’offense et recherchons-en l’origine : c’est le nerf de tout le procès.
L’origine, messieurs, vous la connaissez. Le 19 août 1894, le Figaro publiait une très curieuse interview d’un magistrat de cette cour.
Le journaliste contait que les hasards de la vie mondaine lui avaient donné, la veille, pour voisin de table l’un des conseillers les plus estimés de la cour de Paris ; au dessert, on avait parlé des poursuites engagées contre Rochefort, et, à ce propos, le magistrat, mis en verve par le champagne, avait épanché dans le gilet de son voisin son intime opinion sur la magistrature. En de pareilles conjonctures, le gilet d’un journaliste est trop en cœur pour garder ce qu’on y épanche. Le lendemain matin, notre conseiller s’en aperçut !
Je cite l’interview :
— Ces poursuites, avait déclaré le magistrat, je les condamne tout à fait, je les trouve inutiles et imprudentes…
Notez que, si on avait voulu sévir contre ceux qui nous injurient, il y a beau temps qu’il aurait fallu commencer. Est-ce d’hier seulement qu’on nous traite, dans la presse, de justiciards, de chats fourrés, d’enjuponnés et même de vendus, de plats valets, de misérables courtisans ? Et c’est un absent, un proscrit, qu’on va choisir comme bouc émissaire et qu’on prétend frapper ? Quelle mauvaise plaisanterie ! Soyez certains que ce ne sont pas ces poursuites-là qui rendront à la magistrature la déférence respectueuse qu’elle inspirait jadis, car il est malheureusement incontestable que la considération s’en va. J’en ai fait moi-même par deux fois la récente et pénible expérience.
Ce fut, d’abord, aux funérailles de Mac-Mahon, où nous suivions en robe. J’avais été surpris, dès notre descente de voiture, à la Madeleine, des manifestations presque hostiles qui nous avaient accueillis, mais je les attribuais à ces bas-fonds que toute foule remue en elle. Cependant, en pénétrant dans le jardin des Invalides, qui ne pouvait contenir, lui, qu’un public trié sur le volet, je dus également noter au passage bien des remarques désobligeantes et des exclamations d’autant plus blessantes qu’elles ne paraissaient point comme des intentions d’insulte, mais bien comme la manifestation involontaire et spontanée d’un état d’âme spécial et nouveau.
Mêmes symptômes à l’enterrement du président Carnot et plus graves encore, peut-être, car devant ce grand deuil national, la foule, toujours silencieuse devant la mort, avait redoublé, ce jour-là, de décence et de respect.
Quant aux causes, je ne dirai pas de cette impopularité, car nous n’avons jamais cherché à être populaires, mais de cette mésestime et d’un irrespect aussi flagrant, elles sont bien complexes. D’abord, dans cette fameuse épuration qui suivit le Seize-Mai, on ne fut pas toujours heureux, il faut bien le reconnaître, dans le choix des magistrats qui remplacèrent les parlants volontaires ou forcés.
Plus haut dans la hiérarchie, les juges correctionnels, surchargés de besogne, durent aussi prononcer, comme par fournées, des condamnations basées sur des débats trop sommaires, des rapports inexacts ou trop malveillants.
Enfin, à la cour même, certains procès sensationnels nous ont montré des conseillers descendant trop volontiers des hauteurs de sereine impartialité où la loi, les traditions et même les simples convenances, leur prescrivaient de demeurer, pour se lancer à corps perdu dans la mêlée et faire parfois une besogne dont n’avait pas voulu le ministère public.
Je ne veux faire d’ailleurs aucune personnalité, mais n’est-il pas évident que, même aux yeux les moins prévenus, certains magistrats n’ont plus dans leur vie privée, dans leurs allures, dans leurs alliances et même dans leurs simples relations mondaines, la retenue, le souci de la dignité professionnelle qui étaient jadis des vertus familières même aux magistrats les moins estimés.
Le Figaro clôt son article par ces mots : « Ici se termine ce qui pouvait être dit. »
Qu’était donc, Messieurs les Jurés, ce qu’on ne pouvait pas dire ?… (Mouvement).
L’honorable conseiller anonyme qui s’est prêté à cette interview n’a pas calculé le travail qu’il préparait à ses collègues, ni supputé le nombre de journalistes qu’il allait mettre à mal.
Désormais, il fera bien de rester silencieux entre la poire et le fromage. Pour l’homme en général, et pour le magistrat en particulier, la crainte du reporter est le commencement de la sagesse…
Demain encore comparaîtra une de ses victimes : M. le commandant Blanc, directeur du Petit Caporal. A l’instar de M. Drumont, M. Blanc fut plus naïf que M. le conseiller qui, lui, a gardé l’anonyme, et, en reproduisant la prose magistrale, il signa la reproduction. Ce qui prouve que la candeur, si elle n’est pas toujours l’apanage des journalistes, est encore moins l’apanage de MM. les conseillers…
L’article du Figaro est donc tombé sous les yeux de Drumont.
Drumont l’a examiné avec sa vision de psychologue et lui a reconnu les signes de l’authenticité. Il s’est dit :
Voilà un magistrat sincère et observateur. Observateur, il observe, en deux circonstances solennelles, que le peuple n’a plus pour sa robe qu’une tendresse modérée. Il en cherche les causes et les énumère. Puis, s’appliquant à définir l’état d’âme de la foule, il y trouve une « mésestime » et un « irrespect flagrant ».
Drumont réfléchit : « Irrespect flagrant ! » « Mésestime ! » songe-t-il ; mais cela signifie : « Mépris ! »
Par un scrupule qui l’honore, il ouvre Littré au mot « Mésestime » et y lit : « Mésestime » : « Défaut d’estime », « Mépris ».
Littré avait parachevé dans l’âme de Drumont l’œuvre ébauchée par le conseiller !
Et notez que, plus modéré que l’illustre dictionnaire, l’éloquent polémiste a mis une sourdine à sa traduction :
« Le conseiller ne disait pas « Mépris » — voit-on dans son article ; — il prononçait « Mésestime » ; mais la différence est peu sensible ; la « Mésestime » c’est presque du « Mépris ».
Pour qui connaît le tempérament de M. Drumont, ce « presque » est un poème de modération.
Mais voilà ! quand on fait bien, on n’est jamais récompensé !
Pour comble de malheur, après avoir savouré l’interview du conseiller, M. Drumont tombe sur la belle brochure de M. le juge d’instruction Guillot que je signalais tout à l’heure.
Ah ! ceci n’était pas anonyme !
Ceci portait une marque — et pas la première venue ! — celle d’un juge d’instruction près le tribunal de la Seine, d’un psychologue illustre, d’un membre de l’Institut !
Qu’y lit M. Drumont ?
Plus on est pénétré de l’idée de justice, dont la magistrature de droit commun doit être la vivante image, plus on lui a donné de gages, et plus on est sensible aux dangers qui la menacent ; elle traverse depuis un siècle une crise redoutable, et, à moins d’être un flatteur ou un indifférent, il faut reconnaître l’évidence. Le devoir est de donner l’alarme et de chercher résolument le remède à un mal dont d’innombrables symptômes révèlent l’étendue.
....... .......... ...Je ne crois pas que personne puisse contester qu’elle ne soit sans cesse en butte à des attaques affaiblissant de plus en plus son prestige ; le magistrat, qui doit plus que tout autre se piquer de clairvoyance, n’a rien à perdre de sa dignité, en le reconnaissant ; il serait même fâcheux qu’il fût seul à ne pas voir ce que tout le monde remarque ; il s’exposerait ainsi au ridicule de ces gentilshommes en détresse s’imaginant qu’il leur suffit de se draper majestueusement dans un manteau usé pour que le passant ne voie pas ses déchirures.
Pour ne pas être taxé de pessimisme et d’exagération, je montrerai, en citant ce qui se dit et s’écrit tous les jours, que si les outrages contre la magistrature ont été de tous les temps, ils n’ont jamais été plus répétés, plus grossiers, plus facilement accueillis par un public déshabitué du respect ; je rechercherai ensuite la cause ; je montrerai, par l’ancienneté même du mal, qu’elle tient bien moins à des circonstances accidentelles qu’aux vices profonds de l’institution elle-même : une fois la cause reconnue, le remède se révélera de lui-même.
....... .......... ...Il suffit d’écouter un instant et de regarder autour de soi pour être frappé de la progression constante des attaques dirigées contre le pouvoir judiciaire.
....... .......... ...La colère de l’homme qui perd son procès est un fait psychologique dont il faut prendre son parti ; mais ce qui est vraiment grave et désastreux, ce qui compromet le rôle social de la magistrature, c’est que la généralité du pays perde confiance dans son indépendance en face du pouvoir.
Sans doute, toutes les fois qu’un orateur officiel monte à la tribune, il manque rarement de rendre un hommage très mérité à l’indépendance des magistrats, bien que quelquefois des accusations parties de haut aient pu être recueillies et exploitées dans la foule ; mais l’accueil fait à l’éloge, même sur les bancs de la majorité, montre qu’il ne répond pas au sentiment général.
On comprend le sentiment de ce magistrat, qui, regardant la belle et noble carrière qu’il avait parcourue, écrivait avec tristesse ;
« Aujourd’hui, on salit nos robes d’invectives et d’injures ; nos arrêts n’inspirent plus confiance : on leur attribue parfois des mobiles fâcheux, quand ils n’apparaissaient jadis que comme l’expression du droit et du juste. » — (La Magistrature, par M. de Bréville, revue athlétique du 25 avril 1890).
« N’est-il pas vrai que la magistrature est ouverte à tous sans aucune condition de capacité, que le gouvernement peut y appeler qui il veut et qu’à son gré il peut donner indistinctement les grades les plus élevés comme les plus infimes ?
« N’est-il pas vrai qu’une fois revêtu de la robe, le magistrat dépend entièrement du pouvoir pour tout ce qui touche à l’amélioration de sa situation ? »
Qui donc, dans un projet de réforme proposé il y a vingt ans à l’Assemblée nationale, s’exprimait ainsi ?
Un magistrat éminent, portant un nom depuis longtemps respecté dans le monde judiciaire. (M. Bérenger, Journal Officiel, 15 juillet 1871).
« Que de fois n’a-t-on pas vu des magistrats arriver dans des cours souveraines par l’effet d’une faveur injustifiable, chanceler en y entrant, s’y asseoir au milieu de leurs collègues embarrassés, confus, hostiles, et dont la puissance ministérielle pouvait à peine contenir la réprobation ! Le public s’en attristait ou s’en réjouissait, suivant qu’il aimait ou qu’il dédaignait la justice. »
Qui donc, en 1871, parlait de la sorte ? Un homme qui avait parcouru dans la magistrature une noble et glorieuse carrière. (M. Oscar de Vallée, la Magistrature française et le Pouvoir ministériel, 1871. Discours sur la magistrature, Journal officiel de novembre 1880).
« Le fonctionnarisme s’introduit dans les tribunaux, y coulant à pleins bords et ayant pour résultat de faire passer la France judiciaire sous la main du pouvoir exécutif. »
Qui donc, en 1882, parlait avec cette franchise ? Un des avocats généraux de la cour de Paris, bientôt procureur général. (M. Camille Bouchez).
« La masse de la magistrature est descendue de plusieurs degrés ; les mœurs se sont modifiées et on la montre, dans un avenir menaçant, devenue l’instrument dans la lutte des partis, appelée peut-être à rendre des services électoraux, mais cessant d’être un appui pour les forces vives de la société. »
Qui donc, en 1884, tenait ce langage ? Un homme qui eut l’honneur d’être le confident et l’ami de Dufaure et que la justice compte toujours parmi ses plus vaillants défenseurs. (M. Georges Picot, La Magistrature et la Démocratie).
Voilà ce que lit Drumont dans la brochure de M. le juge d’instruction Guillot.
Ces lectures excitent la mémoire de Drumont, qui a une mémoire excellente ; il se rappelle Montaigne — que, d’ailleurs, la brochure lui a rappelé — Montaigne accusant ses collègues de profiter du « cahot de la jurisprudence » pour « favoriser celle des parties que bon leur semble, méconnaissant probité, bonnes mœurs, humanité » ; le même Montaigne s’écriant : « Combien ai-je vu de condamnations, plus criminelles que le crime ! »
Du milieu du XVIe siècle, l’imagination de Drumont — qui est aussi vive que sa mémoire — bondit jusqu’au milieu du XIXe ; et, à la place du vieux conseiller Montaigne, il trouve le moderne garde des sceaux Dufaure ; et celui qu’on a surnommé « la pierre angulaire de la magistrature » lui dit :
La magistrature, c’est comme un tonneau de vinaigre ; versez-y une bouteille de vin chaque jour, et tirez par le bas une bouteille de vinaigre ; vous aurez beau continuer comme cela tant que vous voudrez, vous n’aurez jamais que du vinaigre.
Et Drumont, le penseur, médite, récapitule et conclut :
Voyons ! Voilà le plus célèbre des gardes des sceaux, l’illustre Dufaure, l’ami patenté de la magistrature, qui la compare à un tonneau de vinaigre ! (Hilarité). — C’est déjà la mettre bien bas !
Voilà, pourtant, un élégant modéré, un centre-gauche courtois, un des plus vaillants défenseurs de la justice, un rédacteur du Journal des Débats, habitué par conséquent à voir plutôt les choses en rose, M. Georges Picot, qui affirme en 1884 que la masse de la magistrature a trouvé le moyen de descendre de plusieurs degrés !
Voilà un avocat général, M. Bouchez, qui déclare que le fonctionnarisme s’est introduit dans les tribunaux et qu’il y coule à pleins bords ! Et, sans doute, en haut lieu, trouve-t-on juste sa remarque, puisque, peu de jours après, on le nomme procureur général !
Voilà un magistrat éminent, M. Bérenger, qui raconte à une assemblée parlementaire que, maintes fois, on a vu, dans des cours souveraines, des magistrats arriver par l’effet d’une faveur injustifiable, chanceler en y entrant, et s’y asseoir confus, au milieu de collègues dont la puissance ministérielle pouvait à peine contenir la réprobation !
De tels aveux ne rendent que trop vraisemblables les confidences que le conseiller anonyme a faites au Figaro !
Si les magistrats parlent ainsi d’eux-mêmes, qu’en dira le public ?
Oui, l’anonyme a raison de parler de « mésestime » !
Oui, M. de Bréville a raison de s’écrier : « Nos arrêts n’inspirent plus confiance ! »
Oui, M. Guillot a raison d’écrire que, cette confiance, la généralité du pays l’a perdue !
Voilà ce que conclut Drumont !
Et Drumont, entraîné par des attestations si hautes, parcourt l’interminable série des lamentables témoignages que l’honorable magistrat apporte à l’appui de son dire !
Je ne puis les citer : j’abuserais de vos attentions bienveillantes.
Un seul échantillon :
Le robin, dans sa robe rouge ou noire, est un être d’une espèce particulière. Tant que le gouvernement sera, ou lui paraîtra fort, il marchera et on n’aura pas besoin de lui demander des services ; il les rendra spontanément. Mais que le gouvernement soit ou paraisse faible, chancelant, qu’on ne soit pas assuré du lendemain, vous pouvez être tranquille, le robin affirmera son indépendance. Le juré peut s’abuser, peut s’égarer, il est homme ; tandis que le juge n’est qu’une machine à condamner ou à acquitter, suivant l’intérêt du moment. Voyez-le à la police correctionnelle jugeant des affaires de droit commun. Sa fonction est de condamner, et il condamne avec la régularité d’une machine à casser du sucre.
Qui écrit cela ? Un homme que, dans une de ses fines chroniques, M. Francis Magnard qualifiait « un des membres les plus appréciés du Sénat ».
En fallait-il autant — dites-moi, Messieurs les Jurés, — pour fouetter le cerveau d’un écrivain qui, à tort ou à raison, croit avoir à se plaindre de la magistrature et ne flirte guère avec la justice pour laquelle il ressent un amour des plus platoniques ? (Hilarité générale).
Dans l’imagination du penseur, à ce témoignage des hommes est venue s’ajouter la triste leçon des choses.
Il a cru voir avec Spencer que « l’incroyable disproportion des sentences est un scandale quotidien ».
Spencer lui conte l’histoire de « ce moissonneur affamé qui est envoyé en prison pour avoir mangé dix centimes de fèves, comme cela s’est vu à Faversham, tandis qu’un gros richard coupable en est quitte pour une amende dérisoire ».
L’histoire de cet infortuné moissonneur évoque en lui le souvenir de cette autre histoire — qui lui tient fort à cœur — de son baigneur de Sainte Pélagie, condamné à quatre mois de prison pour avoir dérobé quelques prunes !
Et, par une de ces antithèses violentes qui font battre le cœur des plus calmes, l’image de ces deux miséreux flétris et enchaînés, l’un pour une poignée de fèves, l’autre pour une poignée de prunes, évoque à ses yeux la longue file de ces modernes féodaux, de ces financiers redoutables, de ces forbans internationaux dont les ruses puissantes défient la vindicte publique — véritables tyrans de l’époque qui, pareils aux tyrans de Rome, dont des légistes dégradés divinisaient les appétits, pourraient s’appliquer le précepte du Digeste :
« Nous vivons de la loi, mais nous dominons la loi : Legibus vivimus, sed supra leges sumus ! »
Et cette « incroyable disproportion des sentences », dont parle Spencer, donne, encore une fois, le vol à la mémoire de Drumont, et, après être descendu de Montaigne à Dufaure, le voilà qui remonte de Dufaure à Rabelais !
Il se souvient du discours symbolique tenu à l’ami Panurge par le seigneur Grippeminaud, le roi des Apédeftes, des gens aux longs doigts crochus, des chats fourrés parlementaires :
Or çà, dit Grippeminaud, par Styx, puisque autre chose ne veux dire, or çà, je te montrerai que meilleur te serait être tombé entre les pattes de Lucifer et de tous les diables, qu’entre nos griffes. Or çà, le vois-tu bien ? Or çà, malautru, nous allègues-tu innocence comme chose digne d’échapper à nos tortures ? Or çà, nos lois sont comme toiles d’araignées, les simples moucherons et petits papillons y sont pris, les gros taons malfaisants les rompent et passent à travers. Semblablement, nous ne cherchons les gros larrons, ils sont de trop dure digestion ; or çà, vous autres innocents, y serez bien innocentés, or çà, le grand diable, or çà, vous y chantera holala.
Ah ! cette graisse rabelaisienne est autrement épicée que l’outrage contemporain !
Ce passage fameux, dont la savoureuse puissance ne sera jamais égalée, n’est-il pas le thème effroyable sur lequel on a, depuis, brodé et modulé tant de variations sanglantes ?
Pensez-vous, qu’en la forme, il soit beaucoup moins outrageant pour la magistrature que l’article poursuivi ?
Grippeminaud — prétend la verve de Rabelais — laisse passer les gros taons malfaisants, il ne recherche pas les gros larrons qui sont de digestion trop dure ; ses griffes ne retiennent que les papillons et les moucherons.
Grippeminaud — prétend la verve de Drumont — condamne à quatre mois de prison un pauvre diable qui, sur un arbre, a volé quatre prunes, mais il acquitte Erlanger ou il excuse Laveyssière.
Gros taons malfaisants, gros larrons, Erlanger, Laveyssière, — d’une part ; — simples moucherons, papillons, voleurs de prunes ou de fèves — de l’autre ; — les premiers caressés, les seconds déchirés par les griffes du Grippeminaud symbolique : dites-moi, Messieurs les Jurés, n’est-ce pas, à travers les siècles, toujours la même idée — si vous voulez, la même injure — qui, un matin, s’est doucement épanouie dans cette exquise demi-teinte des jolis vers du fabuliste :
Et, pourtant, voyez la différence : aujourd’hui, l’on cite Rabelais, on sourit de La Fontaine, mais on poursuit Drumont !
O ironie des choses ! Le temps opère-t-il de pareilles métamorphoses ! Quelques années de cave suffisent pour faire d’un vin jeune un vin de prix. Un siècle de bibliothèque suffit-il pour, d’un morceau injurieux, faire une page classique, ou bien un distique immortel !
Voyons, Messieurs les Jurés, soyons justes et raisonnons.
L’honorable M. Guillot le constate : si les outrages contre la magistrature n’ont jamais été plus répétés, plus grossiers, plus facilement accueillis par un public déshabitué du respect, ces outrages ont été de tous les temps.
De tous temps, mais surtout aux temps de gauloise et fière franchise, les livres de nos écrivains ont fouetté les mauvais juges, comme les pierres de nos cathédrales fouettent les mauvais moines.
Les sarcasmes de l’art et de la littérature, les mépris de la chronique et les colères du tableau, les ironies de la satire, de l’épigramme et du dessin, le pinceau d’un Holbein comme le ricanement d’un Voltaire, l’élégance d’un La Bruyère comme la vision d’un Pascal, le rire d’un Rabelais comme le sourire d’un La Fontaine, n’ont-ils pas cinglé, vilipendé, n’ont-ils pas, pour parler comme l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 qu’on invoque, n’ont-ils pas outragé les magistrats indignes, ceux qui salissent, avilissent, prostituent la pudeur de leur robe aux intérêts, aux convoitises, aux ambitions, aux appétits ? Et, souvent, trop souvent, presque toujours, toujours, l’audacieuse ampleur de leurs formules généralisatrices n’a-t-elle pas englobé tout le corps judiciaire dans la réprobation de quelques-uns ?
Pourtant vit-on jamais poursuite analogue à la nôtre ? Rabelais s’est esbaudi — et Grandgousier, Pantagruel, Gargantua (c’est-à-dire Louis XII, Henri II, François Ier), se sont esbaudis avec lui !
Henri IV, le roi gaillard, s’est, un jour, rigolé à la mode rabelaisienne, et voulant, à l’occasion de l’enregistrement de l’édit de Nantes, congratuler son parlement de Paris, il l’a, avec une gravité royale, félicité « d’être le seul en France qui ne fût pas corrompu par l’argent ! » (Hilarité).
Pascal, l’effrayant visionnaire, n’a vu dans « les robes rouges, les hermines dont les magistrats s’emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils jugent, que piperie bonne à duper le monde » !
Et le Roi-Soleil n’a rien dit !
Louis XII, Henri IV, François Ier, Louis XIV, n’étaient, sans doute, que des pouvoirs de droit divin.
Les pouvoirs de droit jacobin se montrent-ils plus chatouilleux ?
Non : la Révolution est venue, notre siècle a lâché la bride à l’irrespect, l’outrage a grandi et le silence a grandi avec l’outrage pour le couvrir ! On a fait plus : non content d’absoudre l’outrage, on lui a décerné les honneurs du triomphe !
Victor Hugo a mis le forçat au-dessus du juge — et la magistrature l’a conduit au Panthéon ! (Mouvement prolongé dans l’auditoire).
M. Ranc a fait du magistrat une machine imbécile qui juge automatiquement — et M. Francis Magnard, un matin, constate que M. Ranc est, à l’heure actuelle, « un des personnages les plus justement appréciés du Sénat ».
M. Drumont lui-même, qui n’est pas un mignon de justice, a, dans La Libre Parole du 20 juin 1892, accusé un conseiller, président de la cour d’assises, « d’avoir trompé la confiance des jurés qui s’adressaient à lui en toute loyauté et de les avoir déterminés, par des déclarations mensongères, à rendre un verdict qu’ils n’auraient certainement pas rendu, si on ne les avait pas rassurés d’avance sur l’usage qu’on comptait faire de ce verdict ».
Il citait des témoins à l’appui de son dire. Et ces témoins étaient les propres jurés de l’affaire !
Quelle occasion superbe, si Drumont était un imposteur, de le confondre et de le perdre ! On n’avait qu’à citer ces jurés pour proclamer la vérité ! L’accusation lancée par Drumont appelait bruyamment un démenti judiciaire ! Elle était d’une netteté aiguë, comme a dit M. de Cassagnac !… Le Parquet est resté immobile ! (Sensation prolongée). Il est demeuré fidèle à sa longue tradition silencieuse. Il n’a pas relevé le gant !…
Mieux encore, Messieurs les Jurés, et vous allez voir le silence de la magistrature devenir stupéfiant !
Le 15 août dernier, huit jours avant la publication de notre article, un chroniqueur, M. Lepelletier, au lendemain du procès des Trente, ose écrire ce qui suit.
L’article est intitulé : Ces bons Jurés.
Moi, le verdict de ces bons jurés m’enchante. Je l’avais prévu. Toutes les fois que vous placez l’homme ordinaire, et les jurés sont des hommes très ordinaires, entre sa conscience, son devoir et l’intérêt, qu’il s’agisse de sa peau ou de son porte-monnaie, le résultat est certain. Douter du verdict, c’était supposer à nos jurés un courage, dont la seule pensée les faisait f…rissonner dans leurs pantalons. Est-ce que vous croyez que les exemples leur manquaient pour leur dicter leur arrêt ? Ils ne tiennent nullement à être des héros. Le martyre n’est pas leur vocation. Ils sont bonnetiers, chefs de bureau, entrepreneurs, ils n’ont pas mission de faire des preuves de courage civique. Vous leur donniez des anarchistes redoutables à juger : était-il possible qu’un verdict sévère vînt transformer ces bedaines bourgeoises en cibles à dynamite ?
Ce verdict est parfaitement immoral et décourageant. Il affirme la couardise et la sauvegarde personnelle. Les acquittés d’hier, qui sortent du prétoire en triomphateurs, avec les honneurs de la justice, au milieu de l’ovation de tous les sceptiques du boulevard, ne retomberont sans doute jamais dans les filets de la justice. Ils sont trop adroits pour cela, et les mailles de la nasse pas assez fortes pour les retenir. Ils vont donc continuer, avec la permission des jurés et l’approbation de subtils hommes de lettres, leur apostolat. J’espère qu’il fructifiera. Jusqu’à présent, leurs élèves n’ont travaillé que dans de la matière peu intéressante pour la foule : des magistrats, des restaurateurs, des hommes de police, des députés, des agents diplomatiques serbes, un journaliste italien, des habitants de Bois Colombes prenant des bocks au café de la gare, un président de République au bout de son mandat. Ces victimes-là sont exceptionnelles, sortent du commun. Ah ! que je serais donc heureux si, pour célébrer joyeusement la rentrée de Faure, de Fénéon dans Paris, leur bonne ville, quelque obscur adepte faisait demain sauter la boutique et la bedaine de l’un de ces bons jurés ! Il n’y aura rien de fait tant que la matière à jurés ne sera pas touchée.
Tout à l’heure, Messieurs les Jurés, pour vous prévenir contre Drumont, M. l’avocat général vous disait : « Vous êtes des magistrats temporaires ! Quand vous siégez sur ces bancs, vous êtes, vous aussi, la magistrature française ! Vous avez droit aux mêmes égards, aux mêmes respects que nous ! » Et M. l’avocat général vous lisait des fragments d’articles où il essayait en vain de supposer chez Drumont une pensée injurieuse à votre égard.
Je pourrais me retourner vers lui et lui dire : « Si les articles de Drumont offensaient le jury, pourquoi ne les avez-vous pas poursuivis ? Pourquoi votre colère ne s’est-elle réveillée que lorsque vous vous êtes sentis vous-mêmes mis en cause ? »
Je préfère ne retenir que son véridique aveu. Oui, Messieurs les Jurés, vous êtes des magistrats temporaires ! Quand vous siégez dans cette enceinte, vous êtes, vous aussi, la magistrature française ! Et voyez comme on vous protège ! Et voyez comme on vous fait respecter ! Non seulement on vous laisse traiter de lâches, mais on laisse former le vœu que vos tripes sautent en l’air ! (Mouvement prolongé dans l’auditoire).
Et, huit jours après un tel article qui a pu se produire impunément, on ose citer Drumont en cour d’assises, parce qu’il constate dans son journal qu’un conseiller à cette cour a parlé de « mésestime » et que d’après Littré, « mésestime » veut dire « mépris ».
Bizarre !…
J’ai promis d’être franc : j’ai tenu ma promesse.
D’un mot, je me résume et je dis à la justice :
Je regrette ce procès, parce qu’il me semble indigne d’elle. Elle a un meilleur moyen de se défendre.
Pour s’élever au-dessus des critiques, qu’elle sache se grandir à la hauteur de sa mission !
Mission terrible, messieurs, qui arrachait à Lamennais ce cri de terreur :
« Quand je pense qu’il y a des hommes qui osent juger des hommes, je suis épouvanté et un grand frisson me prend. »
Qu’au-dessus des appétits qui se galvaudent à ses pieds, la magistrature lève la tête vers les grands espaces de lumière où, affranchi des brouillards qui l’oppriment, l’œil humain reconquiert sa vision !…
Elle y verra la beauté de sa tâche.
Tout lui parle de son origine : instituée au berceau des sociétés, pour remplacer la force par le droit, la barbarie par la lumière, la passion par la raison, l’arbitraire par l’équité, il semblerait qu’on a voulu lui confier un sacerdoce, et on l’a vêtue en prêtresse !
En se couchant dans le sépulcre des institutions disparues, le vieux César romain lui a légué sa pourpre ; et, cette pourpre, ni la poigne du soldat, ni le geste du philosophe, ni la secousse du railleur n’ont pu la lui arracher !
Voltaire, Rousseau et Danton ont déshabillé le monde ; ils n’ont pas pu déshabiller le juge : le juge, sur son épaule, a gardé le manteau des dieux !
Dans quatre jours, messieurs, un traditionnel usage — la tradition, partout vaincue, reste encore plantée dans ce corps judiciaire qu’un étrange destin nous conserve immuable, et qui, parmi nos fièvres, notre tumulte occidental, offre quelque chose des immobilités de l’Orient !… — dans quatre jours, un traditionnel usage conduira la magistrature sous les arceaux de la Sainte-Chapelle, le gothique bijou dont la pierre adorante lui chante, d’une voix mystique, l’immensité de ses devoirs.
Venez la regarder passer :
Sur deux rangs, très sacerdotalement (le mot obstiné me revient), s’avancent d’abord les toques noires argentées du tribunal, puis les toques rouges dorées de la cour, puis les splendeurs et les éclats de la cour de cassation, de la haute cour, la cour suprême.
C’est une vraie vision du moyen âge que cette procession magnifique qui, majestueusement, défile au milieu de nos vestons pâles et de nos mornes redingotes ! On se demande si tous ces personnages, qui brillent, qui étincellent, sont des acteurs de la vie réelle ou bien des fantômes qui, sous la mélancolique grisaille d’un automne fin de siècle, promènent, comme dans la ballade, le souvenir d’un passé chatoyant !
Un tel costume oblige : il veut des cœurs plus qu’humains ; il doit être une apothéose ou il est un carnaval !
Qu’il soit une apothéose !
La magistrature est notre espérance suprême !
Le vingtième siècle l’attend !
Si elle veut que nous la défendions, qu’elle nous défende !
Qu’elle nous défende contre cette monstrueuse puissance qui a détrôné toutes les autres et qui, sur nous, appesantit le joug le plus dégradant : la puissance infâme de l’or !
Qu’elle nous défende contre ces flibusteries gigantesques, le Panama, le Comptoir d’escompte, les Métaux, et mille autres qui, des ruines accumulées, feront enfin la ruine nationale !
Qu’elle nous défende contre ces rastaquouères de la politique ou de la finance que les malheurs de la patrie attirèrent sur notre sol, pareils à l’écume insolente qui, soulevée par la tempête, salit la majesté des flots !
Qu’elle emprisonne Turcaret, le voleur, et qu’elle fasse rendre gorge à Fouquet, le concussionnaire !
Qu’au lieu de comprimer nos indignations, elle les partage !
Qu’elle palpite et frémisse avec nous !
Que, lorsque nous frissonnons de dégoût ou d’angoisse, elle ne garde pas l’immobilité lapidaire du Moïse de Michel Ange, de la statue, superbe mais inanimée, que le sublime artiste, dans sa rage immortelle, frappait au genou en criant : « Puisque tu vis, parle donc ! »
Puisqu’elle vit, qu’elle parle !
Que belle comme la beauté, que jeune comme la jeunesse, que grande comme la grandeur, elle soit la vivante image de cette femme symbolique que, sur la solennité de nos murs, le peintre Baudry nous représente toujours si noblement assise ou bien si fièrement debout, une main ouverte pour accueillir la souffrance, l’autre crispée pour frapper la tyrannie !
Qu’en un mot, elle soit ce qu’elle doit être, ce qu’elle peut être, et jamais plus, en ouvrant le Figaro, elle ne risquera d’y rencontrer une interview compromettante, et, lorsqu’un officiel corbillard conduira au Panthéon funèbre les morts que notre vanité voudrait rendre immortels, elle pourra, sans crainte, au milieu des cités, promener la splendeur de sa pourpre : le peuple ne rira plus !… (Applaudissements).