L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome II
Chapitre LXIII
Du mauvais résultat qu'eut pour Sancho sa visite aux galères, et de la nouvelle aventure de la belle Morisque
Don Quichotte s'évertuait à discourir sur les réponses de la tête enchantée; mais aucune de ses conjectures n'allait jusqu'à soupçonner la supercherie, et toutes, au contraire, aboutissaient à la promesse, certaine à ses yeux, du désenchantement de Dulcinée. Il ne faisait qu'aller et venir et se réjouissait en lui-même, croyant voir bientôt l'accomplissement de cette promesse. Pour Sancho, bien qu'il eût pris en haine les fonctions de gouverneur, comme on l'a dit précédemment, toutefois il désirait de se retrouver encore à même de commander et d'être obéi; car tel est le regret que traîne après soi le commandement, n'eût-il été que pour rire.
Enfin, le tantôt venu, leur hôte don Antonio Moréno et ses deux amis allèrent avec don Quichotte et Sancho visiter les galères. Le chef d'escadre, qui était prévenu de leur arrivée, attendait les deux fameux personnages don Quichotte et Sancho. À peine parurent- ils sur le quai, que toutes les galères abattirent leurs tentes, et que les clairons sonnèrent. On jeta sur-le-champ l'esquif à l'eau, couvert de riches tapis et garni de coussins en velours cramoisi. Aussitôt que don Quichotte y mit le pied, la galère capitane tira le canon de poupe, et les autres galères en firent autant; puis, lorsque don Quichotte monta sur le pont par l'échelle de droite, toute la chiourme le salua, comme c'est l'usage quand une personne de distinction entre dans la galère, en criant trois fois: Hou, hou, hou[316]. Le général (c'est le nom que nous lui donnerons), qui était un gentilhomme de Valence[317], vint lui donner la main. Il embrassa don Quichotte et lui dit:
«Je marquerai ce jour avec une pierre blanche, car c'est un des plus heureux que je pense goûter en toute ma vie, puisque j'ai vu le seigneur don Quichotte de la Manche, en qui brille et se résume tout l'éclat de la chevalerie errante.»
Don Quichotte, ravi de se voir traiter avec tant d'honneur, lui répondit par des propos non moins courtois. Ils entrèrent tous deux dans la cabine de poupe, qui était également meublée, et s'assirent sur les bancs des plats-bords. Le comite monta dans l'entre-pont, et, d'un coup de sifflet, fit signe à la chiourme de mettre bas casaque, ce qui fut fait en un instant. Sancho, voyant tant de gens tout nus, resta la bouche ouverte; ce fut pis encore quand il vit hisser la tente avec une telle célérité, qu'il lui semblait que tous les diables se fussent mis à la besogne. Mais tout cela n'était encore que pain bénit, en comparaison de ce que je vais dire. Sancho était assis sur l'_estanserol, _ou pilier de la poupe, près de l'espalier, ou premier rameur du banc de droite. Instruit de son rôle, l'espalier empoigna Sancho; et, le levant dans ses bras, tandis que toute la chiourme était debout et sur ses gardes, il le passa au rameur de droite, et bientôt le pauvre Sancho voltigea de main en main et de banc en banc, avec tant de vitesse, qu'il en perdit la vue, et pensa que tous les diables l'emportaient. Les forçats ne le lâchèrent qu'après l'avoir ramené par la bande gauche jusqu'à la poupe, où il resta étendu, haletant, suant à grosses gouttes, et ne pouvant comprendre ce qui lui était arrivé. Don Quichotte, qui vit le vol sans ailes de Sancho, demanda au général si c'était une des cérémonies dont on saluait les nouveaux venus dans les galères.
«Quant à moi, ajouta-t-il, comme je n'ai nulle envie d'y faire profession, je ne veux pas non plus prendre un semblable exercice; et je jure Dieu que, si quelqu'un vient me mettre la main dessus pour me faire voltiger, je lui arrache l'âme à coups de pied dans le ventre.»
En parlant ainsi, il se leva debout et empoigna son épée.
Dans ce moment, on abattit la tente, et on fit tomber la grande vergue de haut en bas, avec un bruit épouvantable. Sancho crut que le ciel se détachait de ses gonds et venait lui fondre sur la tête, si bien que, plein de peur, il se la cacha entre les jambes. Don Quichotte lui-même ne put conserver son sang-froid; il frissonna aussi, plia les épaules et changea de couleur. La chiourme hissa la vergue avec autant de vitesse et de tapage qu'elle l'avait amenée, et tout cela en silence, comme si ces hommes n'eussent eu ni voix ni souffle. Le comite donna le signal de lever l'ancre, et, sautant au milieu de l'entre-pont, le nerf de boeuf à la main, il commença à sangler les épaules de la chiourme, et la galère prit bientôt le large.
Quand Sancho vit se mouvoir à la fois tous ces pieds rouges, car telles lui semblaient les rames, il se dit tout bas:
«Pour le coup, voici véritablement des choses enchantées, et non celles que raconte mon maître. Mais qu'est-ce qu'ont fait ces malheureux, pour qu'on les fouette ainsi? et comment cet homme qui se promène en sifflant a-t-il assez d'audace pour fouetter seul tant de gens? Ah! je dis que c'est ici l'enfer, ou pour le moins le purgatoire.»
Don Quichotte, voyant avec quelle attention Sancho regardait ce qui se passait, s'empressa de lui dire:
«Ah! Sancho, mon ami, avec quelle aisance et quelle célérité vous pourriez, si cela vous plaisait, vous déshabiller des reins au cou, et vous mettre parmi ces gentilshommes pour en finir avec le désenchantement de Dulcinée! Au milieu des peines et des souffrances de tant d'hommes, vous ne sentiriez pas beaucoup les vôtres. D'ailleurs, il serait possible que le sage Merlin fît entrer en compte chacun de ces coups de fouet, comme appliqués de bonne main, pour dix de ceux que vous avez finalement à vous donner.»
Le général voulait demander quels étaient ces coups de fouet et ce désenchantement de Dulcinée, quand le marin de quart s'écria:
«Le fort de Monjouich fait signe qu'il y a un bâtiment à rames sur la côte, au couchant.»
À ces mots, le général sauta de l'entre-pont.
«Allons, enfants! dit-il, qu'il ne nous échappe pas. Ce doit être quelque brigantin des corsaires d'Alger que la vigie signale.»
Les trois autres galères s'approchèrent de la capitane, pour savoir ce qu'elles avaient à faire. Le général ordonna à deux d'entre elles de prendre la haute mer, tandis qu'il irait terre à terre avec la troisième, de façon que le brigantin ne pût les éviter. La chiourme fit force de rames, poussant les galères avec tant de furie, qu'elles semblaient voler sur l'eau. Celles qui avaient pris la haute mer découvrirent, à environ deux milles, un bâtiment auquel on supposa, à vue d'oeil, quatorze ou quinze bancs de rames, ce qui était vrai. Quand ce bâtiment aperçut les galères, il se mit en chasse avec l'intention et l'espoir d'échapper par sa légèreté. Mais mal lui en prit, car la galère capitane était l'un des navires les plus légers qui naviguassent en mer. Elle gagnait tellement d'avance, que ceux du brigantin virent aussitôt qu'ils ne pouvaient échapper. Aussi l'arraez[318] voulait-il qu'on abandonnât les rames et qu'on se rendît, pour ne point irriter le commandant de nos galères. Mais le sort, qui en avait ordonné d'une autre façon, voulut qu'au moment où la capitane arrivait si près que ceux du bâtiment chassé pouvaient entendre qu'on leur criait de se rendre, deux Turcs ivres, qui se trouvaient avec douze autres sur ce brigantin, tirèrent leurs arquebuses et frappèrent mortellement deux de nos soldats montés sur les bordages. À cette vue, le général fit serment de ne pas laisser en vie un seul de ceux qu'il prendrait dans le brigantin. Il l'assaillit avec furie, mais le petit navire échappa au choc en passant sous les rames. La galère le dépassa de plusieurs noeuds. Se voyant perdus, ceux du brigantin déployèrent les voiles pendant que la galère tournait, puis, à voiles et à rames, se mirent en chasse de nouveau. Mais leur diligence ne put pas les servir autant que les avait compromis leur audace; car la capitane, les atteignant à demi-mille environ, leur jeta dessus un rang de rames, et les prit tous vivants. Les autres galères arrivèrent en ce moment, et toutes quatre revinrent avec leur prise sur la plage, où les attendaient une multitude de gens, curieux de voir ce qu'elles ramenaient. Le général jeta l'ancre près de terre, et s'aperçut que le vice-roi de la ville était sur le port.[319] Il fit mettre l'esquif à l'eau pour le chercher, et commanda d'amener la vergue pour y prendre l'_arraez, _ainsi que les autres Turcs pris dans le brigantin, et dont le nombre s'élevait à trente-six, tous beaux hommes, et la plupart arquebusiers.
Le général demanda quel était l'_arraez _du brigantin; et l'un des captifs, qu'on reconnut ensuite pour renégat espagnol, répondit en langue castillane:
«Ce jeune homme, seigneur, que tu vois là, est notre arraez» et il lui montrait un des plus beaux et des plus aimables garçons que se pût peindre l'imagination humaine. Son âge ne semblait pas atteindre vingt ans.
«Dis-moi, chien inconsidéré, lui demanda le général, qui t'a poussé à tuer mes soldats, quand tu voyais qu'il était impossible d'échapper? Est-ce là le respect qu'on garde aux capitaines? et ne sais-tu pas que la témérité n'est pas de la vaillance? Les espérances douteuses peuvent rendre les hommes hardis, mais non pas téméraires.»
L'_arraez _allait répondre, mais le général ne put attendre sa réponse, parce qu'il accourut recevoir le vice-roi, qui entrait dans la galère, suivi de quelques-uns de ses gens et d'autres personnes de la ville.
«Vous avez fait là une bonne chasse, seigneur général! dit le vice-roi.
— Fort bonne en effet, répondit le général, et Votre Excellence va la voir pendue à cette vergue.
— Pourquoi pendue? reprit le vice-roi.
— Parce qu'ils m'ont tué, répliqua le général, contre toute loi, toute raison et toute coutume de guerre, deux soldats des meilleurs qui montassent ces galères; aussi ai-je juré de hisser à la potence tous ceux que je prendrais, particulièrement ce jeune garçon, qui est l'_arraez _du brigantin.»
En même temps, il lui montrait le jeune homme, les mains attachées et la corde au cou, attendant la mort.
Le vice-roi jeta les yeux sur lui; et, le voyant si beau, si bien fait, si résigné, il se sentit touché de compassion, et le désir lui vint de le sauver.
«Dis-moi, _arraez, _lui demanda-t-il, de quelle nation es-tu?
Turc, More ou renégat?
— Je ne suis, répondit le jeune homme en langue castillane, ni
Turc, ni More, ni renégat.
— Qui es-tu donc? reprit le vice-roi.
— Une femme chrétienne, répliqua le jeune homme.
— Une femme chrétienne en cet équipage et en cette occupation! Mais c'est une chose plus faite pour surprendre que pour être crue!
— Suspendez, ô seigneurs, reprit le jeune homme, suspendez mon supplice; vous ne perdrez pas beaucoup à retarder votre vengeance aussi peu de temps qu'il faudra pour que je vous raconte ma vie.»
Qui aurait pu être d'un coeur assez dur pour ne pas s'adoucir à ces paroles, du moins jusqu'à entendre ce que voulait dire le triste jeune homme? Le général lui répondit de dire ce qu'il lui plairait; mais qu'il n'espérât point toutefois obtenir le pardon d'une faute si manifeste. Cette permission donnée, le jeune homme commença de la sorte:
«Je suis de cette nation plus malheureuse que prudente, sur laquelle est tombée, dans ces derniers temps, une pluie d'infortunes. J'appartiens à des parents morisques. Dans le cours de nos malheurs, je fus emmenée par deux de mes oncles en Berbérie, sans qu'il me servît à rien de dire que j'étais chrétienne, comme je le suis en effet, non de celles qui en feignent l'apparence, mais des plus sincères et des plus catholiques. J'eus beau dire cette vérité, elle ne fut pas écoutée par les gens chargés d'opérer notre déportation, et mes oncles non plus ne voulurent point la croire; ils la prirent pour un mensonge imaginé dans le dessein de rester au pays où j'étais née. Aussi m'emmenèrent-ils avec eux plutôt de force que de gré. J'eus une mère chrétienne, et un père qui eut la discrétion de l'être. Je suçai avec le lait la foi catholique; je fus élevée dans de bonnes moeurs; jamais, ni par la langue, ni par les usages, je ne laissai croire, il me semble, que je fusse Morisque. En même temps que ces vertus, car je crois que ce sont des vertus, grandit ma beauté, si j'en ai quelque peu; et, bien que je vécusse dans la retraite, je n'étais pas si sévèrement recluse que je ne laissasse l'occasion de me voir à un jeune homme nommé don Gaspar Grégorio, fils aîné d'un seigneur qui possède un village tout près du nôtre. Comment il me vit, comment nous nous parlâmes, comment il devint éperdument épris de moi, et moi presque autant de lui, ce serait trop long à raconter, surtout quand j'ai à craindre qu'entre ma langue et ma gorge ne vienne se placer la corde cruelle qui me menace. Je dirai donc seulement que don Grégorio voulut m'accompagner dans notre exil. Il se mêla parmi les Morisques chassés d'autres pays, car il savait fort bien leur langue; et, pendant le voyage, il se fit ami des deux oncles qui m'emmenaient avec eux. Mon père, en homme prudent et avisé, n'eut pas plutôt entendu le premier édit prononçant notre exil, qu'il quitta le pays, et alla nous chercher un asile dans les royaumes étrangers. Il enfouit et cacha sous terre, dans un endroit dont j'ai seule connaissance, beaucoup de pierres précieuses et de perles de grand prix, ainsi qu'une assez forte somme en cruzades et en doublons d'or. Il m'ordonna de ne pas toucher au trésor qu'il laissait, si par hasard on nous déportait avant qu'il fût de retour. Je lui obéis, et passai en Berbérie avec mes oncles et d'autres parents et alliés. L'endroit où nous nous réfugiâmes fut Alger, et c'est comme si nous nous fussions réfugiés dans l'enfer même. Le dey apprit par ouï-dire que j'étais belle, et la renommée lui fit aussi connaître mes richesses, ce qui devint un bonheur pour moi. Il me fit comparaître devant lui, et me demanda dans quelle partie de l'Espagne j'étais née, quel argent et quels bijoux j'apportais. Je lui nommai mon pays, et j'ajoutai que l'argent et les bijoux y restaient enterrés, mais qu'on pourrait les recouvrer facilement si j'allais les chercher moi-même. Je lui disais tout cela pour que son avarice l'aveuglât plutôt que ma beauté. Pendant cet entretien, on vint lui dire que j'étais accompagnée par un des plus beaux jeunes hommes qui se pût imaginer. Je reconnus aussitôt qu'on parlait de don Gaspar Grégorio, dont la beauté surpasse en effet celle que l'on vante le plus. Je me troublai en considérant le péril que courait don Grégorio; car, parmi ces barbares infidèles, on estime plus un garçon jeune et beau qu'une femme, quelque belle qu'elle soit. Le dey donna l'ordre qu'on l'amenât sur-le-champ devant lui, et me demanda si ce qu'on disait de ce jeune homme était la vérité. Alors moi, comme si le ciel m'eût inspirée, je lui répondis sans hésiter: «Oui, cela est vrai; mais je dois vous faire savoir que ce n'est point un garçon; c'est une femme comme moi. Permettez, je vous en supplie, que j'aille l'habiller dans son costume naturel, pour qu'elle montre complètement sa beauté, et qu'elle paraisse avec moins d'embarras devant vous.» Il répliqua qu'il y consentait, et que le lendemain nous nous entendrions sur les moyens à prendre pour que je retournasse en Espagne chercher le trésor enfoui, je courus parler à don Gaspar; je lui contai le péril qu'il courait à se montrer sous ses habits d'homme, je l'habillai en femme moresque; et, le soir même, je le conduisis en présence du dey, qui fut ravi en le voyant, et conçut l'idée de garder cette jeune fille pour en faire présent au Grand Seigneur. Mais, afin d'éviter le péril qu'elle pourrait courir, même de lui, dans le sérail de ses femmes, il ordonna qu'elle fût confiée à la garde et au service de dames moresques de qualité, chez lesquelles don Grégorio fut aussitôt conduit. La douleur que nous ressentîmes tous deux, car je ne puis nier que je l'aime, je la laisse à juger à ceux qui se séparent quand ils s'aiment tendrement. Le dey, bientôt après, décida que je reviendrais en Espagne sur ce brigantin, accompagnée par deux Turcs de nation, ceux-là mêmes qui ont tué vos soldats, je fus également suivie par ce renégat espagnol (montrant celui qui avait parlé le premier), duquel je sais qu'il est chrétien au fond de l'âme, et qu'il vient plutôt avec le désir de rester en Espagne que de retourner en Berbérie. Le reste de la chiourme se compose de Mores et de Turcs, qui ne servent qu'à ramer sur les bancs. Les deux Turcs, insolents et avides, sans respecter l'ordre qu'ils avaient reçu de nous mettre à terre, moi et ce renégat, sur la première plage espagnole, et en habits de chrétiens, dont nous étions pourvus, voulurent d'abord écumer cette côte, et faire, s'ils pouvaient, quelque prise, craignant que, s'ils nous mettaient d'abord à terre, il ne nous arrivât quelque accident qui fît découvrir que leur brigantin restait en panne, et que, s'il y avait des galères sur la côte, on ne les eût bientôt pris. Hier soir, nous avons abordé cette plage sans avoir connaissance de ces quatre galères; on nous a découverts aujourd'hui, et il nous est arrivé ce que vous avez vu. Finalement, don Grégorio reste en habit de femme parmi des femmes, et dans un imminent danger de la vie; moi, je me vois les mains attachées, attendant la mort, qui me délivrera de mes peines. Voilà, seigneurs, la fin de ma lamentable histoire, aussi véritable que pleine de malheurs. La grâce que je vous prie de m'accorder, c'est de me laisser mourir en chrétienne; car, ainsi que je l'ai dit, je n'ai nullement partagé la faute où sont tombés ceux de ma nation.»
À ces mots, elle se tut, les yeux gonflés de larmes amères, auxquelles se mêlaient les pleurs de la plupart des assistants.
Ému, attendri, le vice-roi s'approcha d'elle sans dire une parole, et, de ses propres mains, détacha la corde qui attachait les belles mains de la Morisque chrétienne. Tout le temps qu'elle avait conté son étrange histoire, un vieux pèlerin, qui était entré dans la galère à la suite du vice-roi, avait tenu ses yeux cloués sur elle. Dès qu'elle eut cessé de parler, il se précipita à ses genoux, les serra dans ses bras, et, la voix entrecoupée par mille soupirs et mille sanglots, il s'écria:
«Ô Ana-Félix, ma fille, ma fille infortunée! je suis ton père Ricote, qui retournais te chercher, car je ne puis vivre sans toi, sans toi qui es mon âme.»
À ces paroles, Sancho ouvrit les yeux, et releva la tête qu'il tenait penchée, rêvant à sa disgracieuse promenade; et regardant avec attention le pèlerin, il reconnut que c'était bien Ricote lui-même, qu'il avait rencontré le jour où il quitta son gouvernement. Il reconnut également sa fille, qui, les mains détachées, embrassait son père, en mêlant ses larmes aux siennes. Le père dit au général et au vice-roi:
«Voilà, seigneurs, voilà ma fille, plus malheureuse dans ses aventures que dans son nom. Elle s'appelle Ana-Félix, et porte le surnom de Ricota, aussi célèbre par sa beauté que par ma richesse. J'ai quitté ma patrie pour aller chercher un asile chez les nations étrangères, et, l'ayant trouvé en Allemagne, je suis revenu en habit de pèlerin, et en compagnie d'autres Allemands, pour chercher ma fille et déterrer les richesses que j'avais enfouies. Je n'ai plus trouvé ma fille, mais seulement le trésor que je rapporte avec moi; et maintenant, par ces étranges détours que vous avez vus, je viens de retrouver le trésor qui me rend le plus riche, ma fille bien-aimée. Si notre innocence, si ses larmes et les miennes peuvent, à la faveur de votre justice, ouvrir les portes à la miséricorde, usez-en à notre égard, car jamais nous n'avons eu le dessein de vous offenser, et jamais nous n'avons pris part aux projets de nos compatriotes, qui sont exilés justement.
— Oh! je connais bien Ricote, dit alors Sancho, et je sais qu'il dit vrai quant à ce qu'Ana-Félix est sa fille. Mais pour ces broutilles d'allées et de venues, de bonnes ou de mauvaises intentions, je ne m'en mêle pas.»
Tous les assistants restaient émerveillés d'une si étrange aventure.
«En tout cas, s'écria le général, vos larmes ne me laisseront point accomplir mon serment. Vivez, belle Ana-Félix, autant d'années que le ciel vous en réserve, et que le châtiment de la faute retombe sur les insolents et les audacieux qui l'ont commise.»
Aussitôt il ordonna de pendre à la vergue les deux Turcs qui avaient tué ses soldats. Mais le vice-roi lui demanda instamment de ne pas les faire mourir, puisqu'il y avait de leur part plus de folie que de vaillance. Le général se rendit aux désirs du vice- roi; car il est difficile que de sang-froid les vengeances s'exécutent.
On s'occupa aussitôt des moyens de tirer Gaspar Grégorio du péril où il était resté. Ricote offrit pour sa délivrance plus de deux mille ducats qu'il avait en perles et en bijoux. Plusieurs moyens furent mis en avant; mais aucun ne valut celui que proposa le renégat espagnol dont on a parlé. Il s'offrit de retourner à Alger dans quelque petit bâtiment d'environ six bancs de rames, mais armé de rameurs chrétiens, parce qu'il savait où, quand et comment on pourrait débarquer, et qu'il connaissait aussi la maison où l'on avait enfermé don Gaspar. Le général et le vice-roi hésitaient à se fier au renégat, et surtout à lui confier les chrétiens qui devraient occuper les bancs des rameurs. Mais Ana- Félix répondit de lui, et Ricote s'engagea à payer le rachat des chrétiens s'ils étaient livrés. Quand cet avis fut adopté, le vice-roi descendit à terre, et don Antonio Moréno emmena chez lui la Morisque et son père, après que le vice-roi l'eut chargé de les accueillir et de les traiter avec tous les soins imaginables, offrant de contribuer à ce bon accueil par tout ce que renfermait sa maison; tant étaient vives la bienveillance et l'affection qu'avait allumées dans son coeur la beauté d'Ana-Félix!
Chapitre LXIV
Où l'on traite de l'aventure qui donna le plus de chagrin à don Quichotte, de toutes celles qui lui étaient alors arrivées
La femme de don Antonio Moréno, à ce que dit l'histoire, sentit un grand plaisir à voir Ana-Félix dans sa maison. Elle l'y reçut avec beaucoup de prévenances, aussi éprise de ses attraits que de son amabilité; car la Morisque brillait également par l'esprit et par la figure. Tous les gens de la ville venaient comme à son de cloche la voir et l'admirer.
Don Quichotte dit à don Antonio que le parti qu'on avait pris pour la délivrance de don Grégorio ne valait rien, qu'il était plus dangereux que convenable, et qu'on aurait mieux fait de le porter lui-même, avec ses armes et son cheval, en Berbérie, d'où il aurait tiré le jeune homme, en dépit de toute la canaille musulmane, comme avait fait don Gaïféros pour son épouse Mélisandre.
«Prenez donc garde, dit Sancho, en entendant ce propos, que le seigneur don Gaïféros enleva son épouse de terre ferme et qu'il l'emmena en France par la terre ferme; mais là-bas, si, par hasard, nous enlevons don Grégorio, par où l'amènerons-nous en Espagne, puisque la mer est au milieu?
— Il y a remède à tout, excepté à la mort, répondit don Quichotte; le bateau s'approchera de la côte, et nous nous y embarquerons, quand le monde entier s'y opposerait.
— Votre Grâce arrange fort bien les choses, reprit Sancho; mais du dit au fait, il y a long trajet. Moi, je m'en tiens au renégat, qui me semble très homme de bien, et de très-charitables entrailles.
— D'ailleurs, ajouta don Antonio, si le renégat ne réussit point dans son entreprise, on adoptera ce nouvel expédient, et on fera passer le grand don Quichotte en Berbérie.»
À deux jours de là, le renégat partit sur un bâtiment léger de six rames par bordage, monté par de vaillants rameurs; et, deux jours après, les galères prirent la route du Levant, le général ayant prié le vice-roi de l'informer de ce qui arriverait pour la délivrance de don Grégorio et de la suite des aventures d'Ana- Félix. Le vice-roi lui en fit la promesse.
Un matin que don Quichotte était sorti pour se promener sur la plage, armé de toutes pièces, car, ainsi qu'on l'a dit maintes fois, ses armes étaient sa parure, et le combat son repos[320], et jamais il n'était un instant sans armure, il vit venir à lui un chevalier également armé de pied en cap, qui portait peinte sur son écu une lune resplendissante. Celui-ci, s'approchant assez près pour être entendu, adressa la parole à don Quichotte, et lui dit d'une voix haute:
«Insigne chevalier et jamais dignement loué don Quichotte de la Manche, je suis le chevalier de la Blanche-Lune, dont les prouesses inouïes t'auront sans doute rappelé le nom à la mémoire. Je viens me mesurer avec toi et faire l'épreuve de tes forces, avec l'intention de te faire reconnaître et confesser que ma dame, quelle qu'elle soit, est incomparablement plus belle que ta Dulcinée du Toboso. Si tu confesses d'emblée cette vérité, tu éviteras la mort, et moi la peine que je prendrais à te la donner. Si nous combattons, et si je suis vainqueur, je ne veux qu'une satisfaction: c'est que, déposant les armes, et t'abstenant de chercher les aventures, tu te retires dans ton village pour le temps d'une année, pendant laquelle tu vivras, sans mettre l'épée à la main, en paix et en repos, car ainsi l'exigent le soin de ta fortune et le salut de ton âme. Si je suis vaincu, ma tête restera à ta merci, mes armes et mon cheval seront tes dépouilles, et la renommée de mes exploits s'ajoutera à la renommée des tiens. Vois ce qui te convient le mieux, et réponds-moi sur-le-champ, car je n'ai que le jour d'aujourd'hui pour expédier cette affaire.»
Don Quichotte resta stupéfait, aussi bien de l'arrogance du chevalier de la Blanche-Lune que de la cause de son défi. Il lui répondit avec calme et d'un ton sévère:
«Chevalier de la Blanche-Lune, dont les exploits ne sont point encore arrivés à ma connaissance, je vous ferai jurer que vous n'avez jamais vu l'illustre Dulcinée. Si vous l'eussiez vue, je sais que vous vous fussiez bien gardé de vous hasarder en cette entreprise; car son aspect vous eût détrompé, et vous eût appris qu'il n'y a point et qu'il ne peut y avoir de beauté comparable à la sienne. Ainsi donc, sans vous dire que vous en avez menti, mais en disant du moins que vous êtes dans une complète erreur, j'accepte votre défi, avec les conditions que vous y avez mises, et je l'accepte sur-le-champ, pour ne point vous faire perdre le jour que vous avez fixé. Des conditions, je n'en excepte qu'une seule, celle de faire passer à ma renommée la renommée de vos prouesses, car je ne sais ni ce qu'elles sont, ni de quelle espèce; et, quelles qu'elles soient, je me contente des miennes. Prenez donc du champ ce que vous en voudrez prendre, je ferai de même; et à qui Dieu donnera la fève, que saint Pierre la lui bénisse.»
On avait aperçu de la ville le chevalier de la Blanche-Lune, et l'on avait averti le vice-roi qu'il était en pourparlers avec don Quichotte de la Manche. Le vice-roi, pensant que ce devait être quelque nouvelle aventure inventée par don Antonio Moréno ou par quelque autre gentilhomme de la ville, prit aussitôt le chemin de la plage, accompagné de don Antonio et de plusieurs autres gentilshommes. Ils arrivèrent au moment où don Quichotte faisait tourner bride à Rossinante pour prendre du champ. Le vice-roi, voyant que les deux champions faisaient mine de fondre l'un sur l'autre, se mit au milieu, et leur demanda quel était le motif qui les poussait à se livrer si soudainement bataille.
«C'est une prééminence de beauté», répondit le chevalier de la
Blanche-Lune; et il répéta succinctement ce qu'il avait dit à don
Quichotte, ainsi que les conditions du duel acceptées de part et
d'autre.
Le vice-roi s'approcha de don Antonio, et lui demanda tout bas s'il savait qui était ce chevalier de la Blanche-Lune, ou si c'était quelque tour qu'on voulait jouer à don Quichotte. Don Antonio répondit qu'il ne savait ni qui était le chevalier, ni si le duel était pour rire ou tout de bon. Cette réponse jeta le vice-roi dans une grande perplexité; il ne savait s'il fallait ou non les laisser continuer la bataille. Cependant, ne pouvant pas se persuader que ce ne fût pas une plaisanterie, il s'éloigna en disant:
«Seigneurs chevaliers, s'il n'y a point ici de milieu entre confesser ou mourir; si le seigneur don Quichotte est intraitable, et si Votre Grâce, seigneur de la Blanche-Lune, n'en veut pas démordre, en avant, et à la grâce de Dieu!»
Le chevalier de la Blanche-Lune remercia le vice-roi, en termes polis, de la licence qu'il leur accordait, et don Quichotte en fit autant. Celui-ci, se recommandant de tout son coeur à Dieu et à sa Dulcinée, comme il avait coutume de la faire en commençant les batailles qui s'offraient à lui, reprit un peu de champ, parce qu'il vit que son adversaire faisait de même; puis, sans qu'aucune trompette ni autre instrument guerrier leur donnât le signal de l'attaque, ils tournèrent bride tous deux en même temps. Mais, comme le coursier du chevalier de la Blanche-Lune était le plus léger, il atteignit don Quichotte aux deux tiers de la carrière, et là il le heurta si violemment, sans le toucher avec sa lance, dont il sembla relever exprès la pointe, qu'il fit rouler sur le sable Rossinante et don Quichotte. Il s'avança aussitôt sur le chevalier, et, lui mettant le fer de sa lance à la visière, il lui dit:
«Vous êtes vaincu, chevalier, et mort même, si vous ne confessez les conditions de notre combat.»
Don Quichotte, étourdi et brisé de sa chute, répondit, sans lever sa visière, d'une voix creusé et dolente qui semblait sortir du fond d'un tombeau:
«Dulcinée du Toboso est la plus belle femme du monde, et moi le plus malheureux chevalier de la terre. Il ne faut pas que mon impuissance à la soutenir compromette cette vérité. Pousse, chevalier, pousse ta lance, et ôte-moi la vie, puisque tu m'as ôté l'honneur.
— Oh! non, certes, je n'en ferai rien, s'écria le chevalier de la Blanche-Lune. Vive, vive en sa plénitude la renommée de madame Dulcinée du Toboso! Je ne veux qu'une chose, c'est que le grand don Quichotte se retire dans son village une année, ou le temps que je lui prescrirai, ainsi que nous en sommes convenus avant d'en venir aux mains.»
Le vice-roi, don Antonio, et plusieurs autres personnes qui se trouvaient présentes, entendirent distinctement ces propos; ils entendirent également don Quichotte répondre que, pourvu qu'on ne lui demandât rien qui fût au détriment de Dulcinée, il accomplirait tout le reste en chevalier ponctuel et loyal. Cette confession faite et reçue, le chevalier de la Blanche-Lune tourna bride, et, saluant le vice-roi de la tête, il prit le petit galop pour rentrer dans la ville. Le vice-roi donna l'ordre à don Antonio de le suivre, pour savoir à tout prix qui il était. On releva don Quichotte, et on lui découvrit le visage, qu'on trouva pâle, inanimé et inondé de sueur. Rossinante était si maltraité, qu'il ne put se remettre sur ses jambes. Sancho, l'oreille basse et la larme à l'oeil, ne savait ni que dire ni que faire. Il lui semblait que toute cette aventure était un songe, une affaire d'enchantement. Il voyait son seigneur vaincu, rendu à merci, obligé à ne point prendre les armes d'une année. Il apercevait en imagination la lumière de sa gloire obscurcie, et les espérances de ses nouvelles promesses évanouies, comme la fumée s'évanouit au vent. Il craignait enfin que Rossinante ne restât estropiée pour le reste de ses jours, et son maître disloqué. Heureux encore si les membres brisés remettaient la cervelle[321]! Finalement, avec une chaise à porteurs que le vice-roi fit venir, on ramena le chevalier à la ville, et le vice-roi regagna aussitôt son palais, dans le désir de savoir quel était ce chevalier de la Blanche- Lune, qui avait mis don Quichotte en si piteux état.
Chapitre LXV
Où l'on fait connaître qui était le chevalier de la Blanche- Lune, et où l'on raconte la délivrance de don Grégorio, ainsi que d'autres événements
Don Antonio Moréno suivit le chevalier de la Blanche-Lune, qui fut également suivi et poursuivi même par une infinité de polissons, jusqu'à la porte d'une hôtellerie au centre de la ville. Don Antonio y entra dans le désir de le connaître. Un écuyer vint recevoir et désarmer le chevalier, qui s'enferma dans une salle basse, toujours accompagné de don Antonio, lequel mourait d'envie de savoir qui était cet inconnu. Enfin, quand le chevalier de la Blanche-Lune vit que ce gentilhomme ne le quittait pas, il lui dit:
«Je vois bien, seigneur, pourquoi vous êtes venu; vous voulez savoir qui je suis, et, comme je n'ai nulle raison de le cacher, pendant que mon domestique me désarme, je vais vous le dire en toute vérité. Sachez donc, seigneur, qu'on m'appelle le bachelier Samson Carrasco. Je suis du village même de don Quichotte de la Manche, dont la folie est un objet de pitié pour nous tous qui le connaissons; mais peut-être lui ai-je porté plus de compassion que personne. Or, comme je crois que sa guérison dépend de son repos, et de ce qu'il ne bouge plus de son pays et de sa maison, j'ai cherché un moyen de l'obliger à y rester tranquille. Il y a donc environ trois mois que j'allai, déguisé en chevalier des Miroirs, lui couper le chemin dans l'intention de combattre avec lui et de le vaincre, sans lui faire aucun mal, après avoir mis pour condition de notre combat que le vaincu resterait à la merci du vainqueur. Ce que je pensai exiger de lui, car je le tenais déjà pour vaincu, c'était qu'il retournât au pays, et qu'il n'en sortît plus de toute une année, temps pendant lequel il pourrait être guéri; mais le sort en ordonna d'une toute autre façon, car ce fut lui qui me vainquit et me renversa de cheval. Mon projet fut donc sans résultat. Il continua sa route, et je m'en retournai vaincu, honteux et brisé de la chute, qui avait été fort périlleuse. Cependant cela ne m'ôta pas l'envie de revenir le chercher et de le vaincre à mon tour, comme vous avez vu que j'ai fait aujourd'hui. Il est si ponctuel à observer les devoirs de la chevalerie errante, qu'en exécution de sa parole, il observera, sans aucun doute, l'ordre qu'il a reçu de moi. Voilà, seigneur, toute l'histoire, sans que j'aie besoin de rien ajouter. Je vous supplie de ne pas me découvrir, et de ne pas dire à don Quichotte qui je suis, afin que ma bonne intention ait son effet, et que je parvienne à rendre le jugement à un homme qui l'a parfait dès qu'il oublie les extravagances de sa chevalerie errante.
— Oh! seigneur, s'écria Antonio, Dieu vous pardonne le tort que vous avez fait au monde entier, en voulant rendre à la raison le fou le plus divertissant qu'il possède! Ne voyez-vous pas, seigneur, que jamais l'utilité dont pourra être le bon sens de don Quichotte n'approchera du plaisir qu'il donne avec ses incartades? Mais j'imagine que toute la science et toute l'adresse du seigneur bachelier ne pourront suffire à rendre sage un homme si complètement fou; et, si ce n'était contraire à la charité, je demanderais que jamais don Quichotte ne guérît, parce qu'avec sa guérison nous aurons non-seulement à perdre ses gracieuses folies, mais encore celles de Sancho Panza, son écuyer, dont la moindre est capable de réjouir la mélancolie même. Cependant je me tairai et ne dirai rien, pour voir si j'aurai deviné juste en soupçonnant que le seigneur Carrasco ne tirera nul profit de sa démarche.»
Le bachelier répondit qu'en tout cas l'affaire était en bon train, et qu'il en espérait une heureuse issue. Il prit congé de don Antonio, qui lui faisait poliment ses offres de service; puis, ayant fait attacher ses armes sur un mulet, il quitta la ville, à l'instant même, sur le cheval qui lui avait servi dans le combat, et regagna son village, sans qu'il lui arrivât rien que fût tenue de recueillir cette véridique histoire.
Don Antonio rapporta au vice-roi tout ce que lui avait conté Carrasco, chose dont le vice-roi n'éprouva pas grand plaisir; car la réclusion de don Quichotte allait détruire celui qu'auraient eu tous les gens auxquels seraient parvenues les nouvelles de ses folies.
Don Quichotte resta six jours au lit, triste, affligé, rêveur, l'humeur noire et sombre, et l'imagination sans cesse occupée du malheureux événement de sa défaite. Sancho s'efforçait de le consoler, et il lui dit un jour, entre autres propos:
«Allons, mon bon seigneur, relevez la tête, et tâchez de reprendre votre gaieté, et surtout rendez grâce au ciel de ce qu'étant tombé par terre vous vous soyez relevé sans une côte enfoncée. Vous savez bien que là où les coups se donnent ils se reçoivent, et qu'il n'y a pas toujours du lard où sont les crochets pour le pendre; en ce cas, faites la figue au médecin, puisque vous n'en avez pas besoin pour vous guérir de cette maladie. Retournons chez nous, et cessons de courir les champs à la quête des aventures, par des terres et des pays que nous ne connaissons pas. À tout bien considérer, c'est moi qui suis le plus perdant, si vous êtes le plus maltraité. Moi, qui ai laissé avec le gouvernement les désirs d'être gouverneur, je n'ai pas laissé l'envie de devenir comte, et jamais cette envie ne sera satisfaite si vous manquez de devenir roi, en laissant l'exercice de votre chevalerie. Ainsi toutes mes espérances s'en vont en fumée.
— Tais-toi, Sancho, répondit don Quichotte; ne vois-tu pas que ma retraite et ma réclusion ne doivent durer qu'une année? Au bout de ce temps, je reprendrai mon honorable profession, et je ne manquerai ni de royaumes à conquérir, ni de comtés à te donner en cadeau.
— Dieu vous entende, reprit Sancho, et que le péché fasse la sourde oreille; car j'ai toujours ouï dire que bonne espérance vaut mieux que mauvaise possession.»
Ils en étaient là de leur entretien, quand don Antonio entra, donnant toutes les marques d'une grande allégresse:
«Bonne nouvelle, bonne nouvelle, seigneur don Quichotte, s'écria- t-il; don Grégorio et le renégat, qui est allé le chercher, sont sur la plage. Que dis-je, sur la plage? ils sont déjà chez le vice-roi, et seront ici dans un instant.»
Don Quichotte parut sentir quelque joie.
«En vérité, dit-il, je me réjouirais volontiers que la chose fût arrivée tout au rebours. J'aurais été contraint de passer en Berbérie, où j'aurais délivré, par la force de mon bras, non- seulement don Grégorio, mais tous les captifs chrétiens qui s'y trouvent. Mais, hélas! que dis-je, misérable? ne suis-je pas le vaincu? ne suis-je pas le renversé par terre? ne suis-je pas celui qui ne peut prendre les armes d'une année? Qu'est-ce que je promets donc, et de quoi puis-je me flatter, si je dois plutôt me servir du fuseau que de l'épée?
— Laissez donc cela, seigneur, s'écria Sancho. Vive la poule, malgré sa pépie! Et d'ailleurs, aujourd'hui pour toi, demain pour moi. Dans ces affaires de rencontres, de chocs et de taloches, il ne faut jurer de rien; car celui qui tombe aujourd'hui peut se relever demain, à moins qu'il n'aime mieux rester au lit, je veux dire qu'il ne se laisse abattre sans reprendre un nouveau courage pour de nouveaux combats. Allons, que Votre Grâce se lève pour recevoir don Grégorio; car il me semble, au mouvement et au bruit qui se fait, qu'il est déjà dans la maison.»
C'était la vérité; aussitôt que don Grégorio eut été avec le renégat rendre compte au vice-roi du départ et du retour, empressé de revoir Ana-Félix, il accourut avec son compagnon à la maison de don Antonio. Quand on le tira d'Alger, don Grégorio était encore en habits de femme; mais, dans la barque, il les changea contre ceux d'un captif qui s'était sauvé avec lui. Au reste, en quelque habit qu'il se montrât, on connaissait en lui une personne digne d'être enviée, estimée et servie; car il était merveilleusement beau, et ne semblait pas avoir plus de dix-sept à dix-huit ans. Ricote et sa fille vinrent à sa rencontre; le père, attendri jusqu'aux larmes, et la fille avec une pudeur charmante. Ils ne s'embrassèrent point; car, où se trouve beaucoup d'amour, il n'y a pas d'ordinaire beaucoup de hardiesse. Les deux beautés réunies de don Grégorio et d'Ana-Félix firent également l'admiration de tous ceux qui se trouvaient présents à cette scène. Ce fut leur silence qui parla pour les deux amants, et leurs yeux furent les langues qui exprimèrent leur bonheur et leurs chastes pensées. Le renégat raconta quels moyens avait employés son adresse pour tirer don Grégorio de sa prison, et don Grégorio raconta en quels embarras, en quels périls il s'était trouvé au milieu des femmes qui le gardaient; tout cela, sans longueur, en peu de mots, et montrant une discrétion bien au-dessus de son âge. Finalement, Ricote paya et récompensa, d'une main libérale, aussi bien le renégat que les chrétiens qui avaient ramé dans la barque. Quant au renégat, il rentra dans le giron de l'Église, et, de membre gangrené, il redevint sain et pur par la pénitence et le repentir.
Deux jours après, le vice-roi se concerta avec don Antonio sur les moyens qu'il y aurait à prendre pour qu'Ana-Félix et Ricote restassent en Espagne; car il ne leur semblait d'aucun inconvénient de conserver dans le pays une fille si chrétienne et un père si bien intentionné. Don Antonio s'offrit à aller solliciter cette licence à la cour, où l'appelaient d'ailleurs d'autres affaires, laissant entendre que là, par le moyen de la faveur et des présents, bien des difficultés s'aplanissent.
«Non, dit Ricote, qui assistait à l'entretien; il ne faut rien espérer de la faveur ni des présents; car, avec le grand don Bernardino de Vélasco, comte de Salazar, auquel Sa Majesté a confié le soin de notre expulsion, tout est inutile, prières, larmes, promesses et cadeaux. Il est vrai qu'il unit la miséricorde à la justice; mais, comme il voit que tout le corps de notre nation est corrompu et pourri, il use plutôt pour remède du cautère, qui brûle, que du baume, qui amollit. Avec la prudence et la sagacité qu'il apporte à ses fonctions, avec la terreur qu'il inspire, il a porté sur ses fortes épaules l'exécution de cette grande mesure, sans que notre adresse, nos démarches, nos stratagèmes et nos fraudes eussent pu tromper ses yeux d'Argus, qu'il tient toujours ouverts, pour empêcher qu'aucun de nous ne lui échappe et ne reste comme une racine cachée, qui germerait avec le temps et répandrait des fruits vénéneux dans l'Espagne, enfin purgée et délivrée des craintes que lui donnait notre multitude. Héroïque résolution du grand Philippe III, et prudence inouïe d'en avoir confié l'exécution à don Bernardino de Vélasco[322]!
— Quoi qu'il en soit, reprit don Antonio, je ferai, une fois là, toutes les diligences possibles, et que le ciel en décide comme il lui plaira. Don Grégorio viendra avec moi, pour consoler ses parents de la peine qu'a dû leur causer son absence; Ana-Félix restera avec ma femme dans ma maison ou dans un monastère; et je suis sûr que le seigneur vice-roi voudra bien garder chez lui le bon Ricote, jusqu'au résultat de mes négociations.»
Le vice-roi consentit à tout ce qui était proposé; mais don Grégorio, sachant ce qui se passait, assura d'abord qu'il ne pouvait ni ne voulait abandonner doña Ana-Félix. Toutefois, comme il avait le désir de revoir ses parents, et qu'il pensait bien trouver le moyen de revenir chercher sa maîtresse, il se rendit à l'arrangement convenu. Ana-Félix resta avec la femme de don Antonio, et Ricote dans le palais du vice-roi.
Le jour du départ de don Antonio arriva, puis le départ de don Quichotte et de Sancho, qui eut lieu deux jours après; car les suites de sa chute ne permirent point au chevalier de se mettre plus tôt en route. Il y eut des larmes, des soupirs, des sanglots et des défaillances, quand don Grégorio se sépara d'Ana-Félix. Ricote offrit à son gendre futur mille écus, s'il les voulait; mais don Grégorio n'en accepta pas un seul, et emprunta seulement cinq écus à don Antonio, en promettant de les lui rendre à Madrid. Enfin, ils partirent tous deux, et don Quichotte avec Sancho, un peu après, comme on l'a dit; don Quichotte désarmé et en habit de voyage; Sancho à pied, le grison portant les armes sur son dos.
Chapitre LXVI
Qui traite de ce que verra celui qui le lira, ou de ce qu'entendra celui qui l'écoutera lire
Au sortir de Barcelone, don Quichotte vint revoir la place où il était tombé, et s'écria:
«Ici fut Troie! ici ma mauvaise étoile, et non ma lâcheté, m'enleva mes gloires passées! ici la fortune usa à mon égard de ses tours et de ses retours! ici s'obscurcirent mes prouesses! ici, finalement, tomba mon bonheur, pour ne se relever jamais!»
Sancho, qui entendit ces lamentations, lui dit aussitôt:
«C'est aussi bien le propre d'un coeur vaillant, mon bon seigneur, d'avoir de la patience et de la fermeté dans les disgrâces, que de la joie dans les prospérités; et cela, j'en juge par moi-même; car si, quand j'étais gouverneur, je me sentais gai, maintenant que je suis écuyer à pied, je ne me sens pas triste. En effet, j'ai ouï dire que cette créature qu'on appelle la fortune est une femme capricieuse, fantasque, toujours ivre et aveugle par-dessus le marché. Aussi ne voit-elle pas ce qu'elle fait, et ne sait-elle ni qui elle abat, ni qui elle élève.
— Tu es bien philosophe, Sancho, répondit don Quichotte, et tu parles en homme de bon sens. Je ne sais vraiment qui t'apprend de telles choses. Mais ce que je puis te dire, c'est qu'il n'y a point de fortune au monde, que toutes les choses qui s'y passent, bonnes ou mauvaises, n'arrivent point par hasard, mais par une providence particulière des cieux. De là vient ce qu'on a coutume de dire, chacun est l'artisan de son heureux sort. Moi, je l'avais été du mien, mais non pas avec assez de prudence; aussi ma présomption m'a-t-elle coûté cher. J'aurais dû penser qu'à la grosseur démesurée du cheval que montait le chevalier de la Blanche-Lune, la débilité de Rossinante ne pouvait résister. J'osai cependant accepter le combat; je fis de mon mieux, mais je fus culbuté, et, bien que j'aie perdu l'honneur, je n'ai ni perdu ni pu perdre la vertu de tenir ma parole. Quand j'étais chevalier errant, hardi et valeureux, mon bras et mes oeuvres m'accréditaient pour homme de coeur; maintenant que je suis écuyer démonté, je veux m'accréditer pour homme de parole, en tenant la promesse que j'ai faite. Chemine donc, ami Sancho; allons passer dans notre pays l'année du noviciat. Dans cette réclusion forcée, nous puiserons de nouvelles forces pour reprendre l'exercice des armes, que je n'abandonnerai jamais.
— Seigneur, répondit Sancho, ce n'est pas une chose si divertissante de marcher à pied, qu'elle me donne envie de faire de grandes étapes. Laissons cette armure accrochée à quelque arbre, en guise d'un pendu; et, quand j'occuperai le dos du grison, les pieds hors de la poussière, nous ferons les marches telles que Votre Grâce voudra les mesurer. Mais croire que je les ferai longues en allant à pied, c'est croire qu'il fait jour à minuit.
— Tu as fort bien dit, repartit don Quichotte; attachons mes armes en trophée; puis, au-dessous ou alentour, nous graverons sur les arbres ce qui était écrit sur le trophée des armes de Roland:
Que nul de les toucher ne soit si téméraire, S'il ne veut de Roland affronter la colère.
— Tout cela me semble d'or, reprit Sancho; et, n'était la faute que nous ferait Rossinante pour le chemin à faire, je serais d'avis qu'on le pendît également.
— Eh bien! ni lui ni les armes ne seront pendus, répondit don Quichotte; je ne veux pas qu'on me dise: À bon service mauvais payement.
— Voilà qui est bien dit, répliqua Sancho; car, suivant l'opinion des gens sensés, il ne faut pas jeter sur le bât la faute de l'âne. Et, puisque c'est à Votre Grâce qu'est toute la faute de cette aventure, châtiez-vous vous-même; mais que votre colère ne retombe pas sur ces armes déjà sanglantes et brisées, ni sur le doux et bon Rossinante, qui n'en peut mais, ni sur mes pieds, que j'ai fort tendres, en les faisant cheminer plus que de raison.»
Ce fut en ces entretiens que se passa toute la journée, et quatre autres encore, sans qu'il leur arrivât rien qui contrariât leur voyage. Le cinquième jour, à l'entrée d'une bourgade, ils trouvèrent devant la porte d'une hôtellerie beaucoup de gens qui s'y divertissaient, car c'était fête. Comme don Quichotte approchait d'eux, un laboureur éleva la voix et dit:
«Bon! un de ces seigneurs que voilà, et qui ne connaissent point les parieurs, va décider de notre gageure.
— Très-volontiers, répondit don Quichotte, et en toute droiture, si toutefois je parviens à la bien comprendre.
— Le cas est, mon bon seigneur, reprit le paysan, qu'un habitant de ce village, si gros qu'il pèse deux quintaux trois quarts, a défié à la course un autre habitant, qui ne pèse pas plus de cent vingt-cinq livres. La condition du défi fut qu'ils parcourraient un espace de cent pas à poids égal. Quand on a demandé au défieur[323] comment il fallait égaliser le poids, il a répondu que le défié, qui pèse un quintal et quart, se mette sur le dos un quintal et demi de fer, et alors les cent vingt-cinq livres du maigre s'égaliseront avec les deux cent soixante-quinze livres du gras.
— Nenni, vraiment! s'écria Sancho avant que don Quichotte répondît. Et c'est à moi, qui étais, il y a peu de jours, gouverneur et juge, comme tout le monde sait, qu'il appartient d'éclaircir ces doutes, et de trancher toute espèce de différend.
— Eh bien! à la bonne heure, charge-toi de répondre, ami Sancho, dit don Quichotte; car je ne suis pas bon à donner de la bouillie au chat, tant j'ai le jugement brouillé et renversé.»
Avec cette permission, Sancho s'adressa aux paysans, qui étaient rassemblés en grand nombre autour de lui, la bouche ouverte, attendant la sentence qu'allait prononcer la sienne.
«Frères, leur dit-il, ce que demande le gras n'a pas le sens commun, ni l'ombre de justice; car, si ce qu'on dit est vrai, que le défié a le choix des armes, il ne faut pas ici que le défieur les choisisse telles qu'il soit impossible à l'autre de remporter la victoire. Mon avis est donc que le défieur gros et gras s'émonde, s'élague, se rogne, se tranche et se retranche, qu'il s'ôte enfin cent cinquante livres de chair, de ci, de là, de tout son corps, comme il lui plaira et comme il s'en trouvera le mieux; de cette manière, restant avec cent vingt-cinq livres pesant, il se trouvera d'accord et de poids avec son adversaire; alors ils pourront courir, la partie sera parfaitement égale.
— Je jure Dieu, dit un laboureur qui avait écouté la sentence de Sancho, que ce seigneur a parlé comme un bienheureux, et qu'il a jugé comme un chanoine. Mais, à coup sûr, le gros ne voudra pas s'ôter une once de chair, à plus forte raison cent cinquante livres.
— Le meilleur est qu'ils ne courent pas du tout, reprit un autre, pour que le maigre n'ait pas à crever sous la charge, ni le gros à se déchiqueter. Mettez la moitié de la gageure en vin; emmenons ces seigneurs au cabaret, et je prends tout sur mon dos.
— Pour moi, seigneurs, répondit don Quichotte, je vous suis très- obligé; mais je ne puis m'arrêter un instant, car de sombres pensées et de tristes événements m'obligent à paraître impoli et à cheminer plus vite que le pas.»
Donnant de l'éperon à Rossinante., il passa outre et laissa ces gens aussi étonnés de son étrange figure que de la sagacité de Sancho. Un des paysans s'écria:
«Si le valet a tant d'esprit, qu'est-ce que doit être le maître? je parie que, s'ils vont à Salamaque, ils deviendront, en un tour de main, alcaldes de cour. Tout est pour rire; il n'y a qu'une chose, étudier et toujours étudier; puis avoir un peu de faveur et de bonne chance, et, quand on y pense le moins, on se trouve avec une verge à la main ou une mitre sur la tête.»
Cette nuit, maître et valet la passèrent au milieu des champs, à la belle étoile, et, le lendemain, continuant leur route, ils virent venir à eux un homme à pied qui portait une besace au cou et un pieu ferré à la main, équipage ordinaire d'un messager piéton. Celui-ci en approchant de don Quichotte, doubla le pas, et vint à lui presque en courant; puis, lui embrassant la cuisse droite, car il n'atteignait pas plus haut, il lui dit avec des marques de grande allégresse:
«Oh! mon seigneur don Quichotte de la Manche, quelle joie va sentir au fond de l'âme mon seigneur le duc, quand il saura que Votre Grâce retourne à son château, où il est encore avec madame la duchesse!
— Je ne vous connais pas, mon ami, répondit don Quichotte, et ne sais qui vous êtes, à moins que vous ne me le disiez.
— Moi, seigneur don Quichotte, répliqua le messager, je suis
Tosilos, le laquais du duc mon seigneur, celui qui ne voulut pas
combattre avec Votre Grâce à propos du mariage de la fille de doña
Rodriguez!
— Miséricorde! s'écria don Quichotte; est-ce possible que vous soyez celui que les enchanteurs, mes ennemis, transformèrent en ce laquais que vous dites, pour m'enlever l'honneur de cette bataille?
— Allons, mon bon seigneur, repartit le messager, ne dites pas une telle chose. Il n'y a eu ni enchantement ni changement de visage. Aussi bien laquais Tosilos je suis entré dans le champ clos, que Tosilos laquais j'en suis sorti. J'ai voulu me marier sans combattre, parce que la jeune fille était à mon goût. Mais la chose a tourné tout à l'envers; car, dès que Votre Grâce est partie de notre château, le duc mon seigneur m'a fait appliquer cent coups de baguette pour avoir contrevenu aux ordres qu'il m'avait donnés avant de commencer la bataille. La fin de l'histoire, c'est que la pauvre fille est déjà religieuse, que doña Rodriguez est retournée en Castille, et que je vais maintenant à Barcelone porter au vice-roi un pli de lettre que lui envoie mon seigneur. Si Votre Grâce veut boire un coup pur, quoique chaud, je porte ici une gourde de vieux vin, avec je ne sais combien de bribes de fromage de Tronchon, qui sauront bien vous éveiller la soif, si par hasard elle est endormie.
— J'accepte l'invitation, s'écria Sancho; trêve de compliments, et que le bon Tosilos verse rasade, en dépit de tous les enchanteurs qu'il y ait aux Grandes-Indes.
— Enfin, Sancho, dit don Quichotte, tu es le plus grand glouton du monde et le plus grand ignorant de la terre, puisque tu ne veux pas te mettre dans la tête que ce courrier est enchanté et ce Tosilos contrefait. Reste avec lui, et bourre-toi l'estomac; j'irai en avant, au petit pas, et j'attendrai que tu reviennes.»
Le laquais se mit à rire, dégaina sa gourde, tira du bissac un pain et des bribes de fromage, puis s'assit avec Sancho sur l'herbe verte. Là, en paix et en bonne amitié, ils attaquèrent et expédièrent les provisions avec tant de courage et d'appétit, qu'ils léchèrent le paquet de lettres, seulement parce qu'il sentait le fromage. Tosilos dit à Sancho:
«Sans aucun doute, ami Sancho…, ton maître doit être fou.
— Comment! doit? répondit Sancho; oh! il ne doit rien à personne; il paye tout comptant, surtout quand c'est en monnaie de folie. Je le vois bien, et je le lui dis bien aussi. Mais qu'y faire? surtout maintenant qu'il est fou à lier parce qu'il a été vaincu par le chevalier de la Blanche-Lune.»
Tosilos le pria de lui conter cette aventure; mais Sancho répondit qu'il y aurait impolitesse à laisser plus longtemps son maître croquer le marmot à l'attendre, et qu'un autre jour, s'ils se rencontraient, ils auraient l'occasion de reprendre l'entretien. Là-dessus il se leva, secoua son pourpoint et les miettes attachées à sa barbe, poussa le grison devant lui, dit adieu à Tosilos et rejoignit son maître, qui l'attendait à l'ombre sous un arbre.
Chapitre LXVII
De la résolution que prit don Quichotte de se faire berger et de mener la vie champêtre, tandis que passerait l'année de sa pénitence, avec d' autres événements curieux et divertissants en vérité
Si toujours une foule de pensées avaient tourmenté don Quichotte, avant qu'il fût abattu, un bien plus grand nombre le tourmentaient depuis sa chute. Il était donc à l'ombre d'un arbre, et là, comme des mouches à la curée du miel, mille pensées accouraient le harceler. Les unes avaient trait au désenchantement de Dulcinée, les autres à la vie qu'il mènerait pendant sa retraite forcée. Sancho arriva, et lui vanta l'humeur libérale du laquais Tosilos.
«Est-il possible, s'écria don Quichotte, que tu penses encore, ô Sancho, que ce garçon soit un véritable laquais? As-tu donc oublié que tu as vu Dulcinée convertie en une paysanne, et le chevalier des Miroirs transformé en bachelier Carrasco? Voilà les oeuvres des enchanteurs qui me persécutent. Mais, dis-moi maintenant, as- tu demandé à ce Tosilos ce que Dieu a fait d'Altisidore; si elle a pleuré mon absence, ou si elle a déjà versé dans le sein de l'oubli les pensées amoureuses qui la tourmentaient en ma présence?
— Les miennes, reprit Sancho, ne me laissent guère songer à m'enquérir de fadaises. Mais, jour de Dieu! seigneur, quelle mouche vous pique à présent, pour vous informer des pensées d'autrui, et surtout de pensées amoureuses?
— Écoute, Sancho, reprit don Quichotte, il y a bien de la différence entre les actions qu'on fait par amour et celles qu'on fait par reconnaissance. Il peut arriver qu'un chevalier reste froid et insensible; mais, à la rigueur, il est impossible qu'il soit ingrat. Selon toute apparence, Altisidore m'aima tendrement; elle m'a donné les trois mouchoirs de tête que tu sais bien; elle a pleuré à mon départ, elle m'a fait des reproches, elle m'a maudit, elle s'est plainte publiquement, en dépit de toute pudeur. Ce sont là des preuves qu'elle m'adorait; car les colères des amants éclatent toujours en malédictions. Moi, je n'ai pas eu d'espérances à lui donner puisque les miennes appartiennent toutes à Dulcinée, ni de trésors à lui offrir, car les trésors des chevaliers errants sont, comme ceux des esprits follets, apparents et menteurs. Je ne puis donc lui donner que ces souvenirs qui me restent d'elle, sans préjudice toutefois de ceux que m'a laissés Dulcinée, Dulcinée à qui tu fais injure par les retards que tu mets à fouetter, à châtier ces masses de chair, que je voudrais voir mangées des loups, puisqu'elles aiment mieux se réserver pour les vers de terre que de s'employer à la guérison de cette pauvre dame.
— Ma foi, seigneur, répondit Sancho, s'il faut dire la vérité, je ne puis me persuader que les claques à me donner sur le derrière aient rien à voir avec le désenchantement des enchantés. C'est comme si nous disions: La tête vous fait mal, graissez-vous le talon. Du moins, j'oserais bien jurer qu'en toutes les histoires que Votre Grâce a lues, traitant de la chevalerie errante, vous n'avez pas vu un seul désenchantement à coups de fouet. Mais enfin, pour oui ou pour non, je me les donnerai quand l'envie m'en prendra, et que le temps m'offrira toute commodité pour cette besogne.
— Dieu le veuille, reprit don Quichotte, et que les cieux te donnent assez de leur grâce pour que tu reconnaisses l'obligation où tu es de secourir ma dame et maîtresse, qui est la tienne, puisque tu es à moi.»
Ils suivaient leur chemin en devisant de la sorte, quand ils arrivèrent à la place où les taureaux les avaient culbutés et foulés. Don Quichotte reconnut l'endroit et dit à Sancho:
«Voici la prairie où nous avons rencontré les charmantes bergères et les élégants bergers qui voulaient y renouveler la pastorale Arcadie. C'est une pensée aussi neuve que discrète, et, si tu es du même avis que moi, je voudrais, ô Sancho, qu'à leur imitation nous nous transformassions en bergers, ne fût-ce que le temps où je dois être reclus.[324] J'achèterais quelques brebis, et toutes les choses nécessaires à la profession pastorale; puis, nous appelant, moi le pasteur Quichottiz, toi le pasteur Panzino, nous errerons par les montagnes, les forêts et les prairies, chantant par-ci des chansons, par-là des complaintes, buvant au liquide cristal des fontaines et des ruisseaux, ou dans les fleuves au lit profond. Les chênes nous offriront d'une main libérale leurs fruits doux et savoureux, et les liéges un siège et un abri. Les saules nous donneront de l'ombre, la rose des parfums, les vastes prairies des tapis émaillés de mille couleurs, l'air sa pure haleine, la lune et les étoiles une douce lumière malgré l'obscurité de la nuit, le chant du plaisir, les pleurs de la joie, Apollon des vers, et l'amour des pensées sentimentales, qui pourront nous rendre fameux et immortels, non-seulement dans le présent âge, mais dans les siècles à venir.
— Pardieu! s'écria Sancho, voilà une vie qui me va et qui m'enchante; d'autant plus qu'avant même de l'avoir bien envisagée, le bachelier Samson Carrasco et maître Nicolas, le barbier, voudront la mener également, et se faire bergers comme nous. Encore, Dieu veuille qu'il ne prenne pas envie au curé de se fourrer dans la bergerie, tant il est de bonne humeur et curieux de se divertir.
— Ce que tu dis est parfait, reprit don Quichotte; et, si le bachelier entre dans la communauté pastorale, comme je n'en fais aucun doute, il pourra s'appeler le pasteur Sansonnet, ou le pasteur Carrascon. Le barbier Nicolas pourra s'appeler le pasteur Nicoloso, comme l'ancien Boscan s'appela Nemoroso[325]. Quant au curé, je ne sais trop quel nom nous lui donnerons, à moins que ce ne soit un dérivatif du sien, et que nous ne l'appelions le pasteur Curiambro. Pour les bergères de qui nous devons être les amants, nous pourrons leur choisir des noms comme dans un cent de poires; et, puisque le nom de ma dame convient aussi bien à l'état de bergère qu'à celui de princesse, je n'ai pas besoin de me creuser la cervelle à lui en chercher un qui lui aille mieux. Toi, Sancho, tu donneras à la tienne celui qui te plaira.
— Je ne pense pas, répondit Sancho, lui donner un autre nom que celui de Térésona[326]; il ira bien avec sa grosse taille et avec le sien propre, puisqu'elle s'appelle Thérèse. D'ailleurs, en la célébrant dans mes vers, je découvrirai combien mes désirs sont chastes, puisque je ne vais pas moudre au moulin d'autrui. Il ne faut pas que le curé ait de bergère, ce serait donner mauvais exemple. Quant au bachelier, s'il veut en avoir une, il a son âme dans sa main.
— Miséricorde! s'écria don Quichotte, quelle vie nous allons nous donner, ami Sancho! que de cornemuses vont résonner à nos oreilles! que de flageolets, de tambourins, de violes et de serinettes! Si, parmi toutes ces espèces de musiques, vient à se faire entendre celle des albogues[327], nous aurons là presque tous les instruments pastoraux.
— Qu'est-ce que cela, des albogues? demanda Sancho. Je ne les ai vus ni ouï nommer en toute ma vie.
— Des albogues, répondit don Quichotte, sont des plaques de métal, semblables à des pieds de chandeliers, qui, frappées l'une contre l'autre par le côté creux, rendent un son, sinon très- harmonieux et très-agréable, au moins sans discordance et bien d'accord avec la rusticité de la cornemuse et du tambourin. Ce nom d'albogues est arabe, comme le sont tous ceux qui, dans notre langue espagnole, commencent par _al, _à savoir: _almohaza__[328]__, almorzar__[329]__, alfombra__[330]__, alguazil__[331]__, almacen__[332]__, alcancia__[333]__, _et quelques autres semblables. Notre langue n'a que trois mots arabes qui finissent en _i: horcegui__[334]__, zaquizami__[335]_ et _maravedi__[336]__; _car _alheli__[337]_ et _alfaqui__[338]_, aussi bien par l'_al _du commencement que par l'_i _final, sont reconnus pour arabes. Je te fais cette observation en passant, parce qu'elle m'est venue à la mémoire en nommant les albogues. Ce qui doit nous aider beaucoup à faire notre état de berger dans la perfection, c'est que je me mêle un peu de poésie, comme tu sais, et que le bachelier Samson Carrasco est un poëte achevé. Du curé, je n'ai rien à dire; mais je gagerais qu'il a aussi ses prétentions à tourner le vers; et, quant à maître Nicolas, je n'en fais pas l'ombre d'un doute, car tous les barbiers sont joueurs de guitare et faiseurs de couplets. Moi, je me plaindrai de l'absence; toi, tu te vanteras d'un amour fidèle; le pasteur Carrascon fera le dédaigné, et le curé Curiambro ce qui lui plaira; de cette façon, la chose ira à merveille.
— Pour moi, seigneur, répondit Sancho, j'ai tant de guignon que je crains de ne pas voir arriver le jour où je me verrai menant une telle vie. Oh! que de jolies cuillers de bois je vais faire, quand je serai berger! combien de salades, de crèmes fouettées! combien de guirlandes et de babioles pastorales! Si elles ne me donnent pas la réputation de bel esprit, elles me donneront du moins celle d'ingénieux et d'adroit. Sanchica, ma fille, nous apportera le dîner à la bergerie. Mais, gare! elle a bonne façon, et il y a des bergers plus malicieux que simples. Je ne voudrais pas qu'elle vînt chercher de la laine, et s'en retournât tondue. Les amourettes et les méchants désirs vont aussi bien par les champs que par la ville, et se fourrent dans les cabanes des bergers comme dans les palais des rois. Mais en ôtant la cause, on ôte le péché; et, si les yeux ne voient pas, le coeur ne se fend pas; et mieux vaut le saut de la haie que les prières des honnêtes gens.
— Trêve de proverbes, Sancho, s'écria don Quichotte; chacun de ceux que tu as dits suffisait pour exprimer ta pensée. Bien des fois je t'ai conseillé de ne pas être si prodigue de proverbes, et de te tenir en bride quand tu les dis. Mais il paraît que c'est prêcher dans le désert, et que, ma mère me châtie et je fouette ma toupie.
— Il paraît aussi, repartit Sancho, que Votre Grâce fait comme on dit: «La poêle a dit au chaudron: Ôte-toi de là, noir par le fond.» Vous me reprenez de dire des proverbes, et vous les enfilez deux à deux.
— Écoute, Sancho, reprit don Quichotte; moi, j'amène les proverbes à propos, et, quand j'en dis, ils viennent comme une bague au doigt; mais toi, tu les tires si bien par les cheveux, que tu les traînes au lieu de les amener. Si j'ai bonne mémoire, je t'ai dit une autre fois que les proverbes sont de courtes maximes tirées d'une longue expérience et des observations de nos anciens sages. Mais le proverbe qui vient hors de propos est plutôt une sottise qu'une sentence. Au surplus, laissons cela, et, puisque la nuit vient, retirons-nous de la grand'route à quelque gîte où nous la passerons. Dieu sait ce qui nous arrivera demain.»
Ils s'éloignèrent tous deux, soupèrent tard et mal, bien contre le gré de Sancho, lequel se représentait les misères qui attendent la chevalerie errante dans les forêts et les montagnes, si, de temps en temps, l'abondance se montre dans les châteaux et dans les bonnes maisons, comme chez don Diégo de Miranda, aux noces de Camache et au logis de don Antonio Moréno. Mais, considérant aussi qu'il ne pouvait être ni toujours jour ni toujours nuit, il s'endormit pour passer cette nuit-là, tandis que son maître veillait à ses côtés.
Chapitre LXVIII
De la joyeuse aventure qui arriva à don Quichotte
La nuit était obscure, quoique la lune fût au ciel; mais elle ne se montrait pas dans un endroit où l'on pût la voir; car quelquefois madame Diane va se promener aux antipodes, laissant les montagnes dans l'ombre et les vallées dans l'obscurité. Don Quichotte paya tribut à la nature en dormant le premier sommeil; mais il ne se permit pas le second, bien au rebours de Sancho, qui n'en eut jamais de second; car le même sommeil lui durait du soir jusqu'au matin, preuve qu'il avait bonne complexion et fort peu de soucis. Ceux de don Quichotte le tinrent si bien éveillé, qu'à son tour il éveilla Sancho et lui dit:
«Je suis vraiment étonné, Sancho, de l'indépendance de ton humeur. J'imagine que tu es fait de marbre ou de bronze, et qu'en toi n'existe ni mouvement ni sentiment. Je veille quand tu dors; je pleure quand tu chantes; je m'évanouis d'inanition quand tu es alourdi et haletant d'avoir trop mangé. Il est pourtant d'un fidèle serviteur de partager les peines de son maître, et d'être ému de ses émotions, ne fût-ce que par bienséance. Regarde la sérénité de cette nuit; vois la solitude où nous sommes, et qui nous invite à mettre quelque intervalle de veille entre un sommeil et l'autre. Lève-toi, au nom du ciel! éloigne-toi quelque peu d'ici; puis, avec bonne grâce et bon courage, donne-toi trois ou quatre cents coups de fouet, à compte et à valoir sur ceux du désenchantement de Dulcinée. Je te demande cela en suppliant, ne voulant pas en venir aux mains avec toi, comme l'autre fois, car je sais que tu les as rudes et pesantes. Quand tu te seras bien fustigé, nous passerons le reste de la nuit à chanter, moi les maux de l'absence, toi les douceurs de la fidélité, faisant ainsi le premier début de la vie pastorale que nous devons mener dans notre village.
— Seigneur, répondit Sancho, je ne suis pas chartreux, pour me lever au beau milieu de mon somme et me donner de la discipline; et je ne pense pas davantage qu'on puisse passer tout d'un coup de la douleur des coups de fouet au plaisir de la musique. Que Votre Grâce me laisse dormir, et ne me pousse pas à bout quant à ce qui est de me fouetter, car vous me ferez faire le serment de ne jamais me toucher au poil du pourpoint, bien loin de toucher à celui de ma peau!
— Ô âme endurcie! s'écria don Quichotte, ô écuyer sans entrailles! ô pain mal employé, et faveurs mal placées, celles que je t'ai faites et celles que je pense te faire! Par moi tu t'es vu gouverneur, et par moi tu te vois avec l'espoir prochain d'être comte, ou d'avoir un autre titre équivalent, sans que l'accomplissement de cette espérance tarde plus que ne tardera cette année à passer, car enfin post tenebras spero lucem.[339]
— Je n'entends pas cela, répliqua Sancho; mais j'entends fort bien que, tant que je dors, je n'ai ni crainte, ni espérance, ni peine, ni plaisir. Béni soit celui qui a inventé le sommeil, manteau qui couvre toutes les humaines pensées, mets qui ôte la faim, eau qui chasse la soif, feu qui réchauffe la froidure, fraîcheur qui tempère la chaleur brûlante, finalement, monnaie universelle avec laquelle s'achète toute chose, et balance où s'égalisent le pâtre et le roi, le simple et le sage. Le sommeil n'a qu'une mauvaise chose, à ce que j'ai ouï dire; c'est qu'il ressemble à la mort; car d'un endormi à un trépassé la différence n'est pas grande.
— Jamais, Sancho, reprit don Quichotte, je ne t'ai entendu parler avec autant d'élégance qu'à présent, ce qui me fait comprendre combien est vrai le proverbe que tu dis quelquefois: Non avec qui tu nais, mais avec qui tu pais.
— Ah! ah! seigneur notre maître, répliqua Sancho, est-ce moi maintenant qui enfile des proverbes? Pardieu! Votre Grâce les laisse tomber de la bouche deux à deux, bien mieux que moi. Seulement, il doit y avoir entre les miens et les vôtres cette différence, que ceux de Votre Grâce viennent à propos, et les miens sans rime ni raison. Mais, au bout du compte, ce sont tous des proverbes.»
Ils en étaient là de leur causerie, quand ils entendirent une sourde rumeur et un bruit aigu qui s'étendaient dans toute la vallée. Don Quichotte se leva et mit l'épée à la main; pour Sancho, il se pelotonna sous le grison, et se fit de côté et d'autre un rempart avec le paquet des armes et le bât de son baudet, aussi tremblant de peur que don Quichotte était troublé. De moment en moment, le bruit augmentait, et se rapprochait de nos deux poltrons, de l'un du moins, car pour l'autre on connaît sa vaillance. Le cas est que des marchands menaient vendre à une foire plus de six cents porcs, et les faisaient cheminer à ces heures de nuit. Tel était le tapage que faisaient ces animaux en grognant et en soufflant, qu'ils assourdirent don Quichotte et Sancho, sans leur laisser deviner ce que ce pouvait être. La troupe immense et grognante arriva pêle-mêle, et, sans respecter le moins du monde la dignité de don Quichotte ni celle de Sancho, les cochons leur passèrent dessus, emportant les retranchements de Sancho, et roulant à terre non-seulement don Quichotte, mais encore Rossinante par-dessus le marché. Cette irruption, ces grognements, la rapidité avec laquelle arrivèrent ces animaux immondes, mirent en désordre et laissèrent sur le carreau le bât, les armes, le grison, Rossinante, Sancho et don Quichotte. Sancho se releva le mieux qu'il put, et demanda l'épée à son maître, disant qu'il voulait tuer une demi-douzaine de ces impertinents messieurs les pourceaux pour leur apprendre à vivre, car il avait reconnu ce qu'ils étaient. Don Quichotte lui répondit tristement:
«Laisse-les passer, ami; cet affront est la peine de mon péché; et il est juste que le ciel châtie le chevalier errant vaincu en le faisant manger par les renards, piquer par les guêpes, et fouler aux pieds par les cochons.
— Est-ce que c'est aussi un châtiment du ciel, répondit Sancho, que les écuyers des chevaliers vaincus soient piqués des mosquites, dévorés des poux, et tourmentés de la faim! Si nous autres écuyers nous étions fils des chevaliers que nous servons, ou leurs très-proches parents, il ne serait pas étonnant que la peine de leur faute nous atteignît jusqu'à la quatrième génération. Mais qu'ont à démêler les Panza avec les Quichotte? Allons! remettons-nous sur le flanc, et dormons le peu qui reste de la nuit. Dieu fera lever le soleil, et nous nous en trouverons bien.
— Dors, Sancho, répondit don Quichotte; dors, toi qui es né pour dormir; moi, qui suis né pour veiller, d'ici au jour je lâcherai la bride à mes pensées, et je les exhalerai dans un petit madrigal, qu'hier au soir, sans que tu t'en doutasses, j'ai composé par coeur.
— Il me semble, répondit Sancho, que les pensées qui laissent faire des couplets ne sont pas bien cuisantes. Que votre Grâce versifie tant qu'il lui plaira, moi je vais dormir tant que je pourrai.»
Là-dessus, prenant sur la terre autant d'espace qu'il voulut, il se roula, se blottit et s'endormit d'un profond sommeil, sans que les soucis, les dettes et le chagrin l'en empêchassent. Pour don Quichotte, adossé au tronc d'un liège ou d'un hêtre (Cid Hamet Ben-Engéli ne distingue pas quel arbre c'était), il chanta les strophes suivantes, au son de ses propres soupirs:
«Amour, quand je pense au mal terrible que tu me fais souffrir, je vais en courant à la mort, pensant terminer ainsi mon mal immense.
«Mais quand j'arrive à ce passage, qui est un port dans la mer de mes tourments, je sens une telle joie que la vie se ranime, et je ne passe point.
«Ainsi, vivre me tue, et mourir me rend la vie. Oh! dans quelle situation inouïe me jettent la vie et la mort!»
Le chevalier accompagnait chacun de ses vers d'une foule de soupirs et d'un ruisseau de larmes, comme un homme dont le coeur était déchiré par le regret de sa défaite et par l'absence de Dulcinée.
Le jour arriva sur ces entrefaites, et le soleil donna de ses rayons dans les yeux de Sancho. Il s'éveilla, se secoua, se frotta les yeux, s'étira les membres; puis il regarda le dégât qu'avaient fait les cochons dans son garde-manger, et maudit le troupeau, sans oublier ceux qui le conduisaient. Finalement, ils reprirent tous deux leur voyage commencé; et, sur la tombée de la nuit, ils virent venir à leur rencontre une dizaine d'hommes à cheval et quatre ou cinq à pied. Don Quichotte sentit son coeur battre, et Sancho le sien défaillir; car les gens qui s'approchaient d'eux portaient des lances et des boucliers, et marchaient en équipage de guerre. Don Quichotte se tourna vers Sancho:
«Si je pouvais, ô Sancho! lui dit-il, faire usage de mes armes, et si ma promesse ne me liait les mains, cet escadron qui vient fondre sur nous, ce serait pour moi pain bénit. Mais pourtant il pourrait se faire que ce fût autre chose que ce que nous craignons.»
En ce moment les gens à cheval arrivèrent, et, la lance au poing, sans dire un seul mot, ils enveloppèrent don Quichotte, et lui présentèrent la pointe de leurs piques sur la poitrine et sur le dos, le menaçant ainsi de mort. Un des hommes à pied, mettant un doigt sur la bouche pour lui faire signe de se taire, empoigna Rossinante par la bride et le tira du chemin. Les autres hommes à pied, entourant Sancho et le grison, et gardant aussi un merveilleux silence, suivirent les pas de celui qui emmenait don Quichotte. Deux ou trois fois le chevalier voulut demander où on le menait et ce qu'on lui voulait; mais à peine commençait-il à remuer les lèvres, qu'on lui fermait la bouche avec le fer des lances. La même chose arrivait à Sancho; il ne faisait pas plutôt mine de vouloir parler, qu'un de ses gardiens le piquait avec un aiguillon, et piquait aussi l'âne, comme s'il eût voulu parler aussi. La nuit se ferma; ils pressèrent le pas, et la crainte allait toujours croissante, chez les deux prisonniers, surtout quand ils entendirent qu'on leur disait de temps en temps:
«Avancez, Troglodytes; taisez-vous, barbares; souffrez, anthropophages; cessez de vous plaindre, Scythes; fermez les yeux, Polyphèmes meurtriers, lions dévorants» et d'autres noms semblables dont on écorchait les oreilles des deux malheureux, maître et valet.
Sancho se disait à lui-même:
«Nous des torticolis! nous des barbiers; des mange-trop de fromage! Voilà des noms qui ne me contentent guère. Un mauvais vent souffle, et tous les maux viennent ensemble, comme au chien les coups de bâton; et plaise à Dieu que ce soit par des coups de bâton que finisse cette aventure, si menaçante de mésaventure!»
Don Quichotte marchait tout interdit, sans pouvoir deviner, malgré les réflexions qui lui venaient en foule, ce que voulaient dire ces noms injurieux qu'on leur prodiguait. Ce qu'il en concluait, c'est qu'il fallait n'espérer aucun bien, et craindre beaucoup de mal. Ils arrivèrent enfin, vers une heure de la nuit, à un château que don Quichotte reconnut aussitôt pour être celui du duc, où il avait séjourné peu de jours auparavant.
«Sainte Vierge! s'écria-t-il dès qu'il eut reconnu la demeure, que veut dire cela? En cette maison tout est courtoisie, bon accueil, civilité; mais, pour les vaincus, le bien se change en mal, et le mal en pire.»
Ils entrèrent dans la cour d'honneur du château, et la virent disposée d'une manière qui accrut leur surprise et redoubla leur frayeur, comme on le verra dans le chapitre suivant.
Chapitre LXIX
De la plus étrange et plus nouvelle aventure qui soit arrivée à don Quichotte dans tout le cours de cette grande histoire
Les cavaliers mirent pied à terre; puis, avec l'aide des hommes de pied, enlevant brusquement dans leurs bras Sancho et don Quichotte, ils les portèrent dans la cour du château. Près de cent torches, fichées sur leurs supports, brûlaient alentour, et plus de cinq cents lampes éclairaient les galeries circulaires; de façon que, malgré la nuit, qui était obscure, on ne s'apercevait point de l'absence du jour. Au milieu de la cour s'élevait un catafalque, à deux aunes du sol, tout couvert d'un immense dais de velours noir; et, alentour, sur les gradins, brûlaient plus de cent cierges de cire blanche sur des chandeliers d'argent. Au- dessus du catafalque était étendu le cadavre d'une jeune fille, si belle que sa beauté rendait belle la mort même. Elle avait la tête posée sur un coussin de brocart, et couronnée d'une guirlande de diverses fleurs balsamiques. Ses mains, croisées sur sa poitrine, tenaient une branche triomphale de palmier. À l'un des côtés de la cour s'élevait une espèce de théâtre, et, sur deux sièges, deux personnages y étaient assis, lesquels, par les couronnes qu'ils avaient sur la tête et les sceptres qu'ils portaient à la main, se faisaient reconnaître pour des rois, soit véritables, soit supposés. Au pied de ce théâtre où l'on montait par quelques degrés, étaient deux autres sièges, sur lesquels les gardiens des prisonniers firent asseoir don Quichotte et Sancho, toujours sans mot dire, et leur faisant entendre par signes qu'ils eussent à se taire également. Mais, sans signes et sans menaces, ils se seraient bien tus, car l'étonnement où les jetait un tel spectacle leur paralysait la langue. En ce moment, et au milieu d'un nombreux cortège, deux personnages de distinction montèrent sur le théâtre. Ils furent aussitôt reconnus par don Quichotte pour ses deux hôtes, le duc et la duchesse, lesquels s'assirent sur deux riches fauteuils, auprès des deux rois couronnés.
Qui ne se serait émerveillé à la vue de si étranges objets, surtout si l'on ajoute que don Quichotte avait reconnu que le cadavre étendu sur le catafalque était celui de la belle Altisidore? Quand le duc et la duchesse montèrent au théâtre, don Quichotte et Sancho leur firent une profonde révérence, à laquelle répondit le noble couple, en inclinant légèrement la tête. Un estafier parut alors, et, s'approchant de Sancho, lui jeta sur les épaules une longue robe de bouracan noir, toute bariolée de flammes peintes; puis il lui ôta son chaperon, et lui mit sur la tête une longue mitre pointue, à la façon de celles que portent les condamnés du saint-office, en lui disant à l'oreille de ne pas desserrer les lèvres, sous peine d'avoir un bâillon ou d'être massacré sur place. Sancho se regardait du haut en bas, et se voyait tout en flammes; mais, comme ces flammes ne le brûlaient point, il n'en faisait pas plus de cas que d'une obole. Il ôta la mitre, et vit qu'elle était chamarrée de diables en peinture; il la remit aussitôt, en se disant tout bas:
«Bon; du moins, ni celles-là ne me brûlent, ni ceux-ci ne m'emportent.»
Don Quichotte le regardait aussi; et, bien que la frayeur suspendît l'usage de ses sens, il ne put s'empêcher de rire en voyant la figure de Sancho.
Alors commença à sortir de dessous le catafalque un agréable et doux concert de flûtes, qui, n'étant mêlé d'aucune voix humaine, car, en cet endroit, le silence même faisait silence, produisait un effet tendre et langoureux. Tout à coup parut, à côté du coussin qui soutenait le cadavre, un beau jeune homme vêtu à la romaine, lequel, au son d'une harpe dont il jouait lui-même, chanta les stances suivantes d'une voix suave et sonore:
«En attendant qu'Altisidore revienne à la vie, elle qu'a tuée la cruauté de don Quichotte; en attendant que, dans la cour enchanteresse, les dames s'habillent de toile à sac, et que madame la duchesse habille ses duègnes de velours et de satin, je chanterai d'Altisidore la beauté et l'infortune sur une plus harmonieuse lyre que celle du chantre de Thrace.
«Je me figure même que cet office ne me regarde pas seulement pendant la vie; avec la langue morte et froide dans la bouche, je pense répéter les louanges qui te sont dues. Mon âme, libre de son étroite enveloppe, sera conduite le long du Styx en te célébrant, et tes accents feront arrêter les eaux du fleuve d'oubli.[340]«
«Assez, dit en ce moment un des deux rois; assez, chantre divin; ce serait à ne finir jamais que de nous retracer à présent la mort et les attraits de la sans pareille Altisidore, qui n'est point morte comme le pense le monde ignorant, mais qui vit dans les mille langues de la Renommée, et dans les peines que devra souffrir, pour lui rendre la lumière, Sancho Panza, ici présent. Ainsi donc, ô Rhadamante, toi qui juges avec moi dans les sombres cavernes de Pluton, puisque tu sais tout ce qui est écrit dans les livres impénétrables pour que cette jeune fille revienne à la vie, déclare-le sur-le-champ, afin de ne pas nous priver plus longtemps du bonheur que nous attendons de son retour au monde.»
À peine Minos eut-il ainsi parlé, que Rhadamante, son compagnon, se leva et dit:
«Allons, sus, ministres domestiques de cette demeure, hauts et bas, grands et petits, accourez l'un après l'autre; appliquez sur le visage de Sancho vingt-quatre croquignoles; faites à ses bras douze pincenettes, et à ses reins six piqûres d'épingle; c'est en cette cérémonie que consiste la guérison d'Altisidore.»
Quand Sancho entendit cela, il s'écria, sans se soucier de rompre le silence:
«Je jure Dieu que je me laisserai manier le visage et tortiller les chairs comme je me ferai Turc. Jour de Dieu! qu'est-ce qu'a de commun ma peau avec la résurrection de cette donzelle? Il paraît que l'appétit vient en mangeant. On enchante Dulcinée, et l'on me fouette pour la désenchanter. Voilà qu'Altisidore meurt du mal qu'il a plu à Dieu de lui envoyer, et, pour la ressusciter, il faut me donner vingt-quatre croquignoles, me cribler le corps à coups d'épingle et me pincer les bras jusqu'au sang! À d'autres, cette farce-là! Je suis un vieux renard, et ne m'en laisse pas conter.
— Tu mourras! dit Rhadamante d'une voix formidable. Adoucis-toi, tigre; humilie-toi, superbe Nemrod; souffre et te tais, car on ne te demande rien d'impossible, et ne te mêle pas d'énumérer les difficultés de cette affaire. Tu dois recevoir les croquignoles, tu dois être criblé de coups d'épingle, tu dois gémir sous les pincenettes. Allons, dis-je, ministres des commandements, à l'ouvrage; sinon, foi d'homme de bien, je vous ferai voir pourquoi vous êtes nés.»
Aussitôt on vit paraître et s'avancer dans la cour jusqu'à six duègnes, en procession l'une derrière l'autre, dont quatre avec des lunettes. Elles avaient toutes la main droite élevée en l'air avec quatre doigts de poignet hors de la manche, pour rendre les mains plus longues, selon la mode d'aujourd'hui. Sancho ne les eut pas plutôt vues, qu'il se mit à mugir comme un taureau.
«Non, s'écria-t-il, je pourrai bien me laisser manier et tortiller par tout le monde; mais consentir qu'une duègne me touche, jamais! Qu'on me griffe la figure comme les chats ont fait à mon maître dans ce même château, qu'on me traverse le corps avec des lames de dagues fourbies, qu'on me déchiquette les bras avec des tenailles de feu, je prendrai patience et j'obéirai à ces seigneurs; mais que des duègnes me touchent! je ne le souffrirai pas, dût le diable m'emporter.»
Alors don Quichotte rompit le silence, et dit à Sancho:
«Prends patience, mon fils, et fais plaisir à ces seigneurs. Rends même grâce au ciel de ce qu'il a mis une telle vertu dans ta personne, que, par ton martyre, tu désenchantes les enchantés et tu ressuscites les morts.»
Les duègnes étaient déjà près de Sancho. Persuadé et adouci, il s'arrangea bien sur sa chaise et tendit le menton à la première, qui lui donna une croquignole bien conditionnée, et lui fit ensuite une grande révérence.
«Moins de politesse, madame la duègne, dit Sancho, et moins de pommades aussi; car vos mains sentent, pardieu, le vinaigre à la rose.»
Finalement, toutes les duègnes lui servirent les croquignoles, et d'autres gens de la maison lui pincèrent les bras. Mais ce qu'il ne put supporter, ce fut la piqûre des épingles. Il se leva de sa chaise, transporté, furieux, et, saisissant une torche allumée qui se trouvait près de lui, il fondit sur les duègnes et sur tous ses bourreaux en criant:
«Hors d'ici, ministres de l'enfer! je ne suis pas de bronze, pour être insensible à de si épouvantables supplices!»
En ce moment, Altisidore, qui devait se trouver fatiguée d'être restée si longtemps sur le dos, se tourna sur le côté. À cette vue, tous les assistants s'écrièrent à la fois: «Altisidore est en vie!»
Rhadamante ordonna à Sancho de déposer sa colère, puisque le résultat qu'on se proposait était obtenu. Pour don Quichotte, dès qu'il vit remuer Altisidore, il alla se mettre à deux genoux devant Sancho.
«Voici le moment, lui dit-il, ô fils de mes entrailles, et non plus mon écuyer, voici le moment de te donner quelques-uns des coups de fouet que tu dois t'appliquer pour le désenchantement de Dulcinée. Voici le moment, dis-je, où ta vertu est juste à son point, avec toute l'efficacité d'opérer le bien qu'on attend de toi.
— Ceci, répondit Sancho, me semble plutôt malice sur malice que miel sur pain. Il ferait bon, ma foi, qu'après les croquignoles, les pincenettes et les coups d'épingle, vinssent maintenant les coups de fouet! Il n'y a qu'une chose à faire, c'est de m'attacher une grosse pierre au cou, et de me jeter dans un puits, si, pour guérir les maux des autres, je dois toujours être le veau de la noce. Qu'on me laisse, au nom de Dieu, ou j'enverrai tout promener.»
Cependant Altisidore, du haut du catafalque, s'était mise sur son séant; au même instant, les clairons sonnèrent, accompagnés des flûtes et des voix de tous les assistants, qui criaient: «Vive Altisidore! vive Altisidore!»
Le duc et la duchesse se levèrent, ainsi que les rois Minos et Rhadamante; et tous ensemble, avec don Quichotte et Sancho, ils allèrent au-devant d'Altisidore pour la descendre du cercueil. Celle-ci, feignant de sortir d'un long évanouissement, fit la révérence à ses maîtres et aux deux rois; puis, jetant sur don Quichotte un regard de travers, elle lui dit:
«Dieu te pardonne, insensible chevalier, puisque ta cruauté m'a fait aller dans l'autre monde, où je suis restée, à ce qu'il m'a semblé, plus de mille années. Quant à toi, ô le plus compatissant écuyer que renferme l'univers, je te remercie de la vie qui m'est rendue. Dispose, d'aujourd'hui à tout jamais, ô Sancho, de six de mes chemises que je te lègue pour que tu t'en fasses six à toi. Si elles ne sont pas toutes bien neuves, elles sont du moins toutes bien propres.»
Sancho, plein de reconnaissance, alla lui baiser les mains, tenant à la main sa mitre comme un bonnet, et les deux genoux en terre. Le duc ordonna qu'on lui ôtât cette mitre et cette robe brochée de flammes, et qu'on lui rendît son chaperon et son pourpoint. Alors Sancho supplia le duc de permettre qu'on lui laissât la robe et la mitre[341], disant qu'il voulait les emporter au pays, en signe et en mémoire de cette aventure surprenante. La duchesse répondit qu'elle les lui laisserait, puisqu'il n'ignorait pas combien elle était sa grande amie. Le duc ordonna qu'on débarrassât la cour de tout cet attirail, que chacun regagnât son appartement, et que l'on menât don Quichotte et Sancho à celui qu'ils connaissaient déjà.
Chapitre LXX
Qui suit le soixante-neuvième et traite de choses fort importantes pour l'intelligence de cette histoire
Sancho coucha cette nuit sur un lit de camp, dans la chambre même de don Quichotte, chose qu'il eût voulu éviter, car il savait bien qu'à force de demandes et de réponses son maître ne le laisserait pas dormir; et pourtant il ne se sentait guère en disposition de parler beaucoup, car les douleurs des supplices passés le suppliciaient encore, et ne lui laissaient pas encore le libre usage de la langue. Aussi eût-il mieux aimé coucher tout seul sous une hutte de berger qu'en compagnie dans ce riche appartement.
Sa crainte était si légitime, et ses soupçons si bien fondés, qu'à peine au lit, son seigneur l'appela.
«Que te semble, Sancho, lui dit-il, de l'aventure de cette nuit? Grande et puissante doit être la force du désespoir amoureux, puisque tu as vu de tes propres yeux Altisidore morte et tuée non par d'autre flèche, ni par d'autre glaive, ni par d'autre machine de guerre, ni par d'autre poison meurtrier, que la seule considération de la rigueur et du dédain que je lui ai toujours témoignés.
— Qu'elle fût morte, à la bonne heure, répondit Sancho, quand et comme il lui aurait plu, et qu'elle m'eût laissé tranquille, car je ne l'ai ni enflammée ni dédaignée en toute ma vie. Je ne sais vraiment et ne peux penser, je le répète, ce que la guérison de cette Altisidore, fille plus capricieuse que sensée, a de commun avec les martyres de Sancho Panza. C'est maintenant que je finis par reconnaître clairement qu'il y a des enchanteurs et des enchantements dans ce monde, desquels Dieu me délivre, puisque je ne sais pas m'en délivrer. Avec tout cela, je supplie Votre Grâce de me laisser dormir, et de ne pas me questionner davantage, si vous ne voulez que je me jette d'une fenêtre en bas.
— Dors, ami Sancho, reprit don Quichotte, si toutefois la douleur des coups d'épingle, des pincenettes et des croquignoles te le permet.
— Aucune douleur, répliqua Sancho, n'approche de l'affront des croquignoles, par la seule raison que ce sont des duègnes (fussent-elles confondues!) qui me les ont données. Mais je supplie de nouveau Votre Grâce de me laisser dormir, car le sommeil est le soulagement des misères pour ceux qu'elles tiennent éveillés.
— Ainsi soit-il, dit don Quichotte, et que Dieu t'accompagne.»
Ils dormirent tous deux; et, dans ce moment, l'envie prit à Cid Hamet, auteur de cette grande histoire, d'écrire et d'expliquer ce qui avait donné au duc et à la duchesse la fantaisie d'élever ce monument funéraire dont on vient de parler. Voici ce qu'il dit à ce sujet: le bachelier Samson Carrasco n'avait pas oublié comment le chevalier des Miroirs fut renversé et vaincu par don Quichotte, chute et défaite qui avaient bouleversé tous ses projets. Il voulut faire une nouvelle épreuve, espérant meilleure chance. Aussi, s'étant informé près du page qui avait porté la lettre et le présent à Thérèse Panza, femme de Sancho, de l'endroit où était don Quichotte, il chercha de nouvelles armes, prit un nouveau cheval, mit une blanche lune sur son écu, et fit porter l'armure par un mulet que menait un paysan, mais non Tomé Cécial, son ancien écuyer, afin de ne pas être reconnu par Sancho, ni par don Quichotte. Il arriva donc au château du duc, qui lui indiqua le chemin qu'avait pris don Quichotte, dans l'intention de se trouver aux joutes de Saragosse. Le duc lui raconta également les tours qu'on avait joués au chevalier, ainsi que l'invention du désenchantement de Dulcinée, qui devait s'opérer aux dépens du postérieur de Sancho. Enfin, il lui raconta l'espièglerie que Sancho avait fait à son maître, en lui faisant accroire que Dulcinée était enchantée et métamorphosée en paysanne, et comment la duchesse avait ensuite fait accroire à Sancho que c'était lui- même qui se trompait, et que Dulcinée était enchantée bien réellement. De tout cela, le bachelier rit beaucoup, et ne s'étonna pas moins, en considérant aussi bien la finesse et la simplicité de Sancho, que l'extrême degré qu'atteignait la folie de don Quichotte. Le duc le pria, s'il rencontrait le chevalier, qu'il le vainquît ou non, de repasser par son château, pour lui rendre compte de l'événement. Le bachelier s'y engagea. Il partit à la recherche de don Quichotte, ne le trouva point à Sarragosse, passa outre jusqu'à Barcelone, où il lui arriva ce qui est rapporté précédemment. Il revint par le château du duc, et lui conta toute l'aventure, ainsi que les conditions de la bataille, ajoutant que don Quichotte, en bon chevalier errant, revenait déjà, pour tenir sa parole de se retirer une année dans son village, «temps pendant lequel, dit le bachelier, on pourra peut- être guérir sa folie. Voilà dans quelle intention j'ai fait toutes ces métamorphoses; car c'est une chose digne de pitié qu'un hidalgo aussi éclairé que don Quichotte ait ainsi la tête à l'envers.» Sur cela, il prit congé du duc, et retourna dans son village y attendre don Quichotte, qui le suivait de près.
C'est de là que le duc prit occasion de faire ce nouveau tour au chevalier, tant il trouvait plaisir aux affaires de don Quichotte et de Sancho. Il fit occuper les chemins, près et loin du château, dans tous les endroits où il imaginait que pouvait passer don Quichotte, par un grand nombre de ses gens à pied et à cheval, afin que, de gré ou de force, on le remenât au château dès qu'on l'aurait trouvé. On le trouva, en effet, et l'on en prévint le duc, lequel, ayant tout fait préparer, donna l'ordre, aussitôt qu'il eut connaissance de son arrivée, d'allumer les torches et les lampes funèbres de la cour, et de placer Altisidore sur le catafalque, avec tous les apprêts qu'on a décrits, et qui étaient imités si bien au naturel, que de ces apprêts à la vérité il n'y avait pas grande différence. Cid Hamet dit en outre qu'à ses yeux les mystificateurs étaient aussi fous que les mystifiés, et que le duc et la duchesse n'étaient pas à deux doigts de paraître sots tous deux, puisqu'ils se donnaient tant de mouvement pour se moquer de deux sots; lesquels, l'un dormant à plein somme, l'autre veillant à cervelle détraquée, furent surpris par le jour et l'envie de se lever; car jamais, vainqueur ou vaincu, don Quichotte n'eût de goût pour la plume oisive.
Altisidore, qui, dans l'opinion du chevalier, était revenue de la mort à la vie, suivit l'humeur et la fantaisie de ses maîtres. Couronnée de la même guirlande qu'elle portait sur le tombeau, vêtue d'une tunique de taffetas blanc parsemée de fleurs d'or, les cheveux épars sur les épaules, et s'appuyant sur un bâton de noire ébène, elle entra tout à coup dans la chambre de don Quichotte. À son apparition, le chevalier, troublé et confus, s'enfonça presque tout entier sous les draps et les couvertures du lit, la langue muette, sans trouver à lui dire la moindre politesse. Altisidore s'assit sur une chaise, auprès de son chevet; puis, après avoir poussé un gros soupir, elle lui dit d'une voix tendre et affaiblie:
«Quand les femmes de qualité et les modestes jeunes filles foulent aux pieds l'honneur, et permettent à leur langue de franchir tout obstacle, divulguant publiquement les secrets que leur coeur enferme, c'est qu'elles se trouvent en une cruelle extrémité. Moi, seigneur don Quichotte de la Manche, je suis une de ces femmes pressées et vaincues par l'amour; mais toutefois, patiente et chaste à ce point, que, pour l'avoir trop été, mon âme a éclaté par mon silence, et j'ai perdu la vie. Il y a deux jours que la réflexion continuelle de la rigueur avec laquelle tu m'as traitée, ô insensible chevalier, plus dur à mes plaintes que le marbre[342], m'a fait tomber morte, ou du moins tenir pour telle par ceux qui m'ont vue. Et si l'Amour, prenant pitié de moi, n'eût mis le remède à mon mal dans les martyres de ce bon écuyer, je restais dans l'autre monde.
— Ma foi, reprit Sancho, l'Amour aurait bien dû le déposer dans ceux de mon âne; je lui en saurais un gré infini. Mais, dites-moi, madame, et que le ciel vous accommode d'un amant plus traitable que mon maître! qu'est-ce que vous avez vu dans l'autre monde? qu'est-ce qu'il y a dans l'enfer? car enfin, celui qui meurt désespéré doit forcément aller demeurer par là.
— Pour dire la vérité, répondit Altisidore, il faut que je ne sois pas morte tout à fait, puisque je ne suis pas entrée en enfer; car, si j'y fusse entrée, je n'en serais plus sortie, l'eussé-je même voulu. La vérité est que je suis arrivée à la porte, où une douzaine de diables étaient à jouer à la paume, tous en chausses et en pourpoints, avec des collets à la wallone garnis de pointes de dentelle, et des revers de même étoffe qui leur servaient de manchettes, laissant passer quatre doigts du bras, pour rendre les mains plus longues. Ils tenaient des raquettes de feu, et, ce qui m'étonna le plus, ce fut de voir qu'ils se servaient, en guise de paumes, de livres enflés de vent et remplis de bourre, chose assurément merveilleuse et nouvelle. Mais ce qui m'étonna plus encore, ce fut de voir que, tandis qu'il est naturel aux joueurs de se réjouir quand ils gagnent et de s'attrister quand ils perdent, dans ce jeu-là, tous grognaient, tous grondaient, tous se maudissaient.
— Cela n'est pas étonnant, reprit Sancho; car les diables, qu'ils jouent ou ne jouent pas, qu'ils perdent ou qu'ils gagnent, ne peuvent jamais être contents.
— C'est ce qui doit être, répondit Altisidore. Mais il y a une autre chose qui m'étonne aussi, je veux dire qui pour lors m'étonna. C'est qu'à la première volée, aucune paume ne restait sur pied, ni en état de servir une seconde fois. Aussi les livres neufs et vieux pleuvaient-ils à crier merveille. L'un d'eux, tout flambant neuf et fort bien relié, reçut une taloche qui lui arracha les entrailles et dispersa ses feuilles. «Vois quel est ce livre» dit un diable à l'autre; et l'autre répondit: «C'est la _Seconde partie de l'histoire de don Quichotte de la Manche, _composée, non point par Cid Hamet, son premier auteur, mais par un Aragonais qui se dit natif de Tordésillas. — Ôtez-le d'ici, s'écria l'autre diable, et jetez-le dans les abîmes de l'enfer, pour que mes yeux ne le voient plus. — Il est donc bien mauvais? répliqua l'autre. — Si mauvais, répondit le premier, que si, par exprès, je me mettais moi-même à en faire un pire, je n'en viendrais pas à bout.» Ils continuèrent leur jeu, pelotant avec d'autres livres; et moi, pour avoir entendu nommer don Quichotte, que j'aime et chéris avec tant d'ardeur, je tâchai de bien me rappeler cette vision.
— Vision ce dut être en effet, dit don Quichotte, puisqu'il n'y a pas d'autre moi dans le monde. Cette histoire passe de main en main par ici; mais elle ne s'arrête en aucune, car chacun lui donne du pied. Pour moi, je ne suis ni troublé ni fâché en apprenant que je me promène, comme un corps fantastique, par les ténèbres de l'abîme et par les clartés de la terre, car je ne suis pas du tout celui dont parle cette histoire. Si elle est bonne, fidèle et véritable, elle aura des siècles de vie; mais si elle est mauvaise, de sa naissance à sa sépulture le chemin ne sera pas long.»
Altisidore allait continuer de se plaindre de don Quichotte, lorsque le chevalier la prévint.
«Je vous ai dit bien des fois, madame, lui dit-il, combien je déplore que vous ayez placé vos affections sur moi, car elles ne peuvent trouver en retour que de la gratitude au lieu de réciprocité. Je suis né pour appartenir à Dulcinée du Toboso; et les destins, s'il y en a, m'ont formé et réservé pour elle. Croire qu'aucune autre beauté puisse usurper la place qu'elle occupe dans mon âme, c'est rêver l'impossible; et, comme à l'impossible nul n'est tenu, ce langage doit vous désabuser assez pour que vous vous retiriez dans les limites de votre honnêteté.»
À ce propos, Altisidore parut s'émouvoir et se courroucer.
«Vive Dieu! s'écria-t-elle, don merluche séchée, âme de mortier, noyau de pêche, plus dur et plus têtu qu'un vilain qu'on prie, si je vous saute à la figure, je vous arrache les yeux. Pensez-vous par hasard, don vaincu, don roué de coups de bâton, que je suis morte pour vous? Tout ce que vous avez vu cette nuit est une comédie. Oh! je ne suis pas femme à me laisser avoir mal au bout de l'ongle pour de semblables chameaux, bien loin de m'en laisser mourir.
— Pardieu, je le crois bien, interrompit Sancho; quand on entend parler de mourir aux amoureux, c'est toujours pour rire. Ils le peuvent dire, à coup sûr; mais le faire, que Judas les croie.»
Au milieu de cette conversation, entra le musicien, chanteur et poëte, qui avait chanté les deux strophes précédemment rapportées. Il fit un profond salut à don Quichotte et lui dit:
«Que Votre Grâce, seigneur chevalier, veuille bien me compter et me ranger au nombre de ses plus dévoués serviteurs; car il y a bien des jours que je vous suis attaché, autant pour votre renommée que pour vos prouesses.
— Que Votre Grâce, reprit don Quichotte, veuille bien me dire qui elle est, afin que ma courtoisie réponde à ses mérites.»
Le jeune homme répliqua qu'il était le musicien et le panégyriste de la nuit passée.
«Assurément, reprit don Quichotte. Votre Grâce a une voix charmante; mais ce que vous avez chanté n'était pas, il me semble, fort à propos. Car enfin, qu'ont de commun les stances de Garcilaso avec la mort de cette dame[343]?
— Ne vous étonnez point de cela, répondit le musicien; parmi les poëtes à la douzaine de ce temps-ci, il est de mode que chacun écrive ce qui lui plaît, et vole ce qui lui convient, que ce soit à l'endroit ou à l'envers de son intention, et nulle sottise ne se chante ou ne s'écrit, qu'on ne l'attribue à licence poétique.»
Don Quichotte allait répondre; mais il en fut empêché par la vue du duc et de la duchesse, qui venaient lui rendre visite.
Une longue et douce conversation s'engagea, pendant laquelle Sancho lança tant de saillies et débita tant de malices, que le duc et la duchesse restèrent de nouveau dans l'admiration d'une finesse si piquante unie à tant de simplicité.
Don Quichotte les supplia de lui permettre de partir ce jour même, ajoutant qu'aux chevaliers vaincus, comme il l'était, il convenait mieux d'habiter une étable à cochons que des palais royaux; ses hôtes lui donnèrent congé de bonne grâce, et la duchesse lui demanda s'il ne gardait pas rancune à Altisidore.
«Madame, répondit-il, Votre Grâce peut être certaine que tout le mal de cette jeune fille naît d'oisiveté, et que le remède est une occupation honnête et continuelle. Elle vient de me dire qu'on porte de la dentelle en enfer; puisqu'elle sait sans doute faire cet ouvrage, qu'elle ne le quitte pas un moment; tant que ses doigts seront occupés à agiter les fuseaux, l'image ou les images des objets qu'elle aime ne s'agiteront pas dans son imagination. Voilà la vérité, voilà mon opinion, et voilà mon conseil.
— C'est aussi le mien, ajouta Sancho; car de ma vie je n'ai vu une ouvrière en dentelle mourir d'amour. Les filles bien occupées songent plutôt à finir leur tâche qu'elles ne pensent à leurs amourettes. J'en parle par moi-même; car, quand je suis à piocher les champs, je ne me souviens plus de ma ménagère, je veux dire de ma Thérèse Panza, que j'aime pourtant comme les cils de mes yeux.
— Vous dites fort bien, Sancho, reprit la duchesse; et je ferai en sorte que dorénavant mon Altisidore s'occupe à des travaux d'aiguille, où elle réussit à merveille.
— C'est inutile, madame, repartit Altisidore; et il n'est pas besoin d'employer ce remède. La considération des cruautés dont m'a payée ce malandrin vagabond me l'effacera bien du souvenir, sans aucune autre subtilité; et, avec la permission de Votre Grandeur, je veux m'éloigner d'ici, pour ne pas voir plus longtemps devant mes yeux, je ne dirai pas sa triste figure, mais sa laide et abominable carcasse.
— Cela ressemble, reprit le duc, à ce qu'on a coutume de dire, que celui qui dit des injures est tout près de pardonner.»
Altisidore fit semblant d'essuyer ses larmes avec un mouchoir; et, faisant la révérence à ses maîtres, elle sortit de l'appartement.
«Pauvre fille, dit Sancho, tu as ce que tu mérites pour t'être adressée à une âme sèche comme jonc, à un coeur dur comme pierre! Pardieu, si tu fusses venue à moi, tu aurais entendu chanter un autre coq.»
La conversation finie, don Quichotte s'habilla, dîna avec ses hôtes, et partit au sortir de table.
Chapitre LXXI
De ce qui arriva à don Quichotte et à son écuyer Sancho retournant à leur village
Le vaincu et vagabond don Quichotte s'en allait tout pensif d'une part, et tout joyeux de l'autre. Ce qui causait sa tristesse, c'était sa défaite; ce qui causait sa joie, c'était la considération de la vertu merveilleuse que possédait Sancho, telle qu'il l'avait montrée par la résurrection d'Altisidore. Cependant il avait bien scrupule à se persuader que l'amoureuse demoiselle fût morte tout de bon.
Quant à Sancho, il marchait sans la moindre gaieté, et ce qui l'attristait, c'était de voir qu'Altisidore n'avait pas rempli sa promesse de lui donner la demi-douzaine de chemises. Pensant et repensant à cela, il dit à son maître:
«En vérité, seigneur, il faut que je sois le plus malheureux médecin qu'on puisse rencontrer dans le monde; car il y en a qui, après avoir tué le malade qu'ils soignent, veulent encore être payés de leur peine, laquelle n'est autre que de signer une ordonnance de quelque médecine, qu'ils ne font pas même, mais bien l'apothicaire, et tant pis pour les pauvres dupes; tandis que moi, à qui la santé des autres coûte des pincenettes, des croquignoles, des coups d'épingle et des coups de fouet, on ne me donne pas une obole. Eh bien! je jure Dieu que, si l'on amène en mes mains un autre malade, il faudra me les graisser avant que je le guérisse; car enfin, de ce qu'il chante l'abbé s'alimente, et je ne puis croire que le ciel m'ait donné la vertu que je possède pour que je la communique aux autres sans en tirer patte ou aile.
— Tu as raison, ami Sancho, répondit don Quichotte, et c'est très-mal fait à Altisidore de ne t'avoir pas donné les chemises annoncées. Bien que ta vertu te soit _gratis data, _car elle ne t'a coûté aucune étude, cependant endurer le martyre sur ta personne, c'est pis qu'étudier. Quant à moi, je puis dire que, si tu voulais une paye pour les coups de fouet du déchantement de Dulcinée, je te la donnerais aussi bonne que possible. Mais je ne sais trop si la guérison suivrait le salaire, et je ne voudrais pas empêcher par la récompense l'effet du remède. Après tout, il me semble qu'on ne risque rien de l'essayer. Vois, Sancho, ce que tu exiges, et fouette-toi bien vite; puis tu te payeras comptant et de tes propres mains, puisque tu as de l'argent à moi.»
À cette proposition, Sancho ouvrit d'une aune les yeux et les oreilles, et consentit, dans le fond de son coeur, à se fouetter très-volontiers.
«Allons, seigneur, dit-il à son maître, je veux bien me disposer à faire plaisir à Votre Grâce en ce qu'elle désire, puisque j'y trouve mon profit. C'est l'amour que je porte à mes enfants et à ma femme qui me fait paraître intéressé. Dites-moi maintenant ce que vous me donnerez pour chaque coup de fouet que je me donnerai.
— Si je devais te payer, ô Sancho, répondit don Quichotte, suivant la grandeur et la qualité du mal auquel tu remédies, ni le trésor de Venise ni les mines du Potosi ne suffiraient pour te payer convenablement. Mais prends mesure sur ce que tu portes dans ma bourse, et mets toi-même le prix à chaque coup de fouet.
— Les coups de fouet, répondit Sancho, sont au nombre de trois mille trois cents et tant. Je m'en suis déjà donné jusqu'à cinq; reste le surplus. Que ces cinq fassent les _et tant, _et comptons les trois mille trois cents tout ronds. À un cuartillo[344] la pièce, et je ne prendrais pas moins pour rien au monde, cela fait trois mille trois cents _cuartillos, _qui font, pour les trois mille, quinze cents demi-réaux, qui font sept cent cinquante réaux et, pour les trois cents, cent cinquante demi-réaux, qui font soixante-quinze réaux, lesquels ajoutés aux sept cent cinquante, font en tout huit cent vingt-cinq réaux. Je défalquerai cette somme de celle que j'ai à Votre Grâce, et je rentrerai dans ma maison riche et content, quoique bien fouetté et bien sanglé, car on ne prend pas de truites…[345] et je ne dis rien de plus.
— Ô Sancho béni! ô aimable Sancho! s'écria don Quichotte, combien nous allons être obligés, Dulcinée et moi, à te servir tous les jours que le ciel nous accordera de vie! Si elle reprend son ancien être, et il est impossible qu'elle ne le reprenne pas, son malheur aura été son bonheur, et ma défaite heureux triomphe. Allons, Sancho, vois un peu quand tu veux commencer la discipline. Pour que tu l'abréges, j'ajoute encore cent réaux.
— Quand? répliqua Sancho; cette nuit même. Tâchez que nous la passions en rase campagne et à ciel ouvert; alors je m'ouvrirai la peau.»
La nuit vint, cette nuit attendue par don Quichotte avec la plus grande anxiété du monde; car il lui semblait que les roues du char d'Apollon s'étaient brisées, et que le jour s'allongeait plus que de coutume, précisément comme il arrive aux amoureux, qui ne règlent jamais bien le compte de leurs désirs.
Enfin le chevalier et l'écuyer gagnèrent un bosquet d'arbres touffus, un peu à l'écart du chemin, et là, laissant vide la selle de Rossinante et le bât du grison, ils s'étendirent sur l'herbe verte et soupèrent des provisions de Sancho. Celui-ci, ayant fait, avec le licou et la sangle de son âne, une puissante et flexible discipline, se retira à vingt pas environ de don Quichotte, au milieu de quelques hêtres.
En le voyant aller avec tant de courage et de résolution, son maître lui dit:
«Prends garde, ami, de ne pas te mettre en pièces; arrange-toi de façon qu'un coup attende l'autre, et ne te presse pas tellement d'arriver au bout de la carrière que l'haleine te manque au milieu; je veux dire, ne te frappe pas si fort que la vie t'échappe avant d'atteindre le nombre voulu. Afin que tu ne perdes pas la partie pour un point de plus ou de moins, je me charge de compter d'ici, sur les grains de mon chapelet, les coups que tu te donneras; et que le ciel te favorise autant que le mérite ta bonne intention.
— Le bon payeur n'est pas embarrassé de ses gages, répondit Sancho; je pense m'étriller de façon que, sans me tuer, il m'en cuise. C'est en cela que doit consister l'essence de ce miracle.»
Aussitôt il se déshabilla de la ceinture au haut du corps; puis, empoignant le cordeau, il commença à se fustiger, et don Quichotte à compter les coups. Sancho s'en était à peine donné six ou huit, que la plaisanterie lui parut un peu lourde et le prix un peu léger.
Il s'arrêta, et dit à son maître qu'il appelait du marché pour cause de tromperie, parce que des coups de fouet de cette espèce méritaient d'être payés un demi-réal pièce, et non un cuartillo.
«Continue, ami Sancho, répondit don Quichotte; et ne perds pas courage; je double le montant du prix.
— De cette façon, reprit Sancho, à la grâce de Dieu, et pleuvent les coups de fouet.»
Mais le sournois cessa bien vite de se les donner sur les épaules. Il frappait sur les arbres, en poussant de temps en temps des soupirs tels qu'on aurait dit qu'à chacun d'eux il s'arrachait l'âme. Don Quichotte, attendri, craignant d'ailleurs qu'il n'y laissât la vie et que l'imprudence de Sancho ne vînt à tout perdre, lui dit alors:
«Au nom du ciel, ami, laisses-en là cette affaire; le remède me semble bien âpre, et il sera bon de donner du temps au temps. On n'a pas pris Zamora en une heure.[346] Tu t'es appliqué déjà, si je n'ai pas mal compté, plus de mille coups de fouet; c'est assez pour à présent; car l'âne, en parlant à la grosse manière, souffre la charge, mais non la surcharge.
— Non, non, seigneur, répondit Sancho; on ne dira pas de moi: Gages payés, bras cassés. Que Votre Grâce s'éloigne encore un peu, et me laisse m'appliquer mille autres coups seulement. Avec deux assauts comme celui-là, l'affaire sera faite, et il nous restera des morceaux de la pièce.
— Puisque tu te trouves en si bonne disposition, reprit don Quichotte, que le ciel te bénisse; donne-t'en à ton aise, je m'éloigne d'ici.»
Sancho reprit sa tâche avec tant d'énergie qu'il eut bientôt enlevé l'écorce à plusieurs arbres; telle était la rigueur qu'il mettait à se flageller. Enfin, jetant un grand cri, et donnant un effroyable coup sur un hêtre:
«Ici, dit-il, mourra Samson, et avec lui tous autant qu'ils sont.»
Don Quichotte accourut bientôt au bruit de ce coup terrible et de cet accent lamentable; et, saisissant le licou tressé qui servait de nerf de boeuf à Sancho, il lui dit:
«À Dieu ne plaise, ami Sancho, que pour mon plaisir tu perdes la vie qui doit servir à la subsistance de ta femme et de tes enfants. Que Dulcinée attende une meilleure conjoncture; moi, je me tiendrai dans les limites d'une espérance prochaine, et j'attendrai que tu aies repris de nouvelles forces pour que cette affaire se termine au gré de tous.
— Puisque Votre Grâce, mon seigneur, le veut ainsi, répondit Sancho, à la bonne heure, j'y consens; mais jetez-moi votre manteau sur les épaules, car je sue à grosses gouttes, et je ne voudrais pas m'enrhumer comme il arrive aux pénitents qui font pour la première fois usage de la discipline.»
Don Quichotte s'empressa de se dépouiller, et, demeurant en justaucorps, il couvrit bien Sancho, qui dormit jusqu'à ce que le soleil l'éveillât. Ils continuèrent ensuite leur chemin, et firent halte ce jour-là dans un village à trois lieues de distance.
Ils descendirent à une auberge que don Quichotte reconnut pour telle, et ne prit pas pour un château avec ses fossés, ses tours, ses herses et son pont-levis; car, depuis qu'il avait été vaincu, ils discourait sur toute chose avec un jugement plus sain, comme on le verra désormais.
On le logea dans une salle basse, où pendaient à la fenêtre, en guise de rideaux, deux pièces de vieille serge peinte, selon la mode des villages.
Sur l'une était grossièrement retracé le rapt d'Hélène, quand l'hôte audacieux de Ménélas lui enleva son épouse. L'autre représentait l'histoire d'Énée et de Didon, celle-ci montée sur une haute tour, faisant, avec un drap de lit, des signes à l'amant fugitif qui se sauvait en pleine mer, sur une frégate ou un brigantin.
Le chevalier, examinant les deux histoires, remarqua qu'Hélène ne s'en allait pas de trop mauvais gré, car elle riait sous cape et en sournoise. Pour la belle Didon, ses yeux versaient des larmes grosses comme des noix.
Quand don Quichotte les eut bien regardées:
«Ces deux dames, dit-il, furent extrêmement malheureuses de n'être pas nées dans cet âge-ci, et moi, malheureux par-dessus tout de n'être pas né dans le leur, car enfin, si j'avais rencontré ces beaux messieurs, Troie n'eût pas été brûlée, ni Carthage détruite; il m'aurait suffi de tuer Pâris pour éviter de si grandes calamités.
— Moi, je parierais, dit Sancho, qu'avant peu de temps d'ici il n'y aura pas de cabaret, d'hôtellerie, d'auberge, de boutique de barbier, où l'on ne trouve en peinture l'histoire de nos prouesses. Mais je voudrais qu'elles fussent peintes par un peintre de meilleure main que celui qui a barbouillé ces dames.
— Tu as raison, Sancho, reprit don Quichotte; car, en effet, celui-ci ressemble à Orbanéja, un peintre qui demeurait à Ubéda, lequel, quand on lui demandait ce qu'il peignait: «Ce qui viendra» disait-il; et si par hasard il peignait un coq, il écrivait au- dessous: «Ceci est un coq» afin qu'on ne le prît pas pour un renard. C'est de cette façon-là, Sancho, si je ne me trompe, que doit être le peintre ou l'écrivain (c'est tout un) qui a publié l'histoire du nouveau don Quichotte: il a peint ou écrit à la bonne aventure. Celui-ci ressemble encore à un poëte appelé Mauléon, qui était venu se présenter ces années passées à la cour. Il répondait sur-le-champ à toutes les questions qui lui étaient faites, et, quelqu'un lui demandant ce que voulait dire _Deum de Deo, _il répondit: «Donne d'en bas ou d'en haut[347]«. Mais laissons cela, et dis-moi, Sancho, dans le cas où tu voudrais te donner cette nuit une autre volée de coups de fouet, si tu veux que ce soit sous toiture de maison ou à la belle étoile.
— Pardi, seigneur, repartit Sancho, pour les coups que je pense me donner, autant vaut être dans la maison que dans les champs. Mais pourtant, je voudrais que ce fût entre des arbres; il me semble qu'ils me tiennent compagnie, et qu'ils m'aident merveilleusement à supporter ma pénitence.
— Eh bien, ce ne sera ni l'un ni l'autre, ami Sancho, répondit don Quichotte; afin que tu reprennes des forces, nous garderons la fin de la besogne pour notre village, où nous arriverons au plus tard après-demain.
— Faites comme il vous plaira, répliqua Sancho; mais moi, je voudrais conclure cette affaire au plus tôt, quand le fer est chaud et la meule en train; car dans le retard est souvent le péril; faut prier Dieu et donner du maillet, et mieux vaut un _tiens _que deux _tu l'auras, _et mieux vaut le moineau dans la main que la grue qui vole au loin.
— Assez, Sancho, s'écria don Quichotte; cesse tes proverbes, au nom d'un seul Dieu; on dirait que tu reviens au _sicut erat. _Parle simplement, uniment, sans t'embrouiller et t'enchevêtrer, comme je te l'ai dit mainte et mainte fois. Tu verras que tu t'en trouveras bien.
— Je ne sais quelle malédiction pèse sur moi, répondit Sancho; je ne peux dire une raison sans un proverbe, ni un proverbe qui ne me semble une raison. Mais je m'en corrigerai si j'en puis venir à bout.»
Et leur entretien finit là.
Chapitre LXXII
Comment don Quichotte et Sancho arrivèrent à leur village
Tout ce jour-là, don Quichotte et Sancho restèrent dans cette auberge de village, attendant la nuit, l'un pour achever sa pénitence en rase campagne, l'autre pour en voir la fin, qui devait être aussi celle de ses désirs. Cependant il arriva devant la porte de l'auberge un voyageur à cheval, suivi de trois ou quatre domestiques, l'un desquels, s'adressant à celui qui semblait leur maître:
«Votre Grâce, lui dit-il, seigneur don Alvaro Tarfé peut fort bien passer la sieste ici; la maison paraît propre et fraîche.»
Don Quichotte, entendant cela, dit à Sancho:
«Écoute, Sancho, quand je feuilletai ce livre de la seconde partie de mon histoire, il me semble que j'y rencontrai en passant ce nom de don Alvaro Tarfé.
— Cela peut bien être, répondit Sancho; laissons-le mettre pied à terre, ensuite nous le questionnerons.»
Le gentilhomme descendit de cheval, et l'hôtesse lui donna, en face de la chambre de don Quichotte, une salle basse, meublée d'autres serges peintes comme celles qui décoraient l'appartement de notre chevalier. Le nouveau venu se mit en costume d'été; et, sortant sous le portail de l'auberge, qui était spacieux et frais, il y trouva don Quichotte se promenant de long en large.
«Peut-on savoir quel chemin suit Votre Grâce, seigneur gentilhomme? lui demanda-t-il.
— Je vais, répondit don Quichotte, à un village près d'ici, dont je suis natif, et où je demeure. Et Votre Grâce, où va-t-elle?
— Moi, seigneur, répondit le cavalier, je vais à Grenade, ma patrie.
— Bonne patrie, répliqua don Quichotte; mais Votre Grâce voudrait-elle bien, par courtoisie, me dire son nom? Je crois qu'il m'importe de le savoir plus que je ne pourrais le dire.
— Mon nom, répondit le voyageur, est don Alvaro Tarfé.
— Sans aucun doute, répliqua don Quichotte, je pense que Votre Grâce est ce même don Alvaro Tarfé qui figure dans la seconde partie de l'_histoire de don Quichotte de la Manche, _récemment imprimée et livrée à la lumière du monde par un auteur moderne.
— Je suis lui-même, répondit le gentilhomme, et ce don Quichotte, principal personnage de cette histoire, fut mon ami intime. C'est moi qui le tirai de son pays, ou du moins qui l'engageai à venir à des joutes qui se faisaient à Saragosse, où j'allais moi-même. Et vraiment, vraiment, je lui ai rendu bien des services, et je l'ai empêché d'avoir les épaules flagellées par le bourreau, pour avoir été un peu trop hardi.[348]
— Dites-moi, seigneur don Alvaro, reprit don Quichotte, est-ce que je ressemble en quelque chose à ce don Quichotte dont parle Votre Grâce?
— Non, certes, répondit le voyageur, en aucune façon.
— Et ce don Quichotte, ajouta le nôtre, n'avait-il pas avec lui un écuyer appelé Sancho Panza?
— Oui, sans doute, répliqua don Alvaro; mais, quoiqu'il eût la réputation d'être amusant et facétieux, je ne lui ai jamais ouï dire une plaisanterie qui fût plaisante.
— Je le crois ma foi bien! s'écria Sancho; plaisanter comme il faut n'est pas donné à tout le monde; et ce Sancho dont parle Votre Grâce, seigneur gentilhomme, doit être quelque grandissime vaurien, bête et voleur tout à la fois. Le véritable Sancho, c'est moi; et j'ai plus de facéties à votre service que s'il en pleuvait; sinon, que Votre Grâce en fasse l'expérience. Venez- vous-en derrière moi, pour le moins une année, et vous verrez comme elles me tombent de la bouche à chaque pas, si dru et si menu que, sans savoir le plus souvent ce que je dis, je fais rire tous ceux qui m'écoutent.[349] Quant au véritable don Quichotte de la Manche, le fameux, le vaillant, le discret, l'amoureux, le défenseur de torts, le tuteur d'orphelins, le défenseur des veuves, le tuteur de demoiselles, celui qui a pour unique dame la sans pareille Dulcinée du Toboso, c'est ce seigneur que voilà, c'est mon maître. Tout autre don Quichotte et tout autre Sancho ne sont que pour la frime, ne sont que des rêves en l'air.
— Pardieu! je le crois bien, répondit don Alvaro, car vous avez dit plus de bons mots, mon ami, en quatre paroles que vous avez dites, que l'autre Sancho Panza en tous les discours que je lui ai ouï tenir, et le nombre en est grand. Il sentait plus le glouton que le beau parleur, et le niais que le bon plaisant; et je suis fondé à croire que les enchanteurs qui persécutent don Quichotte le bon ont voulu me persécuter, moi, avec don Quichotte le mauvais. Mais vraiment, je ne sais que dire; car j'oserais bien jurer que je laisse celui-ci enfermé dans l'hôpital des fous, à Tolède, pour qu'on l'y guérisse; et voilà que tout à coup il survient ici un autre don Quichotte, quoique bien différent du mien.
— Je ne sais, reprit don Quichotte, si je puis m'appeler bon, mais je puis dire au moins que je ne suis pas le mauvais. Pour preuve de ce que j'avance, je veux, seigneur don Alvaro Tarfé, que Votre Grâce sache une chose: c'est qu'en tous les jours de ma vie je n'ai pas mis le pied à Saragosse. Au contraire, pour avoir ouï dire que ce don Quichotte fantastique s'était trouvé aux joutes de cette ville, je ne voulus pas y entrer, afin de lui donner un démenti à la barbe du monde. Aussi je gagnai tout droit Barcelone, ville unique par l'emplacement et par la beauté, archive de la courtoisie, refuge des étrangers, hôpital des pauvres, patrie des braves, vengeance des offenses, et correspondance aimable d'amitiés fidèles. Bien que les événements qui m'y sont arrivés ne soient pas d'agréables souvenirs, mais, au contraire, de cuisants regrets, je les supporte sans regret pourtant, et seulement pour avoir joui de sa vue. Enfin, seigneur don Alvaro Tarfé, je suis don Quichotte de la Manche, celui dont parle la renommée, et non ce misérable qui a voulu usurper mon nom et se faire honneur de mes pensées. Je supplie donc Votre Grâce, au nom de ses devoirs de gentilhomme, de vouloir bien faire une déclaration devant l'alcalde de ce village, constatant que Votre Grâce ne m'avait vu de sa vie jusqu'à présent, que je ne suis pas le don Quichotte imprimé dans la seconde partie, et que ce Sancho Panza, mon écuyer, n'est pas davantage celui que Votre Grâce a connu.
— Très-volontiers, répondit don Alvaro; mais, vraiment, c'est à tomber de surprise que de voir en même temps deux don Quichotte et deux Sancho Panza, aussi semblables par les noms que différents par les actes. Oui, je répète et soutiens que je n'ai pas vu ce que j'ai vu, et qu'il ne m'est point arrivé ce qui m'est arrivé.
— Sans doute, reprit Sancho, que Votre Grâce est enchantée comme madame Dulcinée du Toboso; et plût au ciel que votre désenchantement consistât à me donner trois autres mille et tant de coups de fouet, comme je me les donne pour elle! je me les donnerais vraiment sans aucun intérêt.
— Je n'entends pas ce que vous voulez dire par les coups de fouet, répondit don Alvaro.
— Oh! ce serait trop long à conter maintenant, répliqua Sancho; mais, plus tard, je vous conterai la chose, si par hasard nous suivons le même chemin.»
En causant ainsi, et l'heure du dîner étant venue, don Quichotte et don Alvaro se mirent ensemble à table. L'alcalde du pays vint à entrer par hasard dans l'auberge avec un greffier. Don Quichotte lui exposa, dans une pétition en forme, comme quoi il convenait à ses droits et intérêts que don Alvaro Tarfé, ce gentilhomme qui se trouvait présent, fît devant Sa Grâce la déclaration qu'il ne connaissait point don Quichotte de la Manche, également présent, et que ce n'était pas celui qui figurait imprimé dans une histoire intitulée: _Seconde partie de don Quichotte de la Manche, _composée par un certain Avellanéda, natif de Tordésillas. Enfin, l'alcalde procéda judiciairement. La déclaration se fit dans toutes les règles et avec toutes les formalités requises en pareil cas; ce qui réjouit fort don Quichotte et Sancho; comme si une telle déclaration leur eût importé beaucoup, comme si leurs oeuvres et leurs paroles n'eussent pas clairement montré la différence des deux don Quichotte et des deux Sancho Panza.
Une foule de politesses et d'offres de service furent échangées entre don Alvaro et don Quichotte, dans lesquelles l'illustre Manchois montra si bien son esprit et sa discrétion, qu'il acheva de désabuser don Alvaro Tarfé, et que celui-ci finit par croire qu'il était enchanté réellement, puisqu'il touchait du doigt deux don Quichotte si opposés. Le tantôt venu, ils partirent ensemble de leur gîte, et trouvèrent, à une demi-lieue environ, deux chemins qui s'écartaient, dont l'un menait au village de don Quichotte, tandis que l'autre était celui que devait prendre don Alvaro. Pendant cette courte promenade, don Quichotte lui avait conté la disgrâce de sa défaite, ainsi que l'enchantement de Dulcinée et le remède indiqué par Merlin. Tout cela jeta dans une nouvelle surprise don Alvaro, lequel, ayant embrassé cordialement don Quichotte et Sancho, prit sa route, et les laissa suivre la leur.
Le chevalier passa cette nuit au milieu de quelques arbres, pour donner à Sancho l'occasion d'accomplir sa pénitence. Celui-ci l'accomplit en effet, et de la même manière que la nuit passée, aux dépens de l'écorce des hêtres beaucoup plus que de ses épaules, qu'il préserva si délicatement, que les coups de fouet n'auraient pu en faire envoler une mouche qui s'y fût posée. Le dupé don Quichotte ne perdit pas un seul point du compte, et trouva que les coups montaient, avec ceux de la nuit précédente, à trois mille vingt-neuf. Il paraît que le soleil s'était levé de grand matin pour voir le sacrifice; mais, dès que la lumière parut, maître et valet continuèrent leur chemin, s'entretenant ensemble de l'erreur d'où ils avaient tiré don Alvaro, et s'applaudissant d'avoir pris sa déclaration devant la justice sous une forme si authentique.
Ce jour-là et la nuit suivante, ils cheminèrent sans qu'il leur arrivât rien qui mérite d'être raconté, si ce n'est pourtant que Sancho finit sa tâche; ce qui remplit don Quichotte d'une joie si folle, qu'il attendait le jour pour voir s'il ne trouverait pas en chemin Dulcinée, sa dame, déjà désenchantée; et, le long de la route, il ne rencontrait pas une femme qu'il n'allât bien vite reconnaître si ce n'était pas Dulcinée du Toboso; car il tenait pour infaillibles les promesses de Merlin.
Dans ces pensées et ces désirs, ils montèrent une colline du haut de laquelle ils découvrirent leur village. À cette vue, Sancho se mit à genoux et s'écria:
«Ouvre les yeux, patrie désirée, et vois revenir à toi Sancho Panza, ton fils, sinon bien riche, au moins bien étrillé. Ouvre les bras, et reçois aussi ton fils don Quichotte, lequel, s'il revient vaincu par la main d'autrui, revient vainqueur de lui- même; ce qui est, à ce qu'il m'a dit, la plus grande victoire qui se puisse remporter. Mais j'apporte de l'argent; car, si l'on me donnait de bons coups de fouet, je me tenais d'aplomb sur ma monture.[350]
— Laisse là ces sottises, dit don Quichotte, et préparons-nous à entrer du pied droit dans notre village, où nous lâcherons la bride à nos fantaisies pour tracer le plan de la vie pastorale que nous pensons mener.»
Cela dit, ils descendirent la colline, et gagnèrent le pays.
Chapitre LXXIII
Des présages qui frappèrent don Quichotte à l'entrée de son village, ainsi que d'autres événements qui décorent et rehaussent cette grande histoire
À l'entrée du pays, suivant ce que rapporte Cid Hamet, don
Quichotte vit sur les aires[351] deux petits garçons qui se
querellaient; et l'un d'eux dit à l'autre: «Tu as beau faire,
Périquillo, tu ne la reverras plus ni de ta vie ni de tes jours.»
Don Quichotte entendit ce propos.
«Ami, dit-il à Sancho, prends-tu garde à ce que dit ce petit garçon: «Tu ne la reverras plus ni de ta vie ni de tes jours?»
— Eh bien! répondit Sancho, qu'importe que ce petit garçon ait dit cela?
— Comment! reprit don Quichotte, ne vois-tu pas qu'en appliquant cette parole à ma situation, elle signifie que je ne reverrai plus Dulcinée?»
Sancho voulait répliquer, mais il en fut empêché par la vue d'un lièvre qui venait en fuyant à travers la campagne, poursuivi par une meute de lévriers. La pauvre bête, tout épouvantée, vint se réfugier et se blottir sous les pieds du grison.
Sancho prit le lièvre à la main et le présenta à don Quichotte, qui ne cessait de répéter:
«_Malum signum, malum signum. _Un lièvre fuit, des lévriers le poursuivent; c'en est fait, Dulcinée ne paraîtra plus.
— Vous êtes vraiment étrange, dit Sancho; supposons que ce lièvre soit Dulcinée du Toboso, et ces lévriers qui le poursuivent les enchanteurs malandrins qui l'ont changée en paysanne; elle fuit, je l'attrape, et la remets au pouvoir de Votre Grâce, qui la tient dans ses bras et la caresse à son aise. Quel mauvais signe est-ce là? et quel mauvais présage peut-on tirer d'ici?»
Les deux petits querelleurs s'approchèrent pour voir le lièvre, et Sancho leur demanda pourquoi ils se disputaient. Ils répondirent que celui qui avait dit: «Tu ne la reverras plus de ta vie» avait pris à l'autre une petite cage à grillons qu'il pensait bien ne jamais lui rendre. Sancho tira de sa poche une pièce de six blancs, et la donna au petit garçon pour sa cage, qu'il mit dans les mains de don Quichotte en disant:
«Allons, Seigneur, voilà ces mauvais présages rompus et détruits; et ils n'ont pas plus de rapport avec nos affaires, à ce que j'imagine, tout sot que je suis, que les nuages de l'an passé. Si j'ai bonne mémoire, j'ai ouï dire au curé de notre village que ce n'est pas d'une personne chrétienne et éclairée de faire attention à ces enfantillages; et Votre Grâce m'a dit la même chose ces jours passés, en me faisant comprendre que tous ces chrétiens qui regardent aux présages ne sont que des imbéciles. Il ne faut pas appuyer le pied là-dessus; passons outre et entrons dans le pays.»
Les chasseurs arrivèrent, demandèrent leur lièvre, que don Quichotte rendit; puis le chevalier se remit en marche et rencontra, à l'entrée du village, le curé et le bachelier Carrasco, qui se promenaient dans un petit pré en récitant leur bréviaire. Or, il faut savoir que Sancho Panza avait jeté sur le grison, par-dessus le paquet des armes, et pour lui servir de caparaçon, la tunique en bouracan parsemée de flammes peintes dont on l'avait affublé dans le château du duc, la nuit où Altisidore ressuscita; il avait aussi posé la mitre pointue sur la tête de l'âne, ce qui faisait la plus étrange métamorphose et le plus singulier accoutrement où jamais baudet se fût vu dans le monde. Les deux aventuriers furent aussitôt reconnus par le curé et le bachelier, qui accoururent à eux les bras ouverts. Don Quichotte mit pied à terre, et embrassa étroitement ses deux amis. Les polissons du village, qui sont des lynx dont on ne peut se débarrasser, aperçurent de loin la mitre du grison, et, accourant le voir, ils se disaient les uns aux autres:
«Holà! enfants, holà! hé! venez voir l'âne de Sancho Panza, plus galant que Mingo Revulgo[352], et la bête de don Quichotte, plus maigre aujourd'hui que le premier jour!»
Finalement, entourés de ces polissons et accompagnés du curé et de Carrasco, ils entrèrent dans le pays et furent tout droit à la maison de don Quichotte, où ils trouvèrent sur la porte la gouvernante et la nièce, auxquelles était parvenue déjà la nouvelle de leur arrivée. On avait, ni plus ni moins, donné la même nouvelle à Thérèse Panza, femme de Sancho, laquelle, échevelée et demi-nue, traînant par la main Sanchica sa fille, accourut au-devant de son mari. Mais, ne le voyant point paré et attifé comme elle pensait que devait être un gouverneur, elle s'écria:
«Eh! mari, comme vous voilà fait! il me semble que vous venez à pied, comme un chien, et les pattes enflées. Vous avez plutôt la mine d'un mauvais sujet que d'un gouverneur.
— Tais-toi, Thérèse, répondit Sancho. Bien souvent, où il y a des crochets, il n'y a pas de lard pendu. Allons à la maison; là tu entendras des merveilles. J'apporte de l'argent, ce qui est l'essentiel, gagné par mon industrie, et sans préjudice d'autrui.
— Apportez de l'argent, mon bon mari, repartit Thérèse, qu'il soit gagné par-ci ou par-là; et, de quelque manière qu'il vous vienne, vous n'aurez pas fait mode nouvelle en ce monde.»
Sanchica sauta au cou de son père et lui demanda s'il apportait quelque chose; car elle l'attendait, dit-elle, comme la pluie du mois de mai. Puis, le prenant d'un côté par sa ceinture de cuir, tandis que de l'autre sa femme le tenait sous le bras, et tirant l'âne par le licou, ils s'en allèrent tous trois à la maison, laissant don Quichotte dans la sienne, au pouvoir de sa gouvernante et de sa nièce, et en compagnie du curé et du bachelier.
Don Quichotte, sans attendre ni délai ni occasion, s'enferma sur- le-champ en tête-à-tête avec ses deux amis; puis il leur conta succinctement sa défaite, et l'engagement qu'il avait pris de ne pas quitter son village d'une année, engagement qu'il pensait bien remplir au pied de la lettre, sans y déroger d'un atome, comme chevalier errant, obligé par les règles ponctuelles de la chevalerie errante. Il ajouta qu'il avait pensé à se faire berger pendant cette année, et à se distraire dans la solitude des champs, où il pourrait donner carrière et lâcher la bride à ses amoureuses pensées, tout en exerçant la vertueuse profession pastorale. Enfin, il les supplia, s'ils n'avaient pas beaucoup à faire, et si de plus graves occupations ne les en empêchaient, de vouloir bien être ses compagnons.
«J'achèterai, dit-il, un troupeau de brebis bien suffisant pour qu'on nous donne le nom de bergers; et je dois vous apprendre que le principal de l'affaire est déjà fait, car je vous ai trouvé des noms qui vous iront comme faits au moule.
— Quels sont-ils? demanda le curé.
— Moi, reprit don Quichotte, je m'appellerai le pasteur
Quichotiz; vous, seigneur bachelier, le pasteur Carrascon; vous,
seigneur curé, le pasteur Curiambro; et Sancho Panza, le pasteur
Panzino.»
Les deux amis tombèrent de leur haut en voyant la nouvelle folie de don Quichotte; mais, dans la crainte qu'il ne se sauvât une autre fois du pays pour retourner à ses expéditions de chevalerie, espérant d'ailleurs qu'on pourrait le guérir dans le cours de cette année, ils souscrivirent à son nouveau projet, approuvèrent sa folle pensée comme très-raisonnable, et s'offrirent pour compagnons de ses exercices champêtres.
«Il y a plus, ajouta Samson Carrasco; étant, comme le sait déjà le monde entier, très-célèbre poëte, je composerai à chaque pas des vers pastoraux, ou héroïques, ou comme la fantaisie m'en prendra, afin de passer le temps dans ces solitudes inhabitées, par lesquelles nous allons errer. Ce qui est le plus nécessaire, mes chers seigneurs, c'est que chacun choisisse le nom de la bergère qu'il pense célébrer dans ses poésies, et que nous ne laissions pas un arbre, si dur qu'il soit, sans y graver et couronner son nom, suivant l'usage immémorial des bergers amoureux.
— Voilà qui est à merveille! répondit don Quichotte. Pour moi, je n'ai pas besoin de chercher le nom de quelque feinte bergère; car voici la sans pareille Dulcinée du Toboso, gloire de ces rives, parure de ces prairies, orgueil de la beauté, fleur des grâces de l'esprit, et, finalement, personne accomplie, sur qui peut bien reposer toute louange, fût-elle hyperbole.
— Cela est vrai, dit le curé. Mais nous autres, nous chercherons par ici quelques petites bergerettes avenantes, qui nous aillent à la main, si ce n'est à l'âme.
— Et si elles viennent à manquer, ajouta Samson Carrasco, nous leur donnerons les noms de ces bergères imprimées et gravées dont tout l'univers est rempli, les Philis, Amaryllis, Dianes, Fléridas, Galatées, Bélisardes. Puisqu'on les vend au marché, nous pouvons bien les acheter aussi, et en faire les nôtres. Si ma dame, ou, pour mieux dire, ma bergère, s'appelle Anne, par hasard, je la chanterai sous le nom d'Anarda; si elle se nomme Françoise, je l'appellerai Francénia; Lucie, Lucinde, et ainsi du reste. Tout s'arrange de cette façon-là. Et Sancho Panza lui-même, s'il vient à entrer dans cette confrérie, pourra célébrer sa femme Thérèse sous le nom de Térésaïna[353].»
Don Quichotte se mit à rire de l'application de ce nom; et le curé, l'ayant comblé d'éloges pour l'honorable résolution qu'il avait prise, s'offrit de nouveau à lui faire compagnie tout le temps que lui laisseraient ses devoirs essentiels. Cela fait, les deux amis prirent congé du chevalier, en l'engageant et le priant de prendre bien soin de sa santé, sans rien ménager de ce qui lui fût bon.
Le sort voulut que la nièce et la gouvernante entendissent toute la conversation, et, dès que don Quichotte fut seul, elles entrèrent toutes deux auprès de lui.
«Qu'est-ce que ceci, seigneur oncle? dit la nièce, quand nous pensions, la gouvernante et moi, que Votre Grâce venait se retirer dans sa maison pour y passer une vie tranquille et honnête, voilà que vous voulez vous fourrer dans de nouveaux labyrinthes, et vous faire _pastoureau, toi qui t'en viens, pastoureau, toi qui t'en vas! _En vérité la paille d'orge est trop dure pour en faire des chalumeaux.»
La gouvernante s'empressa d'ajouter:
«Et comment Votre Grâce pourra-t-elle passer dans les champs les siestes d'été et les nuits d'hiver, et entendre le hurlement des loups? Par ma foi, c'est un métier d'hommes robustes, endurcis, élevés à ce travail dès les langes et le maillot. Mal pour mal, il vaut encore mieux être chevalier errant que berger. Tenez, seigneur, prenez mon conseil; je ne le donne pas repue de pain et de vin, mais à jeun, et avec les cinquante ans d'âge que j'ai sur la tête; restez chez vous, réglez vos affaires, confessez-vous chaque semaine, faites l'aumône aux pauvres, et, sur mon âme, s'il vous en arrive mal…
— C'est bon, c'est bon, mes filles, leur répondit don Quichotte; je sais fort bien ce que j'ai à faire. Menez-moi au lit, car il me semble que je ne suis pas très-bien portant; et soyez certaines que, soit chevalier, soit berger errant, je ne cesserai pas de veiller à ce que rien ne vous manque, ainsi que vous le verrez à l'oeuvre.»
Et les deux bonnes filles, nièce et gouvernante, le conduisirent à son lit, où elles lui donnèrent à manger et le choyèrent de leur mieux.
Chapitre LXXIV
Comment don Quichotte tomba malade, du testament qu'il fit, et de sa mort
Comme les choses humaines ne sont point éternelles, qu'elles vont toujours en déclinant de leur origine à leur fin dernière, spécialement les vies des hommes, et comme don Quichotte n'avait reçu du ciel aucun privilège pour arrêter le cours de la sienne, sa fin et son trépas arrivèrent quand il y pensait le moins. Soit par la mélancolie que lui causait le sentiment de sa défaite, soit par la disposition du ciel qui en ordonnait ainsi, il fut pris d'une fièvre obstinée, qui le retint au lit six jours entiers, pendant lesquels il fut visité mainte et mainte fois par le curé, le bachelier, le barbier, ses amis, ayant toujours à son chevet Sancho Panza, son fidèle écuyer. Ceux-ci, croyant que le regret d'avoir été vaincu et le chagrin de ne pas voir accomplir ses souhaits pour la délivrance et le désenchantement de Dulcinée le tenaient en cet état, essayaient de l'égayer par tous les moyens possibles.
«Allons, lui disait le bachelier, prenez courage, et levez-vous pour commencer la profession pastorale. J'ai déjà composé une églogue qui fera pâlir toutes celles de Sannazar[354]; et j'ai acheté de mon propre argent, près d'un berger de Quintanar, deux fameux dogues pour garder le troupeau, l'un appelé Barcino[355], l'autre Butron.»
Avec tout cela, don Quichotte n'en restait pas moins plongé dans la tristesse. Ses amis appelèrent le médecin, qui lui tâta le pouls, n'en fut pas fort satisfait, et dit:
«De toute façon, il faut penser au salut de l'âme, car celui du corps est en danger.»
Don Quichotte entendit cet arrêt d'un esprit calme et résigné. Mais il n'en fut pas de même de sa gouvernante, de sa nièce et de son écuyer, lesquels se prirent à pleurer amèrement, comme s'ils eussent déjà son cadavre devant les yeux. L'avis du médecin fut que des sujets cachés de tristesse et d'affliction le conduisaient au trépas. Don Quichotte demanda qu'on le laissât seul, voulant dormir un peu. Tout le monde s'éloigna, et il dormit, comme on dit, tout d'une haleine, plus de six heures durant, tellement que la nièce et la gouvernante crurent qu'il passerait dans ce sommeil. Il s'éveilla au bout de ce temps, et poussant un grand cri, il s'écria:
«Béni soit Dieu tout-puissant, à qui je dois un si grand bienfait! Enfin, sa miséricorde est infinie; elle n'est ni repoussée ni diminuée par les péchés des hommes.»
La nièce avait écouté attentivement les propos de son oncle, qui lui parurent plus raisonnables que ceux qu'il avait coutume de tenir, au moins depuis sa maladie.
«Qu'est-ce que dit Votre Grâce, seigneur? lui demanda-t-elle. Avons-nous quelque chose de nouveau? Quels sont ces miséricordes et ces péchés des hommes dont vous parlez?
— Ces miséricordes, ô ma nièce, répondit don Quichotte, sont celles dont Dieu vient à l'instant même de me combler, Dieu, comme je l'ai dit, que n'ont point retenu mes péchés. J'ai la raison libre et claire, dégagée des ombres épaisses de l'ignorance dont l'avait enveloppée l'insipide et continuelle lecture des exécrables livres de chevalerie. Je reconnais maintenant leurs extravagances et leurs séductions trompeuses. Tout ce que je regrette, c'est d'être désabusé si tard qu'il ne me reste plus le temps de prendre ma revanche, en lisant d'autres livres qui soient la lumière de l'âme. Je me sens, ô ma nièce, à l'article de la mort, et je voudrais mourir de telle sorte qu'on en conclût que ma vie n'a pas été si mauvaise que je dusse laisser la réputation de fou. Je le fus, il est vrai; mais je ne voudrais pas donner par ma mort la preuve de cette vérité. Appelle, ma chère amie, appelle mes bons amis le curé, le bachelier Samson Carrasco, et maître Nicolas le barbier; je veux me confesser et faire mon testament.»
La nièce n'eut pas à prendre cette peine, car ils entrèrent tous trois à point nommé. À peine don Quichotte les eut-il aperçus qu'il continua:
«Félicitez-moi, mes bons seigneurs, de ce que je ne suis plus don Quichotte de la Manche, mais Alonzo Quijano, que des moeurs simples et régulières ont fait surnommer le Bon. Je suis à présent ennemi d'Amadis de Gaule et de la multitude infinie des gens de son lignage; j'ai pris en haine toutes les histoires profanes de la chevalerie errante; je reconnais ma sottise, et le péril où m'a jeté leur lecture; enfin, par la miséricorde de Dieu, achetant l'expérience à mes dépens, je les déteste et les abhorre.»
Quand les trois amis l'entendirent ainsi parler, ils s'imaginèrent qu'une nouvelle folie venait de lui entrer dans la cervelle.
«Comment, seigneur don Quichotte, lui dit Samson, maintenant que nous savons de bonne source que madame Dulcinée est désenchantée, vous venez entonner cette antienne! et quand nous sommes si près de nous faire bergers, pour passer en chantant la vie comme des princes, vous prenez fantaisie de vous faire ermite! Taisez-vous, au nom du ciel; revenez à vous-même, et laissez là ces billevesées.
— Celles qui m'ont occupé jusqu'à présent, répliqua don Quichotte, n'ont été que trop réelles à mon préjudice; puisse ma mort, à l'aide du ciel, les tourner à mon profit! Je sens bien, seigneurs, que je vais à grands pas vers mon heure dernière. Il n'est plus temps de rire. Qu'on m'amène un prêtre pour me confesser, et un notaire pour recevoir mon testament. Ce n'est pas dans une extrémité comme celle-ci que l'homme doit se jouer avec son âme. Aussi je vous supplie, pendant que monsieur le curé me confessera, d'envoyer chercher le notaire.»
Ils se regardèrent tous les uns les autres, étonnés des propos de don Quichotte; mais, quoique indécis, ils aimèrent mieux le croire. Et même un des signes auxquels ils conjecturèrent que le malade se mourait, ce fut qu'il était revenu si facilement de la folie à la raison. En effet, aux propos qu'il venait de tenir, il en ajouta beaucoup d'autres, si bien dits, si raisonnables et si chrétiens, que, leur dernier doute s'effaçant, ils vinrent à croire qu'il avait recouvré son bon sens. Le curé fit retirer tout le monde, et resta seul avec don Quichotte, qu'il confessa. En même temps, le bachelier alla chercher le notaire et le ramena bientôt, ainsi que Sancho Panza. Ce pauvre Sancho, qui savait déjà par le bachelier en quelle triste situation était son seigneur, trouvant la gouvernante et la nièce tout éplorées, commença à pousser des sanglots et à verser des larmes. La confession terminée, le curé sortit en disant:
«Véritablement, Alonzo Quijano le Bon est guéri de sa folie; nous pouvons entrer pour qu'il fasse son testament.»
Ces nouvelles donnèrent une terrible atteinte aux yeux gros de larmes de la gouvernante, de la nièce et du bon écuyer Sancho Panza; tellement qu'elles leur firent jaillir les pleurs des paupières, et mille profonds soupirs de la poitrine; car véritablement, comme on l'a dit quelquefois, tant que don Quichotte fut Alonzo Quijano le Bon, tout court, et tant qu'il fut don Quichotte de la Manche, il eut toujours l'humeur douce et le commerce agréable, de façon qu'il n'était pas seulement chéri des gens de sa maison, mais de tous ceux qui le connaissaient.
Le notaire entra avec les autres, et fit l'intitulé du testament. Puis, lorsque don Quichotte eut réglé les affaires de son âme, avec toutes les circonstances chrétiennes requises en pareil cas, arrivant aux legs, il dicta ce qui suit:
«Item, ma volonté est qu'ayant eu avec Sancho Panza, qu'en ma folie je fis mon écuyer, certains comptes et certain débat d'entrée et de sortie, on ne lui réclame rien de certaine somme d'argent qu'il a gardée, et qu'on ne lui en demande aucun compte. S'il reste quelque chose, quand il sera payé de ce que je lui dois, que le restant, qui ne peut être bien considérable, lui appartienne, et grand bien lui fasse. Si, de même qu'étant fou j'obtins pour lui le gouvernement de l'île, je pouvais, maintenant que je suis sensé, lui donner celui d'un royaume, je le lui donnerais, parce que la naïveté de son caractère et la fidélité de sa conduite méritent cette récompense.»
Se tournant alors vers Sancho, il ajouta:
«Pardonne-moi, ami, l'occasion que je t'ai donnée de paraître aussi fou que moi, en te faisant tomber dans l'erreur où j'étais moi-même, à savoir qu'il y eut et qu'il y a des chevaliers errants en ce monde.
— Hélas! hélas! répondit Sancho en sanglotant, ne mourez pas, mon bon seigneur, mais suivez mon conseil, et vivez encore bien des années; car la plus grande folie que puisse faire un homme en cette vie, c'est de se laisser mourir tout bonnement sans que personne le tue, ni sous d'autres coups que ceux de la tristesse. Allons, ne faites point le paresseux, levez-vous de ce lit, et gagnons les champs, vêtus en bergers, comme nous en sommes convenus; peut-être derrière quelque buisson trouverons-nous madame Dulcinée désenchantée à nous ravir de joie. Si, par hasard, Votre Grâce se meurt du chagrin d'avoir été vaincue, jetez-en la faute sur moi, et dites que c'est parce que j'avais mal sanglé Rossinante qu'on vous a culbuté. D'ailleurs, Votre Grâce aura vu dans ses livres de chevalerie que c'est une chose ordinaire aux chevaliers de se culbuter les uns les autres, et que celui qui est vaincu aujourd'hui sera vainqueur demain.
— Rien de plus certain, dit Samson, et le bon Sancho Panza est tout à fait dans la vérité de ces sortes d'histoires.
— Seigneurs, reprit don Quichotte, n'allons pas si vite, car dans les nids de l'an dernier il n'y a pas d'oiseaux cette année. J'ai été fou, et je suis raisonnable; j'ai été don Quichotte de la Manche, et je suis à présent Alonzo Quijano le Bon. Puissent mon repentir et ma sincérité me rendre l'estime que Vos Grâces avaient pour moi! et que le seigneur notaire continue… Item, je lègue tous mes biens meubles et immeubles à Antonia Quijano, ma nièce, ici présente, après qu'on aura prélevé d'abord sur le plus clair ce qu'il faudra pour le service et pour l'exécution des legs que je laisse à remplir; et la première satisfaction que j'exige, c'est qu'on paye les gages que je dois à ma gouvernante pour tout le temps qu'elle m'a servi, et, de plus, vingt ducats pour un habillement. Je nomme pour mes exécuteurs testamentaires le seigneur curé et le seigneur bachelier Samson Carrasco, ici présents… Item, ma volonté est que, si Antonia Quijano, ma nièce, veut se marier, elle se marie avec un homme duquel on aura prouvé d'abord, par enquête judiciaire, qu'il ne sait pas seulement ce que c'est que les livres de chevalerie. Dans le cas où l'on vérifierait qu'il le sait, et où cependant ma nièce persisterait à l'épouser, je veux qu'elle perde tout ce que je lui lègue; mes exécuteurs testamentaires pourront l'employer en livres pies, à leur volonté… Item, je supplie ces seigneurs mes exécuteurs testamentaires[356], si quelque bonne fortune venait à leur faire connaître l'auteur qui a composé, dit-on, une histoire sous le titre de _Seconde partie des prouesses de don Quichotte de la Manche, _de vouloir bien le prier de ma part, aussi ardemment que possible, de me pardonner l'occasion que je lui ai si involontairement donnée d'avoir écrit tant et de si énormes sottises; car je pars de cette vie avec le remords de lui avoir fourni le motif de les écrire.»
Après cette dictée, il signa et cacheta le testament; puis, atteint d'une défaillance, il s'étendit tout de son long dans le lit. Les assistants, effrayés, se hâtèrent de lui porter secours, et, pendant les trois jours, qu'il vécut après avoir fait son testament, il s'évanouissait à toute heure. La maison était sens dessus dessous; mais cependant la nièce mangeait de bon appétit, la gouvernante proposait des santés, et Sancho prenait ses ébats; car hériter de quelque chose suffit pour effacer ou pour adoucir dans le coeur du légataire le sentiment de la peine que devrait lui causer la perte du défunt.
Enfin, la dernière heure de don Quichotte arriva, après qu'il eut reçu tous les sacrements, et maintes fois exécré, par d'énergiques propos, les livres de chevalerie. Le notaire se trouva présent, et il affirma qu'il n'avait jamais lu dans aucun livre de chevalerie qu'aucun chevalier errant fût mort dans son lit avec autant de calme et aussi chrétiennement que don Quichotte. Celui-ci, au milieu de la douleur et des larmes de ceux qui l'assistaient, rendit l'esprit; je veux dire qu'il mourut. Le voyant expiré, le curé pria le notaire de dresser une attestation constatant qu'Alonzo Quijano le Bon, appelé communément don Quichotte de la Manche, était passé de cette vie en l'autre, et décédé naturellement, ajoutant qu'il lui demandait cette attestation pour ôter tout prétexte à ce qu'un autre auteur que Cid Hamet Ben- Engéli le ressuscitât faussement, et fît sur ses prouesses d'interminables histoires.
Telle fut la fin de L'INGÉNIEUX HIDALGO DE LA MANCHE, duquel Cid Hamet ne voulut pas indiquer ponctuellement le pays natal, afin que toutes les villes et tous les bourgs de la Manche se disputassent l'honneur de lui avoir donné naissance et de le compter parmi leurs enfants, comme il arriva aux sept villes de la Grèce à propos d'Homère.[357] On omet de mentionner ici les pleurs de Sancho, de la nièce et de la gouvernante, ainsi que les nouvelles épitaphes inscrites sur le tombeau de don Quichotte. Voici cependant celle qu'y mit Samson Carrasco:
«Ci-gît l'hidalgo redoutable qui poussa si loin la vaillance, qu'on remarqua que la mort ne put triompher de sa vie par son trépas.
«Il brava l'univers entier, fut l'épouvantail et le croque-mitaine du monde; en telle conjoncture, que ce qui assura sa félicité, ce fut de mourir sage et d'avoir vécu fou.»
Ici le très-prudent Cid Hamet dit à sa plume: «Tu vas rester pendue à ce crochet et à ce fil de laiton, ô ma petite plume, bien ou mal taillée, je ne sais. Là, tu vivras de longs siècles, si de présomptueux et malandrins historiens ne te détachent pour te profaner. Mais avant qu'ils parviennent jusqu'à toi, tu peux les avertir, et leur dire, dans le meilleur langage que tu pourras trouver:
«Halte-là, halte-là, félons; que personne ne me touche; car cette entreprise, bon roi, pour moi seul était réservée.[358]
«Oui, pour moi seul naquit don Quichotte, et moi pour lui. Il sut opérer, et moi écrire. Il n'y a que nous seuls qui ne fassions qu'un, en dépit de l'écrivain supposé de Tordésillas, qui osa ou qui oserait écrire avec une plume d'autruche, grossière et mal affilée, les exploits de mon valeureux chevalier. Ce n'est pas, en effet, un fardeau pour ses épaules, ni un sujet pour son esprit glacé, et, si tu parviens à le connaître, tu l'exhorteras à laisser reposer dans la sépulture les os fatigués et déjà pourris de don Quichotte; à ne pas s'aviser surtout de l'emmener contre toutes les franchises de la mort dans la Castille-Vieille[359], en le faisant sortir de la fosse où il gît bien réellement, étendu tout de son long, hors d'état de faire une sortie nouvelle et une troisième campagne. Pour se moquer de toutes celles que firent tant de chevaliers errants, il suffit des deux qu'il a faites, si bien au gré et à la satisfaction des gens qui en ont eu connaissance, tant dans ces royaumes que dans les pays étrangers. En agissant ainsi, tu rempliras les devoirs de ta profession chrétienne; tu donneras un bon conseil à celui qui te veut du mal; et moi, je serai satisfait et fier d'être le premier qui ait entièrement recueilli de ses écrits le fruit qu'il en attendait; car mon désir n'a pas été autre que de livrer à l'exécration des hommes les fausses et extravagantes histoires de chevalerie, lesquelles, frappées à mort par celles de mon véritable don Quichotte, ne vont plus qu'en trébuchant, et tomberont tout à fait sans aucun doute. — Vale.»
[1] C'est l'écrivain qui s'est caché sous le nom du licencié Alonzo Fernandez de Avellanéda, natif de Tordésillas, et dont le livre fut imprimé à Tarragone. [2] La bataille de Lépante. [3] Allusion à Lope de Vega, qui était en effet prêtre et familier du saint-office, après avoir été marié deux fois. [4] Il y a dans le texte _podenco, _qui veut dire chien courant. J'ai mis lévrier, pour que le mot chien ne fût pas répété tant de fois en quelques lignes. [5] Petite pièce de l'époque, dont l'auteur est inconnu. [6] On nomme _veinticuatros _les _regidores _ou officiers municipaux de Séville, de Grenade et de Cordoue, depuis que leur nombre fut réduit de trente-six à vingt-quatre par Alphonse le Justicier. [7] _Las copias de Mingo Revulgo sont une espèce de complainte satirique sur le règne de Henri IV (el impotente). _Les uns l'ont attribuée à Juan de Ména, auteur du poëme _el Laberinto ; _d'autres à Rodrigo Cota, premier auteur de la _Célestine ; _d'autres encore au chroniqueur Fernando del Pulgar. Celui-ci, du moins, l'a commentée à la fin de la chronique de Henri IV par Diego Enriquez del Castillo. [8] Que Cervantes n'acheva point. [9] Métaphore empruntée à l'art chirurgical. Il était alors très en usage de coudre une blessure, et l'on exprimait sa grandeur par le nombre de points nécessaires pour la cicatriser. Cette expression rappelle une des plus piquantes aventures de la Nouvelle intitulée _Rinconete _y _Cortadillo. _Cervantes y raconte qu'un gentilhomme donna cinquante ducats à un bravache de profession, pour qu'il fît à un autre gentilhomme, son ennemi, une balafre de _quatorze points. _Mais le _bravo, _calculant qu'une si longue estafilade ne pouvait tenir sur le visage fort mince de ce gentilhomme, la fit à son laquais, qui avait les joues mieux remplies. [10] Depuis le milieu du seizième siècle, les entreprises maritimes des Turcs faisaient, en Italie et en Espagne, le sujet ordinaire des conversations politiques. Elles étaient même entrées dans le langage proverbial : Juan Cortès de Tolédo, auteur du _Lazarille de Manzanarès, _dit, en parlant d'une belle-mère, que c'était _une femme plus redoutée que la descente du Turc. _Cervantes dit également, au début de son _Voyage au Parnasse, _en prenant congé des marches de l'église San-Félipe, sur lesquelles se réunissaient les nouvellistes du temps : « Adieu, promenade de San-Félipe, où je lis, comme dans une gazette de Venise, si le chien Turc monte ou descend. » [11] On appelait ces charlatans politiques _arbitristas, _et les expédients qu'ils proposaient, _arbitrios. _Cervantes s'est moqué d'eux fort gaiement dans le _Dialogue des chiens. _Voici le moyen qu'y propose un de ces _arbitristas, _pour combler le vide du trésor royal : « Il faut demander aux cortès que tous les vassaux de Sa Majesté, de quatorze à soixante ans, soient tenus de jeûner, une fois par mois, au pain et à l'eau, et que toute la dépense qu'ils auraient faite ce jour-là, en fruits, viande, poisson, vin, oeufs et légumes, soit évaluée en argent, et fidèlement payée à Sa Majesté, sous l'obligation du serment. Avec cela, en vingt ans, le trésor est libéré. Car enfin, il y a bien en Espagne plus de trois millions de personnes de cet âge… qui dépensent bien chacune un réal par jour, ne mangeassent-elles que des racines de pissenlit. Or, croyez-vous que ce serait une misère que d'avoir chaque mois plus de trois millions de réaux comme passés au crible ? D'ailleurs, tout serait profit pour les jeûneurs, puisque avec le jeûne ils serviraient à la fois le ciel et le roi, et, pour un grand nombre, ce serait en outre profitable à la santé. Voilà mon moyen, sans frais ni dépens, et sans nécessité de commissaires, qui sont la ruine de l'État. » [12] Allusion à quelque _romance _populaire du temps, aujourd'hui complètement inconnu. [13] Ce n'est pas suivant Turpin, auquel on n'a jamais attribué de _cosmographie : _mais suivant Arioste, dans l'_Orlando furioso, _poëme dont Roger est le héros véritable. [14] L'Écriture ne le fait pas si grand. _Egressus est vir spurius de castris Philistinorum, nomine Goliath de Geth, altitudinis sex cubitorum et palmi. (Rois, _livre I, chap. XVII.) [15] C'est le poëme italien _Morgante maggiore, de Luigi Pulci. Ce poëme fut traduit librement en espagnol par Geronimo Anner, Séville, 1550 et 1552. [16] Roland, Ferragus, Renaud, Agrican, Sacripant, etc. [17] Médor fut blessé et laissé pour mort sur la place, en allant relever le cadavre de son maître, Daniel d'Almonte. (Orlando furioso, _canto XXIII.) [18] Le poëte andalous est Luis Barahona de Soto, qui fit Les Larmes d'Angélique (Las Lagrimas de Angélica), poëme en douze chants, Grenade, 1586. Le poëte castillan est Lope de Vega, qui fit La Beauté d'Angélique (La Hermosura de Angélica), poëme en vingt chants, Barcelone, 1604. [19] Quelques années plus tard, Quevedo se fit le vengeur des amants rebutés d'Angélique dans son Orlando burlesco. [20] Formule très-usitée des historiens arabes, auxquels la prirent les anciens chroniqueurs espagnols, et après eux les romanciers, que Cervantes imite à son tour. [21] Le mot _insula, _que don Quichotte emprunte aux romans de chevalerie, était, dès le temps de Cervantes, du vieux langage. Une île s'appelait alors, comme aujourd'hui, _isla. _Il n'est donc pas étonnant que la nièce et la gouvernante n'entendent pas ce mot. Sancho lui-même n'en a pas une idée très-nette. Ainsi la plaisanterie que fait Cervantes, un peu forcée en français, est parfaitement naturelle en espagnol. [22] Quando caput dolet, cetera membra dolent. [23] On comptait alors plusieurs degrés dans la noblesse : _hidalgos, cavalleros, ricoshombres, titulos, grandes. _J'ai mis _gentilhommes _au lieu de _chevaliers, _pour éviter l'équivoque que ce mot ferait naître, appliqué à don Quichotte.
Don Diego Clemencin a retrouvé la liste des nobles qui habitaient le bourg d'Armagasilla de Alba, au temps de Cervantes. Il y a une demi-douzaine d'_hidalgos _incontestés, et une autre demi-douzaine d'_hidalgos _contestables. [24] Quant aux moeurs, Suétone est du même avis que don Quichotte ; mais non quant à la toilette. Au contraire, il reproche à César d'avoir été trop petit-maître… Circa corporis curam morosior, ut non solum tonderetur diligenter ac raderetur, sed velleretur etiam, ut quidam exprobraverunt… (Cap. XLV.) [25] Sancho avait changé le nom de _Ben-Engeli _en celui de _Berengena, _qui veut dire aubergine, espèce de légume fort répandue dans le royaume de Valence, où l'avaient portée les Morisques. [26] Il y avait _presque un _mois, dit Cervantes dans le chapitre premier, que don Quichotte était revenu chez lui en descendant de la charrette enchantée, et voilà que douze mille exemplaires de son histoire courent toute l'Europe, imprimés dans quatre ou cinq villes, et en plusieurs langues. Le _Don Quichotte _est plein de ces étourderies. Est-ce négligence ? est-ce badinage ? [27] On peut dire du bachelier Carrasco : Cecinit ut vates. [28] Sancho répond ici par un jeu de mots, à propos de _gramatica, _grammaire. « Avec la grama (chiendent), je m'accommoderais bien, mais de la _tica je ne saurais que faire, car je ne l'entends pas. » C'était intraduisible. [29] Le crime de fausse monnaie était puni du feu, comme étant à la fois un vol public et un crime de lèse- majesté. (Partida _VII, tit. VII, ley 9.) [30] On appelle communément el Tostado (le brûlé, le hâlé) don Alonzo de Madrigal, évêque d'Avila, sous Jean II. Quoiqu'il fût mort encore jeune, en 1550, il laissa vingt-quatre volumes in-folio d'oeuvres latines, et à peu près autant d'oeuvres espagnoles, sans compter les travaux inédits. Aussi son nom était-il demeuré proverbial dans le sens que lui donne don Quichotte. [31] Ce rôle fut appelé successivement _hobo, simple, donaire, _et enfin gracioso. [32] Cette pensée est de Pline l'Ancien ; elle est rapportée dans une lettre de son neveu. (Lib. III, epist. v.) Don Diego de Mendoza la cite dans le prologue de son _Lazarillo de Tormès, _et Voltaire l'a répétée plusieurs fois. [33] La citation n'est pas exacte. Horace a dit : Quandoque bonus dormitat Homerus. [34] _Ecclésiaste. _chap. X, vers. 15. [35] Cervantes n'avait pas oublié de mentionner le voleur ; il a dit positivement que c'est Ginès de Passamont ; mais il oubliait le vol lui-même. Voyez tome I, note du chapitre XXIII de la première partie. [Cette note est la suivante : Il paraît que Cervantès ajouta après coup, dans ce chapitre, et lorsqu'il avait écrit déjà les deux suivants, le vol de l'âne de Sancho par Ginès de Passamont. Dans la première édition du _Don Quichotte, _il continuait, après le récit du vol, à parler de l'âne comme s'il n'avait pas cessé d'être en la possession de Sancho, et il disait ici : « Sancho s'en allait derrière son maître, assis sur son âne à la manière des femmes… » Dans la seconde édition, il corrigea cette inadvertence, mais incomplétement, et la laissa subsister en plusieurs endroits. Les Espagnols ont religieusement conservé son texte, et jusqu'aux disparates que forme cette correction partielle. J'ai cru devoir les faire disparaître, en gardant toutefois une seule mention de l'âne, au chapitre XXV. L'on verra, dans la seconde partie du _Don Quichotte, _que Cervantès se moque lui-même fort gaiement de son étourderie, et des contradictions qu'elle amène dans le récit.] [36] _Orlando furioso, _canto XXVII. [37] Depuis les hennissements du cheval de Darius, qui lui donnèrent la couronne de Perse, et ceux du cheval de Denis le Tyran, qui lui promirent celle de Syracuse, les faiseurs de pronostics ont toujours donné à cet augure un sens favorable. Il était naturel que don Quichotte tirât le même présage des hennissements de Rossinante, lesquels signifiaient sans doute qu'on laissait passer l'heure de la ration d'orge. [38] L'Aragon était sous le patronage de saint Georges, depuis la bataille d'Alcoraz, gagnée par Pierre Ier sur les Mores, en 1096. Une confrérie de chevaliers s'était formée à Saragosse pour donner des joutes trois fois l'an, en l'honneur du saint. On appelait ces joutes justas del arnes. [39] _Santiago, y cierra Espana, _vieux cri de guerre en usage contre les Mores. [40] La qualité de vieux chrétien était une espèce de noblesse qui avait aussi ses privilèges. D'après les statuts de Limpieza (pureté de sang), établis dans les quinzième et seizième siècles, les nouveaux convertis ne pouvaient se faire admettre ni dans le clergé, ni dans les emplois publics, ni même dans certaines professions mécaniques. À Tolède, par exemple, on ne pouvait entrer dans la corporation des tailleurs de pierre qu'après avoir fait preuve de pureté de sang. [41] Le goût des _acrostiches _avait commencé, dès le quatrième siècle, dans la poésie latine ; il passa aux langues vulgaires, et se répandit notamment en Espagne. On l'y appliquait aux choses les plus graves. Ainsi, les sept premières lettres des _sept Partidas, _ce code monumental d'Alphonse le Savant, forment le nom d'_Alfonso. _Entre autres exemples d'_acrostiches, _je puis citer une octave de Luis de Tovar, recueillie dans le Cancionero general castellano :
Feroz sin consu_elo y sa_ñuda dama,
Remedia el trabajo _a na_die credero
A quien le si_guio mar_tirio tan fiero
Nos seas _leon, o re_ina, pues t'ama.
Cien males se do_blan ca_da hora en que pene,
Y en ti de tal gu_isa bel_dad pues se asienta,
Non seas cru_el en a_si dar afrenta
Al que por te _amar y a _vida no tiene.
Il y a dans cette pièce singulière, outre le nom de _Francina, _qui forme l'_acrostiche, _les noms de huit autres dames : Eloisa, Ana, Guiomar, Leonor, Blanca, Isabel, Elena, Maria. [42] Les commentateurs se sont exercés à découvrir quels pouvaient être ces trois poëtes que possédait alors l'Espagne, en supposant que Cervantes se fût désigné lui- même sous le nom de demi-poëte. Don Grégorio Mayans croit que ce sont Alonzo de Ercilla, Juan Rufo, et Cristoval Viruès, auteur des poëmes intitulés _Araucana, Austriada _et Monserate. (Voir les notes du chapitre VI, livre I, 1ère partie.) Dans son _Voyage au Parnasse, _Cervantes fait distribuer neuf couronnes par Apollon. Les trois couronnes qu'il envoie à Naples sont évidemment pour Quevedo et les deux frères Leonardo de Argensola ; les trois qu'il réserve à l'Espagne, pour trois poëtes _divins, _sont probablement destinées à Francisco de Figuéroa, Francisco de Aldana, et Hernando de Herréra, qui reçurent tous trois ce surnom, mais à différents titres. [43] Dulcinea del Toboso. [44] Castellanas de a cuatro versos. [45] C'est à cause de cette manière de parler, et de ce que dira plus bas Sancho, que le traducteur de cette histoire tient le présent chapitre pour apocryphe. [46] Plusieurs anciens _romances, _très-répandus dans le peuple, racontent l'histoire de l'infante doña Urraca, laquelle, n'ayant rien reçu dans le partage des biens de la couronne que fit le roi de Castille Ferdinand Ier à ses trois fils Alfonso, Sancho et Garcia (1066), prit le bourdon du pèlerin, et menaça son père de quitter l'Espagne. Ferdinand lui donna la ville de Zamora. [47] Jeu de mots entre _almohadas, _coussins, et _Almohades, _nom de la secte et de la dynastie berbère qui succéda à celle des Almoravides, dans le douzième siècle. [48] On peut voir, dans Ducange, aux mots _Duellum _et _Campiones, _toutes les lois du duel auxquelles don Quichotte fait allusion, et le serment que la pragmatique sanction de Philippe le Bel, rendue en 1306, ordonnait aux chevaliers de prêter avant le combat. [49] Palmérin d'Olive, don Florindo, Primaléon, Tristan de Léonais, Tirant le Blanc, etc. [50] Vêtement des condamnés du saint-office. C'était une espèce de mantelet ou scapulaire jaune avec une croix rouge en sautoir. _San-benito _est un abréviatif de _saco bendito, _cilice bénit. [51] Dans cette tirade et dans le reste du chapitre, don Quichotte mêle et confond toujours, sous le nom commun de _cavalleros, _les chevaliers et les gentilhommes. [52] Othman, premier fondateur de l'empire des Turcs, au quatorzième siècle, fut, dit-on, berger, puis bandit. [53] Horace avait dit :
Nos numerus sumus et fruges consumere nati. (Lib. I, epist. I.) [54] Garcilaso de la Vega. Les vers cités par don Quichotte sont de l'élégie adressée au duc d'Albe sur la mort de son frère don Bernardino de Toledo. [55] L'oraison de sainte Apolline _(santa Apolonia) _était un de ces _ensalmos _ou paroles magiques pour guérir les maladies, fort en usage au temps de Cervantes. Un littérateur espagnol, don Francisco Patricio Berguizas, a recueilli cette oraison de la bouche de quelques vieilles femmes d'Esquivias, petite ville de Castille qu'habita Cervantes après son mariage. Elle est en petits vers, comme une _seguidilla ; en voici la traduction littérale : « À la porte du ciel Apolline était, et la vierge Marie par là passait. « Dis, Apolline, qu'est-ce que tu as ? Dors-tu, ou veilles-tu ? - Ma dame, je ne dors ni ne veille, car d'une douleur de dents je me sens mourir. - Par l'étoile de Vénus et le soleil couchant, par le très-saint sacrement, que j'ai porté dans mon ventre, qu'aucune dent du fond ou de devant (muela ni diente) _ne te fasse mal désormais. » [56] Il y a dans l'original une _grâce _intraduisible. À la fin de la phrase qui précède, Sancho dit, au lieu de rata por cantidad (au prorata, au marc la livre), _gata por cantidad. Alors don Quichotte, jouant sur les mots, lui répond : « Quelquefois il arrive qu'une chatte (gata) est aussi bonne qu'une rate (rata). » _Et Sancho réplique : « Je gage que je devais dire _rata _et non _gata ; _mais qu'importe… etc. » [57] L'original dit _revolear (vautrer), _pour revocar. [58] L'usage des pleureuses à gages dans les enterrements, qui semble avoir cessé au temps de Cervantes, était fort ancien en Espagne. On trouve dans les Partidas (tit. IV, ley 100) des dispositions contre les excès et les désordres que commettaient, aux cérémonies de l'église, ces pleureuses appelées _lloraderas, plañideras, endechaderas. _On trouve dans celui des _romances du Cid où ce guerrier fait son testament (n° 96) : « Item, _j'ordonne qu'on ne loue pas de _plañideras _pour me pleurer ; il suffit de celles de ma Ximène, sans que j'achète d'autres larmes. » [59] Garcilaso de la Vega. Ces vers sont dans la troisième églogue :
De cuatro ninfas, que del Tajo amado Salieron juntas, a cantar me ofresco, etc. [60] Le Panthéon, élevé par Marcus Agrippa, gendre d'Auguste, et consacré à Jupiter vengeur. [61] Cervantes se trompe. Suétone, d'accord avec Plutarque, dit au contraire que ce fut un augure favorable qui décida César à passer le Rubicon, et à dire : _Le sort en est jeté. (Vita Caesaris, _cap. XXXI et XXXII.) [62] Jeu de mots, fort gracieux dans la bouche de Sancho, sur le nom de _Julio, _qui veut dire Jules et juillet, et d'_Augusto, _Auguste, qui, avec un léger changement, _agosto, _signifie août. Ce jeu de mots passerait fort bien en français, si l'on eût suivi l'exemple de Voltaire, et que le mois d'août fût devenu le mois d'Auguste. [63] C'est l'obélisque égyptien, placé au centre de la colonnade de Saint-Pierre, par ordre de Sixte-Quint, en 1586. Cervantes, qui avait vu cet obélisque à la place qu'il occupait auparavant, suppose à tort qu'il fut destiné à recevoir les cendres de César. Il avait été amené à Rome sous l'empereur Caligula. (Pline, livre XVI, chap. XI.) [64] Cervantes avait pu voir, à l'âge de dix-huit ans, la pompeuse réception que fit le roi Philippe II, en novembre 1565, aux ossements de saint Eugène, que Charles IX lui avait donnés en cadeau. [65] Sans doute saint Diego de Alcala, canonisé par Sixte-Quint, en 1588, et saint Pierre de Alcantara, mort en 1562. [66] Media noche era por filo, etc. C'est le premier vers d'un vieux _romance, celui du comte Claros de Montalvan, qui se trouve dans la collection d'Anvers. [67] Nom des palais arabes (al-kasr). _Ce mot a, dans l'espagnol, une signification encore plus relevée que celui de palacio. [68] Mala la hovistes, Franceses, _La caza de Roncesvalles, _etc.
Commencement d'un _romance _très-populaire et très- ancien, qui se trouve dans le _Cancionero _d'Anvers. [69] _Romance _du même temps et recueilli dans la même collection. Ce _romance _du More Calaïnos servait à dire proverbialement ce qu'exprime notre mot : « C'est comme si vous chantiez. » [70] Mensagero sois, amigo, Non mereceis culpa, non.
Vers d'un ancien _romance _de Bernard del Carpio, répétés depuis dans plusieurs autres _romances, _et devenus très-populaires. [71] O diem laetum notandumque mihi candidissimo calculo ? (Plin., lib. VI, ep. XI.) [72] _Xo, que te estrego, burra de mi suegro, expression proverbiale très ancienne, et en jargon villageois. [73] Il y a, dans cette phrase, plusieurs hémistiches pris à Garcilaso de la Vega, que don Quichotte se piquait de savoir par coeur. [74] « Les physionomistes, dit Covarrubias (Tesoro de la lengua castellana, _au mot _lunar), _jugent de ces signes, et principalement de ceux du visage, en leur donnant correspondance aux autres parties du corps. Tout cela est de l'enfantillage… » [75] Dans l'original, le jeu de mots roule sur lunares (signes, taches de naissance), et lunas (lunes). [76] _Silla a la gineta. _C'est la selle arabe, avec deux hauts montants ou arçons, l'un devant, l'autre derrière. [77] Cervantes voulait en effet conduire son héros aux joutes de Saragosse ; mais quand il vit que le plagiaire Avellaneda l'avait fait assister à ces joutes, il changea d'avis, comme on le verra au chapitre LIX. [78] _Angulo el Malo. _Cet Angulo, né à Tolède, vers 1550, fut célèbre parmi ces directeurs de troupes ambulantes qui composaient les farces de leur répertoire, et qu'on appelait _autores. _Cervantes parle également de lui dans le Dialogue des chiens : « De porte en porte, dit Berganza, nous arrivâmes chez un auteur de comédies, qui s'appelait, à ce que je me rappelle, Angulo el Malo, pour le distinguer d'un autre Angulo, non point _autor, _mais comédien, le plus gracieux qu'aient eu les théâtres. » [79] C'était sans doute une de ces comédies religieuses, appelées _autos sacramentales, _qu'on jouait principalement pendant la semaine de la Fête-Dieu. On élevait alors dans les rues des espèces de théâtres en planches, et les comédiens, traînés dans des chars avec leurs costumes, allaient jouer de l'un à l'autre. C'est ce qu'ils appelaient dans le jargon des coulisses du temps, faire les chars (hacer los carros). [80] _Autor. _Ce mot ne vient pas du latin _auctor, _mais de l'espagnol _auto, _acte, représentation. [81] Il y a dans l'original la _Caràtula _et la _Farandula, _deux troupes de comédiens du temps de Cervantes. [82] Philippe III avait ordonné, à cause des excès commis par ces troupes ambulantes, qu'elles eussent à se pourvoir d'une licence délivrée par le conseil de Castille. C'est cette licence qu'elles appelaient leur _titre (titulo), _comme si c'eût été une charte de noblesse. [83] No hay amigo para amigo, Las cañas se vuelven lanzas.
Ces vers sont extraits du _romance _des Abencerrages et des Zégris, dans le roman de Ginès Perez de Hita, intitulé Histoire des guerres civiles de Grenade. [84] Il y a dans l'original : « De l'ami à l'ami, la punaise dans l'oeil. » Ce proverbe n'aurait pas été compris, et j'ai préféré y substituer une expression française qui offrît le même sens avec plus de clarté. [85] Dans tout ce passage, Cervantes ne fait autre chose que copier Pline le naturaliste. Celui-ci, en effet, dit expressément que les hommes ont appris des grues la vigilance (lib. X, cap. XXIII), des fourmis la prévoyance (lib. XI, cap. XXX), des éléphants la pudeur (lib. VIII, cap. V), du cheval la loyauté (lib. VIII, cap. XL), du chien le vomissement (lib. XXIX. cap. IV) et la reconnaissance (lib. VIII, cap. XL). Seulement l'invention que Cervantes donne à la cigogne, Pline l'attribue à l'ibis d'Égypte (lib. VIII, cap. XXVII). Il dit encore que la saignée et bien d'autres remèdes nous ont été enseignés par les animaux. Sur la foi du naturaliste romain, on a longtemps répété ces billevesées dans les écoles. [86] Saint Matthieu, cap. XII, vers. 34. [87] _In sudore vultus tui vesceris pane. __(Genes., _cap. III.) [88] On avait vu en Espagne, du douzième au seizième siècle, une foule de prélats à la tête des armées, tels que le célèbre Rodrigo Ximenez de Rada, archevêque, général et historien. Dans la guerre des _Comuneros, _en 1520, il s'était formé un bataillon de prêtres, commandé par l'évêque de Zamora. [89] Il y a dans l'original une expression qu'on ne peut plus écrire depuis Rabelais, et de laquelle on faisait alors un si fréquent usage en Espagne, qu'elle y était devenue une simple exclamation. [90] Cette phrase contient un jeu de mots sur l'adjectif _cruda, _qui veut dire crue et cruelle, puis une allusion assez peu claire, du moins en français, sur le déguisement et la feinte histoire de son chevalier. [91] Saint Matthieu, cap. XV, vers. 14. [92] Dans la nouvelle du _Licencié Vidriéra, _Cervantes cite également, parmi les vins les plus fameux, celui de la ville plus impériale que royale (Real Ciudad), salon du dieu de la gaieté. [93] Cette histoire plaisait à Cervantes, car il l'avait déjà contée dans son intermède _la Elecion de los Alcaldes de Daganzo, _où le régidor Alonzo Algarroba en fait le titre du candidat Juan Barrocal au choix des électeurs municipaux :
En mi casa probó, los dias pasados, Una tinaja, etc.
[94] La Vandalie est l'Andalousie. L'ancienne Bétique prit ce nom lorsque les Vandales s'y établirent dans le cinquième siècle ; et de _Vandalie _ou _Vandalicie, _les Arabes, qui n'ont point de v dans leur langue, firent Andalousie. [95] La _Giralda _est une grande statue de bronze qui représente, d'après les uns la Foi, d'après les autres la Victoire, et qui sert de girouette à la haute tour arabe de la cathédrale de Séville. Son nom vient de _girar, _tourner. Cette statue a quatorze pieds de haut et pèse trente-six quintaux. Elle tient dans la main gauche une palme triomphale, et dans la droite un drapeau qui indique la direction du vent. C'est en 1568 qu'elle fut élevée au sommet de la tour, ancien observatoire des Arabes, devenu clocher de la cathédrale lors de la conquête de saint Ferdinand, en 1248. [96] On appelle _los Toros de Guisando _quatre blocs de pierre grise, à peu près informes, qui se trouvent au milieu d'une vigne appartenant au couvent des Hiéronymites de Guisando, dans la province d'Avila. Ces blocs, qui sont côte à côte et tournés au couchant, ont douze à treize palmes de long, huit de haut et quatre d'épaisseur. Les taureaux de Guisando sont célèbres dans l'histoire de l'Espagne, parce que c'est là que fut conclu le traité dans lequel Henri IV, après sa déposition par les cortès d'Avila, en 1474, reconnut pour héritière du trône sa soeur Isabelle la Catholique, à l'exclusion de sa fille Jeanne, appelée la Beltrañeja.
On rencontre dans plusieurs endroits de l'Espagne, à Ségovie, à Toro, à Ledesma, à Baños, à Torralva, d'autres blocs de pierre, qui représentent grossièrement des taureaux ou des sangliers. Quelques-uns supposent que ces anciens monuments sont l'oeuvre des Carthaginois ; mais les érudits ont fait de vains efforts pour en découvrir l'origine. [97] À l'un des sommets de la Sierra de Cabra, dans la province de Cordoue, est une ouverture, peut-être le cratère d'un volcan éteint, que les gens du pays appellent _Bouches de l'Enfer. En 1683, quelqu'un y descendit, soutenu par des cordes, pour en retirer le cadavre d'un homme assassiné. On a conjecturé, d'après sa relation, que la caverne de Cabra doit avoir quarante-trois aunes (varas) _de profondeur. [98] Les deux vers cités par Cervantes sont empruntés, quoique avec une légère altération, au poëme de la _Araucana _de Alonzo de Ercilla :
Pues no es el vencedor mas estimado De aquello en que el vencido es reputado L'archiprêtre de Hita avait dit, au quatorzième siècle : El vencedor ha honra del precio del vencido, Su loor es atanto cuanto es el debatido.
[99] Dans les duels, les Espagnols appellent _parrains _les témoins ou seconds. [100] C'était l'amende ordinaire imposée aux membres d'une confrérie qui s'absentaient les jours de réunion. [101] _A esto vos respondemos, _ancienne formule des réponses que faisaient les rois de Castille aux pétitions des cortès. Cela explique la fin de la phrase, qui est aussi en style de formule. [102] Senza che tromba ô segno altro accenasse,
dit Arioste, en décrivant le combat de Gradasse et de Renaud pour l'épée Durindane et le cheval Bayard (Canto XXXIII, str. LXXIX.) [103] C'est de là sans doute que Boileau prit occasion de son épigramme :
Tel fut ce roi des bons chevaux, Rossinante, la fleur des coursiers d'Ibérie, Qui, trottant jour et nuit et par monts et par vaux, Galopa, dit l'histoire, une fois en sa vie.
[104] Dans cette aventure si bien calquée sur toutes celles de la chevalerie errante, Cervantes use des richesses et des libertés de sa langue, qui, tout en fournissant beaucoup de mots pour une même chose, permet encore d'en inventer. Pour dire l'écuyer au grand nez, il a _narigudo, narigante, narizado ; _et quand le nez est tombé, il l'appelle _desnarigado. _À tous ces termes comiques, nous ne saurions opposer aucune expression analogue. [105] Le mot _algebrista _vient de _algebrar, _qui, d'après Covarrubias, signifiait, dans le vieux langage, _l'art de remettre les os rompus. _On voit encore, sur les enseignes de quelques barbiers-chirurgiens, algebrista y sangrador. [106] Le _gaban _était un manteau court, fermé, avec des manches et un capuchon, qu'on portait surtout en voyage. [107] Il faudrait supposer à Cervantes, pauvre et oublié, je ne dirai pas bien de la charité chrétienne, mais bien de la simplicité ou de la bassesse, pour que cette phrase ne fût pas sous sa plume une sanglante ironie. On a vu à la note 4 du chapitre XXXVII, de la première partie, quel sens a le mot _lettres _en espagnol. [108] Cervantes avait déjà dit, dans sa nouvelle la Gitanilla de Madrid : « La poésie est une belle fille, chaste, honnête, discrète, spirituelle, retenue… Elle est amie de la solitude ; les fontaines l'amusent, les prés la consolent, les arbres la désennuient, les fleurs la réjouissent, et finalement elle charme et enseigne tous ceux qui l'approchent. » [109] Lope de Vega a répété littéralement la même expression dans le troisième acte de sa _Dorotea. _Il a dit également dans la préface de sa comédie _El verdadero amante, _adressée à son fils : « J'ai vu bien des gens qui, ne sachant pas leur langue, s'enorgueillissent de savoir le latin, et méprisent tout ce qui est langue vulgaire, sans se rappeler que les Grecs n'écrivirent point en latin, ni les latins en grec… Le véritable poëte, duquel on a dit qu'il y en a un par siècle, écrit dans sa langue, et y est excellent, comme Pétrarque en Italie, Ronsard en France, et Garcilaso en Espagne. » [110] _Nascuntur poetae, fiunt oratores, _a dit Quintilien. [111] Ovide, _Art d'aimer, liv. _III, v. 547 ; et _Fastes, _liv. VI, v. 6. [112] Allusion à l'exil d'Ovide, qui fut envoyé, non dans les îles, mais sur la côte occidentale du Pont. Ce ne fut pas non plus pour une parole maligne, mais pour un regard indiscret, qu'il fut exilé :
Inscia quod crimen viderunt lumina, plector ; Peccatumque oculos est habuisse meum. [113] Les anciens croyaient, et Pline avec eux, que le laurier préservait de la foudre. Suétone dit de Tibère : Et turbatiore coelo nunquam non coronam lauream capite gestavit, quod fulmine adflari negetur id genus frondis. (Cap. LXIX.) [114] On appelait _épées du petit chien (espadas del Perillo), _à cause de la marque qu'elles portaient, les épées de la fabrique de Julian del Rey, célèbre armurier de Tolède et Morisque de naissance. Les lames en étaient courtes et larges. Depuis la conquête de Tolède par les Espagnols sur les Arabes (1085), cette ville fut pendant plusieurs siècles la meilleure fabrique d'armes blanches de toute la chrétienté. C'est là que vécurent, outre Julian del Rey, Antonio Cuellar, Sahagun et ses trois fils, et une foule d'autres armuriers dont les noms étaient restés populaires. En 1617, Cristobal de Figuéroa, dans son livre intitulé : _Plaza universal de ciencias y artes, comptait par leurs noms jusqu'à dix-huit fourbisseurs célèbres établis dans la même ville, et l'on y conserve encore, dans les archives de la municipalité, les marques ou empreintes (cuños) _de quatre-vingt-dix-neuf fabricants d'armes. Il n'y en a plus un seul maintenant, et l'on a même perdu la trempe dont les Mozarabes avaient donné le secret aux Espagnols. (Voir mon _Histoire des Arabes et des Mores d'Espagne, _vol. II, chap. II.) [115] Ainsi Amadis de Gaule, que don Quichotte prenait pour modèle, après s'être également appelé _le chevalier des Lions, _s'appela successivement le chevalier Rouge, le chevalier de l'Île-Ferme, le chevalier de la Verte-Épée, le chevalier du Nain et le chevalier Grec. [116] Les histoires chevaleresques sont remplies de combats de chevaliers contre des lions. Palmérin d'Olive les tuait _comme s'ils eussent été des agneaux, _et son fils Primaléon n'en faisait pas plus de cas. Palmérin d'Angleterre combattit seul contre deux tigres et deux lions ; et quand le roi Périon, père d'Amadis de Gaule, veut combattre un lion qui lui avait pris un cerf à la chasse, il descend de son cheval, qui, _épouvanté, ne voulait pas aller en avant. _Mais don Quichotte avait pu trouver ailleurs que dans ces livres un exemple de sa folle action. On raconte que, pendant la dernière guerre de Grenade, les rois catholiques ayant reçu d'un émir africain un présent de plusieurs lions, des dames de la cour regardaient du haut du balcon ces animaux dans leur enceinte. L'une d'elles, que _servait _le célèbre don Manuel Ponce, laissa tomber son gant, exprès ou par mégarde. Aussitôt don Manuel s'élança dans l'enceinte l'épée à la main, et releva le gant de sa maîtresse. C'est à cette occasion que la reine Isabelle l'appela don Manuel Ponce de _Léon, _nom que ses descendants ont conservé depuis, et c'est pour cela que Cervantes appelle don Quichotte _nouveau Ponce de Léon. _Cette histoire est racontée par plusieurs chroniqueurs, entre autres par Perez de Hita dans un de ses _romances. (Guerras civiles de Grenada, _cap. XVII.)
¡ O el bravo don Manuel, Ponce de Leon llamado, Aquel que sacará el guante, Que por industria fue echado Donde estaban los leones, Y ello sacó muy osado !
[117] Avant d'être abandonnées à des gladiateurs à gages, les courses de taureaux furent longtemps, en Espagne, l'exercice favori de la noblesse, et le plus galant divertissement de la cour. Il en est fait mention dans la chronique latine d'Alphonse VII, où l'on rapporte les fêtes données à Léon, en 1144, pour le mariage de l'infante doña Urraca avec don Garcia, roi de Navarre : _Alii, latratu canum provocatis tauris, protento venabulo occidebant… _Depuis lors, la mode en devint générale, des règles s'établirent pour cette espèce de combat, et plusieurs gentilshommes y acquirent une grande célébrité. Don Luis Zapata, dans un curieux chapitre de sa _Miscelanea, _intitulé de _toros y toreros, _dit que Charles- Quint lui-même combattit à Valladolid, devant l'impératrice et les dames, _un grand taureau noir nommé Mahomet. _Les accidents étaient fort communs, et souvent le sang des hommes rougissait l'arène. Les chroniqueurs sont pleins de ces récits tragiques, et il suffit de citer les paroles du P. Pédro Guzman, qui disait, dans son livre Bienes del honesto trabajo (discurso V) : « Il est avéré qu'en Espagne il meurt, dans ces exercices, une année dans l'autre, deux à trois cents personnes… » Mais ni les remontrances des cortès, ni les anathèmes du saint-siège, ni les tentatives de prohibition faites par l'autorité royale, n'ont pu seulement refroidir le goût forcené qu'ont les Espagnols pour les courses de taureaux. [118] La différence qu'il y avait entre les joutes _(justas) et les tournois (torneos), _c'est que, dans les joutes, on combattait _un à un, _et, dans les tournois, de _quadrille à quadrille. _Les joutes, d'ailleurs, n'étaient jamais qu'un combat à cheval et à la lance ; les tournois, nom général des exercices chevaleresques, comprenaient toute espèce de combat. [119] Cervantes met ici dans la bouche de don Quichotte deux vers populaires qui commencent le dixième sonnet de Garcilaso de la Vega :
¡ O dulces prendas, por mi mal halladas ! Dulces y alegres cuando Dios queria.
Ces vers sont imités de Virgile (AEn., lib. IV) :
Dulces exuviae, dum fata deusque sinebant.
[120] Les joutes littéraires étaient encore fort à la mode au temps de Cervantes, qui avait lui-même, étant à Séville, remporté le premier prix à un concours ouvert à Saragosse pour la canonisation de saint Hyacinthe, et qui concourut encore, vers la fin de sa vie, dans la joute ouverte pour l'éloge de sainte Thérèse. Il y eut, à la mort de Lope de Vega, une joute de cette espèce pour célébrer ses louanges, et les meilleures pièces du concours furent réunies sous le titre de _Fama postuma. - _Cristoval Suarez de Figuéroa dit, dans son _Pasagero (Alivio _3) : « Pour une joute qui eut lieu ces jours passés en l'honneur de saint Antoine de Padoue, cinq mille pièces de vers sont arrivées au concours ; de façon qu'après avoir tapissé deux cloîtres et la nef de l'église avec les plus élégantes de ces poésies, il en est resté de quoi remplir cent autres monastères. » [121] En espagnol _el pege Nicolas, _en italien _pesce Cola. C'est le nom qu'on donnait à un célèbre nageur du quinzième siècle, natif de Catane en Sicile. Il passait, dit-on, sa vie plutôt dans l'eau que sur terre, et périt enfin en allant chercher, au fond du golfe de Messine, une tasse d'or qu'y avait jetée le roi de Naples don Fadrique. Son histoire, fort populaire en Italie et en Espagne, est pourtant moins singulière que celle d'un homme né au village de Lierganès, près de Santander, en 1660, et nommé Francisco de la Vega Casar. Le P. Feijoo, contemporain de l'événement, raconte, en deux endroits de ses ouvrages (Teatro critico et Cartas)_, que cet homme vécut plusieurs années en pleine mer, que des pêcheurs de la baie de Cadix le prirent dans leurs filets, qu'il fut ramené dans son pays, et qu'il s'échappa de nouveau, au bout de quelque temps, pour retourner à la mer, d'où il ne reparut plus. [122] _Nemo duplici potest amore ligari, _dit un des canons du _Statut d'Amour, _rapporté par André, chapelain de la cour de France au treizième siècle, dans son livre de Arte amandi (cap. XIII). [123] La _glose, _espèce de jeu d'esprit dans le goût des acrostiches, dont Cervantes donne un exemple et fait expliquer les règles par don Quichotte, était, au dire de Lope de Vega, une _très-ancienne composition, propre à l'Espagne et inconnue des autres nations. _On en trouve, en effet, un grand nombre dans le _Cancionero general, _qui remonte au quinzième siècle. On proposait toujours pour objet de la glose des vers difficiles non-seulement à placer à la fin des strophes, mais même à comprendre clairement. [124] Il y a dans cette phrase une moquerie dirigée contre quelque poëte du temps, mais dont on n'a pu retrouver la clef. [125] Cervantes a voulu sans doute montrer ici l'exagération si commune aux louangeurs, et l'on ne peut croire qu'il se soit donné sérieusement à lui-même de si emphatiques éloges. Il se rendait mieux justice, dans son _Voyage au Parnasse, _lorsqu'il disait de lui-même : « Moi qui veille et travaille sans cesse pour sembler avoir cette _grâce _de poëte que le ciel n'a pas voulu me donner… » [126] Don Quichotte applique aux chevaliers errants le _Parcere subjectis et debellare superbos _que Virgile attribuait au peuple romain. [127] On appelait _danses à l'épée (danzas de espadas) _certaines évolutions que faisaient, au son de la musique, des quadrilles d'hommes vêtus en toile blanche et armés d'épées nues. - Les _danses aux petits grelots (danzas de cascabel menudo) _étaient dansées par des hommes qui portaient aux jarrets des colliers de grelots, dont le bruit accompagnait leurs pas. Ces deux danses sont fort anciennes en Espagne. [128] On appelait _danseurs aux souliers (zapateadores) _ceux qui exécutaient une danse de village, dans laquelle ils marquaient la mesure en frappant de la main sur leurs souliers. [129] _Cada oveja con su pareja. __Pareja _signifie la moitié d'une paire. [130] On appelle _tierra de Sayago un district dans la province de Zamora où les habitants ne portent qu'un grossier sayon (sayo) _de toile, et dont le langage n'est pas plus élégant que le costume. - Alphonse le Savant avait ordonné que, si l'on n'était pas d'accord sur le sens ou la prononciation de quelque mot castillan, on eût recours à Tolède comme au mètre de la langue espagnole. [131] _Hecho rabos de pulpo _est une expression proverbiale qui s'applique à des habits déchirés. [132] _Tinajas, _espèce de grandes terrines où l'on conserve le vin, dans la Manche, faute de tonneaux. [133] Les danses _parlantes (danzas habladas) _étaient, comme l'explique la description qui va suivre, des espèces de pantomimes mêlées de danses et de quelques chants ou récitatifs. [134] _Alcancias. _On nommait ainsi des boules d'argile, grosses comme des oranges, qu'on remplissait de fleurs ou de parfums, et quelquefois de cendre ou d'eau, et que les cavaliers se jetaient dans les évolutions des tournois. C'était un jeu arabe imité par les Espagnols, qui en avaient conservé le nom. [135] La grand'mère de Sancho citait un ancien proverbe espagnol, que le poëte portugais Antonio Enriquez Gomez a paraphrasé de la manière suivante : El mundo tiene dos linages solos En entrambos dos polos. _Tener esta _en Oriente, _Y no tener asiste en Occidente. (Academia III, vista _2.) [136] Allusion à la sentence si connue d'Horace : _Pallida mors, _etc. [137] On appelait ainsi des lames de métal, espèces de médailles bénites, que portaient anciennement les dames espagnoles, en guise de collier, et qui, dès le temps de Cervantès, n'étaient plus en usage que parmi les femmes de la campagne. [138] Les bancs de sable qui bordent la côte des Pays-Bas étaient fort redoutés des marins espagnols. Les dangers qu'on courait dans ces parages, et l'habileté qu'il fallait pour s'en préserver, avaient fait dire proverbialement, pour résumer l'éloge d'une personne recommandable, qu'elle pouvait passer par les bancs de Flandre. Comme le mot espagnol _banco _signifia également _banque, _Lope de Vega dit ironiquement du _maestro _Burguillos (nom sous lequel il se cachait), qu'on lui avait payé ses compositions, dans une joute littéraire, en une traite de deux cents écus sur les _bancs _de Flandre. C'est sans doute aussi par une équivoque sur le double sens du mot _banco _que Filleau de Saint-Martin traduit ce passage en disant de Quitéria : Je ne crois pas qu'on la refusât à la banque de Bruxelles. [139] Il y a dans cette phrase une allusion à la parabole qu'adressa le prophète Nathan à David, après le rapt de la femme d'Urias ; et une autre allusion à ces paroles de l'Évangile : Quod Deus conjunxit, homo non separet. (Saint Matthieu, chap. XIX, vers. 6.) [140] Après leur sortie d'Égypte, les Israélites disaient dans le désert : Quando sedebamus super ollas carnium et comedebamus panem in saturitate. (Exode, chap. XVI.) [141] Mulier diligens corona est viro suo. (Prov.) [142] On a parlé, dans les notes précédentes, de la Giralda et des taureaux de Guisando. - L'Ange de la Madeleine est une figure informe placée en girouette sur le clocher de l'église de la Madeleine, à Salamanque. - L'égout de Vécinguerra conduit les eaux pluviales des rues de Cordoue au Guadalquivir. Les fontaines de _Léganitos, _etc., étaient toutes situées dans les promenades ou places publiques de Madrid. [143] Il fallait dire Polydore Virgile. C'est le nom d'un savant italien, qui publia, en 1499, le traité De rerum inventoribus. [144] La roche de France est une haute montagne dans le district d'Alberca, province de Salamanque, où l'on raconte qu'un Français nommé Simon Véla découvrit, en 1424, une sainte image de la Vierge. On y a depuis bâti plusieurs ermitages et un couvent de dominicains. - On appelle Trinité de Gaëte une chapelle et un couvent fondés par le roi d'Aragon Ferdinand V, sous l'invocation de la Trinité, au sommet d'un promontoire, en avant du port de Gaëte. [145] D'après les anciens _romances _de chevalerie, recueillis dans le _Cancionero general, _le comte de Grimaldos, paladin français, fut faussement accusé de trahison par le comte de Tomillas, dépouillé de ses biens et exilé de France. S'étant enfui à travers les montagnes avec la comtesse sa femme, celle-ci mit au jour un enfant qui fut appelé Montésinos, et qu'un ermite recueillit dans sa grotte. À quinze ans, Montésinos alla à Paris, tua le traîte Tomillas en présence du roi, et prouva l'innocence de son père, qui fut rappelé à la cour. Montésinos, devenu l'un des douze pairs de France, épousa dans la suite une demoiselle espagnole, nommée Rosa Florida, dame du château de Rocha Frida en Castille. Il habita ce château jusqu'à sa mort ; et l'on donna son nom à la caverne qui en était voisine. Cette caverne, située sur le territoire du bourg appelé la Osa de Montiel, et près de l'ermitage de San-Pédro de Saelicès, peut avoir trente toises de profondeur. L'entrée en est aujourd'hui beaucoup plus praticable que du temps de Cervantes, et les bergers s'y mettent à l'abri du froid ou des orages. Dans le fond du souterrain coule une nappe d'eau assez abondante, qui va se réunir aux lagunes de Ruidéra, d'où sort le Guadiana. [146] Durandart était cousin de Montésinos, et, comme lui, pair de France. D'après les _romances _cités plus haut, il périt dans les bras de Montésinos à la déroute de Roncevaux, et exigea de lui qu'il portât son coeur à sa dame Bélerme. [147] Ce Merlin, le père de la magie chevaleresque, n'était pas de la _Gaule, _mais du pays de _Galles ; _son histoire doit se rattacher plutôt à celle du roi Artus et des paladins de la Table ronde, qu'à celle de Charlemagne et des douze pairs. [148] La réponse de Durandart est tirée des anciens _romances _composés sur son aventure ; mais Cervantes, citant de mémoire, a trouvé plus simple d'arranger les vers et d'en faire quelques-uns que de vérifier la citation. [149] Le Guadiana prend sa source au pied de la Sierra de Alcaraz, dans la Manche. Les ruisseaux qui coulent de ces montagnes forment sept petits lacs, appelés _lagunes de Ruidéra, _dont les eaux se versent de l'un dans l'autre. Au sortir de ces lacs, le Guadiana s'enfonce, l'espace de sept à huit lieues, dans un lit très-profond, caché sous d'abondants herbages, et ne reprend un cours apparent qu'après avoir traversé deux autres lacs qu'on appelle _les yeux (los ojos) de Guadiana. _Pline connaissait déjà et a décrit les singularités de ce fleuve, qu'il appelle _saepius nasci gaudens (Hist. nat., _lib. III, cap. III). C'est sur ces diverses particularités naturelles que Cervantes a fondé son ingénieuse fiction. [150] Expression proverbiale prise aux joueurs, et que j'ai dû conserver littéralement à cause des conclusions qu'en tire, dans le chapitre suivant, le guide de don Quichotte. [151] Ou plutôt Fugger. C'était le nom d'une famille originaire de la Souabe et établie à Augsbourg, où elle vivait comme les Médicis à Florence. La richesse des Fucar était devenue proverbiale ; et en effet, lorsque, à son retour de Tunis, Charles-Quint logea dans leur maison d'Augsbourg, on mit dans sa cheminée du bois de cannelle, et on alluma le feu avec une cédule de payement d'une somme considérable due aux Fucar par le trésor impérial. Quelques membres de cette famille allèrent s'établir en Espagne, où ils prirent à ferme les mines d'argent de Hornachos et de Guadalcanal, celle de vif- argent d'Almaden, etc. La rue où ils demeuraient à Madrid s'appelle encore calle de los Fucares. [152] La relation des prétendus voyages de l'infant don Pedro a été écrite par Gomez de Santisteban, qui se disait un de ses douze compagnons. [153] Les cartes à jouer, d'après Covarrubias, furent appelées _naipes _en Espagne, parce que les premières qui vinrent de France portaient le chiffre N. P., du nom de celui qui les inventa pendant la maladie de Charles VI, Nicolas Pépin. Mais ce fut Jacquemin Gringonneur qui coloria les cartes au temps de Charles VI, et dès longtemps elles étaient inventées et répandues par toute l'Europe. En effet, dans l'année 1333, elles furent prohibées en Espagne par l'autorité ecclésiastique ; de plus, elles sont citées dans notre vieux roman du _Renard contrefait, _que son auteur inconnu écrivit entre 1328 et 1342, ainsi que dans le livre italien _Trattato del governo della famiglia, _par Sandro di Pippozzo di Sandro, publié en 1299. [154] On accordait fort difficilement, du temps de Cervantes, des _licences _pour publier un livre. Le docteur Aldrete, qui fit imprimer à Rome, en 1606, son savant traité _Origen y principio de la lengua castellana, _dit, dans le prologue adressé à Philippe III, qu'on avait alors suspendu en Espagne, _pour certaines causes, _toutes les _licences _d'imprimer des livres nouveaux. [155] Cervantes fait allusion à son protecteur, le comte de Lémos, auquel il dédia la seconde partie du Don Quichotte. [156] _Una sota-ermitaño. _Expression plaisante pour dire la servante de l'ermite, qui s'en faisait le lieutenant. [157] _Una ventaja. _On appelait ainsi un supplément de solde attribué aux soldats de naissance, qui se nommaient _aventajados, _et qui furent depuis remplacés par les cadets. Il s'accordait également pour des services signalés, et c'est ainsi que Cervantes reçut une _ventaja _de don Juan d'Autriche. [158] Officier municipal, échevin. [159] _Albricias, _présent qu'on fait au porteur d'une bonne nouvelle. [160] _Quel poisson prenons-nous ? _Expression italienne prêtée par Cervantes à don Quichotte. [161] _Alzar _ou _levantar figuras judiciarias. _On appelait ainsi, parmi les astrologues, au dire de Covarrubias, la manière de déterminer la position des douze figures du zodiaque, des planètes et des étoiles fixes, à un moment précis, pour tirer un horoscope. [162] Ce n'était pas seulement en Espagne que régnait la croyance à l'astrologie. « En France, dit Voltaire, on consultait les astrologues, et l'on y croyait. Tous les mémoires de ce temps-là… sont remplis de prédictions. Le grave et sévère duc de Sully rapporte sérieusement celles qui furent faites à Henri IV. Cette crédulité… était si accréditée qu'on eut soin de tenir un astrologue caché près de la chambre de la reine Anne d'Autriche, au moment de la naissance de Louis XIV. Ce que l'on croira à peine… c'est que Louis XIII eut, dès son enfance, le surnom de _Juste, parce qu'il était né sous le signe de la Balance. » (Siècle de Louis XIV.) [163] Traducteur, interprète. [Note du correcteur.] [164] « Callaron todos, Tirios _y Troyanos. » C'est le premier vers du second livre de _l'Énéide : Conticuere omnes, _etc., tel qu'il est traduit par le docteur Gregorio Hernandez de Velasco, dont la version, publiée pour la première fois en 1557, était très-répandue dans les universités espagnoles. [165] Ces vers et ceux qui seront cités ensuite sont empruntés aux _romances _du _Cancionero _et de la _Silva de romances, _où se trouve racontée l'histoire de Gaïferos et de Mélisandre. [166] Ce vers est répété dans un _romance _comique, composé sur l'aventure de Gaïferos, par Miguel Sanchez, poëte du dix-septième siècle :
Melisendra esta en Sansueña, Vos en Paris descuidado ; Vos ausente, ella muger ; Harto os he dicho, miradio.
[167] Le roi Marsilio, si célèbre dans la chanson de Roland sous le nom du roi Marsille, était Abd-al-Malek-ben- Omar, wali de Saragosse pour le khalyfe Abdérame Ier ; il défendit cette ville contre l'attaque de Charlemagne. Dans les chroniques du temps, écrites en mauvais latin, on le nomma _Omaris filius, d'où se forma, par corruption, le nom de Marfilius ou Marsilius. (Histoire des Arabes et des Mores d'Espagne, _tome I, chap. III.) [168] La _dulzaïna, _dont on fait encore usage dans le pays de Valence, est un instrument recourbé, d'un son très- aigu. La chirimia (que je traduis par clairon), autre instrument d'origine arabe, est une espèce de long hautbois, à douze trous, d'un son grave et retentissant. [169] Vers de l'ancien romance Como perdió a España el rey don Rodrigo. (Cancionero general.) [170] Il y a trente-quatre maravédis dans le réal. [171] En style familier, prendre la guenon (tomar ou_ coger la mona) _veut dire s'enivrer. [172] No rebuznaron en valde El uno y el otro alcalde. [173] Les alcaldes sont, en effet, élus parmi les régidors. [174] Dans le roman de Persilès et Sigismonde (liv. III, chap. x), Cervantes raconte qu'un alcalde envoya le crieur public _(pregonero) _chercher deux ânes pour promener dans les rues deux vagabonds condamnés au fouet. « Seigneur alcalde, dit le crieur à son retour, je n'ai pas trouvé d'ânes sur la place, si ce n'est les deux régidors Berrueco et Crespo qui s'y promènent. - Ce sont des ânes que je vous envoyais chercher, imbécile, répondit l'alcalde, et non des régidors. Mais retournez et amenez-les-moi : qu'ils se trouvent présents au prononcé de la sentence. Il ne sera pas dit qu'on n'aura pu l'exécuter faute d'ânes : car, grâces au ciel, ils ne manquent pas dans le pays. » [175] Voici le défi de don Diégo Ordoñez, tel que le rapporte un ancien _romance tiré de la chronique du Cid (Cancionero general) :_ « Diégo Ordoñez, au sortir du camp, chevauche, armé de doubles pièces, sur un cheval bai brun ; il va défier les gens de Zamora pour la mort de son cousin (Sancho le Fort), qu'a tué Vellido Dolfos, fils de Dolfos Vellido : « Je vous défie, gens de Zamora, comme traîtres et félons ; je défie tous les morts, et avec eux tous les vivants ; je défie les hommes et les femmes, ceux à naître et ceux qui sont nés ; je défie les grands et les petits, la viande et le poisson, les eaux des rivières, etc., etc. » [176] Les habitants de Valladolid, par allusion à Agustin de Cazalla, qui y périt sur l'échafaud. [177] Les habitants de Tolède. [178] Les habitants de Madrid. [179] Les habitants de Gétafe, à ce qu'on croit. [180] On appelait ainsi une balafre en croix sur le visage. [181] Cette aventure d'une barque enchantée est très- commune dans les livres de chevalerie. On la trouve dans Amadis de Gaule (liv. IV, chap. XII), dans Amadis de Grèce (part. I, chap. VIII), dans Olivante de Laura (liv. II, chap. I), etc., etc. [182] Il y a dans l'original _longincuos, mot pédantesque dont l'équivalent manque en français. [183] L'original dit : « puto _et _gafo, _avec le sobriquet de _meon. » Puto _signifie giton ; _gafo, _lépreux, et _meon, _pisseur. [184] On appelait ainsi la chasse avec le faucon faite à des oiseaux de haut vol, comme le héron, la grue, le canard sauvage, etc. C'était un plaisir réservé aux princes et aux grands seigneurs. [185] Ces expressions prouvent que Cervantes n'a voulu désigner aucun grand d'Espagne de son temps, et que son duc et sa duchesse sont des personnages de pure invention. On a seulement conjecturé, d'après la situation des lieux, que le château où don Quichotte reçoit un si bon accueil est une maison de plaisance appelée Buenavia, située près du bourg de Pédrola en Aragon, et appartenant aux ducs de Villahermosa. [186] Le _don _ou doña, comme le _sir _des Anglais, ne se place jamais que devant un nom de baptême. L'usage avait introduit une exception pour les duègnes, auxquelles on donnait le titre de _doña _devant leur nom de famille. [187] Allusion aux vers du _romance _de Lancelot cités dans la première partie. [188] Au temps de Cervantes, c'était un usage presque général parmi les grands seigneurs d'avoir des confesseurs publics et attitrés, qui remplissaient comme une charge domestique auprès d'eux. Ces favoris en soutane ou en capuchon se bornaient rarement à diriger la conscience de leurs pénitents ; ils se mêlaient aussi de diriger leurs affaires, et se faisaient surtout les intermédiaires de leurs libéralités, au grand préjudice des malheureux et de la réputation des maîtres qu'ils servaient. Tout en censurant ce vice général, Cervantes exerce une petite vengeance particulière. On a pu voir, dans sa _Vie, _qu'un religieux s'était violemment opposé à ce que le duc de Béjar acceptât la dédicace de la première partie du _Don Quichotte. _C'est ce religieux qu'il peint ici. [189] Cet Alonzo de Marañon se noya effectivement à l'Île de la Herradura, sur la côte de Grenade, avec une foule d'autres militaires, lorsqu'une escadre envoyée par Philippe II pour secourir Oran, qu'assiégeait Hassan-Aga, fils de Barberousse, fut jetée par la tempête sur cette île, en 1562. [190] On avait appelé _malandrins, _au temps des croisades, les brigands arabes qui infestaient la Syrie et l'Égypte. Ce mot est resté dans les langues du Midi pour signifier un voleur de grand chemin ou un écumeur de mer, et il est très-fréquemment employé dans les romans de chevalerie. [191] On peut voir, dans la _Miscelanea de don Luis Zapata, le récit d'une plaisanterie à peu près semblable faite à un gentilhomme portugais chez le comte de Benavente. Peut- être Cervantes a-t-il pris là l'idée de la plaisanterie faite à don Quichotte. [192] En plusieurs endroits de la seconde partie de son livre, Cervantes s'efforce de la rattacher à la première, et pour cela il suppose entre elles, non point un laps de dix années, mais seulement un intervalle de quelques jours. [193] Oriane, maîtresse d'Amadis de Gaule, Alastrajarée, fille d'Amadis de Grèce et de Zahara, reine du Caucase, et Madasime, fille de Famongomadan, géant du Lac-Bouillant, sont des dames de création chevaleresque. [194] Nom que donnèrent les chroniques arabes à Florinde, fille du comte don Julien. [195] On appelait ainsi une eau de senteur très à la mode au temps de Cervantes. Il entrait dans la composition de l'eau des anges (Agua de angeles) des roses rouges, des roses blanches, du trèfle, de la lavande, du chèvrefeuille, de la fleur d'oranger, du thym, des oeillets et des oranges. [196] Ce fauteuil du Cid (escaño, _banc à dossier) est celui qu'il conquit à Valence, au dire de sa chronique, sur le petit-fils d'Aly-Mamoun, roi more du pays. [197] Wamba régna sur l'Espagne gothique de 672 à 680. [198] Rodéric, dernier roi goth, vaincu par Thârik à la bataille du Guadaleté, en 711 ou 712. [199] Ya me comen, y a me comen Por do mas pecado había.