L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome II
Le duc et la duchesse mouraient de rire à tous ces propos, comme gens qui avaient fabriqué l'aventure, s'applaudissant de la finesse et de la dissimulation que montrait la Trifaldi. Celle-ci, s'étant rassise, prit de nouveau la parole et dit:
«Sur le fameux royaume de Candaya, qui gît entre la grande Trapobane et la mer du Sud, deux lieues par delà le cap Comorin, régna la reine doña Magoncia, veuve du roi Archipiel, son époux et seigneur. De leur mariage fut créée et mise au monde l'infante Antonomasie, héritière du royaume, laquelle infante Antonomasie grandit et s'éleva sous ma tutelle et ma doctrine, parce que j'étais la plus ancienne et la plus noble duègne de sa mère.
«Or, il arriva que, les jours venant et passant, la petite Antonomasie atteignit l'âge de quatorze ans, avec une si grande perfection de beauté, que la nature n'aurait pu lui en donner un degré de plus. Dirons-nous que, pour l'esprit, c'était encore une morveuse? Non, vraiment, elle était discrète autant que belle, et c'était la plus belle personne du monde, ou plutôt elle l'est encore, si les destins jaloux et les Parques impitoyables n'ont pas tranché le fil de sa vie. Et certes, ils ne l'ont pas fait, car les cieux ne sauraient permettre qu'on fasse à la terre un aussi grand mal que serait celui de cueillir en verjus la grappe de raisin du plus beau cep de ce monde.
«De cette beauté, que ma langue pesante et maladroite ne sait point vanter comme elle le mérite, s'éprirent une infinité de princes, tant nationaux qu'étrangers. Parmi eux, un simple chevalier, qui se trouvait à la cour, osa élever ses pensées jusqu'au ciel de cette beauté miraculeuse. Ce qui lui donna tant de présomption, c'étaient sa jeunesse, sa bonne mine, ses grâces, ses nombreux talents, la facilité et la félicité de son esprit. Car il faut que Vos Grandeurs sachent, si cela ne leur cause point d'ennui, qu'il jouait d'une guitare à la faire parler; de plus, qu'il était poëte et grand danseur, et qu'enfin il savait faire une cage d'oiseaux si bien, qu'il aurait pu gagner sa vie rien qu'à cela, s'il se fût trouvé dans quelque extrême besoin. Et toutes ces qualités, tous ces mérites sont plutôt capables de renverser une montagne que non-seulement une faible jeune fille. Cependant toute sa gentillesse, toutes ses grâces, tous ses talents n'auraient pu suffire à faire capituler la forteresse de mon élève, si le voleur effronté n'eût employé l'artifice de me faire d'abord capituler moi-même. Ce vagabond dénaturé voulut d'abord amorcer mon goût et acquérir mes bonnes grâces, pour que moi, châtelain infidèle, je lui livrasse les clefs de la forteresse dont la garde m'était confiée. Finalement, il me flatta l'intelligence et me dompta la volonté par je ne sais quelles amulettes qu'il me donna. Mais ce qui me fit surtout broncher et tomber par terre, ce furent certains couplets que je l'entendis chanter une nuit, d'une fenêtre grillée donnant sur une petite ruelle où il se promenait, lesquels couplets, si j'ai bonne mémoire, s'exprimaient ainsi:
«De ma douce ennemie, naît un mal qui perce l'âme, et, pour plus de tourment, elle exige qu'on le ressente et qu'on ne le dise pas.[214]«
«La strophe me sembla d'or, et sa voix de miel; et depuis lors, en voyant le malheur où m'ont fait tomber ces vers et d'autres semblables, j'ai considéré qu'on devrait, comme le conseillait Platon, exiler les poëtes des républiques bien organisées, du moins les poëtes érotiques; car ils écrivent des couplets, non pas comme ceux de la complainte du marquis de Mantoue, qui amusent les femmes et font pleurer les enfants, mais des pointes d'esprit qui vous traversent l'âme comme de douces épines, et vous la brûlent comme la foudre, sans toucher aux habits. Une autre fois, il chanta:
«Viens. Mort, mais si cachée que je ne te sente pas venir, pour que le plaisir de mourir ne me rende pas à la vie[215]«, ainsi que d'autres strophes et couplets qui, chantés, enchantent, et, écrits, ravissent.
«Mais qu'est-ce, bon Dieu, quand ces poëtes se ravalent à composer une espèce de poésie fort à la mode alors à Candaya, et qu'ils appelaient des _seguidillas__[216]__?_ Alors, c'était la danse des âmes, l'agitation des corps, le transport du rire, et finalement le ravissement de tous les sens. Aussi, dis-je, mes seigneurs, qu'on devrait à juste titre déporter ces poëtes et troubadours aux îles des Lézards[217]. Mais la faute n'est pas à eux; elle est aux simples qui les louent, et aux niaises qui les croient.
«Si j'avais été aussi bonne duègne que je le devais, certes, je ne me serais point émue à leurs bons mots fanés, et n'aurais point pris pour des vérités ces belles tournures, _je vis en mourant, je brûle dans la glace, je tremble dans le feu, j'espère sans espoir, je pars et je reste, _ainsi que d'autres impossibilités de cette espèce, dont leurs écrits sont tout pleins. Et qu'arrive-t-il, lorsqu'ils promettent le phénix d'Arabie, la couronne d'Ariane, les chevaux du Soleil, les perles de la mer du Sud, l'or du Pactole et le baume de Pancaya[218]? C'est alors qu'ils font plus que jamais courir la plume, car rien ne leur coûte moins que de promettre ce qu'ils ne pourront jamais tenir.
«Mais que fais-je? à quoi vais-je m'amuser, ô malheureuse? quelle folie, quelle déraison me fait conter les péchés d'autrui, quand j'ai tant à raconter des miens? Malheur à moi! ce ne sont pas les vers qui m'ont vaincue, mais ma simplicité; ce ne sont pas les sérénades qui m'ont adoucie, mais mon imprudence coupable.
«Ma grande ignorance et ma faible circonspection ouvrirent le chemin et préparèrent les voies aux désirs de don Clavijo (ainsi se nomme le chevalier en question). Sous mon patronage et ma médiation, il entra, non pas une, mais bien des fois, dans la chambre à coucher d'Antonomasie, non par lui, mais par moi trompée, et cela, sous le titre de légitime époux; car, bien que pécheresse, je n'aurais jamais permis que, sans être son mari, il l'eût touchée aux bords de la semelle de ses pantoufles. Non, non, pour cela, non! le mariage doit aller en avant dans toute affaire de ce genre où je mets les mains. Il n'y avait qu'un mal dans celle-ci, l'inégalité des conditions, don Clavijo n'étant qu'un simple chevalier, tandis que l'infante Antonomasie était, comme on l'a dit, héritière du royaume.
«Durant quelques jours, l'intrigue fut cachée et dissimulée par la sagacité de mes précautions; mais bientôt il me parut qu'elle allait être découverte par je ne sais quelle enflure de l'estomac d'Antonomasie. Cette crainte nous fit entrer tous trois en conciliabule, et l'avis unanime fut qu'avant que le méchant tour vînt à éclater, don Clavijo (Georg., lib. II.) demandât devant le grand vicaire Antonomasie pour femme, en vertu d'une promesse écrite qu'elle lui avait donnée d'être son épouse, promesse formulée par mon esprit, et avec tant de force, que celle de Samson n'aurait pu la rompre. On fit les démarches nécessaires; le vicaire fit la cédule, et reçut la confession de la dame, qui avoua tout sans autre formalité; alors il la fit déposer chez un honnête alguazil de cour.
— Comment! s'écria Sancho, il y a donc aussi à Candaya des alguazils, des poëtes et des seguidillas? Par tous les serments que je puis faire, j'imagine que le monde est tout un. Mais que Votre Grâce se dépêche un peu, madame Trifaldi; il se fait tard, et je meurs d'envie de savoir la fin d'une si longue histoire.
— C'est ce que vais faire», répondit la comtesse.
Chapitre XXXIX
Où la Trifaldi continue sa surprenante et mémorable histoire
De chaque parole que disait Sancho, la duchesse raffolait, autant que s'en désespérait don Quichotte, qui lui ordonna de se taire. Alors la Doloride continua de la sorte:
«Enfin, après bien des interrogatoires, des demandes et des réponses, comme l'infante tenait toujours bon, sans rétracter ni changer sa première déclaration, le grand vicaire jugea en faveur de don Clavijo, et la lui remit pour légitime épouse; ce qui causa tant de chagrin à la reine doña Magoncia, mère de l'infante Antonomasie, qu'au bout de trois jours nous l'enterrâmes.
— Elle était morte, sans doute? demanda Sancho.
— C'est clair, répondit Trifaldin; car, à Candaya, on n'enterre pas les personnes vivantes, mais mortes.
— On a déjà vu, seigneur écuyer, répliqua Sancho, enterrer un homme évanoui, le croyant mort, et il me semblait, à moi, que la reine Magoncia aurait bien fait de s'évanouir au lieu de mourir; car, avec la vie, il y a remède à bien des choses. D'ailleurs, la faute de l'infante n'était pas si énorme qu'elle fût obligée d'en avoir tant de regret. Si cette demoiselle se fût mariée avec un page ou quelque autre domestique de sa maison, comme ont fait bien d'autres, à ce que j'ai ouï dire, le mal aurait été sans ressource; mais avoir épousé un chevalier aussi gentilhomme et aussi entendu qu'on nous le dépeint, en vérité, si ce fut une sottise, elle n'est pas si grande qu'on le pense. Car enfin, suivant les règles de mon seigneur, qui est ici présent et ne me laissera pas accuser de mensonge, de même qu'on fait avec des hommes de robe les évêques, de même on peut faire avec des chevaliers, surtout s'ils sont errants, les rois et les empereurs.
— Tu as raison, Sancho, dit don Quichotte; car un chevalier errant, pourvu qu'il ait deux doigts de bonne chance, est en passe et en proche puissance d'être le plus grand seigneur du monde. Mais continuez, dame Doloride, car il me semble qu'il vous reste à compter l'amer de cette jusqu'à présent douce histoire.
— Comment, s'il reste l'amer! reprit la comtesse. Oh! oui; et si amer, qu'en comparaison la coloquinte est douce et le laurier savoureux.
«La reine donc étant morte et non évanouie, nous l'enterrâmes; mais à peine l'avions-nous couverte de terre, à peine lui avions- nous dit le dernier adieu, que tout à coup, _quis talia temperet a lacrymis__[219]__?_ parut au-dessus de la fosse de la reine, monté sur un cheval de bois, le géant Malambruno, cousin germain de Magoncia; lequel, outre qu'il est cruel, est de plus enchanteur. Pour venger la mort de sa cousine germaine, pour châtier l'audace de don Clavijo et la faiblesse d'Antonomasie, il employa son art maudit, et laissa les deux amants enchantés sur la fosse même; elle, convertie en une guenon de bronze, et lui, en un épouvantable crocodile d'un métal inconnu. Au milieu d'eux s'éleva une colonne également de métal, portant un écriteau en langue syriaque, qui, traduit en langue candayesque, et maintenant en langue castillane, renferme la sentence suivante: _Les deux audacieux amants ne recouvreront point leur forme première, jusqu'à ce que le vaillant Manchois en vienne aux mains avec moi en combat singulier, car c'est seulement à sa haute valeur que les destins conservent cette aventure inouïe. _Cela fait, il tira du fourreau un large et démesuré cimeterre, et, me prenant par les cheveux, il fit mine de vouloir m'ouvrir la gorge et de me trancher la tête à rasibus des épaules. Je me troublai, ma voix s'éteignit, je me sentis fort mal à l'aise; mais cependant je fis effort, et, d'une voix tremblante, je lui dis tant et tant de choses qu'elles le firent suspendre l'exécution de son rigoureux châtiment. Finalement, il fit amener devant lui toutes les duègnes du palais, qui sont celles que voilà présentes, et, après nous avoir reproché notre faute, après avoir amèrement blâmé les habitudes des duègnes, leurs mauvaises ruses et leurs pires intrigues, chargeant toutes les autres de la faute que j'avais seule commise, il dit qu'il ne voulait pas nous punir de la peine capitale, mais d'autres peines plus durables, qui nous donnassent une mort civile et perpétuelle. Au moment où il achevait de dire ces mots, nous sentîmes toutes s'ouvrir les pores de notre visage, et qu'on nous y piquait partout comme avec des pointes d'aiguille. Nous portâmes aussitôt nos mains à la figure, et nous nous trouvâmes dans l'état que vous allez voir.»
Aussitôt la Doloride et les autres duègnes levèrent les voiles dont elles étaient couvertes, et montrèrent des visages tout peuplés de barbes, les unes blondes, les autres brunes, celles-ci blanches, celles-là grisonnantes. À cette vue, le duc et la duchesse semblèrent frappés de surprise, don Quichotte et Sancho de stupeur, et tout le reste des assistants d'épouvante. La Trifaldi continua de la sorte:
«Voilà de quelle manière nous châtia ce brutal et malintentionné de Malambruno. Il couvrit la blancheur et la pâleur de nos visages avec l'aspérité de ces soies, et plût au ciel qu'il eût fait rouler nos têtes sous le fil de son énorme cimeterre, plutôt que d'assombrir la lumière de nos figures avec cette bourre épaisse qui nous couvre! car enfin, si nous entrons en compte, mes seigneurs…, et ce que je vais dire, je voudrais le dire avec des yeux coulants comme des fontaines; mais les mers de pleurs que leur a fait verser la perpétuelle considération de notre disgrâce les ont réduits à être secs comme du jonc; ainsi je parlerai sans larmes. Je dis donc: où peut aller une duègne barbue? quel père ou quelle mère aura pitié d'elle? qui la secourra? car enfin si, quand elle a la peau bien lisse et le visage martyrisé par mille sortes d'ingrédients et de cosmétiques, elle a beaucoup de peine à trouver quelqu'un qui veuille d'elle, que sera-ce quand elle montrera un visage comme une forêt? Ô duègnes, mes compagnes, nous sommes nées sous une triste étoile, et c'est sous une fatale influence que nos pères nous ont engendrées!»
En disant ces mots, la Trifaldi fit mine de tomber évanouie.
Chapitre XL
Des choses relatives à cette mémorable histoire
Véritablement tous ceux qui aiment les histoires comme celle-ci doivent se montrer reconnaissants envers Cid Hamet, son auteur primitif, pour le soin curieux qu'il a pris de nous en conter les plus petits détails, et de n'en pas laisser la moindre parcelle sans la mettre distinctement au jour. Il peint les pensées, découvre les imaginations, répond aux questions tacites, éclaircit les doutes, résout les difficultés proposées, et finalement manifeste jusqu'à ses derniers atomes la plus diligente passion de savoir et d'apprendre. Ô célèbre auteur! ô fortuné don Quichotte! ô fameuse Dulcinée! ô gracieux Sancho Panza! tous ensemble, et chacun en particulier, vivez des siècles infinis, pour le plaisir et l'amusement universel des vivants!
L'histoire dit donc qu'en voyant la Doloride évanouie, Sancho s'écria:
«Je jure, foi d'homme de bien, et par le salut de tous mes aïeux les Panzas, que jamais je n'ai ouï ni vu, et que jamais mon maître n'a conté ni pu imaginer dans sa fantaisie une aventure comme celle-ci. Que mille Satans te maudissent, enchanteur et géant Malambruno! ne pouvais-tu trouver d'autre espèce de punition pour ces pécheresses que de leur donner des museaux de barbets? Comment! ne valait-il pas mieux, et n'était-il pas plus à leur convenance de leur fendre les narines du haut en bas, eussent- elles ensuite parlé du nez, que de leur faire pousser des barbes? Je gagerais qu'elles n'ont pas de quoi se faire raser.
— Oh! c'est vrai, seigneur, répondit une des douze; nous ne sommes pas en état de payer un barbier; aussi quelques-unes de nous ont pris, pour remède économique, l'usage de certains emplâtres de poix. Nous nous les appliquons sur le visage, et, en tirant un bon coup, nos mentons demeurent ras et lisses comme le fond d'un mortier de pierre. Il y a bien à Candaya des femmes qui vont de maison en maison épiler les dames, leur polir les sourcils, et préparer toutes sortes d'ingrédients[220]; mais nous autres duègnes de madame, nous n'avons jamais voulu accepter leurs services, parce que la plupart sentent l'entremetteuse; et si le seigneur don Quichotte ne nous porte secours, avec nos barbes on nous portera dans le tombeau.
— Je m'arracherais plutôt la mienne en pays de Mores, s'écria don
Quichotte, que de ne pas vous débarrasser des vôtres!»
En ce moment, la Trifaldi revint de sa pâmoison.
«L'agréable tintement de cette promesse, dit-elle, ô valeureux chevalier, a frappé mes oreilles au milieu de mon évanouissement, et il a suffi pour me faire recouvrer tous mes sens. Ainsi, je vous en supplie de nouveau, errant, illustre et indomptable seigneur, convertissez en oeuvre votre gracieuse promesse.
— Il ne tiendra pas à moi qu'elle reste inaccomplie, répondit don Quichotte. Allons, madame, dites ce que je dois faire; mon courage est prêt à se mettre à votre service.
— Le cas est, reprit la Doloride, que, d'ici au royaume de Candaya, si l'on va par terre, il y a cinq mille lieues, à deux lieues de plus ou de moins. Mais, si l'on va par les airs, et en ligne droite, il n'y en a que trois mille deux cent vingt-sept. Il faut savoir également que Malambruno me dit qu'à l'instant où le sort me ferait rencontrer le chevalier notre libérateur, il lui enverrait une monture un peu meilleure et moins rétive que les bêtes de retour, car ce doit être ce même cheval de bois sur lequel le vaillant Pierre de Provence enleva la jolie Magalone.[221] Ce cheval se dirige au moyen d'une cheville qu'il a dans le front et qui lui sert de mors, et il vole à travers les airs avec une telle rapidité, qu'on dirait que les diables l'emportent. Ce dit cheval, suivant l'antique tradition, fut fabriqué par le sage Merlin. Il le prêta au comte Pierre, qui était son ami, et qui fit avec lui de grands voyages; entre autres, il enleva, comme on l'a dit, la jolie Magalone, la menant en croupe par les airs, et laissant ébahis tous ceux qui, de la terre, les regardaient passer. Merlin ne le prêtait qu'à ceux qu'il aimait bien, ou qui le payaient mieux; et, depuis le fameux Pierre jusqu'à nos jours, nous ne sachions pas que personne l'eût monté. Malambruno l'a tiré de là par la puissance de son art magique, et il le tient en son pouvoir. C'est de lui qu'il se sert pour les voyages qu'il fait à chaque instant en diverses parties du monde. Aujourd'hui il est ici, demain en France, et vingt-quatre heures après au Potosi. Ce qu'il y a de bon, c'est que ce cheval ne mange pas, ne dort pas, n'use point de fers, et qu'il marche l'amble au milieu des airs, sans avoir d'ailes; au point que celui qu'il porte peut tenir à la main un verre plein d'eau, sans en répandre une goutte, tant il chemine doucement et posément; c'est pour cela que la jolie Magalone se réjouissait tant d'aller à cheval sur son dos.
— Par ma foi, interrompit Sancho, pour aller un pas doux et posé, rien de tel que mon âne. Il est vrai qu'il ne marche pas dans l'air; mais, sur la terre, je défie avec lui tous les ambles du monde.»
Chacun se mit à rire, et la Doloride continua:
«Eh bien, ce cheval, si Malambruno veut mettre fin à notre disgrâce, sera là devant nous, une demi-heure au plus après la tombée de la nuit; car il m'a signifié que le signe qu'il me donnerait pour me faire entendre que j'avais trouvé le chevalier objet de mes recherches, ce serait de m'envoyer le cheval, où que ce fût, avec promptitude et commodité.
— Et combien tient-il de personnes sur ce cheval? demanda Sancho.
— Deux, répondit la Doloride, l'un sur la selle, l'autre sur la croupe; et généralement ces deux personnes sont le chevalier et l'écuyer, à défaut de quelque demoiselle enlevée.
— Je voudrais maintenant savoir, madame Doloride, dit Sancho, quel nom porte ce cheval.
— Son nom, répondit la Doloride, n'est pas comme celui du cheval de Bellérophon, qui s'appelait Pégase, ni comme celui d'Alexandre le Grand, qui s'appelait Bucéphale. Il ne se nomme point Brillador, comme celui de Roland Furieux, ni Bayart, comme celui de Renaud de Montauban, ni Frontin, comme celui de Roger, ni Bootès ou Péritoa, comme on dit que s'appelaient les chevaux du Soleil[222], ni même Orélia, comme le cheval sur lequel l'infortuné Rodéric, dernier roi des Goths, entra dans la bataille où il perdit la vie et le royaume.
— Je gagerais, s'écria Sancho, que, puisqu'on ne lui a donné aucun de ces fameux noms de chevaux si connus, on ne lui aura pas davantage donné celui du cheval de mon maître, Rossinante, qui, en fait d'être ajusté comme il faut, surpasse tous ceux que l'on a cités.
— Cela est vrai, répondit la comtesse barbue; mais cependant le nom de l'autre lui va bien aussi, car il s'appelle Clavilègne le Véloce[223], ce qui exprime qu'il est de bois, qu'il a une cheville au front, et qu'il chemine avec une prodigieuse célérité. Ainsi, quant au nom, il peut bien le disputer au fameux Rossinante.
— En effet, le nom ne me déplaît pas, répliqua Sancho; mais avec quel frein ou quel harnais se gouverne-t-il?
— Je viens de dire, répondit la Trifaldi, que c'est avec la cheville. En la tournant d'un côté ou de l'autre, le chevalier qui est dessus le fait cheminer comme il veut, tantôt au plus haut des airs, tantôt effleurant et presque balayant le sol, tantôt au juste milieu, qu'il faut toujours chercher dans toutes les actions bien ordonnées.
— Je voudrais le voir, reprit Sancho; mais penser que je monte dessus, soit en selle, soit en croupe, c'est demander des poires à l'ormeau. À peine puis-je me tenir sur mon grison, assis dans le creux d'un bât plus douillet que la soie même; et l'on voudrait maintenant que je me tinsse sur une croupe de bois, sans coussin, ni tapis! Pardine, je n'ai pas envie de me moudre pour ôter la barbe à personne. Que ceux qui en ont de trop se la rasent; mais pour moi, je ne pense pas accompagner mon maître dans un si long voyage. D'ailleurs, je n'ai pas sans doute à servir pour la tonte de ces barbes, comme pour le désenchantement de madame Dulcinée.
— Si vraiment, ami, répondit Doloride; et tellement que sans votre présence nous ne ferons rien de bon.
— En voici bien d'une autre! s'écria Sancho; et qu'ont à voir les écuyers dans les aventures de leurs seigneurs? Ceux-ci doivent-ils emporter la gloire de celles qu'ils mettent à fin, et nous, supporter le travail? Mort de ma vie! si du moins les historiens disaient: «Un tel chevalier a mis à fin telle et telle aventure, mais avec l'aide d'un tel, son écuyer, sans lequel il était impossible de la conclure…» à la bonne heure; mais qu'ils écrivent tout sec: «Don Paralipoménon des Trois Étoiles a conclu l'aventure des six Vampires» et cela, sans nommer la personne de son écuyer, qui s'était trouvé présent à tout, pas plus que s'il ne fût pas dans le monde! c'est intolérable. Maintenant, seigneurs, je le répète, mon maître peut s'en aller tout seul, et grand bien lui fasse! Moi, je resterai ici, en compagnie de madame la duchesse. Il pourrait arriver qu'à son retour il trouvât l'affaire de madame Dulcinée aux trois quarts faite; car, dans les moments perdus, je pense me donner une volée de coups de fouet à m'en ouvrir la peau.
— Cependant, interrompit la duchesse, il faut accompagner votre maître, si c'est nécessaire, bon Sancho, puisque ce sont des bons comme vous qui vous en font la prière. Il ne sera pas dit que, pour votre vaine frayeur, les mentons de ces dames restent avec leurs toisons; ce serait un cas de conscience.
— En voici d'une autre encore un coup! répliqua Sancho. Si cette charité se faisait pour quelques demoiselles recluses, ou pour quelques petites filles de la doctrine chrétienne, encore passe; on pourrait s'aventurer à quelque fatigue. Mais pour ôter la barbe à ces duègnes! malepeste! j'aimerais mieux les voir toutes barbues, depuis la plus grande jusqu'à la plus petite, depuis la plus mijaurée jusqu'à la plus pimpante.
— Vous en voulez bien aux duègnes, ami Sancho, dit la duchesse, et vous suivez de près l'opinion de l'apothicaire de Tolède. Eh bien! vous n'avez pas raison. Il y a des duègnes chez moi qui pourraient servir de modèle à des maîtresses de maison, et voilà ma bonne doña Rodriguez qui ne me laissera pas dire autre chose.
— C'est assez que Votre Excellence le dise, reprit la Rodriguez, et Dieu sait la vérité. Que nous soyons, nous autres duègnes, bonnes ou mauvaises, barbues ou imberbes, enfin nos mères nous ont enfantées comme les autres femmes, et, puisque Dieu nous a mises au monde, il sait bien pourquoi. Aussi, c'est à sa miséricorde que je m'attends, et non à la barbe de personne.
— Voilà qui est bien, madame Rodriguez, dit don Quichotte; et vous, madame Trifaldi et compagnie, j'espère que le ciel jettera sur votre affliction un regard favorable, et que Sancho fera ce que je lui ordonnerai, soit que Clavilègne arrive, soit que je me voie aux prises avec Malambruno. Ce que je sais, c'est qu'aucun rasoir ne raserait plus aisément le poil de Vos Grâces, que mon épée ne raserait sur ses épaules la tête de Malambruno. Dieu souffre les méchants, mais ce n'est pas pour toujours.
— Ah! s'écria la Doloride, que toutes les étoiles des régions célestes regardent Votre Grandeur avec des yeux bénins, ô valeureux chevalier! qu'elles versent sur votre coeur magnanime toute vaillance et toute prospérité, pour que vous deveniez le bouclier et le soutien de la triste et injurieuse engeance des duègnes, détestée des apothicaires, mordue des écuyers et escroquée des pages! Maudite soit la coquine, qui, à la fleur de son âge, ne s'est pas faite plutôt religieuse que duègne! Malheur à nous autres duègnes, à qui nos maîtresses jetteraient un _toi _par la figure, si elles croyaient pour cela devenir reines, vinssions-nous en ligne droite et de mâle en mâle d'Hector le Troyen! Ô géant Malambruno! qui, bien qu'enchanteur, es fidèle en tes promesses, envoie-nous vite le sans pareil Clavilègne, pour que notre malheur finisse; car, si la chaleur vient et que nos barbes restent, hélas! c'en est fait de nous.»
La Trifaldi prononça ces paroles avec un accent si déchirant, qu'elle tira les larmes des yeux de tous les spectateurs, Sancho lui-même sentit les siens se mouiller, et il résolut au fond de son coeur d'accompagner son maître jusqu'au bout du monde, si c'était en cela que consistait le moyen d'ôter la laine de ces vénérables visages.
Chapitre XLI
De l'arrivée de Clavilègne, avec la fin de cette longue et prolixe aventure
La nuit vint sur ces entrefaites, et avec elle l'heure indiquée pour la venue du fameux cheval Clavilègne. Son retard commençait à tourmenter don Quichotte, lequel concluait, de ce que Malambruno tardait à l'envoyer, ou qu'il n'était pas le chevalier pour qui était réservée cette aventure, ou que Malambruno n'osait point en venir aux mains avec lui en combat singulier. Mais voilà que tout à coup apparaissent dans le jardin quatre sauvages, habillés de feuilles de lierre, et portant sur leurs épaules un grand cheval de bois. Ils le posèrent à terre, sur ses pieds, et l'un des sauvages dit:
«Que le chevalier qui en aura le courage monte sur cette machine…
— Alors, interrompit Sancho, je n'y monte pas, car je n'ai point de courage, et ne suis pas chevalier.»
Le sauvage continua:
«Et que son écuyer, s'il en a un, monte en croupe. Il peut avoir confiance au valeureux Malambruno, certain de n'avoir à craindre que son épée, mais nulle autre, ni nulle autre embûche. Il n'y a qu'à tourner cette cheville que le cheval a sur le cou, et il emportera le chevalier et l'écuyer par les airs aux lieux où les attend Malambruno. Mais, pour que la hauteur et la sublimité du chemin ne leur cause pas d'étourdissements, il faut qu'ils se couvrent les yeux jusqu'à ce que le cheval hennisse. Ce sera le signe qu'ils ont achevé leur voyage.»
Cela dit, et laissant là Clavilègne, les quatre sauvages s'en retournèrent à pas comptés par où ils étaient venus.
Dès que la Doloride vit le cheval, elle dit à don Quichotte, les larmes aux yeux:
«Valeureux chevalier, les promesses de Malambruno sont accomplies, le cheval est chez nous, et nos barbes poussent; chacune de nous, et par chaque poil de nos mentons, nous te supplions de nous raser et de nous tondre, puisque cela ne tient plus qu'à ce que tu montes sur cette bête avec ton écuyer, et à ce que vous donniez tous deux un heureux début à votre voyage de nouvelle espèce.
— C'est ce que je ferai, madame la comtesse Trifaldi, répondit don Quichotte, de bien bon coeur et de bien bonne volonté, sans prendre un coussin et sans chausser d'éperons, pour ne pas perdre un moment, tant j'ai grande envie de vous voir, madame, ainsi que toutes ces duègnes, tondues et rasées.
— Et moi, c'est ce que je ne ferai pas, dit Sancho, ni de bonne ni de mauvaise volonté. Si cette tonsure ne peut se faire sans que je monte en croupe, mon seigneur peut bien chercher un autre écuyer qui l'accompagne, et ces dames un autre moyen de se polir le menton, car je ne suis pas un sorcier pour prendre plaisir à courir les airs. Et que diraient mes insulaires en apprenant que leur gouverneur est à se promener parmi les vents? D'ailleurs, puisqu'il y a trois mille et tant de lieues d'ici à Candaya, si le cheval se fatigue ou si le géant se fâche, nous mettrons à revenir une demi-douzaine d'années, et alors il n'y aura plus d'îles ni d'îlots dans le monde qui me reconnaissent; et, puisqu'on dit d'habitude que c'est dans le retard qu'est le péril, et que, si l'on te donne la génisse, mets-lui la corde au cou, j'en demande pardon aux barbes de ces dames, mais saint Pierre est fort bien à Rome; je veux dire que je suis fort bien dans cette maison, où l'on me traite avec tant de bonté, et du maître de laquelle j'attends la faveur insigne de me voir gouverneur.
— Ami Sancho, répondit le duc, l'île que je vous ai promise n'est ni mobile ni fugitive. Elle a des racines si profondes, enfoncées dans les abîmes de la terre, qu'on ne pourrait ni l'arracher, ni la changer de place en trois tours de reins. Et puisque nous savons tous deux, vous et moi, qu'il n'y a aucune sorte d'emploi, j'entends de ceux de haute volée, qui ne s'obtienne par quelque espèce de pot-de-vin, l'un plus gros, l'autre plus petit[224], celui que je veux recevoir pour ce gouvernement, c'est que vous alliez avec votre seigneur don Quichotte mettre fin à cette mémorable aventure. Soit que vous reveniez sur Clavilègne dans le peu de temps que promet sa célérité, soit que la fortune contraire vous ramène à pied, comme un pauvre pèlerin, de village en village et d'auberge en auberge, dès que vous reviendrez, vous trouverez votre île où vous l'aurez laissée, et vos insulaires avec le même désir qu'ils ont toujours eu de vous avoir pour gouverneur. Ma volonté sera la même; et ne mettez aucun doute à cette vérité, seigneur Sancho, car ce serait faire un notable outrage à l'envie que j'ai de vous servir.
— Assez, assez, seigneur, s'écria Sancho; je ne suis qu'un pauvre écuyer, et ne puis porter tant de courtoisies sur les bras. Que mon maître monte, qu'on me bande les yeux, et qu'on me recommande à Dieu. Il faut aussi m'informer si, quand nous passerons par ces hauteurs, je pourrai recommander mon âme au Seigneur, ou invoquer la protection des anges.
— Vous pouvez très-bien, Sancho, répondit la Doloride, recommander votre âme à Dieu, ou à qui vous plaira; car, bien qu'enchanteur, Malambruno est chrétien; il fait ses enchantements avec beaucoup de tact et de prudence, et sans se mettre mal avec personne.
— Allons donc, dit Sancho; que Dieu m'assiste, et la très-sainte
Trinité de Gaëte!
— Depuis la mémorable aventure des foulons, dit don Quichotte, je n'ai jamais vu Sancho avoir aussi peur qu'à présent. Si je croyais aux augures, comme tant d'autres, je sentirais bien un peu de chair de poule à mon courage. Mais venez ici, Sancho; avec la permission du seigneur et de madame, je veux vous dire deux mots en particulier.»
Emmenant alors Sancho sous un groupe d'arbres, il lui prit les deux mains et lui dit:
«Tu vois, mon frère Sancho, le long voyage qui nous attend. Dieu sait quand nous reviendrons, et quel loisir, quelle commodité nous laisseront les affaires. Je voudrais donc que tu te retirasses à présent dans ta chambre, comme si tu allais chercher quelque chose de nécessaire au départ, et qu'en un tour de main tu te donnasses, en à-compte sur les trois mille trois cents coups de fouet auxquels tu t'es obligé, ne serait-ce que cinq ou six cents. Quand ils seront donnés, ce sera autant de fait; car commencer les choses, c'est les avoir à moitié finies.
— Par Dieu! s'écria Sancho. Votre Grâce doit avoir perdu l'esprit. C'est comme ceux qui disent: «Tu me vois pressé et tu me demandes ma fille en mariage.» Comment donc! maintenant qu'il s'agit d'aller à cheval sur une table rase, vous voulez que je me déchire le derrière? En vérité, ce n'est pas raisonnable. Allons d'abord barbifier ces duègnes, et au retour je vous promets, foi de qui je suis, que je me dépêcherai tellement de remplir mon obligation, que Votre Grâce sera pleinement satisfaite; et ne disons rien de plus.
— Cette promesse, bon Sancho, reprit don Quichotte, suffit pour me consoler; et je crois fermement que tu l'accompliras, car, tout sot que tu es, tu es homme véridique.
— Je ne suis pas vert, mais brun, dit Sancho, et, quand même je serais bariolé, je tiendrais ma parole.»
Après cela, ils revinrent pour monter sur Clavilègne. Et, au moment d'y mettre le pied, don Quichotte dit à Sancho:
«Allons, Sancho, bandez-vous les yeux, car celui qui nous envoie chercher de si lointains climats n'est pas capable de nous tromper. Quelle gloire pourrait-il gagner à tromper des gens qui se fient à lui? Mais quand même tout arriverait au rebours de ce que j'imagine, aucune malice ne pourra du moins obscurcir la gloire d'avoir entrepris cette prouesse.
— Allons, seigneur, dit Sancho; les barbes et les larmes de ces dames, je les ai clouées dans le coeur, et je ne mangerai pas morceau qui me profite avant que j'aie vu leur menton dans son premier poli. Que Votre Grâce monte, et se bouche d'abord les yeux; car, si je dois aller en croupe, il est clair que je ne dois monter qu'après celui qui va sur la selle.
— Tu as raison», répliqua don Quichotte.
Et, tirant de sa poche un mouchoir, il pria la Doloride de lui en couvrir les yeux. Quand ce fut fait, il ôta son bandeau et dit:
«Je me souviens, si j'ai bonne mémoire, d'avoir lu dans Virgile l'histoire du Palladium de Troie; ce fut un cheval de bois que les Grecs présentèrent à la déesse Pallas, et qui avait le ventre plein de chevaliers armés, par lesquels la ruine de Troie fut consommée. Il serait donc bon de voir d'abord ce que Clavilègne porte dans ses entrailles.
— C'est inutile, s'écria la Doloride, je m'en rends caution, et je sais que Malambruno n'est capable ni d'une trahison ni d'un méchant tour. Que Votre Grâce, seigneur don Quichotte, monte sans aucune crainte, et le mal qui arrivera, je le prends à mon compte.»
Il parut à don Quichotte que tout ce qu'il pourrait répliquer au sujet de sa sûreté personnelle serait une injure à sa vaillance, et, sans plus d'altercation, il monta sur Clavilègne, et essaya la cheville qui tournait aisément. Comme il n'avait point d'étriers, et que ses jambes pendaient tout de leur long, il ressemblait à ces figures de tapisserie de Flandres, peintes, ou plutôt tissues, dans un triomphe d'empereur romain.
De mauvais gré, et en se faisant tirer l'oreille. Sancho vint monter à son tour. Il s'arrangea du mieux qu'il put sur la croupe, qu'il trouva fort dure et nullement mollette. Alors il demanda au duc de lui prêter, s'il était possible, quelque coussin ou quelque oreiller, fût-ce de l'estrade de madame la duchesse ou du lit d'un page, car la croupe de ce cheval lui semblait plutôt de marbre que de bois. Mais la Trifaldi fit observer que Clavilègne ne souffrait sur son dos aucune espèce de harnais ni d'ornement; que ce qu'il y avait à faire, c'était que Sancho s'assît à la manière des femmes, et qu'ainsi il sentirait moins la dureté de la monture. C'est ce que fit Sancho; et, disant adieu, il se laissa bander les yeux. Mais, quand il les eut bandés, il les découvrit encore, et, jetant des regards tendres et suppliants sur tous ceux qui se trouvaient dans le jardin, il les conjura, les larmes aux yeux, de l'aider en ce moment critique avec force _Pater Noster _et force _Ave Maria, _afin que Dieu leur envoyât aussi des gens pour leur en dire quand ils se trouveraient en semblable passe.
«Larron! s'écria don Quichotte, es-tu par hasard attaché à la potence? es-tu au dernier jour de ta vie pour user de telles supplications? N'es-tu point, lâche et dénaturée créature, assis au même endroit qu'occupa la jolie Magalone, et dont elle descendit, non dans la sépulture, mais sur le trône de France, si les histoires ne mentent pas? Et moi, qui vais à tes côtés, ne puis-je pas me mettre au niveau du valeureux Pierre, qui étreignit l'endroit même que j'étreins à présent? Bande-toi, bande-toi les yeux, animal sans coeur, et que la peur qui te travaille ne te sorte plus par la bouche, au moins en ma présence.
— Eh bien, qu'on me bouche donc, répondit Sancho; mais, puisqu'on ne veut pas que je me recommande à Dieu, ni que je lui sois recommandé, est-il étonnant que j'aie peur qu'il n'y ait par ici quelque légion de diables qui nous emporte à Péralvillo[225]?»
Enfin on leur banda les yeux, et don Quichotte, se trouvant placé comme il devait l'être, tourna la cheville. À peine y eut-il porté la main, que toutes les duègnes et le reste des assistants élevèrent la voix pour lui crier tous ensemble:
«Dieu te conduise, valeureux chevalier; Dieu t'assiste, écuyer intrépide. Voilà que vous vous élevez dans les airs en les traversant avec plus de rapidité qu'une flèche; voilà que vous commencez à surprendre et à émerveiller tous ceux qui vous regardent de la terre. Tiens-toi, valeureux Sancho, ne te dandine pas, prends garde de tomber; ta chute serait plus terrible que celle du jeune étourdi qui voulut conduire le char du Soleil son père.»
Sancho entendit ces avertissements, et, se serrant près de son maître qu'il étreignait dans ses bras, il lui dit:
«Seigneur, comment ces gens-là disent-ils que nous volons si haut, puisque leurs paroles viennent jusqu'ici, et qu'on dirait qu'ils parlent tout à côté de nous?
— Ne fais pas attention à cela, Sancho, répondit don Quichotte; comme ces aventures et ces voyages à la volée sortent du cours des choses ordinaires, tu verras et tu entendras de mille lieues tout ce qu'il te plaira. Mais ne me serre pas tant, car tu m'étouffes; et vraiment je ne sais ce qui peut te troubler, ni te faire peur; pour moi, j'oserais jurer que de ma vie je n'ai monté une monture d'une allure plus douce. On dirait que nous ne bougeons pas de place. Allons, ami, chasse ta frayeur; les choses vont en effet comme elles doivent aller, et nous avons le vent en poupe.
— C'est pardieu bien la vérité! répliqua Sancho; car, de ce côté- là, il me vient un vent si violent qu'on dirait que mille soufflets me soufflent dessus.»
Sancho disait vrai; de grands soufflets servaient à lui donner de l'air. L'aventure avait été si bien disposée par le duc, la duchesse et le majordome, que nulle condition requise ne lui manqua pour être parfaite. Quand don Quichotte se sentit éventer:
«Sans aucun doute, Sancho, dit-il, nous devons être arrivés à la seconde région de l'air, où s'engendrent la grêle et la neige. C'est dans la troisième région que s'engendrent les éclairs et les tonnerres, et, si nous continuons à monter de la même façon, nous arriverons bientôt à la région du feu. En vérité, je ne sais comment retenir cette cheville, pour que nous ne montions pas jusqu'où nous soyons embrasés.»
En ce moment, on leur chauffait la figure avec des étoupes faciles à enflammer et à éteindre, qu'on leur présentait de loin au bout d'un long roseau. Sancho ressentit le premier la chaleur.
«Que je sois pendu, s'écria-t-il, si nous ne sommes arrivés dans le pays du feu, ou du moins bien près, car une partie de ma barbe est déjà roussie; et j'ai bien envie, seigneur, de me découvrir les yeux pour voir où nous sommes.
— N'en fais rien, répondit don Quichotte, et rappelle-toi la véritable histoire du licencié Torralva, que les diables emportèrent à toute volée au milieu des airs, à cheval sur un bâton et les yeux fermés. En douze heures, il arriva à Rome, descendit à la tour de Nona, qui est une rue de la ville, assista à l'assaut, vit tout le désastre et la mort du connétable de Bourbon; puis, le lendemain matin, il était de retour à Madrid, où il rendit compte de tout ce qu'il avait vu. Ce Torralva raconta aussi que, pendant qu'il traversait les airs, le diable lui ordonna d'ouvrir les yeux, qu'il les ouvrit et se trouva si près, à ce qu'il lui sembla, du corps de la lune, qu'il aurait pu la prendre avec la main, mais qu'il n'osa pas regarder la terre, de crainte que la tête ne lui tournât[226]. Ainsi donc, Sancho, il ne faut pas nous débander les yeux; celui qui a pris l'engagement de nous conduire rendra compte de nous, et peut-être faisons-nous ces pointes en l'air pour nous laisser tomber tout d'un coup sur le royaume de Candaya, comme fait le faucon de chasse sur le héron, afin de le prendre de haut, quelque effort que celui-ci fasse pour s'élever. Bien qu'en apparence il n'y ait pas une demi-heure que nous ayons quitté le jardin, crois-moi, nous devons avoir fait un fameux morceau de chemin.
— Je ne sais ce qu'il en est, répondit Sancho; tout ce que je peux dire, c'est que, si madame Madeleine ou Magalone s'est contentée de cette croupe, elle ne devait pas avoir la peau bien douillette.»
Toute cette conversation des deux braves, le duc, la duchesse et les gens du jardin n'en perdaient pas un mot, et s'en divertissaient prodigieusement. Enfin, pour donner une digne issue à cette aventure étrange et bien fabriquée, on mit le feu avec des étoupes à la queue de Clavilègne; et, à l'instant, comme le cheval était plein de fusées et de pétards, il sauta en l'air avec un bruit épouvantable, jetant sur l'herbe don Quichotte et Sancho, tous deux à demi roussis. Un peu auparavant, l'escadron barbu des duègnes avait disparu du jardin avec la Trifaldi et toute sa suite; et les gens demeurés au jardin restèrent comme évanouis, étendus par terre. Don Quichotte et Sancho se relevèrent, un peu maltraités; et, regardant de toutes parts, ils furent stupéfaits de se voir dans le même jardin d'où ils étaient partis, et d'y trouver tant de gens étendus à terre sans mouvement. Mais leur surprise s'accrut encore quand, à un bout du jardin, ils aperçurent une lance fichée dans le sol, d'où pendait, à deux cordons de soie verte, un parchemin uni et blanc sur lequel était écrit en grosses lettres d'or:
«L'insigne chevalier don Quichotte de la Manche a terminé et mis à fin l'aventure de la comtesse Trifaldi, autrement dite la duègne Doloride et compagnie, pour l'avoir seulement entreprise; Malambruno se donne pour pleinement content et satisfait. Les mentons des duègnes sont rasés et ras; le roi don Clavijo et la reine Antonomasie sont revenus à leur ancien état. Aussitôt que sera accomplie l'écuyère flagellation, la blanche colombe se verra hors des griffes pestiférées des vautours qui la persécutent, et dans les bras de son tourtereau chéri. Ainsi l'ordonne le sage Merlin, protoenchanteur des enchanteurs.»
Aussitôt que don Quichotte eut déchiffré les lettres du parchemin, il comprit clairement qu'il s'agissait du désenchantement de Dulcinée. Rendant grâce au ciel de ce qu'il eût, à si peu de risques, accompli un si grand exploit, et rendu leur ancien poli aux visages des vénérables duègnes, qui avaient disparu, il s'approcha de l'endroit où le duc et la duchesse étaient encore frappés d'engourdissement. Secouant alors le duc par la main, il lui dit:
«Allons, bon seigneur, bon courage, tout n'est rien; l'aventure est finie, sans danger de l'âme ni du corps, comme le prouve clairement l'écriteau que voilà.»
Peu à peu, et comme un homme qui sort d'un pesant sommeil, le duc revint à lui. La duchesse fit de même, ainsi que tous ceux qui étaient étendus dans le jardin, donnant de telles marques de surprise et d'admiration, qu'on aurait fort bien pu croire qu'il leur était arrivé réellement et tout de bon ce qu'ils savaient si bien feindre pour rire. Le duc lut l'écriteau, les yeux à demi fermés, puis, les bras ouverts, il alla embrasser don Quichotte, en lui disant qu'il était le meilleur chevalier qu'aucun siècle eût jamais vu. Sancho cherchait des yeux la Doloride, pour voir quelle figure elle avait sans barbe, et si elle était aussi belle, avec le menton dégarni, que le promettait sa bonne mine. Mais on lui dit qu'au moment où Clavilègne descendit en brûlant du haut des airs, et tomba par terre en éclats, tout l'escadron des duègnes avait disparu avec la Trifaldi, et qu'elles étaient rasées et sans une racine de poil.
La duchesse demanda à Sancho comment il s'était trouvé d'un si long voyage, et ce qui lui était arrivé. Sancho répondit:
«Moi, madame, j'ai senti que nous volions, suivant ce que disait mon maître, dans la région du feu, et j'ai voulu me découvrir les yeux un petit brin. Mais mon maître, à qui je demandai permission de me déboucher, ne voulut pas y consentir. Alors moi, qui ai je ne sais quel grain de curiosité et quelle démangeaison de connaître ce qu'on veut m'empêcher de savoir, tout bonnement et sans que personne le vît, j'écartai un tantinet, à côté du nez, le mouchoir qui me couvrait les yeux. Par là je regardai du côté de la terre, et il me sembla qu'elle n'était pas plus grosse tout entière qu'un grain de moutarde, et que les hommes qui marchaient dessus ne l'étaient guère plus que des noisettes; jugez par là combien nous devions être haut dans ce moment.
— Mais, ami Sancho, interrompit la duchesse, prenez garde à ce que vous dites. À ce qu'il paraît, vous n'avez pas vu la terre, mais les hommes qui marchaient dessus; car si la terre vous parut comme un grain de moutarde, et chaque homme comme une noisette, il est clair qu'un seul homme aurait couvert toute la terre.
— C'est vrai, répondit Sancho; mais, avec tout cela, je l'ai aperçue par un petit coin, et je l'ai vue tout entière.
— Prenez garde, Sancho, reprit la duchesse, que par un petit coin, on ne peut voir l'ensemble de la chose qu'on regarde.
— Je n'entends rien à ces finesses-là, répliqua Sancho, Tout ce que je sais, c'est que Votre Grâce doit comprendre que, puisque nous volions par enchantement, par enchantement aussi j'ai pu voir toute la terre et tous les hommes, de quelque façon que je les eusse regardés; si vous ne croyez pas cela, Votre Grâce ne croira pas davantage qu'en me découvrant les yeux du côté des sourcils, je me vis si près du ciel, qu'il n'y avait pas de lui à moi plus d'un palme et demi, et, ce que je puis vous jurer, madame, c'est qu'il est furieusement grand. Il arriva que nous allions du côté où sont les sept chèvres[227], et comme, étant enfant, j'ai été chevrier dans mon pays, je jure Dieu et mon âme que, dès que je les vis, je sentis une si grande envie de causer avec elles un instant, que, si je ne me fusse passé cette fantaisie, je crois que j'en serais crevé. J'arrive donc près d'elles, et qu'est-ce que je fais? sans rien dire à personne, pas même à mon seigneur, je descends tout bonnement de Clavilègne, et me mets à causer avec les chèvres, qui sont, en vérité, gentilles comme des giroflées et douces comme des fleurs, trois quarts d'heure au moins; et Clavilègne, tout ce temps, ne bougea pas de place.
— Mais, pendant que le bon Sancho s'entretenait avec les chèvres, demanda le duc, à quoi s'entretenait le seigneur don Quichotte?»
Don Quichotte répondit:
«Comme tous ces événements se passent hors de l'ordre naturel des choses, il n'est pas étonnant que Sancho dise ce qu'il dit. Quant à moi, je puis dire que je ne me découvris les yeux ni par en haut ni par en bas, et que je ne vis ni le ciel, ni la terre, ni la mer, ni les déserts de sable. J'ai bien senti, il est vrai, que je passais par la région de l'air, et que même je touchais à celle du feu; mais que nous fussions allés plus loin, je ne le crois pas. En effet, la région du feu étant entre le ciel de la lune et la dernière région de l'air, nous ne pouvions arriver au ciel où sont les sept chèvres dont parle Sancho, sans nous consumer, et, puisque nous ne sommes pas rôtis, ou Sancho ment, ou Sancho rêve.
— Je ne rêve ni ne mens, reprit Sancho; sinon, qu'on me demande le signalement de ces chèvres, et l'on verra bien si je dis ou non la vérité.
— Eh bien! comment sont-elles faites, Sancho? demanda la duchesse.
— Le voici, répondit Sancho; deux sont vertes, deux rouges, deux bleues, et la dernière bariolée.
— C'est une nouvelle espèce de chèvres, dit le duc, et, dans cette région de notre sol, on ne voit pas de semblables couleurs, je veux dire des chèvres de semblables couleurs.
— Oh! c'est clair, s'écria Sancho. Pensez donc quelle différence il doit y avoir entre les chèvres du ciel et celles de la terre!
— Dites-moi, Sancho, reprit le duc, parmi ces chèvres avez-vous vu quelque bouc?
— Non, seigneur, répondit Sancho; mais j'ai ouï dire qu'aucun animal à cornes ne passait les cornes de la lune.»
Le duc et la duchesse ne voulurent pas en demander plus long à Sancho sur son voyage, car il leur parut en train de se promener à travers les sept cieux, et de leur donner des nouvelles de tout ce qui s'y passait, sans avoir bougé du jardin. Finalement, voilà comment finit l'aventure de la duègne Doloride, qui leur donna de quoi rire, non-seulement le temps qu'elle dura, mais celui de toute leur vie, et à Sancho de quoi conter, eût-il vécu des siècles. Don Quichotte, s'approchant de son écuyer, lui dit à l'oreille:
«Sancho, puisque vous voulez qu'on croie à ce que vous avez vu dans le ciel, je veux à mon tour que vous croyiez à ce que j'ai vu dans la caverne de Montésinos; je ne vous en dis pas davantage.»
Chapitre XLII
Des conseils que donna don Quichotte à Sancho Panza avant que celui-ci allât gouverner son île, avec d'autres choses fort bien entendues
L'heureuse et divertissante issue de l'aventure de la Doloride donna tant de satisfaction au duc et à la duchesse, qu'ils résolurent de continuer ces plaisanteries, voyant quel impayable sujet ils avaient sous la main pour les prendre au sérieux. Ayant donc préparé leur plan, et donné des ordres à leurs gens et à leurs vassaux sur la manière d'en agir avec Sancho dans le gouvernement de l'île promise, le jour qui suivit le vol de Clavilègne, le duc dit à Sancho de faire ses préparatifs et de se parer pour aller être gouverneur, ajoutant que ses insulaires l'attendaient comme la pluie de mai.
Sancho s'inclina jusqu'à terre et lui dit:
«Depuis que je suis descendu du ciel; depuis que, de ses hauteurs infinies, j'ai regardé la terre et l'ai vue si petite, j'ai senti se calmer à moitié l'envie si grande que j'avais d'être gouverneur. En effet, quelle grandeur est-ce là de commander sur un grain de moutarde? quelle dignité, quel empire de gouverner une demi-douzaine d'hommes gros comme des noisettes? car il me semble qu'il n'y en avait pas plus sur toute la terre. Si Votre Seigneurie voulait bien me donner une toute petite partie du ciel, ne serait-ce qu'une demi-lieue, je la prendrais bien plus volontiers que la plus grande île du monde.
— Faites attention, ami Sancho, répondit le duc, que je ne puis donner à personne une partie du ciel, ne fût-elle pas plus large que l'ongle; car c'est à Dieu seul que sont réservées ces faveurs et ces grâces. Ce que je puis vous donner, je vous le donne, une île faite et parfaite, ronde, bien proportionnée, extrêmement fertile et abondante, où vous pourrez, si vous savez bien vous y prendre, acquérir avec les richesses de la terre les richesses du ciel.
— Eh bien! c'est bon, répondit Sancho; vienne cette île, et je ferai en sorte d'être un tel gouverneur, qu'en dépit des mauvais sujets, je m'en aille droit au ciel. Et ce n'est point par l'ambition que j'ai de sortir de ma cabane, ni de m'élever à perte de vue; mais parce que je désire essayer quel goût a le gouvernement.
— Si vous en goûtez une fois, Sancho, dit le duc, vous vous mangerez les doigts après, car c'est bien une douce chose que de commander et d'être obéi. À coup sûr, quand votre maître sera devenu empereur (et il le sera sans doute, à voir la tournure que prennent ses affaires), on ne l'arrachera pas facilement de là, et vous verrez qu'il regrettera dans le fond de l'âme tout le temps qu'il aura passé sans l'être.
— Seigneur, répliqua Sancho, moi j'imagine qu'il est bon de commander, quand ce ne serait qu'à un troupeau de moutons.
— Qu'on m'enterre avec vous, Sancho, reprit le duc, si vous n'êtes savant en toutes choses, et j'espère que vous ferez un aussi bon gouverneur que le promet votre bon jugement. Mais restons-en là, et faites attention que demain vous irez prendre possession du gouvernement de l'île. Ce soir, on vous pourvoira du costume analogue que vous devez porter et de toutes les choses nécessaires à votre départ.
— Qu'on m'habille comme on voudra, dit Sancho. De quelque façon que je sois habillé, je serai toujours Sancho Panza.
— Cela est vrai, reprit le duc; mais pourtant les costumes doivent être accommodés à l'état qu'on professe ou à la dignité dont on est revêtu. Il ne serait pas convenable qu'un jurisconsulte s'habillât comme un militaire, ni un militaire comme un prêtre. Vous, Sancho, vous serez habillé moitié en lettré, moitié en capitaine; car, dans l'île que je vous donne, les armes sont aussi nécessaires que les lettres, et les lettres que les armes.
— Des lettres, reprit Sancho, je n'en suis guère pourvu, car je ne sais pas même l'A B C; mais il me suffit de savoir par coeur le _Christus _pour être un excellent gouverneur. Quant aux armes, je manierai celles qu'on me donnera jusqu'à ce que je tombe, et à la grâce de Dieu.
— Avec une si bonne mémoire, dit le duc, Sancho ne pourra se tromper en rien.»
Sur ces entrefaites arriva don Quichotte. Quand il apprit ce qui se passait, quand il sut en quelle hâte Sancho devait se rendre à son gouvernement, avec la permission du duc, il le prit par la main, et le conduisit à sa chambre dans l'intention de lui donner des conseils sur la manière dont il devait remplir son emploi. Arrivés dans sa chambre, il ferma la porte, fit, presque de force, asseoir Sancho à son côté, et lui dit d'une voix lente et posée:
«Je rends au ciel des grâces infinies, ami Sancho, de ce qu'avant que j'eusse rencontré aucune bonne chance, la fortune soit allée à ta rencontre te prendre par la main. Moi, qui pensais trouver, dans les faveurs que m'accorderait le sort, de quoi payer tes services, je me vois encore au début de mon chemin; et toi, avant le temps, contre la loi de tout raisonnable calcul, tu vois tes désirs comblés. Les uns répandent les cadeaux et les largesses, sollicitent, importunent, se lèvent matin, prient, supplient, s'opiniâtrent, et n'obtiennent pas ce qu'ils demandent. Un autre arrive, et, sans savoir ni comment ni pourquoi, il se trouve gratifié de l'emploi que sollicitaient une foule de prétendants. C'est bien le cas de dire que, dans la poursuite des places, il n'y a qu'heur et malheur. Toi, qui n'es à mes yeux qu'une grosse bête, sans te lever matin ni passer les nuits, sans faire aucune diligence, et seulement parce que la chevalerie errante t'a touché de son souffle, te voilà, ni plus ni moins, gouverneur d'une île. Je te dis tout cela, ô Sancho, pour que tu n'attribues pas à tes mérites la faveur qui t'est faite, mais pour que tu rendes grâces, d'abord au ciel, qui a disposé les choses avec bienveillance, puis à la grandeur que renferme en soi la profession de chevalier errant. Maintenant que ton coeur est disposé à croire ce que je t'ai dit, sois, ô mon fils, attentif à ce nouveau Caton[228] qui veut te donner des conseils, qui veut être ta boussole et ton guide pour t'acheminer au port du salut sur cette mer orageuse où tu vas te lancer, les hauts emplois n'étant autre chose qu'un profond abîme, couvert d'obscurité et garni d'écueils.
«Premièrement, ô mon fils, garde la crainte de Dieu; car dans cette crainte est la sagesse, et, si tu es sage, tu ne tomberas jamais dans l'erreur.
«Secondement, porte toujours les yeux sur qui tu es, et fais tous les efforts possibles pour te connaître toi-même; c'est là la plus difficile connaissance qui se puisse acquérir. De te connaître, il résultera que tu ne t'enfleras point comme la grenouille qui voulut s'égaler au boeuf. En ce cas, quand ta vanité fera la roue, une considération remplacera pour toi la laideur des pieds[229]; c'est le souvenir que tu as gardé les cochons dans ton pays.
— Je ne puis le nier, interrompit Sancho; mais c'est quand j'étais petit garçon. Plus tard, et devenu un petit homme, ce sont des oies que j'ai gardées, et non pas des cochons. Mais il me semble que cela ne fait rien à l'affaire, car tous ceux qui gouvernent ne viennent pas de souches de rois.
— Cela est vrai, répliqua don Quichotte; aussi ceux qui n'ont pas une noble origine doivent-ils allier à la gravité de l'emploi qu'ils exercent une douceur affable, qui, bien dirigée par la prudence, les préserve des morsures de la médisance, auxquelles nul état ne saurait échapper.
«Fais gloire, Sancho, de l'humilité de ta naissance, et n'aie pas honte de dire que tu descends d'une famille de laboureurs. Voyant que tu n'en rougis pas, personne ne t'en fera rougir; et pique-toi plutôt d'être humble vertueux que pécheur superbe. Ceux-là sont innombrables qui, nés de basse condition, se sont élevés jusqu'à la suprême dignité de la tiare ou de la couronne, et je pourrais t'en citer des exemples jusqu'à te fatiguer.
«Fais bien attention, Sancho, que, si tu prends la vertu pour guide, si tu te piques de faire des actions vertueuses, tu ne dois porter nulle envie à ceux qui ont pour ancêtres des princes et des grands seigneurs; car le sang s'hérite et la vertu s'acquiert, et la vertu vaut par elle seule ce que le sang ne peut valoir.
«Cela étant, si, quand tu seras dans ton île, quelqu'un de tes parents vient te voir, ne le renvoie pas et ne lui fais point d'affront; au contraire, il faut l'accueillir, le caresser, le fêter. De cette manière, tu satisferas à tes devoirs envers le ciel, qui n'aime pas que personne dédaigne ce qu'il a fait, et à tes devoirs envers la nature.
«Si tu conduis ta femme avec toi (et il ne convient pas que ceux qui résident dans les gouvernements soient longtemps sans leurs propres femmes), aie soin de l'endoctriner, de la dégrossir, de la tirer de sa rudesse naturelle; car tout ce que peut gagner un gouverneur discret se perd et se répand par une femme sotte et grossière.
«Si par hasard tu devenais veuf, chose qui peut arriver, et si l'emploi te faisait trouver une seconde femme de plus haute condition, ne la prends pas telle qu'elle te serve d'amorce et de ligne à pêcher, et de capuchon pour dire: Je ne veux pas.[230] Je te le dis en vérité, tout ce que reçoit la femme du juge, c'est le mari qui en rendra compte au jugement universel, et il payera au quadruple, après la mort, les articles de compte dont il ne sera pas chargé pendant sa vie.
«Ne te guide jamais par la loi du bon plaisir[231], si en faveur auprès des ignorants, qui se piquent de finesse et de pénétration.
«Que les larmes du pauvre trouvent chez toi plus de compassion, mais non plus de justice que les requêtes du riche.
«Tâche de découvrir la vérité, à travers les promesses et les cadeaux du riche, comme à travers les sanglots et les importunités du pauvre.
«Quand l'équité peut et doit être écoutée, ne fais pas tomber sur le coupable toute la rigueur de la loi; car la réputation de juge impitoyable ne vaut certes pas mieux que celle de juge compatissant.
«Si tu laisses quelquefois plier la verge de justice, que ce ne soit pas sous le poids des cadeaux, mais sous celui de la miséricorde.
«S'il t'arrive de juger un procès où soit partie quelqu'un de tes ennemis, éloigne ta pensée du souvenir de ton injure, et fixe-la sur la vérité du fait.
«Que la passion personnelle ne t'aveugle jamais dans la cause d'autrui. Les fautes que tu commettrais ainsi seraient irrémédiables la plupart du temps, et, si elles avaient un remède, ce ne serait qu'aux dépens de ton crédit et même de ta bourse.
«Si quelque jolie femme vient te demander justice, détourne les yeux de ses larmes, et ne prête point l'oreille à ses gémissements; mais considère avec calme et lenteur la substance de ce qu'elle demande, si tu ne veux que ta raison se noie dans ses larmes, et que ta vertu soit étouffée par ses soupirs.
«Celui que tu dois châtier en action, ne le maltraite pas en paroles; la peine du supplice suffit aux malheureux, sans qu'on y ajoute les mauvais propos.
«Le coupable qui tombera sous ta juridiction, considère-le comme un homme faible et misérable, sujet aux infirmités de notre nature dépravée. En tout ce qui dépendra de toi, sans faire injustice à la partie contraire, montre-toi à son égard pitoyable et clément; car, bien que les attributs de Dieu soient tous égaux, cependant celui de la miséricorde brille et resplendit à nos yeux avec plus d'éclat encore que celui de la justice.
«Si tu suis, ô Sancho, ces règles et ces maximes, tu auras de longs jours, ta renommée sera éternelle, tes désirs comblés, ta félicité ineffable. Tu marieras tes enfants comme tu voudras; ils auront des titres de noblesse, eux et tes petits-enfants; tu vivras dans la paix et avec les bénédictions des gens; au terme de ta vie, la mort t'atteindra dans une douce et mûre vieillesse, et tes yeux se fermeront sous les tendres et délicates mains de tes arrière-neveux. Ce que je t'ai dit jusqu'à présent, ce sont des avis propres à orner ton âme. Écoute maintenant ceux qui doivent servir à la parure de ton corps.»
Chapitre XLIII
Des seconds conseils que donna don Quichotte à Sancho Panza
Qui aurait entendu les précédents propos de don Quichotte sans le prendre pour un homme très-sage et non moins bien intentionné? Mais, comme on l'a dit mainte et mainte fois dans le cours de cette histoire, il ne perdait la tête que lorsqu'on touchait à la chevalerie, montrant sur tous les autres sujets une intelligence claire et facile, de manière qu'à chaque pas ses oeuvres discréditaient son jugement, et son jugement démentait ses oeuvres. Mais, dans les seconds avis qu'il donna à Sancho, il montra une grâce parfaite, et porta au plus haut degré son esprit et sa folie.
Sancho l'écoutait avec une extrême attention, et faisait tous ses efforts pour conserver de tels conseils dans sa mémoire, comme un homme bien résolu à les suivre, et à mener à bon terme, par leur moyen, l'enfantement de son gouvernement. Don Quichotte poursuivit de la sorte:
«En ce qui touche la manière dont tu dois gouverner ta personne et ta maison, Sancho, la première chose que je te recommande, c'est d'être propre, et de te couper les ongles, au lieu de les laisser pousser ainsi que certaines personnes qui s'imaginent, dans leur ignorance, que de grands ongles embellissent les mains; comme si cette allonge qu'ils se gardent bien de couper pouvait s'appeler ongles, tandis que ce sont des griffes d'éperviers mangeurs de lézards; sale et révoltant abus.
«Ne parais jamais, Sancho, avec les vêtements débraillés et en désordre; c'est le signe d'un esprit lâche et fainéant, à moins toutefois que cette négligence dans le vêtement ne cache une fourberie calculée, comme on le pensa de Jules César.[232]
«Tâte avec discrétion le pouls à ton office, pour savoir ce qu'il peut rendre; et, s'il te permet de pouvoir donner des livrées à tes domestiques, donne-leur-en une propre et commode, plutôt que bizarre et brillante. Surtout partage-la entre tes valets et les pauvres; je veux dire que, si tu dois habiller six pages, tu en habilles trois, et trois pauvres. De cette façon, tu auras des pages pour la terre et pour le ciel; c'est une nouvelle manière de donner des livrées que ne connaissent point les glorieux.
«Ne mange point d'ail ni d'oignon, crainte qu'on ne découvre à l'odeur ta naissance de vilain. Marche posément, parle avec lenteur, mais non cependant de manière que tu paraisses t'écouter toi-même, car toute affectation est vicieuse.
«Dîne peu et soupe moins encore; la santé du corps tout entier se manipule dans le laboratoire de l'estomac.
«Sois tempérant dans le boire, en considérant que trop de vin ne sait ni garder un secret ni tenir une parole.
«Fais attention, Sancho, à ne point mâcher des deux mâchoires et à n'éructer devant personne.
— Éructer, je n'entends point cela, dit Sancho.
— Éructer, Sancho, reprit don Quichotte, veut dire roter, ce qui est un des plus vilains mots de notre langue, quoique très- significatif. Aussi les gens délicats ont eu recours au latin; au lieu de roter, ils disent éructer, et, au lieu de rots, ils disent éructations. Si quelques personnes n'entendent point ces expressions-là, peu importe; l'usage avec le temps les introduira, et l'on finira par les entendre; c'est enrichir la langue, sur laquelle le vulgaire et l'usage ont un égal pouvoir.
— En vérité, seigneur, reprit Sancho, un des conseils que je pense le mieux garder dans ma mémoire, c'est de ne pas roter; car, ma foi, je le fais à tout bout de champ.
— Éructer, Sancho, et non roter, s'écria don Quichotte.
— Éructer je dirai dorénavant, repartit Sancho, et j'espère ne pas l'oublier.
— Tu dois aussi, Sancho, continua don Quichotte, ne pas mêler à tes entretiens cette multitude de proverbes que tu as coutume de semer avec tes paroles. Les proverbes, il est vrai, sont des sentences brèves; mais tu les tires d'habitude tellement par les cheveux, qu'ils ressemblent plutôt à des balourdises qu'à des sentences.
— Oh! pour cela, s'écria Sancho, Dieu seul peut y porter remède, car je sais plus de proverbes qu'un livre, et quand je parle, il m'en arrive à la bouche une telle quantité à la fois, qu'ils se battent les uns les autres pour sortir. Alors ma langue prend les premiers qu'elle rencontre, bien qu'ils ne viennent pas fort à point. Mais j'aurai soin dorénavant de ne dire que ceux qui conviendront à la gravité de mon emploi; car, en bonne maison, le souper est bientôt servi, et qui convient du prix n'a pas de dispute, et celui-là est en sûreté qui sonne le tocsin, et à donner ou prendre, gare de se méprendre.
— Allons, c'est cela, Sancho, s'écria don Quichotte; enfile, enfile tes proverbes, puisque personne ne peut te tenir en bride. Ma mère me châtie et je fouette la toupie. Je suis à te dire que tu te corriges des proverbes, et, en un moment, tu en détaches une litanie, qui cadrent avec ce que nous disons comme s'ils tombaient de la lune. Prends garde, Sancho; je ne te dis pas qu'un proverbe fasse mauvais effet quand il est amené à propos; mais enfiler et amonceler des proverbes à tort et à travers, cela rend la conversation lourde et triviale.
«Quand tu monteras à cheval, ne te jette pas le corps en arrière sur l'arçon, et n'étends pas les jambes droites, roides, éloignées du ventre du cheval; mais ne te tiens pas non plus si nonchalamment que tu aies l'air d'être sur le dos du grison. À monter à cheval, les uns semblent cavaliers, les autres bons pour montures.
«Que ton sommeil soit modéré, car celui qui ne se lève pas avec le soleil ne jouit pas de la journée. Rappelle-toi, Sancho, que la diligence est mère de la fortune, et que la paresse, son ennemie, n'arriva jamais au but d'un juste désir.
«Je veux maintenant te donner un dernier conseil, et, bien qu'il ne puisse te servir pour la parure du corps, je veux néanmoins que tu l'aies toujours présent à la mémoire; car je crois qu'il ne te sera pas moins profitable que ceux que je t'ai donnés jusqu'à présent. Le voici: ne dispute jamais sur la noblesse des familles, du moins en les comparant entre elles; forcément, parmi celles que l'on compare, l'une doit être préférée. Eh bien, tu seras détesté de celle que tu auras abaissée, sans être aucunement récompensé de celle que tu élèveras.
«Ton habillement devra se composer de chausses entières, d'un long pourpoint, et d'un manteau encore un peu plus long. Jamais de grègues; elles ne conviennent ni aux gentilshommes ni aux gouverneurs. Voilà, Sancho, les conseils qui, pour à présent, se sont offerts à mon esprit. Le temps marchera, et, suivant les occasions, j'aurai soin de t'envoyer des avis autant que tu auras soin de m'informer de l'état de tes affaires.
— Seigneur, répondit Sancho, je vois bien que toutes les choses que Votre Grâce vient de me dire sont bonnes, saintes et profitables. Mais de quoi peuvent-elles servir, si je ne m'en rappelle pas une seule? Il est vrai que, pour ce qui est de ne pas me laisser pousser les ongles, et de me remarier, si l'occasion s'en présente, cela ne me sortira pas de la tête. Mais ces autres minuties, et ces entortillements, et tout ce brouillamini, je ne m'en souviens et ne m'en souviendrai pas plus que des nuages de l'an passé. Il faudra donc me les coucher par écrit; car, bien que je ne sache ni lire ni écrire, je les donnerai à mon confesseur, pour qu'il me les récapitule au besoin, et me les fourre bien dans la cervelle.
— Ah! pécheur que je suis, s'écria don Quichotte, qu'il sied mal aux gouverneurs de ne savoir ni lire ni écrire! Il faut que tu apprennes, ô Sancho, que, pour un homme, ne pas savoir lire ou être gaucher, signifie de deux choses l'une; ou qu'il est fils de parents de trop basse condition, ou qu'il est si mauvais sujet qu'on n'a pu le dresser aux bons usages et à la bonne doctrine. C'est un grand défaut que tu portes avec toi, et je voudrais que tu apprisses du moins à signer.
— Je sais signer mon nom, répondit Sancho. Quand j'étais bedeau dans mon village, j'appris à faire de grandes lettres comme des marques de ballots, et on disait que cela faisait mon nom. D'ailleurs, je feindrai d'avoir la main droite percluse, et je ferai signer un autre pour moi. Il y a remède à tout, si ce n'est à la mort; et, comme j'aurai le commandement et le bâton, je ferai ce qui me plaira. D'autant plus que celui dont le père est alcalde… et moi, je serai gouverneur, ce qui est bien plus qu'alcalde; alors, approchez-vous et vous serez bien reçus. Sinon, qu'on me méprise et qu'on me débaptise; ceux-là viendront chercher de la laine et s'en retourneront tondus; car si Dieu te veut du bien, il y paraît à ta maison; et les sottises du riche passent dans le monde pour des sentences, et quand je serai riche, puisque je serai gouverneur, et libéral en même temps, comme je pense bien l'être, qui est-ce qui me trouvera un défaut? Au bout du compte, faites-vous miel, et les mouches vous mangeront; autant tu as, autant tu vaux, disait une de mes grand'mères, et de l'homme qui a pignon sur rue tu ne seras jamais vengé.
— Oh! maudit sois-tu de Dieu, maudit Sancho! s'écria don Quichotte; que soixante mille Satans emportent toi et tes proverbes! Voilà une heure que tu es à les enfiler, et à me donner avec chacun d'eux le tourment de la torture. Je t'assure que ces proverbes te mèneront un jour à la potence; ils te feront enlever le gouvernement par tes vassaux, et exciteront parmi eux des séditions et des révoltes. Dis-moi; où les trouves-tu donc, ignorant? et comment les appliques-tu, imbécile? Pour en dire un, et pour le bien appliquer, je travaille et sue comme si je piochais la terre.
— Pardieu! seigneur notre maître, répliqua Sancho. Votre Grâce se plaint pour bien peu de chose. Qui diable peut trouver mauvais que je me serve de mon bien, puisque je n'en ai pas d'autre, ni fonds, ni terre, que des proverbes et toujours des proverbes? Maintenant, voilà qu'il m'en arrive quatre, qui viennent à point nommé, comme marée en carême. Mais je ne les dirai point; car, pour être bon à se taire, c'est Sancho qu'on appelle.[233]
— Ce Sancho-là, ce n'est pas toi, s'écria don Quichotte; si tu es bon, ce n'est pas pour te taire, mais pour mal parler et pour mal t'obstiner. Cependant, je voudrais savoir les quatre proverbes qui te venaient maintenant à la mémoire si bien à point nommé. J'ai beau chercher dans la mienne, qui n'est pourtant pas mauvaise, il ne s'en présente aucun.
— Quels meilleurs proverbes peut-il y avoir, dit Sancho, que ceux-ci: Entre deux dents mâchelières ne mets jamais le doigt; à _sortez de chez moi _et _que voulez-vous à ma femme? _il n'y a rien à répondre, et si la pierre donne contre la cruche, ou la cruche contre la pierre, tant pis pour la cruche. Tous ceux-là viennent à point nommé. Ils veulent dire: Que personne ne se prenne de querelle avec son gouverneur ou avec son chef, car il lui en cuira, comme à celui qui met le doigt entre deux mâchelières, et quand même ce ne seraient pas des mâchelières, pourvu que ce soient des dents, peu importe. De même, à ce que dit le gouverneur, il n'y a rien à répliquer, pas plus qu'à _sortez de chez moi et que voulez-vous à ma femme? _quant au sens de la pierre et de la cruche, un aveugle le verrait. Ainsi donc il est nécessaire que celui qui voit le fétu dans l'oeil du prochain voie la poutre dans son oeil, afin qu'on ne dise pas de lui: le mort a peur du décapité; et Votre Grâce sait bien que le sot en sait plus long dans sa maison que le sage dans la maison d'autrui.
— Oh! pour cela non, Sancho, répondit don Quichotte; ni dans sa maison, ni dans celle d'autrui, le sot ne sait rien, car sur la base de la sottise on ne saurait élever aucun édifice d'esprit et de raison. Mais, restons-en là, Sancho. Si tu gouvernes mal, à toi sera la faute et à moi la honte. Ce qui me console, c'est que j'ai fait ce que je devais en te donnant des conseils avec tout le zèle et toute la discrétion qui me sont possibles. Ce faisant, je remplis mon devoir et ma promesse. Que Dieu te guide, Sancho, et te gouverne dans ton gouvernement. Puisse-t-il aussi me délivrer du scrupule qui me reste! Je crains vraiment que tu ne mettes toute l'île sens dessus dessous; chose que je pourrais éviter en découvrant au duc qui tu es, en lui disant que toute cette épaisseur, toute cette grosse personne que tu fais, n'est autre qu'un sac rempli de proverbes et de malices.
— Seigneur, répliqua Sancho, s'il semble à Votre Grâce que je ne vaille rien pour ce gouvernement, je le lâche tout de suite; car j'aime mieux le bout de l'ongle de mon âme que mon corps tout entier; et je vivrai aussi bien, Sancho tout court, avec du pain et un oignon, que Sancho gouverneur, avec des chapons et des perdrix. D'ailleurs, quand on dort, tous les hommes sont égaux, grands et petits, riches et pauvres. Si Votre Grâce veut y regarder de près, vous verrez que c'est vous seul qui m'avez mis en tête de gouverner, car je n'entends pas plus au gouvernement des îles qu'un oison; et si vous pensez que, pour avoir été gouverneur, le diable doive m'emporter, j'aime mieux aller Sancho au ciel, que gouverneur en enfer.
— Pardieu! Sancho, s'écria don Quichotte, par ces seules raisons que tu viens de dire en dernier lieu, je juge que tu mérites d'être gouverneur de cent îles. Tu as un bon naturel, sans lequel il n'y a science qui vaille; recommande-toi à Dieu, et tâche seulement de ne point pécher par l'intention première; je veux dire, aie toujours le dessein, et fais un ferme propos de chercher le juste et le vrai dans toutes les affaires qui se présenteront; le ciel favorise toujours les intentions droites. Et maintenant, allons dîner, car je crois que Leurs Seigneuries nous attendent.»
Chapitre XLIV
Comment Sancho Panza fut conduit à son gouvernement, et de l'étrange aventure qui arriva dans le château à don Quichotte
Cid Hamet, dans l'original de cette histoire, mit, dit-on, à ce chapitre, un exorde que son interprète n'a pas traduit comme il l'avait composé. C'est une espèce de plainte que le More s'adresse à lui-même pour avoir entrepris d'écrire une histoire aussi sèche et aussi limitée que celle-ci, forcé qu'il est d'y parler toujours de don Quichotte et de Sancho, sans oser s'étendre à d'autres digressions, ni entremêler les épisodes plus sérieux et plus intéressants. Il ajoute qu'avoir l'intelligence, la main et la plume toujours occupées à écrire sur un seul personnage, et ne parler que par la bouche de peu de gens, c'est un travail intolérable, dont le fruit ne répond point aux peines de l'auteur; que, pour éviter cet inconvénient, il avait usé d'un artifice, dans la première partie, en y intercalant quelques nouvelles, comme celles du _Curieux malavisé _et du _Capitaine captif, _qui sont en dehors de l'histoire, tandis que les autres qu'on y raconte sont des événements où figure don Quichotte lui-même, et qu'on ne pouvait dès lors passer sous silence. D'une autre part, il pensa, comme il le dit formellement, que bien des gens, absorbés par l'attention qu'exigent les prouesses de don Quichotte, n'en donneraient point aux nouvelles, et les parcourraient, ou à la hâte, ou avec dépit, sans prendre garde à l'invention et à l'agrément qu'elles renferment, qualités qui se montreront bien à découvert quand ces nouvelles paraîtront au jour, abandonnées à elles seules, et ne s'appuyant plus sur les folies de don Quichotte et les impertinences de Sancho Panza.[234] C'est pour cela que, dans cette seconde partie, il ne voulut insérer ni coudre aucune nouvelle détachée, mais seulement quelques épisodes, nés des événements mêmes qu'offrait la vérité; encore est-ce d'une manière restreinte, et avec aussi peu de paroles qu'il en fallait pour les exposer. Or donc, puisqu'il se contient et se renferme dans les étroites limites du récit, ayant assez d'entendement, d'habileté et de suffisance pour traiter des choses de l'univers entier, il prie qu'on veuille bien ne pas mépriser son travail, et lui accorder des louanges, non pour ce qu'il écrit, mais du moins pour ce qu'il se prive d'écrire. Après quoi il continue l'histoire en ces termes:
Au sortir de table, le jour où il donna ses conseils à Sancho, don Quichotte les lui remit le soir même par écrit, pour qu'il cherchât quelqu'un qui lui en fît la lecture. Mais ils furent aussitôt perdus que donnés, et tombèrent dans les mains du duc, qui les communiqua à la duchesse, et tous deux admirèrent de nouveau la folie et le grand sens de don Quichotte. Pour donner suite aux plaisanteries qu'ils avaient entamées, ce même soir ils envoyèrent Sancho, accompagné d'un grand cortége, au bourg qui, pour lui, devait être une île. Or, il arriva que le guide auquel on l'avait confié était un majordome du duc, fort spirituel et fort enjoué, car il n'y a pas d'enjouement sans esprit, lequel avait fait le personnage de la comtesse Trifaldi de la façon gracieuse qu'on a vue. Avec son talent et les instructions que lui avaient données ses maîtres sur la manière d'en agir avec Sancho, il se tira merveilleusement d'affaire.
Il arriva de même qu'aussitôt que Sancho vit ce majordome, il reconnut dans son visage celui de la Trifaldi, et, se tournant vers son maître:
«Seigneur, dit-il, il faut, ou que le diable m'emporte d'ici, en juste et en croyant, ou que Votre Grâce avoue que la figure de ce majordome du duc que voilà est la même que celle de la Doloride.»
Don Quichotte regarda attentivement le majordome, et, quand il l'eut bien regardé, il dit à Sancho:
«Je ne vois pas, Sancho, qu'il y ait de quoi te donner au diable, ni en juste ni en croyant, et je ne sais trop ce que tu veux dire par là.[235] De ce que le visage de la Doloride soit celui du majordome, ce n'est pas une raison pour que le majordome soit la Doloride; s'il l'était, cela impliquerait une furieuse contradiction. Mais ce n'est pas le moment de faire à cette heure ces investigations, car ce serait nous enfoncer dans d'inextricables labyrinthes. Crois-moi, ami, nous avons besoin tous deux de prier Notre-Seigneur, du fond de l'âme, qu'il nous délivre des méchants sorciers et des méchants enchanteurs.
— Ce n'est pas pour rire, seigneur, répliqua Sancho, je l'ai tout à l'heure entendu parler, et il me semblait que la voix de la Trifaldi me cornait aux oreilles. C'est bon, je me tairai; mais je ne laisserai pas d'être dorénavant sur mes gardes pour voir si je découvre quelque indice qui confirme ou détruise mes soupçons.
— Voilà ce qu'il faut que tu fasses, Sancho, reprit don Quichotte; tu m'informeras de tout ce que tu pourras découvrir sur ce point, et de tout ce qui t'arrivera dans ton gouvernement.»
Enfin Sancho partit, accompagné d'une foule de gens. Il était vêtu en magistrat, portant par-dessus sa robe un large gaban de camelot fauve, et, sur la tête, une _montera _de même étoffe. Il montait un mulet, à l'écuyère, et derrière lui, par ordre du duc, marchait le grison, paré de harnais en soie et tout flambants neufs. De temps en temps Sancho tournait la tête pour regarder son âne, et se plaisait tellement en sa compagnie, qu'il ne se fût pas troqué contre l'empereur d'Allemagne. Quand il prit congé du duc et de la duchesse, il leur baisa les mains; puis il alla prendre la bénédiction de son seigneur, qui la lui donna les larmes aux yeux, et que Sancho reçut avec des soupirs étouffés, comme un enfant qui sanglote.
Maintenant, lecteur aimable, laisse le bon Sancho aller en paix et en bonne chance, et prends patience pour attendre les deux verres de bon sang que tu feras, en apprenant comment il se conduisit dans sa magistrature. En attendant, contente-toi de savoir ce qui arriva cette nuit à son maître. Si tu n'en ris pas à gorge déployée, au moins tu en feras, comme on dit, grimace de singe, car les aventures de don Quichotte excitent toujours ou l'admiration ou la gaieté.
On raconte donc qu'à peine Sancho s'en était allé, don Quichotte sentit le regret de son départ et sa propre solitude, tellement que, s'il eût pu révoquer la mission de son écuyer et lui ôter le gouvernement, il n'y aurait pas manqué. La duchesse s'aperçut de sa mélancolie, et lui demanda le motif de cette tristesse:
«Si c'est, dit-elle, l'absence de Sancho qui la cause, j'ai dans ma maison des écuyers, des duègnes et de jeunes filles qui vous serviront au gré de vos désirs.
— Il est bien vrai, madame, répondit don Quichotte, que je regrette l'absence de Sancho; mais ce n'est point la cause principale de la tristesse qui se lit sur mon visage. Des politesses et des offres nombreuses que Votre Excellence veut bien me faire, je n'accepte et ne choisis que la bonne volonté qui les dicte. Pour le surplus, je supplie Votre Excellence de vouloir bien permettre que, dans mon appartement, ce soit moi seul qui me serve.
— Oh! pour le coup, seigneur don Quichotte, s'écria la duchesse, il n'en sera pas ainsi; je veux vous faire servir par quatre jeunes filles, choisies parmi mes femmes, toutes quatre belles comme des fleurs.
— Pour moi, répondit don Quichotte, elles ne seraient point comme des fleurs, mais comme des épines qui me piqueraient l'âme. Aussi elles n'entreront pas plus dans mon appartement, ni rien qui leur ressemble, que je n'ai des ailes pour voler. Si Votre Grandeur veut bien continuer à me combler, sans que je les mérite, de ses précieuses faveurs, qu'elle me laisse démêler mes flûtes comme j'y entendrai, et me servir tout seul à huis clos. Il m'importe de mettre une muraille entre mes désirs et ma chasteté, et je ne veux point perdre cette bonne habitude pour répondre à la libéralité dont Votre Altesse veut bien user à mon égard. En un mot, je me coucherai plutôt tout habillé que de me laisser déshabiller par personne.
— Assez, assez, seigneur don Quichotte, repartit la duchesse. Pour mon compte, je donnerai l'ordre qu'on ne laisse entrer dans votre chambre, je ne dis pas une fille, mais une mouche. Oh! je ne suis pas femme à permettre qu'on attente à la pudeur du seigneur don Quichotte; car, à ce que j'ai pu voir, de ses nombreuses vertus celle qui brille avec le plus d'éclat, c'est la chasteté. Eh bien! que Votre Grâce s'habille et se déshabille en cachette et à sa façon, quand et comme il lui plaira; il n'y aura personne pour y trouver à redire, et dans votre appartement vous trouverez tous les vases nécessaires à celui qui dort porte close, afin qu'aucune nécessité naturelle ne vous oblige à l'ouvrir. Vive mille siècles la grande Dulcinée du Toboso, et que son nom, s'étende sur toute la surface de la terre, puisqu'elle a mérité d'être aimée par un si vaillant et si chaste chevalier! Que les cieux compatissants versent dans l'âme de Sancho Panza, notre gouverneur, un vif désir d'achever promptement sa pénitence, pour que le monde recouvre le bonheur de jouir des attraits d'une si grande dame!»
Don Quichotte répondit alors:
«Votre Hautesse a parlé d'une façon digne d'elle, car de la bouche des dames de haut parage, aucune parole basse ou maligne ne peut sortir. Plus heureuse et plus connue sera Dulcinée dans le monde, pour avoir été louée de Votre Grandeur, que par toutes les louanges que pourraient lui décerner les plus éloquents orateurs de la terre.
— Trêve de compliments, seigneur don Quichotte, répliqua la duchesse; voilà l'heure du souper qui approche, et le duc doit nous attendre. Que Votre Grâce m'accompagne à table; puis vous irez vous coucher de bonne heure, car le voyage que vous avez fait hier à Candaya n'était pas si court qu'il ne vous ait causé quelque fatigue.
— Je n'en sens aucune, madame, repartit don Quichotte, car j'oserais jurer à Votre Excellence que, de ma vie, je n'ai monté sur une bête plus douce d'allure que Clavilègne. Je ne sais vraiment ce qui a pu pousser Malambruno à se défaire d'une monture si agréable, si légère, et à la brûler sans plus de façon.
— On peut imaginer, répondit la duchesse, que, repentant du mal qu'il avait fait à Trifaldi et compagnie, ainsi qu'à d'autres personnes, et des méfaits qu'il devait avoir commis en qualité de sorcier et d'enchanteur, il voulut anéantir tous les instruments de son office, et qu'il brûla Clavilègne comme le principal, comme celui qui le tenait le plus dans l'inquiétude et l'agitation, en le promenant de pays en pays. Aussi les cendres de cette machine, et le trophée de l'écriteau, rendront-ils éternel témoignage à la valeur du grand don Quichotte de la Manche.»
Don Quichotte adressa de nouveau de nouvelles grâces à la duchesse, et, dès qu'il eut soupé, il se retira tout seul dans son appartement, sans permettre que personne y entrât pour le servir, tant il redoutait de rencontrer des occasions qui l'engageassent ou le contraignissent à perdre la fidélité qu'il gardait à sa dame Dulcinée, ayant toujours l'imagination fixée sur la vertu d'Amadis, fleur et miroir des chevaliers errants. Il ferma la porte derrière lui, et, à la lueur de deux bougies, commença à se déshabiller. Mais, pendant qu'il se déchaussait (ô disgrâce indigne d'un tel personnage!), il lâcha, non des soupirs, ni aucune autre chose qui pût démentir sa propreté et la vigilance qu'il exerçait sur lui-même, mais jusqu'à deux douzaines de mailles dans un de ses bas, qui demeura taillé à jour comme une jalousie. Cet accident affligea le bon seigneur au fond de l'âme, et il aurait donné une once d'argent pour avoir là un demi-gros de soie verte; je dis de soie verte, parce que les bas étaient verts.
Ici Ben-Engéli fit une exclamation, et, tout en écrivant, s'écria: «Ô pauvreté, pauvreté! Je ne sais quelle raison put pousser ce grand poëte de Cordoue à t'appeler saint présent ingratement reçu.[236] Quant à moi, quoique More, je sais fort bien par les communications que j'ai eues avec les chrétiens, que la sainteté consiste dans la charité, l'humilité, la foi, l'obéissance et la pauvreté. Toutefois, je dis que celui-là doit être comblé de la grâce de Dieu, qui vient à se réjouir d'être pauvre; à moins que ce ne soit de cette manière de pauvreté dont l'un des plus grands saints a dit: Possédez toutes choses comme si vous ne les possédiez pas.[237] C'est là ce qu'on appelle pauvreté d'esprit. Mais toi, seconde pauvreté, qui est celle dont je parle, pourquoi veux-tu te heurter toujours aux hidalgos et aux gens bien nés, plutôt qu'à toute autre espèce de gens[238]? Pourquoi les obliges-tu à mettre des pièces à leurs souliers, à porter à leurs pourpoints des boutons dont les uns sont de soie, les autres de crin, et les autres de verre? Pourquoi leurs collets sont-ils, la plupart du temps, chiffonnés comme des feuilles de chicorée et percés autrement qu'au moule (ce qui fait voir que l'usage de l'amidon et des collets ouverts est fort ancien)?» Puis il ajoute: «Malheureux l'hidalgo de notre sang qui met son honneur au régime, mangeant mal et à porte close, et qui fait un hypocrite de son cure-dent, quand il sort de chez lui, n'ayant rien mangé qui l'oblige à se nettoyer les mâchoires. Malheureux celui-là, dis-je, qui a l'honneur ombrageux, qui s'imagine qu'on découvre d'une lieue le rapiéçage de son soulier, la sueur qui tache son chapeau, la corde du drap de son manteau, et la famine de son estomac.»
Toutes ces réflexions vinrent à l'esprit de don Quichotte à propos de la rupture de ses mailles; mais il se consola en voyant que Sancho lui avait laissé des bottes de voyage, qu'il pensa mettre le lendemain. Finalement, il se coucha, tout pensif et tout chagrin, tant du vide que lui faisait Sancho que de l'irréparable disgrâce de ses bas, dont il aurait volontiers ravaudé les mailles emportées, fût-ce même avec de la soie d'une autre couleur, ce qui est bien l'une des plus grandes preuves de misère que puisse donner un hidalgo dans le cours de sa perpétuelle détresse. Il éteignit les lumières; mais la chaleur était étouffante, et il ne pouvait dormir. Il se releva pour aller entrouvrir une fenêtre grillée qui donnait sur un beau jardin, et il entendit, en l'ouvrant, que des gens marchaient et parlaient sous sa croisée. Il se mit à écouter attentivement. Alors les promeneurs élevèrent la voix assez pour qu'il pût entendre cette conversation:
«N'exige pas, ô Émérancie, n'exige pas que je chante, puisque tu sais bien que, depuis l'heure où cet étranger est entré dans le château, depuis que mes yeux l'ont aperçu, je ne sais plus chanter, mais seulement pleurer. D'ailleurs, madame a le sommeil plus léger que pesant, et je ne voudrais pas qu'elle nous surprît ici pour tous les trésors du monde. Mais quand même elle dormirait et ne s'éveillerait point, à quoi servirait mon chant, s'il dort et ne s'éveille pas pour l'entendre, ce nouvel Énée qui est arrivé dans nos climats pour me laisser le jouet de ses mépris.
— N'aie point ces scrupules, chère Altisidore, répondit-on. Sans doute la duchesse et tous ceux qui habitent cette maison sont ensevelis dans le sommeil, hors celui qui a éveillé ton âme et qui règne sur ton coeur. Je viens d'entendre ouvrir la fenêtre grillée de sa chambre, et sans doute il est éveillé. Chante, ma pauvre blessée, chante tout bas, sur un ton suave et doux, et au son de ta harpe. Si la duchesse nous entend, nous nous excuserons sur la chaleur qu'il fait.
— Ce n'est point cela qui me retient, ô Émérancie, répondit Altisidore; c'est que je ne voudrais pas que mon chant découvrît l'état de mon coeur, et que ceux qui ne connaissent pas la puissance irrésistible de l'amour me prissent pour une fille capricieuse et dévergondée. Mais je me rends, quoi qu'il arrive, car mieux vaut la honte sur le visage que la tache dans le coeur.»
Aussitôt elle prit la harpe et en tira de douces modulations.
Quand don Quichotte entendit ces paroles et cette musique, il resta stupéfait; car, au même instant, sa mémoire lui rappela les aventures infinies, dans le goût de celle-là, de fenêtres grillées, de jardins, de sérénades, de galanteries et d'évanouissements, qu'il avait lues dans ses livres creux de chevalerie errante. Il s'imagina bientôt que quelque femme de la duchesse s'était éprise d'amour pour lui, et que la pudeur la contraignait à tenir sa passion secrète. Il craignait qu'elle ne parvînt à le toucher, et il fit en son coeur un ferme propos de ne pas se laisser vaincre. Se recommandant avec ardeur et dévotion à sa dame Dulcinée du Toboso, il résolut pourtant d'écouter la musique, et, pour faire comprendre qu'il était là, il fit semblant d'éternuer; ce qui réjouit fort les deux donzelles, qui ne désiraient autre chose que d'être entendues de don Quichotte. La harpe d'accord et la ritournelle jouée, Altisidore chanta ce romance:
«Ô toi qui es dans ton lit, entre des draps de toile de Hollande, dormant tout de ton long, du soir jusqu'au matin;
«Chevalier le plus vaillant qu'ait produit la Manche, plus chaste et plus pur que l'or fin d'Arabie;
«Écoute une jeune fille bien éprise et mal payée de retour, qui, à la lumière de tes soleils, se sent embraser l'âme.
«Tu cherches les aventures, et tu causes les mésaventures d'autrui; tu fais les blessures, et tu refuses le remède pour les guérir.
«Dis-moi, valeureux jeune homme (que Dieu te délivre de toute angoisse!), es-tu né dans les déserts de la Libye, ou sur les montagnes de Jaca?
«Des serpents t'ont-ils donné le lait? As-tu par hasard eu pour gouvernantes l'horreur des forêts et l'âpreté des montagnes?
«Dulcinée, fille fraîche et bien portante, peut se vanter d'avoir apprivoisé un tigre, une bête féroce.
«Pour cet exploit, elle sera fameuse depuis le Hénarès jusqu'au Jarama, depuis le Tage jusqu'au Manzanarès, depuis la Pisuerga jusqu'à l'Arlanza.
«Je me troquerais volontiers pour elle, et je donnerais en retour une robe, la plus bariolée des miennes, celle qu'ornent des franges d'or.
«Oh! quel bonheur de se voir dans tes bras, ou du moins près de ton lit, te grattant la tête et t'enlevant la crasse!
«Je demande beaucoup, et ne suis pas digne d'une faveur tellement signalée; je voudrais seulement te chatouiller les pieds; cela suffit à une humble amante.
«Oh! combien de rédésilles je te donnerais! combien d'escarpins garnis d'argent, de chausses en damas, de manteaux en toile de Hollande!
«Combien de fines perles, grosses chacune comme une noix de galle, qui, pour n'avoir point de pareilles, seraient appelées les uniques[239]!
«Ne regarde point, du haut de ta roche Tarpéienne, l'incendie qui me dévore, ô Manchois, Néron du monde, et ne l'excite point par ta rigueur!
«Je suis jeune, je suis vierge tendre; mon âge ne passe pas quinze ans, car je n'en ai que quatorze et trois mois, je le jure en mon âme et conscience.
«Je ne suis ni bossue, ni boiteuse, et j'ai le plein usage de mes mains; de plus, des cheveux comme des lis, qui traînent par terre à mes pieds.
«Quoique j'aie la bouche en bec d'aigle et le nez un tantinet camard, comme mes dents sont des topazes, elles élèvent au ciel ma beauté.
«Pour ma voix, si tu m'écoutes, tu vois qu'elle égale les plus douces, et je suis d'une taille un peu au-dessous de la moyenne.
«Ces grâces et toutes celles que je possède encore sont des dépouilles réservées à ton carquois. Je suis dans cette maison demoiselle de compagnie, et l'on m'appelle Altisidore.»
Là se termina le chant de l'amoureuse Altisidore, et commença l'épouvante du courtisé don Quichotte; lequel, jetant un grand soupir, se dit à lui-même: «Faut-il que je sois si malheureux errant qu'il n'y ait pas une fille, pour peu qu'elle me voie, qui ne s'amourache de moi! Faut-il que la sans pareille Dulcinée soit si peu chanceuse, qu'on ne la laisse pas jouir en paix et à l'aise de mon incroyable fidélité! Que lui voulez-vous, reines? Que lui demandez-vous, impératrices? Qu'avez-vous à la poursuivre, jeunes filles de quatorze à quinze ans? Laissez, laissez-la, misérables; souffrez qu'elle triomphe et s'enorgueillisse du destin que lui fit l'amour en rendant mon coeur son vassal et en lui livrant les clefs de mon âme. Prenez garde, ô troupe amoureuse, que je suis pour la seule Dulcinée de cire et de pâte molle; pour toutes les autres, de pierre et de bronze. Pour elle, je suis doux comme miel; pour vous, amer comme chicotin. Pour moi, Dulcinée est la seule belle, la seule discrète, la seule pudique et la seule bien née; toutes les autres sont laides, sottes, dévergondées et de basse origine. C'est pour être à elle, et non à nulle autre, que la nature m'a jeté dans ce monde. Qu'Altisidore pleure ou chante, que madame se désespère, j'entends celle pour qui l'on me gourma si bien dans le château du More enchanté; c'est à Dulcinée que je dois appartenir, bouilli ou rôti; c'est pour elle que je dois rester pur, honnête et courtois, en dépit de toutes les sorcelleries de la terre.»
À ces mots, il ferma brusquement la fenêtre; puis, plein de dépit et d'affliction, comme s'il lui fût arrivé quelque grand malheur, il retourna se mettre au lit, où nous le laisserons, quant à présent; car ailleurs nous appelle le grand Sancho Panza, qui veut débuter avec éclat dans son gouvernement.
Chapitre XLV
Comment le grand Sancho Panza prit possession de son île, et de quelle manière il commença à gouverner
Ô toi qui découvres perpétuellement les antipodes, flambeau du monde, oeil du ciel, doux auteur du balancement des cruches à rafraîchir[240]; Phoebus par ici, Thymbrius par là, archer d'un côté, médecin de l'autre, père de la poésie, inventeur de la musique; toi qui toujours te lèves, et, bien qu'il le paraisse, ne te couches jamais; c'est à toi que je m'adresse, ô soleil, avec l'aide de qui l'homme engendre l'homme, pour que tu me prêtes secours, et que tu illumines l'obscurité de mon esprit, afin que je puisse narrer de point en point le gouvernement du grand Sancho Panza; sans toi, je me sens faible, abattu, troublé.
Or donc, Sancho arriva bientôt avec tout son cortège dans un bourg d'environ mille habitants, qui était l'un des plus riches que possédât le duc. On lui fit entendre qu'il s'appelait l'île Barataria, soit qu'en effet le bourg s'appelât Baratario, soit pour exprimer à quel bon marché on lui avait donné le gouvernement[241]. Quand il arriva aux portes du bourg, qui était entouré de murailles, le corps municipal sortit à sa rencontre. On sonna les cloches, et, au milieu de l'allégresse générale que faisaient éclater les habitants, on le conduisit en grande pompe à la cathédrale rendre grâces à Dieu. Ensuite, avec de risibles cérémonies, on lui remit les clefs du bourg, et on l'installa pour perpétuel gouverneur de l'île Barataria. Le costume, la barbe, la grosseur et la petitesse du nouveau gouverneur jetaient dans la surprise tous les gens qui ne savaient pas le mot de l'énigme, et même tous ceux qui le savaient, dont le nombre était grand. Finalement, au sortir de l'église, on le mena dans la salle d'audience, et on l'assit sur le siége du juge. Là, le majordome du duc lui dit:
«C'est une ancienne coutume dans cette île, seigneur gouverneur, que celui qui vient en prendre possession soit obligé de répondre à une question qu'on lui adresse, et qui est quelque peu embrouillée et embarrassante. Par la réponse à cette question, le peuple tâte le pouls à l'esprit de son nouveau gouverneur, et y trouve sujet de se réjouir ou de s'attrister de sa venue.»
Pendant que le majordome tenait ce langage à Sancho, celui-ci s'était mis à regarder plusieurs grandes lettres écrites sur le mur en face de son siège, et, comme il ne savait pas lire, il demanda ce que c'était que ces peintures qu'on voyait sur la muraille. On lui répondit:
«Seigneur, c'est là qu'est écrit et enregistré le jour où Votre Seigneurie a pris possession de cette île. L'épitaphe est ainsi conçue: Aujourd'hui, tel quantième de tel mois et de telle année, il a été pris possession de cette île par le seigneur don Sancho Panza. Puisse-t-il en jouir longues années!
— Et qui appelle-t-on don Sancho Panza? demanda Sancho.
— Votre Seigneurie, répondit le majordome; car il n'est pas entré dans cette île d'autre Panza que celui qui est assis sur ce fauteuil.
— Eh bien! sachez, frère, reprit Sancho, que je ne porte pas le _don, _et que personne ne l'a porté dans toute ma famille, Sancho Panza tout court, voilà comme je m'appelle; Sancho s'appelait mon père, et Sancho mon grand-père, et tous furent des Panzas, sans ajouter de _don _ni d'autres allonges. Je m'imagine qu'il doit y avoir dans cette île plus de _don _que de pierres. Mais suffit, Dieu m'entend, et il pourra bien se faire, si le gouvernement me dure quatre jours, que j'échardonne ces _don _qui doivent, par leur multitude, importuner comme les mosquites et les cousins.[242] Maintenant, que le seigneur majordome expose sa question; j'y répondrai du mieux qu'il me sera possible, soit que le peuple s'afflige, soit qu'il se réjouisse.»
En ce moment, deux hommes entrèrent dans la salle d'audience, l'un vêtu en paysan, l'autre en tailleur, car il portait des ciseaux à la main; et le tailleur dit:
«Seigneur gouverneur, ce paysan et moi nous comparaissons devant Votre Grâce, en raison de ce que ce brave homme vint hier dans ma boutique (sous votre respect et celui de la compagnie, je suis, béni soit Dieu, maître tailleur juré), et, me mettant une pièce de drap dans les mains, il me demanda: «Seigneur, y aurait-il dans ce drap de quoi me faire un chaperon?» Moi, mesurant la pièce, je lui répondis oui. Lui alors dut s'imaginer, à ce que j'imagine, que je voulais sans doute lui voler un morceau du drap, se fondant sur sa propre malice et sur la mauvaise opinion qu'on a des tailleurs, et il me dit de regarder s'il n'y aurait pas de quoi faire deux chaperons. Je devinai sa pensée, et lui répondis encore oui. Alors, toujours à cheval sur sa méchante intention, il se mit à ajouter des chaperons et moi des oui, jusqu'à ce que nous fussions arrivés à cinq chaperons. Tout à l'heure, il est venu les chercher. Je les lui donne, mais il ne veut pas me payer la façon; au contraire, il veut que je lui paye ou que je lui rende le drap.
— Tout cela est-il ainsi, frère? demanda Sancho au paysan.
— Oui, seigneur, répondit le bonhomme; mais que Votre Grâce lui fasse montrer les cinq chaperons qu'il m'a faits.
— Très-volontiers», repartit le tailleur.
Et, tirant aussitôt la main de dessous son manteau, il montra cinq chaperons posés sur le bout des cinq doigts de la main.
«Voici, dit-il, les cinq chaperons que ce brave homme me réclame. Je jure en mon âme et conscience qu'il ne m'est pas resté un pouce du drap, et je donne l'ouvrage à examiner aux examinateurs du métier.»
Tous les assistants se mirent à rire de la multitude des chaperons et de la nouveauté du procès. Pour Sancho, il resta quelques moments à réfléchir, et dit:
«Ce procès, à ce qu'il me semble, n'exige pas de longs délais, et doit se juger à jugement de prud'homme. Voici donc ma sentence: Que le tailleur perde sa façon et le paysan son drap, et qu'on porte les chaperons aux prisonniers; et que tout soit dit.»
Si la sentence qu'il rendit ensuite à propos de la bourse du berger excita l'admiration des assistants, celle-ci les fit éclater de rire.[243] Mais enfin l'on fit ce qu'avait ordonné le gouverneur, devant lequel se présentèrent deux hommes d'âge. L'un portait pour canne une tige de roseau creux; l'autre vieillard, qui était sans canne, dit à Sancho:
«Seigneur, j'ai prêté à ce brave homme, il y a déjà longtemps, dix écus d'or en or, pour lui faire plaisir et lui rendre service, à condition qu'il me les rendrait dès que je lui en ferais la demande. Bien des jours se sont passés sans que je les lui demandasse, car je ne voulais pas, pour les lui faire rendre, le mettre dans un plus grand besoin que celui qu'il avait quand je les lui prêtai. Enfin voyant qu'il oubliait de s'acquitter, je lui ai demandé mes dix écus une et bien des fois; mais non-seulement il ne me les rend pas, il me les refuse, disant que jamais je ne lui ai prêté ces dix écus, et que, si je les lui ai prêtés, il me les a rendus depuis longtemps. Je n'ai aucun témoin, ni du prêté ni du rendu, puisqu'il n'a pas fait de restitution. Je voudrais que Votre Grâce lui demandât le serment. S'il jure qu'il me les a rendus, je l'en tiens quitte pour ici et pour devant Dieu.
— Que dites-vous à cela, bon vieillard au bâton?» demanda Sancho.
Le vieillard répondit:
«Je confesse, seigneur, qu'il me les a prêtés; mais que Votre Grâce abaisse sa verge, et, puisqu'il s'en remet à mon serment, je jurerai que je les lui ai rendus et payés en bonne et due forme.»
Le gouverneur baissa sa verge, et cependant le vieillard au roseau donna sa canne à l'autre vieillard, en le priant, comme si elle l'eût beaucoup embarrassé, de la tenir tandis qu'il prêterait serment. Il étendit ensuite la main sur la croix de la verge et dit:
«Il est vrai que le comparant m'a prêté les dix écus qu'il me réclame, mais je les lui ai rendus de la main à la main, et c'est faute d'y avoir pris garde qu'il me les redemande à chaque instant.»
Alors, l'illustre gouverneur demanda au créancier ce qu'il avait à répondre à ce que disait son adversaire. L'autre repartit que son débiteur avait sans doute dit vrai, car il le tenait pour homme de bien et pour bon chrétien; qu'il devait lui-même avoir oublié quand et comment la restitution lui avait été faite; mais que désormais il ne lui demanderait plus rien. Le débiteur reprit sa canne, baissa la tête, et sortit de l'audience.
Lorsque Sancho le vit partir ainsi sans plus de façon, considérant aussi la résignation du demandeur, il inclina sa tête sur sa poitrine, et, plaçant l'index de la main droite le long de son nez et de ses sourcils, il resta quelques moments à rêver; puis il releva la tête et ordonna d'appeler le vieillard à la canne qui avait déjà disparu. On le ramena, et dès que Sancho le vit:
«Donnez-moi cette canne, brave homme, lui dit-il; j'en ai besoin.
— Très-volontiers, seigneur, répondit le vieillard, la voici», et il la lui mit dans les mains.
Sancho la prit, et la tendant à l'autre vieillard:
«Allez avec Dieu, lui dit-il, vous voilà payé.
— Qui, moi, seigneur? répondit le vieillard; est-ce que ce roseau vaut dix écus d'or?
— Oui, reprit le gouverneur, ou sinon je suis la plus grosse bête du monde, et l'on va voir si j'ai de la cervelle pour gouverner tout un royaume.»
Alors il ordonna qu'on ouvrît et qu'on brisât la canne en présence de tout le public; ce qui fut fait, et, dans l'intérieur du roseau, on trouva dix écus d'or. Tous les assistants restèrent émerveillés, et tinrent leur gouverneur pour un nouveau Salomon. On lui demanda d'où il avait conjecturé que dans ce roseau devaient se trouver les dix écus d'or. Il répondit qu'ayant vu le vieillard donner sa canne à sa partie adverse pendant qu'il prêtait serment, et jurer qu'il lui avait dûment et véritablement donné les dix écus, puis, après avoir juré, lui reprendre sa canne, il lui était venu à l'esprit que dans ce roseau devait se trouver le remboursement qu'on lui demandait.
«De là, ajouta-t-il, on peut tirer cette conclusion, qu'à ceux qui gouvernent, ne fussent-ils que des sots, Dieu fait quelquefois la grâce de les diriger dans leurs jugements. D'ailleurs, j'ai entendu jadis conter une histoire semblable au curé de mon village[244], et j'ai la mémoire si bonne, si parfaite, que, si je n'oubliais la plupart du temps justement ce que je veux me rappeler, il n'y aurait pas en toute l'île une meilleure mémoire.»
Finalement, les deux vieillards s'en allèrent, l'un confus, l'autre remboursé, et tous les assistants restèrent dans l'admiration. Et celui qui était chargé d'écrire les paroles, les actions et jusqu'aux mouvements de Sancho, ne parvenait point à se décider s'il le tiendrait et le ferait tenir pour sot ou pour sage.
Aussitôt que ce procès fut terminé, une femme entra dans l'audience, tenant à deux mains un homme vêtu en riche propriétaire de troupeaux. Elle accourait en jetant de grands cris:
«Justice, disait-elle, seigneur gouverneur, justice! Si je ne la trouve pas sur la terre, j'irai la chercher dans le ciel. Seigneur gouverneur de mon âme, ce méchant homme m'a surprise au milieu des champs, et s'est servi de mon corps comme si c'eût été une guenille mal lavée. Ah! malheureuse que je suis! il m'a emporté le trésor, que je gardais depuis plus de vingt-trois ans, le défendant de Mores et de chrétiens, de naturels et d'étrangers. C'était bien la peine que, toujours aussi dure qu'un tronc de liége, je me fusse conservée intacte comme la salamandre dans le feu, ou comme la laine parmi les broussailles, pour que ce malotru vînt maintenant me manier de ses deux mains propres.
— C'est encore à vérifier, dit Sancho, si ce galant a les mains propres ou sales» et, se tournant vers l'homme, il lui demanda ce qu'il avait à répondre à la plainte de cette femme.
L'autre répondit tout troublé:
«Mes bons seigneurs, je suis un pauvre berger de bêtes à soie, et, ce matin, je quittais ce pays, après y avoir vendu, sous votre respect, quatre cochons, si bien qu'on m'a pris en octrois, gabelle et autres tromperies, bien peu moins qu'ils ne valaient. En retournant à mon village, je rencontrai cette bonne duègne en chemin, et le diable, qui se fourre partout pour tout embrouiller, nous fit badiner ensemble. Je lui payai ce qui était raisonnable; mais elle, mécontente de moi, m'a pris à la gorge, et ne m'a plus laissé qu'elle ne m'eût amené jusqu'en cet endroit. Elle dit que je lui ai fait violence; mais elle ment, par le serment que je fais ou suis prêt à faire. Et voilà toute la vérité, sans qu'il y manque un fil.»
Alors le gouverneur lui demanda s'il portait sur lui quelque argent en grosses pièces. L'homme répondit qu'il avait jusqu'à vingt ducats dans le fond d'une bourse en cuir. Sancho lui ordonna de la tirer de sa poche et de la remettre telle qu'elle était à la plaignante. Il obéit en tremblant; la femme prit la bourse, puis, faisant mille révérences à tout le monde, et priant Dieu pour la vie et la santé du seigneur gouverneur, qui prenait ainsi la défense des orphelines jeunes et nécessiteuses, elle sortit de l'audience, emportant la bourse à deux mains, après s'être assurée, toutefois, que c'était bien de la monnaie d'argent qu'elle contenait.
Dès qu'elle fut dehors, Sancho dit au berger, qui déjà fondait en larmes, et dont le coeur et les yeux s'en allaient après sa bourse:
«Bonhomme, courez après cette femme et reprenez-lui la bourse, qu'elle veuille ou ne veuille pas; puis revenez avec elle ici.»
Sancho ne parlait ni à sot ni à sourd, car l'homme partit comme la foudre pour faire ce qu'on lui commandait. Tous les spectateurs restaient en suspens, attendant la fin de ce procès. Au bout de quelques instants, l'homme et la femme revinrent, plus fortement accrochés et cramponnés l'un à l'autre que la première fois. La femme avait son jupon retroussé, et la bourse enfoncée dans son giron, l'homme faisait rage pour la lui reprendre, mais ce n'était pas possible, tant elle la défendait bien.
«Justice de Dieu et du monde! disait-elle à grands cris; voyez, seigneur gouverneur, le peu de honte et le peu de crainte de ce vaurien dénaturé, qui a voulu, au milieu de la ville, au milieu de la rue, me reprendre la bourse que Votre Grâce m'a fait donner.
— Est-ce qu'il vous l'a reprise? demanda le gouverneur.
— Reprise! ah bien oui! répondit la femme, je me laisserais plutôt enlever la vie qu'enlever la bourse. Elle est bonne pour ça, l'enfant. Oh! il faudrait me jeter d'autres chats à la gorge que ce répugnant nigaud. Des tenailles et des marteaux, des ciseaux et des maillets ne suffiraient pas pour me l'arracher d'entre les ongles, pas même des griffes de lion. On m'arracherait plutôt l'âme du milieu des chairs.
— Elle a raison, dit l'homme; je me donne pour vaincu et rendu, et je confesse que mes forces ne sont pas capables de la lui prendre.»
Cela dit, il la laissa; alors le gouverneur dit à la femme:
«Montrez-moi cette bourse, chaste et vaillante héroïne.»
Elle la lui donna sur-le-champ, et le gouverneur, la rendant à l'homme, dit à la violente non violentée:
«Ma soeur, si le même courage et la même vigueur que vous venez de déployer pour défendre cette bourse, vous les aviez employés, et même moitié moins, pour défendre votre corps, les forces d'Hercule n'auraient pu vous forcer. Allez avec Dieu, et à la male heure, et ne vous arrêtez pas en toute l'île, ni à six lieues à la ronde, sous peine de deux cents coups de fouet. Allons, décampez, dis-je, enjôleuse, dévergondée et larronnesse.»
La femme, tout épouvantée, s'en alla, tête basse et maugréant; et le gouverneur dit à l'homme:
«Allez avec Dieu, brave homme, à votre village et avec votre argent, et désormais, si vous ne voulez pas le perdre, faites en sorte qu'il ne vous prenne plus fantaisie de badiner avec personne.»
L'homme lui rendit grâce aussi gauchement qu'il put, et s'en alla.[245] Les assistants demeurèrent encore une fois dans l'admiration des jugements et des arrêts de leur nouveau gouverneur, et tous ces détails, recueillis par son historiographe, furent aussitôt envoyés au duc, qui les attendait avec grande impatience. Mais laissons ici le bon Sancho, car nous avons hâte de retourner à son maître, tout agité par la sérénade d'Altisidore.
Chapitre XLVI
De l'épouvantable charivari de sonnettes et de miaulements que reçut don Quichotte dans le cours de ses amours avec l'amoureuse Altisidore
Nous avons laissé le grand don Quichotte enseveli dans les pensées diverses que lui avait causées la sérénade de l'amoureuse fille de compagnie. Il se coucha avec ces pensées; et, comme si c'eût été des puces, elles ne le laissèrent ni dormir, ni reposer un moment, sans compter qu'à cela se joignait la déconfiture des mailles de ses bas. Mais, comme le temps est léger et que rien ne l'arrête en sa route, il courut à cheval sur les heures, et bientôt arriva celle du matin. À la vue du jour, don Quichotte quitta la plume oisive, et, toujours diligent, revêtit son pourpoint de chamois, et chaussa ses bottes de voyage pour cacher la mésaventure de ses bas troués. Puis il jeta par là-dessus son manteau d'écarlate, et se mit sur la tête une _montera _de velours vert, garnie d'un galon d'argent; il passa le baudrier sur ses épaules, avec sa bonne épée tranchante; il attacha à sa ceinture un grand chapelet qu'il portait toujours sur lui; et, dans ce magnifique appareil, il s'avança majestueusement vers le vestibule, où le duc et la duchesse, déjà levés, semblaient être venus l'attendre.
Dans une galerie qu'il devait traverser, Altisidore et l'autre fille, son amie, s'étaient postées pour le prendre au passage. Dès qu'Altisidore aperçut don Quichotte, elle feignit de s'évanouir; et son amie, qui la reçut dans ses bras, s'empressait de lui délacer le corsage de sa robe. Don Quichotte vit cette scène; il s'approcha d'elles, et dit:
«Je sais déjà d'où procèdent ces accidents.
— Et moi je n'en sais rien, répondit l'amie; car Altisidore est la plus saine et la mieux portante des femmes de cette maison, et je ne lui ai pas entendu pousser un _hélas! _depuis que je la connais. Mais que le ciel confonde autant de chevaliers errants qu'il y en a sur la terre, s'il est vrai qu'ils soient tous ingrats. Retirez-vous, seigneur don Quichotte; la pauvre enfant ne reviendra point à elle tant que Votre Grâce restera là.»
Alors don Quichotte répondit:
«Faites en sorte, madame, qu'on mette un luth cette nuit dans mon appartement; je consolerai du mieux qu'il me sera possible cette jeune fille blessée au coeur. Dans le commencement de l'amour, un prompt désabusement est le souverain remède.»
Cela dit, il s'éloigna, pour n'être point remarqué de ceux qui pouvaient l'apercevoir. Il avait à peine tourné les talons que, reprenant ses sens, l'évanouie Altisidore dit à sa compagne:
«Il faut avoir soin qu'on lui mette le luth qu'il demande. Don Quichotte, sans doute, veut nous donner de la musique; elle ne sera pas mauvaise venant de lui.»
Aussitôt les deux donzelles allèrent rendre compte à la duchesse de ce qui venait de se passer, et de la demande d'un luth que faisait don Quichotte. Celle-ci, ravie de joie, se concerta avec le duc et ses femmes, pour jouer au chevalier un tour qui fût plus amusant que nuisible. Dans l'espoir de ce divertissement, tous attendaient l'arrivée de la nuit, laquelle vint aussi vite qu'était venu le jour, que le duc et la duchesse passèrent en délicieuses conversations avec don Quichotte. Ce même jour, la duchesse dépêcha bien réellement un de ses pages (celui qui avait fait dans la forêt le personnage enchanté de Dulcinée) à Thérèse Panza, avec la lettre de son mari Sancho Panza, et le paquet de hardes qu'il avait laissé pour qu'on l'envoyât à sa femme. Le page était chargé de rapporter une fidèle relation de tout ce qui lui arriverait dans son message.
Cela fait, et onze heures du soir étant sonnées, don Quichotte, en rentrant dans sa chambre, y trouva une mandoline. Il préluda, ouvrit la fenêtre grillée, et reconnut qu'il y avait du monde au jardin. Ayant alors parcouru toutes les touches de la mandoline, pour la mettre d'accord aussi bien qu'il le pouvait, il cracha, se nettoya le gosier, puis, d'une voix un peu enrouée, mais juste, il chanta le _romance _suivant, qu'il avait tout exprès composé lui- même ce jour-là.
«Les forces de l'amour ont coutume d'ôter les âmes de leurs gonds, en prenant pour levier l'oisiveté nonchalante.
«La couture, la broderie, le travail continuel, sont l'antidote propre au venin des transports amoureux.
«Pour les filles vivant dans la retraite, qui aspirent à être mariées, l'honnêteté est une dot et la voix de leurs louanges.
«Les chevaliers errants et ceux qui peuplent la cour courtisent les femmes libres, et épousent les honnêtes.
«Il y a des amours de soleil levant qui se pratiquent entre hôte et hôtesse; mais ils arrivent bientôt au couchant, car ils finissent avec le départ.
«L'amour nouveau venu, qui arrive aujourd'hui et s'en va demain, ne laisse pas les images bien profondément gravées dans l'âme.
«Peinture sur peinture ne brille, ni ne se fait voir; où il y a une première beauté, la seconde ne gagne pas la partie.
«J'ai Dulcinée du Toboso peinte sur la table rase de l'âme, de telle façon qu'il est impossible dé l'en effacer.
«La constance dans les amants est la qualité la plus estimée, celle par qui l'amour fait des miracles, et qui les élève également à la félicité.»
Don Quichotte en était là de son chant, qu'écoutaient le duc, la duchesse, Altisidore et presque tous les gens du château, quand tout à coup, du haut d'un corridor extérieur qui tombait à plomb sur la fenêtre de don Quichotte, on descendit une corde où étaient attachées plus de cent sonnettes, puis on vida un grand sac plein de chats qui portaient aussi des grelots à la queue. Le vacarme des sonnettes et des miaulements de chats fut si grand, que le duc et la duchesse, bien qu'inventeurs de la plaisanterie, en furent effrayés, et que don Quichotte sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Le sort voulut en outre que deux ou trois chats entrassent par la fenêtre dans sa chambre; et, comme ils couraient çà et là tout effarés, on aurait dit qu'une légion de diables y prenaient leurs ébats. En cherchant par où s'échapper, ils eurent bientôt éteint les deux bougies qui éclairaient l'appartement; et, comme la corde aux grosses sonnettes ne cessait de descendre et de monter, la plupart des gens du château, qui n'étaient pas au fait de l'aventure, restaient frappés d'étonnement et d'épouvante.
Don Quichotte cependant se leva tout debout, et, mettant l'épée à la main, il commença à tirer de grandes estocades par la fenêtre, en criant de toute la puissance de sa voix:
«Dehors, malins enchanteurs; dehors, canaille ensorcelée! Je suis don Quichotte de la Manche, contre qui ne peuvent prévaloir vos méchantes intentions.»
Puis, se tournant vers les chats qui couraient au travers de la chambre, il leur lança plusieurs coups d'épée. Tous alors accoururent à la fenêtre, et s'échappèrent par cette issue. L'un d'eux pourtant, se voyant serré de près par les coups d'épée de don Quichotte, lui sauta au visage, et lui empoigna le nez avec les griffes et les dents. La douleur fit jeter des cris perçants à Don Quichotte. En les entendant, le duc et la duchesse devinèrent ce que ce pouvait être, et étant accourus en toute hâte à sa chambre, qu'ils ouvrirent avec un passe-partout, ils virent le pauvre chevalier qui se débattait de toutes ses forces pour arracher le chat de sa figure. On apporta des lumières, et l'on aperçut au grand jour la formidable bataille. Le duc s'élança pour séparer les combattants; mais don Quichotte s'écria:
«Que personne ne s'en mêle; qu'on me laisse corps à corps avec ce démon, avec ce sorcier, avec cet enchanteur. Je veux lui faire voir, de lui à moi, qui est don Quichotte de la Manche.»
Mais le chat, ne faisant nul cas de ces menaces, grognait et serrait les dents. Enfin le duc lui fit lâcher prise, et le jeta par la fenêtre. Don Quichotte resta avec le visage percé comme un crible, et le nez en fort mauvais état, mais encore plus dépité de ce qu'on ne lui eût pas laissé finir la bataille qu'il avait si bien engagée avec ce malandrin d'enchanteur.
On fit apporter de l'huile d'aparicio[246], et Altisidore lui posa elle-même, de ses blanches mains, des compresses sur tous les endroits blessés. En les appliquant, elle dit à voix basse:
«Toutes ces mésaventures t'arrivent, impitoyable chevalier, pour punir le péché de ta dureté et de ton obstination. Plaise à Dieu que ton écuyer Sancho oublie de se fustiger, afin que jamais cette Dulcinée, de toi si chérie, ne sorte de son enchantement, et que tu ne partages point la couche nuptiale avec elle, du moins tant que je vivrai, moi qui t'adore.»
À tous ces propos passionnés, don Quichotte ne répondit pas un seul mot; il poussa un profond soupir et s'étendit dans son lit, après avoir remercié le duc et la duchesse de leur bienveillance, non point, dit-il, que cette canaille de chats, d'enchanteurs et de sonnettes, lui fît la moindre peur, mais pour reconnaître la bonne intention qui les avait fait venir à son secours. Ses nobles hôtes le laissèrent reposer, et s'en allèrent fort chagrins du mauvais succès de la plaisanterie. Ils n'avaient pas cru que don Quichotte payerait si cher cette aventure, qui lui coûta cinq jours de retraite de lit, pendant lesquels il lui arriva une autre aventure, plus divertissante que celle-ci. Mais son historien ne veut pas la raconter à cette heure, désireux de retourner à Sancho Panza, qui se montrait fort diligent et fort gracieux dans son gouvernement.
Chapitre XLVII
Où l'on continue de raconter comment se conduisait Sancho dans son gouvernement
L'histoire raconte que, de la salle d'audience, on conduisit Sancho à un somptueux palais, où, dans une grande salle, était dressée une table élégamment servie. Dès que Sancho entra dans la salle du festin, les clairons sonnèrent, et quatre pages s'avancèrent pour lui verser de l'eau sur les mains; cérémonie que Sancho laissa faire avec une parfaite gravité. La musique cessa, et Sancho s'assit au haut bout de la table, car il n'y avait pas d'autre siège ni d'autre couvert tout à l'entour. Alors vint se mettre debout à ses côtés un personnage qu'on reconnut ensuite pour médecin, tenant à la main une baguette de baleine; puis on enleva une fine et blanche nappe qui couvrait les fruits et les mets de toutes sortes dont la table était chargée. Une espèce d'ecclésiastique donna la bénédiction, et un page tenait une bavette sous le menton de Sancho. Un autre page, qui faisait l'office de maître d'hôtel, lui présenta un plat de fruits. Mais à peine Sancho en eut-il mangé une bouchée, que l'homme à la baleine toucha le plat du bout de sa baguette, et on le desservit avec une célérité merveilleuse. Le maître d'hôtel approcha aussitôt un autre mets, que Sancho se mit en devoir de goûter; mais, avant qu'il y eût porté, non les dents, mais seulement la main, déjà la baguette avait touché le plat, et un page l'avait emporté avec autant de promptitude que le plat de fruits. Quand Sancho vit cela, il resta immobile de surprise; puis, regardant tous les assistants à la ronde, il demanda s'il fallait manger ce dîner comme au jeu de passe-passe. L'homme à la verge répondit:
«Il ne faut manger, seigneur gouverneur, que suivant l'usage et la coutume des autres îles où il y a des gouverneurs comme vous. Moi, seigneur, je suis médecin, gagé pour être celui des gouverneurs de cette île. Je m'occupe beaucoup plus de leur santé que de la mienne, travaillant nuit et jour, et étudiant la complexion du gouverneur pour réussir à le guérir, s'il vient à tomber malade. Ma principale occupation est d'assister à ses repas, pour le laisser manger ce qui me semble lui convenir, et lui défendre ce que j'imagine devoir être nuisible à son estomac[247]. Ainsi j'ai fait enlever le plat de fruits, parce que c'est une chose trop humide, et, quant à l'autre mets, je l'ai fait enlever aussi, parce que c'est une substance trop chaude, et qu'il y a beaucoup d'épices qui excitent la soif. Or, celui qui boit beaucoup détruit et consomme l'humide radical dans lequel consiste la vie.
— En ce cas, reprit Sancho, ce plat de perdrix rôties, et qui me semblent cuites fort à point, ne peut me faire aucun mal?
— Le seigneur gouverneur, répondit le médecin, ne mangera pas de ces perdrix tant que je serai vivant.
— Et pourquoi? demanda Sancho.
— Pourquoi? reprit le médecin; parce que notre maître Hippocrate, boussole et lumière de la médecine, a dit dans un aphorisme: Omnis saturatio mala; perdicis autem pessima[248]; ce qui signifie.: «Toute indigestion est mauvaise; mais celle de perdrix, très-mauvaise.»
— S'il en est ainsi, dit Sancho, que le seigneur docteur voie un peu, parmi tous les mets qu'il y a sur cette table, quel est celui qui me fera le plus de bien, ou le moins de mal, et qu'il veuille bien m'en laisser manger à mon aise sans me le bâtonner, car, par la vie du gouverneur (Dieu veuille m'en laisser jouir!), je meurs de faim. Si l'on m'empêche de manger, quoi qu'en dise le seigneur docteur, et quelque regret qu'il en ait, ce sera plutôt m'ôter la vie que me la conserver.
— Votre Grâce a parfaitement raison, seigneur gouverneur, répondit le médecin. Aussi suis-je d'avis que Votre Grâce ne mange point de ces lapins fricassés que voilà, parce que c'est un mets de bête à poil[249]. Quant à cette pièce de veau, si elle n'était pas rôtie et mise en daube, on en pourrait goûter; mais il ne faut pas y songer en cet état.»
Sancho dit alors:
«Ce grand plat qui est là, plus loin, et d'où sort tant de fumée, il me semble que c'est une olla podrida[250]; et dans ces _ollas podridas, _il y a tant de choses et de tant d'espèces, que je ne puis manquer d'en rencontrer quelqu'une qui me soit bonne au goût et à la santé.
— _Absit! _s'écria le médecin; loin de nous une semblable pensée! Il n'y a rien au monde de pire digestion qu'une _olla podrida. _C'est bon pour les chanoines, pour les recteurs de collège, pour les noces de village; mais qu'on en délivre les tables des gouverneurs, où doit régner toute délicatesse et toute ponctualité. La raison en est claire; où que ce soit, et de qui que ce soit, les médecines simples sont toujours plus en estime que les médecines composées; car dans les simples on ne peut se tromper; mais dans les composées, cela est très-facile, en altérant la quantité des médicaments qui doivent y entrer. Ce que le seigneur gouverneur doit manger maintenant, s'il veut m'en croire, pour conserver et même pour corroborer sa santé, c'est un cent de fines oublies, et trois ou quatre lèches de coing, bien minces, qui, en lui fortifiant l'estomac, aideront singulièrement à la digestion.»
Quand Sancho entendit cela, il se jeta en arrière sur le dossier de sa chaise, regarda fixement le médecin, et lui demanda d'un ton grave comment il s'appelait, et où il avait étudié.
«Moi, seigneur gouverneur, répondit le médecin, je m'appelle le docteur Pédro Récio de Aguéro[251]; je suis natif d'un village appelé Tirtéafuéra[252], qui est entre Caracuel et Almodovar del Campo, à main droite, et j'ai reçu le grade de docteur à l'université d'Osuna.
— Eh bien! s'écria Sancho tout enflammé de colère, seigneur docteur Pédro Récio de mauvais augure, natif de Tirtéafuéra, village qui est à main droite quand on va de Caracuel à Almodovar del Campo, gradué par l'université d'Osuna, ôtez-vous de devant moi vite et vite, ou sinon, je jure par le soleil que je prends un gourdin, et qu'à coups de bâton, en commençant par vous, je ne laisse pas médecin dans l'île entière; au moins de ceux que je reconnaîtrai bien pour des ignorants, car les médecins instruits, prudents et discrets, je les placerai sur ma tête, et les honorerai comme des hommes divins. Mais, je le répète, que Pédro Récio s'en aille vite d'ici; sinon, j'empoigne cette chaise où je suis assis, et je la lui casse sur la tête. Qu'on m'en demande ensuite compte à la résidence[253]; il suffira de dire, pour ma décharge, que j'ai rendu service à Dieu en assommant un méchant médecin, bourreau de la république. Et qu'on me donne à manger, ou qu'on reprenne le gouvernement, car un métier qui ne donne pas de quoi vivre à celui qui l'exerce ne vaut pas deux fèves.»
Le docteur s'épouvanta en voyant le gouverneur si fort en colère, et voulut faire Tirtéafuéra de la salle; mais, à ce même instant, on entendit sonner dans la rue un cornet de postillon. Le maître d'hôtel courut à la fenêtre, et dit en revenant:
«Voici venir un courrier du duc, monseigneur; il apporte sans doute quelque dépêche importante.»
Le courrier entra, couvert de sueur et haletant de fatigue. Il tira de son sein un pli qu'il remit aux mains du gouverneur, et Sancho le passa à celles du majordome, en lui ordonnant de lire la suscription. Elle était ainsi conçue: À don Sancho Panza, gouverneur de l'île Barataria, pour lui remettre en mains propres ou en celles de son secrétaire.
«Et qui est ici mon secrétaire?» demanda aussitôt Sancho.
Alors un des assistants répondit:
«Moi, seigneur, car je sais lire et écrire, et je suis Biscayen.
— Avec ce titre par-dessus le marché, reprit Sancho, vous pourriez être secrétaire de l'empereur lui-même.[254] Ouvrez ce pli, et voyez ce qu'il contient.»
Le secrétaire nouveau-né obéit, et, après avoir lu la dépêche, il dit que c'était une affaire qu'il fallait traiter en secret. Sancho ordonna de vider la salle et de n'y laisser que le majordome et le maître d'hôtel. Tous les autres s'en allèrent avec le médecin, et aussitôt le secrétaire lut la dépêche, qui s'exprimait ainsi:
«Il est arrivé à ma connaissance que certains ennemis de moi et de cette île que vous gouvernez doivent lui donner un furieux assaut, je ne sais quelle nuit. Ayez soin de veiller et de rester sur le qui-vive, afin de n'être pas pris au dépourvu. Je sais aussi, par des espions dignes de foi, que quatre personnes déguisées sont entrées dans votre ville pour vous ôter la vie, parce qu'on redoute singulièrement la pénétration de votre esprit. Ayez l'oeil au guet, voyez bien qui s'approche pour vous parler, et ne mangez rien de ce qu'on vous présentera. J'aurai soin de vous porter secours si vous vous trouvez en péril; mais vous agirez en toute chose comme on l'attend de votre intelligence. De ce pays, le 16 août, à quatre heures du matin. Votre ami, le duc.»
Sancho demeura frappé de stupeur, et les assistants montrèrent un saisissement égal. Alors, se tournant vers le majordome, il lui dit:
«Ce qu'il faut faire à présent, je veux dire tout de suite, c'est de mettre au fond d'un cul de basse fosse le docteur Récio; car si quelqu'un doit me tuer, c'est lui, et de la mort la plus lente et la plus horrible, comme est celle de la faim.
— Il me semble aussi, dit le maître d'hôtel, que Votre Grâce fera bien de ne pas manger de tout ce qui est sur cette table, car la plupart de ces friandises ont été offertes par des religieuses; et, comme on a coutume de dire, derrière la croix se tient le diable.
— Je ne le nie pas, reprit Sancho. Quant à présent, qu'on me donne un bon morceau de pain, et quatre à cinq livres de raisin, où l'on ne peut avoir logé le poison; car enfin je ne puis vivre sans manger. Et, si nous avons à nous tenir prêts pour ces batailles qui nous menacent, il faut être bien restauré, car ce sont les tripes qui portent le coeur, et non le coeur les tripes. Vous, secrétaire, répondez au duc mon seigneur, et dites-lui qu'on exécutera tout ce qu'il ordonne, sans qu'il y manque un point. Vous donnerez de ma part un baise-main à madame la duchesse, et vous ajouterez que je la supplie de ne pas oublier une chose, qui est d'envoyer par un exprès ma lettre et mon paquet à ma femme Thérèse Panza; qu'en cela elle me fera grand'merci, et que j'aurai soin de la servir en tout ce que mes forces me permettront. Chemin faisant, vous pourrez enchâsser dans la lettre un baisemain à mon seigneur don Quichotte, pour qu'il voie que je suis, comme on dit, pain reconnaissant. Et vous, en bon secrétaire et en bon Biscayen, vous pourrez ajouter tout ce que vous voudrez et qui viendra bien à propos. Maintenant, qu'on lève cette nappe, et qu'on me donne à manger. Après cela, je me verrai le blanc des yeux avec autant d'espions, d'assassins et d'enchanteurs qu'il en viendra fondre sur moi et sur mon île.»
En ce moment un page entra.
«Voici, dit-il, un laboureur commerçant qui veut parler à Votre
Seigneurie d'une affaire, à ce qu'il dit, de haute importance.
— C'est une étrange chose que ces gens affairés! s'écria Sancho. Est-il possible qu'ils soient assez bêtes pour ne pas s'apercevoir que ce n'est pas à ces heures-ci qu'ils devraient venir traiter de leurs affaires? Est-ce que, par hasard, nous autres gouverneurs, nous autres juges, nous ne sommes pas des hommes de chair et d'os? Ne faut-il pas qu'ils nous laissent reposer le temps qu'exige la nécessité, ou, sinon, veulent-ils que nous soyons fabriqués de marbre? En mon âme et conscience, si le gouvernement me dure entre les mains (ce que je ne crois guère, à ce que j'entrevois), je mettrai à la raison plus d'un homme d'affaires. Pour aujourd'hui, dites à ce brave homme qu'il entre; mais qu'on s'assure d'abord que ce n'est pas un des espions ou de mes assassins.
— Non, seigneur, répondit le page, car il a l'air d'une sainte nitouche, et je n'y entends pas grand'chose, ou il est bon comme le bon pain.
— D'ailleurs, il n'y a rien à craindre, ajouta le majordome; nous sommes tous ici.
— Serait-il possible, maître d'hôtel, demanda Sancho, à présent que le docteur Pédro Récio s'en est allé, que je mangeasse quelque chose de pesant et de substantiel, ne fût-ce qu'un quartier de pain et un oignon?
— Cette nuit, au souper, répondit le maître d'hôtel, on réparera le défaut du dîner, et Votre Seigneurie sera pleinement payée et satisfaite.
— Dieu le veuille!» répliqua Sancho.
En ce moment entra le laboureur, que, sur sa mine, on reconnaissait à mille lieues pour une bonne âme et une bonne bête. La première chose qu'il fit fut de demander:
«Qui est de vous tous le seigneur gouverneur?
— Qui pourrait-ce être, répondit le secrétaire, sinon celui qui est assis dans le fauteuil?
— Alors, je m'humilie en sa présence», reprit le laboureur.
Et, se mettant à deux genoux, il lui demanda sa main pour la baiser. Sancho la lui refusa, le fit relever, et l'engagea à dire ce qu'il voulait. Le paysan obéit, et dit aussitôt:
«Moi, seigneur, je suis laboureur, natif de Miguel-Turra, un village qui est à deux lieues de Ciudad-Réal.
— Allons, s'écria Sancho, nous avons un autre Tirtéafuéra! Parlez, frère; et tout ce que je puis vous dire, c'est que je connais fort bien Miguel-Turra, qui n'est pas loin de mon pays.
— Le cas est donc, seigneur, continua le paysan, que, par la miséricorde de Dieu, je suis marié en forme et en face de la sainte Église catholique romaine; j'ai deux fils étudiants; le cadet apprend pour être bachelier, l'aîné pour être licencié. Je suis veuf, parce que ma femme est morte, ou plutôt parce qu'un mauvais médecin me l'a tuée, en la purgeant lorsqu'elle était enceinte; et si Dieu avait permis que le fruit vînt à terme, et que ce fût un fils, je l'aurais fait instruire pour être docteur, afin qu'il ne portât pas envie à ses frères le bachelier et le licencié.
— De façon, interrompit Sancho, que, si votre femme n'était pas morte, ou si on ne l'avait pas fait mourir, vous ne seriez pas veuf à présent?
— Non, seigneur, en aucune manière, répondit le laboureur.
— Nous voilà bien avancés, reprit Sancho. En avant, frère, en avant; il est plutôt l'heure de dormir que de traiter d'affaires.
— Je dis donc, continua le laboureur, que celui de mes fils qui doit être bachelier s'est amouraché, dans le pays même, d'une fille appelée Clara Perlerina, fille d'André Perlerino, très-riche laboureur. Et ce nom de Perlerins ne leur vient ni de généalogie, ni d'aucune terre, mais parce que tous les gens de cette famille sont culs-de-jatte[255]; et, pour adoucir le nom, on les appelle Perlerins. Et pourtant, s'il faut dire la vérité, la jeune fille est comme une perle orientale. Regardée du côté droit, elle ressemble à une fleur des champs; du côté gauche, elle n'est pas si bien, parce qu'il lui manque l'oeil, qu'elle a perdu de la petite vérole. Et, bien que les marques et les fossettes qui lui restent sur le visage soient nombreuses et profondes, ceux qui l'aiment bien disent que ce ne sont pas des fossettes, mais des fosses où s'ensevelissent les âmes de ses amants. Elle est si propre que, pour ne pas se salir la figure, elle porte, comme on dit, le nez retroussé, si bien qu'on dirait qu'il se sauve de la bouche. Avec tout cela, elle paraît belle à ravir, car elle a la bouche grande, au point que, s'il ne lui manquait pas dix à douze dents du devant et du fond, cette bouche pourrait passer et outre- passer parmi les mieux formées. Des lèvres, je n'ai rien à dire, parce qu'elles sont si fines et si délicates que, si c'était la mode de dévider des lèvres, on en pourrait faire un écheveau. Mais, comme elles ont une tout autre couleur que celle qu'on voit ordinairement aux lèvres, elles semblent miraculeuses, car elles sont jaspées de bleu, de vert et de violet. Et que le seigneur gouverneur me pardonne si je lui fais avec tant de détails la peinture des qualités de celle qui doit à la fin des fins devenir ma fille; c'est que je l'aime bien, et qu'elle ne me semble pas mal.
— Peignez tout ce qui vous fera plaisir, répondit Sancho, car la peinture me divertit, et, si j'avais dîné, il n'y aurait pas de meilleur dessert pour moi que votre portrait.
— C'est aussi ce qui me reste à faire pour vous servir, reprit le laboureur. Mais un temps viendra où nous serons quelque chose, si nous ne sommes rien à présent. Je dis donc, seigneur, que si je pouvais peindre la gentillesse et la hauteur de son corps, ce serait une chose à tomber d'admiration. Mais ce n'est pas possible, parce qu'elle est courbée et pliée en deux, si bien qu'elle a les genoux dans la bouche; et pourtant il est facile de voir que, si elle pouvait se lever, elle toucherait le toit avec la tête. Elle aurait bien déjà donné la main à mon bachelier; mais c'est qu'elle ne peut pas l'étendre, parce que cette main est nouée, et cependant on reconnaît aux ongles longs et cannelés la belle forme qu'elle aurait eue.
— Voilà qui est bien, dit Sancho; et supposez, frère, que vous l'ayez dépeinte des pieds à la tête, que voulez-vous maintenant? Venez au fait sans détour ni ruelles, sans retaille ni allonge.
— Je voudrais, seigneur, répondit le paysan, que Votre Grâce me fît la grâce de me donner une lettre de recommandation pour le père de ma bru, en le suppliant de vouloir bien faire ce mariage au plus vite, parce que nous ne sommes inégaux ni dans les biens de la fortune, ni dans ceux de la nature. En effet, pour dire la vérité, seigneur gouverneur, mon fils est possédé du diable, et il n'y a pas de jour que les malins esprits ne le tourmentent trois ou quatre fois; et de plus, pour être tombé un beau jour dans le feu, il a le visage ridé comme un vieux parchemin, avec les yeux un peu coulants et pleureurs. Mais aussi il a un caractère d'ange, et, si ce n'était qu'il se gourme et se rosse lui-même sur lui- même, ce serait un bienheureux.
— Voulez-vous encore autre chose, brave homme? demanda Sancho.
— Oui, je voudrais bien autre chose, reprit le laboureur; seulement je n'ose pas le dire. Mais enfin vaille que vaille, il ne faut pas que ça me pourrisse dans l'estomac. Je dis donc, seigneur, que je voudrais que Votre Grâce me donnât trois cents ou bien six cents ducats pour grossir la dot de mon bachelier, je veux dire pour l'aider à se mettre en ménage; car enfin, il faut bien que ces enfants aient de quoi vivre par eux-mêmes, sans être exposés aux impertinences des beaux-pères.
— Voyez si vous voulez encore autre chose, dit Sancho, et ne vous privez pas de le dire, par honte ou par timidité.
— Non certainement, rien de plus», répondit le laboureur.
Il avait à peine parlé que le gouverneur se leva tout debout, empoigna la chaise sur laquelle il était assis, et s'écria:
«Je jure Dieu, don pataud, manant et malappris, que, si vous ne vous sauvez et vous cachez de ma présence, je vous casse et vous ouvre la tête avec cette chaise. Maraud, maroufle, peintre du diable, c'est à ces heures-ci que tu viens me demander six cents ducats? D'où les aurais-je, puant que tu es? et pourquoi te les donnerais-je, si je les avais, sournois, imbécile? Qu'est-ce que me font à moi Miguel-Turra et tout le lignage des Perlerins? Va- t'en, dis-je, ou sinon, par la vie du duc mon seigneur, je fais ce que je t'ai dit. Tu ne dois pas être de Miguel-Turra, mais bien quelque rusé fourbe, et c'est pour me tenter que l'enfer t'envoie ici. Dis-moi, homme dénaturé, il n'y a pas encore un jour et demi que j'ai le gouvernement, et tu veux que j'aie déjà ramassé six cents ducats!»
Le maître d'hôtel fit alors signe au laboureur de sortir de la salle, et l'autre s'en alla tête baissée, avec tout l'air d'avoir peur que le gouverneur n'exécutât sa menace, car le fripon avait parfaitement joué son rôle.
Mais laissons Sancho avec sa colère, et que la paix, comme on dit, revienne à la danse. Il faut retourner à don Quichotte, que nous avons laissé le visage couvert d'emplâtres, et soignant ses blessures de chat, dont il ne guérit pas en moins de huit jours, pendant l'un desquels il lui arriva ce que Cid Hamet promet de rapporter avec la ponctuelle véracité qu'il met à conter toutes les choses de cette histoire, quelque infiniment petites qu'elles puissent être.
Chapitre XLVIII
De ce qui arriva à don Quichotte avec doña Rodriguez, la duègne de la duchesse, ainsi que d'autres événements dignes de mention écrite et de souvenir éternel
Triste et mélancolique languissait le blessé don Quichotte, avec la figure couverte de compresses, et marquée, non par la main de Dieu, mais par les griffes d'un chat; disgrâces familières à la chevalerie errante. Il resta six jours entiers sans se montrer en public, et, pendant l'une des nuits, tandis qu'il était éveillé, pensant à ses malheurs et aux poursuites d'Altisidore, il entendit ouvrir avec une clef la porte de son appartement. Aussitôt il imagina que l'amoureuse damoiselle venait attenter à son honnêteté, et le mettre en passe de manquer à la foi qu'il devait garder à sa dame Dulcinée du Toboso.
«Non, s'écria-t-il, croyant à son idée, et cela d'une voix qui pouvait être entendue; non, la plus ravissante beauté de la terre ne sera point capable de me faire cesser un instant d'adorer celle que je porte gravée dans le milieu de mon coeur et dans le plus profond de mes entrailles. Que tu sois, ô ma dame, transformée en paysanne à manger de l'oignon, ou bien en nymphe du Tage doré tissant des étoffes de soie et d'or; que Merlin ou Montésinos te retiennent où il leur plaira; en quelque part que tu sois, tu es à moi, comme, en quelque part que je sois, j'ai été, je suis et je serai toujours à toi.»
Achever ces propos et voir s'ouvrir la porte, ce fut l'affaire du même instant. Don Quichotte s'était levé tout debout sur son lit, enveloppé du haut en bas d'une courte-pointe de satin jaune, une barrette sur la tête, le visage bandé, pour cacher les égratignures, et les moustaches en papillotes, pour les tenir droites et fermes. Dans ce costume, il avait l'air du plus épouvantable fantôme qui se pût imaginer. Il cloua ses yeux sur la porte, et, quand il croyait voir paraître la tendre et soumise Altisidore, il vit entrer une vénérable duègne avec des voiles blancs à sa coiffe, si plissés et si longs, qu'ils la couvraient, comme un manteau, de la tête aux pieds. Dans les doigts de la main gauche, elle portait une bougie allumée, et de la main droite elle se faisait ombre pour que la lumière ne la frappât point dans les yeux, que cachaient d'ailleurs de vastes lunettes. Elle marchait à pas de loup et sur la pointe du pied. Don Quichotte la regarda du haut de sa tour d'observation[256], et, quand il vit son accoutrement, quand il observa son silence, pensant que c'était quelque sorcière ou magicienne qui venait en ce costume lui jouer quelque méchant tour de son métier, il se mit à faire des signes de croix de toute la vitesse de son bras.
La vision cependant s'approchait. Quand elle fut parvenue au milieu de la chambre, elle leva les yeux, et vit avec quelle hâte don Quichotte faisait des signes de croix. S'il s'était senti intimider en voyant une telle figure, elle fut épouvantée en voyant la sienne; car elle n'eut pas plutôt aperçu ce corps si long et si jaune, avec la couverture et les compresses qui le défiguraient, que, jetant un grand cri:
«Jésus! s'écria-t-elle, qu'est-ce que je vois là?»
Dans son effroi, la bougie lui tomba des mains, et, se voyant dans les ténèbres, elle tourna le dos pour s'en aller; mais la peur la fit s'embarrasser dans les pans de sa jupe, et elle tomba tout de son long sur le plancher.
Don Quichotte, plus effrayé que jamais, se mit à dire:
«Je t'adjure, ô fantôme, ou qui que tu sois, de me dire qui tu es, et ce que tu veux de moi. Si tu es une âme en peine, ne crains pas de me le dire; je ferai pour toi tout ce que mes forces me permettront, car je suis chrétien catholique, et porté à rendre service à tout le monde; et c'est pour cela que j'ai embrassé l'ordre de la chevalerie errante, dont la profession s'étend jusqu'à rendre service aux âmes du purgatoire.»
La duègne, assommée du coup, s'entendant adjurer et conjurer, comprit par sa peur celle de don Quichotte, et lui répondit d'une voix basse et dolente:
«Seigneur don Quichotte (si, par hasard, Votre Grâce est bien don Quichotte), je ne suis ni fantôme, ni vision, ni âme du purgatoire, comme Votre Grâce doit l'avoir pensé, mais bien doña Rodriguez, la duègne d'honneur de madame la duchesse, et je viens recourir à Votre Grâce pour une des nécessités dont Votre Grâce a coutume de donner le remède.
— Dites-moi, dame doña Rodriguez, interrompit don Quichotte, venez-vous, par hasard, faire ici quelque entremise d'amour? je dois vous apprendre que je ne suis bon à rien pour personne, grâce à la beauté sans pareille de ma dame Dulcinée du Toboso. Je dis enfin, dame doña Rodriguez, que, pourvu que Votre Grâce laisse de côté tout message amoureux, vous pouvez aller rallumer votre bougie, et revenir ici; nous causerons ensuite de tout ce qui pourra vous plaire et vous être agréable, sauf, comme je l'ai dit, toute insinuation et incitation.
— Moi des messages de personne, mon bon seigneur! répondit la duègne; Votre Grâce me connaît bien mal. Oh! je ne suis pas encore d'un âge si avancé qu'il ne me reste d'autre ressource que de semblables enfantillages; car, Dieu soit loué! j'ai mon âme dans mes chairs, et toutes mes dents du haut et du bas dans la bouche, hormis quelques-unes que m'ont emportées trois ou quatre catarrhes, de ceux qui sont si fréquents en ce pays d'Aragon. Mais que Votre Grâce m'accorde un instant, j'irai rallumer ma bougie, et je reviendrai sur-le-champ vous conter mes peines, comme au réparateur de toutes celles du monde entier.»
Sans attendre de réponse, la duègne sortit de l'appartement, où don Quichotte resta calme et rassuré en attendant son retour. Mais aussitôt mille pensées l'assaillirent au sujet de cette nouvelle aventure. Il lui semblait fort mal fait, et plus mal imaginé, de s'exposer au péril de violer la foi promise à sa dame; et il se disait à lui-même:
«Qui sait si le diable, toujours artificieux et subtil, n'essayera point maintenant du moyen d'une duègne pour me faire donner dans le piège où n'ont pu m'attirer les impératrices, reines, duchesses, comtesses et marquises? J'ai ouï dire bien des fois, et à bien des gens avisés, que, s'il le peut, il vous donnera la tentatrice plutôt camuse qu'à nez grec. Qui sait enfin si cette solitude, ce silence, cette occasion, ne réveilleront point mes désirs endormis, et ne me feront pas tomber, au bout de mes années, où je n'avais pas même trébuché jusqu'à cette heure? En cas pareils, il vaut mieux fuir qu'accepter le combat… Mais, en vérité, je dois avoir perdu l'esprit, puisque de telles extravagances me viennent à la bouche et à l'imagination. Non; il est impossible qu'une duègne à lunettes et à longue coiffe blanche éveille une pensée lascive dans le coeur le plus dépravé du monde. Y a-t-il, par hasard, une duègne sur la terre qui ait la chair un peu ferme et rebondie? y a-t-il, par hasard, une duègne dans l'univers entier qui manque d'être impertinente, grimacière et mijaurée? Sors donc d'ici, troupe coiffée, inutile pour toute humaine récréation. Oh! qu'elle faisait bien, cette dame de laquelle on raconte qu'elle avait aux deux bouts de son estrade deux duègnes en figure de cire, avec leurs lunettes et leurs coussinets, assises comme si elles eussent travaillé à l'aiguille! Elles lui servaient, autant, pour la représentation et le décorum, que si ces deux statues eussent été des duègnes véritables.»
En disant cela, il se jeta en bas du lit dans l'intention de fermer la porte, et de ne point laisser entrer la dame Rodriguez. Mais, au moment où il touchait la serrure, la dame Rodriguez revenait avec une bougie allumée. Quand elle vit de plus près don Quichotte, enveloppé dans la couverture jaune, avec ses compresses et sa barrette, elle eut peur de nouveau, et, faisant deux ou trois pas en arrière:
«Sommes-nous en sûreté, dit-elle, seigneur chevalier? car ce n'est pas à mes yeux un signe de grande continence que Votre Grâce ait quitté le lit.
— Cette même question, madame, il est bon que je la fasse aussi, répondit don Quichotte. Je vous demande donc si je serai bien sûr de n'être ni assailli ni violenté.
— À qui ou de qui demandez-vous cette sûreté, seigneur chevalier? reprit la duègne.
— À vous et de vous, répliqua don Quichotte, car je ne suis pas de marbre, ni vous de bronze, et il n'est pas maintenant dix heures du matin, mais minuit, et même un peu plus, à ce que j'imagine, et nous sommes dans une chambre plus close et plus secrète que ne dut être la grotte où le traître et audacieux Énée abusa de la belle et tendre Didon. Mais donnez-moi la main, madame; je ne veux pas de plus grande sûreté que celle de ma continence et de ma retenue, appuyée sur celle qu'offrent ces coiffes vénérables.»
En achevant ces mots, il lui baisa la main droite, et lui offrit la sienne, que la duègne accepta avec les mêmes cérémonies.
En cet endroit, Cid Hamet fait une parenthèse et dit:
«Par Mahomet! je donnerais, pour voir ces deux personnages aller, ainsi embrassés, de la porte jusqu'au lit, la meilleure des deux pelisses que je possède.»
Enfin don Quichotte se remit dans ses draps, et doña Rodriguez s'assit sur une chaise un peu écartée du lit, sans déposer ni ses lunettes ni sa bougie. Don Quichotte se blottit et se cacha tout entier, ne laissant que son visage à découvert; puis, quand ils se furent tous deux bien installés, le premier qui rompit le silence fut don Quichotte.
«Maintenant, dit-il, dame doña Rodriguez. Votre Grâce peut découdre les lèvres, et épancher tout ce que renferment son coeur affligé et ses soucieuses entrailles; vous serez, de ma part, écoutée avec de chastes oreilles, et secourue par de charitables oeuvres.
— C'est bien ce que je crois, répondit la duègne; car du gentil et tout aimable aspect de Votre Grâce, on ne pouvait espérer autre chose qu'une si chrétienne réponse. Or, le cas est, seigneur don Quichotte, que, bien que Votre Grâce me voie assise sur cette chaise, et au beau milieu du royaume d'Aragon, en costume de duègne usée, ridée et propre à rien, je suis pourtant native des Asturies d'Oviédo, et de race qu'ont traversée beaucoup des plus nobles familles de cette province. Mais ma mauvaise étoile, et la négligence de mes père et mère, qui se sont appauvris avant le temps, sans savoir comment ni pourquoi, m'amenèrent à Madrid, où, pour me faire un sort, et pour éviter de plus grands malheurs, mes parents me placèrent comme demoiselle de couture chez une dame de qualité; et je veux que Votre Grâce sache qu'en fait de petits étuis et de fins ouvrages à l'aiguille, aucune femme ne m'a damé le pion en toute la vie. Mes parents me laissèrent au service, et s'en retournèrent à leur pays, d'où, peu d'années après, ils durent s'en aller au ciel, car ils étaient bons chrétiens catholiques. Je restai orpheline, réduite au misérable salaire et aux chétives faveurs qu'on fait dans le palais des grands à cette espèce de servante. Mais, dans ce temps, et sans que j'y donnasse la moindre occasion, voilà qu'un écuyer devint amoureux de moi. C'était un homme déjà fort avancé en âge, à grande barbe, à respectable aspect, et surtout gentilhomme autant que le roi, car il était montagnard[257]. Nos amours ne furent pas menés si secrètement qu'ils ne parvinssent à la connaissance de ma dame, laquelle, pour éviter les propos et les caquets, nous maria en forme et en face de la sainte Église catholique romaine. De ce mariage naquit une fille, pour combler ma disgrâce, non pas que je fusse morte en couche, car elle vint à bien et à terme; mais parce qu'à peu de temps de là mon mari mourut d'une certaine peur qui lui fut faite, telle que, si j'avais le temps de la raconter aujourd'hui, je suis sûre que Votre Grâce en serait bien étonnée.»
À ces mots, la duègne se mit à pleurer tendrement et dit:
«Que Votre Grâce me pardonne, seigneur don Quichotte; mais je ne puis rien y faire; chaque fois que je me rappelle mon pauvre défunt, les larmes me viennent aux yeux. Sainte Vierge! avec quelle solennité il conduisait ma dame sur la croupe d'une puissante mule, noire comme du jais! car alors on ne connaissait ni carrosses, ni chaises à porteurs, comme à présent, et les dames allaient en croupe derrière leurs écuyers. Quant à cette histoire, je ne puis m'empêcher de la conter, pour que vous voyiez quelles étaient la politesse et la ponctualité de mon bon mari. Un jour, à Madrid, lorsqu'il entrait dans la rue de Santiago, qui est un peu étroite, un alcalde de cour venait d'en sortir, avec deux alguazils en avant. Dès que le bon écuyer l'aperçut, il fit tourner bride à la mule, faisant mine de revenir sur ses pas pour accompagner l'alcalde. Ma maîtresse, qui allait en croupe, lui dit à voix basse: «Que faites-vous, malheureux? ne voyez-vous pas que je suis ici?» L'alcalde, en homme courtois, retint la bride de son cheval, et dit: «Suivez votre chemin, seigneur, c'est moi qui dois accompagner madame doña Cassilda» (tel était le nom de ma maîtresse). Mon mari cependant, le bonnet à la main, s'opiniâtrait encore à vouloir suivre l'alcalde, Quand ma maîtresse vit cela, pleine de dépit et de colère, elle prit une grosse épingle, ou plutôt tira de son étui un poinçon, et le lui enfonça dans les reins. Mon mari jeta un grand cri, et se tordit le corps, de façon qu'il roula par terre avec sa maîtresse. Les deux laquais de la dame accoururent pour la relever, ainsi que l'alcalde et ses alguazils. Cela mit en confusion toute la porte de Guadalajara, je veux dire tous les désoeuvrés qui s'y trouvaient. Ma maîtresse s'en revint à pied; mon mari se réfugia dans la boutique d'un barbier, disant qu'il avait les entrailles traversées de part en part. Sa courtoisie se divulgua si bien, et fit un tel bruit, que les petits garçons couraient après lui dans les rues. Pour cette raison, et parce qu'il avait la vue un peu courte, ma maîtresse lui donna son congé, et le chagrin qu'il en ressentit lui causa, j'en suis sûre, la maladie dont il est mort. Je restai veuve, sans ressources, avec une fille sur les bras, qui chaque jour croissait en beauté comme l'écume de la mer. Finalement, comme j'avais la réputation de grande couturière, madame la duchesse, qui venait d'épouser le duc, mon seigneur, voulut m'emmener avec elle dans ce royaume d'Aragon, et ma fille aussi, ni plus ni moins. Depuis lors, les jours venant, ma fille a grandi; et avec elle toutes les grâces du monde. Elle chante comme une alouette, danse comme la pensée, lit et écrit comme un maître d'école, et compte comme un usurier. Des soins qu'elle prend de sa personne, je n'ai rien à dire, car l'eau qui court n'est pas plus propre qu'elle; et maintenant elle doit avoir, si je m'en souviens bien, seize ans, cinq mois et trois jours, un de plus ou de moins. Enfin, de cette mienne enfant s'amouracha le fils d'un laboureur très-riche, qui demeure dans un village du duc, mon seigneur, à peu de distance d'ici; puis, je ne sais trop comment, ils trouvèrent moyen de se réunir; et, lui donnant parole de l'épouser, le jeune homme a séduit ma fille. Maintenant il ne veut plus remplir sa promesse, et, quoique le duc, mon seigneur, sache toute l'affaire, car je me suis plainte à lui, non pas une, mais bien des fois, et que je l'aie prié d'obliger ce laboureur à épouser ma fille, il fait la sourde oreille, et veut à peine m'entendre. La raison en est que, comme le père du séducteur, étant fort riche, lui prête de l'argent, et se rend à tout moment caution de ses fredaines, il ne veut le mécontenter, ni lui faire de peine en aucune façon. Je voudrais donc, mon bon seigneur, que Votre Grâce se chargeât de défaire ce grief soit par la prière, soit par les armes; car, à ce que dit tout le monde, Votre Grâce y est venue pour défaire les griefs, redresser les torts et prêter assistance aux misérables. Que Votre Grâce se mette bien devant les yeux l'abandon de ma fille, qui est orpheline, sa gentillesse, son jeune âge, et tous les talents que je vous ai dépeints. En mon âme et conscience, de toutes les femmes qu'a madame la duchesse, il n'y en a pas une qui aille à la semelle de son soulier; car une certaine Altisidore, qui est celle qu'on tient pour la plus huppée et la plus égrillarde, mise en comparaison de ma fille, n'en approche pas d'une lieue. Il faut que Votre Grâce sache, mon seigneur, que tout ce qui reluit n'est pas or. Cette petite Altisidore a plus de présomption que de beauté, et plus d'effronterie que de retenue; outre qu'elle n'est pas fort saine, car elle a dans l'haleine un certain goût d'échauffé, si fort, qu'on ne peut supporter d'être un seul instant auprès d'elle; et même madame la duchesse… Mais je veux me taire, car on dit que les murailles ont des oreilles.
— Qu'a donc madame la duchesse, dame doña Rodriguez? s'écria don
Quichotte; sur ma vie, expliquez-vous.
— En m'adjurant ainsi, répondit la duègne, je ne puis manquer de répondre à ce qu'on me demande, en toute vérité. Vous voyez bien, seigneur don Quichotte, la beauté de madame la duchesse, ce teint du visage, brillant comme une épée fourbie et polie, ces deux joues de lis et de roses, dont l'une porte le soleil et l'autre la lune? vous voyez bien cette fierté avec laquelle elle marche, foulant et méprisant le sol, si bien qu'on dirait qu'elle verse et répand la santé partout où elle passe? Eh bien! sachez qu'elle peut en rendre grâce, d'abord à Dieu, puis à deux fontaines[258] qu'elle a aux deux jambes, et par où s'écoulent toutes les mauvaises humeurs, dont les médecins disent qu'elle est remplie.
— Sainte bonne Vierge! s'écria don Quichotte, est-il possible que madame la duchesse ait de tels écoulements? Je ne l'aurais pas cru, quand même des carmes déchaussés me l'eussent affirmé; mais, puisque c'est dame doña Rodriguez qui le dit, il faut bien que ce soit vrai. Cependant de telles fontaines, et placées en de tels endroits, il ne doit pas couler des humeurs, mais de l'ambre liquide. En vérité, je finis par croire que cet usage de se faire des fontaines doit être une chose bien importante pour la santé.[259]«
À peine don Quichotte achevait-il de dire ces derniers mots, que, d'un coup violent, on ouvrit les portes de sa chambre. Le saisissement fit tomber la bougie des mains de doña Rodriguez, et l'appartement resta, comme on dit, bouche de four. Bientôt la pauvre duègne sentit qu'on la prenait à deux mains par la gorge, si vigoureusement qu'on ne lui laissait pas pousser un cri; puis, sans dire mot, une autre personne lui releva brusquement les jupes, et, avec quelque chose qui ressemblait à une pantoufle, commença à la fouetter si vertement que c'était une pitié. Don Quichotte, bien qu'il sentît s'éveiller la sienne, ne bougeait pas de son lit, ne sachant ce que ce pouvait être; il se tenait coi, silencieux, et craignait même que la correction ne vînt jusqu'à lui. Sa peur ne fut pas vaine; car, dès que les invisibles bourreaux eurent bien moulu la duègne, qui n'osait laisser échapper une plainte, ils s'approchèrent de don Quichotte, et, le déroulant d'entre les draps et les couvertures, ils le pincèrent si fort et si dru, qu'il ne put s'empêcher de se défendre à coups de poing; et tout cela dans un admirable silence. La bataille dura presque une demi-heure; les fantômes disparurent; doña Rodriguez rajusta ses jupes, et, gémissant sur sa disgrâce, elle gagna la porte sans dire un mot à don Quichotte, lequel, pincé et meurtri, confus et pensif, resta seul en son lit, où nous le laisserons, dans le désir de savoir quel était le pervers enchanteur qui l'avait mis en cet état. Mais cela s'expliquera en son temps, car Sancho Panza nous appelle, et la symétrie de l'histoire exige que nous retournions à lui.
Chapitre XLIX
Ce qui arriva à Sancho Panza faisant la ronde dans son île
Nous avons laissé le grand gouverneur fort courroucé contre le laboureur peintre de caricatures, lequel, bien stylé par le majordome, ainsi que le majordome bien avisé par le duc, se moquaient de Sancho Panza. Mais celui-ci, tout sot qu'il était, leur tenait tête à tous, sans broncher d'un pas. Il dit à ceux qui l'entouraient, ainsi qu'au docteur Pédro Récio, qui était rentré dans la salle après la lecture secrète de la lettre du duc:
«En vérité, je comprends à présent que les juges et les gouverneurs doivent être ou se faire de bronze, pour ne pas sentir les importunités des gens affairés, qui, à toute heure et à tout moment, veulent qu'on les écoute et qu'on les dépêche, ne faisant, quoi qu'il arrive, attention qu'à leur affaire. Et, si le pauvre juge ne les écoute et ne les dépêche aussitôt, soit qu'il ne le puisse point, soit que le temps ne soit pas venu de donner audience, ils le maudissent, le mordent, le déchirent, lui rongent les os, et même lui contestent ses quartiers de noblesse. Sot et ridicule commerçant, ne te presse pas ainsi; attends l'époque et l'occasion de faire tes affaires; ne viens pas à l'heure de manger, ni à celle de dormir, car les juges sont de chair et d'os; ils doivent donner à la nature ce qu'elle exige d'eux naturellement, si ce n'est moi, pourtant, qui ne donne rien à manger à la mienne; grâce au seigneur docteur Pédro Récio Tirtéafuéra, ici présent, qui veut que je meure de faim, et affirme que cette mort est la vie. Dieu la lui donne semblable, à lui et à tous ceux de sa race, je veux dire celle des méchants médecins, car celle des bons mérite des palmes de laurier.»
Tous ceux qui connaissaient Sancho Panza s'étonnaient de l'entendre parler avec tant d'élégance, et ne savaient à quoi attribuer ce changement, si ce n'est que les offices importants et graves ou réveillent ou engourdissent les intelligences. Finalement, le docteur Pédro Récio Agüero de Tirtéafuéra lui promit de le laisser souper ce soir-là, dût-il violer tous les aphorismes d'Hippocrate. Cette promesse remplit de joie le gouverneur, qui attendait avec une extrême impatience que la nuit vînt, et avec elle l'heure du souper. Et, quoique le temps lui semblât s'être arrêté, sans remuer de place, néanmoins le moment qu'il désirait avec tant d'ardeur arriva, et on lui donna pour souper un hachis froid de boeuf et d'oignons, avec les pieds d'un veau quelque peu avancé en âge. Il se jeta sur ces ragoûts avec plus de plaisir que si on lui eût servi des francolins de Milan, des faisans de Rome, du veau de Sorento, des perdrix de Moron ou des oies de Lavajos. Pendant le souper, il se tourna vers le docteur et lui dit:
«Écoutez, seigneur docteur, ne prenez plus désormais la peine de me faire manger des choses succulentes, ni des mets exquis; ce serait ôter de ses gonds mon estomac, qui est habitué à la chèvre, au mouton, au lard, au salé, aux navets et aux oignons. Si, par hasard, on lui donne des ragoûts de palais, il les reçoit en rechignant, et quelquefois avec dégoût. Ce que le maître d'hôtel peut faire de mieux, c'est de m'apporter de ces plats qu'on appelle pots-pourris[260]; plus ils sont pourris, meilleur ils sentent, et il pourra y fourrer tout ce qu'il lui plaira, pourvu que ce soit chose à manger; je lui en saurai un gré infini, et le lui payerai même quelque jour. Mais que personne ne se moque de moi; car, enfin, ou nous sommes ou nous ne sommes pas. Vivons et mangeons tous en paix et en bonne compagnie, puisque, quand Dieu fait luire le soleil, c'est pour tout le monde. Je gouvernerai cette île sans rien prendre ni laisser prendre. Mais que chacun ait l'oeil au guet et se tienne sur le qui-vive, car je lui fais savoir que le diable s'est mis dans la danse, et que, si l'on m'en donne occasion, l'on verra des merveilles; sinon, faites-vous miel, et les mouches vous mangeront.
— Assurément, seigneur gouverneur, dit le maître d'hôtel. Votre Grâce a parfaitement raison en tout ce qu'elle a dit, et je me rends caution pour tous les insulaires de cette île, qu'ils serviront Votre Grâce avec ponctualité, amour et bienveillance; car la façon tout aimable de gouverner qu'a prise Votre Grâce dès son début ne leur permet point de rien faire ni de rien penser qui pût tourner à l'oubli de leurs devoirs envers Votre Grâce.
— Je le crois bien, répondit Sancho, et ce seraient des imbéciles s'ils faisaient ou pensaient autre chose. Je répète seulement qu'on ait soin de pourvoir à ma subsistance et à celle de mon grison; c'est ce qui importe le plus à l'affaire, et vient le mieux à propos. Quand il en sera l'heure, nous irons faire la ronde, car mon intention est de nettoyer cette île de toute espèce d'immondices, de vagabonds, de fainéants et de gens mal occupés. Je veux que vous sachiez, mes amis, que les gens désoeuvrés et paresseux sont dans la république la même chose que les frelons dans la ruche, qui mangent le miel fait par les laborieuses abeilles. Je pense favoriser les laboureurs, conserver aux hidalgos leurs privilèges, récompenser les hommes vertueux, et surtout porter respect à la religion et à l'homme religieux. Que vous en semble, amis? Hein! est-ce que je dis quelque chose, ou est-ce que je me casse la tête?
— Votre Grâce parle de telle sorte, seigneur gouverneur, dit le majordome, que je suis émerveillé de voir un homme aussi peu lettré que Votre Grâce, car je crois que vous ne l'êtes pas du tout, dire de telles choses, pleines de sentences et de maximes, si éloignées enfin de ce qu'attendaient de Votre Grâce ceux qui nous ont envoyés, et nous qui sommes venus ici. Chaque jour on voit des choses nouvelles dans le monde; les plaisanteries se changent en réalités sérieuses, et les moqueurs se trouvent moqués.»
La nuit vint, et le gouverneur soupa, comme on l'a dit, avec la permission du docteur Récio. Chacun s'étant équipé pour la ronde, il sortit avec le majordome, le secrétaire, le maître d'hôtel, le chroniqueur chargé de mettre par écrit ses faits et gestes, et une telle foule d'alguazils et de gens de justice, qu'ils auraient pu former un médiocre escadron. Sancho marchait au milieu d'eux, sa verge à la main, et tout à fait beau à voir. Ils avaient à peine traversé quelques rues du pays, qu'ils entendirent un bruit d'épées. On accourut, et l'on trouva que c'étaient deux hommes seuls qui étaient aux prises; lesquels, voyant venir la justice, s'arrêtèrent, et l'un d'eux s'écria:
«Au nom de Dieu et du roi, est-il possible de souffrir qu'on vole en pleine ville dans ce pays, et qu'on attaque dans les rues comme sur un grand chemin?
— Calmez-vous, homme de bien, dit Sancho, et contez-moi la cause de votre querelle; je suis le gouverneur.»
L'adversaire dit alors:
«Seigneur gouverneur, je vous la dirai aussi brièvement que possible. Votre Grâce saura que ce gentilhomme vient à présent de gagner dans cette maison de jeu, qui est en face, plus de mille réaux, et Dieu sait comment. Et, comme j'étais présent, j'ai décidé plus d'un coup douteux en sa faveur, contre tout ce que me dictait la conscience. Il est parti avec son gain, et, quand j'attendais qu'il me donnerait pour le moins un écu de gratification, comme c'est l'usage et la coutume de la donner aux gens de qualité tels que moi[261], qui formons galerie pour passer le temps bien ou mal, pour appuyer des injustices et prévenir des démêlés, il empocha son argent et sortit de la maison. Je courus, plein de dépit, à sa poursuite, et lui demandai d'une façon polie qu'il me donnât tout au moins huit réaux, car il sait bien que je suis un homme d'honneur, et que je n'ai ni métier ni rente, parce que mes parents ne m'ont ni appris l'un ni laissé l'autre. Mais le sournois, qui est plus voleur que Cacus, et plus filou qu'Andradilla, ne voulait pas me donner plus de quatre réaux. Voyez, seigneur gouverneur, quel peu de honte et quel peu de conscience! Mais, par ma foi, si Votre Grâce ne fût arrivée, je lui aurais bien fait vomir son bénéfice, et il aurait appris à mettre le poids à la romaine.
— Que dites-vous à cela?» demanda Sancho.
L'autre répondit:
«Tout ce qu'a dit mon adversaire est la vérité. Je n'ai pas voulu lui donner plus de quatre réaux, parce que je les lui donne bien souvent; et ceux qui attendent la gratification des joueurs doivent être polis, et prendre gaiement ce qu'on leur donne, sans se mettre en compte avec les gagnants, à moins de savoir avec certitude que ce sont des filous, et que ce qu'ils gagnent est mal gagné. Mais, pour justifier que je suis un homme de bien, et non voleur, comme il le dit, il n'y a pas de meilleure preuve que de n'avoir rien voulu lui donner, car les filous sont toujours tributaires des gens de la galerie qui les connaissent.
— Cela est vrai, dit le majordome; que Votre Grâce, seigneur gouverneur, décide ce qu'il faut faire de ces hommes.
— Ce qu'il faut en faire, répondit Sancho; vous, gagnant bon ou mauvais, ou ni l'un ni l'autre, donnez sur-le-champ à votre assaillant cent réaux, et vous aurez de plus à en débourser trente pour les pauvres de la prison. Et vous, qui n'avez ni métier ni rente, et vivez les bras croisés dans cette île, prenez vite ces cent réaux, et demain, dans la journée, sortez de cette île, exilé pour dix années, sous peine, si vous rompez votre ban, de les achever dans l'autre vie; car je vous accroche à la potence, ou du moins le bourreau par mon ordre. Et que personne ne réplique, ou gare à lui.»
L'un déboursa l'argent, l'autre l'empocha; celui-ci quitta l'île, et celui-là s'en retourna chez lui. Le gouverneur dit alors:
«Ou je pourrai peu de chose, ou je supprimerai ces maisons de jeu, car j'imagine qu'elles causent un grand dommage.
— Celle-ci du moins, dit un greffier. Votre Grâce ne pourra pas la supprimer, car elle est tenue par un grand personnage, qui, sans comparaison, perd plus d'argent chaque année qu'il n'en retire des cartes. C'est contre des tripots de moindre étage que Votre Grâce pourra montrer son pouvoir; ceux-là font le plus de mal et cachent le plus d'infamies. Dans les maisons des gentilshommes et des grands seigneurs, les filous célèbres n'osent point user de leurs tours d'adresse. Et, puisque ce vice du jeu est devenu un exercice commun, il vaut mieux qu'on joue dans les maisons des gens de qualité que dans celle de quelque artisan, où l'on empoigne un malheureux de minuit au matin, pour l'écorcher tout vif.[262]
— Oh! pour cela, greffier, reprit Sancho, je sais qu'il y a beaucoup à dire.»
En ce moment arriva un archer de maréchaussée qui tenait un jeune homme au collet.
«Seigneur gouverneur, dit-il, ce garçon venait de notre côté; mais, dès qu'il aperçut la justice, il tourna les talons et se mit à courir comme un daim, signe certain que c'est quelque délinquant. Je partis à sa poursuite, et s'il n'eût trébuché et tombé en courant, je ne l'aurais jamais rattrapé.
— Pourquoi fuyais-tu, jeune homme? demanda Sancho.
— Seigneur, répondit le garçon, c'était pour éviter de répondre aux nombreuses questions que font les gens de justice.
— Quel est ton métier?
— Tisserand.
— Et qu'est-ce que tu tisses?
— Des fers de lance, avec la permission de Votre Grâce.
— Ah! ah! vous faites le bouffon, vous plaisantez à ma barbe! c'est fort bien. Mais où alliez-vous maintenant?
— Prendre l'air, seigneur.
— Et où prend-on l'air dans cette île?
— Où il souffle.
— Bon, vous répondez à merveille; vous avez de l'esprit, jeune homme. Eh bien! imaginez-vous que je suis l'air, que je vous souffle en poupe, et que je vous pousse à la prison? Holà! qu'on le saisisse, qu'on l'emmène; je le ferai dormir là cette nuit et sans air.[263]
— Pardieu, reprit le jeune homme. Votre Grâce me fera dormir dans la prison tout comme elle me fera roi.
— Et pourquoi ne te ferais-je pas dormir dans la prison? demanda Sancho; est-ce que je n'ai pas le pouvoir de te prendre et de te lâcher autant de fois qu'il me plaira?
— Quel que soit le pouvoir qu'ait Votre Grâce, dit le jeune homme, il ne sera pas suffisant pour me faire dormir dans la prison.
— Comment non? répliqua Sancho; emmenez-le vite, et qu'il se détrompe par ses propres yeux, quelque envie qu'ait le geôlier d'user avec lui de sa libéralité intéressée. Je lui ferai payer deux mille ducats d'amende, s'il te laisse faire un pas hors de la prison.
— Tout cela est pour rire, reprit le jeune homme, et je défie tous les habitants de la terre de me faire dormir en prison.
— Dis-moi, démon, s'écria Sancho, as-tu quelque ange à ton service pour te tirer de là, et pour t'ôter les menottes que je pense te faire mettre?
— Maintenant, seigneur gouverneur, répondit le jeune homme d'un air dégagé, soyons raisonnables et venons au fait. Supposons que Votre Grâce m'envoie en prison, qu'on m'y mette des fers et des chaînes, qu'on me jette dans un cachot, que vous imposiez des peines sévères au geôlier s'il me laisse sortir et qu'il se soumette à vos ordres; avec tout cela, si je ne veux pas dormir, si je veux rester éveillé toute la nuit sans fermer l'oeil, Votre Grâce pourra-t-elle, avec tout son pouvoir, me faire dormir contre mon gré?
— Non, certes, s'écria le secrétaire, et l'homme s'en est tiré à son honneur.
— De façon, reprit Sancho, que, si vous restez sans dormir, ce sera pour faire votre volonté et non pour contrevenir à la mienne?
— Oh! non, seigneur, répondit le jeune homme; je n'en ai pas même la pensée.
— Eh bien! allez avec Dieu, continua Sancho; retournez dormir chez vous, et que Dieu vous donne bon sommeil, car je ne veux pas vous l'ôter. Mais je vous conseille de ne plus vous jouer désormais avec la justice, car vous pourriez un beau jour en rencontrer quelqu'une qui vous donnerait sur les oreilles.»
Le jeune homme s'en fut, et le gouverneur continua sa ronde. À quelques pas de là, deux archers arrivèrent, tenant un homme par les bras:
«Seigneur gouverneur, dirent-ils, cette personne, qui paraît un homme, n'en est pas un; c'est une femme, et non laide, vraiment, qui s'est habillée en homme.»
On lui mit aussitôt devant les yeux deux ou trois lanternes, à la lumière desquelles on découvrit le visage d'une jeune fille d'environ seize ou dix-sept ans, les cheveux retenus dans une résille d'or et de soie verte, et belle comme mille perles d'Orient. On l'examina du haut en bas, et l'on vit qu'elle portait des bas de soie rouge avec des jarretières de taffetas blanc et des franges d'or et de menues perles. Ses chausses étaient vertes et de brocart d'or, et, sous un saute-en-barque ou veste ouverte en même étoffe, elle portait un pourpoint de fin tissu blanc et or. Ses souliers étaient blancs, et dans la forme de ceux des hommes; elle n'avait pas d'épée à sa ceinture, mais une riche dague, et dans les doigts un grand nombre de brillants anneaux. Finalement, la jeune fille parut bien à tout le monde; mais aucun de ceux qui la regardaient ne put la reconnaître. Les gens du pays dirent qu'ils ne pouvaient deviner qui ce pouvait être; et ceux qui étaient dans le secret des tours qu'il fallait jouer à Sancho furent les plus étonnés, car cet événement imprévu n'avait pas été préparé par eux. Ils étaient tous en suspens, attendant comment finirait cette aventure. Sancho, tout émerveillé des attraits de la jeune fille, lui demanda qui elle était, où elle allait, et quelle raison lui avait fait prendre ces habits. Elle répondit, les yeux fixés à terre et rougissant de honte:
«Je ne puis, seigneur, dire si publiquement ce qu'il m'importait tant de tenir secret. La seule chose que je veuille faire comprendre, c'est que je ne suis pas un voleur, ni un malfaiteur d'aucune espèce, mais une jeune fille infortunée, à qui la violence de la jalousie a fait oublier le respect qu'on doit à l'honnêteté.»
Quand il entendit cette réponse, le majordome dit à Sancho:
«Seigneur gouverneur, faites éloigner les gens qui nous entourent, pour que cette dame puisse avec moins de contrainte dire ce qui lui plaira.»
Le gouverneur en donna l'ordre et tout le monde s'éloigna, à l'exception du majordome, du maître d'hôtel et du secrétaire. Quand elle les vit seuls autour d'elle, la jeune fille continua de la sorte:
«Je suis, seigneur, fille de Pédro Pérez Mazorca, fermier des laines de ce pays, lequel a l'habitude de venir souvent chez mon père.
— Cela n'a pas de sens, madame, dit le majordome, car je connais fort bien Pédro Pérez, et je sais qu'il n'a aucun enfant, ni fils, ni fille. D'ailleurs, il est votre père, dites-vous; puis vous ajoutez qu'il a l'habitude d'aller souvent chez votre père.
— C'est ce que j'avais déjà remarqué, dit Sancho.
— En ce moment, seigneur, reprit la jeune fille, je suis toute troublée, et ne sais ce que je dis. Mais la vérité est que je suis fille de Diégo de la Llana, que toutes Vos Grâces doivent connaître.
— Au moins ceci a du sens, répondit le majordome, car je connais Diégo de la Llana; je sais que c'est un hidalgo noble et riche, qui a un fils et une fille, et que, depuis qu'il a perdu sa femme, il n'y a personne en tout le pays qui puisse dire avoir vu le visage de sa fille; car il la tient si renfermée qu'il ne permet pas seulement au soleil de la voir, et cependant la renommée dit qu'elle est extrêmement belle.
— C'est bien la vérité, reprit la jeune personne, et cette fille, c'est moi. Si la renommée ment ou ne ment pas sur ma beauté, vous en pouvez juger, seigneurs, puisque vous m'avez vue.»
En disant cela, elle se mit à fondre en larmes. Alors le secrétaire, s'approchant de l'oreille du maître d'hôtel, lui dit tout bas:
«Sans aucun doute, il doit être arrivé quelque chose d'important à cette pauvre jeune fille, puisqu'en de tels habits, à telle heure, et bien née comme elle l'est, elle court hors de sa maison.
— L'on n'en saurait douter, répondit le maître d'hôtel, d'autant plus que ses larmes confirment notre soupçon.»
Sancho la consola par les meilleurs propos qu'il put trouver, et la pria de lui dire sans nulle crainte ce qui lui était arrivé, lui promettant qu'ils s'efforceraient tous d'y porter remède de grand coeur, et par tous les moyens possibles.
«Le cas est, seigneurs, répondit-elle, que mon père me tient enfermée depuis dix ans, c'est-à-dire depuis que les vers de terre mangent ma pauvre mère. Chez nous, on dit la messe dans un riche oratoire, et, pendant tout ce temps, je n'ai jamais vu que le soleil du ciel durant le jour, et la lune et les étoiles durant la nuit. Je ne sais ce que sont ni les rues, ni les places, ni les temples, ni même les hommes, hormis mon père, mon frère et Pédro Pérez, le fermier des laines, que j'ai eu l'idée, parce qu'il vient d'ordinaire à la maison, de faire passer pour mon père afin de ne pas faire connaître le mien. Cette réclusion perpétuelle, ce refus de me laisser sortir, ne fût-ce que pour aller à l'église, il y a bien des jours et des mois que je ne puis m'en consoler. Je voulais voir le monde, ou du moins le pays où je suis née, car il me semble que ce désir n'était point contraire à la décence et au respect que les demoiselles de qualité doivent se garder à elles- mêmes. Quand j'entendais dire qu'il y avait des combats de taureaux, ou des jeux de bague, et qu'on jouait des comédies, je demandais à mon frère, qui est d'un an plus jeune que moi, de me conter ce que c'était que ces choses, et beaucoup d'autres que je n'ai jamais vues. Il me l'expliquait du mieux qu'il lui était possible, mais cela ne servait qu'à enflammer davantage mon désir de les voir. Finalement, pour abréger l'histoire de ma perdition, j'avoue que je priai et suppliai mon frère, et plût à Dieu que je ne lui eusse jamais rien demandé de semblable!…»
À ces mots la jeune fille se remit à pleurer. Le majordome lui dit:
«Veuillez poursuivre, madame, et nous dire ce qui vous est arrivé, car vos paroles et vos larmes nous tiennent tous dans l'attente.
— Peu de paroles me restent à dire, répondit la demoiselle, quoiqu'il me reste bien des larmes à pleurer, car les fantaisies imprudentes et mal placées ne peuvent amener que des mécomptes et des expiations comme celle-ci.»
Les charmes de la jeune personne avaient frappé le maître d'hôtel jusqu'au fond de l'âme; il approcha de nouveau sa lanterne pour la regarder encore une fois, et il lui sembla que ce n'étaient point des pleurs qui coulaient de ses yeux, mais des gouttes de la rosée des prés, et même il les élevait jusqu'au rang de perles orientales. Aussi désirait-il avec ardeur que son malheur ne fût pas si grand que le témoignaient ses soupirs et ses larmes. Quant au gouverneur, il se désespérait des retards que mettait la jeune fille à conter son histoire, et il lui dit de ne pas les tenir davantage en suspens, qu'il était tard, et qu'il restait encore une grande partie de la ville à parcourir. Elle reprit, en s'interrompant par des sanglots et des soupirs entrecoupés:
«Toute ma disgrâce, toute mon infortune, se réduisent à ce que je priai mon frère de m'habiller en homme avec un de ses habillements, et de me faire sortir une nuit pour voir toute la ville, pendant que notre père dormirait. Importuné de mes prières, il finit par céder à mes désirs; il me mit cet habillement, en prit un autre à moi qui lui va comme s'il était fait pour lui; mon frère n'a pas encore un poil de barbe, et ressemble tout à fait à une jolie fille; et cette nuit, il doit y avoir à peu près une heure, nous sommes sortis de chez nous; puis, toujours conduits par notre dessein imprudent et désordonné, nous avons fait tout le tour du pays; mais, quand nous voulions revenir à la maison, nous avons vu venir une grande troupe de gens; et mon frère m'a dit: «Soeur, ce doit être le guet; pends tes jambes à ton cou, et suis- moi en courant; car, si l'on nous reconnaît, nous aurons à nous en repentir.» En disant cela, il tourna les talons, et se mit, non pas à courir, mais à voler. Pour moi, au bout de six pas, je tombai, tant j'étais effrayée; alors arriva un agent de la justice, qui me conduisit devant Vos Grâces, où je suis toute honteuse de paraître fantasque et dévergondée en présence de tant de monde.
— Enfin, madame, dit Sancho, il ne vous est pas arrivé d'autre mésaventure, et ce n'est pas la jalousie, comme vous le disiez au commencement de votre récit, qui vous a fait quitter votre maison?
— Il ne m'est rien arrivé de plus, reprit-elle, et ce n'est pas la jalousie qui m'a fait sortir, mais seulement l'envie de voir le monde, laquelle n'allait pas plus loin que de voir les rues de ce pays.»
Ce qui acheva de confirmer que la jeune personne disait vrai, ce fut que des archers arrivèrent, amenant son frère prisonnier. L'un d'eux l'avait atteint lorsqu'il fuyait en avant de sa soeur. Il ne portait qu'une jupe de riche étoffe, et un mantelet de damas bleu avec des franges d'or fin; sa tête était nue et sans ornement que ses propres cheveux, qui semblaient des bagues d'or, tant ils étaient blonds et frisés.
Le gouverneur, le majordome et le maître d'hôtel, l'ayant pris à part, lui demandèrent, sans que sa soeur entendît leur conversation, pourquoi il se trouvait en ce costume; et lui, avec non moins d'embarras et de honte, conta justement ce que sa soeur avait déjà conté; ce qui causa une joie extrême à l'amoureux maître d'hôtel. Mais le gouverneur dit aux deux jeunes gens:
«Assurément, seigneurs, voilà un fier enfantillage; et, pour raconter une sottise et une témérité de cette espèce, il ne fallait pas tant de soupirs et de larmes. En disant: «Nous sommes un tel et une telle, nous avons fait une escapade de chez nos parents au moyen de telle invention, mais seulement par curiosité et sans aucun autre dessein» l'histoire était dite, sans qu'il fût besoin de gémissements et de pleurnicheries.
— Cela est bien vrai, répondit la jeune fille; mais Vos Grâces sauront que le trouble où j'étais a été si fort qu'il ne m'a pas laissée me conduire comme je l'aurais dû.
— Le mal n'est pas grand, reprit Sancho, partons; nous allons vous ramener chez votre père, qui ne se sera peut-être pas aperçu de votre absence; mais ne vous montrez pas désormais si enfants et si désireux de voir le monde. Fille de bon renom, la jambe cassée et à la maison; la femme et la poule se perdent à vouloir trotter, et celle qui a le désir de voir n'a pas moins le désir d'être vue; et je n'en dis pas davantage.»
Le jeune homme remercia le gouverneur de la grâce qu'il voulait bien leur faire en les conduisant chez eux, et tout le cortège s'achemina vers leur maison, qui n'était pas fort loin de là. Dès qu'on fut arrivé, le frère jeta un petit caillou contre une fenêtre basse; aussitôt une servante, qui était à les attendre, descendit, leur ouvrit la porte, et ils entrèrent tous deux, laissant les spectateurs non moins étonnés de leur bonne mine que du désir qu'ils avaient eu de voir le monde de nuit, et sans sortir du pays. Mais on attribuait cette fantaisie à l'inexpérience de leur âge. Le maître d'hôtel resta le coeur percé d'outre en outre, et se proposa de demander, dès le lendemain, la jeune personne pour femme à son père, bien assuré qu'on ne la lui refuserait pas, puisqu'il était attaché à la personne du duc. Sancho même eut quelque désir et quelque intention de marier le jeune homme à sa fille Sanchica. Il résolut aussi de mettre, à son temps, la chose en oeuvre, se persuadant qu'à la fille d'un gouverneur aucun mari ne pouvait être refusé. Ainsi se termina la ronde de cette nuit; et, deux jours après, le gouvernement, avec la chute duquel tombèrent et s'écroulèrent tous ses projets, comme on le verra plus loin.
Chapitre L
Où l'on déclare quels étaient les enchanteurs et les bourreaux qui avaient fouetté la duègne, pincé et égratigné don Quichotte, et où l'on raconte l'aventure du page qui porta la lettre à Thérèse Panza, femme de Sancho Panza
Cid Hamet, ponctuel investigateur des atomes de cette véridique histoire, dit qu'au moment où doña Rodriguez sortit de sa chambre pour gagner l'appartement de don Quichotte, une autre duègne, qui couchait à son côté, l'entendit partir, et, comme toutes les duègnes sont curieuses de savoir, d'entendre et de flairer, celle- là se mit à ses trousses, avec tant de silence que la bonne Rodriguez ne s'en aperçut point. Dès que l'autre duègne la vit entrer dans l'appartement de don Quichotte, pour ne pas manquer à la coutume générale qu'ont toutes les duègnes d'être bavardes et rapporteuses, elle alla sur-le-champ conter à sa maîtresse comment doña Rodriguez s'était introduite chez don Quichotte. La duchesse le dit au duc, et lui demanda la permission d'aller avec Altisidore voir ce que sa duègne voulait au chevalier. Le duc y consentit, et les deux curieuses s'avancèrent sans bruit, sur la pointe du pied, jusqu'à la porte de sa chambre, si près qu'elles entendaient distinctement tout ce qui s'y disait. Mais quand la duchesse entendit la Rodriguez jeter, comme on dit, dans la rue le secret de ses fontaines, elle ne put se contenir, ni Altisidore non plus.
Toutes deux, pleines de colère et altérées de vengeance, se précipitèrent brusquement dans la chambre de don Quichotte, où elles le criblèrent de blessures d'ongles, et fustigèrent la duègne, comme on l'a raconté; tant les outrages qui s'adressent directement à la beauté et à l'orgueil des femmes éveillent en elles la fureur, et allument dans leur coeur le désir de la vengeance. La duchesse conta au duc ce qui s'était passé, ce dont il s'amusa beaucoup; puis, persistant dans l'intention de se divertir et de prendre ses ébats à l'occasion de don Quichotte, elle dépêcha le page qui avait représenté Dulcinée dans la cérémonie de son désenchantement (chose que Sancho Panza oubliait de reste au milieu des occupations de son gouvernement) à Thérèse Panza, femme de celui-ci, avec la lettre du mari et une autre de sa propre main, ainsi qu'un grand collier de corail en présent.
Or, l'histoire dit que le page était fort éveillé, fort égrillard; et dans le désir de plaire à ses maîtres, il partit de bon coeur pour le village de Sancho. Quand il fut près d'y entrer, il vit une quantité de femmes qui lavaient dans un ruisseau, et il les pria de lui dire si dans ce village demeurait une femme appelée Thérèse Panza, femme d'un certain Sancho Panza, écuyer d'un chevalier qu'on appelait don Quichotte de la Manche. À cette question, une jeune fille qui lavait se leva tout debout et dit:
«Cette Thérèse Panza, c'est ma mère, et ce Sancho, c'est mon seigneur père, et ce chevalier, c'est notre maître.
— Eh bien, venez, mademoiselle, dit le page, et conduisez-moi près de votre mère, car je lui apporte une lettre et un cadeau de ce seigneur votre père.
— Bien volontiers, mon bon seigneur», répondit la jeune fille, qui paraissait avoir environ quatorze ans; puis, laissant à l'une de ses compagnes le linge qu'elle lavait, sans se coiffer ni se chausser, car elle était jambes nues et les cheveux au vent, elle se mit à sauter devant la monture du page.
«Venez, venez, dit-elle, notre maison est tout à l'entrée du pays, et ma mère y est, bien triste de n'avoir pas appris depuis longtemps des nouvelles de mon seigneur père.
— Oh bien! je lui en apporte de si bonnes, reprit le page, qu'elle peut en rendre grâce à Dieu.»
À la fin, en sautant, courant et gambadant, la jeune fille arriva dans le village, et, avant d'entrer à la maison, elle se mit à crier à la porte:
«Sortez, mère Thérèse, sortez, sortez vite; voici un seigneur qui apporte des lettres de mon bon père, et d'autres choses encore.»
À ces cris parut Thérèse Panza, filant une quenouille d'étoupe, et vêtue d'un jupon de serge brune, qui paraissait, tant il était court, avoir été coupé sous le bas des reins, avec un petit corsage également brun, et une chemise à bavette. Elle n'était pas très-vieille, bien qu'elle parût passer la quarantaine; mais forte, droite, nerveuse et hâlée. Quand elle vit sa fille et le page à cheval:
«Qu'est-ce que cela, fille? s'écria-t-elle; et quel est ce seigneur?
— C'est un serviteur de madame doña Teresa Panza», répondit le page.
Et, tout en parlant, il se jeta à bas de sa monture, et s'en alla très-humblement se mettre à deux genoux devant dame Thérèse en lui disant:
«Que Votre Grâce veuille bien me donner ses mains à baiser, madame doña Teresa, en qualité de femme légitime et particulière du seigneur don Sancho Panza, propre gouverneur de l'île Barataria.
— Ah! seigneur mon Dieu! s'écria Thérèse, ôtez-vous de là et n'en faites rien. Je ne suis pas dame le moins du monde, mais une pauvre paysanne, fille d'un piocheur de terre, et femme d'un écuyer errant, mais non d'aucun gouverneur.
— Votre Grâce, répondit le page, est la très-digne femme d'un gouverneur archidignissime; et, pour preuve de cette vérité, veuillez recevoir cette lettre et ce présent.»
À l'instant il tira de sa poche un collier de corail avec des agrafes d'or; et le lui passant au cou:
«Cette lettre, dit-il, est du seigneur gouverneur; cette autre-ci et ce collier de corail viennent de madame la duchesse, qui m'envoie auprès de Votre Grâce.»
Thérèse resta pétrifiée, et sa fille ni plus ni moins. La petite dit alors:
«Qu'on me tue, si notre seigneur et maître don Quichotte n'est pas là au travers. C'est lui qui aura donné à papa le gouvernement ou le comté qu'il lui avait tant de fois promis.
— Justement, reprit le page, c'est à la faveur du seigneur don Quichotte que le seigneur Sancho est maintenant gouverneur de l'île Barataria, comme vous le verrez par cette lettre.
— Faites-moi le plaisir de la lire, seigneur gentilhomme, dit Thérèse; car, bien que je sache filer, je ne sais pas lire un brin.
— Ni moi non plus, ajouta Sanchica; mais, attendez un peu, je vais aller chercher quelqu'un qui puisse la lire, soit le curé lui-même, soit le bachelier Samson Carrasco; ils viendront bien volontiers pour savoir des nouvelles de mon père.
— Il n'est besoin d'aller chercher personne, reprit le page; je ne sais pas filer, mais je sais lire, et je la lirai bien.»
En effet, il la lut tout entière, et, comme elle est rapportée plus haut, on ne la répète point ici. Ensuite il en prit une autre, celle de la duchesse, qui était conçue en ces termes:
«Amie Thérèse, les belles qualités de coeur et d'esprit de votre mari Sancho m'ont engagée et obligée même à prier le duc, mon mari, qu'il lui donnât le gouvernement d'une île, parmi plusieurs qu'il possède. J'ai appris qu'il gouverne comme un aigle royal, ce qui me réjouit fort, et le duc, mon seigneur, par conséquent; je rends mille grâces au ciel de ne m'être pas trompée quand je l'ai choisi pour ce gouvernement; car je veux que madame Thérèse sache bien qu'il est très-difficile de trouver un bon gouverneur dans le monde, et que Dieu me fasse aussi bonne que Sancho gouverne bien. Je vous envoie, ma chère, un collier de corail avec des agrafes d'or. J'aurais désiré qu'il fût de perles orientales; mais, comme dit le proverbe, qui te donne un os ne veut pas ta mort. Un temps viendra pour nous connaître, pour nous visiter, et Dieu sait alors ce qui arrivera. Faites mes compliments à Sanchica votre fille; et dites-lui de ma part qu'elle se tienne prête; je veux la marier hautement quand elle y pensera le moins. On dit que, dans votre village, il y a de gros glands doux. Envoyez-m'en jusqu'à deux douzaines; j'en ferai grand cas venant de votre main. Écrivez-moi longuement pour me donner des nouvelles de votre santé, de votre bien-être; si vous avez besoin de quelque chose, vous n'avez qu'à parler, et vous serez servie à bouche que veux-tu. Que Dieu vous garde! De cet endroit, votre amie qui vous aime bien.
«La Duchesse.»
«Ah! bon Dieu! s'écria Thérèse quand elle eut entendu la lettre, quelle bonne dame! qu'elle est humble et sans façon! Ah! c'est avec de telles dames que je veux qu'on m'enterre, et non avec les femmes d'hidalgos qu'on voit dans ce village, qui s'imaginent, parce qu'elles sont nobles, que le vent ne doit point les toucher, et qui vont à l'église avec autant de morgue et d'orgueil que si c'étaient des reines, si bien qu'elles se croiraient déshonorées de regarder une paysanne en face. Voyez un peu comme cette bonne dame, toute duchesse qu'elle est, m'appelle son amie, et me traite comme si j'étais son égale; Dieu veuille que je la voie égale au plus haut clocher qu'il y ait dans toute la Manche! Et quant aux glands doux, mon bon seigneur, j'en enverrai un boisseau à Sa Seigneurie, et de si gros qu'on pourra les venir voir par curiosité. Pour à présent, Sanchica, veille à bien régaler ce seigneur. Prends soin de ce cheval, va chercher des oeufs à l'écurie, coupe du lard à foison, et faisons-le dîner comme un prince, car les bonnes nouvelles qu'il apporte et la bonne mine qu'il a méritent bien tout ce que nous ferons. En attendant, je sortirai pour apprendre aux voisines notre bonne aventure, ainsi qu'à monsieur le curé et au barbier maître Nicolas, qui étaient et qui sont encore si bons amis de ton père.
— Oui, mère, oui, je le ferai, répondit Sanchica; mais faites bien attention que vous me donnerez la moitié de ce collier, car je ne crois pas madame la duchesse assez niaise pour vous l'envoyer tout entier à vous seule.
— Il est tout pour toi, fille, répliqua Thérèse; mais laisse-moi le porter quelques jours à mon cou; car, en vérité, il me semble qu'il me réjouit le coeur.
— Vous allez encore vous réjouir, reprit le page, quand vous verrez le paquet qui vient dans ce portemanteau. C'est un habillement de drap fin que le gouverneur n'a porté qu'un jour à la chasse, et qu'il envoie tout complet pour mademoiselle Sanchica.
— Qu'il vive mille années! s'écria Sanchica, et celui qui l'apporte aussi bien, et même deux mille si c'est nécessaire!»
En ce moment, Thérèse sortit de sa maison, les lettres à la main et le collier au cou. Elle s'en allait, frappant les lettres du revers des doigts, comme si c'eût été un tambour de basque. Ayant, par hasard, rencontré le curé et Samson Carrasco, elle se mit à danser et à dire:
«Par ma foi, maintenant qu'il n'y a plus de parent pauvre, nous tenons un petit gouvernement. Que la plus huppée des femmes d'hidalgos vienne se frotter à moi, je la relancerai de la bonne façon.
— Qu'est-ce que cela, Thérèse Panza? dit le curé; quelles sont ces folies, et quels papiers sont-ce là?
— La folie n'est autre, répondit-elle, sinon que ces lettres sont de duchesses et de gouverneurs, et que ce collier que je porte au cou est de fin corail, que les _Ave Maria _et les _Pater noster _sont en or battu, et que je suis gouvernante.
— Que Dieu vous entende, Thérèse! dit le bachelier; car nous ne vous entendons pas, et nous ne savons ce que vous dites.
— C'est là que vous pourrez le voir», répliqua Thérèse en leur remettant les lettres.
Le curé les lut de manière que Samson Carrasco les entendît; puis Samson et le curé se regardèrent l'un l'autre, comme fort étonnés de ce qu'ils avaient lu. Enfin le bachelier demanda qui avait apporté ces lettres. Thérèse répondit qu'ils n'avaient qu'à venir à sa maison, qu'ils y verraient le messager, qui était un jeune garçon, beau comme un archange, et qui lui apportait un autre présent plus riche encore que celui-là. Le curé lui ôta le collier du cou, mania et regarda les grains de corail, et, s'assurant qu'ils étaient fins, il s'étonna de nouveau.
«Par la soutane que je porte! s'écria-t-il, je ne sais que dire ni que penser de ces lettres et de ces présents. D'un côté, je vois et je touche la finesse de ce corail; et de l'autre, je lis qu'une duchesse envoie demander deux douzaines de glands.
— Arrangez cela comme vous pourrez, dit alors Carrasco. Mais allons un peu voir le porteur de ces dépêches; nous le questionnerons pour tirer au clair les difficultés qui nous embarrassent.»
Tous deux se mirent en marche, et Thérèse revint avec eux. Ils trouvèrent le page vannant un peu d'orge pour sa monture, et Sanchica coupant une tranche de lard pour la flanquer d'oeufs dans la poêle, et donner de quoi dîner au page, dont la bonne mine et l'équipage galant plurent beaucoup aux deux amis. Après qu'ils l'eurent poliment salué, et qu'il les eut salués à son tour, Samson le pria de leur donner des nouvelles aussi bien de don Quichotte que de Sancho Panza:
«Car, ajouta-t-il, quoique nous ayons lu les lettres de Sancho et de madame la duchesse, nous sommes toujours dans le même embarras, et nous ne pouvons parvenir à deviner ce que peut être cette histoire du gouvernement de Sancho, et surtout d'une île, puisque toutes ou presque toutes les îles qui sont dans la mer Méditerranée appartiennent à Sa Majesté».
Le page répondit:
«Que le seigneur Sancho Panza soit gouverneur, il n'y a pas à en douter. Que ce soit une île ou non qu'il gouverne, je ne me mêle point de cela. Il suffit que ce soit un bourg de plus de mille habitants. Quant à l'affaire des glands doux, je dis que madame la duchesse est si simple et si humble, qu'elle n'envoie pas seulement demander des glands à une paysanne, mais qu'il lui arrive d'envoyer demander à une voisine de lui prêter un peigne. Car il faut que Vos Grâces se persuadent que nos dames d'Aragon, bien que si nobles et de si haut rang, ne sont pas aussi fières et aussi pointilleuses que les dames de Castille; elles traitent les gens avec moins de façon.»
Au milieu de cette conversation, Sanchica accourut avec un panier d'oeufs et demanda au page:
«Dites-moi, seigneur, est-ce que mon seigneur père porte des hauts-de-chausses, depuis qu'il est gouverneur?
— Je n'y ai pas fait attention, répondit le page; mais, en effet, il doit en porter.
— Ah! bon Dieu! repartit Sanchica, qu'il fera bon voir mon père en pet-en-l'air[264]! N'est-il pas drôle que, depuis que je suis née, j'aie envie de voir mon père avec des hauts-de-chausses?
— Comment donc, si Votre Grâce le verra culotté de la sorte! répondit le page. Pardieu! il est en passe de voyager bientôt avec un masque sur le nez[265], pour peu que le gouvernement lui dure seulement deux mois.»
Le curé et le bachelier virent bien que le page parlait en se gaussant. Mais la finesse du corail, et l'habit de chasse qu'envoyait Sancho (car Thérèse le leur avait déjà montré) renversaient toutes leurs idées. Ils n'en rirent pas moins de l'envie de Sanchica, et plus encore quand Thérèse se mit à dire:
«Monsieur le curé, tâchez de savoir par ici quelqu'un qui aille à Madrid ou à Tolède, pour que je fasse acheter un vertugadin rond, fait et parfait, qui soit à la mode, et des meilleurs qu'il y ait. En vérité, en vérité, il faut que je fasse honneur au gouvernement de mon mari, en tout ce qui me sera possible; et même, si je me fâche, j'irai tomber à la cour, et me planter en carrosse comme toutes les autres; car enfin, celle qui a un mari gouverneur peut bien se donner un carrosse et en faire la dépense.
— Comment donc, mère! s'écria Sanchica. Plût à Dieu que ce fût aujourd'hui plutôt que demain, quand même on dirait, en me voyant assise dans ce carrosse à côté de madame ma mère: «Tiens! voyez donc cette péronnelle, cette fille de mangeur d'ail, comme elle s'étale dans son carrosse, tout de même que si c'était une papesse!» Mais ça m'est égal, qu'ils pataugent dans la boue, et que j'aille en carrosse les pieds levés de terre. Maudites soient dans cette vie et dans l'autre autant de mauvaises langues qu'il y en a dans le monde! Pourvu que j'aille pieds chauds, je laisse rire les badauds. Est-ce que je dis bien, ma mère?
— Comment, si tu dis bien, ma fille! répondit Thérèse. Tous ces bonheurs et de plus grands encore, mon bon Sancho me les a prophétisés; et tu verras, fille, qu'il ne s'arrêtera pas avant de me faire comtesse. Tout est de commencer à ce que le bonheur nous vienne; et j'ai ouï dire bien des fois à ton père, qui est aussi bien celui des proverbes que le tien: Quand on te donnera la génisse, mets-lui la corde au cou; quand on te donnera un gouvernement, prends-le; un comté, attrape-le; et quand on te dira _tiens, tiens, _avec un beau cadeau, saute dessus. Sinon, endormez-vous, et ne répondez pas aux bonheurs et aux bonnes fortunes qui viennent frapper à la porte de votre maison!
— Et qu'est-ce que ça me fait, à moi, reprit Sanchica, que le premier venu dise en me voyant hautaine et dédaigneuse; Le chien s'est vu en culottes de lin, et il n'a plus connu son compagnon.»
Quand le curé entendit cela:
«Je ne puis, s'écria-t-il, m'empêcher de croire que tous les gens de cette famille des Panza sont nés chacun avec un sac de proverbes dans le corps; je n'en ai pas vu un seul qui ne les verse et ne les répande à toute heure et à tout propos.
— Cela est bien vrai, ajouta le page; car le seigneur gouverneur Sancho en dit à chaque pas, et, quoiqu'un bon nombre ne viennent pas fort à point, cependant ils plaisent, et madame la duchesse, ainsi que son mari, en font le plus grand cas.
— Comment, seigneur, reprit le bachelier. Votre Grâce persiste à nous donner comme vrai le gouvernement de Sancho, et à soutenir qu'il y a duchesse au monde qui écrive à sa femme et lui envoie des présents? Pour nous, bien que nous touchions les présents et que nous ayons lu les lettres, nous n'en croyons rien; et nous pensons qu'il y a là quelque histoire de don Quichotte, notre compatriote, qui s'imagine que tout se fait par voie d'enchantement. Aussi dirais-je volontiers que je veux toucher et palper Votre Grâce, pour voir si c'est un ambassadeur fantastique, ou bien un homme de chair et d'os.
— Tout ce que je sais de moi, seigneur, répondit le page, c'est que je suis ambassadeur véritable, que le seigneur Sancho Panza est gouverneur effectif, et que messeigneurs le duc et la duchesse peuvent donner, et ont en effet donné le gouvernement en question, et de plus, à ce que j'ai ouï dire, que le susdit Sancho Panza s'y conduit miraculeusement. S'il y a enchantement ou non dans tout cela. Vos Grâces peuvent en disputer entre elles. Pour moi, je ne sais rien autre chose, et j'en jure par la vie de mes père et mère que j'ai encore en bonne santé, et que je chéris tendrement.[266]
— Allons, cela pourra bien être ainsi, répliqua le bachelier; cependant dubitat Augustinus.
_— _Doutez tout à votre aise, répondit le page; mais la vérité est ce que j'ai dit. C'est elle qui doit toujours surnager au- dessus du mensonge, comme l'huile au-dessus de l'eau. Sinon, _operibus credite, et non verbis; _quelqu'un de vous n'a qu'à s'en venir avec moi, il verra par les yeux ce qu'il ne veut pas croire par les oreilles.
— C'est moi que regarde ce voyage, s'écria Sanchica. Emmenez-moi, seigneur, sur la croupe de votre bidet; j'irai bien volontiers faire visite à mon seigneur père.
— Les filles des gouverneurs, répondit le page, ne doivent pas aller toutes seules par les grandes routes, mais accompagnées de carrosses, de litières et d'un grand nombre de serviteurs.
— Pardieu! repartit Sanchica, je m'en irai aussi bien sur une bourrique que dans un coche. Ah! vous avez joliment trouvé la mijaurée et la sainte nitouche!
— Tais-toi, petite fille, s'écria Thérèse; tu ne sais ce que tu dis, et ce seigneur est dans le vrai de la chose. Telle temps, telle traitement. Quand c'était Sancho, Sancha; et quand c'est le gouverneur, grande dame; et je ne sais si je dis chose qui vaille.
— Plus dit dame Thérèse qu'elle ne pense, reprit le page; mais qu'on me donne à dîner, et qu'on me dépêche vite, car je compte m'en retourner dès ce soir.
— Votre grâce, dit aussitôt le curé, viendra faire pénitence avec moi, car dame Thérèse a plus de bonne volonté que de bonnes nippes pour servir un si digne hôte.»