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L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome II

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— Non, répondit Sancho, jusqu'à ce que mon maître arrive à Saragosse, je le servirai; une fois là, nous saurons quel parti prendre.»

Finalement, tant parlèrent et tant burent les deux bons écuyers, que le sommeil eut besoin de leur attacher la langue et de leur étancher la soif; car, pour l'ôter entièrement, ce n'eût pas été possible. Ainsi donc, tenant tous deux amoureusement embrassée l'outre à peu près vide, et les morceaux encore à demi mâchés dans la bouche, ils restèrent endormis sur la place, où nous les laisserons, pour conter maintenant ce qui se passa entre le chevalier du Bocage et celui de la Triste-Figure.

Chapitre XIV

Où se poursuit l'aventure du chevalier du Bocage

Parmi bien des propos qu'échangèrent don Quichotte et le chevalier de la Forêt, l'histoire raconte que celui-ci dit à don Quichotte:

«Finalement, seigneur chevalier, je veux vous apprendre que ma destinée, ou mon choix pour mieux dire, m'a enflammé d'amour pour la sans pareille Cassildée de Vandalie[94]; je l'appelle sans pareille, parce qu'elle n'en a point, ni pour la grandeur de la taille ni pour la perfection de la beauté. Eh bien, cette Cassildée, dont je vous fais l'éloge, a payé mes honnêtes pensées et mes courtois désirs en m'exposant, comme la marâtre d'Hercule, à une foule de périls, me promettant, à la fin de chacun d'eux, qu'à la fin de l'autre arriverait le terme de mes espérances. Mais ainsi mes travaux ont été si bien s'enchaînant l'un à l'autre, qu'ils sont devenus innombrables, et je ne sais quand viendra le dernier pour donner ouverture à l'accomplissement de mes chastes désirs. Une fois, elle m'a commandé de combattre en champ clos la fameuse géante de Séville, appelée la Giralda, qui est vaillante et forte en proportion de ce qu'elle est de bronze, et qui, sans bouger de place, est la plus changeante et la plus volage des femmes du monde[95]. J'arrivai, je vis et je vainquis, et je l'obligeai à se tenir immobile (car, en plus d'une semaine, il ne souffla d'autre vent que celui du nord). Une autre fois, elle m'ordonna d'aller prendre et peser les antiques pierres des formidables taureaux de Guisando[96], entreprise plus faite pour un portefaix que pour un chevalier. Une autre fois encore, elle me commanda de me précipiter dans la caverne de Cabra, péril inouï, épouvantable! et de lui rapporter une relation détaillée de ce que renferme cet obscur et profond abîme[97]. J'arrêtai le mouvement de la Giralda, je pesai les taureaux de Guisando, je me précipitai dans la caverne, et je mis au jour tout ce que cachait son obscurité; et pourtant mes espérances n'en furent pas moins mortes, ses exigences et ses dédains pas moins vivants. À la fin, elle m'a dernièrement ordonné de parcourir toutes les provinces d'Espagne, pour faire confesser à tous les chevaliers errants qui vaguent par ce royaume qu'elle est la plus belle de toutes les belles qui vivent actuellement, et que je suis le plus vaillant et le plus amoureux chevalier du monde. Dans cette entreprise, j'ai couru déjà la moitié de l'Espagne, et j'y ai vaincu bon nombre de chevaliers qui avaient osé me contredire; mais l'exploit dont je m'enorgueillis par-dessus tout, c'est d'avoir vaincu en combat singulier ce fameux chevalier don Quichotte de la Manche, et de lui avoir fait avouer que ma Cassildée de Vandalie est plus belle que sa Dulcinée du Toboso. Par cette seule victoire, je compte avoir vaincu tous les chevaliers du monde, car ce don Quichotte, dont je parle, les a vaincus tous, et, puisqu'à mon tour je l'ai vaincu, sa gloire, sa renommée, son honneur ont passé en ma possession, comme a dit le poëte: «Le vainqueur acquiert d'autant plus de gloire que le vaincu a plus de célébrité.[98]« Ainsi donc, c'est pour mon propre compte, et comme m'appartenant, que courent de bouche en bouche les innombrables exploits du susdit don Quichotte.»

Don Quichotte resta stupéfait d'entendre ainsi parler le chevalier du Bocage, et fut mille fois sur le point de lui donner le démenti de ses paroles. Il eut même un _tu en as menti _sur le bout de la langue; mais il se contint du mieux qu'il put, afin de lui faire confesser son mensonge de sa propre bouche. Il lui dit donc avec beaucoup de calme:

«Que Votre Grâce, seigneur chevalier, ait vaincu la plupart des chevaliers errants d'Espagne, et même du monde entier, à cela je n'ai rien à dire; mais que vous ayez vaincu don Quichotte de la Manche, c'est là ce que je mets en doute. Il pourrait se faire que ce fût un autre qui lui ressemblât, bien que cependant peu de gens lui ressemblent.

— Comment, non! répliqua le chevalier du Bocage; par le ciel qui nous couvre! j'ai combattu contre don Quichotte, je l'ai vaincu, je l'ai fait rendre à merci. C'est un homme haut de taille, sec de visage, long de membres, ayant le teint jaune, les cheveux grisonnants, le nez aquilin et un peu courbe, les moustaches grandes, noires et tombantes. Il fait la guerre sous le nom de chevalier de la Triste-Figure, et mène pour écuyer un paysan qui s'appelle Sancho Panza. Il presse les flancs et dirige le frein d'un fameux coursier nommé Rossinante, et finalement il a pour dame une certaine Dulcinée du Toboso, appelée dans le temps Aldonza Lorenzo, tout comme la mienne, que j'appelle Cassildée de Vandalie, parce qu'elle a nom Cassilda et qu'elle est Andalouse. Maintenant, si tous ces indices ne suffisent pas pour donner crédit à ma véracité, voici mon épée qui saura bien me rendre justice de l'incrédulité même.

— Calmez-vous, seigneur chevalier, reprit don Quichotte, et écoutez ce que je veux vous dire. Il faut que vous sachiez que ce don Quichotte est le meilleur ami que j'aie au monde, tellement que je puis dire qu'il m'est aussi cher que moi-même. Par le signalement que vous m'avez donné de lui, si ponctuel et si véritable, je suis forcé de croire que c'est lui-même que vous avez vaincu. D'un autre côté, je vois avec les yeux et je touche avec les mains qu'il est impossible que ce soit lui; à moins toutefois que, comme il a beaucoup d'ennemis parmi les enchanteurs, un notamment qui le persécute d'ordinaire, quelqu'un d'eux n'ait pris sa figure pour se laisser vaincre, pour lui enlever la renommée que ses hautes prouesses de chevalerie lui ont acquise sur toute la face de la terre. Pour preuve encore de cela, je veux vous apprendre que ces maudits enchanteurs, ses ennemis, ont transformé, il n'y a pas deux jours, la figure et la personne de la charmante Dulcinée du Toboso en une vile et sale paysanne. Ils auront, de la même manière, transformé don Quichotte. Mais si tout cela ne suffit pas pour vous convaincre de la vérité de ce que je vous dis, voici don Quichotte lui-même, qui la soutiendra les armes à la main, à pied ou à cheval, ou de toute autre manière qui vous conviendra.»

À ces mots, il se leva tout debout, et, saisissant la garde de son épée, il attendit quelle résolution prendrait le chevalier du Bocage.

Celui-ci répondit d'une voix également tranquille:

«Le bon payeur ne regrette point ses gages; celui qui, une première fois, seigneur don Quichotte, a pu vous vaincre transformé, peut bien avoir l'espérance de vous vaincre sous votre forme véritable. Mais comme il n'est pas convenable que les chevaliers accomplissent leurs faits d'armes en cachette et dans la nuit, ainsi que des brigands ou des souteneurs de mauvais lieux, attendons le jour pour que le soleil éclaire nos oeuvres. La condition de notre bataille sera que le vaincu reste à la merci du vainqueur, pour que celui-ci fasse de l'autre tout ce qui lui plaira, pourvu toutefois qu'il soit décemment permis à un chevalier de s'y soumettre.

— Je suis plus que satisfait, répondit don Quichotte, de cette condition et de cet arrangement.»

Cela dit, ils allèrent chercher leurs écuyers, qu'ils trouvèrent dormant et ronflant, dans la même posture que celle qu'ils avaient quand le sommeil les surprit. Ils les éveillèrent, et leur commandèrent de tenir leurs chevaux prêts, parce qu'au lever du soleil ils devaient se livrer ensemble un combat singulier, sanglant et formidable.

À ces nouvelles, Sancho frissonna de surprise et de peur, tremblant pour le salut de son maître, à cause des actions de bravoure qu'il avait entendu conter du sien par l'écuyer du Bocage. Cependant, et sans mot dire, les deux écuyers s'en allèrent chercher leur troupeau de bêtes, car les trois chevaux et l'âne, après s'être flairés, paissaient tous ensemble.

Chemin faisant, l'écuyer du Bocage dit à Sancho:

«Il faut que vous sachiez, frère, que les braves de l'Andalousie ont pour coutume, quand ils sont parrains dans quelque duel, de ne pas rester les bras croisés tandis que les filleuls combattent[99]. Je dis cela pour que vous soyez averti que, tandis que nos maîtres ferrailleront, nous aurons, nous autres, à jouer aussi du couteau.

— Cette coutume, seigneur écuyer, répondit Sancho, peut bien avoir cours parmi les bravaches dont vous parlez; mais parmi les écuyers des chevaliers errants, pas le moins du monde; au moins je n'ai jamais ouï citer à mon maître une semblable coutume, lui qui sait par coeur tous les règlements de la chevalerie errante. D'ailleurs, je veux bien que ce soit une règle expresse de faire battre les écuyers tandis que leurs seigneurs se battent; moi, je ne veux pas la suivre; j'aime mieux payer l'amende imposée aux écuyers pacifiques; elle ne passera pas, j'en suis sûr, deux livres de cire[100], et je préfère payer les cierges, car je sais qu'ils me coûteront moins que la charpie qu'il faudrait acheter pour me panser la tête, que je tiens déjà pour cassée et fendue en deux. Il y a plus, c'est que je suis dans l'impossibilité de me battre, n'ayant pas d'épée, et de ma vie je n'en ai porté.

— À cela, je sais un bon remède, répliqua l'écuyer du Bocage; j'ai là deux sacs de toile de la même grandeur; vous prendrez l'un, moi l'autre, et nous nous battrons à coups de sacs, avec des armes égales.

— De cette façon-là, s'écria Sancho, à la bonne heure, car un tel combat nous servira plutôt à nous épousseter qu'à nous faire du mal.

— Oh! ce n'est pas ainsi que je l'entends, repartit l'autre; nous allons mettre dans chacun des sacs, pour que le vent ne les emporte pas, une demi-douzaine de jolis cailloux, bien ronds, bien polis, qui pèseront autant les uns que les autres. Ensuite nous pourrons nous étriller à coups de sacs tout à l'aise, sans nous écorcher seulement la peau.

— Voyez un peu, mort de ma vie! s'écria Sancho, quelle ouate de coton et quelles martes ciboulines il vous met dans les sacs, pour nous empêcher de nous moudre le crâne et de nous mettre les os en poussière! Eh bien! quand on les remplirait de cocons de soie, sachez, mon bon seigneur, que je ne me battrais pas. Laissons battre nos maîtres, et qu'ils s'en tirent comme ils pourront; mais nous, buvons, mangeons et vivons, car le temps prend bien assez soin de nous ôter nos vies, sans que nous cherchions des excitants pour qu'elles finissent avant leur terme et qu'elles tombent avant d'être mûres.

— Avec tout cela, reprit l'écuyer du Bocage, nous nous battrons bien au moins une demi-heure.

— Pour cela non, répondit Sancho; je ne serai pas si peu courtois et si peu reconnaissant qu'avec un homme qui m'a fait boire et manger j'engage jamais aucune querelle, si minime qu'elle soit. D'autant plus que, n'ayant ni colère ni ressentiment, qui diable va s'aviser de se battre à froid?

— Oh! pour cela, reprit l'écuyer du Bocage, je vous fournirai un remède suffisant. Avant que nous commencions la bataille, je m'approcherai tout doucement de Votre Grâce, et je vous donnerai trois ou quatre soufflets qui vous jetteront par terre à mes pieds; avec cela j'éveillerai bien votre colère, fût-elle plus endormie qu'une marmotte.

— Contre cette botte je sais une parade, répondit Sancho, et qui la vaut bien. Je couperai, moi, une bonne gaule, et, avant que Votre Grâce vienne m'éveiller la colère, je ferai si bien dormir la sienne à coups de bâton, qu'elle ne s'éveillera plus, si ce n'est dans l'autre monde, où l'on sait fort bien que je ne suis pas homme à me laisser manier le visage par personne. Que chacun prenne garde à ce qu'il fait; le plus sage serait que chacun laissât dormir sa colère, car personne ne connaît l'âme de personne, et tel va chercher de la laine qui revient tondu. Dieu a béni la paix et maudit les querelles, et si un chat qu'on enferme et qu'on excite se change en lion, moi qui suis homme, Dieu sait en quoi je pourrais me changer. Ainsi donc, seigneur écuyer, j'intime à Votre Grâce que dès à présent elle est responsable de tout le mal qui pourrait résulter de notre bataille.

— C'est fort bien, répliqua l'écuyer du Bocage; Dieu ramènera le jour, et nous y verrons clair.»

En ce moment commençaient à gazouiller dans les arbres mille espèces de brillants oiseaux, qui semblaient, par leurs chants joyeux et variés, souhaiter la bienvenue à la fraîche aurore, dont le charmant visage se montrait peu à peu sur les balcons de l'orient. Elle secouait de ses cheveux dorés un nombre infini de perles liquides, et les plantes baignées de cette suave liqueur paraissaient elles-mêmes jeter et répandre des gouttes de diamant. À sa venue, les saules distillaient une manne savoureuse, les fontaines semblaient rire, les ruisseaux murmurer, les bois se réjouir, et les prairies étaler leur tapis de verdure.

Mais à peine la clarté du jour eut-elle permis d'apercevoir et de discerner les objets, que la première chose qui s'offrit aux regards de Sancho fut le nez de l'écuyer du Bocage, si grand, si énorme, qu'il lui faisait ombre sur tout le corps. On raconte, en effet, que ce nez était d'une grandeur démesurée, bossu au milieu, tout couvert de verrues, d'une couleur violacée comme des mûres, et descendant deux doigts plus bas que la bouche. Cette longueur de nez, cette couleur, ces verrues et cette bosse lui faisaient un visage si horriblement laid, que Sancho commença à trembler des pieds et des mains comme un enfant qui tombe d'épilepsie, et résolut dans son coeur de se laisser plutôt donner deux cents soufflets que de laisser éveiller sa colère pour se battre avec ce vampire.

Don Quichotte aussi regarda son adversaire; mais celui-ci avait déjà mis sa salade et baissé sa visière, de façon qu'il ne put voir son visage; seulement il remarqua que c'était un homme bien membré, et non de très-haute taille. L'inconnu portait sur ses armes une courte tunique d'une étoffe qui semblait faite de fils d'or, toute parsemée de brillants miroirs en forme de petites lunes, et ce riche costume lui donnait une élégance toute particulière. Sur le cimier de son casque voltigeaient une grande quantité de plumes vertes, jaunes et blanches, et sa lance, qu'il avait appuyée contre un arbre, était très-haute, très-grosse, et terminée par une pointe d'acier d'un palme de long. Don Quichotte remarqua tous ces détails, et en tira la conséquence que l'inconnu devait être un chevalier de grande force.

Cependant il ne fut pas glacé de crainte comme Sancho Panza; au contraire, il dit d'un ton dégagé au chevalier des Miroirs:

«Si le grand désir d'en venir aux mains, seigneur chevalier, n'altère pas votre courtoisie, je vous prie en son nom de lever un peu votre visière, pour que je voie si la beauté de votre visage répond à l'élégance de votre ajustement.

— Vainqueur ou vaincu, seigneur chevalier, répondit celui des Miroirs, vous aurez du temps de reste pour voir ma figure; et si je refuse maintenant de satisfaire à votre désir, c'est parce qu'il me semble que je fais une notable injure à la belle Cassildée de Vandalie en tardant, seulement le temps de lever ma visière, à vous faire confesser ce que vous savez bien.

— Mais du moins, reprit don Quichotte, pendant que nous montons à cheval, vous pouvez bien me dire si je suis ce même don Quichotte que vous prétendez avoir vaincu.

— À cela nous vous répondons[101], reprit le chevalier des Miroirs, que vous lui ressemblez comme un oeuf ressemble à un autre; mais, puisque vous assurez que des enchanteurs vous persécutent, je n'oserais affirmer si vous êtes ou non le même en son contenu.

— Cela me suffit, à moi, répondit don Quichotte, pour que je croie à l'erreur où vous êtes; mais pour vous en tirer entièrement, qu'on amène nos chevaux. En moins de temps que vous n'en auriez mis à lever votre visière (si Dieu, ma dame et mon bras me sont favorables), je verrai votre visage, et vous verrez que je ne suis pas le don Quichotte que vous pensez avoir vaincu.»

Coupant ainsi brusquement l'entretien, ils montèrent à cheval, et don Quichotte fit tourner bride à Rossinante afin de prendre le champ nécessaire pour revenir à la rencontre de son ennemi, qui faisait la même chose. Mais don Quichotte ne s'était pas éloigné de vingt pas, qu'il s'entendit appeler par le chevalier des Miroirs, et chacun ayant fait la moitié du chemin, celui-ci dit à l'autre:

«Rappelez-vous, seigneur chevalier, que la condition de notre bataille est que le vaincu, comme je vous l'ai déjà dit, reste à la discrétion du vainqueur.

— Je le sais déjà, répondit don Quichotte, pourvu qu'il ne soit rien ordonné ni imposé au vaincu qui sorte des limites de la chevalerie.

— C'est entendu», reprit le chevalier des Miroirs.

En ce moment, l'écuyer avec son nez étrange s'offrit aux regards de don Quichotte, qui ne fut pas moins interdit de le voir que Sancho, tellement qu'il le prit pour quelque monstre, ou pour un homme nouveau, de ceux qui ne sont pas d'usage en ce monde. Sancho, qui vit partir son maître pour prendre champ, ne voulut pas rester seul avec le monstre au grand nez, dans la crainte que, d'une seule pichenette de cette trompe, leur bataille ne fût finie, et que, du coup ou de la peur, il ne restât couché par terre. Il courut donc derrière son maître, pendu à une étrivière de Rossinante, et, quand il lui sembla que don Quichotte allait tourner bride:

«Je supplie Votre Grâce, mon cher seigneur, lui dit-il, de vouloir bien, avant de retourner à l'attaque, m'aider à monter sur ce liège, d'où je pourrai voir plus à mon aise que par terre la gaillarde rencontre que vous allez faire avec ce chevalier.

— Il me semble plutôt, Sancho, dit don Quichotte, que tu veux monter sur les banquettes pour voir sans danger la course des taureaux.

— S'il faut dire la vérité, répondit Sancho, les effroyables narines de cet écuyer me tiennent en émoi, et je n'ose pas rester à côté de lui.

— Elles sont telles en effet, reprit don Quichotte, que, si je n'étais qui je suis, elles me feraient aussi trembler. Ainsi, je viens, je vais t'aider à monter où tu veux.»

Pendant que don Quichotte s'arrêtait pour faire grimper Sancho sur le liége, le chevalier des Miroirs avait pris tout le champ nécessaire, et, croyant que don Quichotte en aurait fait de même, sans attendre son de trompette ni autre signal d'attaque[102], il avait fait tourner bride à son cheval, lequel n'était ni plus léger ni de meilleure mine que Rossinante; puis, à toute sa course, qui n'était qu'un petit trot, il revenait à la rencontre de son ennemi. Mais, le voyant occupé à faire monter Sancho sur l'arbre, il retint la bride, et s'arrêta au milieu de la carrière, chose dont son cheval lui fut très-reconnaissant, car il ne pouvait déjà plus remuer.

Don Quichotte, qui crut que son adversaire fondait comme un foudre sur lui, enfonça vigoureusement les éperons dans les flancs efflanqués de Rossinante, et le fit détaler de telle sorte que, si l'on croit l'histoire, ce fut la seule fois où l'on put reconnaître qu'il avait quelque peu galopé, car jusque-là ses plus brillantes courses n'avaient été que de simples trots[103]. Avec cette furie inaccoutumée, don Quichotte s'élança sur le chevalier des Miroirs, qui enfonçait les éperons dans le ventre de son cheval jusqu'aux talons, sans pouvoir le faire avancer d'un doigt de l'endroit où il s'était comme ancré au milieu de sa course. Ce fut dans cette favorable conjoncture que don Quichotte surprit son adversaire, lequel, empêtré de son cheval et embarrassé de sa lance, ne put jamais venir à bout de la mettre seulement en arrêt. Don Quichotte, qui ne regardait pas de si près à ces inconvénients, vint en toute sûreté, et sans aucun risque, heurter le chevalier des Miroirs, et ce fut avec tant de vigueur, qu'il le fit, bien malgré lui, rouler à terre par-dessus la croupe de son cheval. La chute fut si lourde, que l'inconnu, ne remuant plus ni bras ni jambe, parut avoir été tué sur le coup.

À peine Sancho le vit-il en bas, qu'il se laissa glisser de son arbre, et vint rejoindre son maître. Celui-ci, ayant mis pied à terre, s'était jeté sur le chevalier des Miroirs, et, lui détachant les courroies de l'armet pour voir s'il était mort, et pour lui donner de l'air, si par hasard il était encore vivant, il aperçut… qui pourra dire ce qu'il aperçut, sans frapper d'étonnement, d'admiration et de stupeur ceux qui l'entendront? Il vit, dit l'histoire, il vit le visage même, la figure, l'aspect, la physionomie, l'effigie et la perspective du bachelier Samson Carrasco. À cette vue, il appela Sancho de toutes ses forces:

«Accours, Sancho, s'écria-t-il, viens voir ce que tu verras sans y croire. Dépêche-toi, mon enfant, et regarde ce que peut la magie, ce que peuvent les sorciers et les enchanteurs.»

Sancho s'approcha, et, quand il vit la figure du bachelier Carrasco, il commença à faire mille signes de croix et à réciter autant d'oraisons. Cependant le chevalier renversé ne donnait aucun signe de vie, et Sancho dit à don Quichotte:

«Je suis d'avis, mon bon seigneur, que, sans plus de façon, vous fourriez votre épée dans la bouche à celui-là qui ressemble au bachelier Samson Carrasco; peut-être tuerez-vous en lui quelqu'un de vos ennemis les enchanteurs.

— Tu as, pardieu, raison, dit don Quichotte; car, en fait d'ennemis, le moins c'est le meilleur.»

Il tirait déjà son épée pour mettre à exécution le conseil de
Sancho, quand arriva tout à coup l'écuyer du chevalier des
Miroirs, n'ayant plus le nez qui le rendait si laid:

«Ah! prenez garde, seigneur don Quichotte, disait-il à grands cris, prenez garde à ce que vous allez faire. Cet homme étendu à vos pieds, c'est le bachelier Samson Carrasco, votre ami, et moi je suis son écuyer.»

Sancho, le voyant sans sa première laideur:

«Et le nez? lui dit-il.

— Il est là, dans ma poche» répondit l'autre.

Et, mettant la main dans sa poche de droite, il en tira un nez postiche en carton vernissé, fabriqué comme on l'a dépeint tout à l'heure. Mais Sancho regardait l'homme de tous ses yeux, et, jetant un cri de surprise:

«Jésus Maria! s'écria-t-il, n'est-ce pas là Tomé Cécial, mon voisin et mon compère?

— Comment, si je le suis! répondit l'écuyer sans nez; oui, Sancho Panza, je suis Tomé Cécial, votre ami, votre compère; et je vous dirai tout à l'heure les tours et les détours qui m'ont conduit ici; mais, en attendant, priez et suppliez le seigneur votre maître qu'il ne touche, ni ne frappe, ni ne blesse, ni ne tue le chevalier des Miroirs, qu'il tient sous ses pieds; car c'est, sans nul doute, l'audacieux et imprudent bachelier Samson Carrasco, notre compatriote.»

En ce moment le chevalier des Miroirs revint à lui, et don Quichotte, s'apercevant qu'il remuait, lui mit la pointe de l'épée entre les deux yeux, et lui dit:

«Vous êtes mort, chevalier, si vous ne confessez que la sans pareille Dulcinée du Toboso l'emporte en beauté sur votre Cassildée de Vandalie. En outre, il faut que vous promettiez, si de cette bataille et de cette chute vous restez vivant, d'aller à la ville du Toboso, et de vous présenter de ma part en sa présence, pour qu'elle fasse de vous ce qu'ordonnera sa volonté. Si elle vous laisse en possession de la vôtre, vous serez tenu de venir me retrouver (et la trace de mes exploits vous servira de guide pour vous amener où je serai), afin de me dire ce qui se sera passé entre elle et vous; conditions qui, suivant celles que nous avons faites avant notre combat, ne sortent point des limites de la chevalerie errante.

— Je confesse, répondit le chevalier abattu, que le soulier sale et déchiré de madame Dulcinée du Toboso vaut mieux que la barbe mal peignée, quoique propre, de Cassildée. Je promets d'aller en sa présence et de revenir en la vôtre, pour vous rendre un compte fidèle et complet de ce que vous demandez.

— Il faut encore confesser et croire, ajouta don Quichotte, que le chevalier que vous avez vaincu ne fut pas et ne put être don Quichotte de la Manche, mais un autre qui lui ressemblait; tout comme je confesse et crois que vous, qui ressemblez au bachelier Samson Carrasco, ne l'êtes pas cependant, mais un autre qui lui ressemble, et que mes ennemis me l'ont présenté sous la figure du bachelier pour calmer la fougue de ma colère, et me faire user avec douceur de la gloire du triomphe.

— Tout cela, répondit le chevalier éreinté, je le confesse, je le juge et le sens, comme vous le croyez, jugez et sentez. Mais laissez-moi relever, je vous prie, si la douleur de ma chute le permet, car elle m'a mis en bien mauvais état.»

Don Quichotte l'aida à se relever, assisté de son écuyer Tomé Cécial, duquel Sancho n'ôtait pas les yeux, tout en faisant des questions dont les réponses prouvaient bien que c'était véritablement le Tomé Cécial qu'il se disait être. Mais l'impression qu'avait produite dans la pensée de Sancho l'assurance donnée par son maître que les enchanteurs avaient changé la figure du chevalier des Miroirs en celle du bachelier Carrasco l'empêchait d'ajouter foi à la vérité qu'il avait sous les yeux.

Finalement, maître et valet restèrent dans cette erreur, tandis que le chevalier des Miroirs et son écuyer, confus et rompus, s'éloignaient de don Quichotte et de Sancho, dans l'intention de chercher quelque village où l'on pût graisser et remettre les côtes au blessé. Quant à don Quichotte et à Sancho, ils reprirent leur chemin dans la direction de Saragosse, où l'histoire les laisse pour faire connaître qui étaient le chevalier des Miroirs et son écuyer au nez effroyable.[104]

Chapitre XV

Où l'on raconte et l'on explique qui étaient le chevalier des Miroirs et son écuyer

Don Quichotte s'en allait, tout ravi, tout fier et tout glorieux d'avoir remporté la victoire sur un aussi vaillant chevalier qu'il s'imaginait être celui des Miroirs, duquel il espérait savoir bientôt, sur sa parole de chevalier, si l'enchantement de sa dame continuait encore, puisque force était que le vaincu, sous peine de ne pas être chevalier, revînt lui rendre compte de ce qui lui arriverait avec elle. Mais autre chose pensait don Quichotte, autre chose le chevalier des Miroirs, bien que, pour le moment, celui-ci n'eût, comme on l'a dit, d'autre pensée que de chercher où se faire couvrir d'emplâtres. Or l'histoire dit que lorsque le bachelier Samson Carrasco conseilla à don Quichotte de reprendre ses expéditions un moment abandonnées, ce fut après avoir tenu conseil avec le curé et le barbier sur le moyen qu'il fallait prendre pour obliger don Quichotte à rester dans sa maison tranquillement et patiemment, sans s'inquiéter davantage d'aller en quête de ses malencontreuses aventures. Le résultat de cette délibération fut, d'après le vote unanime, et sur la proposition particulière de Carrasco, qu'on laisserait partir don Quichotte, puisqu'il semblait impossible de le retenir; que Samson irait le rencontrer en chemin, comme chevalier errant; qu'il engagerait une bataille avec lui, les motifs de querelle ne manquant point; qu'il le vaincrait, ce qui paraissait chose facile, après être formellement convenu que le vaincu demeurerait à la merci du vainqueur; qu'enfin don Quichotte une fois vaincu, le bachelier chevalier lui ordonnerait de retourner dans son village et dans sa maison, avec défense d'en sortir avant deux années entières, ou jusqu'à ce qu'il lui commandât autre chose. Il était clair que don Quichotte vaincu remplirait religieusement cette condition, pour ne pas contrevenir aux lois de la chevalerie; alors il devenait possible que, pendant la durée de sa réclusion, il oubliât ses vaines pensées, ou qu'on eût le temps de trouver quelque remède à sa folie.

Carrasco se chargea du rôle, et, pour lui servir d'écuyer, s'offrit Tomé Cécial, compère et voisin de Sancho Panza, homme jovial et d'esprit éveillé. Samson s'arma comme on l'a rapporté plus haut, et Tomé Cécial arrangea sur son nez naturel le nez postiche en carton qu'on a dépeint, afin de n'être pas reconnu de son compère quand ils se rencontreraient. Dans leur dessein, ils suivirent la même route que don Quichotte, et peu s'en fallut qu'ils n'arrivassent assez à temps pour se trouver à l'aventure du char de la Mort. À la fin ils trouvèrent leurs deux hommes dans le bois où leur arriva tout ce que le prudent lecteur vient de lire; et, si ce n'eût été grâce à la cervelle dérangée de don Quichotte, qui s'imagina que le bachelier n'était pas le bachelier, le seigneur bachelier demeurait à tout jamais hors d'état de recevoir des licences, pour n'avoir pas même trouvé de nid là où il croyait prendre des oiseaux.

Tomé Cécial, qui vit le mauvais succès de leur bonne envie et le pitoyable terme de leur voyage, dit au bachelier:

«Assurément, seigneur Samson Carrasco, nous avons ce que nous méritons. C'est avec facilité qu'on imagine et qu'on commence une entreprise, mais la plupart du temps il n'est pas si aisé d'en sortir. Don Quichotte était fou, nous sensés; pourtant il s'en va riant et bien portant, et vous restez triste et rompu. Sachons maintenant une chose, s'il vous plaît; quel est le plus fou, de celui qui l'est ne pouvant faire autrement, ou de celui qui l'est par sa volonté?

— La différence qu'il y a entre ces deux fous, répondit Samson, c'est que celui qui l'est par force le sera toujours, tandis que celui qui l'est volontairement cessera de l'être quand il lui plaira.

— À ce train-là, reprit Tomé Cécial, j'ai été fou par ma volonté quand j'ai voulu me faire écuyer de Votre Grâce, et maintenant, par la même volonté, je veux cesser de l'être, et retourner à ma maison.

— Cela vous regarde, répondit Carrasco; mais penser que je retourne à la mienne avant d'avoir moulu don Quichotte à coups de bâton, c'est penser qu'il fait jour à minuit; et ce n'est plus maintenant le désir de lui rendre la raison qui me le fera chercher, mais celui de la vengeance, car la grande douleur de mes côtes ne me permet pas de tenir de plus charitables discours.»

En devisant ainsi, les deux compagnons arrivèrent à un village, où ce fut grand bonheur de trouver un algébriste[105] pour panser l'infortuné Samson. Tomé Cécial le quitta et retourna chez lui; mais le bachelier resta pour préparer sa vengeance, et l'histoire, qui reparlera de lui dans un autre temps, revient se divertir avec don Quichotte.

Chapitre XVI

De ce qui arriva à don Quichotte avec un discret gentilhomme de la Manche

Dans cette joie, ce ravissement et cet orgueil qu'on vient de dire, don Quichotte poursuivait sa route, s'imaginant, à l'occasion de sa victoire passée, qu'il était le plus vaillant chevalier que possédât le monde en cet âge. Il tenait pour achevées et menées à bonne fin autant d'aventures qu'il pourrait dorénavant lui en arriver; il ne faisait plus aucun cas des enchantements et des enchanteurs; il ne se souvenait plus des innombrables coups de bâton qu'il avait reçus dans le cours de ses expéditions chevaleresques, ni de la pluie de pierres qui lui cassa la moitié des dents, ni de l'ingratitude des galériens, ni de l'insolence et de la volée de gourdins des muletiers yangois. Finalement, il se disait tout bas que, s'il trouvait quelque moyen, quelque invention pour désenchanter sa dame Dulcinée, il n'envierait pas le plus grand bonheur dont jouit ou put jouir le plus heureux chevalier errant des siècles passés. Il marchait tout absorbé dans ces rêves agréables, lorsque Sancho lui dit:

«N'est-il pas drôle, seigneur, que j'aie encore devant les yeux cet effroyable nez, ce nez démesuré de mon compère Tomé Cécial?

— Est-ce que tu crois, par hasard, Sancho, répondit don
Quichotte, que le chevalier des Miroirs était le bachelier
Carrasco, et son écuyer, Tomé Cécial, ton compère?

— Je ne sais que dire à cela, reprit Sancho; tout ce que je sais, c'est que les enseignes qu'il m'a données de ma maison, de ma femme et de mes enfants, sont telles, que personne autre que lui ne pourrait me les donner. Quant à la figure, ma foi, le nez ôté, c'était bien celle de Tomé Cécial, comme je l'ai vu mille et mille fois dans le pays, où nous demeurons porte à porte, et le son de voix était le même aussi.

— Soyons raisonnables, Sancho, répliqua don Quichotte. Viens ici, et dis-moi: en quel esprit peut-il tomber que le bachelier Samson Carrasco s'en vienne, comme chevalier errant, pourvu d'armes offensives et défensives, combattre avec moi? Ai-je été son ennemi par hasard? lui ai-je donné jamais occasion de me porter rancune? suis-je son rival, ou bien professe-t-il les armes, pour être jaloux de la renommée que je m'y suis acquise?

— Eh bien, que dirons-nous, seigneur, repartit Sancho, de ce que ce chevalier, qu'il soit ce qu'il voudra, ressemble tant au bachelier Carrasco, et son écuyer à Tomé Cécial, mon compère? Et si c'est de l'enchantement, comme Votre Grâce a dit, est-ce qu'il n'y avait pas dans le monde deux autres hommes à qui ceux-là pussent ressembler?

— Tout cela, reprit don Quichotte, n'est qu'artifice et machination des méchants magiciens qui me persécutent; prévoyant que je resterais vainqueur dans la bataille, ils se sont arrangés pour que le chevalier vaincu montrât le visage de mon ami le bachelier, afin que l'amitié que je lui porte se mît entre sa gorge et le fil de mon épée, pour calmer la juste colère dont mon coeur était enflammé et que je laissasse la vie à celui qui cherchait, par des prestiges et des perfidies, à m'enlever la mienne. S'il faut t'en fournir des preuves, tu sais déjà bien, ô Sancho, par une expérience qui ne saurait te tromper, combien il est facile aux enchanteurs de changer les visages en d'autres, rendant beau ce qui est laid, et laid ce qui est beau, puisqu'il n'y a pas encore deux jours que tu as vu de tes propres yeux les charmes et les attraits de la sans pareille Dulcinée dans toute leur pureté, dans tout leur éclat naturel, tandis que moi je la voyais sous la laideur et la bassesse d'une grossière paysanne, avec de la chassie aux yeux et une mauvaise odeur dans la bouche. Est-il étonnant que l'enchanteur pervers qui a osé faire une si détestable transformation ait fait également celle de Samson Carrasco et de ton compère, pour m'ôter des mains la gloire du triomphe? Mais, avec tout cela, je me console, parce qu'enfin, quelque figure qu'il ait prise, je suis resté vainqueur de mon ennemi.

— Dieu sait la vérité de toutes choses», répondit Sancho; et, comme il savait que la transformation de Dulcinée était une oeuvre de sa ruse, il n'était point satisfait des chimériques raisons de son maître; mais il ne voulait pas lui répliquer davantage, crainte de dire quelque parole qui découvrît sa supercherie.

Ils en étaient là de leur entretien, quand ils furent rejoints par un homme qui suivait le même chemin qu'eux, monté sur une belle jument gris pommelé. Il portait un gaban[106] de fin drap vert garni d'une bordure de velours fauve, et, sur la tête, une montéra du même velours. Les harnais de la jument étaient ajustés à l'écuyère et garnis de vert et de violet. Le cavalier portait un cimeterre moresque, pendu à un baudrier vert et or. Les brodequins étaient du même travail que le baudrier. Quant aux éperons, ils n'étaient pas dorés, mais simplement enduits d'un vernis vert, et si bien brunis, si luisants, que, par leur symétrie avec le reste du costume, ils avaient meilleure façon que s'ils eussent été d'or pur. Quand le voyageur arriva près d'eux, il les salua poliment, et, piquant des deux à sa monture, il allait passer outre; mais don Quichotte le retint:

«Seigneur galant, lui dit-il, si Votre Grâce suit le même chemin que nous et n'est pas trop pressée, je serais flatté que nous fissions route ensemble.

— En vérité, répondit le voyageur, je n'aurais point passé si vite si je n'eusse craint que le voisinage de ma jument n'inquiétât ce cheval.

— Oh! seigneur, s'écria aussitôt Sancho, vous pouvez bien retenir la bride à votre jument, car notre cheval est le plus honnête et le mieux appris du monde. Jamais, en semblable occasion, il n'a fait la moindre fredaine, et, pour une seule fois qu'il s'est oublié, nous l'avons payé, mon maître et moi, à de gros intérêts. Mais enfin je répète que Votre Grâce peut s'arrêter si bon lui semble, car on servirait au cheval cette jument entre deux plats, qu'à coup sûr il n'y mettrait pas la dent.»

Le voyageur retint la bride, étonné des façons et du visage de don Quichotte, lequel marchait tête nue, car Sancho portait sa salade comme une valise pendue à l'arçon du bât de son âne. Et si l'homme à l'habit vert regardait attentivement don Quichotte, don Quichotte regardait l'homme à l'habit vert encore plus attentivement, parce qu'il lui semblait un homme d'importance et de distinction. Son âge paraissait être de cinquante ans; ses cheveux grisonnaient à peine; il avait le nez aquilin, le regard moitié gai, moitié grave; enfin, dans sa tenue et dans son maintien, il représentait un homme de belles qualités. Quant à lui, le jugement qu'il porta de don Quichotte fut qu'il n'avait jamais vu homme de semblable façon et de telle apparence. Tout l'étonnait, la longueur de son cheval, la hauteur de son corps, la maigreur et le teint jaune de son visage, ses armes, son air, son accoutrement, toute cette figure enfin, comme on n'en avait vu depuis longtemps dans le pays. Don Quichotte remarqua fort bien avec quelle attention l'examinait le voyageur, et dans sa surprise il lut son désir. Courtois comme il l'était, et toujours prêt à faire plaisir à tout le monde, avant que l'autre lui eût fait aucune question, il le prévint et dit:

«Cette figure que Votre Grâce voit en moi est si nouvelle, si hors de l'usage commun, que je ne m'étonnerais pas que vous en fussiez étonné. Mais Votre Grâce cessera de l'être quand je lui dirai que je suis chevalier, de ceux-là dont les gens disent qu'ils vont à leurs aventures. J'ai quitté ma patrie, j'ai engagé mon bien, j'ai laissé le repos de ma maison, et je me suis jeté dans les bras de la fortune, pour qu'elle m'emmenât où il lui plairait. J'ai voulu ressusciter la défunte chevalerie errante, et, depuis bien des jours, bronchant ici, tombant là, me relevant plus loin, j'ai rempli mon désir en grande partie, en secourant des veuves, en protégeant des filles, en favorisant des mineurs et des orphelins, office propre aux chevaliers errants. Aussi, par mes nombreuses, vaillantes et chrétiennes prouesses, ai-je mérité de courir en lettres moulées presque tous les pays du globe. Trente mille volumes de mon histoire se sont imprimés déjà, et elle prend le chemin de s'imprimer trente mille milliers de fois, si le ciel n'y remédie. Finalement, pour tout renfermer en peu de paroles, ou même en une seule, je dis que je suis le chevalier don Quichotte de la Manche, appelé par surnom le _chevalier de la Triste-Figure. _Et, bien que les louanges propres avilissent, force m'est quelquefois de dire les miennes, j'entends lorsqu'il n'y a personne autre pour les dire. Ainsi donc, seigneur gentilhomme, ni ce cheval, ni cette lance, ni cet écu, ni cet écuyer, ni toutes ces armes ensemble, ni la pâleur de mon visage, ni la maigreur de mon corps, ne pourront plus vous surprendre désormais, puisque vous savez qui je suis et la profession que j'exerce.»

En achevant ces mots, don Quichotte se tut, et l'homme à l'habit vert tardait tellement à lui répondre, qu'on aurait dit qu'il ne pouvait en venir à bout. Cependant, après une longue pause, il lui dit:

«Vous avez bien réussi, seigneur cavalier, à reconnaître mon désir dans ma surprise; mais vous n'avez pas réussi de même à m'ôter l'étonnement que me cause votre vue; car, bien que vous ayez dit, seigneur, que de savoir qui vous êtes suffirait pour me l'ôter, il n'en est point ainsi; au contraire, maintenant que je le sais, je reste plus surpris, plus émerveillé que jamais. Comment! est-il possible qu'il y ait aujourd'hui des chevaliers errants dans le monde, et des histoires imprimées de véritables chevaleries? Je ne puis me persuader qu'il y ait aujourd'hui sur la terre quelqu'un qui protége les veuves, qui défende les filles, qui respecte les femmes mariées, qui secoure les orphelins; et je ne le croirais pas si, dans Votre Grâce, je ne le voyais de mes yeux. Béni soit le ciel, qui a permis que cette histoire, que vous dites être imprimée, de vos nobles et véritables exploits de chevalerie, mette en oubli les innombrables prouesses des faux chevaliers errants dont le monde était plein, si fort au préjudice des bonnes oeuvres et au discrédit des bonnes histoires?

— Il y a bien des choses à dire, répondit don Quichotte, sur la question de savoir si les histoires des chevaliers errants sont ou non controuvées.

— Comment! reprit l'homme vert, y aurait-il quelqu'un qui doutât de la fausseté de ces histoires?

— Moi, j'en doute, répliqua don Quichotte; mais laissons cela pour le moment, et, si notre voyage dure quelque peu, j'espère en Dieu de faire comprendre à Votre Grâce que vous avez mal fait de suivre le courant de ceux qui tiennent pour certain que ces histoires ne sont pas véritables.»

À ce dernier propos de don Quichotte, le voyageur eut le soupçon que ce devait être quelque cerveau timbré, et il attendit que d'autres propos vinssent confirmer son idée; mais, avant de passer à de nouveaux sujets d'entretien, don Quichotte le pria de lui dire à son tour qui il était, puisqu'il lui avait rendu compte de sa condition et de sa manière de vivre. À cela, l'homme au gaban vert répondit:

«Moi, seigneur chevalier de la Triste-Figure, je suis un hidalgo, natif d'un bourg où nous irons dîner aujourd'hui, s'il plaît à Dieu. Je suis plus que médiocrement riche, et mon nom est don Diego de Miranda. Je passe la vie avec ma femme, mes enfants et mes amis. Mes exercices sont la chasse et la pêche; mais je n'entretiens ni faucons, ni lévriers de course; je me contente de quelque chien d'arrêt docile, ou d'un hardi furet. J'ai environ six douzaines de livres, ceux-là en espagnol, ceux-ci en latin, quelques-uns d'histoire, d'autres de dévotion. Quant aux livres de chevalerie, ils n'ont pas encore passé le seuil de ma porte. Je feuillette les ouvrages profanes de préférence à ceux de dévotion, pourvu qu'ils soient d'honnête passe-temps, qu'ils satisfassent par le bon langage, qu'ils étonnent et plaisent par l'invention; et de ceux-là, il y en a fort peu dans notre Espagne. Quelquefois je dîne chez mes voisins et mes amis, plus souvent je les invite. Mes repas sont servis avec propreté, avec élégance, et sont assez abondants. Je n'aime point mal parler des gens, et je ne permets point qu'on en parle mal devant moi, Je ne scrute pas la vie des autres, et je ne suis pas à l'affût des actions d'autrui. J'entends la messe chaque jour; je donne aux pauvres une partie de mon bien, sans faire parade des bonnes oeuvres, pour ne pas ouvrir accès dans mon âme à l'hypocrisie et à la vanité, ennemis qui s'emparent tout doucement du coeur le plus modeste et le plus circonspect. J'essaye de réconcilier ceux qui sont en brouille, je suis dévot à Notre-Dame, et j'ai toujours pleine confiance en la miséricorde infinie de Dieu Notre-Seigneur.»

Sancho avait écouté très-attentivement cette relation de la vie et des occupations de l'hidalgo. Trouvant qu'une telle vie était bonne et sainte, et que celui qui la menait devait faire des miracles, il sauta à bas du grison, et fut en grande hâte saisir l'étrier droit du gentilhomme; puis, d'un coeur dévot et les larmes aux yeux, il lui baisa le pied à plusieurs reprises. L'hidalgo voyant son action:

«Que faites-vous, frère? s'écria-t-il. Quels baisers sont-ce là?

— Laissez-moi baiser, répondit Sancho, car il me semble que Votre Grâce est le premier saint à cheval que j'aie vu en tous les jours de ma vie.

— Je ne suis pas un saint, reprit l'hidalgo, mais un grand pécheur. Vous, à la bonne heure, frère, qui devez être compté parmi les bons, à en juger par votre simplicité.»

Sancho remonta sur son bât, après avoir tiré le rire de la profonde mélancolie de son maître, et causé un nouvel étonnement à don Diego.

Don Quichotte demanda à celui-ci combien d'enfants il avait, et lui dit qu'une des choses en quoi les anciens philosophes, qui manquèrent de la connaissance du vrai Dieu, avaient placé le souverain bien, fut de posséder les avantages de la nature et ceux de la fortune, d'avoir beaucoup d'amis, et des enfants nombreux et bons.

«Pour moi, seigneur don Quichotte, répondit l'hidalgo, j'ai un fils tel que, peut-être, si je ne l'avais pas, je me trouverais plus heureux que je ne suis; non pas qu'il soit mauvais, mais parce qu'il n'est pas aussi bon que j'aurais voulu. Il peut avoir dix-huit ans; les six dernières années, il les a passées à Salamanque, pour apprendre les langues latine et grecque; mais quand j'ai voulu qu'il passât à l'étude d'autres sciences, je l'ai trouvé si imbu, si entêté de celle de la poésie (si toutefois elle peut s'appeler science), qu'il est impossible de le faire mordre à celle du droit, que je voudrais qu'il étudiât, ni à la reine de toutes les sciences, la théologie. J'aurais désiré qu'il fût comme la couronne de sa race, puisque nous vivons dans un siècle où nos rois récompensent magnifiquement les gens de lettres vertueux[107], car les lettres sans la vertu sont des perles sur le fumier. Il passe tout le jour à vérifier si Homère a dit bien ou mal dans tel vers de l'_Iliade, _si Martial fut ou non déshonnête dans telle épigramme, s'il faut entendre d'une façon ou d'une autre tel ou tel vers de Virgile. Enfin, toutes ses conversations sont avec les livres de ces poëtes, ou avec ceux d'Horace, de Perse, de Juvénal, de Tibulle, car des modernes rimeurs il ne fait pas grand cas; et pourtant; malgré le peu d'affection qu'il porte à la poésie vulgaire, il a maintenant la tête à l'envers pour composer une glose sur quatre vers qu'on lui a envoyés de Salamanque, et qui sont, à ce que je crois, le sujet d'une joute littéraire.

— Les enfants, seigneur, répondit don Quichotte, sont une portion des entrailles de leurs parents; il faut donc les aimer, qu'ils soient bons ou mauvais, comme on aime les âmes qui nous donnent la vie. C'est aux parents qu'il appartient de les diriger dès l'enfance dans le sentier de la vertu, de la bonne éducation, des moeurs sages et chrétiennes, pour qu'étant hommes, ils soient le bâton de la vieillesse de leurs parents et la gloire de leur postérité. Quant à les forcer d'étudier telle science plutôt que telle autre, je ne le trouve ni prudent ni sage, bien que leur donner des conseils sur ce point ne soit pas nuisible. Lorsqu'il ne s'agit pas d'étudier _de pane lucrando, _et si l'étudiant est assez heureux pour que le ciel lui ait donné des parents qui lui assurent du pain, je serais volontiers d'avis qu'on le laissât suivre la science pour laquelle il se sentirait le plus d'inclination; et, bien que celle de la poésie soit moins utile qu'agréable, du moins elle n'est pas de ces sciences qui déshonorent ceux qui les cultivent. La poésie, seigneur hidalgo, est, à mon avis, comme une jeune fille d'un âge tendre et d'une beauté parfaite, que prennent soin de parer et d'enrichir plusieurs autres jeunes filles, qui sont toutes les autres sciences, car elle doit se servir de toutes, et toutes doivent se rehausser par elle. Mais cette aimable vierge ne veut pas être maniée, ni traînée dans les rues, ni affichée dans les carrefours, ni publiée aux quatre coins des palais[108]. Elle est faite d'une alchimie de telle vertu, que celui qui la sait traiter la changera en or pur d'un prix inestimable. Il doit la tenir en laisse, et ne pas la laisser courir dans de honteuses satires ou des sonnets ignobles. Il ne faut la vendre en aucune façon, à moins que ce ne soit en poëmes héroïques, en lamentables tragédies, en comédies ingénieuses et divertissantes; mais elle ne doit jamais tomber aux mains des baladins ou du vulgaire ignorant, qui ne sait ni reconnaître ni estimer les trésors qu'elle renferme. Et n'allez pas croire, seigneur, que j'appelle ici vulgaire seulement les gens du peuple et d'humble condition; quiconque ne sait rien, fût- il seigneur et prince, doit être rangé dans le nombre du vulgaire. Ainsi donc, celui qui traitera la poésie avec toutes les qualités que je viens d'indiquer, rendra son nom célèbre et honorable parmi toutes les nations policées de la terre. Quant à ce que vous dites, seigneur, que votre fils n'estime pas beaucoup la poésie en langue castillane, j'aime à croire qu'il se trompe en ce point, et voici ma raison; le grand Homère n'a pas écrit en latin, parce qu'il était Grec, et Virgile n'a pas écrit en grec, parce qu'il était Latin.[109] En un mot, tous les poëtes anciens écrivirent dans la langue qu'ils avaient tétée avec le lait, et ne s'en allèrent pas chercher les langues étrangères pour exprimer leurs hautes pensées. Puisqu'il en est ainsi, rien ne serait plus raisonnable que d'étendre cette coutume à toutes les nations, et de ne pas déprécier le poëte allemand parce qu'il écrit dans sa langue, ni le Castillan, ni même le Biscayen, parce qu'il écrit dans la sienne. Mais, à ce que j'imagine, votre fils, seigneur, ne doit pas être indisposé contre la poésie vulgaire; c'est plutôt contre les poëtes qui sont de simples faiseurs de couplets, sans savoir d'autres langues ni posséder d'autres sciences, pour éveiller, soutenir et parer leur talent naturel. Et même en cela on peut se tromper; car, suivant l'opinion bien fondée, le poëte naît[110]; c'est-à-dire que, du ventre de sa mère, le poëte de nature sort poëte; et avec cette seule inclination que lui donne le ciel, sans plus d'étude ni d'effort, il fait des choses qui justifient celui qui a dit: _Est deus in nobis__[111]__, _etc. J'ajoute encore que le poëte de nature qui s'aidera de l'art sera bien supérieur à celui qui veut être poëte uniquement parce qu'il connaît l'art. La raison en est que l'art ne l'emporte pas sur la nature, mais qu'il la perfectionne; ainsi, que la nature se mêle à l'art, et l'art à la nature, alors ils formeront un poëte parfait. Or donc, la conclusion de mon discours, seigneur hidalgo, c'est que vous laissiez cheminer votre fils par où l'entraîne son étoile. Puisqu'il est aussi bon étudiant qu'il puisse être, puisqu'il a heureusement franchi la première marche des sciences, qui est celle des langues anciennes, avec leur secours il montera de lui- même au faîte des lettres humaines, lesquelles siéent aussi bien à un gentilhomme de cape et d'épée, pour le parer, l'honorer et le grandir, que les mitres aux évêques, ou les toges aux habiles jurisconsultes. Grondez votre fils, seigneur, s'il fait des satires qui nuisent à la réputation d'autrui; punissez-le et mettez son ouvrage en pièces. Mais s'il fait des sermons à la manière d'Horace, où il gourmande les vices en général, avec autant d'élégance que l'a fait son devancier, alors louez-le, car il est permis au poëte d'écrire contre l'envie, de déchirer les envieux dans ses vers, et de traiter ainsi tous les autres vices, pourvu qu'il ne désigne aucune personne. Mais il y a des poëtes qui, pour dire une malice, s'exposeraient à se faire exiler dans les îles du Pont[112]. Si le poëte est chaste dans ses moeurs, il le sera aussi dans ses vers. La plume est la langue de l'âme; telles pensées engendre l'une, tels écrits trace l'autre. Quand les rois et les princes trouvent la miraculeuse science de la poésie dans des hommes prudents, graves et vertueux, ils les honorent, les estiment, les enrichissent, et les couronnent enfin avec les feuilles de l'arbre que la foudre ne frappe jamais[113], pour annoncer que personne ne doit faire offense à ceux dont le front est paré de telles couronnes.»

L'homme au gaban vert resta tout interdit de la harangue de don Quichotte, au point de perdre peu à peu l'opinion qu'il avait conçue de la maladie de son cerveau. À la moitié de cette dissertation, qui n'était pas fort de son goût, Sancho s'était écarté du chemin pour demander un peu de lait à des bergers qui étaient près de là, occupés à traire leurs brebis. En ce moment l'hidalgo allait reprendre l'entretien, enchanté de l'esprit et du bon sens de don Quichotte, lorsque celui-ci, levant les yeux, vit venir, sur le chemin qu'ils suivaient, un char surmonté de bannières aux armes royales. Croyant que ce devait être quelque nouvelle aventure, il appela Sancho à grands cris pour qu'il vînt lui apporter sa salade. Sancho, qui s'entendit appeler, laissa les bergers, talonna de toutes ses forces le grison, et accourut auprès de son maître, auquel il arriva, comme on va le voir, une insensée et épouvantable aventure.

Chapitre XVII

Où se manifeste le dernier terme qu'atteignit et que put atteindre la valeur inouïe de don Quichotte, dans l'heureuse fin qu'il donna à l'aventure des lions

L'histoire raconte que, lorsque don Quichotte appelait Sancho pour qu'il lui apportât son armet, l'autre achetait du fromage blanc auprès des bergers. Pressé par les cris de son maître, et ne sachant que faire de ce fromage, ni dans quoi l'emporter, il imagina, pour ne pas le perdre, car il l'avait déjà payé, de le jeter dans la salade de son seigneur; puis, après cette belle équipée, il revint voir ce que lui voulait don Quichotte, lequel lui dit:

«Donne, ami, donne-moi cette salade; car, ou je sais peu de chose en fait d'aventures, ou celle que je découvre par là va m'obliger et m'oblige dès à présent à prendre les armes.»

L'homme au gaban vert, qui entendit ces mots, jeta la vue de tous côtés, et ne découvrit autre chose qu'un chariot qui venait à leur rencontre, avec deux ou trois petites banderoles, d'où il conclut que le chariot portait de l'argent du roi. Il fit part de cette pensée à don Quichotte; mais celui-ci ne voulut point y ajouter foi, toujours persuadé que tout ce qui lui arrivait devait être aventures sur aventures. Il répondit donc à l'hidalgo:

«L'homme prêt au combat s'est à demi battu; je ne perds rien à m'apprêter, car je sais par expérience que j'ai des ennemis visibles et invisibles; mais je ne sais ni quand, ni où, ni dans quel temps, ni sous quelles figures ils penseront à m'attaquer.»

Se tournant alors vers Sancho, il lui demanda sa salade; et celui- ci, qui n'avait pas le temps d'en tirer le fromage, fut obligé de la lui donner comme elle était. Don Quichotte, sans apercevoir ce qu'il y avait dedans, se l'emboîta sur la tête en toute hâte; mais comme le fromage s'exprimait par la pression, le petit-lait commença à couler sur le visage et sur la barbe de don Quichotte; ce qui lui causa tant d'effroi qu'il dit à Sancho:

«Qu'est-ce que cela, Sancho? On dirait que mon crâne s'amollit, ou que ma cervelle fond, ou que je sue des pieds à la tête. S'il est vrai que je sue, par ma foi, ce n'est pas de peur. Sans doute que c'est une terrible aventure, celle qui va m'arriver. Donne-moi, je te prie, quelque chose pour m'essuyer les yeux, car la sueur me coule si fort du front qu'elle m'aveugle.»

Sancho, sans rien dire, lui donna un mouchoir, et rendit grâce à Dieu de ce que son seigneur n'avait pas deviné le fin mot. Don Quichotte s'essuya, puis ôta sa salade pour voir ce que c'était qui lui faisait froid à la tête. Quand il vit cette bouillie blanche au fond de sa salade, il se l'approcha du nez, et dès qu'il l'eut sentie:

«Par la vie de ma dame Dulcinée du Toboso, s'écria-t-il, c'est du fromage mou que tu as mis là-dedans, traître, impudent, écuyer malappris.»

Sancho répondit avec un grand flegme et une parfaite dissimulation:

«Si c'est du fromage blanc, donnez-le-moi, je le mangerai bien; ou plutôt que le diable le mange, car c'est lui qui l'aura mis là. Est-ce que j'aurais eu l'audace de salir l'armet de Votre Grâce? Vous avez joliment trouvé le coupable! Par ma foi, seigneur, à ce que Dieu me fait comprendre, il faut que j'aie aussi des enchanteurs qui me persécutent, comme membre et créature de Votre Grâce. Ils auront mis là ces immondices pour exciter votre patience à la colère, et me faire, selon l'usage, moudre les côtes. Mais, en vérité, pour cette fois, ils auront sauté en l'air, et je me confie assez au bon jugement de mon seigneur, pour croire qu'il aura considéré que je n'ai ni fromage, ni lait, ni rien qui y ressemble, et que si je l'avais, je le mettrais plutôt dans mon estomac que dans la salade.

— Tout est possible» dit don Quichotte.

Cependant l'hidalgo regardait et s'étonnait, et il s'étonna bien davantage quand don Quichotte, après s'être essuyé la tête, le visage, la barbe et la salade, s'affermit bien sur ses étriers, dégaina à demi son épée, empoigna sa lance, et s'écria:

«Maintenant, advienne que pourra; me voici en disposition d'en venir aux mains avec Satan même en personne.»

Sur ces entrefaites, le char aux banderoles arriva. Il n'y avait d'autres personnes que le charretier, monté sur ses mules, et un homme assis sur le devant de la voiture. Don Quichotte leur coupa le passage, et leur dit:

«Où allez-vous, frères? Qu'est-ce que ce chariot? Que menez-vous dedans, et quelles sont ces bannières?»

Le charretier répondit:

«Ce chariot est à moi; ce que j'y mène, ce sont deux beaux lions dans leurs cages, que le gouverneur d'Oran envoie à la cour pour être offerts à Sa Majesté, et les bannières sont celles du roi, notre seigneur, pour indiquer que c'est quelque chose qui lui appartient.

— Les lions sont-ils grands? demanda don Quichotte.

— Si grands, répondit l'homme qui était juché sur la voiture, que jamais il n'en est venu d'aussi grands d'Afrique en Espagne. Je suis le gardien des lions, et j'en ai conduit bien d'autres, mais comme ceux-là, aucun. Ils sont mâle et femelle; le lion est dans la cage de devant, la lionne dans celle de derrière, et ils sont affamés maintenant, car ils n'ont rien mangé d'aujourd'hui. Ainsi, que Votre Grâce se détourne, et dépêchons-nous d'arriver où nous puissions leur donner à manger.»

Alors don Quichotte, se mettant à sourire:

«De petits lions à moi, dit-il, à moi de petits lions! et à ces heures-ci? Eh bien! pardieu, ces seigneurs les nécromants qui les envoient ici vont voir si je suis homme à m'effrayer de lions. Descendez, brave homme; et, puisque vous êtes le gardien, ouvrez- moi ces cages, et mettez-moi ces bêtes dehors. C'est au milieu de cette campagne que je leur ferai connaître qui est don Quichotte de la Manche, en dépit et à la barbe des enchanteurs qui me les envoient.

— Ta, ta! se dit alors l'hidalgo, notre bon chevalier vient de se découvrir. Le fromage blanc lui aura sans doute amolli le crâne et mûri la cervelle.»

En ce moment, Sancho accourut auprès de lui.

«Ah! seigneur, s'écria-t-il, au nom de Dieu, que Votre Grâce fasse en sorte que mon seigneur don Quichotte ne se batte pas contre ces lions. S'il les attaque, ils nous mettront tous en morceaux.

— Comment! votre maître est-il si fou, répondit l'hidalgo, que vous craigniez qu'il ne combatte ces animaux féroces?

— Il n'est pas fou, reprit Sancho, mais audacieux.

— Je ferai en sorte qu'il ne le soit pas à ce point», répliqua l'hidalgo. Et, s'approchant de don Quichotte, qui pressait vivement le gardien d'ouvrir les cages, il lui dit:

«Seigneur chevalier, les chevaliers errants doivent entreprendre les aventures qui offrent quelque chance de succès, mais non celles qui ôtent toute espérance. La valeur qui va jusqu'à la témérité est plus près de la folie que du courage; et d'ailleurs, ces lions ne viennent pas contre vous; ils n'y songent pas seulement. C'est un présent offert à Sa Majesté; vous feriez mal de les retenir et d'empêcher leur voyage.

— Allez, seigneur hidalgo, répondit don Quichotte, occupez-vous de votre chien d'arrêt docile ou de votre hardi furet, et laissez chacun faire son métier. Ceci me regarde, et je sais fort bien si c'est pour moi ou pour d'autres que viennent messieurs les lions.»

Puis, se tournant vers le gardien:

«Je jure Dieu, don maraud, lui dit-il, que, si vous n'ouvrez vite et vite ces cages, je vous cloue avec cette lance sur le chariot.»

Le charretier, qui vit la résolution de ce fantôme armé en guerre, lui dit alors:

«Que Votre Grâce, mon bon seigneur, veuille bien par charité me laisser dételer mes mules, et gagner avec elles un lieu de sûreté avant que les lions s'échappent. S'ils me les tuaient, je serais perdu le reste de mes jours, car je n'ai d'autre bien que ce chariot et ces mules.

— Ô homme de peu de foi! répondit don Quichotte, descends et dételle tes bêtes, et fais ce que tu voudras; mais tu verras bientôt que tu t'es donné de la peine inutilement, et que tu pouvais fort bien t'épargner celle que tu vas prendre.»

Le charretier sauta par terre, et détela ses mules en toute hâte, tandis que le gardien des lions disait à haute voix:

«Je vous prends tous à témoin que c'est contre ma volonté et par violence que j'ouvre les cages et que je lâche les lions; je proteste à ce seigneur que tout le mal et préjudice que pourront faire ces bêtes courra pour son compte, y compris mes salaires et autres droits. Hâtez-vous tous, seigneurs, de vous mettre en sûreté avant que je leur ouvre, car pour moi je suis bien sûr qu'elles ne me feront aucun mal.»

L'hidalgo essaya une autre fois de persuader à don Quichotte de ne pas faire une semblable folie, lui disant que c'était tenter Dieu que de se lancer en une si extravagante entreprise. Don Quichotte se borna à répondre qu'il savait ce qu'il faisait.

«Prenez-y bien garde, reprit l'hidalgo, car moi, je sais que vous vous trompez.

— Maintenant, seigneur, répliqua don Quichotte, si vous ne voulez pas être spectateur de ce que vous croyez devoir être une tragédie, piquez des deux à la jument pommelée, et mettez-vous en lieu de sûreté.»

Lorsque Sancho l'entendit ainsi parler, il vint à son tour, les larmes aux yeux, le supplier d'abandonner cette entreprise, en comparaison de laquelle toutes les autres avaient été pain bénit, celle des moulins à vent, l'effroyable aventure des foulons, enfin tous les exploits qu'il avait accomplis dans le cours de sa vie.

«Prenez garde, seigneur, disait Sancho, qu'il n'y a point d'enchantement ici, ni chose qui y ressemble. J'ai vu à travers les grilles et les fentes de la cage une griffe de lion véritable, et j'en conclus que le lion auquel appartient une telle griffe est plus gros qu'une montagne.

— Allons donc, répondit don Quichotte, la peur te le fera bientôt paraître plus gros que la moitié du monde. Retire-toi, Sancho, et laisse-moi seul. Si je meurs ici, tu connais notre ancienne convention; tu iras trouver Dulcinée, et je ne t'en dis pas davantage.»

À cela, il ajouta d'autres propos qui ôtèrent toute espérance de le voir abandonner son extravagante résolution.

L'homme au gaban vert aurait bien voulu s'y opposer de vive force; mais ses armes étaient trop inégales, et d'ailleurs il ne lui parut pas prudent de se prendre de querelle avec un fou, comme don Quichotte lui semblait maintenant l'être de tout point. Celui-ci revenant à la charge auprès du gardien et réitérant ses menaces avec violence, l'hidalgo se décida à piquer sa jument, Sancho le grison, et le charretier ses mules, pour s'éloigner tous du chariot le plus qu'ils pourraient, avant que les lions sortissent de leurs cages. Sancho pleurait la mort de son seigneur, croyant bien que, cette fois, il laisserait la vie sous les griffes du lion; il maudissait son étoile, il maudissait l'heure où lui était venue la pensée de rentrer à son service; mais, tout en pleurant et se lamentant, il n'oubliait pas de rosser le grison à tour de bras pour s'éloigner du chariot au plus vite.

Quand le gardien des lions vit que ceux qui avaient pris la fuite étaient déjà loin, il recommença ses remontrances et ses intimations à don Quichotte.

«Je vous entends, répondit le chevalier, mais trêve d'intimations et de remontrances; tout cela serait peine perdue, et vous ferez mieux de vous dépêcher.»

Pendant le temps qu'employa le gardien à ouvrir la première cage, don Quichotte se mit à considérer s'il ne vaudrait pas mieux livrer la bataille à pied qu'à cheval, et, à la fin, il résolut de combattre à pied, dans la crainte que Rossinante ne s'épouvantât à la vue des lions. Aussitôt il saute de cheval, jette sa lance, embrasse son écu, dégaine son épée; puis, d'un pas assuré et d'un coeur intrépide, s'en va, avec une merveilleuse bravoure, se camper devant le chariot, en se recommandant du fond de l'âme, d'abord à Dieu, puis à sa Dulcinée.

Il faut savoir qu'en arrivant à cet endroit, l'auteur de cette véridique histoire s'écrie dans un transport d'admiration:

«Ô vaillant, ô courageux par-dessus toute expression don Quichotte de la Manche! miroir où peuvent se mirer tous les braves du monde! nouveau don Manuel Ponce de Léon, qui fut la gloire et l'honneur des chevaliers espagnols! Avec quelles paroles conterai-je cette prouesse épouvantable? avec quelles raisons persuasives la rendrai-je croyable aux siècles à venir? quelles louanges trouverai-je qui puissent convenir et suffire à ta gloire, fussent-elles hyperboles sur hyperboles? toi à pied, toi seul, toi intrépide, toi magnanime, n'ayant qu'une épée dans une main, et non de ces lames tranchantes marquées au petit chien[114], dans l'autre un écu, et non d'acier très-propre et très-luisant, tu attends de pied ferme les deux plus formidables lions qu'aient nourris les forêts africaines. Ah! que tes propres exploits parlent à ta louange, valeureux Manchois; quant à moi, je les laisse à eux-mêmes, car les paroles me manquent pour les louer dignement.»

Ici l'auteur termine l'exclamation qu'on vient de rapporter, et, passant outre, rattache le fil de son histoire. Quand le gardien de la ménagerie, dit-il, vit que don Quichotte s'était mis en posture, et qu'il fallait à toute force lâcher le lion mâle, sous peine d'encourir la disgrâce du colérique et audacieux chevalier, il ouvrit à deux battants la première cage où se trouvait, comme on l'a dit, cet animal, lequel parut d'une grandeur démesurée et d'un épouvantable aspect. La première chose qu'il fit fut de se tourner et retourner dans la cage où il était couché, puis de s'étendre tout de son long en allongeant la patte et en desserrant la griffe. Ensuite il ouvrit la gueule, bâilla lentement, et, tirant deux pieds de langue, il s'en frotta les yeux et s'en lava toute la face. Cela fait, il mit la tête hors de la cage, et regarda de tous côtés avec des yeux ardents comme deux charbons; regard et geste capables de jeter l'effroi dans le coeur de la témérité même. Don Quichotte seul l'observait attentivement, brûlant du désir que l'animal s'élançât du char et en vînt aux mains avec lui, car il comptait bien le mettre en pièces entre les siennes.

Ce fut jusqu'à ce point qu'alla son incroyable folie. Mais le généreux lion, plus courtois qu'arrogant, ne faisant nul cas d'enfantillages et de bravades, après avoir regardé de côté et d'autre, tourna le dos, montra son derrière à don Quichotte, et, avec un sang-froid merveilleux, alla se recoucher dans sa cage. Lorsque don Quichotte vit cela, il ordonna au gardien de prendre un bâton et de l'irriter en le frappant pour le faire sortir.

«Quant à cela, je n'en ferai rien, s'écria le gardien; car si je l'excite, le premier qu'il mettra en pièces ce sera moi. Que Votre Grâce, seigneur chevalier, se contente de ce qu'elle a fait; c'est tout ce qu'on peut dire en fait de vaillance, et n'ayez pas l'envie de tenter une seconde fois la fortune. Le lion a la porte ouverte; il est libre de sortir ou de rester; s'il n'est pas encore sorti, il ne sortira pas de toute la journée. Mais Votre Grâce a bien manifesté la grandeur de son âme. Aucun brave, à ce que j'imagine, n'est tenu de faire plus que de défier son ennemi et de l'attendre en rase campagne. Si le provoqué ne vient pas, sur lui tombe l'infamie, et le combattant exact au rendez-vous gagne la couronne de la victoire.

— Au fait, c'est la vérité, répondit don Quichotte; ferme la porte, mon ami, et donne-moi un certificat, dans la meilleure forme que tu pourras trouver, de ce que tu viens de me voir faire, à savoir; que tu as ouvert au lion, que je l'ai attendu, qu'il n'est pas sorti, que je l'ai attendu de nouveau, que de nouveau il a refusé de sortir, et qu'il s'est allé recoucher. Je ne dois rien de plus; arrière les enchantements, et que l'aide de Dieu soit à la raison, à la justice, à la véritable chevalerie! et ferme la porte, comme je l'ai dit, pendant que je ferai signe aux fuyards, pour qu'ils reviennent apprendre cette prouesse de ta propre bouche.»

Le gardien ne se le fit pas dire deux fois, et don Quichotte, mettant au bout de sa lance le mouchoir avec lequel il avait essuyé sur son visage la pluie du fromage blanc, se mit à appeler ceux qui ne cessaient de fuir et de tourner la tête à chaque pas, tous attroupés autour de l'hidalgo. Sancho aperçut le signal du mouchoir blanc:

«Qu'on me tue, dit-il, si mon seigneur n'a pas vaincu les bêtes féroces, car il nous appelle.»

Ils s'arrêtèrent tous trois et reconnurent que celui qui faisait les signes était bien don Quichotte. Perdant un peu de leur frayeur, ils se rapprochèrent peu à peu jusqu'à ce qu'ils pussent entendre les cris de don Quichotte qui les appelait. Finalement, ils revinrent auprès du chariot, et quand ils arrivèrent, don Quichotte dit au charretier:

«Allons, frère, attelez vos mules et continuez votre voyage. Et toi, Sancho, donne-lui deux écus d'or, pour lui et pour le gardien des lions, en récompense du temps que je leur ai fait perdre.

— Je les donnerai de bien bon coeur, répondit Sancho; mais les lions, que sont-ils devenus? sont-ils morts ou vifs?»

Alors le gardien, prenant son temps et ses aises, se mit à conter par le menu la fin de la bataille, exagérant de son mieux la vaillance de don Quichotte.

«À la vue du chevalier, dit-il, le lion, intimidé, n'osa pas sortir de la cage, bien que j'aie tenu la porte ouverte un bon espace de temps; et quand j'ai dit à ce chevalier que c'était tenter Dieu que d'exciter le lion pour l'obliger par force à sortir, comme il voulait que je fisse, ce n'est qu'à son corps défendant et contre sa volonté qu'il m'a permis de fermer la porte.

— Hein! que t'en semble, Sancho? s'écria don Quichotte; y a-t-il des enchantements qui prévalent contre la véritable valeur? Les enchanteurs pourront bien m'ôter la bonne chance; mais le coeur et le courage, je les en défie.»

Sancho donna les deux écus, le charretier attela ses bêtes, le gardien baisa les mains à don Quichotte en signe de reconnaissance, et lui promit de conter ce vaillant exploit au roi lui-même quand il le verrait à la cour.

«Eh bien, reprit don Quichotte, si par hasard Sa Majesté demande qui l'a fait, vous lui direz que c'est LE CHEVALIER DES LIONS; car désormais je veux qu'en ce nom se change, se troque et se transforme celui que j'avais jusqu'à présent porté, de _Chevalier de la Triste-fïgure. _En cela, je ne fais que suivre l'antique usage des chevaliers errants, qui changeaient de nom quand il leur en prenait fantaisie, ou quand ils y trouvaient leur compte.[115]«

Cela dit, le chariot reprit sa route, et don Quichotte, Sancho et l'homme au gaban vert continuèrent la leur.[116]

Pendant tout ce temps, don Diego de Miranda n'avait pas dit un mot, tant il mettait d'attention à observer les actions et les paroles de don Quichotte, qui lui paraissait un homme sensé atteint de folie, et un fou doué de bon sens. Il n'avait pas encore connaissance de la première partie de son histoire; car, s'il en eût fait la lecture, il ne serait pas tombé dans cette surprise où le jetaient les actions et les paroles du chevalier, puisqu'il aurait connu de quelle espèce était sa folie. Ne la connaissant pas, il le prenait, tantôt pour un homme sensé, tantôt pour un fou, car ce qu'il disait était raisonnable, élégant, bien exprimé, et ce qu'il faisait, extravagant, téméraire, absurde. L'hidalgo se disait:

«Quelle folie peut-il y avoir plus grande que celle de se mettre sur la tête une salade pleine de fromage blanc, et de s'imaginer que les enchanteurs vous amollissent le crâne? quelle témérité, quelle extravagance plus grande que de vouloir se battre par force avec des lions?»

Don Quichotte le tira de cette rêverie, et coupa court à ce monologue en lui disant:

«Je parierais, seigneur don Diego de Miranda, que Votre Grâce me tient dans son opinion pour un homme insensé, pour un fou. Et vraiment, je ne m'en étonnerais pas, car mes oeuvres ne peuvent rendre témoignage d'autre chose. Eh bien, je veux pourtant faire observer à Votre Grâce que je ne suis pas aussi fou, pas aussi timbré que je dois en avoir l'air. Il sied bien à un brillant chevalier de donner, au milieu de la place, et sous les yeux de son roi, un coup de lance à un brave taureau[117]; il sied bien à un chevalier, couvert d'armes resplendissantes, de parcourir la lice devant les dames, dans de joyeux tournois; il sied bien enfin à tous ces chevaliers d'amuser la cour de leurs princes, et de l'honorer, si l'on peut ainsi dire, par tous ces exercices en apparence militaires. Mais il sied bien mieux encore à un chevalier errant d'aller par les solitudes, les déserts, les croisières de chemins, les forêts et les montagnes, chercher de périlleuses aventures avec le désir de leur donner une heureuse issue, seulement pour acquérir une célébrité glorieuse et durable. Il sied mieux, dis-je, à un chevalier errant de secourir une veuve dans quelque désert inhabitable, qu'à un chevalier de cour de séduire une jeune fille dans le sein des cités. Tous les chevaliers, d'ailleurs, ont leurs exercices particuliers. Que celui de cour serve les dames, qu'il rehausse par ses livrées la cour de son roi, qu'il défraye les gentilshommes pauvres au splendide service de sa table, qu'il porte un défi dans une joute, qu'il soit tenant dans un tournoi[118], qu'il se montre grand, libéral, magnifique, et surtout bon chrétien; alors il remplira convenablement son devoir. Mais que le chevalier errant cherche les extrémités du monde, qu'il pénètre dans les labyrinthes les plus inextricables, qu'il affronte à chaque pas l'impossible, qu'il résiste, au milieu des déserts, aux ardents rayons du soleil dans la canicule, et, pendant l'hiver, à l'âpre inclémence des vents et de la gelée, qu'il ne s'effraye pas des lions, qu'il ne tremble pas en face des vampires et des andriaques; car chercher ceux-ci, braver ceux-là, et les vaincre tous, voilà ses principaux et véritables exercices. Moi donc, puisqu'il m'est échu en partage d'être membre de la chevalerie errante, je ne puis me dispenser d'entreprendre tout ce qui me semble tomber sous la juridiction de ma profession. Ainsi, il m'appartenait directement d'attaquer ces lions tout à l'heure, quoique je connusse que c'était une témérité sans bornes. Je sais bien, en effet, ce que c'est que la valeur; c'est une vertu placée entre deux vices extrêmes, la lâcheté et la témérité. Mais il est moins mal à l'homme vaillant de monter jusqu'à toucher le point où il serait téméraire, que de descendre jusqu'à toucher le point où il serait lâche. Car, ainsi qu'il est plus facile au prodigue qu'à l'avare de devenir libéral, il est plus facile au téméraire de se faire véritablement brave, qu'au lâche de monter à la véritable valeur. Quant à ce qui est d'affronter des aventures, croyez-moi, seigneur don Diego, il y a plus à perdre en reculant qu'en avançant; car lorsqu'on dit: «Ce chevalier est audacieux et téméraire», cela résonne mieux aux oreilles des gens que de dire: «Ce chevalier est timide et poltron.»

— J'affirme, seigneur don Quichotte, répondit don Diego, que tout ce qu'a dit et fait Votre Grâce est tiré au cordeau de la droite raison, et je suis convaincu que, si les lois et les règlements de la chevalerie venaient à se perdre, ils se retrouveraient dans votre coeur, comme dans leur dépôt naturel et leurs propres archives. Mais pressons-nous un peu, car il serait tard, d'arriver à mon village et à ma maison; là, Votre Grâce se reposera du travail passé, qui, s'il n'a pas fatigué le corps, a du moins fatigué l'esprit, ce qui cause aussi d'habitude la fatigue du corps.

— Je tiens l'invitation à grand honneur et grand'merci, seigneur don Diego», répondit don Quichotte.

Ils se mirent alors à piquer leurs montures un peu plus qu'auparavant, et il pouvait être deux heures de l'après-midi quand ils arrivèrent à la maison de don Diego, que don Quichotte appelait le chevalier du Gaban-Vert.

Chapitre XVIII

De ce qui arriva à don Quichotte dans le château ou la maison du chevalier du Gaban-Vert, ainsi que d'autres choses extravagantes

Don Quichotte trouva la maison de don Diego spacieuse, comme elles le sont à la campagne, avec les armes sculptées en pierre brute sur la porte d'entrée; la cave s'ouvrant dans la cour, et, sous le portail, plusieurs grandes cruches de terre à garder le vin, rangées en rond. Comme ces cruches se fabriquent au Toboso, elles lui rappelèrent le souvenir de sa dame enchantée; et, soupirant aussitôt, sans prendre garde à ce qu'il disait ni à ceux qui pouvaient l'entendre, il s'écria:

«Ô doux trésor, trouvé pour mon malheur! doux et joyeux quand Dieu le voulait bien[119]! Ô cruches tobosines, qui avez rappelé à mon souvenir le doux trésor de mon amer chagrin!»

Ces exclamations furent entendues de l'étudiant poëte, fils de don Diego, qui était venu le recevoir avec sa mère; et la mère et le fils restèrent interdits devant l'étrange figure de don Quichotte. Celui-ci, mettant pied à terre, alla avec une courtoisie parfaite demander à la dame ses mains à baiser, et don Diego lui dit:

«Recevez, madame, avec votre bonne grâce accoutumée, le seigneur don Quichotte de la Manche, que je vous présente, chevalier errant de profession, et le plus vaillant, le plus discret qui soit au monde.»

La dame, qui se nommait doña Cristina, le reçut avec de grands témoignages de politesse et de bienveillance, tandis que don Quichotte s'offrait à son service avec les expressions les plus choisies et les plus courtoises. Il répéta presque les mêmes cérémonies avec l'étudiant, que don Quichotte, en l'écoutant parler, tint pour un jeune homme de sens et d'esprit.

Ici, l'auteur de cette histoire décrit avec tous ses détails la maison de don Diego, peignant dans cette description tout ce que contient la maison d'un riche gentilhomme campagnard. Mais le traducteur a trouvé bon de passer ces minuties sous silence, parce qu'elles ne vont pas bien à l'objet principal de l'histoire, laquelle tire plus de force de la vérité que de froides digressions.

On fit entrer don Quichotte dans une salle où Sancho le désarma, et il resta en chausses à la vallonne et en pourpoint de chamois tout souillé de la moisissure des armes. Il portait un collet vallon, à la façon des étudiants, sans amidon ni dentelle; ses brodequins étaient jaunes et ses souliers enduits de cire. Il passa sur l'épaule sa bonne épée, qui pendait à un baudrier de peau de loup marin, et qu'il ne ceignait pas autour de son corps, parce qu'il fut, dit-on, malade des reins pendant de longues années. Il jeta enfin sur son dos un petit manteau de bon drap brun. Mais, avant toutes choses, dans cinq ou six chaudronnées d'eau (car sur la quantité des chaudronnées il y a quelque différence) il se lava la tête et le visage, et pourtant la dernière eau restait encore couleur de petit-lait, grâce à la gourmandise de Sancho et à l'acquisition du fatal fromage blanc qui avait si bien barbouillé son maître.

Paré de ces beaux atours, et prenant une contenance aimable et dégagée, don Quichotte entra dans une autre pièce, où l'attendait l'étudiant pour lui faire compagnie jusqu'à ce que la table fût mise; car, pour la venue d'un si noble hôte, madame Doña Christina avait voulu montrer qu'elle savait bien recevoir ceux qui arrivaient chez elle.

Pendant que don Quichotte se désarmait, don Lorenzo (ainsi se nommait le fils de don Diego) eut le temps de dire à son père:

«Que faut-il penser, seigneur, de ce gentilhomme que Votre Grâce vient de nous amener à la maison? Son nom, sa figure, et ce que vous dites qu'il est chevalier errant, nous ont jetés, ma mère et moi, dans une grande surprise.

— Je n'en sais vraiment rien, mon fils, répliqua don Diego. Tout ce que je puis dire, c'est que je l'ai vu faire des choses dignes du plus grand fou du monde, et tenir des propos si raisonnables qu'ils effaçaient ses actions. Mais parle-lui toi-même, tâte le pouls à sa science, et, puisque tu es spirituel, juge de son esprit ou de sa sottise le plus convenablement possible, bien qu'à vrai dire, je le tienne plutôt pour fou que pour sage.»

Après cela, don Lorenzo alla, comme on l'a dit, faire compagnie à don Quichotte, et, dans la conversation qu'ils eurent ensemble, don Quichotte dit, entre autres choses, à don Lorenzo:

«Le seigneur don Diego de Miranda, père de Votre Grâce, m'a fait part du rare talent et de l'esprit ingénieux que vous possédez; il m'a dit surtout que Votre Grâce est un grand poëte.

— Poëte, c'est possible, répondit don Lorenzo; mais grand, je ne m'en flatte pas. La vérité est que je suis quelque peu amateur de la poésie, et que j'aime à lire les bons poëtes; mais ce n'est pas une raison pour qu'on me donne le nom de grand poëte, comme a dit mon père.

— Cette humilité me plaît, répondit don Quichotte, car il n'y a pas de poëte qui ne soit arrogant et ne pense de lui-même qu'il est le premier poëte du monde.

— Il n'y a pas non plus de règle sans exception, reprit don Lorenzo, et tel peut se rencontrer qui soit poëte et ne pense pas l'être.

— Peu sont dans ce cas, répondit don Quichotte; mais dites-moi, je vous prie, quels sont les vers que vous avez maintenant sur le métier, et qui vous tiennent, à ce que m'a dit votre père, un peu soucieux et préoccupé. Si c'est quelque glose, par hasard, je m'entends assez bien en fait de gloses, et je serais enchanté de les voir. S'il s'agit d'une joute littéraire[120], que Votre Grâce tâche d'avoir le second prix; car le premier se donne toujours à la faveur ou à la qualité de la personne, tandis que le second ne s'obtient que par stricte justice, de manière que le troisième devient le second, et que le premier, à ce compte, n'est plus que le troisième, à la façon des licences qui se donnent dans les universités. Mais, cependant, c'est une grande chose que le nom de premier prix.

— Jusqu'à présent, se dit tout bas don Lorenzo, je ne puis vous prendre pour fou; continuons. Il me semble, dit-il, que Votre Grâce a fréquenté les écoles; quelles sciences avez-vous étudiées?

— Celle de la chevalerie errante, répondit don Quichotte, qui est aussi haute que celle de la poésie, et qui la passe même d'au moins deux doigts.

— Je ne sais quelle est cette science, répliqua don Lorenzo, et jusqu'à présent je n'en avais pas ouï parler.

— C'est une science, repartit don Quichotte, qui renferme en elle toutes les sciences du monde. En effet, celui qui la professe doit être jurisconsulte et connaître les lois de la justice distributive et commutative, pour rendre à chacun ce qui lui appartient. Il doit être théologien, pour savoir donner clairement raison de la foi chrétienne qu'il professe, en quelque part qu'elle lui soit demandée. Il doit être médecin, et surtout botaniste, pour connaître, au milieu des déserts et des lieux inhabités, les herbes qui ont la vertu de guérir les blessures, car le chevalier errant ne doit pas chercher à tout bout de champ quelqu'un pour le panser. Il doit être astronome, pour connaître par les étoiles combien d'heures de la nuit sont passées, sous quel climat, en quelle partie du monde il se trouve. Il doit savoir les mathématiques, car à chaque pas il aura besoin d'elles; et laissant de côté, comme bien entendu, qu'il doit être orné de toutes les vertus théologales et cardinales, je passe à d'autres bagatelles, et je dis qu'il doit savoir nager comme on dit que nageait le poisson Nicolas[121]. Il doit savoir ferrer un cheval, mettre la selle et la bride; et, remontant aux choses d'en haut, il doit garder sa foi à Dieu et à sa dame[122]; il doit être chaste dans les pensées, décent dans les paroles, libéral dans les oeuvres, vaillant dans les actions, patient dans les peines, charitable avec les nécessiteux, et finalement, demeurer le ferme champion de la vérité, dût-il, pour la défendre, exposer et perdre la vie. De toutes ces grandes et petites qualités se compose un bon chevalier errant; voyez maintenant, seigneur don Lorenzo, si c'est une science à la bavette, celle qu'apprend le chevalier qui l'étudie pour en faire sa profession, et si elle peut se mettre au niveau des plus huppées que l'on enseigne dans les gymnases et les écoles!

— S'il en était ainsi, répondit don Lorenzo, je dirais que cette science l'emporte sur toutes les autres.

— Comment, s'il en était ainsi? répliqua don Quichotte.

— Ce que je veux dire, reprit don Lorenzo, c'est que je doute qu'il y ait eu et qu'il y ait à cette heure des chevaliers errants, et surtout parés de tant de vertus.

— J'ai déjà dit bien des fois ce que je vais répéter, répondit don Quichotte; c'est que la plupart des gens de ce monde sont d'avis qu'il n'y a pas eu de chevaliers errants; et comme je suis d'avis que, si le ciel ne leur fait miraculeusement entendre cette vérité, qu'il y en eut et qu'il y en a, toute peine serait prise inutilement, ainsi que me l'a maintes fois prouvé l'expérience, je ne veux pas m'arrêter maintenant à tirer Votre Grâce de l'erreur qu'elle partage avec tant d'autres. Ce que je pense faire, c'est prier le ciel qu'il vous en tire et vous fasse comprendre combien furent véritables et nécessaires au monde les chevaliers errants, dans les siècles passés, et combien ils seraient utiles dans le siècle présent, s'ils étaient encore de mise. Mais aujourd'hui triomphent, pour les péchés du monde, la paresse, l'oisiveté, la gourmandise et la mollesse.

— Voilà que notre hôte nous échappe, s'écria tout bas don Lorenzo; mais pourtant c'est un fou remarquable, et je serais moi- même un sot de n'en pas avoir cette opinion.»

Là se termina leur entretien, parce qu'on les appela pour dîner. Don Diego demanda à son fils ce qu'il avait pu tirer au net de l'esprit de son hôte:

«Je défie, répondit le jeune homme, tous les médecins et tous les copistes de rien tirer du brouillon de sa folie. C'est un fou pour ainsi dire entrelardé, qui a des intervalles lucides.»

On se mit à table, et le dîner fut, comme don Diego avait dit en chemin qu'il avait coutume de l'offrir à ses convives, bien servi, abondant et savoureux. Mais ce qui enchanta le plus don Quichotte, ce fut le merveilleux silence qu'on gardait dans toute la maison, qui ressemblait à un couvent de chartreux. Quand on eut enlevé la nappe, récité les grâces et jeté de l'eau sur les mains, don Quichotte pria instamment don Lorenzo de lui dire les vers de la joute littéraire. L'étudiant répondit:

«Pour ne pas ressembler à ces poëtes qui, lorsqu'on leur demande de réciter leurs vers, s'y refusent, et, quand on ne les leur demande pas, nous les jettent au nez, je dirai ma glose, de laquelle je n'espère aucun prix, car c'est uniquement comme exercice d'esprit que je l'ai faite.

— Un de mes amis, homme habile, reprit don Quichotte, était d'avis qu'il ne fallait fatiguer personne à gloser des vers. La raison, disait-il, c'est que jamais la glose ne peut atteindre au texte, et que la plupart du temps elle s'éloigne de son sens et de son objet; que d'ailleurs les lois de la glose sont trop sévères, qu'elles ne souffrent ni interrogations, ni les mots _dit-il _ou _dirais-je, _qu'elles ne permettent ni de faire avec les verbes des substantifs, ni de changer le sens du propre au figuré, et qu'enfin elles contiennent foule d'entraves et de difficultés qui enchaînent et embarrassent les glossateurs, comme Votre Grâce doit parfaitement le savoir.

— En vérité, seigneur don Quichotte, dit don Lorenzo, je voudrais prendre Votre Grâce dans une erreur soutenue et répétée; mais je ne puis, car vous me glissez des mains comme une anguille.

— Je n'entends pas, répondit don Quichotte, ce que dit ni ce que veut dire Votre Grâce par ces mots, que je lui glisse des mains.

— Je me ferai bientôt entendre, répliqua don Lorenzo; mais maintenant, que Votre Grâce veuille bien écouter les vers glosés et la glose. Les voici:

Si pour moi ce qui fut revient à être, Je n'aurai plus besoin d'espérer Ou bien que le temps vienne déjà De ce qui doit ensuite advenir.[123]

GLOSE

«À la fin, comme tout passe, s'est passé aussi le bien qu'en un temps m'avait donné la Fortune libérale. Mais elle ne me l'a plus rendu, ni en abondance, ni avec épargne. Il y a des siècles que tu me vois, Fortune, prosterné à tes pieds; rends-moi mon bonheur passé, et je serai pleinement heureux, si pour moi ce qui fut revient à être.

«Je ne veux d'autre plaisir ni d'autre gloire, d'autre palme, d'autre victoire ni d'autre triomphe, que de retrouver le contentement, qui est une peine dans ma mémoire. Si tu me ramènes à ce point, Fortune, à l'instant se calmera toute l'ardeur de mon feu, et surtout si ce bien vient sur-le-champ, je n'aurai plus besoin d'espérer.

«Je demande des choses impossibles, car que le temps revienne à être ce qu'une fois il a été, c'est une chose à laquelle aucun pouvoir sur la terre n'est encore parvenu. Le temps court, il vole, il part légèrement pour ne plus revenir, et l'on se tromperait en pensant ou que déjà le temps fût passé, ou bien que le temps vienne déjà.

«Vivre en continuelle perplexité, tantôt avec l'espoir, tantôt avec la crainte, c'est une mort manifeste, et il vaut mieux, en mourant, chercher une issue à la douleur. Mon intérêt serait d'en finir; mais il n'en est pas ainsi, car, par une meilleure réflexion, ce qui me rend la vie, c'est la crainte de ce qui doit ensuite advenir

Quand don Lorenzo eut achevé de débiter sa glose, don Quichotte se leva tout debout, et, lui saisissant la main droite, il s'écria, d'une voix haute qui ressemblait à des cris:

«Par le ciel et toutes ses grandeurs, généreux enfant, vous êtes le meilleur poëte de l'univers; vous méritez d'être couronné de lauriers, non par Chypre, ni par Gaëte, comme a dit un poëte auquel Dieu fasse miséricorde[124], mais par les académies d'Athènes, si elles existaient encore, et par celles aujourd'hui existantes de Paris, de Boulogne et de Salamanque. Plût à Dieu que les juges qui vous refuseraient le premier prix fussent percés de flèches par Apollon, et que jamais les Muses ne franchissent le seuil de leurs portes! Récitez-moi, seigneur, je vous en supplie, quelques vers de grande mesure, car je veux sonder sur tous les points votre admirable génie.[125]«

Est-il besoin de dire que don Lorenzo fut ravi de se voir louer par don Quichotte, bien qu'il le tînt pour un fou? Ô puissance de l'adulation! que tu as d'étendue et que tu portes loin les limites de ton agréable juridiction! Don Lorenzo rendit hommage à cette vérité, car il condescendit au désir de don Quichotte, en lui récitant ce sonnet sur l'histoire de Pyrame et Thisbé:

SONNET

«Le mur est brisé par la belle jeune fille qui ouvrit le coeur généreux de Pyrame. L'amour part de Chypre, et va en droiture voir la fente étroite et prodigieuse.

«Là parle le silence, car la voix n'ose point passer par un si étroit détroit; les âmes, oui, car l'amour a coutume de rendre facile la plus difficile des choses.

«Le désir a mal réussi, et la démarche de l'imprudente vierge attire, au lieu de son plaisir, sa mort. Voyez quelle histoire:

«Tous deux en même temps, ô cas étrange! les tue, les couvre et les ressuscite, une épée, une tombe, un souvenir.»

«Béni soit Dieu! s'écria don Quichotte quand il eut entendu le sonnet de don Lorenzo; parmi la multitude de poëtes consommés qui vivent aujourd'hui, je n'ai pas vu un poëte aussi consommé que Votre Grâce, mon cher seigneur; c'est du moins ce que me donne à penser l'ingénieuse composition de ce sonnet.»

Don Quichotte resta quatre jours parfaitement traité dans la maison de don Diego. Au bout de ce temps, il lui demanda la permission de partir.

«Je vous suis très-obligé, lui dit-il, du bon accueil que j'ai reçu dans votre maison; mais comme il sied mal aux chevaliers errants de donner beaucoup d'heures à l'oisiveté et à la mollesse, je veux aller remplir le devoir de ma profession en cherchant les aventures, dont j'ai connaissance que cette terre abonde. J'espère ainsi passer le temps, en attendant l'époque des joutes de Saragosse, qui sont l'objet direct de mon voyage. Mais je veux d'abord pénétrer dans la caverne de Montésinos, de laquelle on conte tant et de si grandes merveilles dans ces environs; je chercherai en même temps à découvrir l'origine et les véritables sources des sept lacs appelés vulgairement lagunes de Ruidera.»

Don Diego et son fils louèrent hautement sa noble résolution, et l'engagèrent à prendre de leur maison et de leur bien tout ce qui lui ferait plaisir, s'offrant à lui rendre service avec toute la bonne volonté possible, obligés qu'ils y étaient par le mérite de sa personne et l'honorable profession qu'il exerçait.

Enfin le jour du départ arriva, aussi joyeux pour don Quichotte que triste et fatal pour Sancho Panza, qui, se trouvant fort bien de l'abondance des cuisines de don Diego, se désolait de retourner à la disette en usage dans les forêts et dans les déserts, et d'être réduit aux chétives provisions de son bissac. Néanmoins, il le remplit tout comble de ce qui lui sembla le plus nécessaire. Quand don Quichotte prit congé de ses hôtes, il dit à don Lorenzo:

«Je ne sais si j'ai déjà dit à Votre Grâce, et, en tout cas, je le lui répète, que si vous voulez abréger les peines et le chemin pour arriver au faîte inaccessible de la renommée, vous n'avez qu'une chose à faire: laissez le sentier de la poésie, quelque peu étroit, et prenez le sentier de la chevalerie errante. Cela suffit pour devenir empereur en un tour de main.»

Par ces propos, don Quichotte acheva de décider le procès de sa folie, et plus encore par ceux qu'il ajouta:

«Dieu sait, dit-il, si je voudrais emmener avec moi le seigneur don Lorenzo, pour lui enseigner comment il faut épargner les humbles et fouler aux pieds les superbes[126], vertus inhérentes à la profession que j'exerce. Mais, puisque son jeune âge ne l'exige point encore, et que ses louables études s'y refusent, je me bornerai à lui donner un conseil; c'est qu'étant poëte, il pourra devenir célèbre s'il se guide plutôt sur l'opinion d'autrui que sur la sienne propre. Il n'y a ni père ni mère auxquels leurs enfants semblent laids, et, pour les enfants de l'intelligence, cette erreur a plus cours encore.»

Le père et le fils s'étonnèrent de nouveau des propos entremêlés de don Quichotte, tantôt sensés, tantôt extravagants, et de la ténacité qu'il mettait à se lancer incessamment à la quête de ses malchanceuses aventures, terme et but de tous ses désirs. Après s'être mutuellement réitéré les politesses et les offres de service, avec la gracieuse permission de la dame du château, don Quichotte et Sancho s'éloignèrent, l'un sur Rossinante, l'autre sur le grison.

Chapitre XIX

Où l'on raconte l'aventure du berger amoureux, avec d'autres événements gracieux en vérité

Don Quichotte n'était encore qu'à peu de distance du village de don Diego, quand il fut rejoint par deux espèces de prêtres ou d'étudiants et deux laboureurs, qui cheminaient montés tous quatre sur des bêtes à longues oreilles.

L'un des étudiants avait, en guise de portemanteau, un petit paquet de grosse toile verte qui enveloppait quelques hardes et deux paires de bas en bure noire; l'autre ne portait autre chose que deux fleurets neufs avec leurs boutons. Quant aux laboureurs, ils étaient chargés de plusieurs effets qu'ils venaient sans doute d'acheter dans quelque grande ville pour les porter à leur village. Étudiants et laboureurs tombèrent dans la même surprise que tous ceux qui voyaient don Quichotte pour la première fois, et ils mouraient d'envie de savoir quel était cet homme si différent des autres et si hors de l'usage commun.

Don Quichotte les salua, et, quand il eut appris qu'ils suivaient le même chemin que lui, il leur offrit sa compagnie, en les priant de retenir un peu le pas, car leurs bourriques marchaient plus vite que son cheval. Pour se montrer obligeant, il leur dit en peu de mots quelles étaient sa personne et sa profession, à savoir qu'il était chevalier errant, et qu'il allait chercher des aventures dans les quatre parties du monde. Il ajouta qu'il s'appelait de son nom propre don Quichotte de la Manche, et par surnom _le chevalier des Lions. _Tout cela, pour les laboureurs, c'était comme s'il eût parlé grec ou argot de bohémiens; mais non pour les étudiants, qui reconnurent bientôt le vide de sa cervelle. Néanmoins, ils le regardaient avec un étonnement mêlé de respect, et l'un d'eux lui dit:

«Si Votre Grâce, seigneur chevalier, ne suit aucun chemin fixe, comme ont coutume de faire ceux qui cherchent des aventures, venez avec nous, et vous verrez une des noces les plus belles et les plus riches qu'on ait célébrées jusqu'à ce jour dans la Manche et à plusieurs lieues à la ronde.»

Don Quichotte demanda s'il s'agissait des noces de quelque prince, pour en faire un si grand récit.

«Non, répondit l'étudiant, ce ne sont que les noces d'un paysan et d'une paysanne; l'un est le plus riche de tout le pays; l'autre, la plus belle qu'aient vue les hommes. On va célébrer leur mariage avec une pompe extraordinaire et nouvelle; car les noces se feront dans un pré qui touche au village de la fiancée, qu'on appelle par excellence Quitéria la Belle. Le fiancé se nomme Camache le Riche. Elle a dix-huit ans, lui vingt-deux; tous deux égaux de condition, bien que des gens curieux, qui savent par coeur les filiations du monde entier, prétendent que la belle Quitéria l'emporte en ce point sur Camache. Mais il ne faut pas regarder à cela; les richesses sont assez puissantes pour souder bien des cassures et boucher bien des trous. En effet, ce Camache est libéral; et il lui a pris fantaisie de faire couvrir tout le pré avec des branches d'arbres, de façon que le soleil aura de la peine à réussir s'il veut visiter l'herbe fraîche dont la terre est couverte. Il a fait aussi composer des danses, tant à l'épée qu'aux petits grelots[127], car il y a dans son village des gens qui savent merveilleusement les faire sonner. Pour les danseurs aux souliers[128], je n'en dis rien, il en a commandé un monde. Mais pourtant, de toutes les choses que j'ai mentionnées et de bien d'autres que j'ai passées sous silence, aucune, j'imagine, ne rendra ses noces aussi mémorables que les équipées qu'y fera sans doute le désespéré Basile. Ce Basile est un jeune berger habitant le village de Quitéria, où il avait sa maison porte à porte avec celle des parents de la belle paysanne. L'amour prit de là occasion de rappeler au monde l'histoire oubliée de Pyrame et Thisbé, car Basile devint amoureux de Quitéria dès ses plus tendres années, et la jeune fille le paya de retour par mille chastes faveurs, si bien que dans le village on comptait par passe-temps les amours des enfants Basile et Quitéria. Ils grandirent tous deux, et le père de Quitéria résolut de refuser à Basile l'entrée qu'avait eue celui-ci jusqu'alors dans sa maison; puis, pour s'ôter le souci et les craintes, il convint de marier sa fille avec le riche Camache, ne trouvant pas convenable de la donner à Basile, qui n'était pas aussi bien traité par la fortune que par la nature; car, s'il faut dire la vérité sans envie, c'est bien le garçon le mieux découplé que nous connaissions, vigoureux tireur de barre, excellent lutteur et grand joueur de balle. Il court comme un daim, saute mieux qu'une chèvre, et abat les quilles comme par enchantement. Du reste, il chante comme une alouette, pince d'une guitare à la faire parler, et, par-dessus tout, joue de la dague aussi bien que le plus huppé.

— Pour ce seul mérite, s'écria don Quichotte, ce garçon méritait d'épouser, non-seulement la belle Quitéria, mais la reine Genièvre elle-même, si elle vivait encore, en dépit de Lancelot et de tous ceux qui voudraient s'y opposer.

— Allez donc dire cela à ma femme, interrompit Sancho, qui n'avait fait jusqu'alors que se taire et écouter; ce qu'elle veut, c'est que chacun se marie avec son égal, se fondant sur le proverbe qui dit: «Chaque brebis avec sa pareille.»[129] Ce que je voudrais, moi, c'est que ce bon garçon de Basile, auquel je m'affectionne, se mariât avec cette dame Quitéria, et maudits soient dans ce monde et dans l'autre ceux qui empêchent les gens de se marier à leur goût.

— Si tous ceux qui s'aiment pouvaient ainsi se marier, dit don Quichotte, ce serait ôter aux parents le droit légitime de choisir pour leurs enfants, et de les établir comme et quand il convient; et, si le choix des maris était abandonné à la volonté des filles, telle se trouverait qui prendrait le valet de son père, et telle autre le premier venu qu'elle aurait vu passer dans la rue fier et pimpant, bien que ce ne fût qu'un spadassin débauché. L'amour aveugle facilement les yeux de l'intelligence, si nécessaires pour le choix d'un état. Dans celui qu'exige le mariage, on court grand risque de se tromper; il faut un grand tact et une faveur particulière du ciel pour rencontrer juste. Quelqu'un veut faire un long voyage; s'il est prudent, avant de se mettre en route, il choisira une compagnie agréable et sûre. Pourquoi ne ferait-il pas de même, celui qui doit cheminer tout le cours de sa vie jusqu'au terme de la mort, surtout si cette compagnie doit le suivre au lit, à la table, partout, comme fait la femme pour son mari? La femme légitime n'est pas une marchandise qu'on puisse rendre, changer ou céder après l'avoir achetée; c'était un accident inséparable, qui dure autant que la vie; c'est un lien qui, une fois jeté autour du cou, se change en noeud gordien, et ne peut se détacher, à moins qu'il ne soit tranché par la faux de la mort. Je pourrais dire bien d'autres choses encore sur ce sujet, mais j'en suis détourné par l'envie de savoir s'il reste au seigneur licencié quelque chose à me dire à propos de l'histoire de Basile.

— Il ne me reste qu'une chose à dire, répondit l'étudiant, bachelier ou licencié, comme l'avait appelé don Quichotte; c'est que, du jour où Basile a su que la belle Quitéria épousait Camache le Riche, on ne l'a plus vu rire, on ne l'a plus entendu tenir un propos sensé. Il marche toujours triste et pensif, se parlant à lui-même, ce qui est un signe infaillible qu'il a perdu l'esprit. Il mange peu, ne dort pas davantage; s'il mange, ce sont des fruits; s'il dort, c'est en plein champ sur la terre, comme une brute. De temps en temps, il regarde le ciel, et d'autres fois il cloue les yeux à terre, dans une telle extase qu'il semble une statue habillée dont l'air agite les vêtements. Enfin, il témoigne si vivement la passion qu'il a dans le coeur, que tous ceux qui le connaissent craignent que le _oui _prononcé demain par la belle Quitéria ne soit l'arrêt de sa mort.

— Dieu fera mieux les choses, s'écria Sancho; car, s'il donne le mal, il donne la médecine. Personne ne sait ce qui doit arriver; d'ici à demain il y a bien des heures, et en un seul moment la maison peut tomber; j'ai vu souvent pleuvoir et faire du soleil tout à la fois, et tel se couche le soir bien portant qui ne peut plus remuer le lendemain matin. Dites-moi: quelqu'un, par hasard, se flatterait-il d'avoir mis un clou à la roue de la fortune? Non certes; et d'ailleurs, entre le oui et le non de la femme, je n'oserais pas seulement mettre la pointe d'une aiguille, car elle n'y tiendrait pas. Faites seulement que Quitéria aime Basile de bon coeur et de bonne volonté, et moi je lui donnerai un sac de bonne aventure, car l'amour, à ce que j'ai ouï dire, regarde avec des lunettes qui font paraître le cuivre de l'or, la pauvreté des richesses et la chassie des perles.

— Où diable t'arrêteras-tu, Sancho maudit? s'écria don Quichotte. Quand tu commences à enfiler des proverbes et des histoires, personne ne peut te suivre, si ce n'est Judas lui-même, et puisse- t-il t'emporter? Dis-moi, animal, que sais-tu de clous et de roues, et de quoi que ce soit?

— Oh, pardieu! si l'on ne m'entend pas, répondit Sancho, il n'est pas étonnant que mes sentences passent pour des sottises. Mais n'importe, moi je m'entends, et je sais que je n'ai pas dit tant de bêtises que vous voulez le croire; c'est plutôt que Votre Grâce, mon cher seigneur, est toujours le contrôleur de mes paroles et de mes actions.

— Dis donc contrôleur, s'écria don Quichotte, ô prévaricateur du beau langage, que Dieu confonde et maudisse!

— Que Votre Grâce ne se fâche pas contre moi, répondit Sancho. Vous savez bien que je n'ai pas été élevé à la cour, que je n'ai pas étudié à Salamanque, pour connaître si j'ôte ou si je mets quelques lettres de trop à mes paroles. Vive Dieu! il ne faut pas non plus obliger le paysan de Sayago à parler comme le citadin de Tolède[130]. Encore y a-t-il des Tolédains qui ne sont guère avancés dans la façon de parler poliment.

— C'est bien vrai, dit le licencié, car ceux qui sont élevés dans les tanneries et les boutiques du Zocodover ne peuvent parler aussi bien que ceux qui passent tout le jour à se promener dans le cloître de la cathédrale; et pourtant ils sont tous de Tolède. Le langage pur, élégant, choisi appartient aux gens de cour éclairés, fussent-ils nés dans une taverne de Majalahonda; je dis éclairés, car il y en a beaucoup qui ne le sont pas; et les lumières sont la vraie grammaire du bon langage, quand l'usage les accompagne. Moi, seigneur, pour mes péchés, j'ai étudié le droit canonique à Salamanque, et je me pique quelque peu d'exprimer mes idées avec des paroles claires, nettes et significatives.

— Si vous ne vous piquiez pas, dit l'autre étudiant, de jouer mieux encore de ces fleurets que de la langue, vous auriez eu la tête au concours des licences, au lieu d'avoir la queue.

— Écoutez, bachelier, reprit le licencié, votre opinion sur l'adresse à manier l'épée est la plus grande erreur du monde, si vous croyez cette adresse vaine et inutile.

— Pour moi, ce n'est pas une opinion, répondit l'autre, qui se nommait Corchuelo, c'est une vérité démontrée, et, si vous voulez que je vous le prouve par l'expérience, l'occasion est belle; vous avez là des fleurets; j'ai, moi, le poignet vigoureux, et, avec l'aide de mon courage, qui n'est pas mince, il vous fera confesser que je ne me trompe pas. Allons, mettez pied à terre, et faites usage de vos mouvements de pieds et de mains, de vos angles, de vos cercles, de toute votre science; j'espère bien vous faire voir des étoiles en plein midi, avec mon adresse tout inculte et naturelle, en laquelle, après Dieu, j'ai assez de confiance pour dire que celui-là est encore à naître qui me fera tourner le dos, et qu'il n'y a point d'homme au monde auquel je ne me charge de faire perdre l'équilibre.

— Que vous tourniez ou non le dos, je ne m'en mêle pas, répliqua l'habile escrimeur; mais pourtant il pourrait se faire que, dans l'endroit même où vous cloueriez le pied pour la première fois, on y creusât votre sépulture, je veux dire que la mort vous fût donnée par cette adresse que vous méprisez tant.

— C'est ce que nous allons voir», répondit Corchuelo.

Et, sautant lestement à bas de son âne, il saisit avec furie un des fleurets que le licencié portait sur sa monture.

«Les choses ne doivent pas se passer ainsi, s'écria don Quichotte; je veux être votre maître d'escrime, et le juge de cette querelle tant de fois débattue et jamais décidée.»

Il mit alors pied à terre, et, prenant sa lance à la main, il se plaça au milieu de la route, tandis que le licencié s'avançait avec une contenance dégagée et en mesurant ses pas, contre Corchuelo, qui venait à sa rencontre, lançant, comme on dit, des flammes par les yeux. Les deux autres paysans qui les accompagnaient servirent, sans descendre de leurs bourriques, de spectateurs à cette mortelle tragédie.

Les bottes d'estoc et de taille que portait Corchuelo, les revers, les fendants, les coups à deux mains, étaient innombrables, et tombaient comme la grêle. Le bachelier attaquait en lion furieux, mais le licencié, d'une tape qu'il lui envoyait avec le bouton de son fleuret, l'arrêtait court au milieu de sa furie, et le lui faisait baiser comme si c'eût été une relique, bien qu'avec moins de dévotion. Finalement, le licencié lui compta, à coups de pointe, tous les boutons d'une demi-soutane qu'il portait, et lui en déchira les pans menus comme des queues de polypes[131]. Il lui jeta deux fois le chapeau par terre, et le fatigua tellement, que, de dépit et de rage, l'autre prit son fleuret par la poignée, et le lança dans l'air avec tant de vigueur, qu'il l'envoya presque à trois quarts de lieue. C'est ce que témoigna par écrit l'un des laboureurs, greffier de son état, qui alla le ramasser, et ce témoignage doit servir à faire reconnaître, sur preuve authentique, comment la force est vaincue par l'adresse.

Corchuelo s'était assis tout essoufflé, et Sancho, s'approchant de lui:

«Par ma foi, seigneur bachelier, lui dit-il, si Votre Grâce suit mon conseil, vous ne vous aviserez plus désormais de défier personne à l'escrime, mais plutôt à lutter ou à jeter la barre, car vous avez pour cela de la jeunesse et des forces. Quant à ceux qu'on appelle tireurs d'armes, j'ai ouï dire qu'ils mettent la pointe d'une épée dans le trou d'une aiguille.

— Je me contente, répondit Corchuelo, d'être comme on dit, tombé de mon âne, et d'avoir appris par expérience une vérité que j'étais bien loin de croire.»

En disant cela, il se leva pour embrasser le licencié, et ils restèrent meilleurs amis qu'auparavant. Ils ne voulurent point attendre le greffier, qui avait été chercher le fleuret, pensant qu'il serait trop long à revenir, et résolurent de suivre leur chemin pour arriver de bonne heure au village de Quitéria, d'où ils étaient tous. Pendant la route qu'il leur restait à faire, le licencié leur expliqua les excellences de l'escrime, avec tant de raisons évidentes, tant de figures et de démonstrations mathématiques, que tout le monde demeura convaincu des avantages de cette science, et Corchuelo fut guéri de son entêtement.

La nuit était venue, et, avant d'arriver, ils crurent voir devant le village un ciel rempli d'innombrables étoiles resplendissantes. Ils entendirent également le son confus et suave de divers instruments, comme flûtes, tambourins, psaltérions, luths, musettes et tambours de basque.

En approchant, ils virent que les arbres d'une ramée qu'on avait élevée de mains d'homme à l'entrée du village étaient tout chargés de lampes d'illumination, que le vent n'éteignait pas, car il soufflait alors si doucement qu'il n'avait pas la force d'agiter les feuilles des arbres. Les musiciens étaient chargés des divertissements de la noce; ils parcouraient, en diverses quadrilles, cet agréable séjour, les uns dansant, et d'autres encore jouant des instruments qu'on vient de citer.

En somme, on aurait dit que, sur toute l'étendue de cette prairie, courait l'allégresse et sautait le contentement. Une foule d'autres hommes étaient occupés à construire des échafauds et des gradins, d'où l'on pût le lendemain voir commodément les représentations et les danses qui devaient se faire en cet endroit pour célébrer les noces du riche Camache et les obsèques de Basile.

Don Quichotte ne voulut point entrer dans le village, quoiqu'il en fût prié par le bachelier et le laboureur. Il donna pour excuse, bien suffisante à son avis, que c'était la coutume des chevaliers errants de dormir dans les champs et les forêts plutôt que dans les habitations, fût-ce même sous des lambris dorés. Après cette réponse, il se détourna quelque peu du chemin, fort contre le gré de Sancho, auquel revint à la mémoire le bon gîte qu'il avait trouvé dans le château ou la maison de don Diego.

Chapitre XX

Où l'on raconte les noces de Camache le Riche, avec l'aventure de Basile le Pauvre

À peine la blanche aurore avait-elle fait place au brillant Phébus, pour qu'il séchât par de brûlants rayons les perles liquides de ses cheveux d'or, que don Quichotte, secouant la paresse de ses membres, se mit sur pied, et appela son écuyer Sancho, qui ronflait encore. En le voyant ainsi, les yeux fermés et la bouche ouverte, don Quichotte lui dit, avant de l'éveiller:

«Ô toi, bienheureux entre tous ceux qui vivent sur la face de la terre, puisque, sans porter envie et sans être envié, tu dors dans le repos de ton esprit, aussi peu persécuté des enchanteurs que troublé des enchantements! Dors, répété-je et répéterai-je cent autres fois, toi qui n'as point à souffrir de l'insomnie continuelle d'une flamme jalouse, toi que n'éveille point le souci de payer des dettes qui sont échues, ni celui de fournir à la subsistance du lendemain pour toi et ta pauvre petite famille. Ni l'ambition ne t'agite, ni la vaine pompe du monde ne te tourmente, puisque les limites de tes désirs ne s'étendent pas au delà du soin de ton âne, car celui de ta personne est remis à ma charge comme un juste contrepoids qu'imposent aux seigneurs la nature et l'usage. Le valet dort, et le maître veille, pensant de quelle manière il pourra le nourrir, améliorer son sort et lui faire merci. Le chagrin de voir un ciel de bronze refuser à la terre la vivifiante rosée n'afflige point le serviteur, mais le maître, qui doit alimenter, dans la stérilité et la famine, celui qui l'a servi dans l'abondance et la fertilité.»

À tout cela, Sancho ne répondait mot, car il dormait, et certes il ne se serait pas éveillé de sitôt, si don Quichotte, avec le bout de sa lance, ne l'eût fait revenir à lui. Il s'éveilla enfin, en se frottant les yeux, en étendant les bras; puis, tournant le visage à droite et à gauche:

«Du côté de cette ramée, dit-il, vient, si je ne me trompe, un fumet et une odeur bien plutôt de tranches de jambon frites que de thym et de serpolet. Sur mon âme, noces qui s'annoncent par de telles odeurs promettent d'être abondantes et généreuses.

— Tais-toi, glouton, dit don Quichotte, et lève-toi vite; nous irons assister à ce mariage, pour voir ce que fera le dédaigné Basile.

— Ma foi, répondit Sancho, qu'il fasse ce qu'il voudra. Pourquoi est-il pauvre? il aurait épousé Quitéria. Mais, quand on n'a pas un sou vaillant, faut-il vouloir se marier dans les nuages? En vérité, seigneur, moi je suis d'avis que le pauvre doit se contenter de ce qu'il trouve, et non chercher des perles dans les vignes. Je gagerais un bras que Camache peut enfermer Basile dans un sac d'écus. S'il en est ainsi, Quitéria serait bien sotte de repousser les parures et les joyaux que lui a donnés Camache et qu'il peut lui donner encore, pour choisir le talent de Basile à jeter la barre et à jouer du fleuret. Sur le plus beau jet de barre et la meilleure botte d'escrime, on ne donne pas un verre de vin à la taverne. Des talents et des grâces qui ne rapportent rien, en ait qui voudra. Mais quand ces talents et ces grâces tombent sur quelqu'un qui a la bourse pleine, ah! je voudrais pour lors avoir aussi bonne vie qu'ils ont bonne façon. C'est sur un bon fondement qu'on peut élever un bon édifice, et le meilleur fondement du monde, c'est l'argent.

— Par le saint nom de Dieu! s'écria don Quichotte, finis ta harangue, Sancho; je suis convaincu que, si on te laissait continuer celles que tu commences à chaque pas, il ne te resterait pas assez de temps pour manger ni pour dormir, et que tu ne l'emploierais qu'à parler.

— Si Votre Grâce avait bonne mémoire, répliqua Sancho, vous vous rappelleriez les clauses de notre traité avant que nous prissions, cette dernière fois, la clef des champs. L'une d'elles fut que vous me laisseriez parler tant que j'en aurais envie, pourvu que ce ne fût ni contre le prochain ni contre votre autorité; et jusqu'à présent, il me semble que je n'ai pas contrevenu aux défenses de cette clause.

— Je ne me rappelle pas cette clause le moins du monde, Sancho, répondit don Quichotte; mais, quand même il en serait ainsi, je veux que tu te taises et que tu me suives; car voilà les instruments que nous entendions hier soir qui recommencent à réjouir les vallons, et sans doute que le mariage se célébrera pendant la fraîcheur de la matinée plutôt que pendant la chaleur du tantôt.»

Sancho obéit à son maître, et, quand il eut mis la selle à Rossinante et le bât au grison, ils enfourchèrent tous deux leurs bêtes, et entrèrent pas à pas sous la ramée. La première chose qui s'offrit aux regards de Sancho, ce fut un boeuf tout entier embroché dans un tronc d'ormeau; et, dans le foyer où l'on allait le faire rôtir, brûlait une petite montagne de bois.

Six marmites étaient rangées autour de ce bûcher; et certes, elles n'avaient point été faites dans le monde ordinaire des marmites, car c'étaient six larges cruches à vin[132], qui contenaient chacune un abattoir de viande. Elles cachaient dans leurs flancs des moutons entiers, qui n'y paraissaient pas plus que si c'eût été des pigeonneaux. Les lièvres dépouillés de leurs peaux et les poules toutes plumées, qui pendaient aux arbres pour être bientôt ensevelis dans les marmites, étaient innombrables, ainsi que les oiseaux et le gibier de diverses espèces pendus également aux branches, pour que l'air les entretînt frais. Sancho compta plus de soixante grandes outres d'au moins cinquante pintes chacune, toutes remplies, ainsi qu'on le vit ensuite, de vins généreux. Il y avait des monceaux de pains blancs, comme on voit des tas de blé dans les granges. Les fromages, amoncelés comme des briques sur champ, formaient des murailles, et deux chaudrons d'huile, plus grands que ceux d'un teinturier, servaient à frire les objets de pâtisserie, qu'on en retirait avec deux fortes pelles, et qu'on plongeait dans un autre chaudron de miel qui se trouvait à côté. Les cuisiniers et les cuisinières étaient au nombre de plus de cinquante, tous propres, tous diligents et satisfaits. Dans le large ventre du boeuf étaient cousus douze petits cochons de lait, qui devaient l'attendrir et lui donner du goût. Quant aux épices de toutes sortes, on ne semblait pas les avoir achetées par livres, mais par quintaux, et elles étaient étalées dans un grand coffre ouvert. Finalement les apprêts de la noce étaient rustiques, mais assez abondants pour nourrir une armée.

Sancho Panza regardait avec de grands yeux toutes ces merveilles, et les contemplait, et s'en trouvait ravi. La première chose qui le captiva, ce furent les marmites, dont il aurait bien volontiers pris un petit pot-au-feu; ensuite les outres lui touchèrent le coeur, puis enfin les gâteaux de fruits cuits à la poêle, si toutefois on peut appeler poêles d'aussi vastes chaudrons. Enfin, n'y pouvant plus tenir, il s'approcha de l'un des diligents cuisiniers, et, avec toute la politesse d'un estomac affamé, il le pria de lui laisser tremper une croûte de pain dans une de ces marmites.

— Frère, répondit le cuisinier, ce jour n'est pas de ceux sur qui la faim ait prise, grâce au riche Camache. Mettez pied à terre, et regardez s'il n'y a point par là quelque cuiller à pot; vous écumerez une poule ou deux, et grand bien vous fasse.

— Je ne vois aucune cuiller, répliqua Sancho.

— Attendez un peu, reprit le cuisinier. Sainte Vierge! que vous faites l'innocent, et que vous êtes embarrassé pour peu de chose!»

En disant cela, il prit une casserole, la plongea dans une des cruches qui servaient de marmites, et en tira d'un seul coup trois poules et deux oies.

«Tenez, ami, dit-il à Sancho, déjeunez avec cette écume, en attendant que vienne l'heure du dîner.

— Mais je n'ai rien pour la mettre, répondit Sancho.

— Eh bien! reprit le cuisinier, emportez la casserole et tout; rien ne coûte à la richesse et à la joie de Camache.»

Pendant que Sancho faisait ainsi ses petites affaires, don Quichotte regardait entrer, par un des côtés de la ramée, une douzaine de laboureurs, montés sur douze belles juments couvertes de riches harnais de campagne et portant une foule de grelots sur la courroie du poitrail. Ils étaient vêtus d'habits de fête, et ils firent en bon ordre plusieurs évolutions d'un bout à l'autre de la prairie, jetant tous ensemble ces cris joyeux:

«Vive Camache et Quitéria, lui aussi riche qu'elle est belle, et elle, la plus belle du monde!»

Quand don Quichotte entendit cela:

«On voit bien, se dit-il tout bas, que ces gens n'ont pas vu ma Dulcinée du Toboso; s'ils l'eussent vue, ils retiendraient un peu la bride aux louanges de cette Quitéria.»

Un moment après, ont vit entrer en divers endroits de la ramée plusieurs choeurs de danse de différentes espèces, entre autres une troupe de danseurs à l'épée, composée de vingt-quatre jeunes gens de bonne mine, tous vêtus de fine toile blanche, et portant sur la tête des mouchoirs en soie de diverses couleurs. Ils étaient conduits par un jeune homme agile, auquel l'un des laboureurs de la troupe des juments demanda si quelques-uns des danseurs s'étaient blessés.

«Aucun jusqu'à présent, béni soit Dieu! répondit le chef. Nous sommes tous bien portants.»

Aussitôt il commença à former une mêlée avec ses compagnons, faisant tant d'évolutions et avec tant d'adresse, que don Quichotte, tout habitué qu'il était à ces sortes de danses, avoua qu'il n'en avait jamais vu de mieux exécutée que celle-là.

Il ne fut pas moins ravi d'un autre choeur de danse qui entra bientôt après. C'était une troupe de jeunes filles choisies pour leur beauté, si bien du même âge qu'aucune ne semblait avoir moins de quatorze ans, ni aucune plus de dix-huit. Elles étaient toutes vêtues de léger drap vert, avec les cheveux moitié tressés, moitié flottants, mais si blonds tous qu'ils auraient pu le disputer à ceux du soleil; et sur la chevelure elles portaient des guirlandes formées de jasmins, de roses, d'amarantes et de fleurs de chèvrefeuille. Cette troupe était conduite par un vénérable vieillard et une imposante matrone, mais plus légers et plus ingambes que ne l'annonçait leur grand âge. C'était le son d'une cornemuse de Zamora qui leur donnait la mesure, et ces jeunes vierges, portant la décence sur le visage et l'agilité dans les pieds, se montraient les meilleures danseuses du monde.

Après elles, parut une danse composée, et de celles qu'on appelle parlantes.[133] C'était une troupe de huit nymphes réparties en deux files. L'une de ces files était conduite par le dieu Cupidon, l'autre par l'Intérêt; celui-là paré de ses ailes, de son arc et de son carquois; celui-ci vêtu de riches étoffes d'or et de soie. Les nymphes qui suivaient l'Amour portaient derrière les épaules leurs noms en grandes lettres sur du parchemin blanc. _Poésie _était le titre de la première; celui de la seconde, _Discrétion; _celui de la troisième, _Belle famille, _et celui de la quatrième, V_aillance. _Les nymphes que guidait l'Intérêt se trouvaient désignées de la même façon. _Libéralité _était le titre de la première; _Largesse, _celui de la seconde; _Trésor, c_elui de la troisième, et celui de la quatrième, _Possession pacifique. _Devant la troupe marchait un château de bois traîné par quatre sauvages, tous vêtus de feuilles de lierre et de filasse peinte en vert, accoutrés si au naturel que peu s'en fallut qu'ils ne fissent peur à Sancho. Sur la façade du château et sur ses quatre côtés était écrit: _Château de sage prudence. _Ils avaient pour musiciens quatre habiles joueurs de flûte et de tambourin. Cupidon commença la danse. Après avoir fait deux figures, il leva les yeux; et, dirigeant son arc contre une jeune fille qui était venue se placer entre les créneaux du château, il lui parla de la sorte:

«Je suis le dieu tout-puissant dans l'air, sur la terre, dans la mer profonde, et sur tout ce que l'abîme renferme en son gouffre épouvantable.

«Je n'ai jamais connu ce que c'est que la peur; tout ce que je veux, je le puis, quand même je voudrais l'impossible; et, en tout ce qui est possible, je mets, j'ôte, j'ordonne et je défends.»

La strophe achevée, il lança une flèche sur le haut du château, et regagna sa place.

Alors l'Intérêt s'avança; il dansa également deux pas, et, les tambourins se taisant, il dit à son tour:

«Je suis celui qui peut plus que l'Amour, et c'est l'Amour qui me guide; je suis de la meilleure race que le ciel entretienne sur la terre, de la plus connue et de la plus illustre.

«Je suis l'Intérêt, par qui peu de gens agissent bien; et agir sans moi serait grand miracle; mais, tel que je suis, je me consacre à toi, à tout jamais. Amen.»

L'Intérêt s'étant retiré, la Poésie s'avança, et, après avoir dansé ses pas comme les autres, portant les yeux sur la demoiselle du château, elle dit:

«En très-doux accents, en pensées choisies, graves et spirituelles, la très-douce Poésie t'envoie, ma dame, son âme enveloppée de mille sonnets.

«Si ma poursuite ne t'importune pas, ton sort, envié de bien d'autres femmes, sera porté par moi au-dessus du croissant de la lune.»

La Poésie s'éloigna, et la Libéralité, s'étant détachée du groupe de l'Intérêt, dit après avoir fait ses pas:

«On appelle Libéralité la façon de donner aussi éloignée de la prodigalité que de l'extrême contraire, lequel annonce un faible et mol attachement.

«Mais moi, pour te grandir, je veux être désormais plutôt prodigue; c'est un vice sans doute, mais un vice noble et d'un coeur amoureux qui se montre par ses présents.»

De la même façon s'avancèrent et se retirèrent tous les personnages des deux troupes; chacun fit ses pas et récita ses vers, quelques-uns élégants, d'autres ridicules; mais don Quichotte ne retint par coeur (et pourtant sa mémoire était grande) que ceux qui viennent d'être cités. Ensuite, les deux troupes se mêlèrent, faisant et défaisant des chaînes, avec beaucoup de grâce et d'aisance. Quand l'Amour passait devant le château, il lançait ses flèches par-dessus, tandis que l'Intérêt brisait contre ses murs des boules dorées[134]. Finalement, quand ils eurent longtemps dansé, l'Intérêt tira de sa poche une grande bourse, faite avec la peau d'un gros chat angora, et qui semblait pleine d'écus; puis il la lança contre le château, et, sur le coup, les planches, s'entrouvrirent et tombèrent à terre, laissant la jeune fille à découvert et sans défense. L'Intérêt s'approcha d'elle avec les personnages de sa suite, et, lui ayant jeté une grosse chaîne d'or au cou, ils parurent la saisir et l'emmener prisonnière. À cette vue, l'Amour et ses partisans firent mine de vouloir la leur enlever, et toutes les démonstrations d'attaque et de défense se faisaient en mesure, au son des tambourins. Les sauvages vinrent séparer les deux troupes, et, quand ils eurent rajusté avec promptitude les planches du château de bois, la demoiselle s'y renferma de nouveau, et ce fut ainsi que finit la danse, au grand contentement des spectateurs.

Don Quichotte demanda à l'une des nymphes qui l'avait composée et mise en scène. Elle répondit que c'était un bénéficier du village, lequel avait une fort gentille habileté pour ces sortes d'inventions.

«Je gagerais, reprit don Quichotte, que ce bachelier ou bénéficier doit être plus ami de Camache que de Basile, et qu'il s'entend mieux à mordre le prochain qu'à chanter les vêpres. Il a, du reste, fort bien encadré dans la danse les petits talents de Basile et les grandes richesses de Camache.»

Sancho Panza, qui l'écoutait parler, dit aussitôt:

«Au roi le coq, c'est à Camache que je m'en tiens.

— On voit bien, Sancho, reprit don Quichotte, que tu es un manant, et de ceux qui disent: Vive qui a vaincu!

— Je ne sais trop desquels je suis, répondit Sancho; je sais bien que jamais je ne tirerai des marmites de Basile une aussi élégante écume que celle-ci, tirée des marmites de Camache.»

Et en même temps il fit voir à son maître la casserole pleine de poules et d'oisons. Puis il prit une des volailles, et se mit à manger avec autant de grâce que d'appétit.

«Pardieu, dit-il en avalant, à la barbe des talents de Basile! car autant tu as, autant tu vaux, et autant tu vaux, autant tu as. Il n'y a que deux sortes de rangs et de familles dans le monde, comme disait une de mes grand-mères, c'est _l'avoir _et le _n'avoir pas__[135]__, _et c'est à l'avoir qu'elle se rangeait. Au jour d'aujourd'hui, mon seigneur don Quichotte, on tâte plutôt le pouls à l'avoir qu'au savoir, et un âne couvert d'or a meilleure mine qu'un cheval bâté. Aussi, je le répète, c'est à Camache que je m'en tiens, à Camache, dont les marmites donnent pour écume des oies, des poules, des lièvres et des lapins. Quant à celles de Basile, si l'on tirait le bouillon, ce ne serait que de la piquette.

— As-tu fini ta harangue, Sancho? demanda don Quichotte.

— Il faut bien que je la finisse, répondit Sancho, car je vois que Votre Grâce se fâche de l'entendre; mais si cette raison ne se mettait à la traverse, j'avais taillé de l'ouvrage pour trois jours.

— Plaise à Dieu, Sancho, reprit don Quichotte, que je te voie muet avant de mourir!

— Au train dont nous allons, répliqua Sancho, avant que vous soyez mort, je serai à broyer de la terre entre les dents, et peut-être alors serai-je si muet que je ne soufflerai mot jusqu'à la fin du monde, ou du moins jusqu'au jugement dernier.

— Quand même il en arriverait ainsi, ô Sancho, repartit don Quichotte, jamais ton silence ne vaudra ton bavardage, et jamais tu ne te tairas autant que tu as parlé, que tu parles et que tu parleras dans le cours de ta vie. D'ailleurs, l'ordre de la nature veut que le jour de ma mort arrive avant celui de la tienne; ainsi je n'espère pas te voir muet, fût-ce même en buvant ou en dormant, ce qui est tout ce que je peux dire de plus fort.

— Par ma foi seigneur, répliqua Sancho, il ne faut pas se fier à la décharnée, je veux dire à la mort, qui mange aussi bien l'agneau que le mouton; et j'ai entendu dire à notre curé qu'elle frappait d'un pied égal les hautes tours des rois et les humbles cabanes des pauvres[136]. Cette dame-là, voyez-vous, a plus de puissance que de délicatesse. Elle ne fait pas la dégoûtée; elle mange de tout, s'arrange de tout, et remplit sa besace de toutes sortes de gens, d'âges et de conditions. C'est un moissonneur qui ne fait pas la sieste, qui coupe et moissonne à toute heure, l'herbe sèche et la verte; l'on ne dirait pas qu'elle mâche les morceaux, mais qu'elle avale et engloutit tout ce qui se trouve devant elle, car elle a une faim canine, qui ne se rassasie jamais; et, bien qu'elle n'ait pas de ventre, on dirait qu'elle est hydropique, et qu'elle a soif de boire toutes les vies des vivants, comme on boit un pot d'eau fraîche.

— Assez, assez, Sancho, s'écria don Quichotte; reste là-haut, et ne te laisse pas tomber; car, en vérité, ce que tu viens de dire de la mort, dans tes expressions rustiques, est ce que pourrait dire de mieux un bon prédicateur. Je te le répète, Sancho, si, comme tu as un bon naturel, tu avais du sens et du savoir, tu pourrais prendre une chaire dans ta main, et t'en aller par le monde prêcher de jolis sermons.

— Prêche bien qui vit bien, répondit Sancho; quant à moi, je ne sais pas d'autres tologies.

— Et tu n'en a pas besoin non plus, ajouta don Quichotte. Mais ce que je ne puis comprendre, c'est que, la crainte de Dieu étant le principe de toute sagesse, toi qui crains plus un lézard que Dieu, tu en saches si long.

— Jugez, seigneur, de vos chevaleries, répondit Sancho, et ne vous mêlez pas de juger des vaillances ou des poltronneries d'autrui, car je suis aussi bon pour craindre Dieu que tout enfant de la commune; et laissez-moi, je vous prie, expédier cette écume; tout le reste serait paroles oiseuses dont on nous demanderait compte dans l'autre vie.»

En parlant ainsi, il revint à l'assaut contre sa casserole, et de si bon appétit, qu'il éveilla celui de don Quichotte, lequel l'aurait aidé sans aucun doute, s'il n'en eût été empêché par ce qu'il faut remettre au chapitre suivant.

Chapitre XXI

Où se continuent les noces de Camache, avec d'autres événements récréatifs

Au moment où don Quichotte et Sancho terminaient l'entretien rapporté dans le chapitre précédent, on entendit s'élever un grand bruit de voix. C'étaient les laboureurs montés sur les juments, qui, à grands cris et à grande course, allaient recevoir les nouveaux mariés. Ceux-ci s'avançaient au milieu de mille espèces d'instruments et d'inventions, accompagnés du curé, de leurs parents des deux familles, et de la plus brillante compagnie des villages circonvoisins, tous en habits de fête.

Dès que Sancho vit la fiancée, il s'écria:

«En bonne foi de Dieu, ce n'est pas en paysanne qu'elle est vêtue, mais en dame de palais. Pardine, à ce que j'entrevois, les patènes[137] qu'elle devrait porter au cou sont de riches pendeloques de corail, et la serge verte de Cuenca est devenue du velours à trente poils. De plus, voilà que la garniture de bandes de toile blanche s'est, sur mon honneur, changée en frange de satin. Mais voyez donc ces mains parées de bagues de jais! que je meure si ce ne sont pas des anneaux d'or, et de bon or fin, où sont enchâssées des perles blanches comme du lait caillé, dont chacune doit valoir un oeil de la tête. Ô sainte Vierge! quels cheveux! s'ils ne sont pas postiches, je n'en ai pas vu en toute ma vie de si longs et de si blonds. Avisez-vous de trouver à redire à sa taille et à sa tournure! Ne dirait-on pas un palmier qui marche chargé de grappes de dattes, à voir l'effet de tous ces joyaux qui pendent à ces cheveux et à sa gorge? Je jure Dieu que c'est une maîtresse fille, et qu'elle peut hardiment passer sur les bancs de Flandre.[138]«

Don Quichotte se mit à rire des rustiques éloges de Sancho Panza; mais il lui sembla réellement que, hormis sa dame Dulcinée du Toboso, il n'avait jamais vu plus belle personne. La belle Quitéria se montrait un peu pâle et décolorée, sans doute à cause de la mauvaise nuit que passent toujours les nouvelles mariées en préparant leurs atours pour le lendemain, jour des noces. Les époux s'avançaient vers une espèce de théâtre, orné de tapis et de branchages, sur lequel devaient se faire les épousailles, et d'où ils devaient voir les danses et les représentations. Au moment d'atteindre leurs places, ils entendirent derrière eux jeter de grands cris, et ils distinguèrent qu'on disait; «Attendez, attendez un peu, gens inconsidérés autant qu'empressés.» À ces cris, à ces paroles, tous les assistants tournèrent la tête, et l'on vit paraître un homme vêtu d'une longue casaque noire, garnie de bandes en soie couleur de feu. Il portait sur le front (comme on le vit bientôt) une couronne de funeste cyprès, et dans la main un long bâton. Dès qu'il fut proche, tout le monde le reconnut pour le beau berger Basile, et, craignant quelque événement fâcheux de sa venue en un tel moment, tout le monde attendit dans le silence où aboutiraient ses cris et ses vagues paroles. Il arriva enfin, essoufflé, hors d'haleine; il s'avança en face des mariés, et, fichant en terre son bâton, qui se terminait par une pointe d'acier, le visage pâle, les yeux fixés sur Quitéria, il lui dit d'une voix sourde et tremblante:

«Tu sais bien, ingrate Quitéria, que, suivant la sainte loi que nous professons, tu ne peux, tant que je vivrai, prendre d'époux; tu n'ignores pas non plus que, pour attendre du temps et de ma diligence l'accroissement de ma fortune, je n'ai pas voulu manquer au respect qu'exigeait ton honneur. Mais toi, foulant aux pieds tous les engagements que tu avais pris envers mes honnêtes désirs, tu veux rendre un autre maître et possesseur de ce qui est à moi, un autre auquel ses richesses ne donnent pas seulement une grande fortune, mais un plus grand bonheur. Eh bien! pour que son bonheur soit au comble (non que je pense qu'il le mérite, mais parce que les cieux veulent le lui donner), je vais, de mes propres mains, détruire l'impossibilité ou l'obstacle qui s'y oppose, en m'ôtant d'entre vous deux. Vive, vive le riche Camache, avec l'ingrate Quitéria, de longues et heureuses années! et meure le pauvre Basile, dont la pauvreté a coupé les ailes à son bonheur et l'a précipité dans la tombe!»

En disant cela, il saisit son bâton, le sépara en deux moitiés, dont l'une demeura fichée en terre, et il en tira une courte épée à laquelle ce bâton servait de fourreau; puis, appuyant par terre ce qu'on pouvait appeler la poignée, il se jeta sur la pointe avec autant de promptitude que de résolution. Aussitôt une moitié de lame sanglante sortit derrière ses épaules, et le malheureux, baigné dans son sang, demeura étendu sur la place, ainsi percé de ses propres armes.

Ses amis accoururent aussitôt pour lui porter secours, touchés de sa misère et de sa déplorable aventure. Don Quichotte, laissant Rossinante, s'élança des premiers, et, prenant Basile dans ses bras, il trouva qu'il n'avait pas encore rendu l'âme. On voulait lui retirer l'épée de la poitrine; mais le curé s'y opposa jusqu'à ce qu'il l'eût confessé, craignant que lui retirer l'épée et le voir expirer ne fût l'affaire du même instant. Basile, revenant un peu à lui, dit alors d'une voix affaiblie et presque éteinte:

«Si tu voulais, cruelle Quitéria, me donner dans cette dernière crise la main d'épouse, je croirais que ma témérité est excusable, puisqu'elle m'aurait procuré le bonheur d'être à toi.»

Le curé, qui entendit ces paroles, lui dit de s'occuper plutôt du salut de l'âme que des plaisirs du corps, et de demander sincèrement pardon à Dieu de ses péchés et de sa résolution désespérée. Basile répondit qu'il ne se confesserait d'aucune façon si d'abord Quitéria ne lui engageait sa main, que cette satisfaction lui permettrait de se reconnaître, et lui donnerait des forces pour se confesser. Quand don Quichotte entendit la requête du blessé, il s'écria à haute voix que Basile demandait une chose très-juste, très-raisonnable, et très-faisable en outre, et que le seigneur Camache aurait tout autant d'honneur à recevoir la dame Quitéria, veuve du valeureux Basile, que s'il la prenait aux côtés de son père:

«Ici, d'ailleurs, ajouta-t-il, tout doit se borner à un _oui, _puisque la couche nuptiale de ses noces doit être la sépulture.»

Camache écoutait tout cela, incertain, confondu, ne sachant ni que faire ni que dire. Mais enfin les amis de Basile lui demandèrent avec tant d'instances de consentir à ce que Quitéria donnât sa main au mourant, pour que son âme ne sortît pas de cette vie dans le désespoir et l'impiété, qu'il se vit obligé de répondre que, si Quitéria voulait la lui donner, il y consentait, puisque ce n'était qu'ajourner d'un instant l'accomplissement de ses désirs. Aussitôt tout le monde eut recours à Quitéria; les uns par des prières, les autres par des larmes, et tous, par les plus efficaces raisons, lui persuadaient de donner sa main au pauvre Basile. Mais elle, plus dure qu'un marbre, plus immobile qu'une statue, ne savait ou ne voulait répondre un mot; et sans doute elle n'aurait rien répondu, si le curé ne lui eût dit de se décider promptement à ce qu'elle devait faire, car Basile tenait déjà son âme entre ses dents, et ne laissait point de temps à l'irrésolution. Alors la belle Quitéria, sans répliquer une seule parole, troublée, triste et éperdue, s'approcha de l'endroit où Basile, les yeux éteints, l'haleine haletante, murmurait entre ses lèvres le nom de Quitéria, donnant à croire qu'il mourait plutôt en gentil qu'en chrétien. Quitéria, se mettant à genoux, lui demanda sa main, par signes et non par paroles. Basile ouvrit les yeux avec effort, et la regardant fixement:

«Ô Quitéria, lui dit-il, qui deviens compatissante au moment où ta compassion doit achever de m'ôter la vie, puisque je n'ai plus la force pour supporter le ravissement que tu me donnes en me prenant pour époux, ni pour arrêter la douleur qui me couvre si rapidement les yeux des ombres horribles de la mort; je te conjure d'une chose, ô ma fatale étoile; c'est qu'en me demandant et en me donnant la main, ce ne soit point par complaisance et pour me tromper de nouveau. Je te conjure de dire et de confesser hautement que c'est sans faire violence à ta volonté que tu me donnes ta main, et que tu me la livres comme à ton légitime époux. Il serait mal de me tromper dans un tel moment, et d'user d'artifice envers celui qui a toujours agi si sincèrement avec toi.»

Pendant le cours de ces propos, il s'évanouissait de telle sorte que tous les assistants pensaient qu'à chaque défaillance il allait rendre l'âme. Quitéria, toute honteuse et les yeux baissés, prenant dans sa main droite celle de Basile, lui répondit:

«Aucune violence ne serait capable de forcer ma volonté. C'est donc de mon libre mouvement que je te donne ma main de légitime épouse, et que je reçois celle que tu me donnes de ton libre arbitre, que ne trouble ni n'altère en rien la catastrophe où t'a jeté ton désespoir irréfléchi.

— Oui, je te la donne, reprit Basile, sans trouble, sans altération, avec l'intelligence aussi claire que le ciel ait bien voulu me l'accorder; ainsi, je me donne et me livre pour ton époux.

— Et moi pour ton épouse, repartit Quitéria, soit que tu vives de longues années, soit qu'on te porte de mes bras à la sépulture.

— Pour être si grièvement blessé, dit en ce moment Sancho, ce garçon-là jase beaucoup; qu'on le fasse donc cesser toutes ces galanteries et qu'il pense à son âme, car m'est avis qu'il l'a plutôt sur la langue qu'entre les dents.»

Tandis que Basile et Quitéria se tenaient ainsi la main dans la main, le curé, attendri et les larmes aux yeux, leur donna la bénédiction nuptiale, et pria le ciel d'accorder une heureuse demeure à l'âme du nouveau marié. Mais celui-ci n'eut pas plutôt reçu la bénédiction, qu'il se leva légèrement tout debout, et, avec une vivacité inouïe, il tira la dague à laquelle son corps servait de fourreau. Les assistants furent frappés de surprise, et quelques-uns, plus simples que curieux, commencèrent à crier:

«Miracle! miracle!

— Non, ce n'est pas miracle qu'il faut crier, répliqua Basile, mais adresse, adresse!»

Le curé, stupéfait, hors de lui, accourut tâter la blessure avec les deux mains. Il trouva que la lame n'avait point passé à travers la chair et les côtes de Basile, mais par un conduit de fer creux qu'il s'était arrangé sur le flanc, plein, comme on le sut depuis, de sang préparé pour ne pas se congeler. Finalement, le curé et Camache, ainsi que la plupart des spectateurs, se tinrent pour joués et bafoués. Quant à l'épousée, elle ne parut point fâchée de la plaisanterie; au contraire, entendant quelqu'un dire que ce mariage n'était pas valide, comme entaché de fraude, elle s'écria qu'elle le ratifiait de nouveau, d'où tout le monde conclut que c'était du consentement et à la connaissance de tous deux que l'aventure avait été concertée. Camache et ses partisans s'en montrèrent si fort courroucés qu'ils voulurent sur-le-champ tirer vengeance de cet affront, et, plusieurs d'entre eux mettant l'épée à la main, ils fondirent sur Basile, en faveur de qui d'autres épées furent tirées aussitôt. Pour don Quichotte, prenant l'avant-garde avec son cheval, la lance en arrêt et bien couvert de son écu, il se faisait faire place par tout le monde. Sancho, que n'avaient jamais diverti semblables fêtes, courut se réfugier auprès des marmites dont il avait tiré son agréable écume, cet asile lui semblant un sanctuaire qui devait être respecté.

Don Quichotte criait à haute voix:

«Arrêtez, seigneurs, arrêtez; il n'y a nulle raison à tirer vengeance des affronts que fait l'amour. Prenez garde que l'amour et la guerre sont une même chose; et, de même qu'à la guerre il est licite et fréquent d'user de stratagèmes pour vaincre l'ennemi, de même, dans les querelles amoureuses, on tient pour bonnes et légitimes les ruses et les fourberies qu'on emploie dans le but d'arriver à ses fins, pourvu que ce ne soit point au préjudice et au déshonneur de l'objet aimé. Quitéria était à Basile, et Basile à Quitéria, par une juste et favorable disposition des cieux. Camache est riche; il pourra acheter son plaisir, où, quand et comme il voudra. Basile n'a que cette brebis; personne, si puissant qu'il soit, ne pourra la lui ravir, car deux êtres que Dieu réunit, l'homme ne peut les séparer[139]; et celui qui voudrait l'essayer aura d'abord affaire à la pointe de cette lance.»

En disant cela, il brandit sa pique avec tant de force et d'adresse, qu'il frappa de crainte tous ceux qui ne le connaissaient pas. D'une autre part, l'indifférence de Quitéria fit une si vive impression sur l'imagination de Camache, qu'en un instant elle effaça tout amour de son coeur. Aussi se laissa-t-il toucher par les exhortations du curé, homme prudent et de bonnes intentions, qui parvint à calmer Camache et ceux de son parti. En signe de paix, ils remirent les épées dans le fourreau, accusant plutôt la facilité de Quitéria que l'industrie de Basile. Camache fit même la réflexion que, si Quitéria aimait Basile, avant d'être mariée, elle l'eût aimé encore après, et qu'il devait plutôt rendre grâce au ciel de ce qu'il la lui enlevait que de ce qu'il la lui avait donnée.

Camache consolé, et la paix rétablie parmi ses hommes d'armes, les amis de Basile se calmèrent aussi, et le riche Camache, pour montrer qu'il ne conservait ni ressentiment ni regret, voulut que les fêtes continuassent comme s'il se fût marié réellement. Mais ni Basile ni son épouse et ses amis ne voulurent y assister. Ils partirent pour le village de Basile, car les pauvres qui ont du talent et de la vertu trouvent aussi des gens pour les accompagner, les soutenir et leur faire honneur, comme les riches en trouvent pour les flatter et leur faire entourage. Ils emmenèrent avec eux don Quichotte, le tenant pour homme de coeur, et, comme on dit, de poil sur l'estomac. Le seul Sancho sentit son âme s'obscurcir, quand il se vit dans l'impuissance d'attendre le splendide festin et les fêtes de Camache, qui durèrent jusqu'à la nuit. Il suivit donc tristement son seigneur, qui s'en allait avec la compagnie de Basile, laissant derrière lui, bien qu'il les portât au fond de l'âme, les marmites d'Égypte[140], dont l'écume presque achevée, qu'il emportait dans la casserole, lui représentait la gloire et l'abondance perdues. Aussi, ce fut tout pensif et tout affligé qu'il mit le grison sur les traces de Rossinante.

Chapitre XXII

Où l'on rapporte la grande aventure de la caverne de Montésinos, située au coeur de la Manche, aventure à laquelle mit une heureuse fin le valeureux don Quichotte de la Manche

Avec de grands hommages les nouveaux mariés accueillirent don Quichotte, empressés de reconnaître les preuves de valeur qu'il avait données en défendant leur cause; et, mettant son esprit aussi haut que son courage, ils le tinrent pour un Cid dans les armes et un Cicéron dans l'éloquence. Le bon Sancho se récréa trois jours aux dépens des mariés, desquels on apprit que la feinte blessure n'avait pas été une ruse concertée avec la belle Quitéria, mais une invention de Basile, qui en attendait précisément le résultat qu'on a vu. Il avoua, à la vérité, qu'il avait fait part de son projet à quelques-uns de ses amis, pour qu'au moment nécessaire ils lui prêtassent leur aide et soutinssent la supercherie.

«On ne peut et l'on ne doit point, dit don Quichotte, nommer supercherie les moyens qui visent à une fin vertueuse; et, pour les amants, se marier est la fin par excellence. Mais prenez garde que le plus grand ennemi qu'ait l'amour, c'est le besoin, la nécessité continuelle. Dans l'amour, tout est joie, plaisir, contentement, surtout quand l'amant est en possession de l'objet aimé, et ses plus mortels ennemis sont la pauvreté et la disette. Tout ce que je dis, c'est dans l'intention de faire abandonner au seigneur Basile l'exercice des talents qu'il possède, lesquels lui donnaient bien de la renommée, mais ne lui produisaient pas d'argent, et pour qu'il s'applique à faire fortune par des moyens d'honnête industrie, qui ne manquent jamais aux hommes prudents et laborieux. Pour le pauvre honorable (en supposant que le pauvre puisse être honoré), une femme belle est un bijou avec lequel, si on le lui enlève, on lui enlève aussi l'honneur. La femme belle et honnête, dont le mari est pauvre, mérite d'être couronnée avec les lauriers de la victoire et les palmes du triomphe. La beauté par elle seule attire les coeurs de tous ceux qui la regardent, et l'on voit s'y abattre, comme à un appât exquis, les aigles royaux, les nobles faucons, les oiseaux de haute volée. Mais si à la beauté se joignent la pauvreté et le besoin, alors elle se trouve en butte aux attaques des corbeaux, des milans, des plus vils oiseaux de proie, et celle qui résiste à tant de combats mérite bien de s'appeler la couronne de son mari.[141] Écoutez, discret Basile, ajouta don Quichotte; ce fut l'opinion de je ne sais plus quel ancien sage, qu'il n'y a dans le monde entier qu'une seule bonne femme; mais il conseillait à chaque mari de penser que cette femme unique était la sienne, pour vivre ainsi pleinement satisfait. Moi, je ne suis pas marié, et jusqu'à cette heure il ne m'est pas venu dans la pensée de l'être; cependant j'oserais donner à celui qui me les demanderait des avis sur la manière de choisir la femme qu'il voudrait épouser. La première chose que je lui conseillerais, ce serait de faire plus attention à la réputation qu'à la fortune, car la femme vertueuse n'acquiert pas la bonne renommée seulement parce qu'elle est vertueuse, mais encore parce qu'elle le paraît; en effet, la légèreté et les étourderies publiques nuisent plus à l'honneur des femmes que les fautes secrètes. Si tu mènes une femme vertueuse dans ta maison, il te sera facile de la conserver et même de la fortifier dans cette vertu; mais si tu mènes une femme de mauvais penchants, tu auras grande peine à la corriger, car il n'est pas fort aisé de passer d'un extrême à l'autre. Je ne dis pas que la chose soit impossible, mais je la regarde comme d'une excessive difficulté.

Sancho avait entendu tout cela; il se dit tout bas à lui-même:

«Ce mien maître, quand je parle de choses moelleuses et substantielles, a coutume de dire que je pourrais prendre une chaire à la main et aller par le monde prêchant de jolis sermons; eh bien! moi je dis de lui que, lorsqu'il se met à enfiler des sentences et à donner des conseils, non-seulement il peut prendre une chaire à la main, mais deux à chaque doigt, et s'en aller de place en place prêcher à bouche que veux-tu. Diable soit de lui pour chevalier errant, quand on sait tant de choses! Je m'imaginais en mon âme qu'il ne savait rien de plus que ce qui avait rapport à ses chevaleries; mais il n'y a pas une chose où il ne puisse piquer sa fourchette.»

Sancho murmurait ce monologue entre ses dents, et son maître, l'ayant entre-ouï, lui demanda:

«Que murmures-tu là, Sancho?

— Je ne dis rien, et ne murmure de rien, répondit Sancho; j'étais seulement à me dire en moi-même que j'aurais bien voulu entendre ce que vient de dire Votre Grâce avant de me marier. Peut-être dirais-je à présent que le boeuf détaché se lèche plus à l'aise.

— Comment! ta Thérèse est méchante à ce point, Sancho? reprit don
Quichotte.

— Elle n'est pas très-méchante, répliqua Sancho; mais elle n'est pas non plus très-bonne; du moins elle n'est pas aussi bonne que je le voudrais.

— Tu fais mal, Sancho, continua don Quichotte, de mal parler de ta femme, car enfin elle est la mère de tes enfants.

— Oh! nous ne nous devons rien, répondit Sancho; elle ne parle pas mieux de moi quand la fantaisie lui en prend, et surtout quand elle est jalouse; car alors Satan même ne la souffrirait pas.»

Finalement, maître et valet restèrent trois jours chez les mariés, où ils furent servis et traités comme des rois. Don Quichotte pria le licencié maître en escrime de lui donner un guide qui le conduisît à la caverne de Montésinos, ayant grand désir d'y entrer et de voir par ses propres yeux si toutes les merveilles que l'on en contait dans les environs étaient véritables. Le licencié répondit qu'il lui donnerait pour guide un sien cousin, fameux étudiant et grand amateur de livres de chevalerie, qui le mènerait très-volontiers jusqu'à la bouche de la caverne, et lui ferait voir aussi les lagunes de Ruidéra, célèbres dans toute la Manche et même dans toute l'Espagne.

«Vous pourrez, ajouta le licencié, avoir avec lui d'agréables entretiens, car c'est un garçon qui sait faire des livres pour les imprimer et les adresser à des princes.»

En effet, le cousin arriva, monté sur une bourrique pleine, dont le bât était recouvert d'un petit tapis bariolé. Sancho sella Rossinante, bâta le grison, et pourvut son bissac, auquel faisait compagnie celui du cousin, également bien rempli; puis, se recommandant à Dieu, et prenant congé de tout le monde, ils se mirent en route dans la direction de la fameuse caverne de Montésinos.

Chemin faisant, don Quichotte demanda au cousin du licencié de quel genre étaient ses exercices, ses études, sa profession. L'autre répondit que sa profession était d'être humaniste, ses études et ses exercices de composer des livres qu'il donnait à la presse, tous de grand profit et d'égal divertissement pour la république.

«L'un, dit-il, est intitulé Livre des livrées; j'y décris sept cent trois livrées avec leurs couleurs, chiffres et devises, et les chevaliers de la cour peuvent y prendre celles qu'ils voudront dans les temps de fêtes et de réjouissances, sans les aller mendier de personne, et sans s'alambiquer, comme on dit, la cervelle, pour en tirer de conformes à leurs désirs et à leurs intentions. En effet, j'en ai pour le jaloux, pour le dédaigné, pour l'oublié, pour l'absent, qui leur iront juste comme un bas de soie. J'ai fait aussi un autre livre, que je veux intituler _Métamorphoseos _ou l'_Ovide espagnol, _d'une nouvelle et étrange invention. Imitant Ovide dans le genre burlesque, j'y raconte et peins ce que furent la Giralda de Séville, l'Ange de la Madeleine, l'égout de Vécinguerra à Cordoue, les taureaux de Guisando, la Sierra-Moréna, les fontaines de Léganitos et de Lavapiès à Madrid, sans oublier celle du Pou, celle du Tuyau doré et celle de la Prieure[142]. À chaque chose, j'ajoute les allégories, métaphores et inversions convenables, de façon que l'ouvrage divertisse, étonne et instruise en même temps. J'ai fait encore un autre livre, que j'appelle _Supplément à Virgile Polydore__[143]__, _et qui traite de l'invention des choses; c'est un livre de grand travail et de grande érudition, car toutes les choses importantes que Polydore a omis de dire, je les vérifie et les explique d'une gentille façon. Il a, par exemple, oublié de nous faire connaître le premier qui eut un catarrhe dans le monde, et le premier qui fit usage de frictions pour se guérir du mal français. Moi, je le déclare au pied de la lettre, et je m'appuie du témoignage de plus de vingt-cinq auteurs. Voyez maintenant si j'ai bien travaillé, et si un tel livre doit être utile au monde!»

Sancho avait écouté très-attentivement le récit du cousin:

«Dites-moi, seigneur, lui dit-il, et que Dieu vous donne bonne chance dans l'impression de vos livres! sauriez-vous me dire… Oh! oui, vous le saurez, puisque vous savez tout, qui fut le premier qui s'est gratté la tête? il m'est avis que ce dut être notre premier père Adam.

— Ce doit l'être en effet, répondit le cousin, car il est hors de doute qu'Adam avait une tête et des cheveux. Dans ce cas, et puisqu'il était le premier homme du monde, il devait bien se gratter quelquefois.

— C'est ce que je crois aussi, répliqua Sancho. Mais dites-moi maintenant, qui fut le premier sauteur et voltigeur du monde?

— En vérité, frère, répondit le cousin, je ne saurais trop décider la chose quant à présent et avant de l'étudier; mais je l'étudierai dès que je serai de retour où sont mes livres, et je vous satisferai la première fois que nous nous verrons, car j'espère que celle-ci ne sera pas la dernière.

— Eh bien! Seigneur, répliqua Sancho, ne vous mettez pas en peine de cela, car je viens maintenant de trouver ce que je vous demandais. Sachez que le premier voltigeur du monde fut Lucifer, quand on le précipita du ciel, car il tomba en voltigeant jusqu'au fond des abîmes.

— Pardieu, vous avez raison, mon ami», dit le cousin.

Et don Quichotte ajouta:

«Cette question et cette réponse ne sont pas de toi, Sancho; tu les avais entendu dire à quelqu'un.

— Taisez-vous, seigneur, repartit Sancho; en bonne foi, si je me mets à demander et à répondre, je n'aurai pas fini d'ici à demain. Croyez-vous que, pour demander des niaiseries et répondre des bêtises, j'aie besoin d'aller chercher l'aide de mes voisins?

— Tu en as dit plus long que tu n'en sais, reprit don Quichotte; car il y a des gens qui se tourmentent pour savoir et vérifier des choses, lesquelles, une fois sues et vérifiées, ne font pas le profit d'une obole à l'intelligence et à la mémoire.»

Ce fut dans ces entretiens et d'autres non moins agréables qu'ils passèrent ce jour-là. La nuit venue, ils se gîtèrent dans un petit village, où le cousin dit à don Quichotte que, de là jusqu'à la caverne de Montésinos, il n'y avait pas plus de deux lieues; qu'ainsi, s'il était bien résolu à y pénétrer, il n'avait qu'à se munir de cordes pour s'attacher et se faire descendre dans ses profondeurs. Don Quichotte répondit que, dût-il descendre jusqu'aux abîmes de l'enfer, il voulait en voir le fond. Ils achetèrent donc environ cent brasses de corde, et le lendemain, vers les deux heures, ils arrivèrent à la caverne, dont la bouche est large et spacieuse, mais remplie d'aubépines, de figuiers sauvages, de ronces et de broussailles tellement épaisses et entrelacées, qu'elles la couvrent entièrement.

Quand ils se virent auprès, le cousin, Sancho et don Quichotte mirent ensemble pied à terre, et les deux premiers s'occupèrent aussitôt à attacher fortement le chevalier avec les cordes. Pendant qu'ils lui faisaient une ceinture autour des reins, Sancho lui dit:

«Que Votre Grâce, mon bon seigneur, prenne garde à ce qu'elle fait. Croyez-moi, n'allez pas vous ensevelir vivant, et vous pendre comme une cruche qu'on met rafraîchir dans un puits. Ce n'est pas à Votre Grâce qu'il appartient d'être l'examinateur de cette caverne, qui doit être pire qu'un cachot des Mores.

— Attache et tais-toi, répondit don Quichotte; une entreprise comme celle-ci, ami Sancho, m'était justement réservée.»

Alors le guide ajouta:

«Je supplie Votre Grâce, seigneur don Quichotte, de regarder et de fureter par là dedans avec cent yeux; il s'y trouvera peut-être des choses bonnes à mettre dans mon livre des métamorphoses.

— Pardieu, répondit Sancho Panza, soyez tranquille, le tambour de basque est dans des mains qui sauront bien en jouer.»

Cela dit et la ceinture de cordes mise à don Quichotte (non sur les pièces de l'armure, mais plus bas, sur les pans du pourpoint):

«Nous avons été bien imprévoyants, dit-il, de ne pas nous munir de quelque petite sonnette qu'on aurait attachée près de moi, à la corde même, et dont le bruit aurait fait entendre que je descendais toujours et que j'étais vivant; mais puisque ce n'est plus possible, à la grâce de Dieu!»

Aussitôt il se jeta à genoux, et fit à voix basse une oraison, pour demander à Dieu de lui donner son aide ainsi qu'une heureuse issue à cette nouvelle et périlleuse aventure. Puis, d'une voix haute, il s'écria:

«Ô dame de mes pensées, maîtresse de mes actions, illustre et sans pareille Dulcinée du Toboso, s'il est possible que les prières et les supplications de ton amant fortuné arrivent jusqu'à tes oreilles, par ta beauté inouïe, je te conjure de les écouter; elles n'ont d'autre objet que de te supplier de ne pas me refuser ta faveur et ton appui, maintenant que j'en ai si grand besoin. Je vais m'enfoncer et me précipiter dans l'abîme qui s'offre devant moi, seulement pour que le monde apprenne que, si tu me favorises, il n'y a point d'entreprise que je n'affronte et ne mette à fin.»

En disant cela, il s'approcha de l'ouverture, et vit qu'il était impossible de s'y faire descendre et même d'y aborder, à moins que de s'ouvrir par force un passage. Il mit donc l'épée à la main, et commença de couper et d'abattre des branches à travers les broussailles qui cachaient la bouche de la caverne. Au bruit que faisaient ses coups, il en sortit une multitude de corbeaux et de corneilles, si nombreux, si pressés et tellement à la hâte, qu'ils renversèrent don Quichotte sur le dos; et certes, s'il eût donné aussi pleine croyance aux augures qu'il était bon catholique, il aurait pris la chose en mauvais signe, et se serait dispensé de s'enfermer dans un lieu semblable. Finalement, il se releva, et, voyant qu'il ne sortait plus ni corbeaux ni oiseaux nocturnes, car des chauves-souris étaient mêlées aux corbeaux, il demanda de la corde au cousin et à Sancho, qui le laissèrent glisser doucement au fond de l'épouvantable caverne. Au moment où il disparut, Sancho lui donna sa bénédiction, et faisant sur lui mille signes de croix:

«Dieu te conduise, s'écria-t-il, ainsi que la Roche de France et la Trinité de Gaëte[144], fleur, crème, et écume des chevaliers errants! Va, champion du monde, coeur d'acier, bras d'airain; Dieu te conduise, dis-je encore, et te ramène sain et sauf à la lumière de cette vie, que tu abandonnes pour t'enterrer dans cette obscurité que tu cherches!»

Le cousin fit à peu près les mêmes invocations. Cependant don Quichotte criait coup sur coup qu'on lui donnât de la corde, et les autres la lui donnaient peu à peu. Quand les cris, qui sortaient de la caverne comme par un tuyau, cessèrent d'être entendus, ils avaient lâché les cent brasses de corde. Ils furent alors d'avis de remonter don Quichotte, puisqu'ils ne pouvaient pas le descendre plus bas. Néanmoins, ils attendirent environ une demi-heure, et, au bout de ce temps, ils retirèrent la corde, mais avec une excessive facilité, et sans aucun poids, ce qui leur fit imaginer que don Quichotte était resté dedans. Sancho, le croyant ainsi, pleurait amèrement, et tirait en toute hâte pour s'assurer de la vérité. Mais quand ils furent arrivés à environ quatre- vingts brasses, ils sentirent du poids, ce qui leur causa une joie extrême. Enfin, vers dix brasses, ils aperçurent distinctement don Quichotte, auquel Sancho cria tout joyeux:

«Soyez le bien revenu, mon bon seigneur; nous pensions que vous étiez resté là pour faire race.»

Mais don Quichotte ne répondait pas un mot, et, quand ils l'eurent entièrement retiré de la caverne, ils virent qu'il avait les yeux fermés comme un homme endormi. Ils l'étendirent par terre et délièrent sa ceinture de cordes, sans pouvoir toutefois l'éveiller. Enfin, ils le tournèrent, le retournèrent et le secouèrent si bien, qu'au bout d'un long espace de temps il revint à lui, étendant ses membres comme s'il fût sorti d'un lourd et profond sommeil. Il jeta de côté et d'autre des regards effarés, et s'écria:

«Dieu vous le pardonne, amis! vous m'avez enlevé au plus agréable spectacle, à la plus délicieuse vie dont aucun mortel ait jamais joui. Maintenant, en effet, je viens de reconnaître que toutes les joies de ce monde passent comme l'ombre et le songe, ou se flétrissent comme la fleur des champs. Ô malheureux Montésinos! Ô Durandart couvert de blessures! ô infortunée Bélerme! ô larmoyant Guadiana! et vous, déplorables filles de Ruidéra, qui montrez dans vos eaux abondantes celles qu'ont versées vos beaux yeux!»

Le cousin et Sancho écoutaient avec grande attention les paroles de don Quichotte, qui les prononçait comme s'il les eût tirées avec une douleur immense du fond de ses entrailles. Ils le supplièrent de leur expliquer ce qu'il voulait dire, et de leur raconter ce qu'il avait vu dans cet enfer.

«Enfer vous l'appelez! s'écria don Quichotte; non, ne l'appelez pas ainsi, car il ne le mérite pas, comme vous allez voir.»

Il demanda qu'on lui donnât d'abord quelque chose à manger, parce qu'il avait une horrible faim. On étendit sur l'herbe verte le tapis qui faisait la selle du cousin, on vida les bissacs, et, tous trois assis en bon accord et bonne amitié, ils goûtèrent et soupèrent tout à la fois. Quand le tapis fut enlevé, don Quichotte s'écria:

«Que personne ne se lève, enfants, et soyez tous attentifs.»

Chapitre XXIII

Des choses admirables que l'insigne don Quichotte raconte avoir vues dans la profonde caverne de Montésinos, choses dont l'impossibilité et la grandeur font que l'on tient cette aventure pour apocryphe

Il était quatre heures du soir, quand le soleil, caché derrière des nuages, et ne jetant qu'une faible lumière et des rayons tempérés, permit à don Quichotte de conter, sans chaleur et sans fatigue, à ses deux illustres auditeurs, ce qu'il avait vu dans la caverne de Montésinos. Il commença de la manière suivante:

«À douze ou quatorze toises de la profondeur de cette caverne, il se fait, à main droite, une concavité, ou espace vide, capable de contenir un grand chariot avec ses mules. Elle reçoit une faible lumière par quelques fentes qui la lui amènent de loin, ouvertes à la surface de la terre. Cette concavité, je l'aperçus lorsque je me sentais déjà fatigué et ennuyé de me voir pendu à une corde pour descendre dans cette obscure région sans suivre aucun chemin déterminé. Je résolus donc d'y entrer pour m'y reposer un peu. Je vous appelai pour vous dire de ne plus me lâcher de corde jusqu'à ce que je vous en demandasse; mais vous ne dûtes pas m'entendre. Je ramassai la corde que vous continuiez à m'envoyer, et l'arrangeant en pile ronde, je m'assis sur ses plis tout pensif, réfléchissant à ce que je devais faire pour atteindre le fond, alors que je n'avais plus personne qui me soutînt. Tandis que j'étais absorbé dans cette pensée et dans cette hésitation, tout à coup je fus saisi d'un profond sommeil, puis, quand j'y pensais le moins, et sans savoir pourquoi ni comment, je m'éveillai et me trouvai au milieu de la prairie la plus belle, la plus délicieuse que puisse former la nature, ou rêver la plus riante imagination. J'ouvris les yeux, je me les frottai, et vis bien que je ne dormais plus, que j'étais parfaitement éveillé. Toutefois je me tâtai la tête et la poitrine pour m'assurer si c'était bien moi qui me trouvais en cet endroit, ou quelque vain fantôme à ma place. Mais le toucher, les sensations, les réflexions raisonnables que je faisais moi-même, tout m'attesta que j'étais bien alors le même que je suis à présent.

«Bientôt s'offrit à ma vue un royal et somptueux palais, un alcazar, dont les murailles paraissaient fabriquées de clair et transparent cristal. Deux grandes portes s'ouvrirent, et j'en vis sortir un vénérable vieillard qui s'avançait à ma rencontre. Il était vêtu d'un long manteau de serge violette qui traînait à terre. Ses épaules et sa poitrine s'enveloppaient dans les plis d'un chaperon collégial en satin vert; sa tête était couverte d'une toque milanaise en velours noir, et sa barbe, d'une éclatante blancheur, tombait plus bas que sa ceinture. Il ne portait aucune arme, et tenait seulement à la main un chapelet dont les grains étaient plus gros que des noix, et les dizains comme des oeufs d'autruche. Sa contenance, sa démarche, sa gravité, l'ample aspect de toute sa personne, me jetèrent dans l'étonnement et l'admiration. Il s'approcha de moi, et la première chose qu'il fit, fut de m'embrasser étroitement; puis il me dit: «Il y a de bien longs temps, valeureux chevalier don Quichotte de la Manche, que nous tous, habitants de ces solitudes enchantées, nous attendons ta venue, pour que tu fasses connaître au monde ce que renferme et couvre la profonde caverne où tu es entré, appelée la caverne de Montésinos; prouesse réservée pour ton coeur invincible et ton courage éblouissant. Viens avec moi, seigneur insigne; je veux te montrer les merveilles que cache ce transparent alcazar, dont je suis le kaïd et le gouverneur perpétuel, puisque je suis Montésinos lui-même, de qui la caverne a pris son nom.[145]«

«À peine m'eut-il dit qu'il était Montésinos, que je lui demandai s'il était vrai, comme on le raconte dans le monde de là-haut, qu'il eût tiré du fond de la poitrine, avec une petite dague, le coeur de son ami Durandart, et qu'il l'eût porté à sa dame Bélerme, comme Durandart l'en avait chargé au moment de sa mort[146]. Il me répondit qu'on disait vrai en toutes choses, sauf quant à la dague, parce qu'il ne s'était servi d'aucune dague, ni petite ni grande, mais d'un poignard fourbi, plus aigu qu'une alêne.

— Ce poignard, interrompit Sancho, devait être de Ramon de Hocès, l'armurier de Séville.

— Je ne sais trop, reprit don Quichotte; mais non, ce ne pouvait être ce fourbisseur, puisque Ramon de Hocès vivait hier, et que le combat de Roncevaux, où arriva cette catastrophe, compte déjà bien des années. Au reste, cette vérification est de nulle importance et n'altère en rien la vérité ni l'enchaînement de l'histoire.

— Non certes, ajouta le cousin; et continuez-la, seigneur don
Quichotte, car je vous écoute avec le plus grand plaisir du monde.

— Je n'en ai pas moins à la raconter, répondit don Quichotte. Je dis donc que le vénérable Montésinos me conduisit au palais de cristal, où, dans une salle basse, d'une extrême fraîcheur et toute bâtie d'albâtre, se trouvait un sépulcre de marbre, sculpté avec un art merveilleux. Sur ce sépulcre, je vis un chevalier étendu tout de son long, non de bronze, ni de marbre, ni de jaspe, comme on a coutume de les faire sur d'autres mausolées, mais bien de vraie chair et de vrais os. Il avait la main droite (qui me sembla nerveuse et quelque peu velue, ce qui est signe de grande force) posée sur le côté du coeur, et, avant que je fisse aucune question, Montésinos, me voyant regarder avec étonnement ce sépulcre: «Voilà, me dit-il, mon ami Durandart, fleur et miroir des chevaliers braves et amoureux de son temps. Merlin, cet enchanteur français[147] qui fut, dit-on, fils du diable, le tient enchanté dans ce lieu, ainsi que moi et beaucoup d'autres, hommes et femmes. Ce que je crois, c'est qu'il ne fut pas fils du diable, mais qu'il en sut, comme on dit, un doigt plus long que le diable. Quant au pourquoi et au comment il nous enchanta, personne ne le sait; et le temps seul pourra le révéler, quand le moment en sera venu, lequel n'est pas loin, à ce que j'imagine. Ce qui me surprend par-dessus tout, c'est de savoir, aussi sûr qu'il fait jour à présent, que Durandart termina sa vie dans mes bras, et qu'après sa mort je lui arrachai le coeur de mes propres mains; et, en vérité, il devait peser au moins deux livres, car, suivant les naturalistes, celui qui porte un grand coeur est doué de plus de vaillance que celui qui n'en a qu'un petit. Eh bien! puisqu'il en est ainsi, et que ce chevalier mourut bien réellement, comment peut-il à présent se plaindre et soupirer de temps en temps, comme s'il était toujours en vie?»

«À ces mots, le misérable Durandart, jetant un cri, s'écria: «Ô mon cousin Montésinos, la dernière chose que je vous ai demandée, c'est, quand je serais mort et mon âme partie, de porter mon coeur à Bélerme, en me le tirant de la poitrine, soit avec un poignard, soit avec une dague.[148]«

«Quand le vénérable Montésinos entendit cela, il se mit à genoux devant le déplorable chevalier, et lui dit les larmes aux yeux: «J'ai déjà fait, seigneur Durandart, mon très-cher cousin, j'ai déjà fait ce que vous m'avez commandé dans la fatale journée de notre déroute; je vous ai arraché le coeur du mieux que j'ai pu, sans vous en laisser la moindre parcelle dans la poitrine; je l'ai essuyé avec un mouchoir de dentelle; j'ai pris en toute hâte le chemin de la France, après vous avoir déposé dans le sein de la terre, en versant tant de larmes qu'elles ont suffi pour me laver les mains et étancher le sang que j'avais pris en vous fouillant dans les entrailles; à telles enseignes, cousin de mon âme, qu'au premier village où je passai, en sortant des gorges de Roncevaux, je jetai un peu de sel sur votre coeur pour qu'il ne sentît pas mauvais, et qu'il arrivât, sinon frais, au moins enfumé, en la présence de votre dame Bélerme. Cette dame, avec vous, moi, Guadiana votre écuyer, la duègne Ruidéra, ses sept filles et ses deux nièces, et quantité d'autres de vos amis et connaissances, sommes enchantés ici depuis bien des années par le sage Merlin. Quoiqu'il y ait de cela plus de cinq cents ans, aucun de nous n'est mort; il ne manque que Ruidéra, ses filles et ses nièces, lesquelles, en pleurant, et par la pitié qu'en eut Merlin, furent converties en autant de lagunes, qu'à cette heure, dans le monde des vivants et dans la province de la Manche, on nomme les lagunes de Ruidéra. Les filles appartiennent aux rois d'Espagne, et les deux nièces aux chevaliers d'un ordre religieux qu'on appelle de Saint-Jean. Guadiana, votre écuyer, pleurant aussi votre disgrâce, fut changé en un fleuve appelé de son nom même, lequel, lorsqu'il arriva à la surface du sol et qu'il vit le soleil d'un autre ciel, ressentit une si vive douleur de vous abandonner, qu'il s'enfonça de nouveau dans les entrailles de la terre. Mais, comme il est impossible de se révolter contre son penchant naturel, il sort de temps en temps, et se montre où le soleil et les gens puissent le voir.[149] Les lagunes dont j'ai parlé lui versent peu à peu leurs eaux, et, grossi par elles, ainsi que par une foule d'autres rivières qui se joignent à lui, il entre grand et pompeux en Portugal. Toutefois, quelque part qu'il passe, il montre sa tristesse et sa mélancolie; il ne se vante pas de nourrir dans ses eaux des poissons fins et estimés, mais grossiers et insipides, bien différents de ceux du Tage doré. Ce que je vous dis à présent, ô mon cousin, je vous l'ai dit mille et mille fois; mais comme vous ne me répondez point, j'imagine, ou que vous ne m'entendez pas, ou que vous ne me donnez pas créance, ce qui me chagrine autant que Dieu le sait. Je veux maintenant vous donner des nouvelles qui, si elles ne servent pas de soulagement à votre douleur, ne l'augmenteront du moins en aucune façon. Sachez que vous avez ici devant vous (ouvrez les yeux, et vous le verrez) ce grand chevalier de qui le sage Merlin a prophétisé tant de choses, ce don Quichotte de la Manche, lequel, avec plus d'avantage que dans les siècles passés, a ressuscité dans les siècles présents la chevalerie errante déjà oubliée. Peut-être, par son moyen et par sa faveur, parviendrons-nous à être désenchantés, car c'est aux grands hommes que sont réservées les grandes prouesses. — Et quand même cela n'arriverait pas, répondit le déplorable Durandart d'une voix basse et éteinte, quand même cela n'arriverait pas, ô cousin, je dirai: Patience, et battons les cartes.[150]« Alors, se tournant sur le côté, il retomba dans son silence ordinaire, sans dire un mot de plus.

«En ce moment de grands cris se firent entendre, ainsi que des pleurs accompagnés de profonds gémissements et de soupirs entrecoupés. Je tournai la tête, et vis, à travers les murailles de cristal, passer dans une autre salle une procession formée par deux files de belles damoiselles, toutes habillées de deuil, avec des turbans blancs sur la tête, à la mode turque. Derrière les deux files marchait une dame (elle le paraissait du moins à la gravité de sa contenance) également vêtue de noir, avec un voile blanc si long et si étendu qu'il baisait la terre. Son turban était deux fois plus gros que le plus gros des autres femmes; elle avait les sourcils réunis, le nez un peu camard, la bouche grande, mais les lèvres colorées. Ses dents, qu'elle découvrait parfois, semblaient être clairsemées et mal rangées, quoique blanches comme des amandes sans peau. Elle portait dans les mains un mouchoir de fine toile, et dans cette toile, à ce que je pus entrevoir, un coeur de chair de momie, tant il était sec et enfumé. Montésinos me dit que tous ces gens de la procession étaient les serviteurs de Durandart et de Bélerme, qui étaient enchantés avec leurs maîtres, et que la dernière personne, celle qui portait le coeur dans le mouchoir, était Bélerme elle-même, laquelle, quatre fois par semaine, faisait avec ses femmes cette procession, et chantait, ou plutôt pleurait des chants funèbres sur le corps et le coeur pitoyable de son cousin. «Si elle vous a paru quelque peu laide, ajouta-t-il, ou du moins pas aussi belle qu'elle en avait la réputation, c'est à cause des mauvais jours et des pires nuits qu'elle passe dans cet enchantement, comme on peut le voir à ses yeux battus et à son teint valétudinaire. Cette pâleur, ces cernes aux yeux, ne viennent point de la maladie mensuelle ordinaire aux femmes, car il y a bien des mois et même bien des années qu'il n'en est plus question pour elle, mais de l'affliction qu'éprouve son coeur à la vue de celui qu'elle porte incessamment à la main, et qui rappelle à sa mémoire la catastrophe de son malheureux amant. Sans cela, à peine serait-elle égalée en beauté, en grâce, en élégance, par la grande Dulcinée du Toboso, si renommée dans tous ces environs et dans le monde entier.»

«Halte-là! m'écriai-je alors, seigneur don Montésinos; que Votre Grâce conte son histoire tout uniment. Vous devez savoir que toute comparaison est odieuse, et qu'ainsi l'on ne doit comparer personne à personne. La sans pareille Dulcinée du Toboso est ce qu'elle est, madame doña Bélerme ce qu'elle est et ce qu'elle a été, et restons-en là.

— Seigneur don Quichotte, me répondit-il, que Votre Grâce me pardonne. Je confesse que j'ai eu tort, et que j'ai mal fait de dire qu'à peine madame Dulcinée égalerait madame Bélerme; car il me suffisait d'avoir eu je ne sais quels vagues soupçons que Votre Grâce est son chevalier, pour que je me mordisse la langue plutôt que de comparer cette dame à personne, si ce n'est au ciel même.»

«Cette satisfaction que me donna le grand Montésinos apaisa mon coeur, et me remit de l'agitation que j'avais éprouvée en entendant comparer ma dame avec Bélerme.

— Je m'étonne même, dit alors Sancho, que Votre Grâce ait pu s'empêcher de monter sur l'estomac du bonhomme, de lui moudre les os à coups de pied, et de lui arracher la barbe sans lui en laisser un poil au menton.

— Non pas, ami Sancho, répondit don Quichotte; c'eût été mal à moi d'agir ainsi; car nous sommes tous tenus de respecter les vieillards, même ne fussent-ils pas chevaliers, et plus encore lorsqu'ils le sont, et qu'ils sont enchantés par-dessus le compte. Je sais bien que nous ne sommes pas demeurés en reste l'un avec l'autre quant à beaucoup de questions et de réponses que nous nous sommes mutuellement adressées.»

Le cousin dit alors:

«Je ne sais en vérité, seigneur don Quichotte, comment Votre Grâce, depuis si peu de temps qu'elle est descendue là au fond, a pu voir tant de choses, a pu tant écouter et tant répondre.

— Combien donc y a-t-il que je suis descendu? demanda don
Quichotte.

— Un peu plus d'une heure, répondit Sancho.

— Cela ne se peut pas, répliqua don Quichotte, car j'ai vu venir la nuit et revenir le jour, puis trois autres soirs et trois autres matins, de manière qu'à mon compte je suis resté trois jours entiers dans ces profondeurs cachées à notre vue.

— Mon maître doit dire vrai, répondit Sancho; car, puisque toutes les choses qui lui sont arrivées sont venues par voie d'enchantement, peut-être ce qui nous a semblé une heure lui aura- t-il paru trois jours avec leurs nuits.

— Ce sera cela, sans doute, dit don Quichotte.

— Dites-moi, mon bon seigneur, demanda le cousin. Votre Grâce a- t-elle mangé pendant tout ce temps-là?

— Pas une bouchée, répondit don Quichotte; et n'en ai pas senti la moindre envie.

— Est-ce que les enchantés mangent? dit le cousin.

— Non, ils ne mangent pas, répondit don Quichotte, et ne font pas non plus leurs grosses nécessités; mais on croit néanmoins que les ongles, la barbe et les cheveux leur poussent.

— Et dorment-ils par hasard, les enchantés, mon seigneur? demanda
Sancho.

— Non certes, répliqua don Quichotte; du moins, pendant les trois jours que j'ai passés avec eux, aucun n'a fermé l'oeil, ni moi non plus.

— Alors, dit Sancho, le proverbe vient à point: «Dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es.» Allez donc avec des enchantés qui jeûnent et qui veillent, et étonnez-vous de ne manger ni dormir tant que vous serez avec eux! Mais pardonnez-moi, mon seigneur, si je vous dis que, de tout ce que vous avez dit jusqu'à présent, Dieu m'emporte, j'allais dire le diable, si je crois la moindre chose.

— Comment donc! s'écria le cousin, le seigneur don Quichotte peut-il mentir? mais le voulût-il, il n'aurait pas eu le temps de composer et d'imaginer ce million de mensonges.

— Oh! je ne crois pas que mon maître mente, reprit Sancho.

— Que crois-tu donc? demanda don Quichotte.

— Je crois, répondit Sancho, que ce Merlin ou ces enchanteurs, qui ont enchanté toute cette brigade que Votre Grâce dit avoir vue et fréquentée là-bas, vous ont enchâssé dans le cervelle et dans la mémoire toute cette kyrielle que vous nous avez contée, et tout ce qui vous reste encore à nous dire.

— Cela pourrait être, Sancho, répliqua don Quichotte, mais cela n'est point; car ce que j'ai conté, je l'ai vu de mes propres yeux et touché de mes propres mains. Mais que diras-tu quand je vais t'apprendre à présent que, parmi les choses infinies et les merveilles sans nombre que me montra Montésinos (je te les conterai peu à peu et à leur temps dans le cours de notre voyage, car elles ne sont pas toutes de saison), il me montra trois villageoises qui s'en allaient par ces fraîches campagnes, sautant et cabriolant comme des chèvres? Dès que je les vis, je reconnus que l'une était la sans pareille Dulcinée du Toboso, et les deux autres ces mêmes paysannes qui venaient avec elle, et à qui nous parlâmes à la sortie du Toboso. Je demandai à Montésinos s'il les connaissait; il me répondit que non, mais qu'il imaginait que ce devaient être de grandes dames enchantées, qui avaient paru depuis peu de jours dans ces prairies. Il ajouta que je ne devais point m'en étonner, puisqu'il y avait dans cet endroit bien d'autres dames, des siècles passés et présents, enchantées sous d'étranges et diverses figures, parmi lesquelles il connaissait la reine Geniève et sa duègne Quintagnone, celle qui versait le vin à Lancelot, comme dit le romance, quand il arriva de Bretagne.»

Lorsque Sancho entendit parler ainsi son maître, il pensa perdre l'esprit ou crever de rire. Comme il savait mieux que personne la vérité sur le feint enchantement de Dulcinée, dans lequel il avait été l'enchanteur, et dont il avait rendu témoignage, il acheva de reconnaître que son seigneur était décidément hors du bon sens, et fou de point en point. Aussi lui dit-il:

«C'est en mauvaise heure et sous une mauvaise étoile que vous êtes descendu, mon cher patron, dans l'autre monde; et maudit soit l'instant où vous avez rencontré ce seigneur Montésinos, qui vous a rendu à nous comme vous voilà! Pardieu, Votre Grâce était bien ici en haut, avec son jugement complet, tel que Dieu le lui a donné, débitant des sentences et donnant des conseils à chaque pas, et non point à cette heure contant les plus énormes sottises qui se puissent imaginer.

— Comme je te connais, Sancho, répondit don Quichotte, je ne fais aucun cas de tes paroles.

— Ni moi non plus des vôtres, répliqua Sancho, dussiez-vous me battre, dussiez-vous me tuer pour celles que j'ai dites et pour celles que je pense dire, si vous ne pensez, vous, à corriger et réformer votre langage. Mais dites-moi, maintenant que nous sommes en paix, comment et à quoi avez-vous reconnu madame notre maîtresse? Lui avez-vous parlé? Vous a-t-elle répondu?

— Je l'ai reconnue, répondit don Quichotte, à ce qu'elle porte les mêmes habits qu'elle avait quand tu me l'as montrée. Je lui parlai, mais elle ne me répondit pas un mot; au contraire, elle me tourna le dos, et s'enfuit si rapidement qu'une flèche d'arbalète ne l'aurait pas atteinte. Je voulus la suivre, et je l'aurais suivie, si Montésinos ne m'eût donné le conseil de n'en rien faire, disant que ce serait peine perdue, et que d'ailleurs l'heure s'approchait où il convenait que je sortisse de la caverne. Il ajouta que, dans les temps à venir, on me ferait savoir comment il fallait s'y prendre pour désenchanter lui, Bélerme, Durandart, et tous ceux qui se trouvaient là. Mais ce qui me causa le plus de peine de tout ce que je vis et remarquai là- bas, ce fut qu'étant à causer sur ce sujet avec Montésinos, une des deux compagnes de la triste Dulcinée s'approcha de moi sans que je la visse venir, et, les yeux pleins de larmes, elle me dit d'une voix basse et troublée: «Madame Dulcinée du Toboso baise les mains à Votre Grâce, et supplie Votre Grâce de lui faire celle de lui faire savoir comment vous vous portez; et, comme elle se trouve dans un pressant besoin, elle supplie Votre Grâce, aussi instamment que possible, de vouloir bien lui prêter, sur ce jupon de basin tout neuf que je vous présente, une demi-douzaine de réaux, ou ce que vous aurez dans la poche, engageant sa parole de vous les rendre dans un bref délai.» Une telle commission me surprit étrangement, et, me tournant vers le seigneur Montésinos: «Est-il possible, lui demandai-je, que les enchantés de haut rang souffrent le besoin? — Croyez-moi, seigneur don Quichotte, me dit-il, ce qu'on nomme le besoin se rencontre en tous lieux; il s'étend partout, il atteint tout le monde, et ne fait pas même grâce aux enchantés. Puisque madame Dulcinée du Toboso envoie demander ces six réaux, et que le gage paraît bon, il n'y a rien à faire que de les lui donner, car sans doute elle se trouve en quelque grand embarras. — Le gage, je ne le prendrai point, répondis-je; mais je ne lui donnerai pas davantage ce qu'elle demande, car je n'ai sur moi que quatre réaux (ceux que tu me donnas l'autre jour en monnaie, Sancho, pour faire l'aumône aux pauvres que je trouverais sur le chemin), et je les lui donnai, en disant: «Dites à votre dame, ma chère amie, que je ressens ses peines au fond de l'âme, et que je voudrais être un Fucar[151] pour y porter remède; qu'elle sache que je ne puis ni ne dois avoir bonne santé tant que je serai privé de son agréable vue et de sa discrète conversation, et que je la supplie, aussi instamment que je le puis, de vouloir bien se laisser voir et entretenir par son errant chevalier et captif serviteur. Vous lui direz aussi que, lorsqu'elle y pensera le moins, elle entendra dire que j'ai fait un serment et un voeu, à la manière de celui que fit le marquis de Mantoue de venger son neveu Baudoin, quand il le trouva près d'expirer dans la montagne, c'est-à-dire de ne point manger pain sur table, et de faire d'autres pénitences qu'il ajouta, jusqu'à ce qu'il l'eût vengé. Eh bien! je ferai le voeu de ne plus m'arrêter et de courir les sept parties du monde avec plus de ponctualité que ne le fit l'infant don Pedro de Portugal[152], jusqu'à ce que je l'aie désenchantée. — Tout cela, et plus encore, Votre Grâce le doit à ma maîtresse», me répondit la demoiselle; et prenant les quatre réaux, au lieu de me faire une révérence, elle fit une cabriole telle, qu'elle sauta en l'air haut de deux aunes.

— Ô sainte Vierge! s'écria Sancho en jetant un grand cri; est-il possible que le monde soit ainsi fait, et que telle y soit la force des enchantements, qu'ils aient changé le bon jugement de mon seigneur en une si extravagante folie! Ah! seigneur, seigneur, par le saint nom de Dieu, que Votre Grâce veille sur soi, et songe à son honneur, et ne donne pas crédit à ces billevesées qui vous troublent et vous dépareillent le sens commun!

— C'est parce que tu m'aimes bien, Sancho, que tu parles de cette façon, dit don Quichotte; et, parce que tu n'as nulle expérience des choses du monde, toutes celles qui ont quelque difficulté te semblent impossibles. Mais le temps marche, comme je te l'ai dit maintes fois, et je te conterai plus tard quelques-unes des choses que j'ai vues là-bas; elles te feront croire celles que je viens de conter, et dont la vérité ne souffre ni réplique ni dispute.»

Chapitre XXIV

Où l'on raconte mille babioles aussi impertinentes que nécessaires à la véritable intelligence de cette grande histoire

Celui qui a traduit cette grande histoire de l'original écrit par son premier auteur, Cid Hamet Ben-Engéli, dit qu'en arrivant au chapitre qui suit l'aventure de la caverne de Montésinos, il trouva ces propres paroles écrites en marge, et de la main d'Hamet lui-même:

«Je ne puis comprendre ni me persuader qu'il soit réellement arrivé au valeureux don Quichotte ce que rapporte le précédent chapitre. La raison en est que toutes les aventures arrivées jusqu'à présent ont été possibles et vraisemblables; mais, quant à l'aventure de la caverne, je ne vois aucun moyen de la tenir pour véritable, tant elle sort des limites de la raison. Penser que don Quichotte ait menti, lui, le plus véridique hidalgo et le plus noble chevalier de son temps, c'est impossible; il n'eût pas dit un mensonge, dût-on le cribler de flèches. D'un autre côté, je considère qu'il raconta cette histoire avec toutes les circonstances ci-dessus rapportées, sans avoir pu fabriquer en si peu de temps un tel assemblage d'extravagances. Si donc cette aventure paraît apocryphe, ce n'est pas ma faute, et, sans affirmer qu'elle soit fausse ou qu'elle soit vraie, je l'écris. Toi, lecteur, puisque tu es prudent et sage, juge la chose comme il te plaira, car je ne dois ni ne peux rien de plus. Toutefois on tient pour certain qu'au moment de sa mort, don Quichotte se rétracta, et dit qu'il l'avait inventée parce qu'il lui sembla qu'elle cadrait merveilleusement avec les aventures qu'il avait lues dans ses livres.»

Cela dit, l'historien continue de la sorte:

Le cousin s'émerveilla aussi bien de l'audace de Sancho que de la patience de son maître, et jugea que de la joie qu'éprouvait celui-ci d'avoir vu sa dame Dulcinée du Toboso, même enchantée, lui était venue cette humeur bénigne qu'il montrait alors; car, autrement, Sancho avait dit certaines paroles et tenu certains propos qui lui faisaient mériter d'être moulu sous le bâton. Réellement le cousin trouva qu'il avait été fort impertinent envers son seigneur, auquel il dit:

«Quant à moi, seigneur don Quichotte de la Manche, je donne pour plus que bien employé le voyage que j'ai fait avec Votre Grâce, car j'y ai gagné quatre choses; la première, d'avoir connu Votre Grâce, ce que je tiens à grand honneur; la seconde, d'avoir appris ce que renferme cette caverne de Montésinos, ainsi que les transformations du Guadiana et des lagunes de Ruidéra, qui me serviront beaucoup pour _l'Ovide espagnol _que j'ai sur le métier; la troisième, d'avoir découvert l'antiquité des cartes. On devait, en effet, s'en servir pour le moins à l'époque de l'empereur Charlemagne, suivant ce qu'on peut inférer des paroles que vous avez entendu dire à Durandart, lorsque, après ce long discours que lui fit Montésinos, il s'éveilla en disant: «Patience, et battons les cartes.» Cette expression, cette façon de parler, il n'a pu l'apprendre étant enchanté, mais lorsqu'il était encore en France, et à l'époque dudit empereur Charlemagne. C'est une vérification qui me vient tout à point pour l'autre livre que je suis en train de composer, lequel s'intitule _Supplément à Virgile Polydore sur l'invention des antiquités. _Je crois que, dans le sien, il a oublié de mentionner l'invention des cartes; moi je l'indiquerai maintenant, ce qui sera chose de grande importance, surtout en citant pour autorité un auteur aussi grave, aussi véridique que le seigneur Durandart[153]. La quatrième, c'est d'avoir appris avec certitude où est la source du fleuve Guadiana, jusqu'à présent ignorée de tout le monde.

— Votre Grâce a parfaitement raison, dit don Quichotte; mais je voudrais savoir, si Dieu vous fait la grâce qu'on vous accorde l'autorisation d'imprimer vos livres[154], ce dont je doute, à qui vous pensez les adresser.

— Il y a des seigneurs et des grands en Espagne à qui l'on peut en faire hommage, répondit le cousin.

— Pas beaucoup, reprit don Quichotte; non point qu'ils n'en soient dignes, mais parce qu'ils ne veulent point accepter des dédicaces, pour ne pas être tenus à la reconnaissance qui semble due au travail et à la courtoisie de leurs auteurs. Je connais un prince, moi, qui peut remplacer tous les autres, et avec tant d'avantages, que, si j'osais dire de lui tout ce que je pense, j'éveillerais peut-être l'envie dans plus d'un coeur généreux[155]. Mais laissons cela pour un temps plus opportun, et cherchons où nous gîter cette nuit.

— Non loin d'ici, dit le cousin, est un ermitage où fait sa demeure un ermite qui, dit-on, a été soldat, et qui a la réputation d'être bon chrétien, homme de sens et fort charitable. Tout près de l'ermitage est une petite maison qu'il a bâtie lui- même; bien qu'étroite, elle peut recevoir des hôtes.

— Est-ce que par hasard cet ermite a des poules? demanda Sancho.

— Peu d'ermites en manquent, répondit don Quichotte, car ceux d'aujourd'hui ne ressemblent pas à ceux des déserts d'Égypte, qui s'habillaient de feuilles de palmier, et vivaient des racines de la terre. Mais n'allez pas entendre que, parce que je parle bien des uns, je parle mal des autres; je veux seulement dire que les pénitences d'aujourd'hui n'ont plus la rigueur et l'austérité de celles d'autrefois; mais tous les ermites n'en sont pas moins vertueux. Du moins c'est ainsi que je les juge, et, lorsque tout va de travers, l'hypocrite qui feint la vertu fait moins mal que le pécheur public.»

Ils en étaient là quand ils virent venir à eux un homme à pied qui marchait en toute hâte, et chassait devant lui à grands coups de gaule un mulet chargé de lances et de hallebardes. En arrivant près d'eux, il les salua et passa outre:

«Brave homme, lui dit don Quichotte, arrêtez-vous un peu; il semble que vous allez plus vite que ce mulet n'en a l'envie.

— Je ne puis m'arrêter, seigneur, répondit l'homme, car les armes que vous me voyez porter doivent servir demain; ainsi je n'ai pas de temps à perdre; adieu donc. Mais, si vous voulez savoir pourquoi je porte ces armes, je pense m'héberger cette nuit dans l'hôtellerie qui est plus haut que l'ermitage, et, si vous suivez le même chemin, vous me trouverez là, et je vous conterai des merveilles; adieu encore un coup.»

Cela dit, il poussa si bien le mulet que don Quichotte n'eut pas le temps de lui demander quelles étaient ces merveilles qu'il avait à leur dire. Comme il était quelque peu curieux et tourmenté sans cesse du désir d'apprendre des choses nouvelles, il décida qu'on partirait à l'instant même, et qu'on irait passer la nuit à l'hôtellerie, sans toucher à l'ermitage où le cousin voulait s'arrêter. Ils montèrent donc à cheval et suivirent tous les trois le chemin direct de l'hôtellerie, où ils arrivèrent un peu avant la tombée de la nuit. Toutefois le cousin proposa à don Quichotte de passer à l'ermitage pour boire un coup. Dès que Sancho entendit cela, il y dirigea le grison, et don Quichotte l'y suivit avec le cousin. Mais la mauvaise étoile de Sancho voulut que l'ermite ne fût pas chez lui, ce que leur dit une sous-ermite[156] qu'ils trouvèrent dans l'ermitage. Ils lui demandèrent du meilleur cru. Elle répondit que son maître n'avait pas de vin, mais que, s'ils voulaient de l'eau à bon marché, elle leur en donnerait de grand coeur.

«Si j'avais soif d'eau, répondit Sancho, il y a des puits sur la route où je l'aurais étanchée. Ah! noces de Camache, abondance de la maison de don Diego, combien de fois j'aurai encore à vous regretter!»

Ils sortirent alors de l'ermitage et piquèrent du côté de l'hôtellerie. À quelque distance, ils rencontrèrent un jeune garçon qui cheminait devant eux, non très-vite, de façon qu'ils l'eurent bientôt rattrapé. Il portait sur l'épaule son épée comme un bâton, avec un paquet de hardes qui semblait contenir ses chausses, son manteau court et quelques chemises. Il était vêtu d'un pourpoint de velours, avec quelques restes de taillades en satin qui laissaient voir la chemise par-dessous. Ses bas étaient en soie, et ses souliers carrés à la mode de la cour. Son âge pouvait être de dix-huit à dix-neuf ans; il avait la figure joviale, la démarche agile, et s'en allait chantant des _séguidillas _pour charmer l'ennui et la fatigue du chemin. Quand ils arrivèrent près de lui, il achevait d'en chanter une que le cousin retint par coeur, et qui disait: «À la guerre me conduit ma nécessité; si j'avais de l'argent, je n'irais pas, en vérité.»

Le premier qui lui parla fut don Quichotte:

«Vous cheminez bien à la légère, seigneur galant, lui dit-il; et de quel côté? que nous le sachions, s'il vous plaît de le dire.

— Cheminer si à la légère! répondit le jeune homme; c'est à cause de la chaleur et de la pauvreté; et où je vais? c'est à la guerre.

— Comment! la pauvreté, s'écria don Quichotte; la chaleur, c'est plus croyable.

— Seigneur, répliqua le jeune garçon, je porte dans ce paquet des grègues de velours, compagnes de ce pourpoint; si je les use sur la route, je ne pourrai pas m'en faire honneur dans la ville, et je n'ai pas de quoi en acheter d'autres. Pour cette raison aussi bien que pour me donner de l'air, je marche comme vous voyez, jusqu'à ce que je rejoigne des compagnies d'infanterie qui sont à douze lieues d'ici, et dans lesquelles je m'engagerai. Je ne manquerai pas alors d'équipages pour cheminer jusqu'au point d'embarquement, qu'on dit être Carthagène; j'aime mieux avoir le roi pour maître et seigneur, et le servir à la guerre, que de servir quelque ladre à la cour.

— Mais Votre Grâce a-t-elle du moins une haute paye[157]? demanda le cousin.

— Ah! répondit le jeune homme, si j'avais servi quelque grand d'Espagne ou quelque personnage important, à coup sûr elle ne me manquerait pas. Voilà ce que c'est que de servir en bonne condition; de la table des pages, on devient enseigne ou capitaine, ou l'on attrape quelque bonne pension. Mais moi, pauvre malheureux, je n'ai jamais servi que des solliciteurs de places, des gens de rien, venus on ne sait d'où, qui mettent leurs valets à la portion congrue, si maigre et si mince, que, pour payer l'empois d'un collet, il faut dépenser la moitié de ses gages. On tiendrait vraiment à miracle qu'un page d'aventure attrapât la moindre fortune.

— Mais par votre vie, dites-moi, mon ami, demanda don Quichotte, est-il possible que, pendant les années que vous avez servi, vous n'ayez pu seulement attraper quelque livrée?

— On m'en a donné deux, répondit le page; mais, de même qu'à celui qui quitte un couvent avant d'y faire profession on ôte la robe et le capuce pour lui rendre ses habits, de même mes maîtres me rendaient les miens dès qu'ils avaient fini les affaires qui les appelaient à la cour, et reprenaient les livrées qu'ils ne m'avaient données que par ostentation.

— Notable vilenie! s'écria don Quichotte, mais toutefois félicitez-vous d'avoir quitté la cour avec une aussi bonne intention que celle qui vous pousse. Il n'y a rien, en effet, sur la terre de plus honorable et de plus profitable à la fois que de servir Dieu d'abord, puis son roi et seigneur naturel, principalement dans le métier des armes, par lesquelles on obtient, sinon plus de richesses, au moins plus d'honneur que par les lettres, comme je l'ai déjà dit maintes et maintes fois. S'il est vrai que les lettres ont plus fondé de majorats que les armes, ceux des armes ont je ne sais quoi de supérieur à ceux des lettres, et je sais bien quoi de noble et d'éclatant qui leur fait surpasser tous les autres. Ce que je vais vous dire à présent, gardez-le bien en votre mémoire, car vous y trouverez grand profit, et grand soulagement dans les peines du métier; c'est que vous éloigniez votre imagination de tous les événements funestes qui pourraient arriver. Le pire de tous est la mort, et, pourvu qu'elle soit glorieuse, le meilleur de tous est de mourir. On demandait à Jules César, ce vaillant empereur romain, quelle était la meilleure mort: «La subite et l'imprévue», répondit-il. Bien que cette réponse soit d'un gentil, privé de la connaissance du vrai Dieu, toutefois il disait bien, en ce qui est d'échapper au sentiment naturel à l'homme. Que l'on vous tue à la première rencontre, soit d'une décharge d'artillerie, soit des éclats d'une mine qui saute, qu'importe? c'est toujours mourir, et la besogne est faite. Suivant Térence, mieux sied au soldat d'être mort dans la bataille que vivant et sain dans la fuite, et le bon soldat acquiert juste autant de renommée qu'il montre d'obéissance envers ses capitaines et ceux qui ont droit de lui commander. Prenez garde, mon fils, qu'il sied mieux au soldat de sentir la poudre que le musc, et, si la vieillesse vous atteint dans cet honorable métier, fussiez-vous couvert de blessures, estropié, boiteux, du moins elle ne vous atteindra pas sans honneur, tellement que la pauvreté même ne pourra en obscurcir l'éclat. D'ailleurs, on s'occupe à présent de soulager et de nourrir les soldats vieux et estropiés; car il ne serait pas bien que l'on fît avec eux comme font ceux qui donnent la liberté à leurs nègres quand ils sont vieux et ne peuvent plus servir. En les chassant de la maison sous le titre d'affranchis, ils les font esclaves de la faim, dont la mort seule pourra les affranchir. Quant à présent, je ne veux rien vous dire de plus, sinon que vous montiez en croupe sur mon cheval jusqu'à l'hôtellerie; vous y souperez avec moi, et demain matin vous continuerez votre voyage; puisse Dieu vous le donner aussi bon que vos désirs le méritent!»

Le page refusa l'invitation de la croupe, mais il accepta celle du souper à l'hôtellerie, et, dans ce moment, Sancho, dit-on, se dit à lui-même:

«Diable soit de mon seigneur! est-il possible qu'un homme qui sait dire tant et de si belles choses, comme celles qu'il vient de débiter, dise avoir vu les bêtises impossibles qu'il raconte de la caverne de Montésinos? Allons, il faut en prendre son parti.»

Ils arrivèrent bientôt après à l'hôtellerie, au moment où la nuit tombait, et non sans grande joie de Sancho, qui se réjouit de voir que son maître la prenait pour une hôtellerie véritable, et non pour un château, comme il en avait l'habitude.

À peine furent-ils entrés que don Quichotte s'informa, auprès de l'hôtelier, de l'homme aux lances et aux hallebardes. L'autre lui répondit qu'il était dans l'écurie à ranger son mulet. Le cousin et Sancho en firent autant de leurs ânes, laissant à Rossinante le haut bout et la meilleure mangeoire de l'écurie.

Chapitre XXV

Où l'on rapporte l'aventure du braiment et la gracieuse histoire du joueur de marionnettes, ainsi que les mémorables divinations du singe devin

Don Quichotte grillait, comme on dit, d'impatience d'apprendre les merveilles promises par l'homme aux armes. Il alla le chercher où l'hôtelier lui avait indiqué qu'il était, et l'ayant trouvé, il le pria de lui dire sur-le-champ ce qu'il devait lui dire plus tard, à propos des questions qui lui avaient été faites en chemin. L'homme répondit:

«Ce n'est pas si vite ni sur les pieds qu'il faut entendre le récit de mes merveilles. Que Votre Grâce, mon bon seigneur, me laisse d'abord achever de panser ma bête; après quoi je vous dirai des choses qui vous étonneront.

— Si ce n'est que cela, reprit don Quichotte, je vais vous aider.»

Aussitôt il se mit à vanner l'orge et à nettoyer la mangeoire, humilité qui obligea l'homme à lui conter de bonne grâce ce qu'il lui demandait. Ils s'assirent donc côte à côte sur un banc de pierre, et l'homme aux hallebardes, ayant pour sénat et pour auditoire le cousin, le page, Sancho Panza et l'hôtelier, commença de la sorte:

«Il faut que vous sachiez, seigneurs, que, dans un village qui est à quatre lieues et demie de cette hôtellerie, il arriva qu'un regidor[158] du pays, par la faute ou la malice de sa servante, ce qui serait trop long à conter, perdit un âne, et, quelques diligences que fît ce regidor pour retrouver l'animal, il n'en put venir à bout. Quinze jours étaient déjà passés, selon le bruit public, depuis que l'âne avait quitté la maison, lorsque, étant sur la place, le regidor perdant vit venir à lui un autre regidor du même village. «Donnez-moi mes étrennes[159], compère, dit celui- ci, votre âne est retrouvé. — Très-volontiers, compère, répondit l'autre, et je vous les promets bonnes; mais sachons d'abord où l'âne a reparu. — Dans le bois de la montagne, reprit le trouveur; je l'ai vu ce matin, sans bât, sans harnais, et si maigre que c'était une pitié de le voir. J'ai voulu le chasser devant moi et vous le ramener; mais il est déjà si sauvage et si fuyard, que, dès que j'ai voulu l'approcher, il s'est sauvé en courant dans le plus épais du bois. S'il vous plaît que nous retournions le chercher ensemble, laissez-moi mettre cette bourrique à la maison, et je reviens tout de suite. — Vous me ferez grand plaisir, répondit le maître de l'âne, et je tâcherai de vous rendre ce service en même monnaie.» C'est avec toutes ces circonstances et de la même manière que je vous conte l'histoire, que la racontent tous ceux qui sont au fait de la vérité. Finalement, les deux regidors, à pied et bras dessus bras dessous, s'en allèrent au bois; mais quand ils furent arrivés à l'endroit où ils pensaient trouver l'âne, ils ne le trouvèrent pas, et, quelque soin qu'ils missent à le chercher, ils ne purent le découvrir dans tous les environs. Voyant que l'animal ne paraissait point, le regidor qui l'avait vu dit à l'autre: «Écoutez, compère, je viens d'imaginer une ruse au moyen de laquelle nous finirons par découvrir la bête, fût-elle cachée, non dans les entrailles du bois, mais dans celles de la terre. Je sais braire à merveille, et, si vous avez aussi quelque peu de ce talent, tenez l'affaire pour conclue. — Quelque peu, dites-vous, compère, reprit l'autre. Oh! pardieu, j'espère bien que personne n'aurait à m'en revendre, pas même les ânes en chair et en os. — C'est ce que nous allons voir, répondit le second regidor; car j'ai résolu que vous alliez d'un côté de la montagne et moi de l'autre, de façon que nous en fassions le tour, et que nous la parcourions en tous sens. De temps en temps, vous brairez, vous, et je brairai aussi, moi, et il n'est pas possible que l'âne ne nous entende et ne nous réponde, s'il est encore dans le bois de la montagne. — En vérité, compère, s'écria le maître de l'âne, la ruse est excellente et digne de votre grand génie.» Aussitôt ils se séparèrent, et, suivant la convention, chacun prit de son côté; mais, presque en même temps, ils se mirent tous deux à braire, et, trompés chacun par le cri de l'autre, ils accoururent se chercher, croyant avoir trouvé l'âne. Quand le perdant vit son compère: «Est-il possible, s'écria-t-il, que ce ne soit pas mon âne que j'ai entendu braire? — Non, ce n'est que moi, répondit l'autre. - - Eh bien, compère, reprit le premier, j'affirme que de vous à un âne il n'y a aucune différence, quant à ce qui est de braire, car de ma vie je n'avais vu ni entendu chose plus semblable et plus parfaite. — Sans vous flatter, répondit l'inventeur de la ruse, ces louanges vous appartiennent plus qu'à moi, compère. Par le Dieu qui m'a créé, vous pourriez céder deux points au plus habile brayeur du monde. Le son que vous donnez est haut et fort, les notes aiguës viennent bien en mesure, les suspensions sont nombreuses et précipitées; enfin je me tiens pour vaincu, et vous rends la palme en ce rare talent d'agrément. — Eh bien! répliqua le maître de l'âne, je m'estimerai désormais davantage, et je croirai savoir quelque chose, puisque j'ai quelque talent; mais, en vérité, quoique je crusse fort bien braire, je n'avais jamais imaginé que ce fût avec la perfection que vous dites. — J'ajoute encore, reprit le second, qu'il y a de rares talents perdus dans le monde, et qui sont mal employés chez ceux qui ne savent pas s'en servir. — Quant aux nôtres, répondit le maître de l'âne, ils ne peuvent guère servir que dans les occasions comme celle qui nous occupe; encore plaise à Dieu qu'ils nous y soient de quelque utilité.» Cela dit, ils se séparèrent de nouveau et se remirent à braire; mais à chaque pas ils se trompaient mutuellement et venaient se rejoindre, jusqu'à ce qu'ils convinrent, pour reconnaître que c'étaient eux et non l'âne, de braire deux fois coup sur coup. Après cela, et redoublant sans cesse les braiments, ils parcoururent toute la montagne sans que l'âne perdu répondît, même par signes. Mais comment aurait-il pu répondre, l'infortuné, puisqu'ils le trouvèrent au plus profond du bois, mangé par les loups! Quand son maître le vit: «Je m'étonnais, s'écria-t-il, qu'il n'eût pas répondu; car, à moins d'être mort, il n'aurait pas manqué de braire en nous entendant, ou bien ce n'eût pas été un âne. Mais, pour vous avoir entendu braire avec tant de grâce, compère, je tiens pour bien employée la peine que j'ai prise à le chercher, quoique je l'aie trouvé mort. — Nous sommes à deux de jeu, compère, répondit l'autre; car si le curé chante bien, aussi bien fait l'enfant de choeur.» Après cela, ils s'en revinrent tristes et enroués au village, où ils contèrent à leurs voisins, amis et connaissances, tout ce qui leur était arrivé à la recherche de l'âne, chacun d'eux vantant à l'envi la grâce qu'avait l'autre à braire. Tout cela se sut et se répandit dans les villages circonvoisins. Or, le diable, qui ne dort jamais, aime tellement à semer des pailles en l'air, à souffler partout la discorde et les querelles, qu'il s'est avisé de faire que les gens des autres villages, quand ils voient quelqu'un du nôtre, se mettent à braire comme pour lui jeter au nez le braiment de nos regidors. Les polissons s'en sont mêlés, ce qui est pire que si tous les démons de l'enfer se fussent donné le mot, et le braiment s'est enfin si bien répandu d'un village à l'autre, que les habitants de celui du braiment sont connus et distingués partout comme les nègres parmi les blancs. Les malheureuses suites de cette plaisanterie sont allées si loin, que maintes fois les raillés sont sortis contre les railleurs, à main armée et bataillons formés, pour leur livrer bataille, sans que rien puisse en empêcher, ni crainte, ni honte, ni roi, ni justice. Je crois que, demain ou après-demain, les gens de mon village, qui est celui du braiment, doivent se mettre en campagne contre un autre pays, à deux lieues du nôtre, et l'un de ceux qui nous persécutent le plus. C'est pour les armer convenablement que je viens d'acheter ces lances et ces hallebardes. Voilà les merveilles que j'avais à vous raconter; si elles ne vous ont point paru telles, je n'en sais pas d'autres.»

Et le bonhomme finit de la sorte son récit.

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