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L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome II

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En cet instant parut à la porte de l'hôtellerie un homme tout habillé de peau de chamois, bas, chausses et pourpoint.

«Seigneur hôte, dit-il à haute voix, y a-t-il place au logis? voici venir le singe devin, et le spectacle de la délivrance de Mélisandre.

— Mort de ma vie! s'écria l'hôtelier, puisque voici le seigneur maître Pierre, nous sommes sûrs d'une bonne soirée.»

J'avais oublié de dire que ce maître Pierre avait l'oeil gauche et presque la moitié de la joue cachés sous un emplâtre de taffetas vert, ce qui indiquait que tout ce côté de la figure était malade.

«Soyez le bienvenu, seigneur maître Pierre, continua l'hôtelier.
Mais où sont donc le singe et le théâtre? je ne les vois pas.

— Ils seront bientôt ici, répondit l'homme de chamois; j'ai seulement pris les devants pour savoir s'il y aurait place.

— Je l'ôterais au duc d'Albe en personne, répondit l'hôtelier, pour la donner à maître Pierre. Amenez les tréteaux et le singe; il y a cette nuit des gens dans l'hôtellerie qui payeront pour la vue des uns et pour les talents de l'autre.

— À la bonne heure, répliqua l'homme à l'emplâtre; je baisserai les prix, et pourvu que j'y trouve mon écot, je me tiendrai pour bien payé. Mais je vais faire marcher plus vite la charrette où viennent le singe et le théâtre.»

Cela dit, il sortit de l'hôtellerie. Don Quichotte demanda aussitôt à l'hôtelier qui était ce maître Pierre, quel théâtre et quel singe il menait avec lui.

«C'est, répondit l'hôtelier, un fameux joueur de marionnettes, qui se promène depuis quelque temps dans cette partie de la Manche aragonaise, montrant un spectacle de Mélisandre délivrée par le fameux don Gaïferos, qui est bien l'une des meilleures histoires et des mieux représentées qui se soient vues depuis longues années dans ce coin du royaume. Il mène aussi un singe de la plus rare habileté qu'on ait vue parmi les singes et qu'on ait imaginée parmi les hommes. Si on lui fait une question, il écoute attentivement ce qu'on lui demande, saute aussitôt sur l'épaule de son maître, et, s'approchant de son oreille, il lui fait la réponse à la question, laquelle réponse maître Pierre répète sur- le-champ tout haut. Il parle beaucoup plus des choses passées que des choses à venir, et, bien qu'il ne rencontre pas juste à tout coup, le plus souvent il ne se trompe pas, de façon qu'il nous fait croire qu'il a le diable dans le corps. On paye deux réaux par question, si le singe répond… je veux dire si son maître répond pour lui, après qu'il lui a parlé à l'oreille. Aussi croit- on que ce maître Pierre est fort riche. C'est un galant homme, comme on dit en Italie, un bon compagnon qui se donne la meilleure vie du monde. Il parle plus que six, boit plus que douze, et tout cela aux dépens de sa langue, de son singe et de son théâtre.»

En ce moment maître Pierre revint, conduisant sur une charrette les tréteaux et le singe, qui était grand et sans queue, avec les fesses de feutre, mais non de méchante mine. À peine don Quichotte l'eut-il vu, qu'il demanda:

«Dites-moi, seigneur devin, quel _pesce pigliamo__[160]__? _qu'arrivera-t-il de nous? Tenez, voilà mes deux réaux.»

Et il ordonna à Sancho de les donner à maître Pierre. Celui-ci répondit pour le singe:

«Seigneur, dit-il, cet animal ne répond pas et ne donne aucune nouvelle des choses à venir; des choses passées, il en sait quelque peu, et des présentes à l'avenant.

— Par la jarni, s'écria Sancho, si je donnais une obole pour qu'on me dît ce qui m'est arrivé! car, qui peut le savoir mieux que moi? et payer pour qu'on me dît ce que je sais, ce serait une grande bêtise. Mais puisqu'il sait les choses présentes, voici mes deux réaux, et dites-moi, seigneur singissime, qu'est-ce que fait en ce moment ma femme Thérèse Panza? à quoi s'occupe-t-elle?»

Maître Pierre ne voulut pas prendre l'argent. «Je ne fais pas payer à l'avance, dit-il, et ne reçois le prix qu'après le service;» puis il frappa de la main droite deux coups sur son épaule gauche. Le singe y sauta d'un seul bond, et approchant la bouche de l'oreille de son maître, il se mit à claquer des dents avec beaucoup de rapidité. Quand il eut fait cette grimace pendant la durée d'un _credo, _d'un autre bond il sauta par terre. Alors maître Pierre accourut s'agenouiller devant don Quichotte, et, lui prenant les jambes dans ses bras:

«J'embrasse ces jambes, s'écria-t-il, comme si j'embrassais les deux colonnes d'Hercule, ô ressusciteur insigne de l'oubliée chevalerie errante! ô jamais dignement loué chevalier don Quichotte de la Manche, appui des faibles, soutien de ceux qui tombent, bras de ceux qui sont tombés, consolation de tous les malheureux!»

Don Quichotte resta stupéfait, Sancho ébahi, le cousin frappé d'admiration et le page de frayeur, l'hôtelier immobile, l'homme au braiment bouche béante, et finalement, les cheveux dressèrent sur la tête à tous ceux qui avaient entendu parler le joueur de marionnettes. Celui-ci continua sans se troubler:

«Et toi, ô bon Sancho Panza, le meilleur écuyer du meilleur chevalier de ce monde, réjouis-toi; ta bonne femme Thérèse se porte bien et s'occupe à l'heure qu'il est à peigner une livre de chanvre, à telles enseignes qu'à son côté gauche est un pot égueulé qui tient une bonne pinte de vin, avec lequel elle se délasse, et qui lui fait compagnie dans sa besogne.

— Oh! pour cela, je le crois bien, répondit Sancho; car c'est une vraie bienheureuse, et, si elle n'était pas jalouse, je ne la troquerais pas pour la géante Andandona, qui fut, suivant mon seigneur, une femme très-entendue, très-bonne ménagère; et ma Thérèse est de celles qui ne se laissent manquer de rien, bien qu'aux dépens de leurs héritiers.

— Maintenant je répète, s'écria don Quichotte, que celui qui lit et voyage beaucoup apprend et voit beaucoup. Comment, en effet, serait-on parvenu jamais à me persuader qu'il y a dans le monde des singes qui devinent, ainsi que je viens de le voir avec mes propres yeux? car je suis bien ce même don Quichotte de la Manche que ce bon animal vient de nommer, sauf toutefois qu'il s'est un peu trop étendu sur mes louanges. Mais, tel que je suis, je rends grâce au ciel qui m'a doué d'un caractère doux et compatissant, toujours porté à faire bien à tous et mal à personne.

— Si j'avais de l'argent, dit le page, je demanderais au seigneur singe ce qui doit m'arriver dans le voyage que j'entreprends.

— J'ai dit, répliqua maître Pierre, qui venait de se relever et de quitter les pieds de don Quichotte, que cette bête ne répond point sur les choses à venir. Si elle y répondait, il importerait peu que vous n'eussiez pas d'argent; car, pour le service du seigneur don Quichotte, ici présent, j'oublierais tous les intérêts du monde. Et maintenant, pour lui faire plaisir et m'acquitter envers lui, je veux monter mon théâtre et divertir gratis tous ceux qui se trouvent dans l'hôtellerie.»

À ces mots, l'hôtelier, ne se sentant pas de joie, indiqua la place où l'on pourrait commodément élever le théâtre, ce qui fut fait en un instant.

Don Quichotte n'était pas fort satisfait des divinations du singe, car il lui semblait hors de croyance qu'un singe devinât ni les choses futures, ni les choses passées. Aussi, tandis que maître Pierre ajustait les pièces de son théâtre, il se retira avec Sancho dans un coin de l'écurie, où, sans pouvoir être entendu de personne, il lui dit:

«Écoute, Sancho, j'ai bien mûrement considéré l'étrange talent de ce singe, et je m'imagine que ce maître Pierre, son maître, aura sans doute fait quelque pacte exprès ou tacite avec le diable.

— Si la pâte est épaisse et faite par le diable, dit Sancho, cela fera, je suppose, un pain fort sale. Mais quel profit peut trouver maître Pierre à manier ces pâtes?

— Tu ne m'as pas compris, Sancho, reprit don Quichotte; je veux dire que maître Pierre doit avoir fait quelque arrangement avec le démon, pour que celui-ci mette ce talent dans le corps du singe, qui lui fera gagner sa vie; et, quand il sera riche, il livrera en échange son âme au démon, chose que vise et poursuit toujours cet universel ennemi du genre humain. Ce qui me fait croire cela, c'est de voir que le singe ne répond qu'aux choses passées ou présentes, et la science du diable, en effet, ne s'étend pas plus loin. Les choses à venir, il ne les sait pas, si ce n'est par conjecture, et fort rarement encore; à Dieu seul est réservée la connaissance des temps; pour lui il n'y a ni passé ni futur, tout est présent. S'il en est ainsi, il est clair que ce singe ne parle qu'avec l'aide du diable, et je suis étonné qu'on ne l'ait pas traduit déjà devant le saint-office, pour l'examiner et tirer à clair en vertu de quel pouvoir il devine les choses. Je suis en effet certain que ce singe n'est point astrologue, et que ni lui ni son maître ne savent ce qu'on appelle dresser ces figures judiciaires[161] si à la mode maintenant en Espagne, qu'il n'y a pas une femmelette, pas un petit page, pas un savetier, qui ne se pique de savoir dresser une figure, comme s'il s'agissait de relever une carte tombée par terre, compromettant ainsi par leur ignorance et leurs mensonges la merveilleuse vérité de la science[162]. Je connais une dame qui demanda à l'un de ces tireurs d'horoscope si une petite chienne de manchon qu'elle avait deviendrait pleine, si elle mettrait bas, en quel nombre et de quelle couleur seraient ses petits. Le seigneur astrologue, après avoir dressé sa figure, répondit que la bichonne deviendrait pleine, et qu'elle mettrait bas trois petits chiens, l'un vert, l'autre rouge, et le troisième bariolé, pourvu que la bête conçût entre onze et douze heures de la nuit ou du jour, et que ce fût le lundi ou le samedi. Ce qui arriva, c'est qu'au bout de deux jours la chienne mourut d'indigestion, et le seigneur dresseur de figures demeura fort en crédit dans l'endroit en qualité d'astrologue, comme le sont presque tous ces gens-là.

— Cependant, reprit Sancho, je voudrais que Votre Grâce priât maître Pierre de demander à son singe si ce qui vous est arrivé dans la caverne de Montésinos est bien vrai; car il m'est avis, soit dit sans vous offenser, que tout cela ne fut que mensonge et hâblerie, ou du moins choses purement rêvées.

— Tout est possible, répondit don Quichotte; mais je ferai ce que tu me conseilles, bien qu'il doive m'en rester je ne sais quel scrupule.»

Ils en étaient là, quand maître Pierre vint chercher don Quichotte pour lui dire que son théâtre était monté, et prier Sa Grâce de venir le voir, car c'était une chose digne d'être vue. Don Quichotte lui communiqua sa pensée, et le pria de demander sur-le- champ à son singe si certaines choses qui lui étaient arrivées dans la caverne de Montésinos étaient rêvées ou véritables, parce qu'il lui semblait qu'elles tenaient du songe et de la réalité. Maître Pierre, sans répondre un mot, alla chercher son singe, et, se plaçant devant don Quichotte et Sancho:

«Attention, seigneur singe! dit-il; ce gentilhomme veut savoir si certaines choses qui lui sont arrivées dans une caverne appelée de Montésinos sont fausses ou vraies.»

Puis il lui donna le signal ordinaire, et, le singe ayant sauté sur son épaule gauche et fait mine de lui parler à l'oreille, maître Pierre dit aussitôt:

«Le singe dit que les choses que Votre Grâce a vues ou faites dans la caverne sont en partie fausses, en partie vraisemblables. Voilà tout ce qu'il sait, et rien de plus, à propos de cette question. Mais si Votre Grâce veut en savoir davantage, vendredi prochain il répondra à tout ce qui lui sera demandé. Quant à présent, il a perdu sa vertu divinatoire, et il ne la trouvera plus que vendredi.

— Ne le disais-je pas, s'écria Sancho, que je ne pouvais m'imaginer que tout ce que Votre Grâce, mon seigneur, a conté des événements de la caverne fût vrai, pas même la moitié?

— L'avenir le dira, Sancho, répondit don Quichotte; car le temps, découvreur de toutes choses, n'en laisse aucune qu'il ne traîne à la lumière du soleil, fût-elle cachée dans les profondeurs de la terre. Mais c'est assez; allons voir le théâtre du bon maître Pierre, car je m'imagine qu'il doit offrir quelque curiosité.

— Comment donc? quelque curiosité! répliqua maître Pierre; plus de soixante mille en renferme ce mien théâtre. Je le dis à Votre Grâce, mon seigneur don Quichotte, c'est une des choses les plus dignes d'être vues que le monde possède aujourd'hui, et _operibus credite, non verbis. _Allons! la main à la besogne! il se fait tard, et nous avons beaucoup à faire, beaucoup à dire et beaucoup à montrer.»

Don Quichotte et Sancho, obéissant à l'invitation, gagnèrent l'endroit où le théâtre de marionnettes était déjà dressé et découvert, garni d'une infinité de petits cierges allumés qui le rendaient pompeux et resplendissant. Dès que maître Pierre fut arrivé, il alla se cacher derrière les tréteaux, car c'est lui qui faisait jouer les figures de la mécanique, et dehors vint se placer un petit garçon, valet de maître Pierre, pour servir d'interprète et expliquer les mystères de la représentation. Celui-ci tenait à la main une baguette, avec laquelle il désignait les figures qui paraissaient sur la scène. Quand donc tous les gens qui se trouvaient dans l'hôtellerie se furent placés en face du théâtre, bon nombre sur leurs pieds, et quand don Quichotte, Sancho, le page et le cousin se furent arrangés dans les meilleures places, le trucheman[163] commença à dire ce qu'entendra ou lira celui qui voudra entendre ou lire le chapitre suivant.

Chapitre XXVI

Où se continue la gracieuse aventure du joueur de marionnettes, avec d'autres choses fort bonnes en vérité

Tous se turent, Tyriens et Troyens.[164] Je veux dire, tous les gens qui avaient les yeux fixés sur le théâtre étaient, comme on dit, pendus à la bouche de l'explicateur de ses merveilles, quand on entendit tout à coup derrière la scène battre des timbales, sonner des trompettes et jouer de l'artillerie, dont le bruit fut bientôt passé. Alors le petit garçon éleva sa voix grêle, et dit:

«Cette histoire véritable, qu'on représente ici devant Vos Grâces, est tirée mot pour mot des chroniques françaises et des _romances _espagnols qui passent de bouche en bouche et que répètent les enfants au milieu des rues. Elle traite de la liberté que rendit le seigneur don Gaïferos à son épouse Mélisandre, qui était captive en Espagne, au pouvoir des Mores, dans la ville de Sansuena; ainsi s'appelait alors celle qui s'appelle aujourd'hui Saragosse. Voyez maintenant ici comment don Gaïferos est à jouer au trictrac, suivant ce que dit la chanson: «Au trictrac joue don Gaïferos, oubliant déjà Mélisandre.[165]« Ce personnage qui paraît par là, avec la couronne sur la tête et le sceptre à la main, c'est l'empereur Charlemagne, père putatif de cette Mélisandre, lequel, fort courroucé de voir la négligence et l'oisiveté de son gendre, vient lui en faire des reproches. Remarquez avec quelle véhémence et quelle vivacité il le gronde; on dirait qu'il veut lui donner avec son sceptre une demi-douzaine de horions; il y a même des auteurs qui rapportent qu'il les lui donna, et bien appliqués. Et, après lui avoir dit toutes sortes de choses au sujet du péril que courait son honneur s'il n'essayait de délivrer son épouse, il lui dit, dit-on: «Je vous en ai dit assez, prenez-y garde.[166]« Maintenant, voyez comment l'empereur tourne le dos et laisse don Gaïferos tout dépité, et comment celui-ci, bouillant de colère, renverse la table et le trictrac, demande ses armes en toute hâte, et prie don Roland, son cousin, de lui prêter sa bonne épée Durandal. Roland ne veut pas la lui prêter, et s'offre à lui tenir compagnie dans la difficile entreprise où il se jette; mais le vaillant et courroucé Gaïferos ne veut point accepter son offre; au contraire, il dit que seul il est capable de délivrer sa femme, fût-elle enfouie au centre des profondeurs de la terre; et là-dessus, il va revêtir ses armes pour se mettre en route sur-le- champ.

«Maintenant, que Vos Grâces tournent les yeux du côté de cette tour qui paraît là-bas. On suppose que c'est une des tours de l'alcazar de Saragosse, qui s'appelle aujourd'hui l'Aljaféria. Cette dame qui se montre à ce balcon, habillée à la moresque, est la sans pareille Mélisandre, laquelle venait mainte et mainte fois regarder par là le chemin de France, et, tournant l'imagination vers Paris et son époux, se consolait ainsi de son esclavage. À présent, vous allez voir arriver une nouvelle aventure, que vous n'avez peut-être jamais vue arriver. Ne voyez-vous pas ce More qui, silencieux et le doigt sur la bouche, s'avance à pas de loup derrière Mélisandre? Eh bien! voyez comment il lui donne un baiser sur le beau milieu des lèvres, et comment elle se dépêche de cracher et de les essuyer avec la manche de sa blanche chemise; comment elle se lamente, et de désespoir s'arrache ses beaux cheveux, comme s'ils avaient à se reprocher la faute du maléfice. Voyez aussi comment ce grave personnage à turban, qui se promène dans ces corridors, est le roi Marsilio de Sansueña[167], lequel a vu l'insolence du More, et bien que ce More soit un de ses parents et son grand favori, il ordonne aussitôt qu'on l'arrête, et qu'on lui donne deux cents coups de fouet en le conduisant par les rues de la ville, avec le crieur devant et les alguazils derrière. Voyez par ici comment on sort pour exécuter la sentence, bien que la faute ait à peine été mise à exécution; car, parmi les Mores, il n'y a point de confrontation de parties, de témoignages et d'appel, comme parmi nous.

— Enfant, enfant, s'écria don Quichotte à cet endroit, suivez votre histoire en ligne droite, et ne vous égarez pas dans les courbes et les transversales; pour tirer au clair une vérité, il faut bien des preuves et des contre-preuves.»

Alors maître Pierre ajouta du dedans:

«Petit garçon, ne te mêle point de ce qui ne te regarde pas; mais fais ce que te commande ce bon seigneur; ce sera le plus prudent de beaucoup; et commence à chanter en plain-chant, sans te mettre dans le contre-point, car le fil casse par le plus menu.

— Je ferai comme vous dites», répondit le jeune garçon; et il continua de la sorte:

«Cette figure qui paraît à cheval de ce côté, enveloppée d'un grand manteau gascon, est celle de don Gaïferos lui-même, qu'attendait son épouse, laquelle, déjà vengée de l'audace du More amoureux, s'est remise avec un visage plus serein au balcon de la tour. Elle parle à son époux, croyant que c'est quelque voyageur, et lui tient tous les propos de ce romance, qui dit: «Chevalier, si vous allez en France, informez-vous de Gaïferos» et je n'en cite rien de plus, parce que c'est de la prolixité que s'engendre l'ennui. Il suffit de voir comment don Gaïferos se découvre, et, par les transports de joie auxquels se livre Mélisandre, elle nous fait comprendre qu'elle l'a reconnu, surtout maintenant que nous la voyons se glisser du balcon pour se mettre en croupe sur le cheval de son époux. Mais, ô l'infortunée! voilà que le pan de sa jupe s'est accroché à l'un des fers du balcon, et la voilà suspendue en l'air sans pouvoir atteindre le sol. Mais voyez comment le ciel miséricordieux nous envoie son secours dans les plus pressants besoins! Don Gaïferos s'approche, et, sans s'occuper s'il déchirera le riche jupon, il la prend, la tire, et la fait descendre par force à terre; puis, d'un tour de main, il la pose sur la croupe de son cheval, jambe de ci, jambe de là, comme un homme, et lui recommande de le tenir fortement pour ne pas tomber, en lui passant les bras derrière le dos, de manière à les croiser sur sa poitrine, car madame Mélisandre n'était pas fort habituée à semblable façon de cavalcader. Voyez aussi comment le cheval témoigne par ses hennissements qu'il est ravi d'avoir sur le dos la charge de vaillance et de beauté qu'il porte en son maître et en sa maîtresse. Voyez comment ils tournent bride pour s'éloigner de la ville, et avec quelle joie empressée ils prennent la route de Paris. Allez en paix, ô paire sans pair de véritables amants! arrivez sains et saufs dans votre patrie bien-aimée, sans que la fortune mette aucun obstacle à votre heureux voyage! Que les yeux de vos amis et de vos parents vous voient jouir, dans la paix du bonheur, des jours, longs comme ceux de Nestor, qui vous restent à vivre!»

En cet endroit, maître Pierre éleva de nouveau la voix:

«Terre à terre, mon garçon, dit-il, ne te perds pas dans les nues; toute affectation est vicieuse.»

L'interprète continua sans rien répondre:

«Il ne manqua pas d'yeux oisifs, car il y en a pour tout voir, qui virent la descente et la montée de Mélisandre, et qui en donnèrent connaissance au roi Marsilio, lequel ordonna sur-le-champ de battre la générale. Voyez avec quel empressement on obéit, et comment toute la ville semble s'écrouler sous le bruit des cloches qui sonnent dans toutes les tours des mosquées.

— Oh! pour cela non, s'écria don Quichotte; quant aux cloches, maître Pierre se trompe lourdement, car chez les Mores on ne fait pas usage de cloches, mais de timbales, et d'une espèce de _dulzaïna _qui ressemble beaucoup à nos clairons.[168] Faire sonner les cloches à Sansueña, c'est à coup sûr une grande étourderie.»

Maître Pierre, entendant cela, cessa de sonner et dit:

«Que Votre Grâce, seigneur don Quichotte, ne fasse point attention à ces enfantillages, et n'exige pas qu'on mène les choses si bien par le bout du fil, qu'on ne puisse le trouver. Est-ce qu'on ne représente point ici mille comédies pleines de sottises et d'extravagances, qui fournissent pourtant une heureuse carrière, et sont écoutées avec applaudissements, avec admiration, avec transports? Continue, petit garçon, et laisse dire; pourvu que je remplisse ma poche, que m'importe de représenter plus de sottises que le soleil n'a d'atomes?

— Il a pardieu raison», répliqua don Quichotte; et l'enfant continua:

«Voyez maintenant quelle nombreuse et brillante cavalerie sort de la ville à la poursuite des deux catholiques amants. Voyez combien de trompettes sonnent, combien de _dulzaïnas _frappent l'air, combien de timbales et de tambours résonnent. J'ai grand'peur qu'on ne les rattrape, et qu'on ne les ramène attachés à la queue de leur propre cheval, ce qui serait un spectacle horrible.»

Quand don Quichotte vit toute cette cohue de Mores et entendit tout ce tapage de fanfares, il lui sembla qu'il ferait bien de prêter secours à ceux qui fuyaient. Il se leva tout debout, et s'écria d'une voix de tonnerre:

«Je ne permettrai jamais que, de ma vie et en ma présence, on joue un mauvais tour à un aussi fameux chevalier, à un aussi hardi amoureux que don Gaïferos. Arrêtez, canaille, gens de rien, ne le suivez ni le poursuivez; sinon je vous livre bataille.»

Tout en parlant, il dégaina son épée, d'un saut s'approcha du théâtre, et, avec une fureur inouïe, se mit à faire pleuvoir des coups d'estoc et de taille sur l'armée moresque des marionnettes, renversant les uns, pourfendant les autres, emportant la jambe à celui-là et la tête à celui-ci. Il déchargea, entre autres, un fendant du haut en bas si formidable, que, si maître Pierre ne se fût baissé, jeté à terre et blotti sous ses planches, il lui fendait la tête en deux, comme si elle eût été de pâte à massepains. Maître Pierre criait de toutes ses forces:

«Arrêtez, seigneur don Quichotte, arrêtez! prenez garde que ceux que vous renversez, tuez et mettez en pièces, ne sont pas de véritables Mores, mais des poupées de carton; prenez garde, pécheur que je suis! que vous détruisez et ravagez tout mon bien.»

Malgré cela, don Quichotte ne cessait de faire tomber des estocades, des fendants, des revers, drus et serrés comme s'il en pleuvait. Finalement, en moins de deux _Credo, _il jeta le théâtre par terre, ayant mis en pièces menues tous ses décors et toutes ses figures, le roi Marsilio grièvement blessé, et l'empereur Charlemagne avec la couronne et la tête en deux morceaux. À cette vue, le sénat des spectateurs fut rempli de trouble; le singe s'enfuit sur le toit de l'hôtellerie, le cousin s'effraya, le page eut peur, et Sancho Panza lui-même ressentit une terreur affreuse; car, ainsi qu'il le jura après la tempête passée, jamais il n'avait vu son seigneur dans un tel accès de colère.

Après avoir achevé le bouleversement général du théâtre, don
Quichotte se calma un peu.

«Je voudrais bien, dit-il, tenir maintenant devant moi tous ceux qui ne croient pas et ne veulent pas croire de quelle utilité sont dans le monde les chevaliers errants. Voyez un peu; si je ne me fusse trouvé présent ici, que serait-il arrivé du brave don Gaïferos et de la belle Mélisandre? à coup sûr, l'heure est déjà venue où ces chiens les auraient rattrapés et leur auraient joué quelque vilain tour. Enfin, vive la chevalerie errante par-dessus toutes les choses qui vivent sur la terre!

— Qu'elle vive, à la bonne heure, dit en ce moment d'une voix dolente maître Pierre, qu'elle vive et que je meure, moi, puisque je suis malheureux à ce point, que je puis dire comme le roi don Rodéric: «Hier j'étais seigneur de l'Espagne, et aujourd'hui je n'ai pas un créneau que je puisse dire à moi.[169]« Il n'y a pas une demi-heure, pas cinq minutes, que je me suis vu seigneur de rois et d'empereurs, avec mes écuries pleines de chevaux en nombre infini, et mes coffres pleins d'innombrables parures. Maintenant me voilà désolé, abattu, pauvre et mendiant; et surtout sans mon singe, car, avant que je le rattrape, il me faudra suer jusqu'aux dents. Et tout cela, par la furie inconsidérée de ce seigneur chevalier, duquel on dit qu'il secourt les pupilles, qu'il redresse les torts, et fait d'autres bonnes oeuvres. C'est pour moi seul que sa généreuse intention est venue à manquer; bénis et loués soient les cieux dans leurs plus hautes demeures! Enfin, c'était le _chevalier de la Triste-Figure _qui devait défigurer les miennes.»

Sancho se sentit attendrir par les propos de maître Pierre.

«Ne pleure pas, maître Pierre, lui dit-il, ne te lamente pas; tu me fends le coeur; et sache que mon seigneur don Quichotte est si bon catholique, si scrupuleux chrétien, que, pour peu qu'il s'aperçoive qu'il t'a fait quelque tort, il saura et voudra te le payer au double.

— Que le seigneur don Quichotte, répondit maître Pierre, me paye seulement une partie des figures qu'il m'a défigurées, et je serai content, et Sa Grâce mettra sa conscience en repos; car il n'y a point de salut pour celui qui retient le bien d'autrui contre la volonté de son possesseur, et ne veut pas le lui restituer.

— Cela est vrai, dit alors don Quichotte; mais jusqu'à présent je ne sais pas avoir rien à vous, maître Pierre.

— Comment non! s'écria maître Pierre; et ces restes, ces débris gisant sur le sol dur et stérile, qui les a éparpillés et réduits au néant, si ce n'est la force invincible de ce bras formidable? à qui étaient leurs corps, si ce n'est à moi? avec quoi gagnais-je ma vie, si ce n'est avec eux?

— À présent je finis par croire, s'écria don Quichotte, ce que j'ai déjà cru bien des fois, que ces enchanteurs qui me poursuivent ne font autre chose que me mettre devant les yeux les figures telles qu'elles sont, pour me les changer et transformer ensuite en celles qu'il leur plaît. Je vous assure, vous tous seigneurs qui m'écoutez, qu'il m'a semblé réellement, et en toute vérité, que ce qui se passait là se passait au pied de la lettre, que Mélisandre était Mélisandre, don Gaïferos, don Gaïferos, Marsilio, Marsilio, et Charlemagne, Charlemagne. C'est pour cela que la colère m'est montée à la tête, et, pour remplir les devoirs de ma profession de chevalier errant, j'ai voulu donner aide et faveur à ceux qui fuyaient. C'est dans cette bonne intention que j'ai fait ce que vous avez vu. Si la chose a tourné tout au rebours, ce n'est pas ma faute, mais celle des méchants qui me persécutent. Au reste, quoi qu'il en soit de ma faute, et bien qu'elle n'ait pas procédé de malice, je veux moi-même me condamner aux dépens. Que maître Pierre voie ce qu'il veut demander pour les figures détruites; je m'offre à lui en payer le prix en bonne monnaie courante de Castille.»

Maître Pierre s'inclina profondément.

«Je n'attendais pas moins, dit-il, de l'inouïe charité chrétienne du valeureux don Quichotte de la Manche, véritable défenseur et soutien de tous les nécessiteux vagabonds. Voici le seigneur hôtelier et le grand Sancho, qui seront médiateurs et jurés priseurs entre Votre Grâce et moi, pour décider ce que valent ou pouvaient valoir les figures anéanties.»

L'hôtelier et Sancho dirent qu'ils acceptaient. Aussitôt maître Pierre ramassa par terre le roi Marsilio avec la tête de moins, et dit:

«Vous voyez combien il est impossible de rendre à ce roi son premier être. Il me semble donc, sauf meilleur avis des juges, qu'il faut me donner pour sa mort, fin et trépas, quatre réaux et demi.

— Accordé, dit don Quichotte; continuez.

— Pour cette ouverture de haut en bas, poursuivit maître Pierre prenant à la main les deux moitiés de l'empereur Charlemagne, il ne sera pas exorbitant de demander cinq réaux et un quart.

— Ce n'est pas peu, dit Sancho.

— Ni beaucoup, répliqua l'hôtelier; mais prenons un moyen terme, et accordons-lui cinq réaux.

— Qu'on lui donne les cinq réaux et le quart, s'écria don Quichotte; ce n'est pas à un quart de réal de plus ou de moins qu'il faut évaluer le montant de cette notable disgrâce. Mais que maître Pierre se dépêche un peu, car voici l'heure du souper, et je me sens quelques frissons d'appétit.

— Pour cette figure, dit maître Pierre, sans nez et avec un oeil de moins, qui est celle de la belle Mélisandre, je demande, sans surfaire, deux réaux et douze maravédis.

— Holà! s'écria don Quichotte; ce serait bien le diable si Mélisandre n'était pas avec son époux tout au moins à la frontière de France, car le cheval qu'ils montaient m'avait plus l'air de voler que de courir. Il ne s'agit donc pas de me vendre un chat pour un lièvre, en me présentant ici Mélisandre borgne et camuse, tandis qu'elle est maintenant en France à se divertir avec son époux entre deux draps. Que Dieu laisse à chacun le sien, seigneur maître Pierre, et cheminons tous de pied ferme et d'intention droite. Vous pouvez continuer.»

Maître Pierre, qui vit que don Quichotte gauchissait et retournait à son premier thème, ne voulut pas le laisser échapper.

«Cette figure, en effet, dit-il, ne doit pas être Mélisandre, mais quelqu'une des femmes qui la servaient. Ainsi, avec soixante maravédis[170] qu'on me donnera pour elle, je serai content et bien payé.»

Il continua de la même manière à fixer, pour toutes les figures mutilées, un prix que les deux juges arbitres modérèrent ensuite à la satisfaction réciproque des parties, et dont le total monta à quarante réaux trois quarts. Sancho les déboursa sur-le-champ, et maître Pierre demanda de plus deux réaux pour la peine de reprendre le singe.

«Donne-les, Sancho, dit don Quichotte, non pour prendre le singe, mais pour prendre la guenon[171]; et j'en donnerais volontiers deux cents d'étrennes à qui me dirait avec certitude que la belle doña Mélisandre et le seigneur don Gaïferos sont arrivés en France et parmi leurs proches.

— Personne ne pourra mieux le dire que mon singe, dit maître Pierre. Mais il n'y a point de diable qui pourrait maintenant le rattraper, j'imagine pourtant que sa tendresse et la faim le forceront à me chercher cette nuit. Dieu ramènera le jour, et nous nous verrons.»

Finalement la tempête passa, et tous soupèrent en paix et en bonne harmonie aux dépens de don Quichotte, qui était libéral au dernier point. L'homme aux lances et aux hallebardes s'en fut avant l'aube; et, quand le jour fut levé, le cousin et le page vinrent prendre congé de don Quichotte, l'un pour retourner à son pays, l'autre pour suivre son chemin; à celui-ci don Quichotte donna, pour frais de route, une douzaine de réaux. Quant à maître Pierre, il ne voulut plus rien avoir à démêler avec don Quichotte, qu'il connaissait parfaitement. Il se leva donc avant le soleil, ramassa les débris de son théâtre, reprit son singe et s'en alla chercher aussi ses aventures. L'hôtelier, qui ne connaissait point don Quichotte, n'était pas moins surpris de ses folies que de sa libéralité. Finalement Sancho le paya largement par ordre de son seigneur, et tous deux, prenant congé de lui vers les huit heures du matin, sortirent de l'hôtellerie, et se mirent en route, où nous les laisserons aller, car cela est nécessaire pour trouver le temps de conter d'autres choses relatives à l'intelligence de cette fameuse histoire.

Chapitre XXVII

Où l'on raconte qui étaient maître Pierre et son singe, ainsi que le mauvais succès qu'eut don Quichotte dans l'aventure du braiment, qu'il ne termina point comme il l'aurait voulu et comme il l'avait pensé

Cid Hamet Ben-Engéli, le chroniqueur de cette grande histoire, entre en matière dans le présent chapitre par ces paroles: _Je jure comme chrétien catholique… _À ce propos, son traducteur dit qu'en jurant comme chrétien catholique, tandis qu'il était More (et il l'était assurément), il n'a pas voulu dire autre chose sinon que, de même que le chrétien catholique, quand il jure, jure de dire la vérité, et la dit ou la doit dire en effet, de même il promet de la dire, comme s'il avait juré en chrétien catholique, au sujet de ce qu'il écrira de don Quichotte; principalement pour déclarer qui étaient maître Pierre et le singe devin qui tenait tout le pays dans l'étonnement de ses divinations. Il dit donc que celui qui aura lu la première partie de cette histoire se souviendra bien de ce Ginès de Passamont, auquel, parmi d'autres galériens, don Quichotte rendit la liberté dans la Sierra-Moréna, bienfait qui fut mal reconnu et plus mal payé par ces gens de mauvaise vie et de mauvaises habitudes. Ce Ginès de Passamont, que don Quichotte appelait Ginésille de Parapilla, fut celui qui vola le grison à Sancho Panza; et parce que, dans la première partie, on a omis, par la faute des imprimeurs, de mettre le quand et le comment, cela a donné du fil à retordre à bien des gens, qui attribuaient la faute d'impression au défaut de mémoire de l'auteur. Enfin, Ginès vola le grison tandis que Sancho dormait sur son dos, en usant de l'artifice dont se servit Brunel, quand, au siège d'Albraque, il vola le cheval à Sacripant entre ses jambes. Ensuite, Sancho le recouvra, comme on l'a conté. Or, ce Ginès, craignant d'être repris par la justice, qui le cherchait pour le châtier de ses innombrables tours de coquin (il en avait tant fait et de si curieux, qu'il avait composé lui-même un gros volume pour les raconter), résolut de passer au royaume d'Aragon, après s'être couvert l'oeil gauche, en faisant le métier de joueur de marionnettes qu'il savait à merveille, aussi bien que celui de joueur de gobelets. Il arriva qu'ayant acheté ce singe à des chrétiens libérés qui revenaient de Berbérie, il lui apprit à lui sauter sur l'épaule à un certain signal, et à paraître lui marmotter quelque chose à l'oreille. Cela fait, avant d'entrer dans un village où il portait son théâtre et son singe, il s'informait dans les environs, et près de qui pouvait mieux lui répondre, des histoires particulières qui s'étaient passées dans ce pays, et des personnes à qui elles étaient arrivées. Quand il les avait bien retenues dans sa mémoire, la première chose qu'il faisait, c'était de montrer son théâtre, où il jouait, tantôt une histoire, tantôt une autre, mais qui toutes étaient divertissantes et connues. La représentation finie, il proposait les talents de son singe, disant au public qu'il devinait le passé et le présent, mais que, pour l'avenir, il ne voulait pas y mordre. Pour la réponse à chaque question, il demandait deux réaux; mais il en donnait quelques-unes à meilleur marché, suivant qu'il avait tâté le pouls aux questionneurs. Et même, comme il descendait quelquefois dans les maisons où demeuraient des gens dont il connaissait les histoires, bien qu'on ne lui demandât rien pour ne pas le payer, il faisait signe au singe, et disait ensuite qu'il lui avait révélé telle et telle chose, qui s'ajustait avec les aventures des assistants. De cette façon il gagnait un crédit immense, et tout le monde courait après lui, D'autres fois, comme il avait tant d'esprit, il répondait de manière que les réponses se rapportassent bien aux questions, et personne ne le pressant de dire comment devinait son singe, il leur faisait la nique à tous, et remplissait son escarcelle. Dès qu'il entra dans l'hôtellerie, il reconnut don Quichotte et Sancho, et dès lors il lui fut facile de jeter dans l'admiration don Quichotte, Sancho Panza et tous ceux qui se trouvaient présents. Mais il aurait pu lui en coûter cher, si don Quichotte eût baissé un peu plus la main quand il coupa la tête au roi Marsilio et détruisit toute sa cavalerie, ainsi qu'il est rapporté au chapitre précédent. Voilà tout ce qu'il y avait à dire de maître Pierre et de son singe.

Revenant à don Quichotte de la Manche, l'histoire dit qu'au sortir de l'hôtellerie, il résolut de visiter les rives de l'Èbre et tous ses environs, avant de gagner la ville de Saragosse, puisqu'il avait, jusqu'à l'époque des joutes, assez de temps pour tout cela. Dans cette intention, il suivit son chemin, et marcha deux jours entiers sans qu'il lui arrivât rien de digne d'être couché par écrit. Mais le troisième jour, à la montée d'une colline, il entendit un grand bruit de tambours, de trompettes et d'arquebuses. Il pensa d'abord qu'un régiment de soldats passait de ce côté, et, pour les voir, il piqua des deux à Rossinante, et monta la colline. Quand il fut au sommet, il aperçut, au pied du revers, une troupe d'au moins deux cents hommes, armés de toutes sortes d'armes, comme qui dirait d'arbalètes, de pertuisanes, de piques, de hallebardes, avec quelques arquebuses et bon nombre de boucliers. Il descendit la côte, et s'approcha si près du bataillon, qu'il put distinctement voir les bannières, en reconnaître les couleurs, et lire les devises qu'elles portaient. Il en remarqua une principalement qui se déployait sur un étendard ou guidon de satin blanc. On y avait peint très au naturel un âne en miniature, la tête haute, la bouche ouverte et la langue dehors, dans la posture d'un âne qui brait. Autour étaient écrits en grandes lettres ces deux vers: «Ce n'est pas pour rien qu'ont brait l'un et l'autre alcalde.[172]«

À la vue de cet insigne, don Quichotte jugea que ces gens armés devaient appartenir au village du braiment, et il le dit à Sancho, en lui expliquant ce qui était écrit sur l'étendard. Il ajouta que l'homme qui leur avait donné connaissance de cette histoire s'était trompé en disant que c'étaient deux regidors qui avaient brait, puisque, d'après les vers de l'étendard, ç'avaient été deux alcaldes.

«Seigneur, répondit Sancho, il ne faut pas y regarder de si près, car il est possible que les regidors qui brayèrent alors soient devenus, avec le temps, alcaldes de leur village[173], et dès lors on peut leur donner les deux titres. D'ailleurs, qu'importe à la vérité de l'histoire que les brayeurs soient alcaldes ou regidors, pourvu qu'ils aient réellement brait? Un alcade est aussi bon pour braire qu'un regidor.[174]«

Finalement, ils reconnurent et apprirent que les gens du village persiflé s'étaient mis en campagne pour combattre un autre village qui les persiflait plus que n'exigeaient la justice et le bon voisinage. Don Quichotte s'approcha d'eux, au grand déplaisir de Sancho, qui n'eut jamais un goût prononcé pour de semblables rencontres. Ceux du bataillon le reçurent au milieu d'eux, croyant que c'était quelque guerrier de leur parti. Don Quichotte, levant sa visière d'un air noble et dégagé, s'approcha jusqu'à l'étendard de l'âne, et là, les principaux chefs de l'armée l'entourèrent pour le considérer, frappés de la même surprise où tombaient tous ceux qui le voyaient pour la première fois. Don Quichotte, les voyant si attentifs à le regarder sans que personne lui parlât et lui demandât rien, voulut profiter de ce silence, et rompant celui qu'il gardait, il éleva la voix:

«Braves seigneurs, s'écria-t-il, je vous supplie aussi instamment que possible de ne point interrompre un raisonnement que je veux vous faire, jusqu'à ce qu'il vous ennuie et vous déplaise. Si cela arrive, au moindre signe que vous me ferez, je mettrai un sceau sur ma bouche et un bâillon à ma langue.»

Tous répondirent qu'il pouvait parler et qu'ils l'écouteraient de bon coeur. Avec cette permission, don Quichotte continua de la sorte:

«Je suis, mes bons seigneurs, chevalier errant; mon métier est celui des armes, et ma profession celle de favoriser ceux qui ont besoin de faveur, et de secourir les nécessiteux. Il y a plusieurs jours que je connais votre disgrâce, et la cause qui vous oblige à prendre à chaque instant les armes pour tirer vengeance de vos ennemis. J'ai réfléchi dans mon entendement, non pas une, mais bien des fois, sur votre affaire, et je trouve que, d'après les lois du duel, vous êtes dans une grande erreur de vous tenir pour offensés. En effet, aucun individu ne peut offenser une commune entière, à moins de la défier toute ensemble comme coupable de trahison, parce qu'il ne sait point en particulier qui a commis la trahison pour laquelle il la défie. Nous en avons un exemple dans Diego Ordoñez de Lara, qui défia toute la ville de Zamora, parce qu'il ignorait que ce fût le seul Vellido Dolfos qui avait commis le crime de tuer son roi par trahison. Aussi les défia-t-il tous, et à tous appartenaient la réponse et la vengeance. À la vérité, le seigneur don Diego s'oublia quelque peu, et passa de fort loin les limites du défi; car à quoi bon défier les morts, les eaux, les pains, les enfants à naître, et ces autres bagatelles qui sont rapportées dans son histoire[175]? Mais quand la colère déborde et sort de son lit, la langue n'a plus de rives qui la retiennent, ni de frein qui l'arrête. S'il en est donc ainsi, qu'un seul individu ne peut offenser un royaume, une province, une république, une ville, une commune entière, il est clair qu'il n'y a pas de quoi se mettre en campagne pour venger une offense, puisqu'elle n'existe pas. Il ferait beau voir, vraiment, que les _cazalleros__[176]__, _les auberginois[177], les baleineaux[178], les savonneurs[179], se tuassent à chaque pas avec ceux qui les appellent ainsi, et tous ceux auxquels les enfants donnent des noms et des surnoms! Il ferait beau voir que ces cités insignes fussent toujours en courroux et en vengeance, et jouassent de l'épée pour instrument à la moindre querelle! Non, non, que Dieu ne le veuille ni ne le permette! Il n'y a que quatre choses pour lesquelles les républiques bien gouvernées et les hommes prudents doivent prendre les armes et tirer l'épée, exposant leurs biens et leurs personnes. La première, c'est la défense de la foi catholique; la seconde, la défense de leur vie, qui est de droit naturel et divin; la troisième, la défense de leur honneur, de leur famille et de leur fortune; la quatrième, le service de leur roi dans une guerre juste; et, si nous voulions en ajouter une cinquième, qu'on pourrait placer la seconde, c'est la défense de leur patrie. À ces cinq causes capitales, on peut en joindre quelques autres qui soient justes et raisonnables, et puissent réellement obliger à prendre les armes. Mais les prendre pour des enfantillages, pour des choses plutôt bonnes à faire rire et à passer le temps qu'à offenser personne, ce serait, en vérité, manquer de toute raison. D'ailleurs, tirer une vengeance injuste (car juste, aucune ne peut l'être), c'est aller directement contre la sainte loi que nous professons, laquelle nous commande de faire le bien à nos ennemis, et d'aimer ceux qui nous haïssent. Ce commandement paraît quelque peu difficile à remplir; mais il ne l'est que pour ceux qui sont moins à Dieu qu'au monde, et qui sont plus de chair que d'esprit. En effet, Jésus-Christ, Dieu et homme véritable, qui n'a jamais menti et n'a pu jamais mentir, a dit, en se faisant notre législateur, que son joug était doux et sa charge légère. Il ne pouvait donc nous commander une chose qu'il fût impossible d'accomplir. Ainsi, mes bons seigneurs, Vos Grâces sont obligées, par les lois divines et humaines, à se calmer, à déposer les armes.

— Que le diable m'emporte, dit alors tout bas Sancho, si ce mien maître-là n'est tologien; s'il ne l'est pas, il y ressemble comme un oeuf à un autre.»

Don Quichotte s'arrêta un moment pour prendre haleine, et, voyant qu'on lui prêtait toujours une silencieuse attention, il voulut continuer sa harangue, ce qu'il aurait fait si Sancho n'eût jeté sa finesse d'esprit à la traverse. Voyant que son maître s'arrêtait, il lui coupa la parole et dit:

«Monseigneur don Quichotte de la Manche, qui s'appela dans un temps le _chevalier de la Triste-Figure, _et qui s'appelle à présent le _chevalier des Lions, _est un hidalgo de grand sens, qui sait le latin et l'espagnol comme un bachelier; en tout ce qu'il traite, en tout ce qu'il conseille, il procède comme un bon soldat, connaît sur le bout de l'ongle toutes les lois et ordonnances de ce qu'on nomme le duel. Il n'y a donc rien de mieux à faire que de se laisser conduire comme il le dira, et qu'on s'en prenne à moi si l'on se trompe. D'ailleurs, il est clair que c'est une grande sottise que de se mettre en colère pour entendre un seul braiment. Ma foi, je me souviens que, quand j'étais petit garçon, je brayais toutes les fois qu'il m'en prenait envie, sans que personne y trouvât à redire, et avec tant de grâce, tant de naturel, que, dès que je brayais, tous les ânes du pays se mettaient à braire; et pourtant je n'en étais pas moins fils de mes père et mère, qui étaient de très-honnêtes gens. Ce talent me faisait envier par plus de quatre des plus huppés du pays, mais je m'en souciais comme d'une obole; et pour que vous voyiez que je dis vrai, attendez et écoutez; cette science est comme celle de nager; une fois apprise, elle ne s'oublie plus.»

Aussitôt, serrant son nez à pleine main, Sancho se mit à braire si vigoureusement que tous les vallons voisins en retentirent. Mais un de ceux qui étaient près de lui, croyant qu'il se moquait d'eux, leva une grande gaule qu'il tenait à la main, et lui en déchargea un tel coup, que, sans pouvoir faire autre chose, le pauvre Sancho Panza tomba par terre tout de son long. Don Quichotte, qui vit Sancho si mal arrangé, se précipita, la lance en arrêt, sur celui qui l'avait frappé; mais tant de gens se jetèrent entre eux, qu'il ne lui fut pas possible d'en tirer vengeance. Au contraire, voyant qu'une grêle de pierres commençait à lui tomber dessus, et qu'il était menacé par une infinité d'arbalètes tendues et d'arquebuses en joue, il fit tourner bride à Rossinante, et, à tout le galop que put prendre son cheval, il s'échappa d'entre les ennemis, priant Dieu du fond du coeur qu'il le tirât de ce péril, et craignant à chaque pas qu'une balle ne lui entrât par les épaules pour lui sortir par la poitrine. À tout moment il reprenait haleine, pour voir si le souffle ne lui manquait pas; mais ceux du bataillon se contentèrent de le voir fuir sans lui tirer un seul coup.

Pour Sancho, ils le mirent sur son âne dès qu'il eut repris ses sens, et le laissèrent rejoindre son maître; non pas que le pauvre écuyer fût en état de guider sa monture, mais parce que le grison suivit les traces de Rossinante, qu'il ne pouvait quitter d'un pas. Quand don Quichotte se fut éloigné hors de portée, il tourna la tête, et, voyant que Sancho venait sans être suivi de personne, il l'attendit. Les gens du bataillon restèrent en position jusqu'à la nuit, et leurs ennemis n'ayant point accepté la bataille, ils revinrent à leur village joyeux et triomphants; et même, s'ils eussent connu l'antique usage des Grecs, ils auraient élevé un trophée sur la place.

Chapitre XXVIII

Des choses que dit Ben-Engéli, et que saura celui qui les lira, s'il les lit avec attention

Quand le brave s'enfuit, c'est qu'il a toute raison de fuir, et l'homme prudent doit se garder pour une meilleure occasion. Cette vérité trouva sa preuve en don Quichotte, lequel, laissant le champ libre à la furie du village persiflé et aux méchantes intentions d'une troupe en courroux, prit, comme on dit, de la poudre d'escampette, et, sans se rappeler Sancho, ni le péril où il le laissait, s'éloigna autant qu'il lui parut nécessaire pour se mettre en sûreté. Sancho le suivait, comme on l'a rapporté, posé de travers sur son âne; il arriva enfin, revenu tout à fait à lui, et en arrivant, il se laissa tomber du grison aux pieds de Rossinante, haletant, moulu et rompu. Don Quichotte mit aussitôt pied à terre pour visiter ses blessures; mais, le trouvant sain des pieds à la tête, il lui dit avec un mouvement de colère:

«À la male heure vous vous êtes pris à braire, Sancho. Où donc avez-vous trouvé qu'il était bon de parler de corde dans la maison du pendu? À musique de braiment quel accompagnement peut-on faire, si ce n'est de coups de gaule? Et rendez grâces à Dieu, Sancho, de ce qu'au lieu de vous mesurer les côtes avec un bâton, ils ne vous ont pas fait le _per signum crucis__[180]_ avec une lame de cimeterre.

— Je ne suis pas en train de répondre, répondit Sancho, car il me semble que je parle par les épaules. Montons à cheval et éloignons-nous d'ici. J'imposerai désormais silence à mes envies de braire, mais non à celles de dire que les chevaliers errants fuient, et laissent leurs bons écuyers moulus comme plâtre au pouvoir de leurs ennemis.

— Se retirer n'est pas fuir, répliqua don Quichotte, car il faut que tu saches que la valeur qui n'est pas fondée sur la base de la prudence s'appelle témérité, et les exploits du téméraire s'attribuent plutôt à la bonne fortune qu'à son courage. Aussi, je confesse que je me suis retiré, mais non pas que j'ai fui. En cela, j'ai imité bien d'autres braves, qui se sont conservés pour de meilleurs temps. C'est une chose dont les histoires sont pleines; mais, comme il n'y aurait ni profit pour toi ni plaisir pour moi à te les rappeler, je m'en dispense quant à présent.»

Sancho s'était enfin remis à cheval, aidé par don Quichotte, lequel était également remonté sur Rossinante; et, peu à peu, ils gagnèrent un petit bois qui se montrait à un quart de lieue de là. De temps en temps, Sancho jetait de profonds soupirs et des gémissements douloureux. Don Quichotte lui demanda la cause d'une si amère affliction. Il répondit que, depuis l'extrémité de l'échine jusqu'au sommet de la nuque, il ressentait une douleur qui lui faisait perdre l'esprit.

«La cause de cette douleur, reprit don Quichotte, doit être celle- ci; comme le bâton avec lequel on t'a frappé était d'une grande longueur, il t'a pris le dos du haut en bas, où sont comprises toutes les parties qui te font mal, et, s'il avait porté ailleurs, ailleurs tu souffrirais de même.

— Pardieu, s'écria Sancho, Votre Grâce vient de me tirer d'un grand embarras, et de m'expliquer la chose en bons termes. Mort de ma vie! est-ce que la cause de ma douleur est si cachée qu'il soit besoin de me dire que je souffre partout où le bâton a porté? Si j'avais mal aux chevilles du pied, on concevrait que vous vous missiez à chercher pourquoi elles me font mal. Mais deviner que j'ai mal à l'endroit où l'on m'a moulu, ce n'est pas faire un grand effort d'esprit. En bonne foi, seigneur notre maître, on voit bien que le mal d'autrui pend à un cheveu, et chaque jour je découvre terre au peu que je dois attendre d'être en compagnie de Votre Grâce. Si cette fois vous m'avez laissé bâtonner, une autre et cent autres fois nous reviendrons à la berne de jadis, et à d'autres jeux d'enfants, qui, pour s'être arrêtés aujourd'hui à mes épaules, pourront bien ensuite m'arriver jusqu'aux yeux. Je ferais bien mieux vraiment, mais je ne suis qu'un barbare, un imbécile, et je ne ferai rien de bon en toute ma vie; je ferais bien mieux, dis-je, de regagner pays, d'aller retrouver ma femme et mes enfants, de nourrir l'une et d'élever les autres avec ce qu'il plaira à Dieu de me donner, plutôt que de marcher derrière Votre Grâce par des chemins sans chemin et des sentiers qui n'en sont pas, buvant mal et mangeant pis. S'agit-il de dormir à présent? Mesurez, frère écuyer, mesurez six pieds de terre, et, si vous en voulez davantage, prenez-en six autres encore, car vous pouvez tailler en pleine étoffe; puis, étendez-vous tout à votre aise. Ah! que ne vois-je brûlé et réduit en cendres le premier qui s'avisa de la chevalerie errante, ou du moins le premier qui voulut être écuyer d'aussi grands sots que durent être tous les chevaliers errants des temps passés! De ceux du temps présent, je ne dis rien, parce que, Votre Grâce étant du nombre, je leur porte respect, et parce que je sais que Votre Grâce en sait un point de plus que le diable en tout ce qu'elle dit comme en tout ce qu'elle pense.

— Je ferais une bonne gageure avec vous, Sancho, dit don Quichotte; c'est que, maintenant que vous vous en donnez et que vous parlez sans que personne vous arrête, rien ne vous fait plus mal en tout votre corps. Parlez, mon fils, dites tout ce qui vous viendra à la pensée et à la bouche. Pourvu que vous ne sentiez plus aucun mal, je tiendrai plaisir à l'ennui que me causent vos impertinences; et si vous désirez tant retourner à votre maison, revoir votre femme et vos enfants, Dieu me préserve de vous en empêcher. Vous avez de l'argent à moi; comptez combien il y a de temps que nous avons fait cette troisième sortie de notre village, voyez ensuite ce que vous pouvez et devez justement gagner par mois, et payez-vous de vos propres mains.

— Quand j'étais, répondit Sancho, au service de Tomé Carrasco, le père du bachelier Samson Carrasco, que Votre Grâce connaît bien, je gagnais deux ducats par mois, outre la nourriture. Avec Votre Grâce, je ne sais trop ce que je peux gagner; mais je sais bien qu'il y a plus de peine à être écuyer de chevalier errant qu'à servir un laboureur; car enfin, nous autres qui travaillons à la terre, nous savons bien que, quel que soit le travail de la journée, et quelque mal que nous y ayons, la nuit venue, nous soupons à la marmite et nous dormons dans un lit; chose que je n'ai pas faite depuis que je sers Votre Grâce, si ce n'est le bout de temps que nous avons passé chez don Diego de Miranda, et la bonne bouche que m'a donnée l'écume des marmites de Camache, et ce que j'ai bu, mangé et dormi chez Basile. Tout le reste du temps, j'ai couché sur la dure, en plein air, exposé à tout ce que vous appelez les inclémences du ciel, me nourrissant de bribes de fromage et de croûtes de pain, buvant de l'eau, tantôt des ruisseaux, tantôt des fontaines, que nous rencontrons par ces solitudes où nous errons.

— Eh bien! reprit don Quichotte, je suppose, Sancho, que tout ce que vous avez dit soit la vérité; combien vous semble-t-il que je doive vous donner de plus que ne vous donnait Tomé Carrasco!

— À mon avis, répondit Sancho, si Votre Grâce ajoutait seulement deux réaux par mois, je me tiendrais pour bien payé. Voilà quant au salaire de ma peine; mais quant à remplir la promesse que Votre Grâce m'a faite sur sa parole de me donner le gouvernement d'une île, il serait juste qu'on ajoutât six autres réaux, ce qui ferait trente réaux en tout.

— C'est très-bien, répliqua don Quichotte. Voilà vingt-cinq jours que nous avons quitté notre village; faites, Sancho, le compte au prorata, suivant les gages que vous vous êtes fixés vous-même; voyez ce que je vous dois, et payez-vous, comme je l'ai dit, de vos propres mains.

— Sainte Vierge! s'écria Sancho, comme Votre Grâce se trompe dans ce compte qu'elle fait! Pour ce qui est de la promesse de l'île, il faut compter depuis le jour où Votre Grâce me l'a promise, jusqu'à l'heure présente où nous nous trouvons.

— Eh bien, Sancho, reprit don Quichotte, y a-t-il donc si longtemps que je vous ai promis cette île?

— Si je m'en souviens bien, répondit Sancho, il doit y avoir vingt ans, à trois jours près de plus ou de moins.»

À ces mots, don Quichotte se frappa le front du creux de la main et partit d'un éclat de rire:

«Pardieu, dit-il, en tout le temps que j'ai passé dans la Sierra- Moréna, et en tout le cours de nos voyages, il s'est à peine écoulé deux mois, et tu dis, Sancho, qu'il y a vingt ans que je t'ai promis cette île. Tu veux donc, je le vois bien, que tout l'argent que tu as à moi passe à tes gages. Si c'est là ton envie, je te le donne dès maintenant, prends-le, et grand bien te fasse- t-il; car pour me voir délivré d'un si mauvais écuyer, je resterai de grand coeur pauvre et sans une obole. Mais dis-moi, prévaricateur des ordonnances prescrites aux écuyers par la chevalerie errante, où donc as-tu vu ou lu qu'aucun écuyer de chevalier errant se soit mis en compte avec son seigneur, et lui ait dit: «Il faut me donner tant par mois pour que je vous serve?» Entre, pénètre, ô félon, bandit et vampire! car tu ressembles à tout cela, enfonce-toi, dis-je, dans le _mare magnum _des histoires chevaleresques, et, si tu trouves qu'aucun écuyer ait jamais dit ou pensé ce que tu viens de dire, je veux bien que tu me le cloues sur le front, et que tu me donnes, par-dessus le marché, quatre tapes du revers de la main sur le visage. Allons, tourne la bride ou le licou de ton âne, et retourne à ta maison, car tu ne feras pas un pas de plus avec moi. Ô pain mal agréé! ô promesses mal placées! ô homme qui tient plus d'une bête que d'une personne! C'est maintenant, quand je voulais t'élever à une condition telle, qu'en dépit de ta femme, on t'appelât seigneurie, c'est maintenant que tu me quittes! Tu t'en vas à présent, lorsque j'avais fermement résolu de te faire seigneur de la meilleure île du monde! Enfin, comme tu l'as dit mainte autre fois, le miel n'est pas fait pour la bouche de l'âne. Âne tu es, âne tu seras, et âne tu mourras, quand finira le cours de ta vie; car, à mon avis, elle atteindra son dernier terme avant que tu t'aperçoives que tu n'es qu'une bête.»

Sancho regardait fixement don Quichotte, pendant que celui-ci lui adressait ces amers reproches; il se sentit pris de tels regrets, de tels remords, que les larmes lui vinrent aux yeux.

«Mon bon seigneur, lui dit-il d'une voix dolente et entrecoupée, je confesse que, pour être âne tout à fait, il ne me manque que la queue; si Votre Grâce veut me la mettre, je la tiendrai pour bien placée, et je vous servirai comme baudet, en bête de somme, tous les jours qui me resteront à vivre. Que Votre Grâce me pardonne et prenne pitié de ma jeunesse. Faites attention que je ne sais pas grand'chose, et que, si je parle beaucoup, c'est plutôt par infirmité que par malice. Mais qui pèche et s'amende, à Dieu se recommande.

— J'aurais été bien surpris, Sancho, dit don Quichotte, que tu ne mêlasses pas quelque petit proverbe à ton dialogue. Allons, je te pardonne, pourvu que tu te corriges et que tu ne te montres pas désormais si ami de ton intérêt. Prends courage, au contraire, donne-toi du coeur, et attends avec patience l'accomplissement de mes promesses, qui peut tarder, mais n'est pas impossible.»

Sancho répondit qu'il obéirait, dût-il faire contre fortune bon coeur. Après cela, ils entrèrent dans le bois, où don Quichotte s'arrangea au pied d'un orme, et Sancho au pied d'un hêtre; car ces arbres et d'autres semblables ont toujours des pieds sans avoir de mains. Sancho passa la nuit péniblement, le coup de gaule se faisant sentir par le serein. Pour don Quichotte, il la passa dans ses continuels souvenirs. Néanmoins, ils abandonnèrent tous deux leurs yeux au sommeil, et le lendemain, au point du jour, ils reprirent leur route à la recherche des rives du fameux fleuve de l'Èbre, où il leur arriva ce que l'on contera dans le chapitre suivant.

Chapitre XXIX

De la fameuse aventure de la barque enchantée

En cheminant un pied devant l'autre, deux jours après la sortie du bois, don Quichotte et Sancho arrivèrent aux bords de l'Èbre. La vue de ce fleuve causa un grand plaisir à don Quichotte. Il contempla, il admira la beauté de ses rives, la pureté de ses eaux, le calme de son cours, l'abondance de son liquide cristal, et cet aspect charmant réveilla dans sa mémoire mille amoureuses pensées. Il se rappela surtout ce qu'il avait vu dans la caverne de Montésinos; car, bien que le singe de maître Pierre lui eût dit que ces choses étaient en partie vraies, en partie fausses, il s'en tenait plus à la vérité qu'au mensonge, bien au rebours de Sancho, qui les tenait toutes pour le mensonge même.

En marchant de la sorte, il aperçut tout à coup une petite barque, sans rames et sans aucun agrès, qui était attachée sur la rive à un tronc d'arbre.[181] Don Quichotte regarda de toutes parts, et ne découvrit âme qui vive. Aussitôt, et sans plus de façon, il sauta à bas de Rossinante, puis donna l'ordre à Sancho de descendre du grison, et de bien attacher les deux bêtes ensemble au pied d'un peuplier ou saule qui se trouvait là. Sancho lui demanda la cause de ce brusque saut par terre, et pourquoi il fallait attacher les bêtes.

«Apprends, ô Sancho! répondit don Quichotte, que directement, et sans que ce puisse être autre chose, ce bateau que voilà m'appelle et me convie à y entrer pour que j'aille par cette voie porter secours à quelque chevalier, ou à quelque autre personne de qualité qui se trouve en un grand embarras. Tel est, en effet, le style des livres de chevalerie et des enchanteurs qui figurent et conversent dans ces histoires. Dès qu'un chevalier court quelque péril dont il ne puisse être tiré que par la main d'un autre chevalier, bien qu'ils soient éloignés l'un de l'autre de deux ou trois mille lieues, ou même davantage, les enchanteurs prennent celui-ci, l'enlèvent dans un nuage, ou lui envoient un bateau pour qu'il s'y mette, et, en moins d'un clin d'oeil, ils l'emportent par les airs ou sur la mer à l'endroit où ils veulent, et où l'on a besoin de son aide. Sans nul doute, ô Sancho! cette barque est placée là pour le même objet; cela est aussi vrai qu'il fait jour maintenant, et, avant que la nuit vienne, attache seulement Rossinante et le grison; puis, à la grâce de Dieu, car je ne manquerais pas de m'embarquer, quand même des carmes déchaussés me prieraient de n'en rien faire.

— Puisqu'il en est ainsi, répondit Sancho, et que Votre Grâce veut à tout propos donner dans ce que je devrais bien appeler des folies, il n'y a qu'à obéir et baisser la tête, suivant le proverbe qui dit: «Fais ce qu'ordonne ton maître, et assieds-toi à table auprès de lui.» Toutefois, et pour l'acquit de ma conscience, je veux avertir Votre Grâce qu'il me semble que cette barque n'est pas aux enchanteurs, mais à quelque pêcheur de cette rivière, où l'on prend les meilleures aloses du monde.»

Sancho disait tout cela en attachant les bêtes, qu'il laissait à l'abandon sous la protection des enchanteurs, au grand regret de son âme. Don Quichotte lui dit:

«Ne te mets pas en peine de l'abandon de ces animaux; celui qui va nous conduire par de si lointaines régions aura soin de pourvoir à leur subsistance.

— Je ne comprends pas ce mot de lointaines, dit Sancho, et ne l'ai pas ouï dire en tous les jours de ma vie.

— Lointaines, reprit don Quichotte, veut dire éloignées. Il n'est pas étonnant que tu n'entendes pas ce mot, car tu n'es pas obligé de savoir le latin, comme d'autres se piquent de le savoir, tout en l'ignorant.[182]

— Voilà les bêtes attachées, dit Sancho; que faut-il faire maintenant?

— Que faut-il faire? répondit don Quichotte; le signe de la croix, et lever l'ancre; je veux dire nous embarquer et couper l'amarre qui attache ce bateau.»

Aussitôt il sauta dedans, suivi de Sancho, coupa la corde, et le bateau s'éloigna peu à peu de la rive. Lorsque Sancho se vit à deux toises en pleine eau, il se mit à trembler, se croyant perdu; mais rien ne lui faisait plus de peine que d'entendre braire le grison et de voir que Rossinante se démenait pour se détacher. Il dit à son seigneur:

«Le grison gémit, touché de notre absence, et Rossinante veut se mettre en liberté pour se jeter après nous. Ô très-chers amis, demeurez en paix, et puisse la folie qui nous éloigne de vous, se désabusant enfin, nous ramener en votre présence!»

À ces mots il se mit à pleurer si amèrement que don Quichotte lui dit, impatienté:

«De quoi donc as-tu peur, poltronne créature? Pourquoi pleures-tu, coeur de pâte sucrée? Qui te poursuit, qui te chasse, courage de souris casanière? Que te manque-t-il, besogneux au milieu de l'abondance? Est-ce que par hasard tu chemines pieds nus à travers les monts Riphées? N'es-tu pas assis sur une planche, comme un archiduc, suivant le cours tranquille de ce fleuve charmant, d'où nous entrerons bientôt dans la mer immense? Mais nous devons y être entrés déjà, et nous avons bien fait sept ou huit cents lieues de chemin. Ah! si j'avais ici un astrolabe pour prendre la hauteur du pôle, je te dirais les lieues que nous avons faites; mais en vérité, si je m'y connais un peu, nous avons passé déjà, ou nous allons passer bientôt la ligne équinoxiale, qui sépare et coupe à égale distance les deux pôles opposés.

— Et quand nous serons arrivés à cette ligne que dit Votre Grâce, demanda Sancho, combien aurons-nous fait de chemin?

— Beaucoup, répliqua don Quichotte; car de trois cent soixante degrés que contient le globe aqueux et terrestre, selon le comput de Ptolémée, le plus grand cosmographe que l'on connaisse, nous aurons fait juste la moitié, une fois arrivés à cette ligne que j'ai dite.

— Pardieu, s'écria Sancho, vous prenez à témoignage une gentille personne; l'homme qui pue comme quatre[183], ou quelque chose d'approchant.»

Don Quichotte sourit à l'interprétation que donnait Sancho du comput du cosmographe Ptolémée. Il lui dit:

«Tu sauras, Sancho, que les Espagnols et ceux qui s'embarquent à Cadix pour aller aux Indes orientales regardent comme un des signes qui leur font comprendre qu'ils ont passé la ligne équinoxiale que les poux meurent sur tous ceux qui sont dans le vaisseau, et qu'on n'en trouverait pas un seul sur le bâtiment, le payât-on au poids de l'or. Ainsi donc, Sancho, tu peux promener la main sur une de tes cuisses; si tu rencontres quelque être vivant, nous sortirons de notre doute; sinon, c'est que nous aurons passé la ligne.

— Je ne crois rien de tout cela, répondit Sancho; mais je ferai pourtant ce que Votre Grâce m'ordonne, bien que je ne conçoive pas trop la nécessité de faire ces expériences, car je vois de mes propres yeux que nous ne sommes pas à cinq toises du rivage, et que nous n'avons pas descendu deux toises plus bas que ces pauvres bêtes. Voilà Rossinante et le grison dans le même endroit où nous les avons laissés, et, prenant la mesure comme je la prends, je jure Dieu que nous n'avançons point au pas d'une fourmi.

— Fais, Sancho, dit don Quichotte; fais la vérification que je t'ai dite, et ne t'embarrasse pas d'autre chose. Tu ne sais pas un mot de ce que sont les colures, les lignes, les parallèles, les zodiaques, les écliptiques, les pôles, les solstices, les équinoxes, les planètes, les signes, les degrés, les mesures dont se composent la sphère céleste et la sphère terrestre. Si tu connaissais toutes ces choses, ou même une partie, tu verrais clairement combien de parallèles nous avons coupés, combien de signes nous avons parcourus, combien de constellations nous laissons derrière nous. Mais, je le répète, tâte-toi, cherche partout, car j'imagine que tu es plus propre et plus net à cette heure qu'une feuille de papier blanc.»

Sancho se tâta donc, et, baissant tout doucement la main sous le pli du jarret gauche, il releva la tête, regarda son seigneur, et dit:

«Ou l'expérience est fausse, ou nous ne sommes pas arrivés à l'endroit que dit Votre Grâce, ni même à bien des lieues de là.

— Comment donc! demanda don Quichotte, est-ce que tu as trouvé quelqu'un?

— Et même quelques-uns», répondit Sancho; puis, secouant les doigts, il se lava toute la main dans la rivière, sur laquelle glissait tranquillement la barque au beau milieu du courant, sans être poussée par aucune intelligence secrète ni par aucun enchanteur invisible, mais tout bonnement par le cours de l'eau, qui était alors doux et paisible.

En ce moment, ils découvrirent un grand moulin qui était construit au milieu du fleuve, et don Quichotte l'eut à peine aperçu, qu'il s'écria d'une voix haute:

«Regarde, ami Sancho, voilà qu'on découvre la ville, le château ou la forteresse où doit être quelque chevalier opprimé, quelque reine, infante ou princesse violentée, au secours desquels je suis amené ici.

— Quelle diable de ville, de forteresse ou de château dites-vous là, seigneur? répondit Sancho. Ne voyez-vous pas que c'est un moulin à eau, bâti sur la rivière, un moulin à moudre le blé?

— Tais-toi, Sancho, s'écria don Quichotte; bien que cela ait l'air d'un moulin, ce n'en est pas un. Ne t'ai-je pas dit déjà que les enchantements transforment les choses, et les font sortir de leur état naturel? Je ne veux pas dire qu'ils les transforment réellement d'un être en un autre, mais qu'ils les font paraître autres choses, comme l'expérience l'a prouvé dans la transformation de Dulcinée, unique refuge de mes espérances.»

Tandis qu'ils parlaient ainsi, la barque, ayant gagné le milieu du courant de la rivière, commença à descendre avec moins de lenteur qu'auparavant. Les meuniers du moulin, qui virent venir au cours de l'eau cette barque, prête à s'engouffrer sous les roues, sortirent en grand nombre avec de longues perches pour l'arrêter, et, comme ils avaient le visage et les habits couverts de farine, ils ne ressemblaient pas mal à une apparition de fantômes. Ils criaient de toutes leurs forces:

«Diables d'hommes, où allez-vous donc? Êtes-vous désespérés? voulez-vous vous noyer et vous mettre en pièces sous ces roues?

— Ne te l'ai-je pas dit, Sancho, s'écria don Quichotte, que nous sommes arrivés où je dois montrer jusqu'où peut s'étendre la valeur de mon bras? Regarde combien de félons et de malandrins sortent à ma rencontre, combien de monstres s'avancent contre moi, combien de spectres viennent nous épouvanter de leurs faces hideuses. Eh bien, vous allez voir, scélérats insignes.»

Aussitôt il se mit debout dans la barque, et commença de tous ses poumons à menacer les meuniers.

«Canaille mal née et plus mal conseillée, leur criait-il, rendez la liberté et le libre arbitre à la personne que vous tenez en prison dans votre forteresse, haute ou basse, de quelque rang et qualité qu'elle soit; je suis don Quichotte de la Manche, surnommé le _chevalier des Lions, _à qui il est réservé, par l'ordre souverain des cieux, de donner heureuse issue à cette aventure.»

En achevant ces mots, il mit l'épée à la main, et commença d'escrimer dans l'air contre les meuniers, lesquels entendant, mais ne comprenant pas ces extravagances, allongèrent leurs perches pour retenir la barque qui allait entrer dans le biez du moulin. Sancho s'était jeté à genoux, priant dévotement le ciel de le tirer d'un si manifeste péril, comme le firent en effet l'adresse et l'agilité des meuniers, qui arrêtèrent la barque en lui opposant leurs bâtons. Mais pourtant ils ne purent si bien y réussir qu'ils ne fissent chavirer la barque et tomber don Quichotte et Sancho au milieu de la rivière. Bien en prit à don Quichotte de savoir nager comme un canard, quoique le poids de ses armes le fît deux fois aller au fond, et, si les meuniers ne se fussent jetés à l'eau pour les tirer l'un et l'autre, par les pieds, par la tête, on aurait pu dire d'eux: «Ici fut Troie.» Quand ils furent déposés à terre, plus trempés que morts de soif, Sancho se jeta à deux genoux, et les mains jointes, les yeux levés au ciel, il pria Dieu, dans une longue et dévote oraison, de le délivrer désormais des témérités et des entreprises de son seigneur.

En ce moment arrivèrent les pêcheurs, maîtres de la barque, que les roues du moulin avaient mise en pièces; la voyant brisée, ils sautèrent sur Sancho pour le déshabiller, et demandèrent à don Quichotte de payer le dégât. Celui-ci avec un sang-froid, et comme si rien ne lui fût arrivé, dit aux meuniers et aux pêcheurs qu'il payerait très-volontiers la barque, sous la condition qu'on lui remît, en pleine liberté, la personne ou les personnes qui gémissaient opprimées dans ce château.

«De quelles personnes et de quel château parles-tu, homme sans cervelle? demanda l'un des meuniers; veux-tu, par hasard, emmener les gens qui viennent moudre du blé dans ce moulin?

— Suffit, dit à part soi don Quichotte; ce serait prêcher dans le désert que de vouloir réduire cette canaille à faire quelque bien sur de simples prières. D'ailleurs, dans cette aventure, il a dû se rencontrer deux puissants enchanteurs, dont l'un empêche ce que l'autre projette. L'un m'a envoyé la barque, l'autre m'a fait faire le plongeon. Que Dieu y porte remède, car le monde n'est que machinations opposées les unes aux autres, je ne puis rien de plus.»

Puis, élevant la voix et regardant le moulin, il continua de la sorte: «Amis, qui que vous soyez, qui êtes enfermés dans cette prison, pardonnez-moi; mon malheur et le vôtre veulent que je ne puisse vous tirer de votre angoisse; c'est sans doute à un autre chevalier que doit être réservée cette aventure.»

Après cela, il entra en arrangement avec les pêcheurs, et paya pour la barque cinquante réaux, que Sancho déboursa bien à contre- coeur.

«Avec deux sauts de carpe comme celui-là, dit-il, nous aurons jeté toute notre fortune au fond de l'eau.»

Les pêcheurs et les meuniers considéraient, pleins de surprise, ces deux figures si hors de l'usage commun. Ils ne pouvaient comprendre ce que voulaient dire les questions de don Quichotte et les propos qu'il leur adressait. Les tenant tous deux pour fous, ils les laissèrent, et se retirèrent, les uns dans leur moulin, les autres dans leurs cabanes. Pour don Quichotte et Sancho, ils retournèrent à leurs bêtes, et restèrent bêtes comme devant, et voilà la fin qu'eut l'aventure de la barque enchantée.

Chapitre XXX

De ce qui arriva à don Quichotte avec une belle chasseresse

Le chevalier et l'écuyer rejoignirent leurs bêtes, tristes, l'oreille basse et de mauvaise humeur, principalement Sancho, pour qui c'était toucher à son âme que de toucher à son argent, car il lui semblait que tout ce qu'il ôtait de la bourse, il se l'ôtait à lui-même de la prunelle des yeux. Finalement, sans se dire un mot, ils montèrent à cheval et s'éloignèrent du célèbre fleuve, don Quichotte enseveli dans les pensées de ses amours, et Sancho dans celles de sa fortune à faire, qu'il voyait plus éloignée que jamais. Tout sot qu'il fût, il s'apercevait bien que, parmi les actions de son maître, la plupart n'étaient que des extravagances. Aussi cherchait-il une occasion de pouvoir, sans entrer en compte et en adieux avec son seigneur, décamper un beau jour et s'en retourner chez lui. Mais la fortune arrangea les choses bien au rebours de ce qu'il craignait.

Il arriva donc que le lendemain, au coucher du soleil et au sortir d'un bois, don Quichotte jeta la vue sur une verte prairie, au bout de laquelle il aperçut du monde, et, s'étant approché, il reconnut que c'étaient des chasseurs de haute volerie.[184] Il s'approcha encore davantage, et vit parmi eux une dame élégante, montée sur un palefroi ou haquenée d'une parfaite blancheur, que paraient des harnais verts et une selle à pommeau d'argent. La dame était également habillée de vert, avec tant de goût et de richesse, qu'elle semblait être l'élégance en personne. Elle portait un faucon sur le poing gauche; ce qui fit comprendre à don Quichotte que c'était quelque grande dame, et qu'elle devait être la maîtresse de tous ces chasseurs, ce qui était vrai. Aussi dit- il à Sancho:

«Cours, mon fils Sancho, cours, et dis à cette dame du palefroi et du faucon que moi, le Chevalier des Lions, je baise les mains de sa grande beauté, et que, si Sa Grandeur me le permet, j'irai les lui baiser moi-même, et la servir en tout ce que mes forces me permettent de faire, en tout ce que m'ordonnera Son Altesse. Et prends garde, Sancho, à ce que tu vas dire; ne t'avise pas de coudre quelque proverbe à ta façon dans ton ambassade.

— Pardieu, vous avez trouvé le couseur! répondit Sancho; à quoi bon l'avis? Est-ce que c'est la première fois en cette vie que je porte des ambassades à de hautes et puissantes dames?

— Si ce n'est celle que tu as portée à ma dame Dulcinée du Toboso, reprit don Quichotte, je ne sache pas que tu en aies porté d'autres, au moins depuis que tu es à mon service.

— C'est vrai, répondit Sancho; mais du bon payeur les gages sont toujours prêts, et en maison fournie la nappe est bientôt mise. Je veux dire qu'il n'est pas besoin de me donner des avertissements, car je sais un peu de tout, et suis un peu propre à tout.

— Je le crois, Sancho, dit don Quichotte; va donc, à la bonne heure, et que Dieu te conduise.»

Sancho partit comme un trait, mettant l'âne au grand trot, et arriva bientôt près de la belle chasseresse. Il descendit de son bât, se mit à deux genoux devant elle, et lui dit:

«Belle et noble dame, ce chevalier qu'on aperçoit là-bas, appelé le _chevalier des Lions, _est mon maître, et moi je suis son écuyer, qu'on appelle en sa maison Sancho Panza. Le susdit _chevalier des Lions, _qu'on appelait, il n'y a pas longtemps, celui de _la Triste-Figure, _m'envoie demander à Votre Grandeur qu'elle daigne et veuille bien lui permettre que, sous votre bon plaisir et consentement, il vienne mettre en oeuvre son désir, qui n'est autre, suivant ce qu'il dit et ce que je pense, que de servir votre haute fauconnerie et incomparable beauté. En lui donnant cette permission, Votre Seigneurie fera une chose qui tournera à son profit, tandis que mon maître en recevra grande faveur et grand contentement.

— Assurément, bon écuyer, répondit la dame, vous avez rempli votre ambassade avec toutes les formalités qu'exigent de pareils messages. Levez-vous de terre, car il n'est pas juste que l'écuyer d'un aussi grand chevalier que celui de la _Triste-Figure, _dont nous savons ici beaucoup de nouvelles, reste sur ses genoux. Levez-vous, ami, et dites à votre seigneur qu'il soit le bienvenu, et que nous nous offrons à son service, le duc mon époux et moi, dans une maison de plaisance que nous avons près d'ici.»

Sancho se releva, non moins surpris des attraits de la belle dame que de son excessive courtoisie, et surtout de lui avoir entendu dire qu'elle savait des nouvelles de son seigneur le _chevalier _de _la Triste-Figure, _qu'elle n'avait point appelé le _chevalier des Lions, s_ans doute parce qu'il s'était donné trop récemment ce nom-là.

«Dites-moi, frère écuyer, lui demanda la duchesse (dont on n'a jamais su que le titre, mais dont le nom est encore ignoré[185]), dites-moi, n'est-ce pas de ce chevalier votre maître qu'il circule une histoire imprimée? N'est-ce pas lui qui s'appelle _l'ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, _et n'a-t-il point pour dame de son âme une certaine Dulcinée du Toboso?

— C'est lui-même, madame, répondit Sancho, et ce sien écuyer, qui figure ou doit figurer dans cette histoire, qu'on appelle Sancho Panza, c'est moi, pour vous servir, à moins qu'on ne m'ait changé en nourrice, je veux dire qu'on ne m'ait changé à l'imprimerie.

— Tout cela me réjouit fort, dit la duchesse. Allez, frère Panza, dites à votre seigneur qu'il soit le bienvenu dans mes terres, et qu'il ne pouvait rien m'arriver qui me donnât plus de satisfaction que sa présence.»

Avec une aussi agréable réponse, Sancho retourna plein de joie près de son maître, auquel il rapporta tout ce que lui avait dit la grande dame, dont il élevait au ciel, dans ses termes rustiques, la beauté merveilleuse, la grâce et la courtoisie. Don Quichotte se mit gaillardement en selle, s'affermit bien sur ses étriers, arrangea sa visière, donna de l'éperon à Rossinante, et, prenant un air dégagé, alla baiser les mains à la duchesse, laquelle avait fait appeler le duc son mari, et lui racontait, pendant que don Quichotte s'avançait à leur rencontre, l'ambassade qu'elle venait de recevoir. Tous deux avaient lu la première partie de cette histoire, et connaissaient par elle l'extravagante humeur de don Quichotte. Aussi l'attendaient-ils avec une extrême envie de le connaître, dans le dessein de se prêter à son humeur, d'aborder en tout ce qu'il leur dirait, enfin de le traiter en chevalier errant tous les jours qu'il passerait auprès d'eux, avec toutes les cérémonies usitées dans les livres de chevalerie, qu'ils avaient lus en grand nombre, car ils en étaient très- friands.

En ce moment parut don Quichotte, la visière haute, et, comme il fit mine de mettre pied à terre, Sancho se hâta d'aller lui tenir l'étrier. Mais il fut si malchanceux qu'en descendant du grison, il se prit un pied dans la corde du bât, de telle façon qu'il ne lui fut plus possible de s'en dépêtrer, et qu'il y resta pendu, ayant la bouche et la poitrine par terre. Don Quichotte, qui n'avait pas l'habitude de descendre de cheval sans qu'on lui tînt l'étrier, pensant que Sancho était déjà venu le lui prendre, se jeta bas de tout le poids de son corps, emportant avec lui la selle de Rossinante, qui sans doute était mal sanglé, si bien que la selle et lui tombèrent ensemble par terre, non sans grande honte de sa part, et mille malédictions qu'il donnait entre ses dents au pauvre Sancho, qui avait encore le pied dans l'entrave. Le duc envoya ses chasseurs au secours du chevalier et de l'écuyer. Ceux-ci relevèrent don Quichotte, qui, tout maltraité de sa chute, clopinant et comme il put, allait s'agenouiller devant Leurs Seigneuries; mais le duc ne voulut pas y consentir; au contraire, il descendit aussi de cheval, et fut embrasser don Quichotte.

«Je regrette, lui dit-il, seigneur _chevalier de la Triste-Figure, _que la première figure que fasse Votre Grâce sur mes terres soit aussi désagréable qu'on vient de le voir; mais négligences d'écuyer sont souvent causes de pires événements.

— Celui qui me procure l'honneur de vous voir, ô valeureux prince, répondit don Quichotte, ne peut en aucun cas être désagréable, quand même ma chute n'aurait fini qu'au fond des abîmes, car la gloire de vous avoir vu aurait suffi pour m'en tirer et m'en relever. Mon écuyer, maudit soit-il de Dieu! sait mieux délier la langue pour dire des malices, que lier et sangler une selle pour qu'elle tienne bon. Mais, de quelque manière que je me trouve, tombé ou relevé, à pied ou à cheval, je serai toujours à votre service et à celui de madame la duchesse, votre digne compagne, digne souveraine de la beauté et princesse universelle de la courtoisie.

— Doucement, doucement, mon seigneur don Quichotte, dit le duc; là où règne madame doña Dulcinée du Toboso, il n'est pas juste de louer d'autres attraits.»

En ce moment Sancho s'était débarrassé du lacet, et se trouvant près de là, il prit la parole avant que son maître répondît:

«On ne peut nier, dit-il, que madame Dulcinée du Toboso ne soit extrêmement belle, et j'en jurerais par serment; mais où l'on y pense le moins saute le lièvre, et j'ai ouï dire que ce qu'on appelle la nature est comme un potier qui fait des vases de terre. Celui qui fait un beau vase peut bien en faire deux, trois et cent. Si je dis cela, c'est qu'en bonne foi de Dieu madame la duchesse n'a rien à envier à notre maîtresse madame Dulcinée du Toboso.»

Don Quichotte, se tournant alors vers la duchesse, lui dit:

«Il faut que Votre Grandeur s'imagine que jamais au monde chevalier errant n'eut un écuyer plus grand parleur et plus agréable plaisant que le mien, et il prouvera la vérité de ce que je dis, si Votre Haute Excellence veut bien me garder quelques jours à son service.»

La duchesse répondit:

«De ce que le bon Sancho soit plaisant, je l'en estime davantage, car c'est signe qu'il est spirituel. Les bons mots, les saillies, le fin badinage ne sont point, comme Votre Grâce le sait parfaitement, seigneur don Quichotte, le partage des esprits lourds et grossiers; et, puisque le bon Sancho est rieur et plaisant, je le tiens désormais pour homme d'esprit.

— Et bavard, ajouta don Quichotte.

— Tant mieux, reprit le duc, car beaucoup de bons mots ne se peuvent dire en peu de paroles. Mais, pour que nous ne perdions pas nous-mêmes le temps à parler, marchons, et que le grand chevalier de la Triste-Figure…

— Le chevalier des Lions, doit dire Votre Altesse, interrompit Sancho, car il n'y a plus de triste figure. L'enseigne est celle des Lions.

— Je dis, poursuivit le duc, que le seigneur _chevalier des Lions _nous accompagne à un mien château qui est ici près; il y recevra l'accueil si justement dû à si haute personne, et que la duchesse et moi ne manquons jamais de faire à tous les chevaliers errants qui s'y présentent.»

Sancho, cependant, avait relevé et sanglé la selle de Rossinante. Don Quichotte étant remonté sur son coursier, et le duc sur un cheval magnifique, ils mirent la duchesse entre eux deux, et prirent le chemin du château. La duchesse appela Sancho et le fit marcher à côté d'elle, car elle s'amusait beaucoup d'entendre ses saillies bouffonnes. Sancho ne se fit pas prier, et, se mêlant à travers les trois seigneurs, il se mit de quart dans la conversation, au grand plaisir de la duchesse et de son mari, pour qui c'était une véritable bonne fortune d'héberger dans leur château un tel chevalier errant et un tel écuyer parlant.

Chapitre XXXI

Qui traite d'une foule de grandes choses

Sancho ne se sentait pas d'aise de se voir ainsi en privauté avec la duchesse, se figurant qu'il allait trouver dans ce château ce qu'il avait déjà trouvé chez don Diego et chez Basile; et, toujours enclin aux douceurs d'une bonne vie, il prenait par les cheveux, chaque fois qu'elle s'offrait, l'occasion de faire bombance. L'histoire raconte qu'avant qu'ils arrivassent au château ou maison de plaisance, le duc prit les devants, et donna des ordres à tous ses domestiques sur la manière dont ils devaient traiter don Quichotte. Dès que celui-ci parut avec la duchesse aux portes du château, deux laquais ou palefreniers en sortirent, couverts jusqu'aux pieds d'espèces de robes de chambre en satin cramoisi, lesquels, ayant pris don Quichotte entre leurs bras, l'enlevèrent de la selle, et lui dirent:

«Que Votre Grandeur aille maintenant descendre de son palefroi madame la duchesse.»

Don Quichotte obéit; mais, après force compliments et cérémonies, après force prières et refus, la duchesse l'emporta dans sa résistance. Elle ne voulut descendre de son palefroi que dans les bras du duc, disant qu'elle ne se trouvait pas digne de charger un si grand chevalier d'un si inutile fardeau. Enfin, le duc vint lui faire mettre pied à terre, et, quand ils entrèrent dans une vaste cour d'honneur, deux jolies damoiselles s'approchèrent et jetèrent sur les épaules de don Quichotte un long manteau de fine écarlate. Aussitôt toutes les galeries de la cour se couronnèrent des valets de la maison qui disaient à grands cris: «Bienvenue soit la fleur et la crème des chevaliers errants!» et qui versaient à l'envi des flacons d'eau de senteur sur don Quichotte et ses illustres hôtes. Tout cela ravissait don Quichotte, et ce jour fut le premier de sa vie où il se crut et se reconnut chevalier errant véritable et non fantastique, en se voyant traiter de la même manière qu'il avait lu qu'on traitait les chevaliers errants dans les siècles passés.

Sancho, laissant là le grison, s'était cousu aux jupons de la duchesse; et il entra avec elle dans le château. Mais bientôt, se sentant un remords de conscience de laisser son âne tout seul, il s'approcha d'une vénérable duègne, qui était venue avec d'autres recevoir la duchesse, et lui dit à voix basse:

«Madame Gonzalez, ou comme on appelle Votre Grâce…

— Je m'appelle doña Rodriguez de Grijalva[186], répondit la duègne; qu'y a-t-il pour votre service, frère?

— Je voudrais, répliqua Sancho, que Votre Grâce me fît celle de sortir devant la porte du château, où vous trouverez un âne qui est à moi. Ensuite Votre Grâce aura la bonté de le faire mettre ou de le mettre elle-même dans l'écurie; car le pauvre petit est un peu timide, et, s'il se voit seul, il ne saura plus que devenir.

— Si le maître est aussi galant homme que le valet, repartit la duègne, nous avons fait là une belle trouvaille. Allez, frère, à la male heure pour vous et pour qui vous amène, et chargez-vous de votre âne; nous autres duègnes de cette maison ne sommes pas faites à semblables besognes.

— Eh bien, en vérité, répondit Sancho, j'ai ouï dire à mon seigneur, qui est au fait des histoires, lorsqu'il racontait celle de Lancelot quand il vint de Bretagne, que les dames prenaient soin de lui et les duègnes de son bidet[187], et certes, pour ce qui est de mon âne, je ne le troquerais pas contre le bidet du seigneur Lancelot.

— Frère, répliqua la duègne, si vous êtes bouffon de votre métier, gardez vos bons mots pour une autre occasion; attendez qu'ils semblent tels et qu'on vous les paye, car de moi vous ne tirerez rien qu'une figue.

— Elle sera du moins bien mûre, repartit Sancho, pour peu qu'en fait d'années elle gagne le point sur Votre Grâce.

— Fils de coquine! s'écria la duègne tout enflammée de colère, si je suis vieille ou non, c'est à Dieu que j'en rendrai compte, et non pas à vous, rustre, manant, mangeur d'ail!»

Cela fut dit d'une voix si haute que la duchesse l'entendit; elle tourna la tête, et, voyant la duègne tout agitée avec les yeux rouges de fureur, elle lui demanda contre qui elle en avait.

«J'en ai, répondit la duègne, contre ce brave homme, qui m'a demandé très-instamment d'aller mettre à l'écurie un sien âne qui est à la porte du château, me citant pour exemple que cela s'était fait je ne sais où, que des dames pansaient un certain Lancelot et des duègnes son bidet; puis, pour finir et par-dessus le marché, il m'a appelé vieille.

— Oh! voilà ce que j'aurais pris pour affront, s'écria la duchesse, plus que tout ce qu'on aurait pu me dire.»

Et, se tournant vers Sancho:

«Prenez garde, ami Sancho, lui dit-elle, que doña Rodriguez est encore toute jeune, et que ces longues coiffes que vous lui voyez, elle les porte plutôt à cause de l'autorité de sa charge et de l'usage qui le veut ainsi, qu'à cause des années.

— Qu'il ne me reste pas une heure à vivre, répondit Sancho, si je l'ai dit dans cette intention; oh! non; si j'ai parlé de la sorte, c'est que ma tendresse est si grande pour mon âne, que je ne croyais pas pouvoir le recommander à une personne plus charitable que madame doña Rodriguez.»

Don Quichotte, qui entendait tout cela, ne put s'empêcher de dire:

«Sont-ce là, Sancho, des sujets de conversation pour un lieu tel que celui-ci?

— Seigneur, répondit Sancho, chacun parle de la nécessité où il se trouve quand il la sent. Ici je me suis souvenu du grison, et ici j'ai parlé de lui; et si je m'en fusse souvenu à l'écurie, c'est là que j'en aurais parlé.

— Sancho est dans le vrai et le certain, ajouta le duc, et je ne vois rien à lui reprocher. Quant au grison, il aura sa ration à bouche que veux-tu; et que Sancho perde tout souci; on traitera son âne comme lui-même.»

Au milieu de ces propos, qui divertissaient tout le monde, hors don Quichotte, on arriva aux appartements du haut, et l'on fit entrer don Quichotte dans une salle ornée de riches tentures d'or et de brocart. Six demoiselles vinrent le désarmer et lui servir de pages, toutes bien averties par le duc et la duchesse de ce qu'elles devaient faire, et bien instruites sur la manière dont il fallait traiter don Quichotte, pour qu'il s'imaginât et reconnût qu'on le traitait en chevalier errant.

Une fois désarmé, don Quichotte resta avec ses étroits hauts-de- chausses et son pourpoint de chamois, sec, maigre, allongé, les mâchoires serrées et les joues si creuses qu'elles se baisaient l'une l'autre dans la bouche; figure telle que, si les demoiselles qui le servaient n'eussent pas eu grand soin de retenir leur gaieté, suivant les ordres exprès qu'elles en avaient reçus de leurs seigneurs, elles seraient mortes de rire. Elles le prièrent de se déshabiller pour qu'on lui passât une chemise; mais il ne voulut jamais y consentir, disant que la décence ne seyait pas moins que la valeur aux chevaliers errants. Toutefois il demanda qu'on donnât la chemise à Sancho, et, s'étant enfermé avec lui dans une chambre où se trouvait un lit magnifique, il se déshabilla, et passa la chemise. Dès qu'il se vit seul avec Sancho:

«Dis-moi, lui dit-il, bouffon nouveau et imbécile de vieille date, trouves-tu bien d'outrager et de déshonorer une duègne aussi vénérable, aussi digne de respect que l'est celle-là? Était-ce bien le moment de te souvenir du grison? ou sont-ce des seigneurs capables de laisser manquer les bêtes, quand ils traitent les maîtres avec tant de magnificence? Au nom de Dieu, Sancho, corrige-toi, et ne montre pas la corde à ce point qu'on vienne à s'apercevoir que tu n'es tissu que d'une toile rude et grossière. Prends donc garde, pécheur endurci, que le seigneur est tenu d'autant plus en estime qu'il a des serviteurs plus honorables et mieux nés, et qu'un des plus grands avantages qu'ont les princes sur les autres hommes, c'est d'avoir à leur service des gens qui valent autant qu'eux. N'aperçois-tu point, esprit étroit et désespérant, qu'en voyant que tu es un rustre grossier et un méchant diseur de balivernes, on pensera que je suis quelque hobereau de colombier, ou quelque chevalier d'industrie? Non, non, ami Sancho; fuis ces écueils, fuis ces dangers; celui qui se fait beau parleur et mauvais plaisant trébuche au premier choc, et tombe au rôle de misérable bouffon. Retiens ta langue, épluche et rumine tes paroles avant qu'elles te sortent de la bouche, et fais attention que nous sommes arrivés en lieu tel, qu'avec l'aide de Dieu et la valeur de mon bras, nous devons en sortir avantagés, comme on dit, du tiers et du quart, en renommée et en fortune.»

Sancho promit très-sincèrement à son maître de se coudre la bouche, ou de se mordre la langue plutôt que de dire un mot qui ne fût pas à propos et mûrement considéré, comme il le lui ordonnait.

«Vous pouvez, ajouta-t-il, perdre à cet égard tout souci; ce ne sera jamais par moi qu'on découvrira qui nous sommes.»

Don Quichotte, cependant, acheva de s'habiller; il mit son baudrier et son épée, jeta sur ses épaules le manteau d'écarlate, ajusta sur sa tête une _montera _de satin vert que lui avaient donnée les demoiselles, et, paré de ce costume, il entra dans la grande salle, où il trouva les mêmes demoiselles, rangées sur deux files, autant d'un côté que de l'autre, et toutes portant des flacons d'eau de senteur, qu'elles lui versèrent sur les mains avec force révérences et cérémonies.

Bientôt arrivèrent douze pages, ayant à leur tête le maître d'hôtel, pour le conduire à la table où l'attendaient les maîtres du logis. Ils le prirent au milieu d'eux, et le menèrent, plein de pompe et de majesté, dans une autre salle, où l'on avait dressé une table somptueuse, avec quatre couverts seulement. Le duc et la duchesse s'avancèrent jusqu'à la porte de la salle pour le recevoir; ils étaient accompagnés d'un grave ecclésiastique, de ceux qui gouvernent les maisons des grands seigneurs; de ceux qui, n'étant pas nés grands seigneurs, ne sauraient apprendre à ceux qui le sont comment ils doivent l'être; de ceux qui veulent que la grandeur des grands se mesure à la petitesse de leur esprit; de ceux enfin qui, voulant instruire ceux qu'ils gouvernent à réduire leurs libéralités, les font paraître mesquins et misérables[188]. De ces gens-là sans doute était le grave religieux qui vint avec le duc et la duchesse à la rencontre de don Quichotte. Ils se firent mille courtoisies mutuelles, et finalement ayant placé don Quichotte entre eux, ils allèrent s'asseoir à la table. Le duc offrit le haut bout à don Quichotte, et, bien que celui-ci le refusât d'abord, les instances du duc furent telles qu'il dut à la fin l'accepter. L'ecclésiastique s'assit en face du chevalier, le duc et la duchesse aux deux côtés de la table. À tout cela Sancho se trouvait présent, stupéfait, ébahi des honneurs que ces princes rendaient à son maître. Quand il vit les cérémonies et les prières qu'adressait le duc à don Quichotte pour le faire asseoir au haut bout de la table, il prit la parole:

«Si Vos Grâces, dit-il, veulent bien m'en donner la permission, je leur conterai une histoire qui est arrivée dans mon village à propos des places à table.»

À peine Sancho eut-il ainsi parlé, que don Quichotte trembla de tout son corps, persuadé qu'il allait dire quelque sottise. Sancho le regarda, le comprit, et lui dit:

«Ne craignez pas que je m'oublie, mon seigneur, ni que je dise une chose qui ne vienne pas juste à point. Je n'ai pas encore perdu la mémoire des conseils que Votre Grâce me donnait tout à l'heure sur ce qui est de parler peu ou prou, bien ou mal.

— Je ne me souviens de rien, répondit don Quichotte; dis ce que tu voudras, pourvu que tu le dises vite.

— Ce que je veux dire, reprit Sancho, est si bien la vérité pure, que mon seigneur don Quichotte ici présent ne me laissera pas mentir.

— Que m'importe? répliqua don Quichotte; mens, Sancho, tant qu'il te plaira, ce n'est pas moi qui t'en empêcherai; seulement prends garde à ce que tu vas dire.

— J'y ai si bien pris garde et si bien regardé, repartit Sancho, qu'on peut dire cette fois que celui qui sonne les cloches est en sûreté, et c'est ce qu'on va voir à l'oeuvre.

— Il me semble, interrompit don Quichotte, que Vos Seigneuries feraient bien de faire chasser d'ici cet imbécile, qui dira mille stupidités.

— Par la vie du duc, dit la duchesse, Sancho ne me quittera pas d'un pas. Je l'aime beaucoup, car je sais qu'il est très- spirituel.

— Spirituels soient aussi les jours de Votre Sainteté! s'écria Sancho, pour la bonne estime que vous faites de moi, bien que je n'en sois pas digne. Mais voici le conte que je veux conter; Un jour, il arriva qu'un hidalgo de mon village, très-riche et de grande qualité, car il descendait des Alamos de Medina-del-Campo, lequel avait épousé doña Mencia de Quiñonès, fille de don Alonzo de Marañon, chevalier de l'ordre de Saint-Jacques qui se noya à l'île de la Herradura[189], pour qui s'éleva cette grande querelle qu'il y eut, il y a quelques années, dans notre village, où se trouva, si je ne me trompe, mon seigneur don Quichotte, et où fut blessé Tomasillo le garnement, fils de Balbastro le maréchal… N'est-ce pas vrai, tout cela, seigneur notre maître? dites-le, par votre vie, afin que ces seigneurs ne me prennent pas pour quelque menteur bavard.

— Jusqu'à présent, dit l'ecclésiastique, je vous tiendrai plutôt pour bavard que pour menteur; plus tard, je ne sais trop ce que je penserai de vous.

— Tu prends tant de gens à témoin, Sancho, répondit don Quichotte, et tu cites tant d'enseignes, que je ne puis m'empêcher de convenir que tu dis sans doute la vérité. Mais continue, et abrège l'histoire, car tu prends le chemin de ne pas finir en deux jours.

— Qu'il n'abrège pas, s'écria la duchesse, s'il veut me faire plaisir, mais qu'il conte son histoire comme il la sait, dût-il ne pas finir de six jours, car s'il ne met autant à la conter, ce seront les meilleurs jours que j'aurai passés de ma vie.

— Je dis donc, mes bons seigneurs, continua Sancho, que cet hidalgo, que je connais comme mes mains, puisqu'il n'y a pas de ma maison à la sienne une portée de mousquet, invita à dîner un laboureur pauvre, mais honnête homme.

— Au fait, frère, au fait, s'écria le religieux, vous prenez la route de ne pas arriver au bout de votre histoire d'ici à l'autre monde.

— J'y arriverai bien à mi-chemin, s'il plaît à Dieu, répondit Sancho. Je dis donc que ce laboureur étant arrivé chez cet hidalgo qui l'avait invité, que Dieu veuille avoir recueilli son âme, car il est mort à présent, et à telles enseignes qu'il fit, dit-on, une vraie mort d'ange; mais je ne m'y trouvai pas présent, car alors j'avais été faire la moisson à Temblèque.

— Par votre vie, frère, s'écria de nouveau le religieux, revenez vite de Tremblèque, et, sans enterrer votre hidalgo, si vous ne voulez nous enterrer aussi, dépêchez votre histoire.

— Le cas est, reprit Sancho, qu'étant tous deux sur le point de se mettre à table il me semble que je les vois à présent mieux que jamais…»

Le duc et la duchesse prenaient grand plaisir au déplaisir que montrait le bon religieux des pauses et des interruptions que mettait Sancho à conter son histoire, et don Quichotte se consumait dans une rage concentrée.

«Je dis donc, reprit Sancho, qu'étant tous deux comme j'ai dit, prêts à s'attabler, le laboureur s'opiniâtrait à ce que l'hidalgo prît le haut de la table, et l'hidalgo s'opiniâtrait également à ce que le laboureur le prît, disant qu'il fallait faire chez lui ce qu'il ordonnait. Mais le laboureur, qui se piquait d'être courtois et bien élevé, ne voulut jamais y consentir, jusqu'à ce qu'enfin l'hidalgo, impatienté, lui mettant les deux mains sur les épaules, le fit asseoir par force, en lui disant: «Asseyez-vous, lourdaud; quelque part que je me place, je tiendrai toujours votre haut bout.» Voilà mon histoire, et je crois, en vérité, qu'elle ne vient pas si mal à propos.»

Don Quichotte rougit, pâlit, prit toutes sortes de couleurs, qui sur son teint brun semblaient lui jasper le visage. Le duc et la duchesse continrent leur envie de rire pour que don Quichotte n'achevât point d'éclater, car ils avaient compris la malice de Sancho; et, pour changer d'entretien, afin que Sancho ne se lançât point dans d'autres sottises, la duchesse demanda à don Quichotte quelles nouvelles il avait de madame Dulcinée, et s'il lui avait envoyé ces jours passés quelque présent de géants ou de malandrins[190], car il ne pouvait manquer d'en avoir vaincu plusieurs.

«Madame, répondit don Quichotte, mes disgrâces, bien qu'elles aient eu un commencement, n'auront jamais de fin. Des géants, j'en ai vaincu; des félons et des malandrins, je lui en ai envoyé; mais où pouvaient-ils la trouver, puisqu'elle est enchantée et changée en la plus laide paysanne qui se puisse imaginer?

— Je n'y comprends rien, interrompit Sancho Panza; à moi elle me semble la plus belle créature du monde. Au moins, pour la légèreté et la cabriole, je sais bien qu'elle en revendrait à un danseur de corde. En bonne foi de Dieu, madame la duchesse, elle vous saute de terre sur une bourrique, comme le ferait un chat.

— L'avez-vous vue enchantée, Sancho? demanda le duc.

— Comment, si je l'ai vue! répondit Sancho; et qui diable, si ce n'est moi, a donné le premier dans l'histoire de l'enchantement? elle est, pardieu, aussi enchantée que mon père.»

L'ecclésiastique, qui entendait parler de géants, de malandrins, d'enchantements, finit par se douter que ce nouveau venu pourrait bien être ce don Quichotte de la Manche dont le duc lisait habituellement l'histoire, chose qu'il lui avait plusieurs fois reprochée, disant qu'il était extravagant de lire de telles extravagances. Quand il se fut assuré que ce qu'il soupçonnait était la vérité, il se tourna plein de colère vers le duc:

«Votre Excellence, monseigneur, lui dit-il, aura un jour à rendre compte à Notre-Seigneur de ce que fait ce pauvre homme. Ce don Quichotte, ou don Nigaud, ou comme il s'appelle, ne doit pas être, à ce que j'imagine, aussi fou que Votre Excellence veut qu'il le soit, en lui fournissant des occasions de lâcher la bride à ses impertinences et à ses lubies.»

Puis, adressant la parole à don Quichotte, il ajouta:

«Et vous, tête à l'envers, qui vous a fourré dans la cervelle que vous êtes chevalier errant, que vous vainquez des géants et arrêtez des malandrins? Allez, et que Dieu vous conduise; retournez à votre maison, élevez vos enfants, si vous en avez, prenez soin de votre bien, et cessez de courir le monde comme un vagabond, bayant aux corneilles, et prêtant à rire à tous ceux qui vous connaissent et ne vous connaissent pas. Où diable avez-vous donc trouvé qu'il y eût ou qu'il y ait à cette heure des chevaliers errants? Où donc y a-t-il des géants en Espagne, ou des malandrins dans la Manche? Où donc y a-t-il des Dulcinées enchantées, et tout ce ramas de simplicités qu'on raconte de vous?»

Don Quichotte avait écouté dans une silencieuse attention les propos de ce vénérable personnage. Mais voyant qu'enfin il se taisait, sans respect pour ses illustres hôtes, l'air menaçant et le visage enflammé de colère, il se leva tout debout, et s'écria… Mais cette réponse mérite bien un chapitre à part.

Chapitre XXXII

De la réponse que fit don Quichotte à son censeur ainsi que d'autres graves et gracieux événement

S'étant donc levé tout debout et tremblant des pieds à la tête comme un épileptique, don Quichotte s'écria d'une voix émue et précipitée:

«Le lieu où je suis, la présence des personnages devant qui je me trouve, le respect que j'eus et que j'aurai toujours pour le caractère dont Votre Grâce est revêtue, enchaînent les mains à mon juste ressentiment. Ainsi donc, pour ce que je viens de dire, et pour savoir ce que tout le monde sait, que les armes des gens de robe sont les mêmes que celles de la femme, c'est-à-dire la langue, j'entrerai avec la mienne en combat égal avec Votre Grâce, de qui l'on devait attendre plutôt de bons conseils que des reproches infamants. Les remontrances saintes et bien intentionnées exigent d'autres circonstances, et demandent d'autres formes. Du moins, me reprendre ainsi en public, et avec tant d'aigreur, cela passe toutes les bornes de la juste réprimande, qui sied mieux s'appuyant sur la douceur que sur l'âpreté; et ce n'est pas bien, n'ayant aucune connaissance du péché que l'on censure, d'appeler le pécheur, sans plus de façon, extravagant et imbécile. Mais dites-moi, pour laquelle des extravagances que vous m'avez vu faire me blâmez-vous, me condamnez-vous, me renvoyez-vous gouverner ma maison, et prendre soin de ma femme et de mes enfants, sans savoir si j'ai des enfants et une femme? N'y a-t-il autre chose à faire que de s'introduire à tort et à travers dans les maisons d'autrui pour en gouverner les maîtres? et faut-il, quand on s'est élevé dans l'étroite enceinte de quelque pensionnat, sans avoir jamais vu plus de monde que n'en peuvent contenir vingt ou trente lieues de district, se mêler d'emblée de donner des lois à la chevalerie et de juger les chevaliers errants? Est-ce, par hasard, une vaine occupation, est-ce un temps mal employé que celui que l'on consacre à courir le monde, non point pour en chercher les douceurs, mais bien les épines, au travers desquelles les gens de bien montent s'asseoir à l'immortalité? Si j'étais tenu pour imbécile par les gentilshommes, par les gens magnifiques, généreux, de haute naissance, ah! j'en ressentirais un irréparable affront; mais que des pédants, qui n'ont jamais foulé les routes de la chevalerie, me tiennent pour insensé, je m'en ris comme d'une obole. Chevalier je suis, et chevalier je mourrai, s'il plaît au Très-Haut. Les uns suivent le large chemin de l'orgueilleuse ambition; d'autres, celui de l'adulation basse et servile; d'autres encore, celui de l'hypocrisie trompeuse; et quelques-uns enfin, celui de la religion sincère. Quant à moi, poussé par mon étoile, je marche dans l'étroit sentier de la chevalerie errante, méprisant, pour exercer cette profession, la fortune, mais non point l'honneur. J'ai vengé des injures, redressé des torts, châtié des insolences, vaincu des géants, affronté des monstres et des fantômes. Je suis amoureux, uniquement parce qu'il est indispensable que les chevaliers errants le soient; et l'étant, je ne suis pas des amoureux déréglés, mais des amoureux continents et platoniques. Mes intentions sont toujours dirigées à bonne fin, c'est-à-dire à faire du bien à tous, à ne faire du mal à personne. Si celui qui pense ainsi, qui agit ainsi, qui s'efforce de mettre tout cela en pratique, mérite qu'on l'appelle nigaud, je m'en rapporte à Vos Grandeurs, excellents duc et duchesse.

— Bien, pardieu, bien! s'écria Sancho. Ne dites rien de plus pour votre défense, mon seigneur et maître; car il n'y a rien de plus à dire, rien de plus à penser, rien de plus à soutenir dans le monde. D'ailleurs, puisque ce seigneur a nié, comme il l'a fait, qu'il y ait eu et qu'il y ait des chevaliers errants, qu'y a-t-il d'étonnant qu'il ne sache pas un mot des choses qu'il a dites?

— Seriez-vous par hasard, frère, demanda l'ecclésiastique, ce
Sancho Panza dont on parle, à qui votre maître a promis une île?

— Oui, certes, je le suis, répondit Sancho; je suis qui la mérite aussi bien que tout autre. Je suis de ceux-là: «Réunis-toi aux bons, et tu deviendras l'un d'eux» et de ceux-là aussi: «Non avec qui tu nais, mais avec qui tu pais» et de ceux-là encore: «Qui s'attache à bon arbre en reçoit bonne ombre.» Je me suis attaché à un bon maître, et il y a bien des mois que je vais en sa compagnie, et je deviendrai un autre lui-même, avec la permission de Dieu. Vive lui et vive moi! car ni les empires ne lui manqueront à commander, ni à moi les îles à gouverner.

— Non, assurément, ami Sancho, s'écria le duc; et moi, au nom du seigneur don Quichotte, je vous donne le gouvernement d'une île que j'ai vacante à présent, et non de médiocre qualité.

— Va te mettre à genoux, dit don Quichotte, et baise les pieds à
Son Excellence pour la grâce qu'elle te fait.»

Sancho s'empressa d'obéir. À cette vue, l'ecclésiastique se leva de table, plein de dépit et de colère.

«Par l'habit que je porte, s'écria-t-il, je dirais volontiers que Votre Excellence est aussi insensée que ces pécheurs. Comment ne seraient-ils pas fous, quand les sages canonisent leurs folies? Que Votre Excellence reste avec eux; tant qu'ils seront dans cette maison, je me tiendrai dans la mienne, et me dispenserai de reprendre ce que je ne puis corriger.»

Là-dessus, il s'en alla, sans dire ni manger davantage, et sans qu'aucune prière pût le retenir. Il est vrai que le duc ne le pressa pas beaucoup, empêché qu'il était par l'envie de rire que lui avait causée son impertinente colère.

Quand il eut ri tout à son aise, il dit à don Quichotte:

«Votre Grâce, seigneur chevalier des Lions, a répondu si hautement, si victorieusement, qu'il ne vous reste rien à relever dans cette injure, qui paraît un affront, mais ne l'est en aucune manière; car, de même que les femmes ne peuvent outrager, les ecclésiastiques, comme Votre Grâce le sait bien, ne le peuvent pas davantage.

— Cela est vrai, répondit don Quichotte, et la cause en est que celui qui ne peut être outragé ne peut outrager personne. Les femmes, les enfants, les prêtres, ne pouvant se défendre même s'ils sont offensés, ne peuvent recevoir d'outrage. Entre l'affront et l'offense il y a, en effet, cette différence-ci, comme Votre Excellence le sait mieux que moi; l'affront vient de la part de celui qui peut le faire, le fait et le soutient; l'offense peut venir de la part de quiconque, sans causer d'affront. Par exemple, quelqu'un est dans la rue, ne songeant à rien; dix hommes viennent à main armée et lui donnent des coups de bâton; il met l'épée à la main, et fait son devoir; mais la multitude des ennemis l'empêche de remplir son intention, qui est de se venger. Celui-là a reçu une offense, mais pas un affront. Un autre exemple confirmera cette vérité; Quelqu'un tourne le dos, un autre arrive par derrière, et le frappe avec un bâton; mais, après l'avoir frappé, il se sauve sans l'attendre. Le premier le poursuit, et ne peut l'attraper. Celui qui a reçu les coups de bâton a reçu une offense, mais non pas un affront, qui, pour être tel, doit être soutenu. Si celui qui a donné les coups, même à la dérobée, eût mis l'épée à la main et fût resté de pied ferme, faisant tête à son ennemi, le battu serait resté avec une offense et un affront tout à la fois; avec une offense, parce qu'on l'aurait frappé par trahison; avec un affront, parce que celui qui l'a frappé aurait soutenu ce qu'il avait fait, sans tourner le dos et de pied ferme. Ainsi, suivant les lois du maudit duel, j'ai pu recevoir une offense, mais non pas un affront. En effet, ni les enfants, ni les femmes ne ressentent un outrage; ils ne peuvent pas fuir, et n'ont aucune raison d'attendre. Il en est de même des ministres de la sainte religion, parce que ces trois espèces de personnes manquent d'armes offensives et défensives. Ainsi, bien qu'ils soient, par droit naturel, obligés de se défendre, ils ne le sont jamais d'offenser personne. Or donc, bien que j'aie dit tout à l'heure que je pouvais avoir été offensé, je dis maintenant que je n'ai pu l'être en aucune façon; car, qui ne peut recevoir d'affront, peut encore moins en faire. Par toutes ces raisons je ne dois pas ressentir, et ne ressens pas, en effet, ceux que j'ai reçus de ce brave homme. Seulement, j'aurais voulu qu'il attendît un peu, pour que je lui fisse comprendre l'erreur où il est en pensant et disant qu'il n'y a point eu et qu'il n'y a point de chevaliers errants en ce monde. Si Amadis ou quelque rejeton de son infinie progéniture eût entendu ce blasphème, je crois que Sa Révérence s'en fût mal trouvée.

— Oh! je le jure, moi, s'écria Sancho; ils vous lui eussent appliqué un fendant qui l'aurait ouvert de haut en bas, comme une grenade ou comme un melon bien mûr. C'étaient des gens, ma foi, à souffrir ainsi qu'on leur marchât sur le pied! Par le signe de la croix, je suis sûr que, si Renaud de Montauban eût entendu le pauvre petit homme tenir ces propos-là, il lui aurait appliqué un tel horion sur la bouche, que l'autre n'en aurait pas parlé de trois ans. Sinon, qu'il se joue avec eux, et il verra s'il se tire de leurs mains.»

La duchesse mourait de rire en écoutant parler Sancho; et, dans son opinion, elle le tenait pour plus plaisant et plus fou que son maître; et bien des gens dans ce temps-là furent du même avis.

Enfin, don Quichotte se calma, et le repas finit paisiblement. Au moment de desservir, quatre demoiselles entrèrent, l'une portant un bassin d'argent, la seconde une aiguière du même métal, la troisième deux riches et blanches serviettes sur l'épaule, et la quatrième ayant les bras nus jusqu'au coude, et dans ses blanches mains (car elles ne pouvaient manquer d'être blanches) une boule de savon napolitain. La première s'approcha, et, d'un air dégagé, vint enchâsser le bassin sous le menton de don Quichotte, lequel, sans dire un mot, mais étonné d'une semblable cérémonie, crut que c'était l'usage du pays, au lieu de laver les mains, de laver les mentons. Il tendit donc le sien aussi loin qu'il put, et, la demoiselle à l'aiguière commençant à verser de l'eau, la demoiselle au savon lui frotta la barbe à tour de bras, couvrant de flocons de neige (car l'écume de savon n'était pas moins blanche), non-seulement le menton, mais tout le visage et jusqu'aux yeux de l'obéissant chevalier, tellement qu'il fut contraint de les fermer bien vite. Le duc et la duchesse, qui n'étaient prévenus de rien, attendaient avec curiosité comment finirait une si étrange lessive. Quand la demoiselle barbière eut noyé le patient sous un pied d'écume, elle feignit de manquer d'eau, et envoya la demoiselle de l'aiguière en chercher, priant le seigneur don Quichotte d'attendre un moment. L'autre obéit, et don Quichotte resta cependant avec la figure la plus bizarre et la plus faite pour rire qui se puisse imaginer. Tous les assistants, et ils étaient nombreux, avaient les regards fixés sur lui; et, comme ils le voyaient avec un cou d'une aune, plus que médiocrement noir, les yeux fermés et la barbe pleine de savon, ce fut un prodige qu'ils eussent assez de retenue pour ne pas éclater de rire. Les demoiselles de la plaisanterie tenaient les yeux baissés, sans oser regarder leurs seigneurs. Ceux-ci étouffaient de colère et de rire, et ils ne savaient lequel faire, ou châtier l'audace des jeunes filles, ou les récompenser pour le plaisir qu'ils prenaient à voir don Quichotte en cet état.

Finalement, la demoiselle à l'aiguière revint, et l'on acheva de bien laver don Quichotte; puis, celle qui portait les serviettes l'essuya et le sécha très-posément, et toutes quatre, faisant ensemble une profonde révérence, allaient se retirer; mais le duc, pour que don Quichotte n'aperçût point qu'on lui jouait pièce, appela la demoiselle au bassin:

«Venez, lui dit-il, et lavez-moi; mais prenez garde que l'eau ne vous manque point.»

La jeune fille, aussi avisée que diligente, s'empressa de mettre le bassin au duc comme à don Quichotte, et toutes quatre s'étant hâtées de le bien laver, savonner, essuyer et sécher, elles firent leurs révérences et s'en allèrent. On sut ensuite que le duc avait juré que, si elles ne l'eussent pas échaudé comme don Quichotte, il aurait châtié leur effronterie, qu'elles corrigèrent, du reste, fort discrètement, en le savonnant lui-même.[191]

Sancho était resté très-attentif aux cérémonies de ce savonnage:

«Sainte Vierge! se dit-il à lui-même, est-ce que ce serait aussi l'usage en ce pays de laver la barbe aux écuyers comme aux chevaliers? En bonne foi de Dieu et de mon âme, j'en aurais grand besoin, et, si l'on me l'émondait avec le rasoir, ce serait encore un plus grand service.

— Que dites-vous là tout bas, Sancho? demanda la duchesse.

— Je dis, madame, que, dans les cours des autres princes, j'ai toujours ouï dire qu'après le dessert on versait de l'eau sur les mains, mais non pas du savon sur les barbes; qu'ainsi il fait bon vivre beaucoup pour beaucoup voir. On dit bien aussi que celui-là qui vit une longue vie a bien des mauvais moments à passer; mais passer par un lavage de cette façon, ce doit être plutôt un plaisir qu'une peine.

— Eh bien! n'ayez pas de souci, ami Sancho, dit la duchesse, j'ordonnerai à mes demoiselles de vous savonner, et même de vous mettre en lessive, si c'est nécessaire.

— Je me contente de la barbe, reprit Sancho, quant à présent du moins; car, dans la suite des temps, Dieu a dit ce qui sera.

— Voyez un peu, maître d'hôtel, dit la duchesse, ce que demande le bon Sancho, et exécutez ses volontés au pied de la lettre.»

Le maître d'hôtel répondit qu'en toute chose le seigneur Sancho serait servi à souhait. Sur cela, il alla dîner, emmenant avec lui Sancho, tandis que don Quichotte et ses hôtes restaient à table, causant de choses et d'autres, mais qui toutes se rapportaient au métier des armes et à la chevalerie errante.

La duchesse pria don Quichotte de lui décrire et de lui dépeindre, puisqu'il semblait avoir la mémoire heureuse, la beauté et les traits de madame Dulcinée du Toboso.

«Suivant ce que la renommée publie de ses charmes, dit-elle, je dois croire qu'elle est indubitablement la plus belle créature de l'univers, et même de toute la Manche.»

Don Quichotte soupira quand il entendit ce que demandait la duchesse, et il répondit:

«Si je pouvais tirer mon coeur de ma poitrine, et le mettre devant les yeux de Votre Grandeur, ici, sur cette table et dans un plat, j'éviterais à ma langue le travail d'exprimer ce qu'on peut penser à peine, car votre excellence y verrait ma dame parfaitement retracée. Mais pourquoi me mettrais-je à présent à dessiner point pour point et à décrire trait pour trait les charmes de la sans pareille Dulcinée? Oh! c'est un fardeau digne d'autres épaules que les miennes; c'est une entreprise où devraient s'employer les pinceaux de Parrhasius, de Timanthe et d'Apelle, pour la peindre sur toile et sur bois; les burins de Lysippe, pour la graver sur le marbre et l'airain; la rhétorique cicéronienne et démosthénienne, pour la louer dignement.

— Que veut dire démosthénienne, seigneur don Quichotte? demanda la duchesse; c'est une expression que je n'avais entendue de ma vie.

— Rhétorique démosthénienne, répondit don Quichotte, est la même chose que rhétorique de Démosthène, comme cicéronienne de Cicéron, car ce furent en effet les deux plus grands rhétoriciens du monde.

— C'est cela même, dit le duc, et vous avez fait une telle question bien à l'étourdie. Mais néanmoins le seigneur don Quichotte nous ferait grand plaisir de nous dépeindre sa dame. Ne serait-ce qu'une esquisse, une ébauche, je suis bien sûr qu'elle suffirait encore à donner de l'envie aux plus belles.

— Oh! je le ferais volontiers, répondit don Quichotte, si le malheur qui lui est arrivé récemment ne me l'avait effacée de la mémoire; il est tel, que je me sens plus en train de la pleurer que de la dépeindre. Vos Grandeurs sauront qu'étant allé ces jours passés lui baiser les mains, recevoir sa bénédiction, et prendre ses ordres pour cette troisième campagne, je trouvai une autre personne que celle que je cherchais. Je la trouvai enchantée et métamorphosée de princesse en paysanne, de beauté en laideron, d'ange en diable, de parfumée en pestilentielle, de bien apprise en rustre grossière, de grave et modeste en cabrioleuse, de lumière en ténèbres, et finalement de Dulcinée du Toboso en brute stupide et dégoûtante.

— Sainte Vierge! s'écria le duc en poussant un grand cri; quel est donc le misérable qui a fait un si grand mal au monde? qui donc lui a ravi la beauté qui faisait sa joie, la grâce d'esprit qui faisait ses délices, la chasteté qui faisait son orgueil?

— Qui? répondit don Quichotte; et qui pourrait-ce être, si ce n'est quelque malin enchanteur, de ceux en grand nombre dont l'envie me poursuit; quelqu'un de cette race maudite, mise au monde pour obscurcir, anéantir les prouesses des bons, et pour donner de l'éclat et de la gloire aux méfaits des méchants? Des enchanteurs m'ont persécuté, des enchanteurs me persécutent et des enchanteurs me persécuteront jusqu'à ce qu'ils m'aient précipité, moi et mes hauts exploits de chevalerie, dans le profond abîme de l'oubli. S'ils me frappent et me blessent, c'est à l'endroit où ils voient bien que je le ressens davantage; car ôter à un chevalier errant sa dame, c'est lui ôter les yeux avec lesquels il voit, le soleil qui l'éclaire, et l'aliment qui le nourrit. Je l'ai déjà dit bien des fois, mais je le répète encore, le chevalier errant sans dame est comme l'arbre sans feuilles, l'édifice sans fondement, l'ombre sans le corps qui la produit.

— Il n'y a rien de plus à dire, interrompit la duchesse; cependant, si nous donnons créance à l'histoire du seigneur don Quichotte, telle qu'elle a paru, il y a peu de jours, à la lumière du monde[192], aux applaudissements universels, il faut en inférer, si j'ai bonne mémoire, que Votre Grâce n'a jamais vu madame Dulcinée; que cette dame n'est pas de ce monde; que c'est une dame fantastique que Votre Grâce a engendrée et mise au jour dans son imagination, en l'ornant de tous les appas et de toutes les perfections qu'il vous a plu de lui donner.

— Sur cela il a beaucoup à dire, répondit don Quichotte; Dieu sait s'il y a ou s'il n'y a pas une Dulcinée en ce monde, si elle est fantastique ou réelle, et ce sont de ces choses dont la vérification ne doit pas être portée jusqu'à ses extrêmes limites. Je n'ai ni engendré ni mis au jour ma dame; mais je la vois et la contemple telle qu'il convient que soit une dame pour réunir en elle toutes les qualités qui puissent la rendre fameuse parmi toutes celles du monde, comme d'être belle sans souillure, grave sans orgueil, amoureuse avec pudeur, reconnaissante par courtoisie, et courtoise par bons sentiments; enfin de haute noblesse, car sur un sang illustre la beauté brille et resplendit avec plus d'éclat que sur une humble naissance.

— Cela est vrai, dit le duc; mais le seigneur don Quichotte me permettra de lui dire ce que me force à penser l'histoire que j'ai lue de ses prouesses. Il faut en inférer, tout en concédant qu'il y ait une Dulcinée dans le Toboso, ou hors du Toboso, et qu'elle soit belle à l'extrême degré où nous la dépeint Votre Grâce; il faut inférer, dis-je, que, pour la hauteur de la naissance, elle ne peut entrer en comparaison avec les Oriane, les Alastrajarée, les Madasime[193], et cent autres de même espèce, dont sont remplies les histoires que Votre Grâce connaît bien.

— À cela, répliqua don Quichotte, je puis répondre que Dulcinée est fille de ses oeuvres, que les vertus corrigent la naissance; et qu'il faut estimer davantage un vertueux d'humble sang qu'un vicieux de sang illustre. Dulcinée, d'ailleurs, possède certaines qualités qui peuvent la mener à devenir reine avec sceptre et couronne; car le mérite d'une femme belle et vertueuse peut aller jusqu'à faire de plus grands miracles, et, sinon formellement, au moins virtuellement, elle enferme en elle de plus hautes destinées.

— Je vous assure, seigneur don Quichotte, reprit la duchesse, qu'en tout ce que dit Votre Grâce, vous allez, comme on dit, avec le pied de plomb et la sonde à la main. Aussi je croirai désormais, et ferai croire à tous les gens de ma maison, et même au duc mon seigneur, si c'est nécessaire, qu'il y a une Dulcinée au Toboso, qu'elle existe au jour d'aujourd'hui, qu'elle est belle et hautement née, et qu'elle mérite d'être servie par un chevalier tel que le Seigneur don Quichotte, ce qui est tout ce que je puis dire de plus fort à sa louange. Néanmoins je ne puis m'empêcher de sentir un scrupule, et d'en vouloir un petit brin à Sancho Panza. Mon scrupule est, si l'on en croit l'histoire déjà mentionnée, que ledit Sancho Panza trouva ladite Dulcinée, quand il lui porta de votre part une épître, vannant un sac de blé, à telles enseignes que c'était du seigle, dit-on, chose qui me fait douter de la hauteur de sa noblesse.

— Madame, répondit don Quichotte, Votre Grandeur saura que toutes, ou du moins la plupart des choses qui m'arrivent, ne se passent point dans les termes ordinaires, comme celles qui arrivent aux autres chevaliers errants, soit que l'impulsion leur vienne du vouloir impénétrable des destins, soit qu'elles se trouvent conduites par la malice de quelque enchanteur jaloux. C'est une chose vérifiée et reconnue, que la plupart des chevaliers errants fameux avaient quelque vertu particulière; l'un ne voulait être enchanté, l'autre était formé de chairs si impénétrables qu'on ne pouvait lui faire de blessure, comme fut le célèbre Roland, l'un des douze pairs de France, duquel on raconte qu'il ne pouvait être blessé, si ce n'est sous la plante du pied gauche, et seulement avec la pointe d'une grosse épingle, mais avec aucune autre espèce d'armes. Aussi, quand Bernard del Carpio le tua dans la gorge de Roncevaux, voyant qu'il ne pouvait le percer avec le fer, il le prit dans ses bras, l'enleva de terre et l'étouffa, se souvenant alors de quelle manière Hercule mit à mort Antée, ce féroce géant qu'on disait fils de la Terre. De ce que je viens de dire, je veux conclure qu'il serait possible que j'eusse aussi quelqu'une de ces vertus; non pas celle de n'être point blessé, car l'expérience m'a bien des fois prouvé que je suis de chairs tendres et nullement impénétrables; ni celle de ne pouvoir être enchanté, car je me suis déjà vu mettre dans une cage, où le monde entier n'aurait pas été capable de m'enfermer, si ce n'est par la force des enchantements. Mais enfin, puisque je me suis tiré de celui-là, je veux croire qu'aucun autre ne saurait m'arrêter. Aussi ces enchanteurs, voyant qu'ils ne peuvent sur ma personne user de leurs maléfices, se vengent sur les choses que j'aime le plus, et veulent m'ôter la vie en empoisonnant celle de Dulcinée, par qui et pour qui je vis moi-même. Aussi je crois bien que, lorsque mon écuyer lui porta mon message, ils la changèrent en une villageoise, occupée à un aussi vil exercice qu'est celui de vanner du blé. Au reste, j'ai déjà dit que ce blé n'était ni seigle ni froment, mais des grains de perles orientales. Pour preuve de cette vérité, je veux dire à Vos Excellences comment, passant, il y a peu de jours, par le Toboso, je ne pus jamais trouver les palais de Dulcinée; et que le lendemain, tandis que Sancho, mon écuyer, la voyait sous sa propre figure, qui est la plus belle de l'univers, elle me parut, à moi, une paysanne laide et sale, et de plus fort mal embouchée, elle, la discrétion même. Or donc, puisque je ne suis pas enchanté, et que je ne puis pas l'être, suivant toute raison, c'est elle qui est l'enchantée, l'offensée, la changée et la transformée; c'est sur elle que se sont vengés de moi mes ennemis, et pour elle je vivrai dans de perpétuelles larmes, jusqu'à ce que je la voie rendue à son premier état. J'ai dit tout cela pour que personne ne fasse attention à ce qu'a rapporté Sancho du van et du blutoir; car si pour moi l'on a transformé Dulcinée, il n'est pas étonnant qu'on l'ait changée pour lui. Dulcinée est de bonne naissance et femme de qualité; elle tient aux nobles familles du Toboso, où ces familles sont nombreuses, anciennes et de bon aloi. Il est vrai qu'il ne revient pas une petite part de cette illustration à la sans pareille Dulcinée, par qui son village sera fameux et renommé dans les siècles à venir, comme Troie le fut par Hélène, et l'Espagne par la Cava[194], bien qu'à meilleur titre et à meilleur renom. D'une autre part, je veux que Vos Seigneuries soient bien convaincues que Sancho Panza est un des plus gracieux écuyers qui aient jamais servi chevalier errant. Il a quelquefois des simplicités si piquantes qu'on trouve un vrai plaisir à se demander s'il est simple ou subtil; il a des malices qui le feraient passer pour un rusé drôle, puis des laisser-aller qui le font tenir décidément pour un nigaud; il doute de tout, et croit à tout cependant; et, quand je pense qu'il va s'abîmer dans sa sottise, il lâche des saillies qui le remontent au ciel. Finalement, je ne le changerais pas contre un autre écuyer, me donnât-on de retour une ville tout entière. Aussi suis-je en doute si je ferai bien de l'envoyer au gouvernement dont Votre Grandeur lui a fait merci; cependant, je vois en lui une certaine aptitude pour ce qui est de gouverner, et je crois qu'en lui aiguisant quelque peu l'intelligence, il saura tirer parti de toute espèce de gouvernement, aussi bien que le roi de ses tributs. D'ailleurs, nous savons déjà, par une foule d'expériences, qu'il ne faut ni beaucoup de talent, ni beaucoup d'instruction, pour être gouverneur, car il y en a par centaines ici autour qui savent à peine lire, et qui gouvernent comme des aigles. Toute la question, c'est qu'ils aient l'intention droite et le désir de bien faire en toute chose. Ils ne manqueront pas de gens pour les conseiller et les diriger en ce qu'ils doivent faire, comme les gouverneurs gentilshommes et non jurisconsultes, qui rendent la justice par assesseurs. Moi, je lui conseillerais de ne commettre aucune exaction, mais de ne perdre aucun de ses droits; et j'ajouterais d'autres petites choses qui me restent dans l'estomac, mais qui en sortiront à leur temps pour l'utilité de Sancho et le bien de l'île qu'il gouvernera.»

L'entretien en était là entre le duc, la duchesse et don Quichotte, quand ils entendirent de grands cris et un grand bruit de monde en mouvement dans le palais; tout à coup Sancho entra dans la salle, tout effaré, ayant au cou un torchon pour la bavette, et derrière lui plusieurs garçons, ou, pour mieux dire, plusieurs vauriens de cuisine, dont l'un portait une écuelle d'eau que sa couleur et son odeur faisaient reconnaître pour de l'eau de vaisselle. Ce marmiton suivait et poursuivait Sancho, et voulait à toute force lui enchâsser l'écuelle sous le menton, tandis qu'un autre faisait mine de vouloir le laver.

«Qu'est-ce que cela, frères? demanda la duchesse; qu'est-ce que cela, et que voulez-vous faire à ce brave homme? Comment donc, ne faites-vous pas attention qu'il est élu gouverneur?»

Le marmiton barbier répondit:

«Ce seigneur ne veut pas se laisser laver, comme c'est l'usage, et comme se sont lavés le duc, mon seigneur, et le seigneur son maître.

— Si, je le veux bien, répondit Sancho étouffant de colère, mais je voudrais que ce fût avec des serviettes plus propres, avec une lessive plus claire et des mains moins sales. Il n'y a pas si grande différence entre mon maître et moi, pour qu'on le lave avec l'eau des anges[195], et moi avec la lessive du diable. Les usages des pays et des palais de princes sont d'autant meilleurs qu'ils ne causent point de déplaisir; mais la coutume du lavage qui se pratique ici est pire que la discipline des pénitents. J'ai la barbe propre, et n'ai pas besoin de semblables rafraîchissements. Quiconque viendra pour me laver ou pour me toucher un poil de la tête, je veux dire du menton, parlant par respect, je lui donnerai telle taloche que le poing restera enfoncé dans le crâne; car de semblables savonnages et cirimonies ressemblent plutôt à de méchantes farces qu'à des prévenances envers les hôtes.»

La duchesse mourait de rire en voyant la colère et en écoutant les propos de Sancho. Pour don Quichotte, il n'était pas fort ravi de voir son écuyer si mal accoutré avec le torchon barbouillé de graisse, et entouré de tous ces fainéants de cuisine. Aussi, faisant une profonde révérence au duc et à la duchesse, comme pour leur demander la permission de parler, il se tourna vers la canaille, et lui dit d'une voix magistrale:

«Holà, seigneurs gentilshommes, que Vos Grâces veuillent bien laisser ce garçon, et s'en retourner par où elles sont venues, ou par un autre côté, s'il leur plaît davantage. Mon écuyer est tout aussi propre qu'un autre, et ces écuelles ne sont pas faites pour sa gorge. Suivez mon conseil, et laissez-le, car ni lui ni moi n'entendons raillerie.»

Sancho lui prit, comme on dit, le propos de la bouche, et continua sur-le-champ:

«Sinon, qu'ils viennent se frotter au lourdaud; je le souffrirai comme il fait nuit maintenant. Qu'on apporte un peigne ou tout ce qu'on voudra, et qu'on me racle cette barbe, et, si l'on en tire quelque chose qui offense la propreté, je veux qu'on me tonde à rebrousse-poil.»

En ce moment, et sans cesser de rire, la duchesse prit la parole:

«Sancho Panza, dit-elle, a raison en tout ce qu'il vient de dire, et l'aura en tout ce qu'il dira. Il est propre assurément, et n'a nul besoin de se laver; et, si notre usage ne lui convient pas, il a son âme dans sa main. Vous, d'ailleurs, ministres de la propreté, vous avez été un peu trop paresseux et négligents, et je ne sais si je dois dire un peu trop hardis, d'apporter pour la barbe de tel personnage, au lieu d'aiguières d'or pur et de serviettes de Hollande, des écuelles de bois et des torchons de buffet. Mais enfin, vous êtes de méchantes gens, mal nés, mal- appris, et vous ne pouvez manquer, comme des malandrins que vous êtes, de montrer la rancune que vous portez aux écuyers des chevaliers errants.»

Les marmitons ameutés, et même le maître d'hôtel qui les conduisait, crurent que la duchesse parlait sérieusement. Ils se hâtèrent d'ôter le torchon du cou de Sancho, et tout honteux, tout confus, ils le laissèrent et disparurent.

Quand Sancho se vit hors de ce péril, effroyable à son avis, il alla se jeter à deux genoux devant la duchesse, et lui dit:

«De grandes dames, grandes faveurs s'attendent. Celle que Votre Grâce vient de me faire ne se peut moins payer que par le désir de me voir armé chevalier errant, pour m'occuper tous les jours de ma vie au service d'une si haute princesse. Je suis laboureur, je m'appelle Sancho Panza, je suis marié, j'ai des enfants, et je fais le métier d'écuyer. Si en quelqu'une de ces choses il m'est possible de servir Votre Grandeur, je tarderai moins à obéir que Votre Seigneurie à commander.

— On voit bien, Sancho, répondit la duchesse, que vous avez appris à être courtois à l'école de la courtoisie même; on voit bien, veux-je dire, que vous avez été élevé dans le giron du seigneur don Quichotte, qui doit être la crème des civilités et la fleur des cérémonies, ou cirimonies, comme vous dites. Dieu garde tel maître et tel valet; l'un, pour boussole de l'errante chevalerie; l'autre, pour étoile de l'écuyère fidélité. Levez- vous, ami Sancho, et, pour reconnaître vos politesses, je ferai en sorte que le duc, mon seigneur, accomplisse aussitôt que possible la promesse qu'il vous a faite du gouvernement en question.»

Là cessa l'entretien, et don Quichotte alla faire la sieste. La duchesse demanda à Sancho, s'il n'avait pas trop envie de dormir, de venir passer le tantôt avec elle et ses femmes dans une salle bien fraîche. Sancho répondit qu'il avait, il est vrai, l'habitude de dormir quatre ou cinq heures pendant les siestes de l'été; mais que, pour servir la bonté de Sa Seigneurie, il ferait tous ses efforts pour ne pas dormir un seul instant ce jour-là, et se conformerait avec obéissance à ses ordres; cela dit, il s'en fut. Le duc donna de nouvelles instructions sur la manière de traiter don Quichotte comme chevalier errant, sans s'écarter jamais du style et de la façon dont les histoires rapportent qu'on traitait les anciens chevaliers.

Chapitre XXXIII

De la savoureuse conversation qu'eurent la duchesse et ses femmes avec Sancho Panza, digne d'être lue et d'être notée

L'histoire raconte donc que Sancho ne dormit point cette sieste, mais qu'au contraire, pour tenir sa parole, il alla, dès qu'il eut dîné, rendre visite à la duchesse, laquelle, pour le plaisir qu'elle avait à l'entendre parler, le fit asseoir auprès d'elle sur un tabouret, bien que Sancho, par pure courtoisie, se défendît de s'asseoir en sa présence. Mais la duchesse lui dit de s'asseoir comme gouverneur, et de parler comme écuyer, puisqu'il méritait, en ces deux qualités, le fauteuil même du Cid Ruy Diaz le Campéador[196]. Sancho courba les épaules, obéit et s'assit. Toutes les femmes et toutes les duègnes de la duchesse l'entourèrent dans un grand silence, attentives à écouter ce qu'il allait dire. Mais ce fut la duchesse qui parla la première.

«À présent, dit-elle, que nous sommes seuls et que personne ne nous écoute, je voudrais que le seigneur gouverneur m'éclaircît certains doutes qui me sont venus dans l'esprit à la lecture de l'histoire déjà imprimée du grand don Quichotte. Voici d'abord l'un de ces doutes; puisque le bon Sancho n'a jamais vu Dulcinée, je veux dire madame Dulcinée du Toboso, et puisqu'il ne lui a point porté la lettre du seigneur don Quichotte, laquelle était restée sur le livre de poche dans la Sierra-Moréna, comment a-t-il osé inventer une réponse et supposer qu'il avait vu la dame vannant du blé, tandis que tout cela n'était que mensonges et moqueries, si préjudiciables au beau renom de la sans pareille Dulcinée et si contraires aux devoirs des bons et fidèles écuyers?»

À ces mots, et sans en répondre un seul, Sancho se leva de son siège, puis, à pas de loup, le corps plié et le doigt sur les lèvres, il parcourut toute la salle, soulevant avec soin les tapisseries. Cela fait, il revint à sa place et dit:

«Maintenant, madame, que j'ai vu que personne ne nous écoute en cachette, hormis les assistants, je vais répondre sans crainte et sans alarme à ce que vous m'avez demandé, et à tout ce qu'il vous plaira de me demander encore. La première chose que j'aie à vous dire, c'est que je tiens mon seigneur don Quichotte pour fou achevé, accompli, pour fou sans ressource, bien que parfois il dise des choses qui sont, à mon avis et à celui de tous ceux qui l'écoutent, si discrètes, si raisonnables, si bien enfilées dans le droit chemin, que Satan lui-même n'en pourrait pas dire de meilleures. Mais néanmoins, en vérité et sans scrupule, je me suis imaginé que c'est un fou; et, puisque j'ai cela dans la cervelle, je me hasarde à lui faire croire des choses qui n'ont ni pieds ni tête, comme fut la réponse de la lettre, comme fut aussi ce que j'ai fait, il y a sept ou huit jours, et qui n'est pas encore écrit en histoire, je veux dire l'enchantement de madame Dulcinée du Toboso; car je lui ai fait accroire qu'elle est enchantée, quand ce n'est pas plus vrai que dans la lune.»

La duchesse le pria de lui conter cet enchantement ou mystification, et Sancho raconta toute la chose comme elle s'était passée, ce qui ne divertit pas médiocrement les auditeurs. Alors la duchesse, reprenant l'entretien:

«De tout ce que le bon Sancho vient de me conter, dit-elle, je sens un scrupule qui me galope dans l'âme, et un certain murmure qui me dit à l'oreille: Puisque don Quichotte de la Manche est fou, timbré, extravagant, et que Sancho Panza, son écuyer, le connaît bien, mais que cependant il le sert et l'accompagne, et donne en plein dans ses vaines promesses, il doit sans aucun doute être plus fou et plus sot que son maître. S'il en est ainsi, tu rendras compte à Dieu, madame la duchesse, de donner à ce Sancho Panza une île à gouverner; car celui qui ne sait pas se gouverner lui-même, comment saura-t-il gouverner les autres?

— Pardieu! madame, s'écria Sancho, ce scrupule vient à point nommé. Mais dites-lui de ma part qu'il peut parler clairement et comme il lui plaira, car je reconnais qu'il dit la vérité, et que, si j'avais deux onces de bon sens, il y a longtemps que j'aurais planté là mon maître. Mais ainsi le veulent mon sort et mon malheur. Je dois le suivre, il n'y a pas à dire; nous sommes du même pays, j'ai mangé son pain, je l'aime beaucoup, il est reconnaissant, il m'a donné ses ânons, et par-dessus tout je suis fidèle. Il est donc impossible qu'aucun événement nous sépare, si ce n'est quand la pioche et la pelle nous feront un lit. Si Votre Hautesse ne veut pas me donner le gouvernement promis, eh bien! Dieu m'a fait de moins, et il pourrait arriver que me le refuser maintenant tournât au profit de mon salut. Tout sot que je suis, j'ai compris le proverbe qui dit: «Pour son mal les ailes sont venues à la fourmi.» Il se pourrait bien que Sancho écuyer montât plus vite au ciel que Sancho gouverneur; on fait d'aussi bon pain ici qu'en France, et la nuit tous les chats sont gris; celui-là est assez malheureux, qui n'a pas déjeuné à deux heures du soir; il n'y a pas d'estomac qui ait un palme de plus long qu'un autre, et qu'on ne puisse remplir, comme on dit, de paille et de foin; les petits oiseaux des champs ont Dieu pour pourvoyeur et pour maître d'hôtel, et quatre aunes de gros drap de Cuenca tiennent plus chaud que quatre aunes de drap fin de Ségovie; au sortir du monde, et quand on nous met sous la terre, le prince s'en va par un chemin aussi étroit que le journalier, et le corps du pape ne prend pas plus de pieds de terre que celui du sacristain, bien que l'un soit plus grand que l'autre; car, pour entrer dans la fosse, nous nous serrons, nous pressons et nous rapetissons, ou plutôt on nous fait serrer, presser et rapetisser, quelque dépit que nous en ayons, et au revoir, bonsoir. Je reviens donc à dire que, si Votre Seigneurie ne veut pas me donner l'île, comme trop bête, je saurai en prendre mon parti, comme assez sage. J'ai ouï dire que derrière la croix se tient le diable, et que tout ce qui reluit n'est pas or; j'ai ouï dire aussi qu'on tira d'entre les boeufs et la charrue le laboureur Wamba[197] pour le faire roi d'Espagne, et qu'on tira d'entre les brocarts, les plaisirs et les richesses, le roi Rodrigue[198] pour le faire manger aux couleuvres, si toutefois les couplets des anciens romances ne mentent point.

— Comment donc, s'ils ne mentent point! s'écria en ce moment doña Rodriguez la duègne, qui était une des écoutantes; il y a un romance qui dit qu'on mit le roi Rodrigue tout vivant dans une fosse pleine de crapauds, de serpents et de lézards, et qu'au bout de deux jours, le roi dit du fond de la tombe, avec une voix basse et dolente: «Ils me mangent, ils me dévorent, par où j'avais le plus péché.[199]« D'après cela, ce seigneur a bien raison de dire qu'il aime mieux être laboureur que roi, s'il doit être mangé par ces vilaines bêtes.»

La duchesse ne put s'empêcher de rire à la simplicité de sa duègne, et, toute surprise des propos et des proverbes de Sancho, elle lui dit:

«Le bon Sancho doit savoir déjà que ce qu'un chevalier promet une fois, il s'efforce de le tenir, dût-il lui en coûter la vie. Le duc, mon mari et mon seigneur, bien qu'il ne soit pas des errants, ne laisse pas néanmoins d'être chevalier. Ainsi il remplira sa promesse de l'île, en dépit de l'envie et de la malice du monde. Que Sancho prenne donc courage; quand il y pensera le moins, il se verra gravement assis sur le siège de son île et de son gouvernement, sauf à la laisser pour une autre plus riche. Ce que je lui recommande, c'est de faire attention à la manière de gouverner ses vassaux, car je l'avertis qu'ils sont tous loyaux et bien nés.

— Pour ce qui est de bien gouverner, répondit Sancho, il n'y a pas de recommandations à me faire, car je suis charitable de ma nature, et j'ai compassion des pauvres gens. À qui pétrit le pain, ne vole pas le levain. Mais, par le nom de mon saint patron, ils ne me tricheront pas avec de faux dés! je suis vieux chien, et m'entends en _niaf, niaf; _je sais me frotter à temps les yeux, et ne me laisse pas venir des brouillards devant la vue, car je sais bien où le soulier me blesse. C'est pour dire que les bons auront avec moi la main et la porte ouvertes; mais les méchants, ni pied ni accès. Il me semble, à moi, qu'en fait de gouvernements, le tout est de commencer, et il se pourrait bien faire qu'au bout de quinze jours j'en susse plus long sur le métier de gouverneur que sur le travail des champs, dans lequel je suis né et nourri.

— Vous avez raison, Sancho, dit la duchesse; personne ne naît tout appris, et c'est avec des hommes qu'on fait les évêques, et non pas avec des pierres. Mais revenant à la conversation que nous avions tout à l'heure sur l'enchantement de madame Dulcinée, je tiens pour chose certaine et dûment reconnue que cette idée qui vint à Sancho de mystifier son seigneur, en lui faisant accroire que la paysanne était Dulcinée du Toboso, et que, si son seigneur ne la reconnaissait point, c'était parce qu'elle était enchantée; je tiens, dis-je, pour certain que ce fut une invention des enchanteurs qui poursuivent le seigneur don Quichotte. En effet, je sais de très-bonne part que la villageoise qui sauta si lestement sur la bourrique était réellement Dulcinée du Toboso, et que le bon Sancho, pensant être le trompeur, a été le trompé. C'est une vérité qu'on ne doit pas plus mettre en doute que les choses que nous n'avons jamais vues. Il faut que le seigneur Sancho Panza apprenne ceci; c'est que nous avons aussi, par ici autour, des enchanteurs qui nous veulent du bien, et qui nous racontent ce qui se passe dans le monde, purement et simplement, sans détour ni supercheries. Que Sancho m'en croie; la paysanne sauteuse était Dulcinée du Toboso, laquelle est enchantée comme la mère qui l'a mise au monde; quand nous y penserons le moins, nous la verrons tout à coup sous sa propre figure, et alors Sancho sortira de l'erreur où il vit.

— Tout cela peut bien être, s'écria Sancho; et maintenant je veux croire ce que mon maître raconte qu'il a vu dans la caverne de Montésinos, où il a vu, dit-il, madame Dulcinée dans le même équipage et dans le même costume où je lui dis que je l'avais vue quand je l'enchantai seulement pour mon bon plaisir. Tout dut être au rebours, comme le dit Votre Grâce, ma chère bonne dame; car de mon chétif esprit on ne pouvait attendre qu'il fabriquât en un instant une si subtile fourberie, et je ne crois pas non plus mon maître assez fou pour qu'une aussi maigre persuasion que la mienne lui fît accroire une chose si hors de tout sens commun. Cependant, madame, il ne faudrait pas que votre bonté me tînt pour malveillant, car un benêt comme moi n'est pas obligé de pénétrer dans les pensées et les malices des scélérats d'enchanteurs. J'ai inventé ce tour pour échapper aux reproches de mon seigneur don Quichotte, mais non dans l'intention de l'offenser; s'il a tourné tout au rebours, Dieu est dans le ciel, qui juge les coeurs.

— Rien de plus vrai, reprit la duchesse; mais dites-moi, maintenant, Sancho, que parlez-vous de la caverne de Montésinos? qu'est-ce que cela? j'aurais grande envie de le savoir.»

Aussitôt Sancho lui raconta point sur point ce qui a été dit au sujet de cette aventure.

Quand la duchesse eut entendu son récit:

«On peut, dit-elle, conclure de cet événement que, puisque le grand don Quichotte dit qu'il a vu là-bas cette même personne que Sancho vit à la sortie du Toboso, c'est Dulcinée sans aucun doute, et que nos enchanteurs de par ici se montrent fort exacts, bien qu'un peu trop curieux.

— Quant à moi, reprit Sancho, je dis que, si madame Dulcinée du Toboso est enchantée, tant pis pour elle; je n'ai pas envie de me faire des querelles avec les ennemis de mon maître, qui doivent être nombreux et méchants. En bonne vérité, celle que j'ai vue était une paysanne; pour paysanne je la pris, et pour paysanne je la tiens, et si celle-là était Dulcinée, ma foi, ce n'est pas à moi qu'il en faut demander compte, ou nous verrions beau jeu. Autrement, on viendrait à tout bout de champ me chercher noise; Sancho l'a dit, Sancho l'a fait, Sancho tourne, Sancho vire, comme si Sancho était un je ne sais qui, et ne fût plus le même Sancho Panza qui court à travers le monde, imprimé en livres, à ce que m'a dit Samson Carrasco, qui est pour le moins une personne graduée de bachelier par Salamanque; et ces gens-là ne peuvent mentir, si ce n'est quand il leur en prend fantaisie, ou qu'ils y trouvent leur profit. Ainsi donc, il n'y a pas de quoi me chercher chicane; et puisque j'ai ouï dire à mon seigneur: «Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée» qu'on me plante ce gouvernement sur la tête, et l'on verra des merveilles; car qui a été bon écuyer sera bon gouverneur.

— Tout ce qu'a dit jusqu'à présent le bon Sancho, répondit la duchesse, ce sont autant de sentences de Caton, ou tirées pour le moins des entrailles mêmes de Michel Vérino, florentibus occidit annis.[200] Enfin, enfin, pour parler à sa manière, sous un mauvais manteau se trouve souvent un bon buveur.

— En vérité, madame, répliqua Sancho, de ma vie je n'ai bu par malice; avec soif, cela pourrait bien être, car je n'ai rien d'hypocrite. Je bois quand j'en ai l'envie, et, si je ne l'ai pas, quand on me donne à boire, pour ne point faire le délicat, ni paraître mal élevé. À une santé portée par un ami, quel coeur pourrait être assez de marbre pour ne pas rendre raison? Mais, quoique je mette des chausses, je ne les salis pas. D'ailleurs, les écuyers des chevaliers errants ne boivent guère que de l'eau, puisqu'ils sont toujours au milieu des forêts, des prairies, des montagnes et des rochers, sans trouver une pauvre charité de vin, quand même ils donneraient un oeil pour la payer.

— Je le crois bien, répondit la duchesse; mais, quant à présent, Sancho peut aller reposer. Ensuite nous causerons plus au long, et nous mettrons ordre à ce qu'il aille bientôt se planter, comme il dit, ce gouvernement sur la tête.»

Sancho baisa de nouveau les mains à la duchesse, et la supplia de lui faire la grâce de veiller à ce qu'on eût grand soin de son grison, qui était la lumière de ses yeux.

«Qu'est-ce que cela, le grison? demanda la duchesse.

— C'est mon âne, répondit Sancho, que, pour ne pas lui donner ce nom-là, j'ai coutume d'appeler le grison. J'avais prié cette madame la duègne, quand j'entrai dans le château, de prendre soin de lui; mais elle se fâcha tout rouge, comme si je lui eusse dit qu'elle était laide ou vieille; et pourtant ce devrait être plutôt l'affaire des duègnes de panser les ânes que de faire parade au salon. Ô sainte Vierge! quelle dent avait contre ces dames-là un hidalgo de mon pays!

— C'était quelque manant comme vous, s'écria doña Rodriguez la duègne; car, s'il eût été gentilhomme et de bonne souche, il les aurait élevées au-dessus des cornes de la lune.

— C'est bon, c'est bon, dit la duchesse, en voilà bien assez; que doña Rodriguez se taise et que le seigneur Panza se calme. C'est à ma charge que restera le soin du grison, et, puisqu'il est l'enfant chéri de Sancho, je le mettrai dans mon giron.

— Il suffit qu'il soit à l'écurie, répondit Sancho, car dans le giron de Votre Grandeur ni lui ni moi sommes dignes d'être reçus un seul instant; j'y consentirais tout comme à me donner des coups de couteau. Quoi qu'en dise mon seigneur, qu'en fait de politesse il vaut mieux donner trop que pas assez, dans les politesses faites aux ânes, on doit aller avec mesure et le compas à la main.[201]

— Eh bien, dit la duchesse, que Sancho mène le sien au gouvernement; il pourra l'y régaler tout à son aise, et même lui donner les invalides.

— Ne pensez pas railler, madame la duchesse, répondit Sancho; j'ai vu plus de deux ânes aller aux gouvernements, et quand j'y emmènerais le mien, ce ne serait pas chose nouvelle.»

Ces propos de Sancho ramenèrent chez la duchesse le rire et la gaieté. Enfin elle l'envoya prendre du repos, et fut rendre compte au duc de l'entretien qu'elle venait d'avoir avec lui. Puis ils conférèrent ensemble sur la manière de jouer à don Quichotte quelque fameux tour, qui s'accommodât parfaitement au style chevaleresque, et, dans ce genre, ils lui en jouèrent plusieurs, si bien appropriés et si bien conçus, que ce sont assurément les meilleures aventures que renferme cette grande histoire.

Chapitre XXXIV

Qui raconte la découverte que l'on fit de la manière dont il fallait désenchanter la sans pareille Dulcinée, ce qui est une des plus fameuses aventures de ce livre

Extrême était le plaisir que le duc et la duchesse trouvaient à la conversation de don Quichotte et à celle de Sancho. Mais ce qui étonnait le plus la duchesse, c'était que la simplicité de Sancho fût telle qu'il arrivât à croire comme une vérité infaillible que Dulcinée du Toboso était enchantée, tandis qu'il avait été lui- même l'enchanteur et le machinateur de toute l'affaire. Enfin, s'affermissant dans l'intention qu'ils avaient de jouer à leurs hôtes quelques tours qui sentissent les aventures, ils prirent occasion de celle que leur avait contée don Quichotte de la caverne de Montésinos pour en préparer une fameuse.[202] Après avoir donné des ordres et des instructions à leurs gens sur ce qu'ils avaient à faire, au bout de six jours ils conduisirent le chevalier à la chasse de la grosse bête, avec un équipage de piqueurs et de chiens, tel que l'aurait pu mener un roi couronné. On donna à don Quichotte un habit de chasse, et un autre à Sancho, en drap vert de la plus grande finesse. Don Quichotte ne voulut point accepter ni mettre le sien, disant qu'il aurait bientôt à reprendre le dur exercice des armes, et qu'il ne pouvait porter une garde-robe avec lui. Quant à Sancho, il prit celui qu'on lui donna, dans l'intention de le vendre à la première occasion qui s'offrirait.

Le jour venu, don Quichotte s'arma de toutes pièces; Sancho mit son habit de chasse, et, monté sur le grison, qu'il ne voulut point abandonner, quoiqu'on lui offrît un cheval, il se mêla dans la foule des chasseurs. La duchesse se présenta élégamment parée, et don Quichotte, toujours courtois et galant, prit la bride de son palefroi[203], quoique le duc voulût s'y opposer. Finalement, ils arrivèrent à un bois situé entre deux hautes montagnes; puis, les postes étant pris, les sentiers occupés, et toute la troupe répartie dans les différents passages, on commença la chasse à cor et à cri, tellement qu'on ne pouvait s'entendre les uns les autres, tant à cause des aboiements des chiens que du bruit des cors de chasse. La duchesse mit pied à terre, et, prenant à la main un épieu aigu[204], elle se plaça dans un poste où elle savait que les sangliers avaient coutume de venir passer. Le duc et don Quichotte descendirent également de leurs montures, et se placèrent à ses côtés. Pour Sancho, il se mit derrière tout le monde, sans descendre du grison, qu'il n'osait point abandonner, crainte de quelque mésaventure.

À peine occupaient-ils leur poste, après avoir rangé sur les ailes un grand nombre de leurs gens, qu'ils virent accourir sur eux, poursuivi par les chasseurs et harcelé par les chiens, un énorme sanglier qui faisait craquer ses dents et ses défenses, et jetait l'écume par la bouche. Aussitôt que don Quichotte l'aperçut, mettant l'épée à la main et embrassant son écu, il s'avança bravement à sa rencontre. Le duc fit de même avec son épieu, et la duchesse les aurait devancés tous, si le duc ne l'en eût empêchée. Le seul Sancho, à la vue du terrible animal, lâcha le grison et se mit à courir de toutes ses forces; puis il essaya de grimper sur un grand chêne; mais ce fut en vain; car étant parvenu à la moitié du tronc, et saisissant une branche pour gagner la cime, il fut si mal chanceux que la branche rompit, et qu'en tombant par terre il resta suspendu à un tronçon, sans pouvoir arriver jusqu'en bas. Quant il se vit accroché de la sorte, quand il s'aperçut que son pourpoint vert se déchirait, et qu'en passant, le formidable animal pourrait bien l'atteindre, il se mit à jeter de tels cris, et à demander du secours avec tant d'instance, que tous ceux qui l'entendaient et ne le voyaient pas crurent qu'il était sous la dent de quelque bête féroce.

Finalement, le sanglier aux longues défenses tomba sous le fer d'une foule d'épieux qu'on lui opposa, et don Quichotte, tournant alors la tête aux cris de Sancho (car il avait reconnu sa voix), le vit pendu au chêne, la tête en bas, et près de lui le grison, qui ne l'avait point abandonné dans sa détresse. Et Cid Hamet dit à ce propos qu'il a vu bien rarement Sancho Panza sans voir le grison, ni le grison sans voir Sancho; tant grande était l'amitié qu'ils avaient l'un pour l'autre, et la fidélité qu'ils se gardaient. Don Quichotte arriva et décrocha Sancho, lequel, dès qu'il se vit libre et les pieds sur la terre, examina la déchirure de son habit de chasse, qu'il ressentit au fond de l'âme, car il croyait avoir un majorat dans cet habit.

Enfin, on posa l'énorme sanglier sur le dos d'un mulet de bât; et l'ayant couvert avec des branches de romarin et des bouquets de myrte, les chasseurs triomphants le conduisirent, comme dépouille opime, à de grandes tentes de campagne qu'on avait dressées au milieu du bois. Là on trouva la table mise et le repas servi, si abondant, si somptueux, qu'on y reconnaissait bien la grandeur et la magnificence de ceux qui le donnaient.

Sancho, montrant à la duchesse les plaies de son habit déchiré:

«Si cette chasse, dit-il, eût été aux lièvres ou aux petits oiseaux, mon pourpoint ne serait pas en cet état. Je ne sais vraiment pas quel plaisir on trouve à attendre un animal qui, s'il vous attrape avec ses crochets, peut vous ôter la vie. Je me rappelle avoir entendu chanter un vieux romance qui dit: «Sois-tu mangé des ours comme Favila le Renommé!»

— Ce fut un roi goth[205], dit don Quichotte, qui, étant allé à la chasse aux montagnes, fut mangé par un ours.

— C'est justement ce que je dis, reprit Sancho; je ne voudrais pas que les rois et les princes se missent en semblable danger, pour chercher un plaisir qui ne devrait pas, ce semble, en être un, puisqu'il consiste à tuer un animal qui n'a commis aucun méfait.

— Au contraire, Sancho, répondit le duc, vous vous trompez beaucoup; car l'exercice de la chasse à la grande bête est plus convenable, plus nécessaire aux rois et aux princes qu'aucun autre. Cette chasse est une image de la guerre; on y emploie des stratagèmes, des ruses, des embûches, pour vaincre sans risque l'ennemi; on y souffre des froids excessifs et d'intolérables chaleurs; on y oublie le sommeil et l'oisiveté; on s'y rend le corps plus robuste, les membres plus agiles; enfin, c'est un exercice qu'on peut prendre en faisant plaisir à plusieurs et sans nuire à personne. D'ailleurs, ce qu'il y a de mieux, c'est qu'il n'est pas fait pour tout le monde, comme les autres espèces de chasse, hormis celle du haut vol, qui n'appartient aussi qu'aux rois et aux grands seigneurs. Ainsi donc, ô Sancho, changez d'opinion, et, quand vous serez gouverneur, adonnez-vous à la chasse; vous verrez comme vous vous en trouverez bien.

— Oh! pour cela non, répondit Sancho; le bon gouverneur, comme la bonne femme, jambe cassée et à la maison. Il serait beau, vraiment que les gens affairés vinssent le chercher de loin, et qu'il fût au bois à se divertir! Le gouvernement irait tout de travers. Par ma foi, seigneur, la chasse et les divertissements sont plus faits pour les fainéants que pour les gouverneurs. Ce à quoi je pense m'amuser, c'est à jouer à la triomphe les quatre jours de Pâques[206], et aux boules les dimanches et fêtes. Toutes ces chasses-là ne vont guère à mon humeur, et ne s'accommodent pas à ma conscience.

— Plaise à Dieu, Sancho, qu'il en soit ainsi, reprit le duc, car du dire au faire la distance est grande.

— Qu'il y ait le chemin qu'on voudra, répliqua Sancho; au bon payeur il ne coûte rien de donner des gages; et mieux vaut celui que Dieu assiste que celui qui se lève grand matin, et ce sont les tripes qui portent les pieds, non les pieds les tripes; je veux dire que si Dieu m'assiste, et si je fais ce que je dois avec bonne intention, sans aucun doute je gouvernerai mieux qu'un aigle royal; sinon, qu'on me mette le doigt dans la bouche, et l'on verra si je serre ou non les dents.

— Maudit sois-tu de Dieu et de tous ses saints, Sancho maudit! s'écria don Quichotte. Quand donc viendra le jour, comme je te l'ai dit maintes fois, où je te verrai parler sans proverbes, et tenir des propos suivis et sensés? Que Vos Grandeurs laissent là cet imbécile, mes seigneurs; il vous moudra l'âme, non pas entre deux, mais entre deux mille proverbes, amenés si à point, si à propos, que Dieu veille à son salut, ou au mien si je voulais les écouter.

— Les proverbes de Sancho Panza, dit la duchesse, bien qu'ils soient plus nombreux que ceux du commentateur grec[207], n'en doivent pas moins être estimés, à cause de la brièveté des sentences. Quant à moi, je puis dire qu'ils me font plus de plaisir que d'autres, ceux-ci fussent-ils mieux amenés et ajustés plus à propos.»

Au milieu de cet entretien, et d'autres non moins divertissants, ils sortirent des tentes pour rentrer dans le bois, où le reste du jour se passa à chercher des postes et préparer des affûts. La nuit vint, non pas aussi claire et sereine que semblait le promettre la saison, puisqu'on était au milieu de l'été; mais un certain clair-obscur, qu'elle amena et répandit avec elle, aida singulièrement aux projets des hôtes de don Quichotte. Dès que la nuit fut tombée, et un peu après le crépuscule, il sembla tout à coup que les quatre coins du bois prenaient feu. Ensuite on entendit par ci, par là, devant, derrière, et de tous côtés, une infinité de trompettes et d'autres instruments de guerre, ainsi que le pas de nombreuses troupes de cavalerie qui traversaient la forêt en tous sens. La lumière du feu et le son des instruments guerriers aveuglaient presque et assourdissaient les assistants, ainsi que tous ceux qui se trouvaient dans le bois. Bientôt on entendit une infinité de _hélélis, _de ces cris à l'usage des Mores quand ils engagent la bataille.[208] Les tambours battaient; les trompettes, les clairons, les fifres résonnaient tous à la fois, si continuellement et si fort, que celui-là n'aurait pas eu de sens qui eût conservé le sien au bruit confus de tant d'instruments. Le duc pâlit, la duchesse frissonna, don Quichotte se sentit troubler, Sancho Panza trembla de tous ses membres, et ceux même qui connaissaient la vérité s'épouvantèrent. Le silence les saisit avec la peur, et, dans ce moment, un postillon passa devant eux, en équipage de démon, sonnant, au lieu de trompette, d'une corne démesurée, dont il tirait un bruit rauque et effroyable.

«Holà! frère courrier, s'écria le duc, qui êtes-vous? où allez- vous? quels gens de guerre sont ceux qui traversent ce bois?»

Le courrier répondit avec une voix brusque et farouche:

«Je suis le diable; je vais chercher don Quichotte de la Manche; les gens qui viennent par ici sont six troupes d'enchanteurs, qui amènent sur un char de triomphe la sans pareille Dulcinée du Toboso; elle vient, enchantée avec le brillant Français Montésinos, apprendre à don Quichotte comment peut être désenchantée la pauvre dame.

— Si vous étiez le diable, comme vous le dites, et comme le montre votre aspect, reprit le duc, vous auriez déjà reconnu le chevalier don Quichotte de la Manche, car le voilà devant vous.

— En mon âme et conscience, répondit le diable, je n'y avais pas fait attention; j'ai l'esprit occupé de tant de choses que j'oubliais la principale, celle pour laquelle je venais justement.

— Sans doute, s'écria Sancho, que ce démon est honnête homme et bon chrétien; car, s'il ne l'était pas, il ne jurerait point en son âme et conscience. Maintenant je croirai que, jusque dans l'enfer, il doit y avoir de braves gens.»

Aussitôt le démon, sans mettre pied à terre, et tournant les yeux sur don Quichotte, lui dit:

«À toi, le chevalier des Lions (que ne puis-je te voir entre leurs griffes!), m'envoie le malheureux, mais vaillant chevalier Montésinos, pour te dire de sa part que tu l'attendes à l'endroit même où je te rencontrerai, parce qu'il amène avec lui celle qu'on nomme Dulcinée du Toboso, dans le désir de te faire connaître le moyen à prendre pour la désenchanter. Ma venue n'étant à autre fin, ce doit être la fin de mon séjour. Que les démons de mon espèce restent avec toi, et les bons anges avec ces seigneurs.»

À ces mots, il se remit à souffler dans son énorme cornet, tourna le dos, et s'en fut, sans attendre une réponse de personne.

La surprise s'accrut pour tout le monde, surtout pour Sancho, quand il vit qu'on voulait à toute force, et en dépit de la vérité, que Dulcinée fût enchantée réellement; pour don Quichotte, parce qu'il ne pouvait toujours pas démêler si ce qui lui était arrivé dans la caverne de Montésinos était vrai ou faux. Tandis qu'il s'abîmait dans ces pensées, le duc lui demanda:

«Est-ce que Votre Grâce pense attendre cette visite, seigneur don
Quichotte?

— Pourquoi non? répondit-il; j'attendrai de pied ferme et de coeur intrépide, dût m'assaillir l'enfer tout entier.

— Eh bien! moi, s'écria Sancho, si je vois un autre diable comme le dernier, et si j'entends un autre cornet à bouquin, j'attendrai ici comme je suis en Flandre.»

La nuit, en ce moment, achevait de se fermer, et l'on commença à voir courir çà et là des lumières à travers le bois, comme se répandent par le ciel les exhalaisons sèches de la terre, lesquelles paraissent à notre vue autant d'étoiles qui filent. On entendit en même temps un bruit épouvantable, dans le genre de celui que produisent les roues massives des charrettes à boeufs, bruit aigu, criard, continuel, qui fait, dit-on, fuir les loups et les ours, s'il y en a sur leur passage. À toutes ces tempêtes s'en ajouta une autre, qui les accrut encore; il semblait véritablement qu'aux quatre coins du bois on livrât en même temps quatre batailles. Là, résonnait le bruit sourd et effroyable de l'artillerie; ici, partaient une infinité d'arquebuses; tout près, on entendait les cris des combattants; plus loin, les _hélélis _sarrasins. Finalement, les cornets, les cors de chasse, les clairons, les trompettes, les tambours, l'artillerie, les coups d'arquebuse, et par-dessus tout l'épouvantable cliquetis des charrettes, tout cela formait à la fois un bruit si confus, si horrible, que don Quichotte eut besoin de rassembler tout son courage pour l'entendre sans effroi. Quant à Sancho, le sien fut bientôt abattu; il tomba évanoui aux pieds de la duchesse, qui le reçut dans le pan de sa robe, et s'empressa de lui faire jeter de l'eau sur le visage. L'aspersion faite, il revint à lui dans le moment où un char aux roues criardes arrivait en cet endroit. Quatre boeufs tardifs le traînaient, tout couverts de housses noires, et portant, attachée à chaque corne, une grande torche allumée. Sur le chariot était élevé une espèce de trône, et sur ce trône était assis un vieillard vénérable, avec une barbe plus blanche que la neige, et si longue qu'elle lui tombait au-dessous de la ceinture. Son vêtement était une ample robe de boucassin noir; et, comme le chariot portait une infinité de lumières, on pouvait aisément y distinguer tous les objets. Il était conduit par deux laids démons, habillés de la même étoffe, et de si hideux visage, qu'après les avoir vus une fois, Sancho ferma les yeux, pour ne pas les voir une seconde.

Quand le char fut arrivé en face du poste où se trouvait la compagnie, le vénérable vieillard se leva de son siège élevé, et, dès qu'il fut debout, il dit d'une voix haute: «Je suis le sage Lirgandée;» et le char passa outre, sans qu'il ajoutât un seul mot. Derrière ce chariot en vint un autre tout pareil, avec un autre vieillard intronisé, lequel, faisant arrêter son attelage, dit d'une voix non moins grave que le premier: «Je suis le sage Alquife, grand ami d'Urgande la Déconnue;» et il passa outre. Bientôt, et de la même façon, arriva un troisième chariot. Mais celui qui occupait le trône n'était pas un vieillard comme les deux premiers; c'était un homme large et robuste, et de mine rébarbative. En arrivant, il se leva debout comme les autres, et dit d'une voix encore plus rauque et plus diabolique: «Je suis Arcalaüs l'enchanteur, ennemi mortel d'Amadis de Gaule et de toute sa lignée;» et il passa outre.

À quelque distance de là, les trois chariots firent halte, et alors cessa l'insupportable criaillement des roues. Bientôt on n'entendit d'autre bruit que le son d'une musique douce et concertante. Sancho s'en réjouit fort, et en tira bon présage.

«Madame, dit-il à la duchesse, dont il ne s'écartait ni d'un pas ni d'un instant, où il y a de la musique, il ne peut rien y avoir de mauvais.

— Pas davantage où il y a des lumières et de la clarté, répondit la duchesse.

— Oh! reprit Sancho, le feu donne de la lumière et les fournaises de la clarté, comme nous pouvons le voir à celles qui nous entourent, et qui pourraient bien pourtant nous embraser; au lieu que la musique est toujours un signe de réjouissance et de fêtes.

— C'est ce qu'on va voir», dit don Quichotte, qui écoutait leur entretien; et il avait raison, ainsi que le prouve le chapitre suivant.

Chapitre XXXV

Où se continue la nouvelle que reçut don Quichotte du désenchantement de Dulcinée, avec d'autres événements dignes d'admiration

Ils virent alors s'approcher d'eux, à la mesure de cette agréable musique, un char de ceux qu'on appelle char de triomphe, traîné par six mules brunes caparaçonnées de toile blanche, sur chacune desquelles était monté un pénitent, à la manière de ceux qui font amende honorable, également vêtu de blanc, avec une grosse torche de cire à la main. Ce char était deux fois, et même trois fois plus grand que les autres. Les côtés et les bords en étaient chargés de douze autres pénitents, blancs comme la neige, et tenant chacun une torche allumée; spectacle fait pour surprendre et pour épouvanter tout à la fois. Sur un trône élevé au centre du char, était assise une nymphe couverte de mille voiles de gaze d'argent, sur lesquels brillaient une infinité de paillettes d'or, qui lui faisaient, sinon une riche, au moins une élégante parure. Elle avait la figure cachée sous une gaze de soie transparente et délicate, dont le tissu ne pouvait empêcher de découvrir un charmant visage de jeune fille. Les nombreuses lumières permettaient de distinguer ses traits et son âge, qui semblait ne point avoir atteint vingt ans, ni être resté au-dessous de dix- sept. Près d'elle était un personnage enveloppé jusqu'aux pieds d'une robe de velours à longue queue, et la tête couverte d'un voile noir.

Au moment où le char arriva juste en face du duc et de don Quichotte, la musique des clairons cessa, et, bientôt après, celle des harpes et des luths dont on jouait sur le char même. Alors, se levant tout debout, le personnage à la longue robe l'écarta des deux côtés, et, soulevant le voile qui lui cachait le visage, il découvrit à tous les regards la figure même de la mort, hideuse et décharnée. Don Quichotte en pâlit, Sancho trembla de peur, le duc et la duchesse firent un mouvement d'effroi. Cette Mort vivante, s'étant levée sur les pieds, commença, d'une voix endormie et d'une langue peu éveillée, à parler de la sorte:

«Je suis Merlin, celui que les histoires disent avoir eu le diable pour père (mensonge accrédité par le temps), prince de la magie, monarque et archive de la science zoroastrique, émule des âges et des siècles, qui prétendent engloutir les exploits des braves chevaliers errants, à qui j'ai toujours porté et porte encore une grande affection.

«Et, bien que l'humeur des enchanteurs, des mages et des magiciens soit toujours dure, âpre et farouche, la mienne est douce, tendre, amoureuse, aimant à faire bien à toutes sortes de gens.

«Dans les obscures cavernes du Destin, où mon âme s'occupait à former des caractères et des figures magiques, est venue jusqu'à moi la voix dolente de la belle et sans pareille Dulcinée du Toboso.

«Je sus son enchantement et sa disgrâce, sa transformation de gentille dame en grossière villageoise; je fus ému de pitié, et, enfermant mon esprit dans le creux de cet horrible squelette, après avoir feuilleté cent mille volumes de ma science diabolique et vaine, je viens donner le remède qui convient à un si grand mal, à une douleur si grande.

«Ô toi, honneur et gloire de tous ceux que revêtent les tuniques d'acier et de diamant, lumière, fanal, guide et boussole de ceux qui laissant le lourd sommeil et la plume oisive, consentent à prendre l'intolérable métier des pesantes et sanglantes armes.

«À toi je dis, ô héros jamais dignement loué, vaillant tout à la fois et spirituel don Quichotte, splendeur de la Manche, astre de l'Espagne, que, pour rendre à son premier état la sans pareille Dulcinée du Toboso, il faut que Sancho, ton écuyer, se donne trois mille trois cents coups de fouet sur ses deux larges fesses, découvertes à l'air, de façon qu'il lui en cuise et qu'il lui en reste des marques. C'est à cela que se résolvent tous ceux qui ont été les auteurs de sa disgrâce; et c'est pour cela que je suis venu, mes seigneurs.

— Ah bien, ma foi, s'écria Sancho, je me donnerai, non pas trois mille, mais trois coups de fouet, comme trois coups de couteau. Au diable soit la manière de désenchanter! Et qu'est-ce qu'ont à voir mes fesses avec les enchantements? Pardieu! si le seigneur Merlin n'a pas trouvé d'autre moyen de désenchanter madame Dulcinée du Toboso, elle pourra bien s'en aller tout enchantée à la sépulture.

— Et moi je vais vous prendre, s'écria don Quichotte, don manant repu d'ail, et vous attacher à un arbre, nu comme votre mère vous a mis au monde, et je vous donnerai, non pas trois mille trois cents, mais six mille six cents coups de fouet, et si bien appliqués que vous ne puissiez vous en débarrasser en trois mille trois cents tours de reins. Et ne répliquez pas un mot, ou je vous arrache l'âme.»

Quand Merlin entendit cela:

«Non, reprit-il, ce ne doit pas être ainsi; il faut que les coups de fouet que recevra le bon Sancho lui soient donnés de sa propre volonté, et non par force, et dans les moments qu'il lui plaira de choisir, car on ne fixe aucun terme. Cependant, s'il veut racheter son tourment pour la moitié de cette somme de coups de fouet, il lui est permis de se les laisser donner par une main étrangère, fût-elle même un peu pesante.

— Ni étrangère ni propre, ni pesante ni à peser, répliqua Sancho, aucune main ne me touchera. Est-ce que j'ai, par hasard, mis au monde madame Dulcinée du Toboso, pour que mes fesses payent le péché qu'ont fait ses beaux yeux? C'est bon pour le seigneur mon maître, qui est une partie d'elle-même, puisqu'il l'appelle à chaque pas ma vie, mon âme, mon soutien. Il peut et doit se fouetter pour elle, et faire toutes les démarches nécessaires à son désenchantement; mais me fouetter, moi? abernuncio.»

À peine Sancho achevait-il de dire ces paroles, que la nymphe argentée qui se tenait près de l'esprit de Merlin, se leva tout debout, et, détournant son léger voile, elle découvrit un visage qui parut à tous les yeux plus que démesurément beau; puis, avec un geste mâle et une voix fort peu féminine, elle s'adressa directement à Sancho Panza:

«Ô malencontreux écuyer, dit-elle, coeur de poule, âme de bronze, entrailles de cailloux, si l'on t'ordonnait, effronté larron, de te jeter d'une haute tour en bas; si l'on te demandait, ennemi du genre humain, de manger une douzaine de crapauds, deux douzaines de lézards et trois douzaines de couleuvres; si l'on te persuadait de tuer ta femme et tes enfants avec le tranchant aigu d'un atroce cimeterre, il ne serait pas étonnant que tu te montrasses malgracieux, et que tu fisses la petite bouche. Mais faire cas de trois mille trois cents coups de fouet, quand il n'y a pas d'écolier des frères de la doctrine, si mauvais sujet qu'il soit, qui n'en attrape chaque mois autant, en vérité, cela surprend, étourdit, stupéfie les entrailles pitoyables de tous ceux qui écoutent une semblable réponse, et même de tous ceux qui viendront à l'apprendre avec le cours du temps. Jette, ô animal misérable et endurci, jette, dis-je, tes yeux de mulet ombrageux sur la prunelle des miens, brillants comme de scintillantes étoiles, et tu les verras pleurer goutte à goutte, ruisseau à ruisseau, traçant des sillons, des sentiers et des routes, à travers les belles campagnes de mes joues. Prends pitié, monstre sournois et malintentionné, prends pitié à voir que mon jeune âge, qui ne passe pas encore la seconde dizaine, puisque j'ai dix-neuf ans, et pas tout à fait vingt, se consume et se flétrit sous l'écorce d'une grossière paysanne. Si maintenant je n'en ai pas l'air, c'est une faveur particulière que m'a faite le seigneur Merlin, ici présent, uniquement pour que mes attraits t'attendrissent, car les larmes d'une beauté affligée changent les rochers en coton et les tigres en brebis. Frappe-toi, frappe-toi sur ces viandes épaisses, bête féroce indomptée, et ranime ce courage que tu ne sais employer qu'à te remplir la bouche et le ventre; remets en liberté la délicatesse de ma peau, la douceur de mon caractère et la beauté de ma face. Mais, si pour moi tu ne veux pas t'adoucir ni te rendre à la raison, fais-le pour ce pauvre chevalier, qui est debout à tes côtés; pour ton maître, dis-je, dont je vois l'âme en ce moment, à telles enseignes qu'il la tient au travers de la gorge, à cinq ou six doigts des lèvres, car elle n'attend plus que ta réponse brutale ou tendre, ou pour lui sortir par la bouche, ou pour lui rentrer dans l'estomac.»

À ces mots, don Quichotte se tâta la gorge, et se tournant vers le duc:

«Pardieu! seigneur, s'écria-t-il, Dulcinée a dit vrai; car voici que j'ai l'âme arrêtée au milieu de la gorge, comme une noix d'arbalète.

— Que dites-vous à cela, Sancho? demanda la duchesse.

— Je dis, madame, répondit Sancho, ce que j'ai dit, quant aux coups de fouet: abernuncio.

_— _C'est _abrenuncio__[209]_ qu'il faut dire, Sancho, reprit le duc, et non comme vous dites.

— Oh! que Votre Grandeur me laisse tranquille, répliqua Sancho; je ne suis pas en état maintenant de regarder aux finesses et à une lettre de plus ou de moins, car ces maudits coups de fouet, qu'il faut qu'on me donne ou que je me donne, me tiennent si troublé, que je ne sais ni ce que je dis ni ce que je fais. Mais je voudrais bien savoir de Sa Seigneurie madame doña Dulcinée du Toboso, où elle a appris la manière qu'elle emploie pour prier les gens. Elle vient me demander de m'ouvrir les chairs à coups de fouet, et elle m'appelle coeur de poule, bête féroce indomptée, avec une kyrielle d'autres injures que le diable ne supporterait pas. Est-ce que, par hasard, mes chairs sont de bronze? est-ce qu'il m'importe en rien qu'elle soit ou non désenchantée? quelle corbeille de linge blanc, de chemises, de mouchoirs, d'escarpins (bien que je n'en mette pas) a-t-elle envoyée en avant pour me toucher le coeur? Au lieu de cela, une injure sur l'autre, quoiqu'elle sache le proverbe qui court par ici, qu'un âne chargé d'or monte légèrement la montagne, et que les présents brisent les rochers, et qu'en priant Dieu tu dois donner du maillet, et qu'un bon Tiens vaut mieux que deux Tu l'auras. Et le seigneur mon maître, qui aurait dû me passer la main sur le cou, me flatter et me caresser, pour que je me fisse de laine et de coton cardé, ne dit-il pas que, s'il me prend, il m'attachera tout nu à un arbre, et me doublera la pitance des coups de fouet? Est-ce que ces bonnes âmes compatissantes n'auraient pas dû considérer qu'ils ne demandent pas seulement qu'un écuyer se fouette, mais bien un gouverneur? comme qui dirait: «Mange du miel sur tes cerises.» Qu'ils apprennent, à la male heure, qu'ils apprennent à savoir prier et demander, à savoir être polis; car tous les temps ne sont pas pareils, ni tous les hommes toujours de bonne humeur. Je suis maintenant percé de douleur en voyant les déchirures de mon pourpoint vert, et voilà qu'on vient me demander que je me fouette de bonne volonté, quand je n'en ai pas plus envie que de me faire cacique.

— Eh bien! en vérité, ami Sancho, dit le duc, si vous ne vous adoucissez pas autant qu'une poire molle, vous n'obtiendrez pas le gouvernement. Il ferait beau, vraiment, que j'envoyasse à mes insulaires un gouverneur cruel, aux entrailles de pierre, qui ne se rend point aux larmes des demoiselles affligées, aux prières de discrets enchanteurs, à l'empire d'anciens sages! Enfin, Sancho, ou vous vous fouetterez, ou l'on vous fouettera, ou vous ne serez pas gouverneur.

— Seigneur, répondit Sancho, ne me donnera-t-on pas deux jours de répit pour penser à ce qui me conviendra le mieux?

— Non en aucune manière, interrompit Merlin; c'est ici, dans ce lieu, et dans cet instant même, que l'affaire doit être résolue. Ou Dulcinée retournera à la caverne de Montésinos, rendue à son état de paysanne, ou bien, dans l'état où elle est, elle sera conduite aux Champs-Élysées, pour y attendre l'accomplissement total de la flagellation.

— Allons, bon Sancho, s'écria la duchesse, ayez bon courage, et répondez dignement au pain que vous avez mangé chez le seigneur don Quichotte, que nous devons tous servir et chérir à cause de son excellent caractère et de ses hauts exploits de chevalerie. Dites oui, mon fils; consentez à cette pénitence, et que le diable soit pour le diable, et la crainte pour le poltron, car la mauvaise fortune se brise contre le bon coeur, comme vous savez aussi bien que moi.»

Au lieu de répondre à ces propos, Sancho, perdant la tête, se tourna vers Merlin:

«Dites-moi, seigneur Merlin, lui dit-il, quand le diable courrier est arrivé près de nous, il apportait à mon maître un message du seigneur Montésinos, qui lui recommandait de l'attendre ici, parce qu'il venait lui apprendre la façon de désenchanter madame doña Dulcinée du Toboso; mais jusqu'à présent nous n'avons vu ni Montésinos, ni rien de pareil.

— Le diable, ami Sancho, répondit Merlin, est un ignorant et un grandissime vaurien. C'est moi qui l'ai envoyé à la recherche de votre maître, non pas avec un message de Montésinos, mais de moi, car Montésinos est dans sa caverne, attendant son désenchantement, auquel il reste encore la queue à écorcher. S'il vous doit quelque chose, ou si vous avez quelque affaire à traiter avec lui, je vous l'amènerai, et vous le livrerai où il vous plaira. Mais, quant à présent, consentez à cette discipline; elle vous sera, croyez- m'en, d'un grand profit pour l'âme et pour le corps; pour l'âme, en exerçant votre charité chrétienne; pour le corps, parce que je sais que vous êtes de complexion sanguine, et qu'il n'y aura pas de mal de vous tirer un peu de sang.

— Il y a bien des médecins dans ce monde, répliqua Sancho, jusqu'aux enchanteurs qui se mêlent aussi d'exercer la médecine. Mais, puisque tout le monde me le dit, bien que je n'en voie rien, je réponds donc que je consens à me donner les trois mille trois cents coups de fouet, à la condition que je me les donnerai quand et comme il me plaira, sans qu'on me fixe les jours ni le temps; mais je tâcherai d'acquitter la dette le plus tôt possible, afin que le monde jouisse de la beauté de madame doña Dulcinée du Toboso, puisqu'il paraît, tout au rebours de ce que je pensais, qu'elle est effectivement fort belle. Une autre condition du marché, c'est que je ne serai pas tenu de me tirer du sang avec la discipline, et que si quelques coups ne font que chasser les mouches, ils entreront toujours en ligne de compte. Item, que si je me trompe sur le nombre, le seigneur Merlin, qui sait tout, aura soin de les compter, et de me faire savoir ceux qui manquent ou ceux qui sont de trop.

— Des coups de trop, répondit Merlin, il ne sera pas nécessaire d'en donner avis; car, en atteignant juste le nombre voulu, madame Dulcinée sera désenchantée à l'instant même, et, en femme reconnaissante, elle viendra chercher le bon Sancho pour lui rendre grâce et le récompenser de sa bonne oeuvre. Il ne faut donc avoir aucun scrupule du trop ou du trop peu, et que le ciel me préserve de tromper personne, ne serait-ce que d'un cheveu de la tête!

— Allons donc, à la grâce de Dieu! s'écria Sancho; je consens à mon supplice, c'est-à-dire que j'accepte la pénitence, avec les conditions convenues.»

À peine Sancho eut-il dit ces dernières paroles, que la musique se fit entendre de nouveau, et que recommencèrent les décharges de mousqueterie. Don Quichotte alla se pendre au cou de son écuyer, et lui donna mille baisers sur le front et sur les joues. Le duc, la duchesse et tous les assistants témoignèrent qu'ils ressentaient une joie extrême de cet heureux dénoûment. Enfin, le char se remit en marche, et, en passant, la belle Dulcinée inclina la tête devant le duc et la duchesse, et fit une grande révérence à Sancho.

En ce moment commençait à poindre l'aube riante et vermeille. Les fleurs des champs se relevaient et dressaient leurs tiges; les ruisseaux au liquide cristal, murmurant à travers les cailloux blancs et gris, allaient porter aux rivières le tribut qu'elles attendaient. La terre joyeuse, le ciel clair, l'air serein, la lumière pure, tout annonçait que le jour, qui marchait déjà sur le pan de la robe de l'aurore, allait être tranquille et beau. Satisfaits de la chasse et d'avoir atteint leur but avec tant d'habilité et de bonheur, le duc et la duchesse regagnèrent leur château, dans le dessein de continuer des plaisanteries qui les amusaient plus que tout autre divertissement.

Chapitre XXXV

Où l'on raconte l'aventure étrange et jamais imaginée de la duègne Doloride, autrement dite comtesse Trifaldi, avec une lettre que Sancho Panza écrivit à sa femme Thérèse Panza

Le duc avait un majordome d'esprit jovial et éveillé. C'est lui qui avait représenté la figure de Merlin, qui avait disposé tout l'appareil de la précédente aventure, composé les vers, et fait remplir par un page le personnage de Dulcinée. À la demande de ses maîtres, il prépara sur-le-champ une autre aventure, de la plus gracieuse et étrange invention qui se pût imaginer.

Le lendemain, la duchesse demanda à Sancho s'il avait commencé la pénitence dont la tâche lui était prescrite pour le désenchantement de Dulcinée.

«Vraiment oui, répondit-il; je me suis déjà donné, cette nuit, cinq coups de fouet.

— Avec quoi vous les êtes-vous donnés? reprit la duchesse.

— Avec la main, répondit-il.

— Oh! répliqua-t-elle, c'est plutôt se donner des claquettes que des coups de fouet. J'imagine que le sage Merlin ne sera pas satisfait de tant de mollesse. Il faut que le bon Sancho se fasse quelque bonne discipline avec des cordelettes et des noeuds de fer qui se laissent bien sentir. C'est, comme on dit, avec le sang qu'entre la science, et l'on ne pourrait donner à si bas prix la délivrance d'une aussi grande dame que Dulcinée.

— Eh bien, répondit Sancho, que Votre Seigneurie me fournisse quelque discipline ou quelques bouts de corde convenables; c'est avec cela que je me fustigerai, pourvu toutefois qu'il ne m'en cuise pas trop, car je dois apprendre à Votre Grâce que, quoique rustique, mes chairs tiennent plus de la nature du coton que de celle du jonc à cordage, et il ne serait pas juste que je me misse en lambeaux pour le service d'autrui.

— À la bonne heure, répliqua la duchesse; demain je vous donnerai une discipline qui aille à votre mesure, et qui s'accommode à la tendreté de vos chairs comme si elles étaient ses propres soeurs.

— À propos, dit Sancho, il faut que Votre Altesse apprenne, chère dame de mon âme, que j'ai écrit une lettre à ma femme Thérèse Panza, pour lui rendre compte de tout ce qui m'est arrivé depuis que je me suis séparé d'elle. Je l'ai là, dans le sein, et il ne manque plus que d'y mettre l'adresse. Je voudrais que Votre Discrétion prît la peine de la lire, car il me semble qu'elle est tournée de la façon que doivent écrire les gouverneurs.

— Qui l'a composée? demanda la duchesse.

— Eh! qui pouvait la composer, si ce n'est moi, pécheur que je suis? répondit Sancho.

— Et c'est vous aussi qui l'avez écrite? reprit la duchesse.

— Pour cela non, répliqua Sancho; car je ne sais ni lire ni écrire, bien que je sache signer.

— Voyons-la donc, dit la duchesse; car, à coup sûr, vous devez y montrer la qualité et la suffisance de votre esprit.»

Sancho tira de son sein une lettre ouverte, et la duchesse, l'ayant prise, vit qu'elle était ainsi conçue:

Lettre de Sancho Panza à Thérèse Panza, sa femme

«Si l'on me donnait de bons coups de fouet, j'étais bien d'aplomb sur ma monture[210]; si j'ai un bon gouvernement, il me coûte de bons coups de fouet. À cela, ma chère Thérèse, tu ne comprendras rien du tout, quant à présent; une autre fois, tu le sauras. Sache donc, Thérèse, que j'ai résolu une chose; c'est que tu ailles en carrosse. Voilà l'important aujourd'hui, car toute autre façon d'aller serait marcher à quatre pattes.[211] Tu es femme d'un gouverneur; vois si personne te montera jusqu'à la cheville. Je t'envoie ci-joint un habit vert de chasseur que m'a donné madame la duchesse; arrange-le de façon qu'il serve de jupe et de corsage à notre fille. Don Quichotte, mon maître, à ce que j'ai ouï dire en ce pays, est un fou sage et un imbécile divertissant; on ajoute que je suis de la même force. Nous sommes entrés dans la caverne de Montésinos, et le sage Merlin fait usage de moi pour le désenchantement de Dulcinée du Toboso, qui s'appelle là-bas Aldonza Lorenzo. Avec trois mille trois cents coups de fouet, moins cinq, que j'ai à me donner, elle deviendra aussi désenchantée que la mère qui l'a mise au monde. Ne dis rien de cela à personne, car tu sais le proverbe; si tu soumets ton affaire à la chambrée, les uns diront que c'est blanc, les autres que c'est noir. D'ici à peu de jours, je partirai pour le gouvernement, où je vais avec un grand désir de ramasser de l'argent, car on m'a dit que tous les nouveaux gouverneurs s'en allaient avec le même désir. Je lui tâterai le pouls, et t'aviserai si tu dois ou non venir me rejoindre. Le grison se porte bien et se recommande beaucoup à toi; je ne pense pas le laisser, quand même on me mènerait pour être Grand Turc. Madame la duchesse te baise mille fois les mains; baise-les-lui en retour deux mille fois, car, à ce que dit mon maître, il n'y a rien qui coûte moins et qui vaille meilleur marché que les politesses. Dieu n'a pas consenti à m'envoyer une autre valise comme celle des cent écus de la fois passée; mais n'en sois pas en peine, ma chère Thérèse; celui qui sonne les cloches est en sûreté; et tout s'en ira dans la lessive du gouvernement. Seulement j'ai une grande peine d'entendre dire que j'y prendrai tant de goût que je m'y mangerai les doigts. Dans ce cas-là, il ne me coûterait pas bon marché, bien que les estropiés et les manchots aient un canonicat dans les aumônes qu'ils mendient. Ainsi, d'une façon ou de l'autre, tu deviendras riche, et tu auras bonne aventure. Que Dieu te la donne comme il peut, et me garde pour te servir. De ce château, le 20 juillet 1614.

«Ton mari, le gouverneur.

«SANCHO PANZA.»

Quand la duchesse eut achevé de lire la lettre, elle dit à Sancho:

«En deux choses le bon gouverneur sort un peu du droit chemin. La première, c'est qu'il dit ou fait entendre qu'on lui a donné ce gouvernement pour les coups de fouet qu'il doit s'appliquer, tandis qu'il sait fort bien et ne peut nullement nier que, lorsque le duc mon seigneur lui en fit la promesse, on ne songeait pas seulement qu'il y eût des coups de fouet au monde. La seconde, c'est qu'il s'y montre un peu trop intéressé, et je ne voudrais pas qu'il eût montré le bout de l'oreille, car la convoitise rompt le sac, et le gouverneur avaricieux vend et ne rend pas la justice.

— Oh! ce n'est pas ce que je voulais dire, madame, répondit Sancho; si Votre Grâce trouve que la lettre n'est pas tournée comme elle devrait l'être, il n'y a rien qu'à la déchirer, et à en écrire une autre; et il pourrait se faire que la nouvelle fût pire encore, si l'on s'en remet à ma judiciaire.

— Non, non, répliqua la duchesse; celle-ci est bonne, et je veux la faire voir au duc.»

Cela dit, ils s'en furent à un jardin où l'on devait dîner ce jour-là. La duchesse montra la lettre de Sancho au duc, qui s'en amusa beaucoup. On dîna, et, quand la table eut été desservie, quand on se fut diverti quelque temps de l'exquise conversation de Sancho, tout à coup le son aigu d'un fifre se fit entendre, mêlé au bruit sourd d'un tambour discordant. Tout le monde parut se troubler à cette martiale et triste harmonie, principalement don Quichotte, qui ne tenait pas sur sa chaise, tant son trouble était grand. De Sancho, il n'y a rien à dire, sinon que la peur le conduisit à son refuge ordinaire, qui était le pan de la robe de la duchesse; car véritablement la musique qu'on entendait était triste et mélancolique au dernier point.

Au milieu de la surprise générale et du silence que gardait tout le monde, on vit entrer et s'avancer dans le jardin deux hommes portant des robes de deuil, si longues qu'elles balayaient la terre. Chacun d'eux frappait sur un grand tambour, également couvert de drap noir. À leur côté marchait le joueur de fifre, noir et lugubre comme les deux autres. Les trois musiciens étaient suivis d'un personnage au corps de géant, non pas vêtu, mais chargé d'une ample soutane noire, dont la queue démesurée traînait au loin derrière lui. Par-dessus la soutane, un large baudrier lui ceignait les reins, noir également, et duquel pendait un énorme cimeterre dont la poignée était noire, ainsi que le fourreau. Il avait le visage couvert d'un voile noir transparent, à travers lequel on entrevoyait une longue barbe, blanche comme la neige. Il marchait à pas mesurés, au son des tambours, avec beaucoup de calme et de gravité. Enfin, sa grandeur, sa noirceur, sa démarche, son cortège étaient bien faits pour étonner tous ceux qui le regardaient sans le connaître.

Il vint donc, avec cette lenteur et cette solennité, se mettre à genoux devant le duc, qui l'attendait debout au milieu des autres assistants. Mais le duc ne voulut permettre en aucune façon qu'il parlât avant de s'être relevé. Le prodigieux épouvantail fut contraint de céder, et, dès qu'il fut debout, il leva le voile qui cachait son visage. Alors il découvrit la plus horrible, la plus longue, la plus blanche et la plus épaisse barbe qu'yeux humains eussent vue jusqu'alors. Bientôt il tira et arracha du fond de sa large poitrine une voix grave et sonore, et, fixant ses regards sur le duc, il lui dit:

«Très-haut et très-puissant seigneur, on m'appelle Trifaldin de la barbe blanche; je suis écuyer de la comtesse Trifaldi, autrement appelée la Duègne Doloride, qui m'envoie en ambassade auprès de Votre Grandeur, pour demander à Votre Magnificence qu'elle daigne lui donner licence et permission de venir vous conter sa peine, qui est bien l'une des plus nouvelles et des plus admirables que la plus pénible imagination de l'univers puisse jamais avoir imaginée. Mais d'abord elle veut savoir si, dans votre château, se trouve le valeureux et jamais vaincu chevalier don Quichotte de la Manche, à la recherche duquel elle vient à pied, et sans rompre le jeûne, depuis le royaume de Candaya jusqu'à Votre Seigneurie, chose qu'il faut tenir à miracle ou à force d'enchantement. Elle est à la porte de cette forteresse ou maison de plaisance, et n'attend pour rentrer que votre bon plaisir. J'ai dit.»

Aussitôt il se mit à tousser, et, maniant sa barbe du haut en bas avec les deux mains, il attendit dans un grand calme que le duc lui fît une réponse.

«Il y a déjà bien des jours, dit le duc, bon écuyer Trifaldin de la blanche barbe, que nous avons connaissance de la disgrâce arrivée à madame la comtesse Trifaldi, que les enchanteurs obligent à s'appeler la duègne Doloride. Vous pouvez, étonnant écuyer, lui dire qu'elle entre, qu'ici se trouve le vaillant chevalier don Quichotte de la Manche, et que, de son coeur généreux, elle peut se promettre avec assurance toute espèce de secours et d'appui. Vous pouvez également lui dire de ma part que, si ma faveur lui est nécessaire, elle ne lui manquera point; car je suis tenu de la lui offrir par ma qualité de chevalier, laquelle oblige à favoriser toute espèce de femmes, surtout les duègnes veuves, déchues et douloureuses, comme le doit être Sa Seigneurie.»

À ces mots, Trifaldin plia le genou jusqu'à terre, et, faisant signe de jouer au fifre et aux tambours, il sortit du jardin au même son et du même pas qu'il y était entré, laissant tout le monde dans la surprise de son aspect et de son accoutrement.

Alors le duc se tournant vers don Quichotte:

«Enfin, lui dit-il, célèbre chevalier, les ténèbres de la malice et de l'ignorance ne peuvent cacher ni obscurcir la lumière de la valeur et de la vertu. Je dis cela, parce qu'il y a six jours à peine que Votre Bonté habite ce château, et déjà viennent vous y chercher de pays lointains et inconnus, non pas en carrosse, ni sur des dromadaires, mais à pied et à jeun, les malheureux, les affligés, dans la confiance qu'ils trouveront en ce bras formidable le remède à leurs peines et à leurs souffrances, grâce à vos brillantes prouesses, dont le bruit court et s'étend sur la face de la terre entière.

— Je voudrais bien, seigneur duc, répondit don Quichotte, tenir ici présent ce bon religieux qui, l'autre jour, à table, montra tant de rancune et de mauvais vouloir contre les chevaliers errants, pour qu'il vît de ses propres yeux si ces chevaliers sont nécessaires au monde. Il pourrait du moins toucher de la main une vérité; c'est que les gens extraordinairement affligés et inconsolables ne vont pas, dans les cas extrêmes et les malheurs énormes, chercher remède à leurs maux chez les hommes de robe, ni chez les sacristains de village, ni chez le gentilhomme qui n'est jamais sorti des limites de sa paroisse, ni chez le citadin paresseux qui cherche plutôt des nouvelles à raconter qu'il ne s'efforce à faire des prouesses que d'autres racontent et mettent par écrit. Le remède aux peines, le secours aux nécessités, la protection aux jeunes filles, la consolation des veuves, ne se trouvent en aucune sorte de personnes mieux qu'en les chevaliers errants. Aussi, de ce que j'ai l'honneur de l'être, je rends au ciel des grâces infinies, et je tiens pour bien employé tout ce qui peut m'arriver d'accidents et de travaux dans l'exercice d'une si honorable profession. Que cette duègne vienne donc, et qu'elle demande ce qu'elle voudra; le remède à son mal sera bientôt expédié par la force de mon bras et l'intrépide résolution du coeur qui le conduit.»

Chapitre XXXVII

Où se continue la fameuse aventure de la duègne Doloride

Le duc et la duchesse furent enchantés de voir que don Quichotte répondît si bien à leur intention. En ce moment Sancho se mit de la partie.

«Je ne voudrais pas, dit-il, que cette madame la duègne vînt jeter quelque bâton dans les roues de mon gouvernement; car j'ai ouï dire à un apothicaire de Tolède, qui parlait comme un chardonneret, que partout où intervenaient des duègnes, il ne pouvait rien arriver de bon. Sainte Vierge! combien il leur en voulait, cet apothicaire! De là je conclus que si toutes les duègnes sont ennuyeuses et impertinentes, de quelque humeur et condition qu'elles soient, que sera-ce des dolentes, ou douloureuses, ou endolories[212], comme on dit qu'est cette comtesse trois basques ou trois queues[213]; car, dans mon pays, basque ou queue, queue ou basque, c'est absolument la même chose.

— Tais-toi, ami Sancho, dit don Quichotte; puisque cette dame duègne vient me chercher de si lointains climats, elle ne doit pas être de celles que l'apothicaire portait sur son calepin. D'ailleurs, celle-là est comtesse, et, quand les comtesses servent en qualité de duègnes, c'est au service de reines ou d'impératrices; elles sont dames et maîtresses dans leurs maisons, et s'y servent d'autres duègnes à leur tour.»

À cela, doña Rodriguez, qui se trouvait présente, ajouta bien vite:

«Des duègnes sont ici au service de madame la duchesse, qui pourraient être comtesses si la fortune l'eût voulu. Mais ainsi vont les lois comme le veulent les rois. Cependant qu'on ne dise pas de mal des duègnes, surtout des vieilles et des filles, car, bien que je ne le sois pas, j'entrevois et comprends fort bien l'avantage d'une duègne fille sur une duègne veuve; et, comme on dit, celui qui nous a tondues a gardé les ciseaux dans la main.

— Avec tout cela, répliqua Sancho, il y a tellement à tondre chez les duègnes, toujours d'après mon apothicaire, qu'il vaut mieux ne pas remuer le riz, dût-il prendre au fond du pot.

— Les écuyers sont toujours nos ennemis, reprit doña Rodriguez; comme ce sont des piliers d'antichambre, et qu'ils nous voient à tout propos; les moments où ils ne prient pas Dieu, qui sont en grand nombre, ils les emploient à médire de nous, à nous déterrer les os, et à nous enterrer la bonne renommée. Eh bien, moi, je leur dis, à ces bûches ambulantes, qu'en dépit d'eux, nous continuerons à vivre dans le monde et dans les maisons des gens de qualité, bien qu'on nous y laisse mourir de faim, et qu'on y couvre avec une maigre jupe noire nos chairs délicates ou non délicates, comme on couvre un fumier avec une tapisserie le jour de la procession. Par ma foi, si cela m'était permis et que j'en eusse le temps, je ferais bien entendre, non-seulement à ceux qui m'écoutent, mais au monde entier, qu'il n'y a point de vertu qui ne se trouve en une duègne.

— Je crois, dit alors la duchesse, que ma bonne doña Rodriguez a grandement raison; mais il convient qu'elle attende un moment plus opportun pour prendre sa défense et celle des autres duègnes, pour confondre la méchante opinion de ce méchant apothicaire, et pour déraciner celle que nourrit en son coeur le grand Sancho Panza.

— Ma foi, reprit Sancho, depuis que les fumées de gouverneur me sont montées à la tête, elles m'ont ôté les vertiges d'écuyer, et je me moque de toutes les duègnes du monde comme d'une figue sauvage.»

L'entretien sur le compte des duègnes aurait encore continué, si l'on n'eût entendu de nouveau sonner le fifre et battre les tambours, d'où l'on comprit que la duègne Doloride faisait son entrée. La duchesse demanda au duc s'il ne serait pas convenable d'aller à sa rencontre, puisqu'elle était comtesse et femme de qualité.

«Pour ce qu'elle a de comtesse, répondit Sancho, avant que le duc ouvrît la bouche, je consens à ce que Vos Grandeurs aillent la recevoir; mais, pour ce qu'elle a de duègne, je suis d'avis que vous ne bougiez pas d'un seul pas.

— Qui te prie de te mêler de cela, Sancho? dit don Quichotte.

— Qui, seigneur? répondit Sancho; moi, je m'en mêle, et je puis bien m'en mêler, comme écuyer ayant appris les devoirs de la courtoisie à l'école de Votre Grâce, qui est le plus courtois chevalier et le mieux élevé qu'il y ait dans toute la courtoiserie. En ces choses-là, à ce que j'ai ouï dire à Votre Grâce, on perd autant par le trop que par le trop peu et au bon entendeur demi-mot.

— C'est précisément comme le dit Sancho, reprit le duc; nous allons voir la mine de cette comtesse, et, sur elle, nous mesurerons la courtoisie qui lui est due.»

En ce moment entrèrent le fifre et les tambours, comme la première fois; et l'auteur termine ici ce court chapitre, pour commencer l'autre, où il continue la même aventure, qui est une des plus notables de toute l'histoire.

Chapitre XXXVIII

Où l'on rend compte du compte que rendit de sa triste fortune la duègne Doloride

Derrière les joueurs de cette triste musique, commencèrent à pénétrer dans le jardin jusqu'à douze duègnes, rangées sur deux files, toutes vêtues de larges robes à la religieuse, en serge foulée, avec des coiffes et des voiles de mousseline blanche, si longs qu'ils ne laissaient apercevoir que le bord des robes.

Derrière elles venait la comtesse Trifaldi, que menait par la main l'écuyer Trifaldin de la barbe blanche. Elle était vêtue de fine bayette noire non apprêtée; car, si le poil en eût été frisé, chaque brin de laine aurait fait un grain de la grosseur d'un pois chiche. La queue, ou basque, ou pan, ou comme on voudra l'appeler, était divisée en trois pointes, que soutenaient à la main trois pages, également vêtus de noir, lesquels présentaient une agréable figure mathématique, avec les trois angles aigus que formaient les trois pointes de la queue; et tous ceux qui virent cette queue à trois pointes comprirent que c'était d'elle que lui venait le nom de comtesse Trifaldi, comme si l'on disait comtesse aux trois queues. Ben-Engéli dit qu'en effet c'était la vérité, et que de son nom propre la duègne s'appelait comtesse Loupine, parce qu'il y avait beaucoup de loups dans son comté, et que, si ces loups eussent été des renards, on l'aurait appelée comtesse Renardine, parce que, dans ces pays, les seigneurs ont coutume de prendre le nom de la chose ou des choses qui abondent le plus dans leurs seigneuries. Mais enfin cette comtesse, à la faveur de la nouveauté de sa queue, laissa le Loupine pour prendre le Trifaldi.

Les douze duègnes et la dame marchaient au pas de procession, les visages couverts de voiles noirs, non pas transparents comme celui de Trifaldin, mais si serrés, au contraire, que rien ne se laissait apercevoir par-dessous.

Aussitôt que parut ainsi formé l'escadron de duègnes, le duc, la duchesse et don Quichotte se levèrent, ainsi que tous ceux qui regardaient la longue procession. Les douze duègnes s'arrêtèrent et firent une haie, au milieu de laquelle passa la Doloride, sans quitter le bras de Trifaldin. À cette vue, le duc, la duchesse et don Quichotte s'avancèrent d'une douzaine de pas à sa rencontre. Elle alors, mettant les deux genoux en terre, dit d'une voix plutôt rauque et forte que flûtée et délicate:

«Que Vos Grandeurs veuillent bien ne pas faire tant de courtoisies à leur humble serviteur, je veux dire à leur humble servante, car je suis tellement endolorie que je ne pourrai jamais réussir à y répondre comme je le dois. En effet, ma disgrâce étrange, inouïe, m'a emporté l'esprit je ne sais où, et ce doit être fort loin, car plus je le cherche, moins je le trouve.

— Celui-là en serait tout à fait dépourvu, madame la comtesse, répondit le duc, qui ne découvrirait pas dans votre personne votre mérite, lequel, sans qu'on en voie davantage, est digne de toute la crème de la courtoisie, de toute la fleur des plus civiles politesses.»

Et, la relevant de la main, il la fit asseoir sur un siège près de la duchesse, qui lui fit aussi l'accueil le plus bienveillant. Don Quichotte gardait le silence, et Sancho mourait d'envie de voir le visage de la Trifaldi ou de quelqu'une de ses nombreuses duègnes; mais ce fut impossible, jusqu'à ce qu'elles-mêmes le découvrissent de bon gré.

Tout le monde immobile et faisant silence, chacun attendait qui le romprait le premier. Ce fut la duègne Doloride, en prononçant les paroles suivantes:

«J'ai la confiance, puissantissime seigneur, bellissime dame et discrétissimes auditeurs, que ma douleurissime trouvera dans vos coeurs vaillantissimes un accueil non moins affable que généreux et douloureux; car elle est telle qu'elle doit suffire pour attendrir le marbre, amollir le diamant, et assouplir l'acier des coeurs les plus endurcis du monde. Mais, avant de la publier à vos ouïes (pour ne pas dire à vos oreilles), je voudrais que vous me fissiez savoir si, dans le sein de cette illustre compagnie, se trouve le purissime chevalier don Quichotte de la Manchissime, et son écuyérissime Panza.

— Le Panza, s'écria Sancho, avant que personne répondît, le voilà; et le don Quichottissime également. Ainsi vous pouvez bien, Doloridissime duégnissime, dire tout ce qui vous plairissime, car nous sommes prêts et préparissimes à être vos serviteurissimes.»

En ce moment don Quichotte se leva, et adressant la parole à la duègne Doloride, il lui dit:

«Si vos angoisses, ô dame affligée, peuvent se promettre quelque espoir de remède par quelque valeur ou quelque force de quelque chevalier errant, voici les miennes, qui, toutes faibles et toutes courtes qu'elles sont, s'emploieront tout entières à votre service. Je suis don Quichotte de la Manche, dont le métier est de secourir toutes sortes de nécessiteux. Cela étant, vous n'avez nul besoin, madame, de capter des bienveillances ni de chercher des préambules; mais vous pouvez, tout bonnement et sans détours, raconter vos peines. Des oreilles vous écoutent, qui sauront, sinon y porter remède, au moins y compatir.»

Quand la duègne Doloride entendit cela, elle fit mine de vouloir se jeter aux pieds de don Quichotte, et même elle s'y jeta, et faisant tous ses efforts pour les embrasser, elle disait:

«Devant ces pieds et devant ces jambes je me jette, ô invincible chevalier, parce qu'ils sont les bases et les colonnes de la chevalerie errante. Je veux baiser ces pieds, du pas desquels pend et dépend le remède à mes malheurs, ô valeureux errant, dont les exploits véritables laissent loin derrière eux et obscurcissent les fabuleuses prouesses des Amadis, des Bélianis et des Esplandian!»

Puis, laissant don Quichotte, et se tournant vers Sancho Panza, elle lui prit la main et lui dit:

«Ô toi, le plus loyal écuyer qui ait servi jamais chevalier errant, dans les siècles présents et passés, plus long en bonté que la barbe de Trifaldin, mon homme de compagnie, ici présent! tu peux bien te vanter qu'en servant le grand don Quichotte, tu sers en raccourci toute la multitude de chevaliers qui ont manié les armes dans le monde. Je te conjure, par ce que tu dois à ta bonté fidélissime, d'être mon intercesseur auprès de ton maître, pour qu'il favorise sans plus tarder cette humilissime et malheureusissime comtesse.»

Sancho répondit:

«Que ma bonté, ma chère dame, soit aussi grande et aussi longue que la barbe de votre écuyer, cela ne fait pas grand'chose à l'affaire. Mais que j'aie mon âme avec barbe et moustaches au sortir de cette vie, voilà ce qui m'importe, car des barbes d'ici- bas je ne me soucie guère. Au surplus, sans toutes ces prières ni ces cajoleries, je prierai mon maître (et je sais qu'il m'aime bien, surtout maintenant qu'il a besoin de moi pour une certaine affaire) d'aider Votre Grâce en tout ce qu'il pourra. Mais déboutonnez-vous, contez-nous votre peine, et laissez faire, nous serons tous d'accord.»

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