L'histoire sociale au Palais de justice. Plaidoyers philosophiques
L’ANARCHIE DOCTRINALE
LE PROCÈS DE JEAN GRAVE
LA SOCIÉTÉ MOURANTE ET L’ANARCHIE
Cour d’assises de la Seine
Audience du 25 Février 1894
Les faits de ce procès, qui restera célèbre, sont trop connus pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Il a fait nettement apparaître, dans sa plus récente expression, la formule de l’anarchie doctrinale et scientifique.
M. Jean Grave est l’auteur d’un livre de sociologie intitulé : La Société mourante et l’Anarchie.
Le parquet releva dans ce livre les délits de provocation au vol, à l’indiscipline et au meurtre, ainsi que le délit d’apologie de faits qualifiés crimes par la loi.
Il intenta des poursuites contre l’écrivain, qui comparut en cour d’assises le samedi 15 février 1894.
Me de Saint-Auban, défenseur de Jean Grave, avait cité quatre témoins : MM. Élysée Reclus, Octave Mirbeau, Paul Adam et Bernard Lazare. — Nous empruntons à un chroniqueur présent à l’audience l’esquisse des dépositions :
Élysée Reclus. — Le premier, M. Élysée Reclus, apparaît. (Sensation). Chacun se penche pour apercevoir sa belle tête grisonnante, aux yeux doux et énergiques.
Depuis vingt-cinq ans, dit-il, je connais Jean Grave. J’ai pour lui une grande affection. Il a fait son éducation d’une manière admirable. Il a suivi ses études d’une façon méritoire. C’est une intelligence d’élite. Jean Grave s’est notamment occupé d’anthropologie. Connaissant le caractère et les habitudes de Jean Grave, je puis dire qu’il n’a jamais favorisé ou conseillé aucun acte criminel.
D. — Dans un des passages de l’ouvrage, il est fait appel manifestement à la violence.
On y trouve ceci : « Crevez-leur la peau avec vos couteaux ! » Pas davantage.
R. — Je ne connais pas le contexte du passage, et je ne puis ni l’expliquer ni le défendre.
D. — Jean Grave a été à votre service ?
R. — Jamais.
D. — Du moins au service de vos idées ? Par exemple, n’était-il pas l’administrateur de votre journal, le Révolté, qui paraissait à Genève ?
Le témoin. — Il n’y avait ni directeur ni administrateur dans notre journal. Il n’y avait que des collaborateurs ; pour chaque numéro, un de ces collaborateurs faisait la cuisine du journal ; il était en même temps le directeur et l’administrateur. C’était un jour mon tour, le lendemain celui de Grave, puis celui d’un autre.
M. l’avocat général. — N’êtes-vous pas le M. Reclus qui a été condamné à Lyon en 1882 ?
R. — J’ignore le fait. Je n’ai point été condamné et je n’ai comparu devant aucun tribunal de Lyon ni d’ailleurs en 1882.
M. le président. — Vous avez bien été collaborateur du Révolté et, ensuite, de la Révolte ?
R. — C’est exact.
M. le président. — Eh bien ! au moment de l’affaire Ravachol, la Révolte avait condamné l’acte de l’anarchiste. Dans le numéro suivant, le journal est revenu sur ses sentiments et a approuvé Ravachol. Est-ce que vous pouvez nous dire pourquoi ?
R. — Chacun est maître de son opinion, et je n’ai pas à répondre pour les collaborateurs qui ont signé ces deux articles.
Le président. — C’est bien, monsieur, vous pouvez vous asseoir.
M. Octave Mirbeau. — Voici maintenant M. Octave Mirbeau qui a écrit la préface du livre de Jean Grave.
Me de Saint-Auban. — Le témoin voudrait-il nous dire quelle est la valeur de Jean Grave ?
Le témoin. — Je n’ai jamais vu Jean Grave. Je ne le connaissais que par ses écrits, que je lisais avec le plus grand intérêt.
M. le président. — C’est vous qui avez écrit la préface du volume ?
Le témoin. — C’est exact. J’ai été séduit par l’élévation des idées que j’ai rencontrées dans ce volume, par les hautes et nobles préoccupations de Jean Grave, et je suis venu ici pour témoigner de mon estime pour lui.
Me de Saint-Auban. — Mais que pensez-vous de Jean Grave comme auteur de la brochure ?
R. — Jean Grave ? Je le considère comme un apôtre, comme un logicien tout à fait supérieur !
M. l’avocat général. — C’est votre opinion personnelle, M. Mirbeau ?
R. — Parfaitement.
M. le président. — Voulez-vous nous dire ce qu’on pense de Jean Grave dans le monde littéraire ?
R. — Ça dépend de ce que vous entendez par monde littéraire, ce monde qui va depuis l’Académie jusqu’au Chat Noir. (Rires).
D. — Mais, dans votre monde littéraire, à vous !
R. — Eh bien ! monsieur, dans ce monde, Grave est considéré comme un honnête homme et un esprit supérieur. J’ajoute qu’il jouit d’une grande autorité.
M. l’avocat général. — Dans votre préface, et notamment dans ce passage où vous supposez une conversation avec un de vos amis qui vous dit : « L’anarchie, c’est très bien ; mais ce qui m’inquiète, c’est la propagande par le fait, le terrorisme », vous répondez : « Qu’importe que l’ouragan renverse dans la forêt les chênes voraces, pourvu que la pluie bienfaisante ranime les herbes desséchées ! »
R. — Vous prenez une phrase isolée. Il faudrait lire toute la préface. D’ailleurs, les chênes voraces renversés… c’est, un peu comme ça que se sont faites toutes les révolutions, 93 par exemple. La Révolution de 93 a tué, elle aussi, malgré le grand amour de l’humanité qu’elle affichait. C’est l’histoire de tous les gouvernements. Tous ceux qui se sont installés y sont arrivés par la mort.
M. Paul Adam. — M. Paul Adam est le troisième témoin entendu. Voici ce qu’il répond aux questions du président :
Je ne connais pas Jean Grave. Je le vois ici pour la première fois. Mais ce que je puis dire, c’est que je serais très glorieux d’avoir écrit son livre.
M. Bernard Lazare. — M. Bernard Lazare, le dernier témoin, n’est pas moins bref ni moins crâne :
Je connais, dit-il, Jean Grave depuis quatre ans. Sa loyauté et sa probité sont au-dessus de toute discussion. C’est un écrivain de très grand talent. Son livre est un des plus beaux que je connaisse.
LE RÉQUISITOIRE
La parole est donnée à M. Bulot, avocat général. Son réquisitoire dure deux heures dix minutes exactement. Il se compose d’un grand nombre de citations du livre de M. Jean Grave. Les citations ont donné à l’assistance l’impression d’un livre de doctrine, toujours vigoureux, souvent hardi jusqu’à l’outrance, mais gardant, malgré tout, la saveur d’une forte logique et d’une rare sincérité.
Le verdict du jury ayant été affirmatif, mais mitigé par des circonstances atténuantes, la cour a condamné Jean Grave au maximum de la peine applicable, c’est-à-dire deux ans de prison et mille francs d’amende.
Messieurs les Jurés,
Quelques-uns d’entre vous ont siégé dans le procès de Léauthier ; ils contrôleront mes souvenirs.
Hier, à trois heures, M. l’avocat général disait : « Messieurs les Jurés, Léauthier est un misérable ! Frappez-le sans pitié ! » Et il requérait contre Léauthier la peine de mort.
Aujourd’hui, à la même heure — après un jour de réflexion — M. l’avocat général a dit : « Messieurs les Jurés, vous n’avez pas condamné Léauthier à la peine de mort ; comme vous avez bien fait ! Votre clémence est de la justice ! »
Ce qui prouve que tout est relatif en ce monde — même les réquisitoires de MM. les avocats généraux !
J’imagine que les vingt-quatre heures qui vont suivre cette audience produiront sur le cerveau de M. l’avocat général le même effet que les vingt-quatre heures qui l’ont précédée.
Demain, si les affaires lui en laissent le loisir, si la recherche de belles périodes ambitieuses de quelque verdict impitoyable n’absorbe pas tout son esprit, il songera : « MM. les jurés n’ont pas écouté mes cruelles réquisitions contre M. Jean Grave ; comme ils ont bien fait ! Car, enfin, ce serait un remords éternel pour moi, un magistrat moderne, un homme très avancé (j’ai l’intention de vous faire un éloge, Monsieur l’Avocat général) que d’avoir déterminé un jury de notre époque à condamner un homme uniquement parce qu’il a pensé et parce que, ayant pensé, il a eu le courage d’écrire !… »
Messieurs les Jurés, vous éviterez ce remords à M. l’avocat général. Vous acquitterez Jean Grave, Vous l’acquitterez par des raisons supérieures qui s’imposeront, je l’espère, à votre conscience et à votre bon sens.
C’est à votre cerveau que je parle ; c’est votre réflexion que la mienne sollicite.
Oubliez toutes les préoccupations étrangères au débat.
L’accusé d’aujourd’hui n’est pas un poignard, un revolver, une bombe.
L’accusé d’aujourd’hui est un livre. C’est une œuvre de l’esprit ; et comme je vous vois très calmes, très bienveillamment attentifs, je puis, au début même de mes observations, vous rappeler le mot de Joubert qui s’impose à la justice aussi bien qu’à la critique : « Il faut juger les choses de l’esprit avec l’esprit, et non avec la bile, le sang et les humeurs… »
Ce livre n’est pas le fantôme, l’apparence d’un livre. Ce n’est pas un délit embusqué sous la couverture d’un livre. C’est un livre véritable, pris au sérieux par tous les gens qui pensent et réfléchissent, un livre au sens doctrinal, au sens élevé du mot. Ses allures scientifiques, qui le dérobent au vulgaire, lui donnent plutôt un aspect un peu rébarbatif, et, sans doute, à l’heure actuelle, il reposerait doctement sur les rayons des librairies ou dans l’armoire des savants, si la loi affolée de décembre 1893, qui a les griffes longues, n’était allée, jusque dans le passé, l’agripper pour satisfaire son besoin de persécution.
Voici comment le juge un contemporain.
Ceci est un article de M. Clemenceau. On vient de me le passer à l’instant. Je lui emprunte quelques lignes qui formulent bien ma pensée.
M. Clemenceau n’est pas suspect d’anarchie ; il n’a pas d’intérêt à son triomphe ; car si l’anarchie triomphait, en même temps que les propriétaires, elle supprimerait les députés — ou ceux qui ont envie de le redevenir.
« La loi contre la presse, écrit M. Clemenceau, fonctionne à la grande satisfaction de M. Raynal. C’est maintenant le tour de M. Jean Grave, coupable d’avoir écrit un livre intitulé : La Société mourante et l’Anarchie.
« Je ne connais pas M. Jean Grave. Je ne sais de lui que ce qu’en a dit M. Octave Mirbeau, dans un article du Journal. C’est un ouvrier cordonnier dont l’âme s’est émue, dont l’esprit s’est ouvert au spectacle des misères et des déchéances humaines.
« Le livre de M. Jean Grave a paru il y a plus d’un an. Personne n’y vit, alors, de matière à poursuites. Pendant toute une année, il s’est impunément étalé à la vitrine de tous nos libraires.
« Survient l’épidémie de bombes. M. Raynal profite de l’affolement des députés pour leur faire voter, dans les transes, une loi de réaction politique qui ne peut arrêter le bras d’aucun jeteur de bombes, mais, qui, en haine d’une répression stupide, lancera peut-être un jour quelque détraqué dans une violence criminelle.
« D’habitude, il est convenu que les lois n’ont pas d’effet rétroactif. M. Antonin Dubost ne s’arrête pas à ces misères. En écrivant son livre, il y a deux ans, M. Jean Grave aurait dû prévoir le règne de M. Casimir-Périer. Le livre est saisi. M. Jean Grave est arrêté. Il a déjà fait un mois de prison préventive pour délit de presse. Cela seul eût soulevé les protestations les plus violentes, quand il y avait un parti républicain.
« Ce livre, je viens de le lire, et mon jugement sur l’écrivain ne diffère pas très sensiblement de celui de M. Mirbeau. La langue est simple, claire et forte tout à la fois. La puissance de critique est vraiment terrible. Que tous ceux qui vivent d’idées toutes faites, reçues de la foule, se gardent d’ouvrir un pareil livre. Il ne peut que les heurter violemment, sans faire jaillir en eux aucune lumière, faute d’éléments appropriés. Pour ceux, au contraire, qui pensent par eux-mêmes, qui ont des idées à eux — quelles qu’elles soient — qui ne craignent pas de soumettre à la critique la plus impitoyable, à la révision la plus radicale, leurs principes — tous leurs principes — leurs doctrines — toutes leurs doctrines — ce livre est bon, car il fait penser.
« Douze braves gens vont être invités à se prononcer sur le cas de M, Jean Grave. Il est fort à craindre qu’ils n’aient pas lu son livre et ne le jugent que sur des extraits habilement choisis. Avec un pareil procédé, il n’y a pas un livre de médecine qui ne pût être condamné pour outrages à la pudeur.
« Or, c’est de la médecine sociale que l’auteur a prétendu faire. Je ne suis pas du tout pour sa thérapeutique. Mais, dans le siècle où nous sommes, il n’est pas une institution, pas une idée, qui ne doivent être en état d’affronter la critique. Somme toute, la bousculade intellectuelle qui nous vient de M. Grave nous est salutaire, en ce qu’elle éprouve notre faculté de résistance et nous met dans le cas d’assurer nos jugements.
« Si les jurés lisent d’un bout à l’autre le livre de M. Grave, ils le blâmeront certainement. Mais ils se diront en même temps que la moindre réfutation sera d’un effet plus utile que des mois ou des années de prison. »
Je vous ai cité cet article, messieurs, parce qu’il résume à merveille le sentiment universel, l’impression des laborieux, des intellectuels, des lettrés, l’opinion dont M. Mirbeau, M. Bernard, M. Paul Adam, vous ont apporté l’écho.
Oui, le livre de M. Grave est un véritable livre. Voilà pourquoi il passionne l’attention des lettrés. Voilà pourquoi il arracha une remarquable préface à M. Octave Mirbeau, l’écrivain suggestif et délicat, dont les feuilles du monde et du boulevard se disputent les tantôt mélancoliques, tantôt railleuses, toujours très savoureuses et très profondes réflexions.
Et pourtant, ce livre, M. l’avocat général réclame contre lui une répression impitoyable ! Il regrette de n’en pouvoir requérir une plus impitoyable encore ! Il veut le faire condamner à cinq ans de prison ! Et, dans ce but, il a épuisé toutes les ressources de sa dangereuse tactique.
Pourquoi ?
Si je me place, non au point de vue anarchiste, au point de vue de mon client, mais au vôtre, Messieurs les Jurés, au point de vue bourgeois, ce livre, quel mal a-t-il donc fait ?
Quel mal aurait-il pu faire ?
Raisonnez un peu :
Ce livre a eu deux éditions.
Ne parlons pas de la première : elle est vieille de dix mois ; elle est donc plus de trois fois couverte par la prescription — ce qui, entre parenthèses, n’a pas empêché le parquet de la saisir, portant ainsi atteinte à la propriété de l’éditeur. Telles sont les pratiques d’aujourd’hui !…
Vous savez qu’en matière de presse la prescription est de trois mois.
A une époque où l’on prenait la peine et le temps de réfléchir, où les lois étaient le produit de la méditation et non le fruit de l’épouvante, un législateur remarquable énonçait, dans les termes qui suivent, les motifs rationnels de cette courte prescription :
« Il est — disait M. de Serre — il est dans la nature des crimes et délits commis avec publicité, et qui n’existent que par cette publicité même, d’être aussitôt aperçus et poursuivis par l’autorité et ses nombreux agents. Il est de la nature des effets de ces crimes et délits d’être rapprochés de leur cause. Elle serait tyrannique, la loi qui, après un long intervalle, punirait une publication à raison de tous ses effets possibles les plus éloignés, lorsque la disposition toute nouvelle des esprits peut changer du tout au tout les impressions que l’auteur lui-même se serait proposé de produire dans l’origine ; lorsqu’enfin le long silence de l’autorité élève une présomption si forte contre la criminalité de la publication. »
Chaque mot de ces phrases porte, et chaque mot défend le livre de M. Grave.
Le parquet vous dit : « Ce livre est un explosif ; frappez-le comme une bombe ! » Comment ? Le parquet a été bien long à s’en apercevoir !… C’est au bout de dix mois qu’un écrit, d’abord inoffensif, devient un danger public ? Au début, c’était un livre : la durée le transforme en dynamite !… Que penserait M. de Serre de cette métamorphose, lui qui estimait sagement « qu’il est dans la nature des crimes de la parole d’être aussitôt aperçus et poursuivis, et qu’il est de la nature des effets de ces crimes d’être rapprochés de leur cause » ?
Le parquet se défend : « Nous ne poursuivons pas la première édition ! Nous poursuivons la seconde qui constitue un fait nouveau et donne ouverture à une action nouvelle ! »
Je pourrais répondre :
N’est-ce pas la première édition que vous cousez dans la couverture de la seconde ?
Je pourrais répondre encore, avec mon confrère Barbier, dont l’opinion fait autorité dans la matière : « L’absence de poursuites contre les précédentes éditions du même ouvrage a pour effet de permettre aux personnes poursuivies à l’occasion d’une édition nouvelle d’exciper de leur bonne foi. » Cela tombe sous les sens ; votre silence est un imprimatur ; l’écrivain a le droit d’y trouver une sauvegarde.
Mais j’aime mieux répondre :
La seconde édition — la seule poursuivie, la seule qu’on puisse poursuivre — que lui reprochez-vous ? Qui donc a-t-elle excité ? Qui donc a-t-elle provoqué ? Elle a été saisie avant d’être mise en vente ! Elle n’a donc pu conseiller, ni l’indiscipline au soldat, ni le meurtre au prolétaire, puisqu’elle n’a pénétré ni dans la caserne ni dans l’atelier.
Y eût-elle pénétré, que ni soldat ni prolétaire n’eussent approfondi ces pages. Jamais, parmi ces dissertations arides, ils n’auraient eu le loisir et la patience de chercher la provocation. — J’ai mis huit jours à les comprendre — vous avouait M. l’avocat général. Et M. l’avocat général n’a mis que huit jours parce qu’il est un esprit de premier ordre ; moi, qui ne suis qu’un esprit de second ordre, j’en ai mis quinze. Un caporal de pompiers en mettrait bien autant que moi ! Car enfin, si je suis moins fort que M. l’avocat général, je dois être plus fort qu’un caporal de pompiers !…
Mais, je le répète, l’édition a été saisie avant d’être offerte au lecteur, sauf 200 exemplaires affectés au service de presse.
Mais, ces 200 exemplaires, s’ils ont provoqué quelqu’un, n’ont provoqué que des journalistes. Or, rassurez-vous, Messieurs les Jurés : d’abord les journalistes n’ont guère le temps de lire les brochures qu’on leur envoie ; on leur en envoie trop ! Ensuite, les journalistes, s’ils provoquent parfois les autres, ne sont guère sensibles eux-mêmes à ce genre d’excitation ! ils sont blasés !…
Et pourtant, M. l’avocat général veut rendre ce livre responsable de toutes les bombes qui ont éclaté.
Il vous le présente comme la cause des récents attentats.
Discutons.
Si le livre est la cause de l’attentat, l’attentat reflétera la physionomie du livre. Or, le livre est logique ; l’attentat ne l’est pas : donc, entre l’attentat et le livre il n’existe rien de commun.
Si le livre inspirait l’attentat, l’attentat choisirait ses victimes : il frapperait au cœur de la société ; il l’atteindrait dans ses gouvernants, ses exploiteurs, ses jouisseurs ; car, tels sont les personnages que le livre désigne et flétrit. Or, l’attentat ne choisit pas ; l’attentat frappe au hasard ; l’attentat fait sauter une patronne d’hôtel borgne ou un humble garçon de café. Donc, le livre n’y est pour rien ; car le livre condamne ces inutiles hécatombes.
Jusqu’ici, un seul attentat fut logique : celui de Vaillant.
Le crime de Vaillant appartient à la catégorie des crimes politiques, comme celui de Fieschi, comme celui d’Orsini. Fieschi visait un roi ; Orsini un empereur ; Vaillant visait le Parlement, un empereur multiple, un roi à sept cent cinquante têtes.
Mais le livre de M. Grave a-t-il déterminé l’attentat de Vaillant ?
Vaillant vous a cité ses maîtres, les auteurs qui l’ont instruit. Il n’a pas cité M. Grave. M. Grave est un jeune, et l’on ne cite pas les jeunes ; on ne cite que les classiques.
Ces classiques, quels sont-ils ? Proudhon, Spencer, Rousseau, Voltaire !
Les voilà, les malfaiteurs que, pour être logiques, il vous faut asseoir sur ces bancs, Monsieur l’Avocat général !
Allons ! faites-les comparaître. Ceux qui sont morts ont leurs statues.
Citez-les, ces statues. Citez celle de Voltaire : son rire de bronze en dira plus long au jury que toute ma plaidoirie !…
Le livre de M. Grave a-t-il provoqué Léauthier ?
Léauthier a lu des brochures de M. Grave ; mais précisément, il n’a pas lu La Société mourante et l’Anarchie !
D’ailleurs, Léauthier est facile à provoquer ! Parmi les brochures dont il faisait son régal quotidien figure l’Intransigeant — il l’a dit à l’instruction. Or, les journaux de M. Rochefort ne sont pas des journaux anarchistes ! Ce sont d’excellents journaux ! Je suis bien forcé de le croire, puisque M. Antonin Dubost, garde des sceaux et supérieur hiérarchique de M. l’avocat général, les a autrefois sauvés, tant il avait pour eux d’estime !… (Hilarité générale).
La provocation ! Elle est toute relative. Elle est toute subjective. Elle dépend du cerveau qui en est l’objet. Avec votre système, Monsieur l’Avocat général, il n’est pas une page de polémique, un article de combat qui ne puisse être envisagé comme une provocation ! Quand je dénonce les bandits de la Haute Banque, les scélérats de la finance qu’oublient vos réquisitoires, je provoque le peuple à les maudire, à les haïr ! Allons ! soyez logiques : arrachez-moi au banc de la défense ! asseyez-moi au banc des accusés !…
La vérité, c’est que le livre n’est pas la cause de la bombe ; mais la bombe, comme le livre, sont l’une et l’autre, les produits d’une cause antérieure et supérieure : et cette cause, c’est la désespérance, la grande maladie du siècle !
Votre Révolution avait promis le bonheur au prolétaire : le prolétaire fut victime d’une immense escroquerie : La bourgeoisie avait volé, lui promettant de partager avec lui le produit du vol ; la bourgeoisie ne tint pas sa parole : elle garda pour elle tout le fruit de ses rapines !
Non seulement elle ne donna rien au prolétaire, mais elle trouva le moyen de le dépouiller encore : elle tarit dans son âme la source des résignations.
Le prolétaire vit qu’à la noblesse vêtue de soie, qui jadis succéda elle-même à la noblesse vêtue de fer, avait succédé une troisième noblesse, plus impitoyable et plus oppressive encore que les deux autres : la noblesse cuirassée d’or !
En fait de pain et d’abri, cette troisième noblesse offrit Mazas au prolétaire !
Oui, notre société démocratique offrit le même toit aux pauvres et aux malfaiteurs !
A ses yeux, les deux plus grands crimes furent le défaut de logement et l’absence de porte-monnaie !… (Mouvement).
Alors, déçu, exaspéré, le prolétaire poussa un immense cri de douleur ? Et ce cri de douleur s’est répercuté dans toute notre littérature !
C’est Henri Heine qui s’écrie :
« Elle est depuis longtemps jugée, condamnée, cette vieille société. Que justice se fasse ! Qu’il soit brisé, ce vieux monde… où l’innocence a péri, où l’égoïsme a prospéré, où l’homme a été exploité par l’homme ! Qu’ils soient détruits de fond en comble, ces sépulcres blanchis où résident le mensonge et l’iniquité ! »
C’est Lamennais qui maudit :
« Nous disons que votre société n’est pas même une société, qu’elle n’en est pas même l’ombre, mais un assemblage d’êtres qu’on ne sait comment nommer : administrés, manipulés, exploités au gré de vos caprices, un parc, un troupeau, un amas de bétail humain destiné par vous à assouvir vos convoitises. »
C’est Victor Hugo qui blasphème :
« Et quelle société que celle qui a, à ce point, pour base la disproportion et l’injustice ? Ne serait-ce pas le cas de tout prendre par les quatre coins et d’envoyer pêle-mêle au plafond la nappe, le festin, et l’orgie, et l’ivresse, et l’ivrognerie, et les convives, et ceux qui sont à deux coudes sur la table, et ceux qui sont à quatre pattes dessous ; et de recracher tout au nez de Dieu et de jeter au ciel toute la terre ?
« … C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches. »
Non seulement le bonheur n’est pas venu, mais l’honneur s’est enfui.
Flaubert constate :
« Avec le développement de la production capitaliste, l’opinion publique européenne a dépouillé son dernier lambeau de conscience et de pudeur. Chaque nation se fait une gloire cynique de toute infamie propre à accélérer l’accumulation du capital. »
Et le même Flaubert, froidement impitoyable, résume la situation du monde moderne en ces termes qui flétrissent, qui crachent à la face de la Société :
« Nous dansons, non pas sur un volcan, mais sur la planche d’une latrine qui m’a l’air passablement pourrie. »
Qu’eût dit Flaubert aujourd’hui, après tant d’infamies, de corruptions, de turpitudes !
Quelles couleurs ce styliste eût trouvées sur sa palette pour peindre ce tableau de hontes et d’ignominies !…
Comme le dit M. Louis de Grammont, à chaque terme, la grande maladie sociale prend un caractère plus aigu.
De lugubres scènes s’ajoutent au drame du prolétariat. — Qui sera l’Homère effrayant de cette lamentable Iliade ?…
Oui, Baudelaire a raison :
« Il est impossible, à quelque parti qu’on appartienne, de quelques préjugés qu’on ait été nourri, de ne pas être touché du spectacle de cette multitude maladive, respirant la poussière des ateliers, avalant du coton, s’imprégnant de céruse, de mercure et de tous les poisons nécessaires à la création des chefs-d’œuvre ; dormant dans la vermine au fond des quartiers où les vertus les plus humbles et les plus grandes nichent à côté des vices les plus endurcis et des vomissements du bagne ; de cette multitude soupirante et languissante à qui la terre doit ses merveilles, qui sent un sang vermeil et impétueux couler dans ses veines, et qui jette un long regard de tristesse sur le soleil et l’ombre des grands parcs. »
Faut-il s’étonner si le cri de douleur se change en cri de révolte !
Faut-il s’étonner si le prolétaire, méconnu, bafoué par des suborneurs scélérats, s’écrie, comme le bandit de Schiller :
« Je veux vivre ; j’ai le droit de vivre, et la société me refuse ce droit. Eh bien ! formons une société nouvelle. Toutes les sociétés ont commencé par la violence ; les premières tribus humaines ont été des associations armées ; créons un monde et recommençons l’histoire : notre société de bandits sera plus juste que cette vieille société despotique où les plus nobles cœurs sont condamnés d’avance à mourir ! »
Les voilà, les provocateurs du livre et de la bombe ! Ce sont les penseurs, les philosophes, les poètes qui ont décrit, qui ont chanté les désespoirs de notre siècle ! Allons, soyez logique, Monsieur l’Avocat général ! Asseyez-les sur les bancs de la cour d’assises, car M. Jean Grave n’a fait que les répéter !…
Vous savez bien qu’il n’est pas le coupable, M. Jean Grave ! Vous savez bien que son livre n’a pas allumé l’incendie ! Mais ce gouvernement imite ses prédécesseurs. Il profite du crime pour assassiner l’Idée !
L’Idée, voilà l’éternelle ennemie des jouisseurs en place ! Les jouisseurs veulent rester : l’Idée, elle, veut marcher !
Un poignard frappe le duc de Berry : aussitôt la Restauration monte à la tribune et dit au Pays éploré : « Le poignard qui a frappé le duc de Berry, c’est une idée libérale ! »
Une bombe éclate : aussitôt la troisième République monte à la même tribune et crie au Pays affolé : « La bombe qui vient d’éclater, c’est une idée anarchiste ! »
Et au milieu des fumées de la bombe, qui remplacent, à notre époque, les éclairs du Sinaï, M. David Raynal fait voter une loi d’épouvante qui n’est autre chose que la résurrection du vieux délit d’excitation à la haine et au mépris du gouvernement.
Seulement, on modifie un peu la formule : c’est le délit d’excitation à la haine et au mépris de la bourgeoisie !
Théophile Gauthier a raison :
« Qu’importe que ce soit un sabre ou un goupillon ou un parapluie qui nous gouverne ! — C’est toujours un bâton !… » (Rires).
Comme votre accusation est logique, Monsieur l’Avocat général ! Vous reprochez à M. Grave d’avoir provoqué au vol ! Qu’est donc ce nouveau délit ?
M. Grave a-t-il provoqué au pillage de votre maison ?
Non, n’est-ce pas ? Vous le proclamez incapable de songer au bien d’autrui !
Mais M. Grave est partisan du communisme : il veut abolir la propriété bourgeoise, il croit que la révolution prochaine aura pour mission de l’abolir ; c’est sa doctrine — fausse peut-être — mais enfin une doctrine dont il n’est pas le promoteur ; Proudhon et beaucoup d’autres l’inventèrent avant lui.
Voilà pourtant le délit dont l’accuse votre parole ! Rêver une société autre que celle où vous régnez, c’est provoquer au vol ! C’est être un criminel !
Mais alors, mettez Jean-Jacques Rousseau à côté de Jean Grave !
Cela vous peine, Monsieur l’Avocat général ? Jean-Jacques Rousseau est le père de la Révolution dont vous êtes le fils ; Jean-Jacques Rousseau est donc votre grand-père ; vous le voyez, je vous laisse en famille ; n’ayez crainte, je vous y laisserai tout le temps… (Hilarité).
Jean-Jacques Rousseau a écrit ;
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : « Ceci est à moi », fut le vrai fondateur de la société civile ! Que de crimes, de misère et d’horreur eût épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux et comblant les fossés, eut crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur, vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne. »
Ironie des choses ! Vous traduisez en cour d’assises l’homme qui, fidèle à vos principes, veut renverser les bornes posées par l’usurpateur que Jean-Jacques Rousseau flétrissait !…
Vous reprochez à M. Grave d’avoir dit que la révolution prochaine dévastera vos études d’avoués et de notaires, qu’elle brûlera tous les titres de la propriété bourgeoise : vous oubliez vos décrets jacobins, vous oubliez vos décrets du 18, du 19 juin, du 25 août, ordonnant de brûler sur la place publique les titres du monde détruit !
Vous oubliez le tombereau symbolique qui porta sur la place de Grève les chartes du régime vaincu, le feu de joie qu’elles alimentèrent et la ronde de la foule autour de ce feu de joie !
Vous oubliez — ce sont vos archives, vos documents officiels qui parlent — qu’en 1790, de sinistres jacqueries éclatèrent sur toute la surface du territoire, et que ces jacqueries étaient le fruit de provocations épouvantables, et que ces provocations provenaient des députés du Tiers, particulièrement (voyez Taine, tome I, page 294, ou plutôt les pièces qu’il copie), particulièrement des procureurs et des légistes, ces ancêtres des avoués et des notaires… (hilarité)… lesquels écrivaient à leurs commettants des lettres incendiaires aussitôt affichées dans tous les villages !
Après cela, si vous êtes sincères, allez mettre Jean Grave en prison !
Pensez-vous sérieusement que cela vaille, je ne dis pas cinq ans, mais huit jours, mais un jour, mais une heure de cellule, d’avoir prédit que, si l’on fait aux bourgeois ce qu’ils ont fait aux prêtres et aux nobles, on emploiera contre eux les moyens qu’ils ont indiqués ?
On vous menace : défendez-vous ! On vous attaque : vengez-vous ! Oui, parlez de vengeance, mais ne parlez pas de justice ! Votre justice, à défaut d’un principe éternel, se réduit aux proportions modestes d’un instinct ! Oui, vous n’êtes que des instinctifs ! Allons ! Frappez, mais ne maudissez pas ! Vous avez droit à la vengeance, mais vous n’avez plus droit au Verbe !… (Mouvement prolongé).
Vous voulez faire donner à Jean Grave cinq ans de prison pour avoir médit de la Patrie et de l’Armée, pour avoir excité le soldat à l’indiscipline, pour avoir provoqué au meurtre d’un officier.
Ici encore, méfiez-vous de la méthode de M. l’avocat général : elle est plus meurtrière que la prose de Grave. Elle consiste toujours à fouiller les 300 pages du livre pour trouver les deux lignes qui, isolées, feront pendre leur homme. Elle consiste à vous présenter comme un système raisonné, comme un froid syllogisme, ce qui n’est, en réalité, que la chute fébrile d’une période qui termine un chapitre consacré à l’idée de Patrie.
La Patrie !
Certes, je ne suis pas suspect, Messieurs les Jurés. Je suis de ceux dont le cœur la vénère ; et, dans le domaine de la Pensée, par la parole et par la plume, j’ai essayé de la défendre contre ceux qui ne veulent plus, qui ne peuvent plus y croire.
Mais force m’est de reconnaître que des cerveaux plus grands que moi l’ont traitée de dangereuse chimère et de malfaisante utopie.
« Quand je songe — s’écrie Tolstoï — à tous les maux que j’ai vus et que j’ai soufferts, provenant des haines nationales, je me dis que tout cela repose sur un grossier mensonge : l’amour de la Patrie. »
Et Victor Hugo prophétise :
« Au vingtième siècle, la guerre sera morte, l’échafaud sera mort, la haine sera morte, la frontière sera morte : l’homme vivra ! »
Je ne plaide pas cette cause, messieurs, je cite les grands hommes qui s’en firent les avocats.
La défendons-nous bien, la Patrie, contre les soupçons de la Pensée ? Au lieu de traquer les écrivains qui la critiquent, ne ferions-nous pas mieux de traquer les bandits qui la déshonorent ?
Est-ce Victor Hugo, est-ce Tolstoï, est-ce Jean Grave — si sa modestie me permet de le nommer après de si grands noms — qui, à l’heure actuelle, font courir les plus graves périls à l’idée de Patrie ?
Sous ce titre : Les Sans-Patrie ! mon éloquent confrère, M. le député Viviani, écrivait hier un bel article.
Il dénonçait les hauts bandits de la Finance — ce sont ses propres termes — qui sont en train d’écouler sur le marché français les 100 millions de rentes italiennes qu’on n’a pu vendre ni à Rome ni à Berlin.
La Bourse est comme ces oiseaux de proie qui déshonorent tout ce qu’ils touchent. Elle a déshonoré la Propriété : elle souille la Patrie !
Les voilà, les Sans-Patrie ! Les Sans-Patrie, qui transformeront les citoyens du monde entier en Sans-Culottes — au sens propre du terme, puisqu’au train dont vont les choses ils ne leur laisseront bientôt plus une paire de pantalons. (Mouvement).
Et M. Viviani ajoutait ces lignes, dont je lui laisse la responsabilité, mais que j’ai le droit de reproduire à titre de document, puisqu’il les a versées dans le domaine public :
« Le gouvernement laisse faire. Il traque les socialistes, les fait diffamer par sa presse, ose leur reprocher de ne pas aimer le pays. Seulement il protège les misérables qui dépouillent, exploitent, trahissent la Patrie ! On a voté des lois contre les associations de malfaiteurs. Quand est-ce qu’on va les appliquer ? »
Je ne plaide pas contre le gouvernement, Messieurs les Jurés ; je n’en ai cure.
Je ne plaide pas pour les socialistes ; ils ne m’en ont pas chargé.
Mais je dis à M. l’avocat général : nous sommes tous solidaires. Car, sous couleur de traquer l’Anarchie, vous traquez la pensée humaine. Aujourd’hui, vous poursuivez Jean Grave comme anarchiste ; demain, vous poursuivrez des socialistes, sous prétexte qu’ils confinent à l’Anarchie ; après-demain viendra le tour d’autres penseurs qui ne sont ni des socialistes, ni des anarchistes, mais que vous poursuivrez parce qu’ils sont des penseurs libres et que vous n’admettez pas les penseurs libres — vous autres les libres-penseurs !
Vous êtes dans l’arbitraire, vous tomberez dans l’oppression ; car l’arbitraire n’est pas une surface plane sur laquelle on s’arrête : l’arbitraire est une pente, et cette pente, on ne la remonte pas, on la descend, on la descend jusqu’à la tyrannie !
Et pour compléter votre fameuse loi du 11 décembre 1893, j’attends une jurisprudence qui nous donnera du malfaiteur la définition suivante : « Doit être emprisonné comme malfaiteur tout homme qui osera penser que tout n’est pas pour le mieux dans la meilleure des républiques. »
Eh bien ! vous pouvez m’emprisonner avec les autres, Monsieur l’Avocat général.
Sans épouser la doctrine, ni la théorie de personne — ce n’est pas mon affaire ici — je me permets de vous dire :
« Vous défendez la propriété : quand donc traquerez-vous les hauts bandits de la Finance ?
« Vous défendez la Patrie : quand donc traquerez-vous la pieuvre cosmopolite dont les hideux tentacules enlacent tous les peuples et leur sucent tout leur sang ? »
Je me permets de vous dire avec Viviani :
« Vous avez fait des lois contre les malfaiteurs, vous les appliquez aux anarchistes d’en bas : quand les appliquerez-vous aux anarchistes d’en haut ?
« Vous les appliquez aux anarchistes de la Pensée : quand les appliquerez-vous aux anarchistes de la Bourse ?
« Vous les appliquez à ceux que vous accusez de faire sauter les édifices : quand les appliquerez-vous à ceux qui font sauter les consciences ? » (Bravos ! marques d’assentiment prolongées).
Ah ! certains bourgeois qui croient incarner la Patrie ont de drôles de manières de la défendre — la Patrie !
Et l’on s’étonne si la Patrie se discrédite, si les écrivains, les penseurs, tendent de plus en plus à la confondre avec l’État, c’est-à-dire avec cet assemblage de lois contingentes et d’artificielles conventions qui changent tous les siècles ou tous les demi-siècles, ne gardant que ce caractère commun d’opprimer toujours les faibles au profit de quelques gros messieurs qui, à notre époque, ne sont que gros, puisqu’ils n’ont même plus cette circonstance atténuante d’être grands !
On s’étonne si Jean Grave, qui se souvient de Tolstoï, ne voit dans la Patrie qu’une façade hypocrite pour masquer les égoïsmes de l’État bourgeois ?
On s’étonne s’il écrit :
« Ce fut l’idée géniale de la bourgeoisie de substituer l’autorité de la nation à celle du droit divin. »
Avant lui, un homme qu’on n’a pas encore, que je sache, inquiété pour sa propagande anarchiste, l’honorable M. Yves Guyot, avait émis la considération suivante :
« La foi en l’État est une transformation de l’idée religieuse. »
Que voulez-vous ? l’idée religieuse se transforme une fois de plus — et ce n’est pas fini, Messieurs les Gouvernants !
Vous avez tué le bon Dieu pour en faire hériter l’État. Les vôtres s’aperçoivent qu’on s’est moqué d’eux, et, à leur tour, ils envoient l’État rejoindre les vieilles lunes !
Ce n’est que le premier pas de l’évolution nécessaire.
Plus ils iront, plus les peuples se détacheront de l’État.
Chamfort — l’ami de Mirabeau — un des soldats de la Révolution française, a écrit : « Un heureux instinct semble dire au peuple : Je suis en guerre avec tous ceux qui me gouvernent, qui aspirent à me gouverner, même avec ceux que je viens de choisir moi-même. »
Le même Chamfort ajoutait : « En voyant les brigandages des hommes en place, on est tenté de regarder la société comme un bois rempli de voleurs dont les plus dangereux sont les archers préposés à la garde des autres. »
Vous entendez bien que les archers, dans la pensée de Chamfort, ce sont les gendarmes, quel que soit l’uniforme dont la garde-robe nationale les ait affublés !
Thomas Paine, l’illustre Conventionnel, l’auteur des Droits de l’homme — encore un grand ancêtre, Monsieur l’Avocat général ! car, vous l’observez, je ne cite que des gens irréprochables, des Conventionnels, des Girondins, des Constituants, des Philosophes du dix-huitième siècle ! Je vous laisse en famille : n’ayez crainte : vous y resterez tout le temps — Thomas Paine complétait ainsi la pensée de Chamfort :
« De mémoire humaine, le métier de gouvernant a toujours été monopolisé par les individus les plus ignorants et les plus canailles de l’humanité ! »
Vous voyez. Messieurs les Jurés, qu’on n’a attendu ni M. Élisée Reclus, ni M. Jean Grave, pour dire cela au peuple ! Voilà plus de cent ans qu’on a commencé à le lui dire, et voilà plus de cent ans qu’on le lui répète.
Le peuple en est convaincu. Il sait aujourd’hui que les politiciens de tous poils, qu’ils soient vêtus de blanc, de noir ou de rouge, lui chanteront la même antienne et ajouteront un nouveau chapitre au livre déjà si long des mensonges de l’humanité.
Il n’en veut plus. Il en est désabusé — pas plus de ceux-là que des autres, de tous, quel que soit leur nom. Ce qu’il abhorre, c’est la politique, cette science bourgeoise inventée pour servir de masque au Parlementarisme bourgeois.
Le malheur est que le discrédit dans lequel tombe l’État rejaillit forcément sur l’Armée.
En effet, l’Armée, en temps de paix, apparaît comme une sorte de gendarmerie gigantesque au service de l’État : et plus l’État semble oppresseur, plus il couve de sourdes haines contre l’Armée, instrument de ses oppressions.
Ces mots ne sont pas de moi. Ils ne sont pas de M. Grave. Ils sont d’un poète exquis, du poète à la Tour d’Ivoire, de M. Alfred de Vigny :
« L’Armée moderne, sitôt qu’elle cesse d’être en guerre, devient une sorte de gendarmerie. Elle se sent comme honteuse d’elle-même et ne sait ni ce qu’elle fait, ni ce qu’elle veut. »
Ce terme honte accolé au mot Armée, je ne sais rien de plus terrible ni de plus sacrilège.
Toutes les indisciplines ne sont-elles pas contenues en germe là-dedans ?
Vous voulez faire donner cinq ans de prison à M. Grave parce que son livre, si les soldats l’avaient lu, aurait pu « les dissuader de se courber sous la discipline abrutissante » !
Poursuivrez-vous la prochaine édition des Souvenirs de jeunesse de M. Renan, dans lesquels il raconte qu’il n’aurait jamais pu se faire à la discipline militaire, et que, si on l’avait contraint d’être soldat, il aurait déserté ?
Ce passage est infiniment plus dangereux, je vous assure, que celui que flétrit votre acte d’accusation.
Car l’édition poursuivie n’a pu visiter la caserne : Vous savez qu’elle n’a visité que des journalistes.
Tandis que, à la caserne, on trouve quelquefois des livres de Renan ; et le soldat qui tombe sur les lignes relevées, le soldat auquel on a donné huit jours de prison qu’il ne méritait pas et qui est mécontent de son capitaine, le soldat songera :
« Tiens ! mais M. Renan, c’est une gloire de l’humanité ! M. le ministre l’a dit en inaugurant son dernier buste ! Si une gloire de l’humanité affirme qu’elle n’aurait pu se faire à la discipline et aurait déserté pour s’y soustraire, pourquoi n’imiterais-je pas cette gloire ? »
Le syllogisme est des mieux construits, et il peut bien produire la propagande par le fait, car un soldat déserte plus facilement qu’il ne crève le ventre à son capitaine.
Est-ce que M. Jean Grave l’a jamais dit à un soldat, de crever le ventre à son capitaine ?
Il dit, ce qui est exact, que lui crever le ventre ou lui envoyer une gifle, cela revient absolument au même, puisque, s’il lui crève le ventre, il sera condamné à mort, et que, s’il lui envoie une gifle, il le sera également, aux termes du Code militaire qu’à peu près unanimement nous trouvons un peu excessif.
Mais finissons-en une fois pour toutes avec cette inique méthode qui consiste à isoler deux lignes d’un livre tout entier, à présenter comme la dominante d’un ouvrage ce qui n’est que la conclusion fébrile d’une période en chaleur.
Si vous voulez trouver une provocation au meurtre des soldats de l’armée française, ce n’est pas dans Jean Grave qu’il faut la chercher : c’est plus loin et plus haut.
Écoutez cette page ; Victor Hugo s’adresse aux Belges :
« Peuples ! Il n’y a qu’un peuple ! Si Bonaparte arrive, si Bonaparte vous envahit, traînant à sa suite… cette armée… ces régiments dont il a fait des hordes… ces prétoriens… ces janissaires… qui auraient pu être des héros et dont il a fait des brigands ; s’il arrive à vos frontières, courez aux fourches, aux pierres, aux faulx, aux socs de vos charrues, prenez vos couteaux, prenez vos fusils, prenez vos carabines : faites cela ! »
Ces hordes, ces janissaires, ces brigands, c’était l’armée française !… (Longue sensation).
Car si l’armée française n’est respectable que sous la République, comme les trois quarts du siècle nous fûmes en monarchie, on a pu, trois ans sur quatre, mépriser l’armée française !
Eh bien ! je vous le demande, si la haine politique, la haine de parti a pu, chez un grand homme, s’égarer au point de crier à l’étranger : « Assassine l’armée française ! », quoi d’étonnant que les indignations sociales d’un jeune polémiste lui aient soufflé quelques lignes ardentes qui sont de bien pâles choses à côté de la provocation épouvantable sortie des lèvres du grand Victor Hugo !
Vous avez pardonné à Victor Hugo. Vous l’avez mis au Panthéon et vous l’y avez fait conduire par ces soldats de l’armée française que jadis il avait traités de hordes et de brigands !
Et vous voulez condamner Grave à cinq ans de prison pour sauver l’honneur de l’Armée !…
O logique de votre justice !
Vous voulez aussi condamner Grave à cinq ans de prison parce qu’à la fin d’un chapitre où il retrace la barbarie de certains patrons qui abusent de la machine humaine, qui ont un caillou dans le cœur et des écus à la place d’entrailles, il songe que, si les martyrs d’une exploitation sans vergogne tuaient un de ces patrons, peut-être que la leçon servirait d’exemple aux autres !
Cette indignation du penseur, vous la taxez d’apologie !
Mais pourquoi ne pas poursuivre tant d’autres indignations ?
Écoutez ces lignes, Monsieur l’Avocat général. Je les emprunte à un journal qui n’est pas le journal La Révolte : c’est le journal de M. de Goncourt.
Le 13 janvier 1871, il s’étonne que la population meure de faim, reste impassible, quand des boulangers — il en cite un : je ne le nomme pas — offrent aux riches du pain blanc et des croissants, lorsque des marchands leur procurent du gibier et de la volaille. Son étonnement s’irrite, s’exaspère et s’écrie à la fin :
« Quand je lisais dans le journal de Marat les dénonciations furibondes de l’Orateur du Peuple contre la classe des épiciers, je croyais à de l’exagération maniaque. Aujourd’hui, je m’aperçois que Marat était dans le vrai. Pour ma part, je ne verrais aucun mal à ce qu’on accrochât à la devanture de leur boutique deux ou trois de ces égorgeurs sournois…
« Peut-être quelques assassinats intelligemment choisis sont, dans les temps révolutionnaires, le seul moyen pratique de retenir la hausse dans les limites raisonnables. »
Elle est jolie, la provocation ! Elle est jolie, l’apologie !
Et quand le même de Goncourt, songeant à tous ces oisifs qui vivent des sueurs du peuple, s’écrie :
« Ce serait un grand débarras de la bêtise chic et de l’imbécillité élégante qu’une machine infernale qui, par un beau jour, tuerait tout le Paris faisant, de quatre à six heures, le tour du lac du bois de Boulogne !… »
Oui ou non, provoque-t-il à l’assassinat ?
Quand c’est du de Goncourt, vous souriez : c’est de la littérature !
Quand c’est du Grave, vous frémissez : c’est de l’anarchie !
Eh bien ! moi, je vous dis : j’ignore ce que c’est ; mais ce que vous faites, vous, ce n’est pas de la justice !
Allons ! soyez francs ! Déchirez le voile !
Ce ne sont ni les excès, ni les excitations d’une pensée que vous traduisez en cour d’assises : c’est la pensée elle-même.
Ce n’est point parce que M. Grave a écrit des paroles imprudentes ou criminelles que M. l’avocat général vous le défère. C’est parce que M. Grave a formulé une théorie scientifique qui est en contradiction avec celle de M. l’avocat général. Ou si vous préférez, le crime de M. Grave consiste dans l’expression même de sa théorie.
Ce n’est pas un homme qu’on veut emprisonner : c’est une idée.
On demande au Jury moderne de condamner un système politique, comme, au siècle de Louis XIV, on eût demandé au Parlement ou à la Sorbonne de condamner un traité sur la grâce ou la transsubstantiation.
Ma comparaison vous déplaît ? Je la change :
On demande au Jury moderne de condamner un système qui se prétend celui de l’avenir, comme on eût demandé au Parlement ou à la Sorbonne de condamner qui, deux siècles trop tôt, eût exposé les principes de la société moderne.
M. l’avocat général vous dit :
La théorie que j’accuse, si elle était réalisée, supprimerait la bourgeoisie !
Absolument comme le système bourgeois a, par sa réalisation, fait disparaître la noblesse…
Chaque fois qu’on met une chose à la place d’une autre, on est obligé d’enlever la première pour y mettre la seconde.
L’ancien Parlement eût sans doute condamné les principes de la société moderne.
Pouvez-vous emprisonner les principes qui se donnent comme ceux de la société future ?
Je vous dis : non !
Pourquoi ?
Parce qu’en condamnant, l’ancien Parlement fût resté logique avec lui-même : c’était un pouvoir de droit divin.
Au lieu qu’en condamnant, vous vous infligeriez un démenti à vous-mêmes : vous êtes un pouvoir de libre examen.
Vous êtes les fils d’une Révolution qui s’est faite précisément pour rendre impossible la chose qu’on vous sollicite de faire aujourd’hui.
Vous pouvez condamner un homme ; vous pouvez condamner un crime : vous ne pouvez plus condamner une idée.
Vous ne pouvez que la discuter et la réfuter, si c’est possible.
Rassurez-vous, Messieurs les Jurés, et ne vous faites pas un monstre de l’idée de M. Grave. Cette idée n’est pas le champignon dont vous parlait tout à l’heure M. l’avocat général, et qui serait éclos, sans racine, dans un délire fin-de-siècle. Elle n’est pas récente. Elle est vieille de deux cents ans. Non seulement M. Grave n’a pas enrichi par ses bombes le martyrologe bourgeois, mais il n’a pas même enrichi par son livre le répertoire intellectuel de l’humanité.
Quelle est donc l’idée de M. Grave ?
Elle se résume en deux propositions :
1o Si l’homme est mauvais, la faute en est imputable à l’outillage social. Détruisons cet outillage : l’homme deviendra bon ;
2o Pour prévenir le retour de l’outillage social, il faut arriver à l’élimination complète du principe d’autorité.
L’élimination complète du principe d’autorité et des institutions, des pouvoirs qui le manifestent : voilà le moyen et la fin de l’anarchie scientifique dont le but est la réalisation du bonheur commun par la suppression de la concurrence et l’harmonie des intérêts.
Je ne discute pas. Je ne réfute pas : j’expose.
Est-ce nouveau, cela ?
Prenez Rabelais et lisez la description de l’abbaye de Thélème :
Plus de gouvernement, plus de contrainte, l’individualisme substitué partout à la collectivité ; et au-dessus de la porte, pour principe, la loi unique : Fais ce que veulx — c’est-à-dire : Fais ce que dois, puisque, par hypothèse, l’homme étant devenu bon, son vouloir désormais se confond avec le devoir.
Ouvrez Voltaire : son héros Candide visite l’Eldorado, l’Éden rêvé par l’esprit du philosophe. C’est comme l’abbaye de Thélème : pas de lois, pas de contrainte ; l’harmonie, le bonheur partout.
« Candide demanda à voir la cour de justice, le Parlement ; on lui dit qu’il n’y en avait point et qu’on ne plaidait jamais : il s’informa s’il y avait des prisons, et on lui dit que non. »
Proudhon, dans les temps modernes, précise cet idéal, l’arrache au pays des rêves, le fixe dans celui des idées positives.
Ouvrez l’Encyclopédie générale de M. Ranc au mot Anarchie.
M. Ranc rappelle d’abord la théorie formulée ainsi par Condorcet :
« Le premier terme de la série gouvernementale étant l’absolutisme, le terme final, fatidique, est l’anarchie. »
Et cette autre de Proudhon :
« L’anarchie, telle est la forme dont nous approchons tous les jours, et qu’une habitude invétérée d’esprit nous fait regarder comme le comble du désordre et l’expression du chaos. »
M. Ranc approuve ces deux propositions et affirme à son tour que :
« Le but de la Révolution, c’est la suppression même de l’autorité, c’est-à-dire du gouvernement. »
Et il donne, à son tour, cette définition de l’anarchie :
« L’élimination de l’autorité dans ses trois aspects politique, social, religieux ; la dissolution du gouvernement dans l’organisme naturel. »
Et il ajoute ces lignes que je livre à vos méditations :
« Pour les oisifs, pour les exploiteurs, pour les privilégiés, pour les jouisseurs, toute idée de justice est une idée de désordre, toute tentative contre les privilèges est une manifestation anarchique. La pensée seule de se soustraire à l’exploitation est une pensée coupable. Les oisifs, les privilégiés, veulent jouir en paix. »
Et il conclut :
« Liberté et ordre sont deux termes corrélatifs qui se résolvent dans un troisième terme plus général, celui d’anarchie, tel que l’a défini Proudhon, c’est-à-dire dans l’élimination radicale du principe d’autorité. »
Voilà la théorie.
— C’est une maladie morale ! — s’écrie M. l’avocat général.
Ah ! quand une idée nouvelle surgit dans le monde, ne vous hâtez pas de crier : c’est une maladie morale !
Il en est trop souvent des prétendues maladies morales comme des sciences dites occultes !
Qu’est-ce que la science occulte ? C’est la science inconnue. Dès que la science inconnue devient la science connue, elle cesse d’être occulte pour devenir officielle.
Jadis, notre chimie s’appelait l’Alchimie, et l’on brûlait les alchimistes. Aujourd’hui l’Alchimie est devenue notre chimie, et l’on décore les chimistes.
Il en est de la sociologie comme de toutes les sciences.
Toute idée qui n’est pas consacrée, vulgarisée, tombée dans le bagage de nos opinions courantes, qui choque nos habitudes et notre éducation, nous semble un monstre. Nous la traitons facilement de maladie morale, et nous avons vite fait de répondre à qui nous l’expose : « Vous êtes un détraqué ! »
Si l’on avait dit à un vieux sénateur romain : « L’esclavage est une honte, il faut abolir l’esclavage ! », le vieux sénateur romain aurait riposté :
« Détruire l’esclavage ? Vous n’êtes qu’un anarchiste ! L’esclavage ! mais c’est la base de la société ! C’est la base de toute société ! Point de société sans esclavage !… » Et, la main sur le digeste, le vieux sénateur aurait défendu l’esclavage, absolument comme aujourd’hui, la main sur ses codes, M. l’avocat général défend le capital.
Pas une des institutions aujourd’hui défendues par M. l’avocat général qui n’ait été jadis flétrie comme une maladie morale.
Si l’on avait prédit à un ancien la société du moyen âge, il aurait répondu : « Vous êtes un malade ! »
Si l’on avait prédit à un féodal la société moderne, il aurait répondu : « Vous êtes un malade ! »
Saint Grégoire de Nysse, l’immortel penseur du IVe siècle — Grégoire de Nysse fut canonisé, et il a été cité par la Révolte : à ce double titre, il ne doit guère être sympathique à M. l’avocat général ; n’importe, je lui emprunte quelques mots — Saint Grégoire de Nysse a écrit ces lignes : « Celui qui nommerait vol ou parricide l’inique invention de l’intérêt ne serait pas très éloigné de la vérité. Qu’importe, en effet, que vous vous rendiez maître du bien d’autrui en escaladant les murs ou en tuant les passants, ou que vous acquériez ce qui ne vous appartient pas par l’effet impitoyable du prêt ?… »
Si l’on avait fait à Saint Grégoire la prophétie suivante :
« Un jour viendra où ce que tu traites de vol et d’assassinat deviendra la loi du monde, et où un avocat général traduira en cour d’assises les écrivains qui partagent ton avis. La société tout entière sera fondée sur l’usure. On bâtira un temple qu’on appellera la Bourse. Ce temple remplacera tes cathédrales, comme les cathédrales ont remplacé le temple de Vénus ou de Jupiter. Les desservants de ce temple nouveau se nommeront Lévy, Arton, Reinach, Hugo Oberndœrffer. Ils escroqueront tout l’or qui leur assurera la toute-puissance. Ils achèteront tout ce qui est achetable, et même quelques-unes des choses qui ne le sont pas. Et de vaines révoltes contre leur effroyable empire ne serviront qu’à rendre plus manifeste sa terrifiante solidité !… »
Si l’on avait prophétisé cela à Saint Grégoire, Saint Grégoire qui, lui, croyait en Dieu, eût joint les mains et se fût écrié : « Seigneur, préservez-nous d’une pareille maladie morale ! »
La maladie a fait son cours. De temps à autre, pour affirmer son méchant virus, elle fait éclore des Panamas — ces accidents tertiaires d’un corps social qui se décompose et s’effondre ; et chaque jour grandit le chancre qui, bientôt, nous pourrira tous ! (Vive émotion).
Ah ! ne vous pressez pas de dire : ceci est une maladie morale !
Ceci, bon ou mauvais, ceci, c’est la Pensée humaine.
Ne mettez pas la Pensée en prison.
Toujours elle s’échappe.
Ne cherchez pas à tuer la Pensée : elle ressuscite toujours !
Voyez ! On l’a pendue à tous les gibets, on l’a clouée à tous les piloris : elle a éclairé tous les gibets de ses rayons, elle a illuminé tous les piloris du feu de ses auréoles !
On l’a décapitée, brûlée, torturée, crucifiée ! Dans des enceintes très semblables à la nôtre, des magistrats, vêtus des mêmes pourpres et coiffés des mêmes bonnets que M. l’avocat général, l’ont écrasée sous les mêmes foudres sociales, en des périodes meurtrières bercées par les mêmes inflexions de voix, rythmées par les mêmes balancements de gestes, car, au milieu des évolutions, des révolutions, des cataclysmes, quand tout change et quand tout craque, l’immobile justice humaine, cette éternelle victorieuse de la veille qui est toujours la vaincue du lendemain, garde le même geste et la même physionomie !
Pour la Pensée, la Conciergerie est l’antichambre du Panthéon !
Et les magistrats ne peuvent plus sortir sans croiser la statue d’une de leurs victimes !
On croyait étouffer la Pensée : la Pensée est rayonnante !
Chaque jour, au coin des carrefours, sur les places publiques, les Étienne Dolet, couronnés d’immortelles, sourient aux clartés matinales qui saluent le réveil de Paris !
Que la Pensée suive sa route, messieurs, ne l’arrêtez pas !
Qu’êtes-vous donc pour barrer son chemin ? La Pensée ! Elle est l’univers ! Vous, vous n’êtes que des atomes !
Dites-vous bien que, quoi qu’on lui fasse, qu’on l’outrage ou qu’on la salue, la Pensée reste la Pensée — la Pensée qui raisonne et qui croit, qui espère et qui rêve — un rêve peut-être dangereux, peut-être irréalisable, mais enfin un rêve sacré par cela seul qu’il est le rêve !
Fils d’une société issue des révoltes du rêve, laissez rêver tout à sa guise le cerveau de l’humanité !
Défendez-vous ; ne persécutez pas !
Messieurs, c’est mon dernier cri, je vous l’envoie du fond de ma poitrine, avec toutes les énergies de ma foi et de ma jeunesse : Jurés de la fin de ce siècle, ne soyez pas persécuteurs !… (Applaudissements).