L'histoire sociale au Palais de justice. Plaidoyers philosophiques
LES GRANDES CONVENTIONS DE 1883
PROCÈS NUMA GILLY-SAVINE-RAYNAL
Cour d’assises de la Gironde
Audiences des 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17 et 18 avril 1888
M. Savine, éditeur, avait publié les bruyants et décevants dossiers du fameux député de Nîmes, M. Numa Gilly.
Celui-ci y accusait de vénalité M. David Raynal, député de Bordeaux, et ministre des travaux publics en 1883, lors du vote parlementaire des célèbres conventions passées entre l’État et les grandes compagnies de chemin de fer.
M. David Raynal poursuivit l’éditeur et l’auteur devant la cour d’assises de Bordeaux, sa circonscription électorale. La cour condamna le premier à trois mois de prison et le second à six mois de la même peine.
La plaidoirie ci-après reproduite, prononcée par Me de Saint-Auban pour M. Savine, esquisse, dans sa première partie, la physionomie générale du politicien moderne, et, dans la seconde, étudie les circonstances qui amenèrent le vote des fameuses conventions.
Messieurs de la Cour,
Messieurs les Jurés.
Je ne suis pas un politicien qui vient attaquer M. Raynal. Je me respecte trop pour abriter sous une robe des arrière-pensées et des passions qui, si légitimes et si justifiées qu’elles puissent être, se tromperaient de porte en entrant ici.
Je suis un défenseur qui vient défendre un accusé, qui vient le défendre avec une foi absolue, avec une conviction ardente, et, si M. Savine veut me permettre de l’ajouter, je suis un peu aussi un confident et un ami depuis bientôt cinq mois que je le vois et le fréquente, qu’il s’assied à mon modeste foyer de juriste pour me demander mes conseils et que, dans l’intimité familière de nos entretiens répétés, il m’ouvre toutes grandes son âme et sa conscience où je puis lire, non pas les sentiments que lui prêtait à la dernière audience la haineuse rancune de la partie civile, mais tout ce qu’elles renferment de sincérité, de droiture, de courage et d’énergie.
Oui, Savine est un courageux et un sincère, deux qualités, ou plutôt deux défauts périlleux à notre époque, qui mènent rarement à la fortune et au pouvoir, qui même quelquefois conduisent à la cour d’assises, mais n’importe, deux beaux défauts, bien français, et qui devant un jury français se sentent à leur aise et se défendent avec entrain.
C’est parce que Savine est un sincère et un courageux qu’il est un sympathique ; et c’est parce qu’il est un sympathique qu’il me tardait de vous le présenter. Il est temps de vous le faire connaître. On a tellement défiguré ses traits ! Ce qu’on vous a montré, c’est sa caricature. Il est temps de tracer son portrait.
Vous verrez ce qu’il faut penser des reproches de cupidité et d’ambition. Quand vous le connaîtrez, ils vous feront sourire. Et il est facile à connaître : sa conscience n’est pas de celles qui se ferment, qui se crispent, sur lesquelles il faut, en quelque sorte, peser pour les forcer à s’ouvrir ; non, je vous l’ai dit, la sienne est grande ouverte ; vous n’avez qu’à lever vos yeux sur elle pour la pénétrer jusqu’au fond. Regardez-la, messieurs, scrutez-la, sondez son cœur, et puis, au sortir de ces pénibles audiences, quand vous rentrerez dans la chambre de vos délibérés, oublieux de tous les bruits, de toutes les rumeurs de la ville, fermés à toutes les influences qui sont le danger de ces débats, ne vous souvenant que de votre serment qui vous trace votre devoir et qui constitue votre charte, vous nous direz, dans votre justice, dans votre autorité, dans votre loyauté, dans votre indépendance, la part qui lui revient dans cette triste affaire qui vous cause et nous cause à tous une émotion douloureuse parce que nous sentons bien que ce qu’elle met en jeu, ce n’est pas seulement l’honneur politique d’un homme, mais encore les intérêts supérieurs de votre grande cité, intérêts inséparables des intérêts de la Patrie !
Vous savez déjà notre système de défense : il reste le même ; comment changerait-il ? La vérité est immuable et notre système est la vérité. M. Savine l’a dite dès le début de l’instruction.
Le 6 décembre dernier, M. Roujol, le magistrat distingué chargé de faire la lumière, lançait deux mandats de comparution, le premier contre M. Numa Gilly, le second contre M. Savine. M. Numa Gilly se contentait de demeurer tranquillement chez lui ; c’est sa manière habituelle de répondre à ces sortes d’invitations ; il prétextait des travaux parlementaires auxquels sa présence était, paraît-il, indispensable, sans que j’aie jamais pu tirer au clair quel projet de loi d’intérêt local absorbait alors sa laborieuse attention.
On a comparé M. Numa Gilly à Tartarin. Quelle injustice ! Tartarin allait sur les Alpes, lui ! Tandis qu’il a fallu à M. Numa Gilly les nécessités d’une comparution en cour d’assises pour le déterminer à entreprendre un voyage dans la direction des Pyrénées !
Quant à M. Savine, qui, n’étant pas député, ne jouissait pourtant pas des mêmes facilités de transport, sans l’ombre d’une hésitation, il se mettait en route…
Cruelle épreuve ! Un de ses deux jeunes enfants, un adorable petit garçon âgé de six ans était malade ; ses affaires, arrêtées dans leur essor, traversaient une de ces crises dont le commerce a tant de peine à se relever. Il me semble encore le voir entrer dans mon cabinet, l’ordre du juge à la main, et me conter tout cela d’une voix où vibrait l’effort du courage domptant les assauts de la tristesse !… Scènes poignantes qui abondent dans notre vie professionnelle, où le jurisconsulte s’efface derrière l’ami et où les consolations qui montent du cœur, la silencieuse étreinte d’une poignée de main, remplacent les stériles raisons, impuissantes à calmer les angoisses !…
Sans hésitation, sans faiblesse, il partait pour Bordeaux ; il frappait à la porte du juge ; et le vieux magistrat, accoutumé aux faux-fuyants et aux réticences des prévenus ordinaires, s’étonnait d’une franchise primesautière et alerte qui semblait se complaire à devancer les questions comme pour avoir le plaisir d’y répondre plus vite. Au bout d’une demi-heure, l’honorable M. Roujol en savait autant que ses collègues au bout de quatre longs mois d’interrogatoires et de confrontations.
Cette conduite, cette attitude justifient-elles les impitoyables expressions de la partie civile, et les exigences de l’équité comme les convenances du langage ne commandaient-elles pas de retourner, sinon sept fois — je n’en demande pas tant à un adversaire — au moins deux fois la langue dans la bouche avant de qualifier de recéleur, de négociant en diffamation, un homme qui n’est pas un repris de justice, dans une affaire qui, quoi qu’on en dise, est une affaire politique et n’offre aucun point de ressemblance avec les procès de droit commun ?
Un négociant en diffamation ? Ah ! messieurs, quel négoce ! Il serait encore plus noir que le négoce du charbon… anglais ! (Rires).
Un recéleur ? Est-ce parce qu’il recèle 50.000 exemplaires du livre Mes Dossiers qu’il aurait pu vendre un bon prix, au lieu de les garder, bien plus, de les faire rentrer par tous les moyens dans son magasin où ils ont tout juste pour lui en ce moment la valeur qu’avaient les actions du chemin de fer d’Alençon à Condé lorsque M. Raynal ou les économistes de son école en proposèrent le rachat à l’État ? (Rires).
A quoi servent ces outrages qui ne sauraient l’atteindre ?
On a jeté dans le débat un nom qui va singulièrement troubler la conscience d’une foule de braves gens.
Il circule dans le public — ce n’est un mystère pour personne — que, si M. Savine est poursuivi avec tant de rage, c’est pour avoir édité un certain volume qui n’est point signé de Gilly et porte un autre titre que le titre Mes Dossiers. On avait à régler avec lui un vieux compte, et pour le liquider sans péril, on se serait coiffé d’un masque qui prouverait que feu Tartufe a laissé une descendance florissante encore aujourd’hui.
Voilà ce que dit la gazette… gazette mal informée, c’est entendu ; je connais trop la magistrature de mon pays ; je ne la croirai jamais complice d’un odieux subterfuge et je tiens personnellement M. l’avocat général pour incapable de coudre la Fin d’un Monde dans la couverture de Mes Dossiers.
Mais les gens mal informés font tant de victimes avec leurs racontars ! Il faut se garder de prêter le flanc à leurs chroniques. M. l’avocat général l’a compris et je n’ai que des éloges pour sa circonspection. Mais pourquoi la partie civile commet-elle de ces rapprochements malheureux dont s’autorisent les propos médisants ? « Savine est un négociant en diffamation », avance-t-elle, et elle ajoute aussitôt : « C’est l’éditeur de Drumont, un homme condamné ! » Si le pauvre peuple, qui comprend tout de travers, concluait de cette tournure de phrase qu’éditer M. Drumont, c’est faire le commerce de la diffamation et que Savine a déjà été condamné en cour d’assises pour avoir édité M. Drumont ! Heureusement que, tout naïf qu’il est, le pauvre peuple l’est un peu moins que ne le suppose la partie civile. Sans avoir l’instruction de la partie civile, ni son esprit, il ne confond pas la France Juive avec la Fin d’un Monde ; il sait que la Fin d’un Monde a pour éditeur M. Savine, mais que la France Juive sort de la librairie de MM. Marpon et Flammarion, et il a soin de ne pas reporter sur la première, qu’on a cru bon de laisser tranquille, le bénéfice de l’unique poursuite dont la seconde ait pâti — poursuite bénigne, d’ailleurs, et dont il eût été prudent de ne pas évoquer la mémoire, car la condamnation à 1.000 francs d’amende qu’elle a, je crois, motivée est conçue, paraît-il, en des termes de nature à satisfaire les plus difficiles parmi les diffamateurs.
Il faut donc renoncer au doux espoir de faire passer M. Savine pour un récidiviste et il ne demeure convaincu que du crime d’avoir édité la Fin d’un Monde.
C’est celui que vous lui reprochez ? Alors il vous fait la partie belle : il l’avoue et s’en glorifie : il en revendique hautement, fièrement, la pleine responsabilité. C’est, je vous l’ai dit, un courageux, un sincère ; c’est surtout un convaincu. Oui, il a une foi ardente ! Oui, il lutte, il luttera contre la finance juive ! Au nom de la patrie, au nom de l’équité, il réprouve les empiètements sans vergogne d’une race qui nous envahit, nous opprime, nous vole notre part de lumière, d’une race dont le mercantilisme offensé lui prête aujourd’hui, pour assouvir ses rancunes, les bas appétits qui la travaillent !… La Fin d’un Monde ! Mais il fallait la traîner ici ! J’aurais été debout à la barre ! C’eût été un grand débat, messieurs, digne de vous, digne de la justice, et vous auriez jugé comme il convient ce livre superbe, audacieux, hardi à l’excès, qui, lorsqu’il voit des chairs pourries, y enfonce le fer rouge brutalement, jusqu’au bout, au risque de faire grésiller des chairs encore à demi saines, mais un livre magnifique, sublime dans ses colères, que soulève et qu’anime le souffle brûlant de son auteur, flamboyante épopée, satire vengeresse d’un Juvénal chrétien dont les verges essaient de secouer nos torpeurs décadentes et de tirer, s’il est encore possible, cette fin de siècle qui râle de la poussière mortuaire où elle s’enfonce lentement !… (Mouvement prolongé dans la salle).
La conviction ! Oui, messieurs, je le répète, voilà le sentiment qui a poussé M. Savine. Chez lui, il y a deux hommes : l’artiste et le croyant, le traducteur de l’Atlantide et l’éditeur de la Fin d’un Monde ; longtemps le croyant a dormi, laissant le champ libre à l’artiste ; mais l’heure de la lutte a sonné, et la clameur de la bataille a réveillé le croyant.
Et quel est donc le sommeil assez lourd pour ne pas être troublé par le tumulte de l’époque ? Dans quelle léthargie incurable sont plongés ceux qui ne l’entendent pas ? Quelles oreilles qui ne soient encore ébranlées par les cris d’indignation de la foule ? Quels spectacles plus propres à nous indigner que ceux qui ont souillé nos regards ? Qui donc, messieurs, qui donc a pu les contempler froidement, sans sentir son pouls agité par la fièvre de la colère ?
Nous les avons vus défiler à la barre, ces rastaquouères de la politique, ces flibustiers du parlementarisme, escortés des escrocs de la haute banque ! Nous les avons vus, ces voleurs gantés, ces malfaiteurs en redingote tachée de rouge à la boutonnière, plus dangereux que les voleurs en haillons, tristes épaves sociales que la misère et la douleur entassent, chaque matin, par milliers dans les prétoires, parce que pour ces derniers, du moins, il est une vindicte publique, tandis que des subtilités de texte, dont la foule s’étonne, mais qui s’imposent aux magistrats, abritent presque toujours les autres, habiles à côtoyer le code, sans jamais gagner le large, mais sans jamais non plus se heurter aux écueils du rivage, grâce à la rouerie merveilleuse qui préside à leur cabotage éternel !…
Avaient-ils assez longtemps extorqué la confiance publique ? Avaient-ils assez longtemps égaré la raison des électeurs ? Si, alors qu’ils étaient présidents de commissions, députés, magistrats, sénateurs, mieux encore, dispensateurs souverains des charges et des honneurs, les premiers de l’État, les maîtres de la République, si nous avions dit ou écrit la millionième partie de leurs scandales, sans doute ils nous auraient traînés en cour d’assises ! Ils nous auraient traités de négociants en diffamation ! Un pompeux réquisitoire nous aurait accablé de ses foudres ! Et nous aurions dû courber la tête, nous excuser envers ces hommes qui auraient à peine daigné nous narguer d’un méprisant sourire, fièrement drapés dans leurs oripeaux officiels !…
Ils s’estimaient inébranlables dans leur forteresse ! Ils croyaient l’édifice en pierre !… L’édifice était en carton ! Et voilà qu’un beau jour, une fissure s’est produite ! Un rayon de soleil a pénétré, et la pleine lumière les a montrés tels qu’ils sont dans leur nudité hideuse, escrocs, voleurs, faussaires, mûrs pour l’infamie de l’histoire qui n’aura, la plupart du temps, pour les flétrir, qu’à transcrire dans ses colonnes le texte des arrêts qui les ont acquittés !…
Voilà ce qu’on voyait, messieurs, souvenez-vous-en ! Voilà ce qui secouait nos esprits, ébranlait nos consciences, ce qui arrachait lambeau par lambeau notre foi en ces politiciens néfastes qui s’improvisent conducteurs de peuples et pour lesquels les peuples n’ont jamais assez d’anathèmes !
Voilà ce qu’on voyait !… Grand Dieu ! Et ce qu’on ne voyait pas ! Ce qu’on savait, ce qu’on sentait enfoui dans des documents impénétrables, dans des rapports, dans des dossiers cachés par la complicité ou la peur, dernier et fragile rempart de réputations vacillantes que, chaque jour, déchiquète l’âpre morsure du soupçon populaire, que flétrit et flagelle notre douloureuse indignation !
De tous côtés, des miasmes fétides vous prenaient à la gorge ; la terre était boueuse et cédait sous le pied. Le cerveau de la foule, à la vue de concentrations inouïes qui semblaient une assurance mutuelle contre la divulgation des turpitudes, le cerveau de la foule exagérait, grandissait outre mesure des corruptions déjà trop certaines et trop lamentables dans leur réalité !
Pour employer le mot classique, on s’imaginait être pris dans un véritable engrenage de pots-de-vin. Je dis le mot classique ; j’ajoute que le mot est usé ; l’expression a vieilli et fait place à un néologisme. En changeant de nature, la chose a changé de nom dans le vocabulaire de la cuisine politique ; de liquide, elle est devenue solide : elle ne s’appelle plus pot-de-vin, elle s’appelle saucisson ! (Hilarité générale).
Nous frémissions au spectacle de ces hontes ; tous avaient soif de vérité, hormis ceux que la vérité eût tués ; on voulait, on voulait connaître les coupables : on voulait les connaître tous !…
Et voilà que vibre une voix que l’illusion rend formidable ! On croit la justice proche : les cœurs battent à l’unisson : dans une assemblée populaire un homme a maudit le culte du veau d’or devant lequel s’agenouillent certaines consciences. Est-ce nouveau, cette malédiction ? Oh ! non, certes, depuis longtemps elle est dans tous les cœurs, elle est sur toutes les lèvres : la presse à satiété la répète ; elle a déjà éclaté dans l’enceinte du Parlement ; elle a ses formules classiques ; elle est devenue un lieu commun de nos patriotiques angoisses ; mais jamais, semble-t-il, elle n’a retenti si fort ; jamais elle n’a trouvé d’échos aussi lointains et aussi sonores ; jamais elle n’a frappé des oreilles aussi préparées ; jamais elle n’a mieux assouvi l’universel désir de vengeance ; cette fois elle n’aura pas été un bruit vain et inutile emporté par le vent de l’indifférence et de l’oubli !
Et l’on écoute cette voix… « Il y a plus de vingt Wilsons !… » Le président de la commission du budget était là et le président n’a rien dit ! On sait ce que c’est qu’un Wilson : on en a vu un, un seul ; mais on est sûr qu’il en existe tant d’autres ! Le Wilson condamné est-il le plus coupable ? N’est-il pas un bouc-émissaire chargé de tous les péchés d’Israël ? Si l’on proclamait au grand jour la liste des impunis !…
« Il y a plus de vingt Wilsons !… » Qui dit cela ? Un député hier encore inconnu du pays, mais très populaire dans sa ville qui le comble de ses faveurs et le vénère comme un oracle. Ce député est un enfant du peuple, un ouvrier, qui reste un ouvrier pratiquant à la différence de quelques-uns de ses collègues qui ne sont plus que des ouvriers honoraires. On vante sa simplicité, son désintéressement, sa probité ; il se tient loin de tous les tripotages. Songez donc : il est député, il est en même temps foudrier et il n’a pas encore songé à fonder une société anonyme pour mettre ses foudres en actions ! (Rires). C’est inouï !… Le voilà grand homme ; Nîmes le porte en triomphe, et son renom, le lendemain, est devenu universel !… On le traduit en cour d’assises : il est acquitté ! Les circonstances, la valeur, la portée de l’acquittement, nul n’en a cure, nul ne s’en préoccupe. Il est acquitté : voilà tout ; son acquittement, pour tout le monde, signifie la condamnation générale, en bloc, de ceux qu’il a atteints ou qu’il a visés. La démonstration est faite. Maintenant, il achève son œuvre : il va publier un livre, ses Dossiers, en même temps sa défense et son accusation. On a des noms, cette fois ! enfin on tient les coupables ! On le provoque en duel : il donne rendez-vous sur le terrain de la cour d’assises… Et les rieurs sont avec lui…
Est-ce vrai, messieurs ? N’est-ce pas de la sorte que les choses se sont passées ? Faites revivre ce moment, évoquez le souvenir des impressions disparues. Croyez-moi, c’est indispensable, si vous voulez être équitables dans l’œuvre que vous poursuivez.
On se moque aujourd’hui du justicier de Nîmes. On a beau jeu : il semble avoir fait la gageure de se couvrir de ridicule. J’ignore le sort que l’avenir lui réserve. Ses concitoyens paraissent y tenir beaucoup : deux fois ils l’ont déjà réélu maire ; peut-être le rééliront-ils député, non parce qu’il a désavoué son livre, mais parce que, malgré son désaveu, ils resteront convaincus que c’est lui qui l’a fait. (Rires). Mais enfin, à l’heure présente, M. Numa Gilly a perdu son prestige ; il est un thème facile pour les sarcasmes et les mots. Les tarés de la politique ont de la chance de pouvoir se dire ses adversaires ! Un compère n’eût pas mieux fait leur jeu !…
Eh bien, messieurs les Jurés, ce n’est pas le Gilly conspué, bafoué, qu’il faut avoir devant les yeux ; c’est l’auteur du discours d’Alais, c’est l’acquitté de la cour de Nîmes, c’est le Gilly acclamé, porté en triomphe, c’est le Gilly pris au sérieux non seulement par le public, mais par les chefs de file, par les hommes publics qui l’approuvent et l’encouragent ; c’est le Gilly auquel l’honorable M. Vacher, député de la Corrèze, écrit, le 21 septembre 1888 :
Mon cher Collègue,
Du fond de mes montagnes, je suis avec intérêt les péripéties de la polémique que vous avez engagée avec quelques écumeurs d’affaires qui déshonorent la République. Vous avez le public pour vous et surtout les honnêtes gens.
Ayant pratiqué les conventions, je vous adresse ci-incluses quelques notes qui pourront peut-être vous être utiles.
Agréez, mon cher collègue, l’assurance de mes sentiments les meilleurs.
L. Vacher.
Et voici la note annoncée par l’honorable M. Vacher, note écrite de sa main, ainsi que la lettre que, le 6 novembre, il adressait à M. Gilly :
Enhardi par le coup de main des conventions, M. Raynal proposa à la Chambre de racheter la ligne d’Alençon à Condé pour une somme de quatre millions à payer par l’État. Mais il avait eu soin de faire racheter en sous-main, par la Banque populaire de l’Opéra composée de ses amis (Rochefort a donné les noms dans ses Notes pour servir à l’histoire de mon temps), les actions de cette ligne qui se vendaient au poids du papier. Je dénonçai le tripotage dans mon bureau, le projet fut retiré, et il n’a plus reparu.
Voici maintenant la lettre :
Je suis prêt à venir déposer devant la cour d’assises du Gard des faits relatifs aux conventions. Il serait essentiel que M. Lesguiller, ancien sous-secrétaire d’État aux travaux publics, député de l’Aisne, vînt déposer. Il a tenu entre les mains un dossier où il y avait des reçus et dont on lui demandait 20.000 fr. Écrivez-lui d’urgence et dites-lui que je viens déposer.
L. Vacher.
Ces pièces caractéristiques prouvent qu’il n’y avait pas que les badauds qui croyaient en Numa Gilly. Et vraiment, quand on voit des hommes publics applaudir à la polémique qu’il a engagée avec les écumeurs d’affaires, avec ceux qui déshonorent la République, quand ces hommes publics lui envoient des documents et lui offrent leurs témoignages, faut-il s’étonner si un éditeur jeune, ardent, courageux, enthousiaste, l’éditeur de M. Drumont, l’éditeur de la Fin d’un Monde, se laisse, lui aussi, emporter par l’élan du flot populaire ? Oui, M, Savine a cru en M. Numa Gilly. Il a cru que ses accusations étaient des accusations solides auxquelles des documents décisifs donnaient une base inébranlable. Il a cru que ses Dossiers seraient non pas le livre d’or où Venise inscrivait le nom de ceux qui avaient bien mérité de la patrie, mais le livre de boue où l’on noterait d’infamie les malfaiteurs de la vie publique. Il a cru que cet humble ouvrier poussé par le destin aux premiers emplois, placé par la fortune près du pouvoir, à même d’en observer les vices et les faiblesses, avait préféré flétrir les corruptions que d’y participer et, au lieu de détourner la source de vérité, s’était fait un âpre plaisir de la répandre à flots sur la foule d’où il sortait.
Ah ! certes, messieurs, si, au milieu de nos malaises et de nos angoisses patriotiques, un citoyen digne de ce nom, qu’il fût ouvrier ou paysan, qu’il fût noble ou bourgeois, avait élevé une voix désintéressée et virile pour dire à ses concitoyens : « Assez de débats stériles, trêve aux choses qui nous séparent et nous divisent, silence aux rancunes des partis, point de diffamations, point d’injures, mais une énergie indomptable, un dévouement sans bornes, un courage invincible, formons une seule armée et sauvons notre bien commun, la vieille probité française qui appartient à tous et dont aucun ne doit souffrir qu’on éclabousse la robe » — Ah ! messieurs, si quelqu’un eût alors tenu ce langage, n’est-il pas vrai que la France tout entière se fût levée pour le saluer ? (Longue sensation).
Hélas ! M. Gilly n’était pas ce grand homme ; il n’en était que la fragile et décevante illusion. Beaucoup de braves gens s’y sont trompés. M. Savine a partagé leur erreur ; et, la partageant, il ne pouvait agir autrement qu’il a fait. Son caractère, son passé, ses convictions lui dictaient sa conduite. On avait besoin d’un courageux : le courageux, c’était lui ! Il en est dont l’instinct est de battre en retraite ; il en est d’autres dont l’instinct est de marcher en avant. Il a marché : c’est sa nature ; et il a écrit la lettre que vous savez ; il s’est mis au service de M. Gilly ; il lui a offert son argent, sa librairie, ses presses. L’événement lui donne tort — soit ! Mais vous savez à présent le mobile qui l’a inspiré, et j’ai pris plaisir à vous le dire, ce mobile : il est de ceux que l’on est heureux de confesser devant les jurés de France ! Frappez-le, si vous voulez — votre verdict peut être la ruine : il ne sera pas le déshonneur : car, vous n’en doutez plus maintenant, c’est un combattant vaincu, et non un diffamateur à gages, que vos coups atteindront.
Mais non, il n’est pas vaincu : attendez la fin du débat. La bataille n’est pas terminée. Spéculateur, il eût baissé la tête ; lutteur, il la redresse fièrement.
Monsieur l’avocat général, je l’avoue, votre langage m’a étonné : si j’en ai compris la portée, il signifie ceci : « Vous n’étiez pas antipathique — au contraire — et, si vous n’aviez pas tenté la preuve, on aurait pu se montrer fort indulgent à votre égard. » Eh bien ! je professe le plus profond respect pour tout ce qui sort de votre bouche ; mais le sens de vos paroles m’échappe complètement. La preuve ! Mais c’est la loi qui m’invite à la faire, mais c’est la loi qui m’y convie ! Un homme public est en cause et c’est par le silence que vous voudriez le protéger ? Non ! non ! cette attitude ne serait digne, ni de lui, ni de nous. Quand on édite un livre, comme Mes Dossiers, on doit au public, sinon la démonstration des faits qu’on articule, du moins les pièces justificatives de sa bonne foi.
Apportons-nous la preuve matérielle : vous devez acquitter. Apportons-nous seulement la preuve morale, celle qui n’établit pas le fait d’une façon absolue, mais qui, parfois tout aussi concluante que l’autre, vous laisse l’impression que nous n’avons pas menti : vous devez acquitter encore, car la bonne foi, comme la preuve, est une cause nécessaire d’acquittement.
Et ce système s’impose dans une démocratie. En effet, lorsque l’honneur public est l’unique garantie sociale, il importe d’éloigner des affaires, non seulement les hommes qui méritent la flétrissure, mais aussi les hommes qui prêtent le flanc au soupçon. Et quand c’est de bonne foi qu’on a soupçonné ces hommes, quand leurs actes équivoques ont favorisé l’illusion, cette illusion est légitime et devient une sauvegarde qui met l’accusateur à l’abri de la loi.
Voilà pourquoi M. Savine vous apporte ses témoins et ses pièces. Ah ! je conviens sans peine que ce n’était point son rôle de les faire défiler devant vous. Cette mission ne nous incombait pas et j’assume aujourd’hui une tâche qu’un autre aurait dû remplir. Ce n’est ni la faute de M. Savine, ni la mienne, si cet autre se décharge sur nous du fardeau qui lui appartient. Le silence n’est pas possible ; M. Gilly le garde : il faut que nous le rompions ! Un procès politique est un champ de bataille ; un accusé politique est un soldat ; et, dans ce pays où l’on admet aujourd’hui trop de choses, il en est une, du moins, qu’on n’admet pas encore, c’est qu’un soldat lâche le drapeau au moment de la charge, surtout quand ce soldat est le chef ! Le chef, c’était M. Numa Gilly ; M. Numa Gilly a lâché le drapeau ; M. Savine le ramasse ; il fait bien ; car, voyez-vous, quelle que soit la couleur d’une oriflamme, nous aimons beaucoup qui la garde et nous estimons peu qui l’abandonne ; et c’est pourquoi, au sortir de cette audience, les mains, qui fuiront peut-être un autre que M. Savine, se tendront, quoi qu’il arrive, vers lui pour prendre les siennes et les serrer. Le député, l’homme public a déserté sa pensée ; il l’a jetée dans la mêlée comme une arme gênante ; un modeste éditeur estime qu’ayant publié cette pensée, il l’a faite sienne, et c’est comme sienne qu’il la défend devant vous.
Qui donc, sans lui, la défendrait ? M. Gilly avait un fils : M. Peyron. (Rires). Un instant, celui-ci a revendiqué la succession paternelle ; j’ai cru qu’il l’accepterait purement et simplement ; ensuite, il ne l’a plus acceptée que sous bénéfice d’inventaire ; enfin, après en avoir mûrement délibéré, il a paru y renoncer, et la succession a été sur le point de tomber en déshérence ; alors, M. Savine s’est constitué le syndic de la liquidation et c’est grâce à lui que cette dernière ne tournera pas en faillite…
Grâce à lui… et grâce à vous, messieurs. Notre mission est délicate, mais la vôtre l’est encore plus. Dans les procès de ce genre, la partie n’est jamais égale et c’est à peine assez de toute votre justice pour rétablir l’équilibre rompu. Examinez les deux camps :
D’un côté, un ancien ministre qui plaide dans sa bonne ville, sur un terrain qu’il a choisi, qui arrive à l’audience escorté de ce qui le rend tout-puissant, au milieu d’un état-major de financiers célèbres descendus exprès pour lui de leur Olympe d’or, de banquiers, plus redoutables que des rois, dont le seul nom cause un saisissement dans la foule, d’administrateurs et de directeurs des grandes compagnies, de hauts fonctionnaires qui lui doivent et la fortune et les honneurs, de tous ces personnages décoratifs, décorables, ou décorés qui, d’une allure grave et solennelle, montent au fauteuil des témoins, y prononcent sous la foi du serment une plaidoirie éloquente dont la péroraison se termine par un vibrant panégyrique, puis, d’un pas non moins solennel, un sourire dévot sur les lèvres, s’en vont, comme à une réception officielle, serrer avec respect la main du maître d’hier dont les caprices parlementaires feront peut-être le maître de demain et qui, après avoir connu le saut de la roche tarpéienne, ira une fois encore gravir clopin-clopant les marches déjà bien usées de son branlant Capitole !…
De l’autre, un député raillé, vilipendé, conspué, et comme soutien, un éditeur antisémite !… Quelle impartialité faut-il attendre ? On dépose volontiers pour ceux qui sont au pinacle. Contre eux, c’est une autre affaire ; on y regarde davantage ; la mémoire est moins complaisante, les souvenirs sont plus lointains ; on oublie qu’on a juré de dire la vérité, surtout de la dire toute… Et l’observateur qui suit les péripéties du drame assiste à bien des choses pénibles et écœurantes, au spectacle de gens dont la peur tord la bouche et crispe les lèvres, qui, blêmes, viennent balbutier qu’ils ne savent rien, après nous avoir préalablement avertis qu’ils ne voulaient rien savoir, et, au sortir de l’audience, passant près de nous, très vite, parce que notre société est compromettante, chuchotent d’une voix imperceptible à notre oreille : « Ah ! si j’avais dit ce que je sais, j’en aurais raconté long !… » (Mouvement prolongé dans la salle).
Ceux-là, il n’est pas nécessaire de prendre des gants avec eux ! Point n’est besoin de les inviter à vouloir bien se retirer. Il suffit de leur dire : « Allez vous asseoir ! » Ils y vont avec plaisir… Ils ne demandent que ça… (Rires).
Que voulez-vous ? Nous sommes le pot de terre contre le pot de fer ; ou, si vous préférez une comparaison ayant plus de couleur locale, nous sommes le pavé céramique contre le pavé de Quénast. (Hilarité générale). Que peut notre faible argile contre un porphyre assez solide pour faire une si longue traversée ?…
Oui, messieurs, votre mission est grande. Elle grandit avec la difficulté et le péril des circonstances. Elle consiste à dissiper les illusions du prestige, à n’être point victimes de ce dangereux trompe-l’œil, à lire sur les lèvres de ceux qui n’ont pas pu parler, et à nous donner le courage de faire la lumière, à nous, les petits, les chétifs, les humbles qui n’avons qu’une force, celle que nous puisons dans notre confiance en vous. Ne vous préoccupez ni de l’origine, ni de la forme plus ou moins ridicule que la diffamation a revêtue : en cour d’assises, il est facile de railler les accusés. Peu vous importe l’élégance du style ; c’est le fond même des choses qu’il convient d’examiner. Ne vous laissez pas davantage étourdir par les périodes pompeuses sur l’horreur de la calomnie ; nous sommes tous d’accord que la calomnie est horrible ; mais la question est de savoir si vous jugez des calomniateurs.
La question est de savoir si ce livre est un crime ou une faute, un mensonge ou une erreur, un champignon hideux éclos, tout d’un coup, sans racines, sur le fumier d’esprits pervers, ou le produit nécessaire d’une semence qui depuis longtemps a germé. La question est de savoir s’il invente ou s’il répète, s’il imagine ou s’il copie, s’il est l’éditeur responsable des accusations qu’il ânonne ou le très faible écho d’une formidable rumeur.
Est-ce la première fois qu’on soupçonne M. Raynal ? M. Raynal est-il de ceux qu’on ne peut pas soupçonner ? A-t-il toujours compris cette vérité élémentaire, que la responsabilité d’un homme grandit avec son état, qu’un ministre de France n’est pas un marchand vulgaire et qu’il est pour lui des devoirs auxquels le commun du peuple n’est pas assujetti ? La médisance ne l’a-t-elle jamais mordu ? Si oui, n’a-t-il pas prêté le flanc à la médisance ? Et s’il y a prêté le flanc sans jamais y répondre, quelle est aujourd’hui la cause d’une susceptibilité aussi nouvelle qu’inattendue ? Voilà les questions qui se dressent. Il importe de les résoudre.
Ah ! messieurs, nous touchons un douloureux problème. Ce n’est plus M. Raynal, ici, qui est en cause, c’est un être abstrait, symbolique : c’est le politicien du régime actuel.
Le politicien confond trop le commerce et la politique.
Dieu me garde, sans doute, d’exclure de la Chambre ou du Sénat les commerçants ! J’ai trop à cœur d’y voir des esprits spéciaux possédant des connaissances techniques remplacer la phalange inutile des avocats sans causes et des médecins sans malades. Mais si l’homme public est à la tête d’un négoce considérable (ce qui est son droit et ce que nul ne songe à lui reprocher), il peut arriver, il arrive souvent que la prospérité de ce négoce sollicite des mesures dont la masse souffrira. De là, conflit entre le désir du lucre et le devoir du citoyen, et ce conflit est redoutable, messieurs ; il exige de robustes consciences et de vaillantes probités ; surtout si l’homme qui est à la fois ministre et commerçant domine une grande ville, la tient par ses influences de telle sorte que les administrés soient à son gré des tributaires et les fonctionnaires des complaisants. Sans contrôle, il n’a plus d’autre obstacle que sa propre réserve et sa propre modération. Il est le roi de la cité : il en deviendra, s’il veut, le fournisseur. Alors, il est exposé à des tentations peu communes et une intégrité peu commune n’est pas de trop pour y résister. Alors aussi, il est exposé à des critiques plus amères, à des inquisitions plus malveillantes ; impitoyablement, sans relâche, ses concurrents, qui succombent sous le prestige de ses titres officiels, ses concurrents blessés, ruinés peut-être par des faveurs répétées qu’une administration, sa vassale, érige en monopole, fouillent les recoins de sa vie pour en signaler à la foule les avidités ou les égoïsmes ; les racontars, mélange de roman et de vérité dans lequel il est difficile d’assigner la part de l’un et celle de l’autre, deviennent des récits formels que la malice précise ; des antipathies politiques sont heureuses de s’en mêler ; des polémistes de talent découvrent des choses piquantes, remarquent des coïncidences regrettables, font des rapprochements inquiétants ; tout cela s’amasse, s’amasse, comme une lente alluvion ; et tout cela mine sourdement l’honneur de l’homme public, sape les bases de sa renommée chancelante, jusqu’au jour où son caractère amoindri dans l’esprit de la foule n’oppose plus qu’une digue impuissante à l’irrésistible poussée de quelque accusation gigantesque germée en pleine Chambre au milieu des éclats d’un fougueux anathème lancé par un tribun républicain !
Étudiez cette page d’histoire que M. l’avocat général n’a pas voulu signer et dites-moi si le politicien de la troisième République joue son rôle avec l’élévation et le tact nécessaires ; dites-moi si sa conduite et sa vie réalisent à vos yeux l’idée que jusqu’ici, en France, nous nous faisions de l’homme public !
Personne n’est au-dessus du soupçon, nous a dit M. l’avocat général ; la calomnie peut viser tout le monde.
Oui, sans doute, la calomnie peut viser tout le monde ; mais tout le monde n’est pas atteint par la calomnie ; certains peuvent garder un dédaigneux silence et faire comme le voyageur qui, sans émoi, contemple du haut de la rive les fureurs du torrent qui ne peuvent l’atteindre ! Ils en ont le droit, car leur honnêteté se passe de commentaire ; c’est une honnêteté simple, lumineuse, dont le rayonnement calme et pur étincelle à tous les yeux que n’aveugle point l’incurable parti pris de la haine.
Mais, à côté de ces honnêtetés-là, il en est d’autres en politique, il est des honnêtetés savantes, complexes, litigieuses, des honnêtetés compliquées de gens d’affaires retors, obligés de plaider à chaque instant contre l’opinion publique et qui, pour gagner leur cause, ont besoin de se faire les clientes de l’esprit d’un bâtonnier. Encore, le plus souvent, la gagnent-elles à la faveur du doute et, si elles ont eu la chance de tomber sur des juges plus charitables que sévères, triomphent-elles moins parce qu’elles ont établi leur innocence que parce que l’extrême discrétion des témoignages qui les gênent ne permet pas d’établir leur pleine culpabilité. Voilà celles que le soupçon peut atteindre ; voilà celles à qui on rend service en leur fournissant l’occasion d’un lavage officiel ; cette occasion leur est utile ; en tous cas, elle sert au pays.
M. l’avocat général vous dit : « Prenez garde de confondre l’homme public et l’homme privé ; le premier seul est en cause, le second ne vous appartient pas. » Mais dans l’examen de la vie du politicien-homme d’affaires, la distinction est-elle possible ? L’homme public et l’homme privé ! Mais chez lui ils ne font qu’un seul homme ! On voit sans cesse le premier au service du second ! Étudier l’un, c’est étudier l’autre ; ils ne sont que les deux faces du même individu. Lisez les divers chapitres de son existence en partie double : si vous cherchez le ressort de son activité, il vous faut prendre une feuille, la partager en deux colonnes et mettre en regard la vie politique et l’intérêt personnel ; celui-ci est la clé de celle-là. La confusion est perpétuelle ; on la retrouve à chaque instant. Voilà — trop souvent hélas ! — Voilà le député moderne !
Eh ! quoi, nos institutions séculaires se sont, l’une après l’autre, abîmées dans le gouffre sans fond du passé ! Tout a sombré dans le cataclysme ! Tout s’est englouti ! Tout a disparu ! Disparue, la royauté ! Disparus, les parlements ! Disparues, ces vieilles coutumes, plus ineffaçables que des chartes, ces traditions des ancêtres, solides comme le marbre, inébranlables assises d’une société qui avait ses iniquités et ses vices, mais qui, telle quelle, a si longtemps, sur la terre, commandé la crainte et le respect ? Qui a remplacé tout cela ? Le député ! Le député ? Il fait tout ! Le député ? Il est tout ! Il est le drapeau et la bourse ! Il est la fortune et l’honneur ! De lui dépend la gloire ou la honte ! La richesse ou le déficit ! Il est la paix ! Il est la guerre ! D’un signe, il peut nous jeter sur le Rhin, car il commande à nos courages : il est le chef de l’armée ! Son pouvoir est sans limites, parce qu’il est anonyme, comme l’est le pouvoir d’une assemblée irresponsable ! Terrible omnipotence qui nous inquiète et nous effraie parce que, sitôt que les principes l’abandonnent, elle engendre le despotisme sans remède et la corruption sans pudeur ! Et quand on voit l’héritier de toutes les puissances mortes, le nouveau roi de la démocratie débiter à beaux deniers comptants les choses les plus saintes dans le Palais National, ou bien, moins coupable mais plus dangereux peut-être, ne songer dans la maison politique de la France qu’à sa maison de commerce à lui, nous, les jeunes, les assoiffés d’idéal, nous sommes pris d’une immense tristesse, nous cherchons dans cette boutique un coin de ciel bleu, un rayonnement de lumière, et nous rêvons, malgré nous, à ces héros doux et forts, Saint Louis ou Washington, prince ou seulement citoyen, mais citoyen digne de ce nom, le plus beau qu’aient inventé les hommes, capable, par sa foi généreuse et son héroïque sagesse, de bâtir, non pas une de ces masures ouvertes aux quatre vents des plus viles passions humaines, mais un de ces robustes et superbes édifices qui abritent durant des siècles la prospérité d’un peuple et la grandeur de la Patrie !… (Vive émotion).
J’aurai fini, messieurs les Jurés, quand je vous aurai dit quels motifs ont déterminé M. Savine à éditer les passages du livre relatifs aux Conventions…
Il ne s’agit plus, cette fois, d’affaires locales, mais d’une question plus haute qui intéresse l’avenir.
Je ne m’attarderai pas à la résoudre. D’accord avec M. l’avocat général, j’estime que ce n’est point ici le lieu d’entreprendre un cours d’économie politique : il vous suffit d’avoir entendu les trop nombreuses conférences qu’on a faites à cette barre sous couleur de dépositions. Peut-être se trouve-t-il parmi vous des administrateurs, des gens d’affaires auxquels ce genre d’études est familier ; ceux-là ont une compétence technique et un avis personnel ; ils ont pu apprécier à leur juste valeur les arguments de chacun, et sans doute, ce n’est pas sans quelque surprise qu’ils ont écouté l’étrange dialectique des fonctionnaires auxquels M. Raynal a remis le soin de célébrer dans cette enceinte sa personne et ses bienfaits. Prenez ces témoignages pour ce qu’ils valent : pour des panégyriques. Comment y voir autre chose ? Ceux de qui ils émanent sont les hommes de M. Raynal ; l’un d’eux, M. Cendre, a été son alter ego : tous, ils ont plus ou moins collaboré à son œuvre ; ils l’ont préparée et fait voter ; parfois ils l’ont votée eux-mêmes ; la responsabilité leur en incombe, ils la partagent avec lui ; en l’accusant on les accuse, et ils s’excusent en l’excusant !
Leurs plaidoyers appartiennent donc au domaine exclusif de la rhétorique ; la justice leur est étrangère ; elle n’apprend rien chez eux. La seule chose qui la touche, ils ne la disent pas : c’est le secret de la singulière conduite, de l’inconcevable attitude de M. Raynal, de sa subite évolution, de sa conversion inquiétante à des doctrines jusque-là combattues par lui avec la dernière violence, enfin de cet ensemble fâcheux de promesses demeurées vaines, de fausses affirmations, de calculs controuvés qui, joints à la dissimulation de pièces essentielles, à une précipitation sans exemple qui semble un escamotage, ont arraché, surpris un vote que l’Histoire jugera sévèrement. Aucun des termes que j’emploie qui ne trouve sa justification éclatante dans le Journal officiel, le plus souvent dans les discours mêmes de M. Raynal. Un tel concours de circonstances autorisait-il le soupçon ? Je n’ai pas à le rechercher ; ce n’est ni mon but, ni ma tâche. Mais ce que j’affirme, c’est que, s’il ne l’autorisait pas, du moins il l’a fait naître ; je l’affirme et je le prouve : la preuve matérielle en résulte d’écrits non équivoques et de saisissantes formules qu’il est indispensable de replacer sous vos yeux.
Quelle était la situation en 1883 ? Les grandes Compagnies de chemin de fer venaient d’avoir une rude alerte ; plus de peur que de mal ; mais l’inquiétude subsistait ; le rachat planait dans l’air, « il était à moitié fait », a dit M. Pelletan ; grâce aux énormes créances de l’État du chef de la garantie d’intérêt, créances remboursables sur le matériel, ce dernier se trouvait payé d’avance ; « il en résultait une tentation perpétuelle, un véritable commencement de rachat. » S’il n’était pas pour le quart d’heure un péril imminent, il restait une menace, et en jouant de cette menace, l’État tenait sa partie. Il ressemblait à un créancier qui n’exerce pas de poursuites, mais garde par devers lui un billet en bonne et due forme qu’il exhibera au besoin. Les Compagnies le sentaient bien, il leur fallait à tout prix chasser ce mauvais sort, calmer ces appréhensions et se délivrer du fantôme qu’on agitait sous leurs yeux. Leur sécurité l’exigeait ; il y allait de l’avenir. Elles entrèrent en campagne. Leur arme ? Vous la devinez : on peut en frapper sans cesse ; la pointe ne s’en émousse jamais. Leurs coups ne languirent pas. Mesure-t-on l’argent lorsqu’il y va de l’argent ?… L’argent ! Il est le tout des entreprises financières ; il est leur seule raison d’être ; il est leur moyen et leur but ; c’est pour lui et par lui qu’elles naissent, pour lui et par lui qu’elles vivent… et quelquefois qu’elles meurent ! Lui, toujours lui, rien que lui ! Il est le ressort qui les meut, le souffle qui les anime ; il remplace chez elles les battements du cœur. Marchands énormes, monstrueux, mais marchands sans âme ni chair, où rien ne vibre et ne palpite, qui n’aiment pas, ne sentent pas, vraies machines à dividendes, ligues d’appétits anonymes qu’aucun scrupule ne réfrène, puisque l’homme y disparaît avec ses remords et ses doutes pour faire place à l’impassible inconscience de l’action !
L’argent ! Les Compagnies le versèrent à flots ! La chose en valait la peine : c’était la lutte pour la vie ! Il fallait mettre un terme à la guerre et conclure la paix avec l’État, mais une paix définitive qui écrasât l’ennemi et fût son désarmement. On devait au préalable conquérir l’Opinion ; l’Opinion dépend de la Presse. On eut la Presse pour alliée ; on l’eut presque tout entière. « En subventionnant cinq cents journaux, disait M. le député Lesguiller, un des collègues de M. Raynal, les grandes Compagnies sont parvenues à ameuter le public contre leurs adversaires. La majorité de la Chambre a dû, bon gré mal gré, suivre le courant. » Les journaux ne suffisaient pas ; on eut recours aux livres ; ce fut une pluie de brochures, un déluge de papiers ; « les factums de tous formats et de toutes couleurs, s’écrie M. Madier de Montjau à la séance du 17 juillet, sont jetés en doubles et triples exemplaires jusque sous la porte de ceux qui les repoussent du pied. » L’énergique orateur qualifie ces factums d’ordures sophistiques ; je lui laisse la responsabilité de l’expression. On ne les jetait pas seulement sous la porte, on en couvrait aussi les bancs des députés ; lorsque ceux-ci y prenaient place, ils s’asseyaient sur la prose des grandes Compagnies… (Rires).
Dans une de ses harangues, M. Raynal raconte qu’il se souvient avoir voyagé en Angleterre dans des tramways où non seulement on ne lui faisait rien payer, mais encore où on lui offrait un rafraîchissement à l’arrivée. « Cela s’est fait sur les bords de la Garonne ! », lui dit même à ce propos un de ses collègues, M. Roque (de Fillol). Je crois avec M. Pelletan, qu’en 1883, les Compagnies auraient offert bien volontiers des rafraîchissements à certaines personnes ; elles leur donnaient des livres par-dessus le marché ; elles n’étaient plus qu’accessoirement une entreprise de transports ; elles étaient avant tout une entreprise de librairie. Ce sont les propres termes qu’emploie M. Pelletan ; écoutez le passage, il est fort instructif :
Personne n’ignore que les Grandes Compagnies font une propagande qui leur coûte de certaines sommes. (Très bien ! très bien ! sur plusieurs bancs à gauche).
Elles disent qu’elles sont une industrie particulière, une entreprise de transports ; elles sont aussi une entreprise de librairie, et une entreprise de librairie dans des conditions particulières et singulièrement analogues à celle de ces Compagnies anglaises de chemin de fer dont M. le ministre des travaux publics nous parlait l’autre jour et qui transportent les gens pour rien en leur offrant même des rafraîchissements (Hilarité) ; les Compagnies donnent aussi leurs livres pour rien ; elles offriraient même volontiers des rafraîchissements en sus. Ce n’est un mystère pour personne que cela coûte extrêmement cher, plusieurs millions peut-être par an, ce qui laisse à supposer, car je ne crois pas qu’il y ait d’autres dépenses comprises dans les frais de publicité, que les imprimeurs chargent de beaucoup la note des grandes Compagnies.
Ainsi, voilà une littérature qui est consacrée tout entière à combattre l’État, à attaquer ses droits actuels et la façon dont il administre les chemins de fer.
Je demanderai à M. le ministre des finances comment les compagnies, et peut-être certaines Compagnies qui ont recours à la garantie d’intérêt, peuvent distraire de leurs recettes une certaine somme pour stipendier cette littérature.
Où donc est le contrôle financier ? (Très bien ! très bien ! et applaudissements à gauche).
Je demande comment il peut se faire que l’État se trouve, en somme, payer la guerre qui lui est faite.
J’insiste sur ce point ; je répète la question à M. le ministre, A-t-il découvert, à l’aide du contrôle financier, quelque chose des nombreux millions employés à cet effet ? Les a-t-il trouvés ? Je lui pose très instamment la question et je crois qu’il serait nécessaire d’obtenir une réponse. Nous n’avons pas eu de réponse jusqu’ici…
A gauche. — Elle viendra plus tard.
M. Camille Pelletan… J’espère que nous l’aurons plus tard. Je me borne à rappeler qu’il est à ma connaissance personnelle qu’on connaît au ministère la trace de ces fonds ; — je pourrais au besoin invoquer le témoignage conforme de M. Allain-Targé, ancien ministre des finances, et je suis sûr qu’il ne me démentira pas.
M. Allain-Targé. — Le témoignage de tous les ministres.
M. Camille Pelletan. — On pourrait nous dire comment ces fonds ont été employés à faire la guerre à l’État, et comment le contrôle financier ne l’empêche pas.
M. Allain-Targé. — Il l’empêche maintenant.
M. Clemenceau. — Comment ! depuis ce matin, alors, (Rires).
M. Allain-Targé. — Il l’empêche maintenant !
M. le Ministre des travaux publics, s’adressant à l’orateur. — Voilà la réponse !
M. Camille Pelletan. — Ainsi, quand nous aurons des réponses à obtenir du ministère, nous les demanderons à ses prédécesseurs ! (On rit).
La garantie d’intérêt fonctionnant pour stipendier la littérature consacrée à combattre l’État, n’est-ce pas que c’est joli à force d’être cynique ?
Retenons aussi ce point déjà élucidé par d’autres exemples au cours des débats, à savoir qu’il est possible aux Compagnies de distraire de leurs recettes un certain nombre de millions dont l’emploi échappe au contrôle financier. Ce sont les dépenses secrètes et ce ne furent sans doute pas les moins utiles en 1883 !…
Pour s’abriter contre une pareille pluie d’or, il eût fallu des consciences robustes. Toutes, paraît-il, ne le furent pas également, si j’en crois la tournure ironique de certaines harangues du temps. Des mots polis qu’on employait encore par habitude — on est, depuis, devenu plus franc — prenaient dans la bouche des orateurs un air de néologisme qui ne l’était pas. Le verbe se convertir semblait, surtout, détourné de son acception primitive. « La Presse presque tout entière s’est convertie », s’écriait avec amertume M. Madier de Montjau ; et sa colère narquoise disait assez les sentiments que lui inspirait cette foule de néophytes dont l’ardeur ne répondait que trop au prosélytisme de ces irrésistibles missionnaires qu’on nomme les grandes Compagnies. La prédication a réussi ; la bonne nouvelle a touché les âmes rebelles ; la croisade politico-financière est arrivée à ses fins : le rachat n’est plus possible !… Il est plus difficile, avoue M. Rouvier ; et force est de reconnaître avec M. Pelletan que « lorsque le rachat est déclaré plus difficile par le défenseur attitré des Conventions, il est bien permis de traduire par impraticable ».
Le malheur des Conventions fut d’être l’œuvre de l’argent. Or, ce qui naît de l’argent se trouve souillé dans sa source et voué à tous les soupçons. On sait que, jeté d’une main vigoureuse, l’argent alla tomber dans des poches haut placées. De là à croire que, dans son formidable élan, il put atteindre jusqu’à la poche du ministre, il n’y avait qu’un pas ; ce pas, on l’a franchi. Je ne dis point : Je le franchis ; je ne m’en reconnais pas le droit ; je dis : On l’a franchi ; je ne discute pas, je raconte : ceci n’est qu’une constatation. M. Raynal a-t-il tout fait pour prévenir ce résultat ? Sa tâche était grandiose : contre l’or, ce soldat terrible, la confiance de ses concitoyens le constituait gardien du pays. Mission digne de tenter un de ces hommes clairvoyants et austères qui sont le salut d’une époque et l’honneur d’une situation ! M. Raynal s’est-il montré cet homme-là ? Il semblait marqué par le sort pour tenir en échec la finance. Cette dernière n’avait pas de pire ennemi que lui ; depuis longtemps il lui faisait une rude guerre, et ses premières armes remontent à une époque déjà éloignée de nous ; M. Laisant, son compagnon de lutte, nous a raconté ses campagnes et comment il conquit ses nombreux galons. Vous savez ses états de services ; ils sont des plus chargés. A la place des Compagnies, son nom m’eût rempli d’effroi et ce n’est qu’en tremblant que je me fusse rappelé ses anathèmes sonores contre les œuvres et les pompes des financiers. Écoutez, messieurs ; la scène se passe à Bordeaux le 3 mai 1882, juste une année avant les Conventions :
« La préoccupation constante de l’ancien cabinet Gambetta était de tenir compte non des révolutions sociales, mais des évolutions sociales ; s’occuper utilement des petits, se préoccuper de leurs droits et de la défense de ces droits, tel était un de ses objectifs.
Pour moi, les véritables adversaires du cabinet n’étaient pas à la Chambre. Les véritables ennemis étaient au dehors. Ce sont ceux qui depuis longtemps s’opposent à l’avènement de la démocratie, n’ayant pu s’opposer à l’avènement de la République ; ce sont ceux qui avaient conscience que, dans toutes les branches de l’activité nationale, les solutions démocratiques allaient surgir ; ce sont ceux qui dominent la haute banque et qui redoutaient une conversion et un emprunt pour les grands travaux publics, et qui n’auraient pu ainsi écouler leurs rentes amortissables et se servir de l’épargne française pour les emprunts étrangers ; ce sont ceux qui commandent dans presque toutes les grandes compagnies de chemins de fer, et qui sentaient que la démocratie avait le droit d’arrêter le torrent des dividendes et de faire jouir le pays des excédents de produits, même s’il avait fallu, pour atteindre ce but, USER D’UNE FACULTÉ DE RACHAT inscrite dans les contrats ; ce sont, en un mot, les favoris du monopole, des privilèges et des abus qui ont tout mis en œuvre pour précipiter le dénouement. On a dit dernièrement que contre le ministère Gambetta il y avait eu la coalition des parapluies. Eh bien ! je crois, moi, qu’il y a eu la coalition des fourchettes, c’est-à-dire la coalition des appétits, la coalition des égoïsmes contre le gouvernement organisé et fort de la démocratie populaire.
Droits des petits, Haute Banque, Démocratie populaire, excédents de produits, torrent des dividendes, faculté de rachat, favoris des monopoles, vous retrouvez dans ce discours tout l’attirail un peu déclamatoire de MM. Pendrié et Hübner. Depuis qu’il est devenu sage, M. Raynal parle une autre langue ; les Conventions ont transformé son style ; mais telle était alors sa manière ; et il en a changé quinze jours avant les Conventions : nul besoin d’invoquer ici le témoignage de M. Laissant ; celui de M. Madier de Montjau suffit ; c’est le plus énergique et le plus significatif ; entendez-le énumérer les jouteurs qui harcelèrent les Compagnies :
Ici, c’était Laisant, c’était Allain-Targé, c’était Lecesne, — pauvre Lecesne qui n’est plus là pour m’entendre et me soutenir, hélas ! Amer regret pour tous ceux qui l’eurent pour compagnon de lutte ! Que, du moins, j’aie cette joie faite de justice, de rendre publiquement hommage au courage, au talent avec lequel ce mort, dont on a trop vite oublié, non seulement la voix — chose triste déjà ! (Non ! non ! à l’extrême gauche) — mais les fiers et vaillants discours, défendant le droit et le peuple ! (Nouveaux applaudissements sur plusieurs bancs à gauche).
En province, c’était M. Raynal. Oui, en province, nous avions M. Raynal. (Sourires à l’extrême-gauche). Était-il déjà des nôtres ? Je ne le crois pas ; mais, en tous cas, il faisait au mieux dans son département pour en être bientôt par l’énergie avec laquelle il soutenait les thèses favorables au peuple. Quelle ardeur, quelle force, quelle constance dans le bon combat ! Rude combat, celui qu’il livra dans le conseil général de la Gironde, M. Raynal ! (Rires à l’extrême gauche). De là, il suivait — avec quelle attention ! — les débats du Parlement, et à ce que lui fournissait pour livrer bataille, son esprit, son intelligence, sa propre éloquence, il savait adapter, comme des diamants dans une monture déjà précieuse, tous les arguments, toutes les citations, tous les traits qui, de la tribune parlementaire, comme des bombes, étaient allés frapper en pleine poitrine les grandes Compagnies et couvrir de leur protection l’exploitation par l’État. (Marques d’approbation sur divers bancs à gauche).
Messieurs, ne croyez pas que l’honorable ministre des travaux publics, membre du conseil général de la Gironde, n’ait eu que ce moment d’enthousiasme pour cette cause, qu’il cédât à l’entraînement de l’exemple, à son ardeur juvénile de quelques heures, de quelques jours, même de quelques mois. Je n’ai pas apporté, c’eût été la charge d’un homme (sourires), tous les comptes rendus des séances du conseil de la Gironde, où M. Raynal a pris la parole, — mais ce fut, d’abord, dans les deux sessions de 1875 ; puis, dans celle de 1876 ; enfin, — oh ! ce n’est pas, comme vous allez voir, bien loin de nous, — dans la grande session de 1877.
M. Raynal ne badine pas, il ne transige pas avec les Compagnies, ni avec qui fait seulement mine de les défendre (rires sur divers bancs à gauche), son estime pour elles est égale à la mienne. (Applaudissements à l’extrême gauche). Il sait, comme moi, ce qu’elles valent, ce dont elles sont capables, et il le dit bien haut !
Il connaît leurs exploits et il les raconte. Rien n’est oublié, absolument rien, et chaque session voit poindre dans ce conseil de la Gironde une proposition de vœu formulée par lui, que cinq ou six discours aussi chaleureux que logiques font, à chaque session, adopter et acclamer par ses collègues, membres de la commission des vœux, puis par les membres réunis du conseil. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche).
Oh ! sur cette question, il a eu tout le temps de réfléchir — trois années ! — d’examiner, de fixer son jugement ; il la sait par cœur, et trois ans durant, il est de notre avis. Et ce n’est pas tout ; il en est encore ! (Rires à l’extrême gauche). Ne riez pas, messieurs, admirez plutôt. (Nouveaux rires sur les mêmes bancs.) Oui, admirez ! car pour le bien public, pour le salut de la patrie, Décius ne jeta dans le gouffre que son corps ; M. Raynal y jette avec lui sa foi !
Ne disiez-vous pas, en effet, monsieur le Ministre — on avait omis de l’insérer dans le compte rendu, mais je l’y ai fait soigneusement rétablir — ne disiez-vous pas dans la commission des vingt-deux, dont j’ai l’honneur de faire partie, — cette commission du régime général des chemins de fer, — il faut retenir ces mots, messieurs, qui auront leur importance dans le débat, — lorsque vous y êtes venu pour la première fois, ne nous avez-vous pas dit :
« Il y a dans le monde deux hommes qui sont profondément convaincus des avantages de la construction et même de l’exploitation par l’État : l’un est mon voisin de droite, M. Madier de Montjau, l’autre, moi ; moi, ministre des travaux publics. » (Rires sur divers bancs à gauche).
Ceci est textuel et n’a pas quinze jours de date. Je ne l’ai pas oublié et l’on doit voir que j’ai raison de dire que c’est une couronne civique que mérite M. le ministre des travaux publics pour la façon dont il se conduit aujourd’hui. (Nouveaux rires sur les mêmes bancs).
Faut-il des preuves ? Voici d’abord, à la fin du rapport de la sous-commission du conseil général de la Gironde, le texte d’un des vœux innombrables de M. Raynal « … proposant que le conseil, tout en persistant dans ses précédentes délibérations, demandant le rejet de la fusion des Charentes et de l’Orléans, et le maintien de l’autonomie des Charentes, déclare se montrer favorable au rachat par l’État, et à l’exploitation directe ou par compagnies fermières, du réseau des Charentes et autres lignes secondaires du Sud-Ouest ». Et le conseil adopte. (Mouvements divers).
Peu avant que cette charge à fond fût exécutée à Bordeaux par la cavalerie de réserve, à Paris le premier rang avait chargé aussi, à notre complète satisfaction : Laisant, Lecesne, Allain-Targé. Eh bien ! M. Raynal ne trouve pas nos amis assez radicaux.
M. Allain-Targé consentait qu’en bridant fortement l’Orléans, on s’accommodât avec lui par la concession des Charentes. M. Raynal ne voit là qu’un accroissement déplorable de l’Orléans. Ni caveçon, ni mors, ni martingale, ne pouvaient le rassurer. M. Allain-Targé n’était qu’un modéré ! Exprimée en termes fort galants, c’était là sa pensée. Aussi voulait-il, si compromise que fût la situation, si fort que pressât le temps, l’indépendance des Charentes ou leur rachat. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche).
Leur indépendance ? Elles trouvaient le moyen de vivre, en s’entendant avec d’autres lignes à créer bientôt ; on finirait bien par forcer l’Orléans à tenir compte de la Compagnie du second réseau, à ne pas lui faire les taquineries et les vilains tours faits par elle à tant d’autres, et dont complaisamment MM. Laisant, Lecesne, Allain-Targé avaient apporté la longue énumération à la tribune parlementaire. (Approbation sur divers bancs à gauche).
Le rachat ? Il était de droit si l’on ne maintenait pas l’isolement des Charentes. Et le conseil de suivre M. Raynal !
Devant ces attaques partout réitérées, devant le rejet de la convention proposée à l’Orléans, les Compagnies stoppent ; elles comprennent que l’heure est venue de rentrer leurs griffes et de carguer leurs voiles ; leurs griffes rentrent, leurs voiles se carguent… (Rires à l’extrême gauche), et elles attendent l’heure où elles pourront commander encore.
L’heure a sonné. De nouveau, les Compagnie sortent leurs griffes et déploient leurs voiles :
« Après avoir atteint un ministère Say-Varroy, continue M. Madier de Montjau, après avoir, sous lui encore, vu les Conventions avorter, avec M. Raynal elles se croient arrivées au comble de leurs vœux… Elles n’ont pas désespéré de le convertir et elles y sont parvenues. »
N’avais-je pas le droit, messieurs, de qualifier cette conversion d’étrange, et de subite cette évolution ?
« Il y a dans le monde deux hommes qui sont profondément convaincus des avantages de la construction et même de l’exploitation par l’État : l’un est mon voisin de droite, M. Madier de Montjau, l’autre moi ; moi, ministre des travaux publics. »
Qui dit cela ? M. Raynal. Combien de temps avant les Conventions ? Quinze jours !
« Si je n’entendais pas nos honorables collègues nous affirmer qu’ils sont restés conséquents avec eux-mêmes, disait M. Pelletan, nous ne pourrions nous défendre d’une certaine impression que vous me permettrez de traduire sous une forme suggérée par les questions que nous traitons — nous penserions que, s’il y a un chemin sur lequel on n’a pas à craindre aujourd’hui les déficits kilométriques, c’est assurément le chemin de Damas… (Rires et applaudissements sur plusieurs bancs à gauches).
On y voyage en express. (Nouveaux rires).
Je parle de conversion ! Mais M. Madier de Montjau n’y croit pas. Rappelez-vous ses paroles :
« Trois ans durant, M. Raynal est de notre avis. Et ce n’est pas tout : il en est encore ! (Rires à l’extrême gauche). Ne riez pas, messieurs, admirez plutôt ! (Nouveaux rires sur les mêmes bancs). Oui, admirez ! car pour le bien public, pour le salut de la patrie, Décius ne jeta dans le gouffre que son corps ; M. Raynal y jette avec lui sa foi !…
Est-ce clair ? Rapprochez ces terribles paroles de la péroraison :
« Alors, oh ! alors, la féodalité financière sera complète.
Tout lui appartiendra, y compris les consciences !
Ah ! ce qui se passe témoigne assez déjà de son accaparement.
Elle a déjà la presse entière, ou presque tout entière convertie, malgré les éloquentes et irréfutables démonstrations des Lecesne, des Lamartine… et les vôtres !
Et ces administrateurs ministres ne craignant pas de venir à la place où je suis frapper au cœur le crédit du Trésor public à la gloire et au profit du leur ; et d’autres ministres si puissamment impressionnés par le mirage, si écrasés par l’atmosphère où ils vivent, qu’en six mois leurs opinions changent, ou que n’ayant pas changé, ils font contre leur sentiment les affaires des Compagnies, ne disent-ils pas assez où nous en sommes, et ce qu’elles peuvent, et quelle place ces nouveaux hauts barons tiennent dans notre pays ! (Très bien ! à l’extrême gauche).
Barons qui, à défaut d’armoiries, pourraient sur leurs carrosses faire peindre des gros sous, dont la tyrannie effrayante est le secret de bien des luttes engagées par M. Savine, plus puissants et plus dangereux que les anciens féodaux, mieux disciplinés aussi, car les anciens se révoltaient parfois contre le roi de France, tandis qu’eux obéissent comme un seul homme au moindre signe du roi des Juifs !
Et les mots effroyables, les mots de la fin, putréfaction des consciences, qui retournent tous les regards vers le banc des ministres où siégeait M. Raynal ! (Mouvement).
Et cette comparaison entre la république de M. Raynal et la république romaine agonisante :
La république pourrie touchait à sa fin, et l’on vit arriver César, et après César, Auguste, et après Auguste, Tibère et Néron, et peut-être ce fut pour Rome un salut relatif d’échapper par eux aux autres, car ce despote unique décapitait parfois le despote multiple. (Très bien ! sur plusieurs bancs).
Est-ce là, messieurs, le ton d’un discours purement économique ? Emploie-t-on des termes pareils, quand on ne reproche à un homme que son incompétence ou une étude trop superficielle de la question ? Ces paroles enflammées n’atteignent-elles pas celui qu’elles visent dans ce qu’il a de plus cher, son honneur ? Ah ! il y a quelqu’un qui ne s’y est pas trompé : c’est M. Raynal ! Et le rapporteur non plus, M. Rouvier, qui partage avec lui les responsabilités les plus lourdes, lorsque le lendemain du discours de M. de Montjau il montait à la tribune pour dire : « Nous comprenons qu’on critique notre œuvre, mais non qu’on suspecte notre moralité ! »
Ils avaient raison : ce jour-là, en plein Parlement, le soupçon avait pris naissance ; il avait mordu l’homme public, dont on ne pouvait sans injustice accuser l’inaptitude, puisque lui, l’artisan du naufrage, il poussait, quinze jours avant, un cri d’alarme pour avertir les navigateurs !
Le soupçon existait en germe ; il va se développer et grandir ; il engendre les racontars. C’est l’histoire de la lettre qu’on se chuchote à l’oreille ; elle circule dans les couloirs parlementaires ; de ces couloirs elle tombe dans les bureaux de rédaction, et de là dans la rue où le public la ramasse et, dans sa fièvre de précision, lui donne la formule brutale qui met les pieds dans le plat. Voilà la légende ; personne ne peut la nier de bonne foi ; elle a été établie en pleine Chambre, mieux que je ne saurais le faire moi-même, en termes tellement vigoureux qu’ils dépassèrent la frontière et qu’on en entendit l’écho dans la presse étrangère.
Mais, à côté de la légende, il est une autre forme d’accusation, moins grossière, plus raffinée, plus sceptique, et partant plus dangereuse, parce qu’elle est plus raisonnable, et dit plus sans rien affirmer. C’est la forme des publicistes, des penseurs, des philosophes. « Incapable ou complice, que M. Raynal choisisse ; il n’était pas incapable ; donc… » Voilà la conclusion du livre de M. Pendrié. C’est, en termes beaucoup plus vifs, la thèse d’une autre brochure écrite par un commerçant qui ne cherche pas le scandale et qui, à ma connaissance, n’a jamais été inquiété. Telle est la note qu’on retrouve, non pas seulement dans les articles de polémique passagère, mais dans des écrits qui restent, qui resteront davantage que les Dossiers de M. Gilly. Rien de terrible comme ce doute rationnel légué à la postérité ! Il s’autorise de ces palinodies, de ces contrastes, et aussi de cette précipitation inouïe, de ces vaines promesses, de ces calculs controuvés, de ces fausses affirmations que je rappelais plus haut.
Précipitation inouïe :
On nous apporte, messieurs, les Conventions que vous savez : et, à huit ou dix jours de leur dépôt, la commission se réunit.
Dans le même temps à peu près, elle a accompli sa tâche ; quarante-huit heures après, le rapport de M. Bouvier est déposé ; quatre jours après qu’il a été mis sur votre bureau, nous discutons. Soit ! Mais aussi bon train que nous marchions vers ce dénouement, savez-vous, messieurs, qu’il est grave, qu’il vaut la peine d’être pesé par nous, même par mes plus chaleureux adversaires, et qu’au moment de déposer dans l’urne un bulletin qui pèsera dans l’histoire de leur vie législative, je le leur garantis, comme aucun de ceux qu’ils ont déposés déjà, ils réfléchissent ! (Applaudissements à l’extrême gauche et sur quelques bancs à droite). (Discours de M. Madier de Montjau).
Réfléchir ! Il paraît qu’on n’en a pas le temps ! Le ministre est pressé. En vain, M. Papon implore un délai de grâce ; une minute d’attention, supplie-t-il ; l’heure est solennelle.
M. Papon. — Quelle loi allez-vous discuter ? Est-ce une loi que vous ferez aujourd’hui et que demain vous pourrez abroger si vous reconnaissez qu’elle a des défectuosités et des vices ? Non, c’est une loi d’une nature particulière. En la votant, vous sanctionnez des Conventions que l’État a acceptées et signées, vous sanctionnez une situation nouvelle qui durera soixante-quinze ans, et vous la sanctionnez d’une façon absolue, définitive.
Voix à gauche. — C’est très exact !
M. Papon. — Au cours du débat, nous pourrons vous démontrer qu’il n’y a plus de rachat possible.
Plusieurs membres à gauche. — C’est vrai ! (M. le ministre des travaux publics fait un geste de dénégation).
M. Papon. — Nous le démontrerons, je l’espère, monsieur le Ministre, et nous établirons que de ce chef il n’y aura plus d’armes dans les mains du Gouvernement.
M. Eugène Delattre. — C’est l’enchaînement des générations futures ! (Exclamations sur quelques bancs).
M. Papon. — C’est donc une situation définitive que vous allez consacrer par votre vote ; vous allez trancher une question très grave, la question du monopole privilégié des grandes Compagnies. Voilà ce que la loi consacrera. Et dans quelles conditions allez-vous statuer ?
Purement et simplement comme s’il s’agissait d’un projet de loi d’intérêt local ! (très bien ! très bien ! sur quelques bancs à gauche. — Exclamations sur d’autres bancs).
Les documents les plus graves, les plus essentiels, manquent à l’examen de la commission ; depuis un mois, elle prie, elle supplie qu’on les lui communique : elle n’a jamais pu les obtenir. Le rapport de M. Rouvier vient d’être distribué ; personne ne sait ce qu’il renferme :
M. Papon. — Aujourd’hui, vous êtes saisis du rapport. Ce rapport, le voici ; il nous a été distribué ce matin, il est très volumineux et je suis convaincu… (Bruit de conversations, qui couvre la voix de l’orateur).
M. le Président. — Je vous prie, messieurs, de cesser ces conversations ; elles imposent à l’orateur une fatigue extrême, et vous me permettrez d’ajouter qu’elles en imposent une non moins grande au président. (Le silence se rétablit).
M. Papon. — Le rapport vous a été distribué à l’ouverture de la séance et je crois qu’il n’y a dans cette enceinte que deux personnes qui en aient connaissance, M. le rapporteur et M. le ministre des travaux publics, qui a déclaré tout à l’heure qu’il le connaissait.
M. Lebaudy. — Et vous aussi, vous le connaissez comme les autres membres de la commission !
M. Maurice Rouvier, rapporteur. — Il vous a été lu !
M. Papon. — Les membres de la commission — et j’en faisais partie — ont bien entendu la lecture rapide de votre rapport. Mais j’ai grand’peur qu’il n’y ait de très nombreuses lacunes dans ce rapport, de même qu’il y a eu de très nombreuses lacunes dans la discussion de la commission ; il est évident que les membres de la commission ne peuvent pas dire qu’à l’heure actuelle ils connaissent le rapport qui a été distribué.
Et dans trois jours on va discuter ! Une huitaine est-elle de trop ?… Peine perdue ! Le Centre a fait son siège ; les Conventions sont nécessaires : c’est le ministre qui l’a dit :
Elles sont intimement liées au budget extraordinaire, elles sont liées aussi à la situation financière tout entière, elles sont liées au relèvement du marché financier, dont doivent se préoccuper légitimement tous ceux qui ont le juste souci des intérêts du pays.
D’ailleurs, nous disons que ces Conventions financières ont stipulé pour l’État de tels avantages dans le présent et dans l’avenir qu’il y a opportunité à les adopter.
« Ce sont les Compagnies qui sont victimes ! C’est l’État qui les a dupées !… »
Oh ! alors, plus d’hésitation possible ! Qu’on se hâte ! Si les Compagnies allaient changer d’avis ? D’ailleurs, le mot opportunité a le don d’enlever le Centre. Et aussitôt les trois cents mameluks de la majorité, ces prétoriens de l’opportunisme votent sans vouloir rien entendre, comme un projet de loi d’intérêt local, ces fameuses Conventions qui enchaînent les générations futures !…
Quels sont donc, grand Dieu ! dans le présent et dans l’avenir, ces avantages tels qu’il y avait opportunité à les adopter ?
Serait-ce par hasard la réduction des tarifs ?
Ah ! les tarifs ! Voilà la question palpitante ! Voilà ce qui importe au pays ! Le prix du transport des personnes et des biens : tout est là !
Il y a dix ans que nous nous occupons des chemins de fer : depuis sept ou huit ans, j’ai l’honneur de faire partie des commissions de chemins de fer ; la grande préoccupation de toutes ces commissions, jusqu’à présent, a été la question des tarifs. (Approbation sur plusieurs bancs à gauche). Tout le monde, les membres du Gouvernement eux-mêmes, l’honorable M. Raynal, quand il était membre de cette commission, M. Baïhaut qui en a été le rapporteur, ont été unanimes à déclarer que la question des tarifs est la question dominante des chemins de fer.
Or, dans quelles conditions la commission a-t-elle eu à examiner, à discuter cette question des tarifs ? On a procédé de cette singulière façon : on a d’abord approuvé toutes les Conventions, puis on a lu à la commission de simples lettres émanant des directeurs des Compagnies, qui ne s’engagent à rien et font des promesses plus ou moins vagues, plus ou moins évasives ; et on nous a dit : Les Conventions acceptées, on traitera avec les Compagnies et on verra dans quelles conditions on réglera la question des tarifs. » (Discours de M. Papon, séance du 13 juillet).
Que ces simples lettres missives n’engageassent pas juridiquement les Compagnies, ce n’était pas seulement la croyance de M. Papon : c’était celle d’un grand nombre de ses collègues ; c’était celle de tous les esprits qui consentaient à réfléchir. Les journaux d’Outre-Rhin la partageaient : elle arrachait à l’un d’eux un cri de joie et de triomphe !… Rien ne trouble, rien ne déconcerte les sereines affirmations de M. Raynal :
Il est évident que l’engagement pris par un conseil d’administration, que des documents signés d’un président de conseil d’administration engagent la Compagnie d’une façon absolue et que, dès lors, comme les Compagnies elles-mêmes reconnaissaient qu’en matière de réductions de tarifs elles en étaient à leurs débuts, qu’elles faisaient aujourd’hui des réductions de tarifs qu’elles comptaient compléter si le jeu des Conventions ne venait pas leur imposer des sacrifices trop considérables, j’ai trouvé plus naturel d’accepter que les Compagnies ne fissent pas entrer dans le corps même de la Convention les concessions définitives et absolument sérieuses qui sont consignées dans les documents dont vous avez pris connaissance.
Définitives et sérieuses, en effet, ces concessions ! L’avenir l’a bien montré ! Voici la lettre que, le 5 mai 1885, la Compagnie de Lyon adressait au ministère :
« Monsieur le Ministre, vous nous demandez des modifications au projet de tarif ; le premier point dont nous ne pouvons, malgré tout notre bon vouloir, vous laisser espérer l’acceptation, c’est le barême no 1 de grande vitesse, que nous avions cru pouvoir promettre dans notre lettre de 1883 et que nous ajournons à des temps meilleurs. »
M. Raynal ne peut se plaindre ; on l’avait assez prévenu !…
Je ne puis vous donner lecture de toutes les plaintes désolées poussées par les chambres de commerce. Il faudrait une longue audience pour énumérer les mécomptes et les ruines, triste fruit d’une inexplicable étourderie. En voici un échantillon, rien qu’en ce qui touche Bordeaux. Je l’emprunte à la Victoire, journal dans lequel l’adversaire a confiance, puisqu’il m’en signifie les numéros (rires) :
« Les Conventions, a dit M. Raynal, sont le grand acte de mon règne. Par elles, nous sauvegardons la fortune publique et les intérêts de tous. »
La Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée, dont les nouveaux tarifs de transport sont en vigueur depuis le 20 septembre 1885 seulement, se charge de donner à M. Raynal le plus éclatant démenti.
M. Raynal. — Vous n’avez pas communiqué cela.
Me de Saint-Auban. — Je vous demande pardon ; je l’ai communiqué.
M. l’Avocat général. — C’est exact ; j’ai le document sous les yeux.
Me de Saint-Auban. — Je continue.
Les commerçants et industriels de Bordeaux vont avoir à faire la triste expérience de ce que coûte l’agiotage honteux auquel s’est livré M. Raynal.
Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait 1.000 kilogrammes de savon à Marseille payait 34 fr. 45 de transport. Après les Conventions, le même commerçant paie le même objet 41 fr. 95, — soit 7 fr. 50 d’augmentation par chaque fraction de 1.000 kilogrammes de savon.
Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait à Marseille des huiles de graines si employées dans l’industrie payait 38 fr. 15 de transport pour 1.000 kilogrammes. Après les Conventions, le même commerçant paie pour le même objet 45 fr. 55, — soit 5 fr. 40 d’augmentation pour chaque fraction de 1.000 kilogrammes d’huiles de graines.
Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait à Nice 1.000 kilogr. d’huile d’olive payait 52 fr. 15 de transport. Après les Conventions, le même commerçant paie pour le même objet 62 fr. 55 de transport, — soit une augmentation de 10 fr. 40 pour le transport de chaque fraction de 1.000 kilogr. d’huile d’olive.
Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait à Antibes 1.000 kilogr. de conserves alimentaires si employées par les petits ménages, payait 70 fr. 15 de transport. Après les Conventions, le même commerçant paie pour le même objet 82 fr. 55 de transport, — soit une augmentation de 12 fr. 48 pour le transport de chaque fraction de 1.000 kilogr. de conserves alimentaires.
Avant les Conventions, le commerçant de Bordeaux qui achetait 1.000 kilogr. de mercerie et bonneterie à Nîmes, payait 76 fr. 30 de transport. Après les Conventions, le même commerçant paie pour le même objet 81 fr. 60 de transport, soit une augmentation de 5 fr. 30 pour le transport de chaque fraction de 1.000 kilogr. de mercerie et bonneterie.
Avant les Conventions, le négociant en vins de Bordeaux qui expédiait à sa clientèle de Marseille en franchise des barriques de vin payait pour un poids de 1.000 kilogr. 38 fr. 15 de transport. Après les Conventions, ce même commerçant devra payer pour le même objet 44 fr. 45, — soit une augmentation de 6 fr. 30 pour 1.000 kilogr.
Nous pourrions généraliser les exemples. Tous les tarifs sont à l’avenant. C’est le P.-L.-M. qui a le premier mis en évidence les bienfaits des Conventions. Depuis quelques jours, les lettres de voiture ont dû renchérir d’une façon notable, sur tout son réseau. Demain ce sera le tour du Midi, de l’Orléans, de l’Ouest, à mettre en vigueur ces tarifs qui font tressaillir d’aise la haute banque et appauvrissent le commerce si éprouvé par des crises multiples.
Le commerçant paiera plus cher les denrées qu’il emmagasine, le consommateur suera jusqu’au dernier sou pour acheter ces mêmes denrées.
Ah ! monsieur Raynal, en face des Conventions honteuses et ruineuses que vous avez signées, tout le monde ne saurait avoir votre rondeur, votre jovialité, le cœur léger et l’audace dont vous vous plaisez à faire parade. Vous avez bien senti qu’il fallait fausser vos promesses pour éviter le soufflet dont les électeurs de Bordeaux vous auraient marqué au passage.
Et maintenant discutez les chiffres que nous avons apportés. Ils sont écrits tout au long dans la brochure qui sert de barême à tous les agents de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée.
Agiotage honteux… Conventions ruineuses… Promesses fausses… Voilà comment vos journaux s’expriment ! A-t-on le droit, après cela, de parler de calculs controuvés et d’affirmations mensongères ? Je ne m’arrêterais pas si j’essayais d’en dresser la liste complète ; je n’aurais qu’à la puiser dans le Journal officiel, dans la sténographie de cette séance édifiante du 22 février 1889 où la Chambre semble étonnée de l’œuvre de 1883 et où chacun s’efforce, par ses reproches et par ses critiques, d’éviter une compromettante solidarité ; quand on l’a parcouru, ce compte rendu lamentable, quand on a lu toutes ces prières, toutes ces lamentations ; quand M. Thévenet — ce n’est plus le journal la Victoire — nous apprend qu’elles forment un gros volume, quand le même M. Thévenet nous indique les majorations énormes dont pâtissent nos commerçants, 40 p. 100 pour les papiers, 50 p. 100 pour les vins, quand il se fait l’écho des industries qui jettent un cri d’alarme, enfin quand il révèle, au milieu de l’émotion générale, ce fait incroyable, inouï, qu’on a soumis les projets aux chambres de commerce, que celles-ci les ont renvoyés annotés, mais que les projets annotés se sont perdus en route, en sorte que l’homologation a porté sur d’autres tarifs ; quand on entend l’orateur célébrer la puissance des Compagnies ; à quoi M. Wickersheimer répond : « Oh ! une puissance de persuasion considérable ! » — on est pris d’une immense inquiétude, on se demande où l’on est, où l’on marche, où l’on va, et l’on comprend ce député qui appelle les Conventions un Sedan économique plus désastreux que vingt batailles !
Sedan ! Nom funeste qui retentit dans nos cœurs comme un glas douloureux ! M. Raynal y a-t-il songé en signant les Conventions ? S’est-il assez souvenu de la défense nationale ? A-t-elle été l’objet de ses ardentes préoccupations ? Le 20 novembre 1883, il prononçait textuellement au Sénat ces paroles : « Plusieurs fois on a soumis le personnel des chemins de fer à une sorte de mobilisation ; les mécaniciens et les chauffeurs sont parfaitement au courant de ce qu’ils ont à faire en cas de guerre. » Eh bien ! des publicistes se sont livrés à cet égard à une sorte d’enquête ; voici les résultats qu’elle a donnés :
Compagnie de l’Ouest. — Paris, Saint-Lazare, Courcelles-Ceinture, Batignolles, Versailles, Bois-Colombes.
« Jamais la Compagnie ne nous a instruits de ce que nous aurions à faire en cas de guerre.
» Nous ignorons même s’il existe réellement des sections techniques et à quelle section nous appartenons. En outre, jamais nous n’avons été soumis à un essai de mobilisation quelconque. »
Ouest. — (Lettre d’un conducteur)… « Je suis conducteur à l’Ouest, voilà huit ans que je voyage, je n’ai jamais vu aucune manœuvre faite dans les gares de chemins de fer.
» Nous faisons partie du bataillon technique de l’Ouest et nous n’avons jamais reçu d’instruction pour le cas de guerre où de mobilisation. »
Ceinture. — « … Nous sommes beaucoup d’employés à La Villette, je n’en connais pas un qui sache seulement ce qu’il aurait à faire au point de vue des chemins de fer en temps de guerre… »
Nord. — (Lettre d’un mécanicien). « … Ma profession m’oblige à faire tous les jours des visites dans les gares et à y voir beaucoup d’agents, mais aucun, pas plus que moi, ne sait ce qu’il aurait à faire en cas de mobilisation. Aucune instruction ne nous a été donnée. Si nous avions la guerre demain, nous ne saurions de quel côté donner de la tête… »
Nord. — « … Nous, soussignés, mécaniciens au chemin de fer du Nord, déclarons que :
« 1o Jamais il n’a été fait d’essai de mobilisation sur le réseau du Nord ;
« 2o Jamais la Compagnie n’a donné d’instruction à ses agents du service actif sur les fonctions qu’ils occuperaient en cas de guerre.
« Si demain la guerre était déclarée, nous n’aurions même pas de charbon aux points stratégiques tels que Crépy, Soissons, Laon, et La Fère, qui sont complètement dépourvus.
« A Crépy-en-Valois, un hangar a été construit pour l’embarquement des chevaux et de la troupe ; faute d’entretien, il est tombé en ruine. »
La guerre ! Son image aurait dû se dresser sans cesse dans l’enceinte du Parlement pendant les débats relatifs aux Conventions ! Les chemins de fer ne seront-ils pas le tout de la mobilisation prochaine ? M. Raynal n’a pas songé à ce détail accessoire et personne n’en a soufflé mot ! Je crois entendre les accents d’un publiciste son collègue, un républicain comme lui, qui, au sortir de la Chambre, écrivait cette page indignée. Écoutez, messieurs, cela est intitulé : « La Préparation des désastres. » (Deus avertat omen !)
Non, ce n’est pas l’insulte qui nous vient aux lèvres au sortir de cette navrante journée ; je ne veux injurier ni cette Chambre, ni ce ministère, ni ces républicains ; la colère s’éteint avec la fin du débat : ce qui reste, c’est la tristesse, — j’allais dire, si mal inspiré que le mot paraisse, appliqué à la Patrie française, ce qui reste, c’est le désespoir.
Comment ! des Conventions sont proposées qui règlent tout le régime des chemins de fer, l’arme la plus terrible de la guerre. Eh bien ! les Conventions sont faites par le ministre des travaux publics, en dehors de ses collègues ; et l’on en vient à ce fait public, notoire, avoué, incommensurable : la commission qui les examine ne consulte pas le ministre de la guerre ; des Français votent ces Conventions, un Français fait un rapport favorable, sans avoir consulté le ministre chargé de défendre le pays. Il n’est pas appelé, il n’a pas voix au chapitre. C’est un fait matériel. Et telle est sa situation qu’il ne dit pas, lui : « Vous ne m’appelez pas, c’est moi qui viens ! »
Et alors, devant la Chambre, ayant à répondre à une question précise, nécessaire de M. Clemenceau, le ministre est obligé par une situation que nous n’apprécions pas, de se renfermer dans des réponses vagues. Et c’est M. Raynal, ministre des travaux publics, qui répond à sa place, c’est lui qui interprète, qui fait la réponse du ministre de la guerre…
Ah ! nous l’avons trop vu aujourd’hui : Non, le Dieu d’Israël n’est plus le Dieu des armées… C’est le Dieu du dividende !
Hélas ! nous sommes des vaincus. Et chez nos vainqueurs, qu’est-ce qui s’est donc passé ? En décembre 1879, un débat pareil s’agitait à la Chambre des seigneurs de Berlin. Il s’agissait de reprendre les voix ferrées à la haute banque. A-t-on vu un ministre des travaux publics parler pour le ministre de la guerre ? — Non, M. de Moltke a parlé. Il n’a pas attendu qu’on le questionnât. C’est lui qui a eu le rôle important dans la discussion. Il a dit son opinion sur l’exploitation des chemins de fer. M. de Moltke a quelque autorité en matière militaire. Nous sommes peut-être payés pour le savoir. Et qu’a-t-il dit ? Voici ses paroles :
« Les chemins de fer constituent le plus puissant moyen d’action de la stratégie moderne. Rien n’est plus important que le transport rapide des troupes…, et il y a un avantage inappréciable à ce que le ministre de la guerre n’ait affaire qu’à une seule exploitation des chemins de fer. »
Ainsi parla M. de Moltke à une chambre naturellement amie de privilèges. Eh bien ! après ces mots, il n’y eut plus de discussion. Et le rachat fut voté !
Camille PELLETAN.
Non, le Dieu d’Israël n’est plus le Dieu des armées, c’est le Dieu du dividende !…
Quand un des leaders de l’avant-garde républicaine parle ainsi du ministre qui conduit le gros de l’armée, faut-il s’étonner si le respect s’éloigne de ce ministre ? Faut-il s’étonner si les suspicions minent son œuvre ? Faut-il s’étonner que M. Vacher maudisse publiquement les écumeurs de la politique ? Faut-il s’étonner qu’un ingénieur distingué qualifie les conventions de « Conventions scélérates » ?…
Ah ! — sauf M. Vacher et M. Laisant, qui gardent leurs convictions — les autres, à l’heure actuelle, renient tout leur passé ! Ils voudraient nier leurs paroles ! Du moins, ils les défigurent. — « J’ai dit : Conventions scélérates, déclare l’ingénieur ; je voulais dire simplement : Conventions regrettables ; je n’ai été si nerveux dans mon qualificatif que parce que ma lettre était confidentielle. » — Fort bien, nous saurons maintenant que le mot scélérat dans une lettre confidentielle n’a que le sens de regrettable ; peut-être en concluerons-nous que regrettable dans une lettre publique a le sens de scélérat !… (Rires).
Et M. Pelletan, il y a six ans si sévère pour le Dieu d’Israël, écrit aujourd’hui des articles pour glorifier son culte, tandis que le fougueux M. Madier de Montjau dépose à l’instruction dans un style qui s’est singulièrement adouci depuis le mois de juillet 1883.
Tous mettent à absoudre leur ancienne victime autant de zèle que jadis à l’excommunier ! Et ces insinuations outrageantes qu’a soulevées le souffle de leur colère maintenant évanouie, ils en rejettent sur des faibles, sur des chétifs que leur parole a subornés, le poids trop lourd, paraît-il, pour leurs épaules parlementaires ! Soit. Mais reste à savoir si, en défendant, ils ne se condamnent pas ! Ou ils ont calomnié un innocent, ou ils innocentent un coupable ! Et si leur accusation d’autrefois n’était qu’un effet de leur haine, qu’est leur défense d’aujourd’hui, sinon un phénomène de concentration !
Ils soupçonnaient dans leur journal ; ils soupçonnaient à la tribune : ils ne soupçonnent plus à la barre ; leur soupçon était donc sans valeur qu’il recule devant un serment !
Est-ce qu’ils s’imaginent, par hasard, qu’il suffit de chanter la palinodie pour biffer les anciens outrages, et que de tardives rétractations, fruit d’une paix menteuse, effacent les traits indélébiles que le papier a conservés !
Non ! Non ! Ils nous appartiennent, ces soupçons et ces outrages ! Ils sont notre sauvegarde ! Ils nous expliquent et nous excusent ! Sans eux, nous ne serions pas ici !… Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, ils subsistent et ils demeurent ! Ils forment une des cotes du dossier de l’avenir !
Ah ! croyez-moi, messieurs, l’avenir a des moyens de preuve qui ne ressemblent pas toujours à ceux des contemporains. Des choses, qui vous impressionnent, pèsent fort peu dans la balance. Il n’écoutera pas beaucoup les grandes Compagnies jurant solennellement à votre barre que M. David Raynal est innocent d’un crime qui, s’il avait été commis, serait avant tout le leur ! Il leur dira : Je vous refuse qualité pour vous faire avocats du ministre ; votre cause est la sienne : si vous entrez dans cette enceinte, c’est à côté de lui qu’il faut aller vous asseoir ! Et il détournera aussi les yeux de ce défilé de fonctionnaires affirmant avec pompe que la concussion est impossible et qu’ils gardent trop bien les ministères pour qu’un ministre soit corrompu !
Impossible, la concussion ! Grand Dieu ! Et depuis quand ? Jamais un homme public n’a reçu de pot-de-vin ? Jamais l’appétit personnel n’a étouffé sa conscience ?… Mais je connais des malheureux qu’on a salis dans l’histoire, dont les tristes héritiers meurent de douleur et de honte, et nous ne pouvons nous présenter dans les réunions publiques sans que les amis de M. Raynal couvrent de boue leur mémoire !… Elle est donc anéantie, la race des corrompus ? Il n’y a plus d’âmes vénales ? Elles attendaient, pour disparaître, ce temps d’honneur et de vertu ?… Mais regardez donc en arrière ! Il ne faut pas regarder bien loin !…
J’ai assisté à des spectacles étranges, messieurs ; j’ai vu des choses que, moi aussi, je ne croyais pas possibles ; et ceux de mes anciens qui m’ont suivi à cette époque ont pu lire plus d’une fois sur mon visage la trace de mes écœurements et de mes indicibles dégoûts !…
Il y a plus de pièces et de documents qu’on ne pense, messieurs ! Ils se trouvent enfouis dans des endroits ignorés où l’on ne peut pas les prendre, entre les mains de personnes qui se gardent d’en témoigner, parce qu’elles se sentent complices et redoutent les représailles !…
Je me rappelle avec angoisse ces terribles paroles jetées par Me Lenté aux âmes apeurées qui faisaient autour d’un autre procès la conspiration du silence : « Rassurez-vous, bonnes gens, les dossiers ne s’ouvriront pas !… »
Ah ! peut-être resteront-ils muets, ces dossiers vengeurs qui mettraient à nu la turpitude d’une époque ! Peut-être demeureront-ils toujours dans la retraite au fond de laquelle les abrite le secret professionnel ou la lâcheté humaine !… A moins que, demain ou plus tard, quelque main indiscrète ou quelque ambition affolée n’en déchire la couverture et n’en jette les feuillets à la foule au risque de faire éclater, non plus un du ces pétards qui partent quotidiennement à nos oreilles, mais un formidable coup de tonnerre dont l’explosion fera crouler tout l’édifice !…
Que la justice de Dieu s’accomplisse, messieurs ! C’est son affaire et non la vôtre.
Et quant à la justice humaine, si les politiciens la veulent, ils se trompent de porte ici. Qu’ils s’adressent plus haut, à ceux qui les ont diffamés dans la presse, à la tribune du Parlement ! Qu’ils ne s’attaquent pas aux petits, aux impuissants, aux humbles ! Qu’ils n’offrent pas ce spectacle lamentable de gens qui, poursuivis par dix géants et par un nain, se cachent lâchement jusqu’à ce que les géants aient passé et tombent ensuite sur le nain auquel ils arrachent sa liberté et sa bourse pour se venger sur sa faiblesse de la peur atroce qu’ils ont eue !…
Pourquoi n’avoir pas pris les autres ? Pourquoi nous avoir choisis ? Ah ! je le sais ! Pour s’assurer une lutte inégale et se refaire à la veille des grandes élections une virginité politique avant de se présenter devant le corps électoral !…
Eh bien ! avocats généraux et bâtonniers peuvent se lever : je ne crois pas que le peuple les écoute. Il leur dira : Vos clients se trompent d’adversaires ; je ne leur permets point d’abuser d’un combat inégal pour fausser la page d’histoire qu’ils ne sauraient éviter ! Qu’ils demandent leurs comptes à d’autres, à leurs débiteurs véritables, à ceux qui ont des poumons pour répondre, du souffle pour les terrasser !…
Je ne sais pas, messieurs, quelles sont vos opinions ; je ne veux pas le savoir. Je ne suis pas un candidat ; je ne suis qu’un défenseur, et je vous dis que vous trahiriez la haute mission qui vous est confiée, si vous condamniez ces hommes pour donner à M. David Raynal un facile triomphe qu’il n’obtiendrait même pas, car votre verdict ne serait pour lui ni le verdict de l’Histoire, ni le verdict de la Patrie ! (Bravos et applaudissements prolongés).