L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome II
Le page refusa d'abord; mais enfin il dut céder pour se trouver mieux, et le curé l'emmena de fort bon coeur, satisfait d'avoir le temps de le questionner à son aise sur don Quichotte et ses prouesses. Le bachelier s'offrit à écrire les réponses de Thérèse; mais elle ne voulut pas qu'il se mêlât de ses affaires, car elle le tenait pour un peu goguenard. Elle aima mieux donner une galette et deux oeufs à un moinillon, qui savait écrire, et qui lui écrivit deux lettres, l'une pour son mari, l'autre pour la duchesse, toutes deux sorties de sa propre cervelle, et qui ne sont pas les plus mauvaises que contienne cette grande histoire, comme on le verra dans la suite.
Chapitre LI
Des progrès du gouvernement de Sancho Panza, ainsi que d'autres événements tels quels
Le jour vint après la nuit de la ronde du gouverneur, nuit que le maître d'hôtel avait passée sans dormir, l'esprit tout occupé du visage et des attraits de la jeune fille déguisée. Le majordome en employa le reste à écrire à ses maîtres ce que faisait et disait Sancho Panza, aussi surpris de ses faits que de ses dires; car il entrait dans ses paroles et dans ses actions comme un mélange d'esprit et de bêtise.
Enfin le seigneur gouverneur se leva, et, par ordre du docteur Pédro Récio, on le fit déjeuner avec un peu de conserve et quatre gorgées d'eau froide, chose que Sancho eût volontiers troquée pour un quignon de pain et une grappe de raisin. Mais, voyant qu'il fallait faire de nécessité vertu, il en passa par là, à la grande douleur de son âme et à la grande fatigue de son estomac; Pédro Récio lui faisant croire que les mets légers et délicats avivent l'esprit, ce qui convient le mieux aux personnages constitués en dignités et chargés de graves emplois, où il faut faire usage, moins des forces corporelles que de celles de l'intelligence. Avec cette belle argutie, le pauvre Sancho souffrait la faim, et si fort, qu'il maudissait, à part lui, le gouvernement, et même celui qui le lui avait donné.
Toutefois, avec sa conserve et sa faim, il se mit à juger ce jour- là; et la première chose qui s'offrit, ce fut une question que lui fit un étranger en présence du majordome et de ses autres acolytes. Voici ce qu'il exposa:
«Seigneur, une large et profonde rivière séparait deux districts d'une même seigneurie, et que Votre Grâce me prête attention, car le cas est important et passablement difficile à résoudre. Je dis donc que sur cette rivière était un pont, et au bout de ce pont une potence, ainsi qu'une espèce de salle d'audience où se tenaient d'ordinaire quatre juges chargés d'appliquer la loi qu'avait imposée le seigneur de la rivière, du pont et de la seigneurie; cette loi était ainsi conçue: «Si quelqu'un passe sur ce pont d'une rive à l'autre, il devra d'abord déclarer par serment où il va et ce qu'il va faire. S'il dit vrai, qu'on le laisse passer; s'il ment, qu'il meure pendu à la potence, sans aucune rémission.» Cette loi connue, ainsi que sa rigoureuse condition, beaucoup de gens passaient néanmoins, et, à ce qu'ils déclaraient sous serment, on reconnaissait s'ils disaient la vérité; et les juges, dans ce cas, les laissaient passer librement. Or, il arriva qu'un homme auquel on demandait sa déclaration, prêta serment et dit: «Par le serment que je viens de faire, je jure que je vais mourir à cette potence, et non à autre chose.» Les juges réfléchirent à cette déclaration, et se dirent: «Si nous laissons librement passer cet homme, il a menti à son serment, et, selon la loi, il doit mourir; mais si nous le pendons, il a juré qu'il allait mourir à cette potence, et, suivant la même loi ayant dit vrai, il doit rester libre.» On demande à Votre Grâce, seigneur gouverneur, ce que feront les juges de cet homme, car ils sont encore à cette heure dans le doute et l'indécision. Comme ils ont eu connaissance de la finesse et de l'élévation d'entendement que déploie Votre Grâce, ils m'ont envoyé supplier de leur part Votre Grâce de donner son avis dans un cas si douteux et si embrouillé.
— Assurément, répondit Sancho, ces seigneurs juges qui vous ont envoyé près de moi auraient fort bien pu s'en épargner la peine, car je suis un homme qui ai plus d'épaisseur de chair que de finesse d'esprit. Cependant, répétez-moi une autre fois l'affaire, de manière que je l'entende bien; peut-être ensuite pourrais-je trouver le joint.»
Le questionneur répéta une et deux fois ce qu'il avait d'abord exposé. Sancho dit alors:
«À mon avis, je vais bâcler cette affaire en un tour de main, et voici comment: cet homme jure qu'il va mourir à la potence, n'est- ce pas? et, s'il meurt, il aura dit la vérité; et, d'après la loi, il mérite d'être libre et de passer le pont? Mais si on ne le pend pas, il aura dit un mensonge sous serment, et, d'après la même loi, il mérite d'être pendu?
— C'est cela même, comme dit le seigneur gouverneur, reprit le messager; et, quant à la parfaite intelligence du cas, il n'y a plus à douter ni à questionner.
— Je dis donc à présent, répliqua Sancho, que de cet homme on laisse passer la partie qui a dit vrai, et qu'on pende la partie qui a dit faux; de cette manière s'accomplira au pied de la lettre la condition du passage.
— Mais, seigneur gouverneur, repartit le porteur de question, il sera nécessaire qu'on coupe cet homme en deux parties, la menteuse et la véridique, et si on le coupe en deux, il faudra bien qu'il meure. Ainsi l'on n'aura rien obtenu de ce qu'exige la loi, qui doit pourtant s'accomplir de toute nécessité.
— Venez ici, seigneur brave homme, répondit Sancho. Ce passager dont vous parlez, ou je ne suis qu'une cruche, ou a précisément autant de raison pour mourir que pour passer le pont; car, si la vérité le sauve, le mensonge le condamne. Puisqu'il en est ainsi, mon avis est que vous disiez à ces messieurs qui vous envoient près de moi, que les raisons de le condamner ou de l'absoudre étant égales dans les plateaux de la balance, ils n'ont qu'à le laisser passer, car il vaut toujours mieux faire le bien que le mal; et cela, je le donnerais signé de mon nom, si je savais signer. D'ailleurs, je n'ai point, dans ce cas-ci, parlé de mon cru; mais il m'est revenu à la mémoire un précepte que, parmi beaucoup d'autres, me donna mon maître don Quichotte, la nuit avant que je vinsse être gouverneur de cette île; lequel précepte fut que, quand la justice serait douteuse, je n'avais qu'à pencher vers la miséricorde et à m'y tenir. Dieu a permis que je m'en souvinsse à présent, parce qu'il va comme au moule à cette affaire.
— Oh! certainement, ajouta le majordome, et je tiens, quant à moi, que Lycurgue lui-même, celui qui donna des lois aux Lacédémoniens, n'aurait pu rendre une meilleure sentence que celle qu'a rendue le grand Sancho Panza. Finissons là l'audience de ce matin, et je vais donner ordre que le seigneur gouverneur dîne tout à son aise.
— C'est là ce que je demande, et vogue la galère! s'écria Sancho. Qu'on me donne à manger, puis qu'on fasse pleuvoir sur moi des cas et des questions; je me charge de les éclaircir à vol d'oiseau.»
Le majordome tint parole, car il se faisait un vrai cas de conscience de tuer de faim un si discret gouverneur. D'ailleurs il pensait en finir avec lui cette nuit même, en lui jouant le dernier tour qu'il avait mission de lui jouer.
Or, il arriva qu'après que Sancho eut dîné ce jour-là contre les règles et les aphorismes du docteur Tirtéafuéra, au moment du dessert entra un courrier avec une lettre de don Quichotte pour le gouverneur. Sancho donna l'ordre au secrétaire de la lire tout bas, et de la lire ensuite à voix haute, s'il n'y voyait rien qui méritât le secret. Le secrétaire obéit, et, quand il eut parcouru la lettre:
«On peut bien la lire à haute voix, dit-il, car ce qu'écrit à Votre Grâce le seigneur don Quichotte mérite d'être gravé en lettres d'or. Le voici:
Lettre de don Quichotte de la Manche à Sancho Panza, gouverneur de l'île Barataria
«Quand je m'attendais à recevoir des nouvelles de tes étourderies et de tes impertinences, ami Sancho, j'en ai reçu de ta sage conduite; de quoi j'ai rendu de particulières actions de grâces au ciel, qui sait élever le pauvre du fumier[267], et des sots faire des gens d'esprit. On annonce que tu gouvernes comme si tu étais un homme, et que tu es homme comme si tu étais une brute, tant tu te traites avec humilité. Mais je veux te faire observer, Sancho, que maintes fois il convient, il est nécessaire, pour l'autorité de l'office, d'aller contre l'humilité du coeur; car la parure de la personne qui est élevée à de graves emplois doit être conforme à ce qu'ils exigent, et non à la mesure où le fait pencher son humilité naturelle. Habille-toi bien; un bâton paré ne paraît plus un bâton. Je ne dis pas que tu portes des joyaux et des dentelles, ni qu'étant magistrat tu t'habilles en militaire; mais que tu te pares avec l'habit que requiert ton office, en le portant propre et bien tenu. Pour gagner l'affection du pays que tu gouvernes, tu dois, entre autres, faire deux choses; l'une, être affable et poli avec tout le monde, c'est ce que je t'ai déjà dit une fois; l'autre, veiller à l'abondance des approvisionnements; il n'y a rien qui fatigue plus le coeur du pauvre que la disette et la faim.
«Ne rends pas beaucoup de pragmatiques et d'ordonnances; si tu en fais, tâche qu'elles soient bonnes, et surtout qu'on les observe et qu'on les exécute; car les ordonnances qu'on n'observe point sont comme si elles n'étaient pas rendues; au contraire, elles laissent entendre que le prince qui eut assez de sagesse et d'autorité pour les rendre, n'a pas assez de force et de courage pour les faire exécuter. Or, les lois qui doivent effrayer, et qui restent sans exécution, finissent par être comme le soliveau, roi des grenouilles, qui les épouvantait dans l'origine, et qu'elles méprisèrent avec le temps jusqu'à lui monter dessus.
«Sois comme une mère pour les vertus, comme une marâtre pour les vices. Ne sois ni toujours rigoureux, ni toujours débonnaire, et choisis le milieu entre ces deux extrêmes; c'est là qu'est le vrai point de la discrétion. Visite les prisons, les boucheries, les marchés; la présence du gouverneur dans ces endroits est d'une haute importance. — Console les prisonniers qui attendent la prompte expédition de leurs affaires. — Sois un épouvantail pour les bouchers et pour les revendeurs, afin qu'ils donnent le juste poids. — Garde-toi bien de te montrer, si tu l'étais par hasard, ce que je ne crois pas, avaricieux, gourmand, ou adonné aux femmes; car dès qu'on saurait dans le pays, surtout ceux qui ont affaire à toi, quelle est ton inclination bien déterminée, on te battrait en brèche par ce côté, jusqu'à t'abattre dans les profondeurs de la perdition. — Lis et relis, passe et repasse les conseils et les instructions que je t'ai donnés par écrit avant que tu partisses pour ton gouvernement; tu verras, si tu les observes, que tu y trouveras une aide qui te fera supporter les travaux et les obstacles que les gouverneurs rencontrent à chaque pas. Écris à tes seigneurs, et montre-toi reconnaissant à leur égard; car l'ingratitude est fille de l'orgueil, et l'un des plus grands péchés que l'on connaisse. L'homme qui est reconnaissant envers ceux qui lui font du bien témoigne qu'il le sera de même envers Dieu, dont il a reçu et reçoit sans cesse tant de faveurs.
«Madame la duchesse a dépêché un exprès, avec ton habit de chasse et un autre présent, à ta femme Thérèse Panza; nous attendons à chaque instant la réponse. J'ai été quelque peu indisposé de certaines égratignures de chat qui me sont arrivées, et dont mon nez ne s'est pas trouvé fort bien; mais ce n'a rien été; s'il y a des enchanteurs qui me maltraitent, il y en a d'autres qui me protègent. Fais-moi savoir si le majordome qui t'accompagne a pris quelque part aux actions de la Trifaldi, comme tu l'avais soupçonné. De tout ce qui t'arrivera tu me donneras avis, puisque la distance est si courte; d'ailleurs je pense bientôt quitter cette vie oisive où je languis, car je ne suis pas né pour elle. Une affaire s'est présentée, qui doit, j'imagine, me faire tomber dans la disgrâce du duc et de la duchesse. Mais, bien que cela me fasse beaucoup de peine, cela ne me fait rien du tout; car enfin, enfin, je dois obéir plutôt aux devoirs de ma profession qu'à leur bon plaisir, suivant cet adage: _Amicus Plato sed magis amica veritas. _Je te dis ce latin, parce que je suppose que, depuis que tu es gouverneur, tu l'auras appris. À Dieu, et qu'il te préserve de ce que personne te porte compassion.
«Ton ami.
«DON QUICHOTTE DE LA MANCHE.
Sancho écouta très-attentivement cette lettre, qui fut louée, vantée et tenue pour fort judicieuse par ceux qui en avaient entendu la lecture. Puis il se leva de table, appela le secrétaire et alla s'enfermer avec lui dans sa chambre, voulant, sans plus tarder, répondre à son seigneur don Quichotte. Il dit au secrétaire d'écrire ce qu'il lui dicterait, sans ajouter ni retrancher la moindre chose. L'autre obéit, et la lettre en réponse fut ainsi conçue:
Lettre de Sancho Panza à don Quichotte de la Manche
«L'occupation que me donnent mes affaires est si grande, que je n'ai pas le temps de me gratter la tête, ni même de me couper les ongles; aussi les ai-je si longs que Dieu veuille bien y remédier. Je dis cela, seigneur de mon âme, pour que Votre Grâce ne s'épouvante point si, jusqu'à présent, je ne l'ai pas informée de ma situation bonne ou mauvaise dans ce gouvernement, où j'ai plus faim que quand nous errions tous deux dans les forêts et les déserts.
«Le duc, mon seigneur, m'a écrit l'autre jour en me donnant avis que certains espions étaient entrés dans cette île pour me tuer; mais, jusqu'à présent, je n'en ai pas découvert d'autres qu'un certain docteur qui est gagé dans ce pays pour tuer autant de gouverneurs qu'il en vient. Il s'appelle le docteur Pédro Récio, et il est natif de Tirtéafuéra. Voyez un peu quels noms[268], et si je ne dois pas craindre de mourir de sa main! Ce docteur-là dit lui-même, de lui-même, qu'il ne guérit pas les maladies quand on les a, mais qu'il les prévient pour qu'elles ne viennent point. Or, les médecines qu'il emploie sont la diète, et encore la diète, jusqu'à mettre les gens en tel état que les os leur percent la peau; comme si la maigreur n'était pas un plus grand mal que la fièvre. Finalement, il me tue peu à peu de faim et je meurs de dépit; car, lorsque je pensais venir à ce gouvernement pour manger chaud, boire frais, me dorloter le corps entre des draps de toile de Hollande et sur des matelas de plumes, voilà que je suis venu faire pénitence comme si j'étais ermite; et comme je ne la fais pas de bonne volonté, je pense qu'à la fin, à la fin, il faudra que le diable m'emporte.
«Jusqu'à présent, je n'ai ni touché de revenu ni reçu de cadeaux, et je ne sais ce que cela veut dire; car on m'a dit ici que les gouverneurs qui viennent dans cette île ont soin, avant d'y entrer, que les gens du pays leur donnent ou prêtent beaucoup d'argent, et, de plus, que c'est une coutume ordinaire à ceux qui vont à d'autres gouvernements aussi bien qu'à ceux qui viennent à celui-ci.
«Hier soir, en faisant la ronde, j'ai rencontré une très-jolie fille vêtue en homme, et son frère en habit de femme. Mon maître d'hôtel s'est amouraché de la fille, et l'a choisie, dans son imagination, pour sa femme, à ce qu'il dit. Moi, j'ai choisi le jeune homme pour mon gendre. Aujourd'hui nous causerons de nos idées avec le père des deux jeunes gens, qui est un certain Diégo de la Llana, hidalgo et vieux chrétien autant qu'on peut l'être.
«Je visite les marchés, comme Votre Grâce me le conseille. Hier, je trouvai une marchande qui vendait des noisettes fraîches, et je reconnus qu'elle avait mêlé dans un boisseau de noisettes nouvelles un autre boisseau de noisettes vieilles, vides et pourries. Je les ai toutes confisquées au profit des enfants de la doctrine chrétienne, qui sauront bien les distinguer, et je l'ai condamnée à ne plus paraître au marché de quinze jours. On a trouvé que je m'étais vaillamment conduit. Ce que je puis dire à Votre Grâce, c'est que le bruit court en ce pays qu'il n'y a pas de plus mauvaises engeances que les marchandes des halles, parce qu'elles sont toutes dévergondées, sans honte et sans âme, et je le crois bien, par celles que j'ai vues dans d'autres pays.
«Que madame la duchesse ait écrit à ma femme Thérèse Panza, et lui ait envoyé le présent que dit Votre Grâce, j'en suis très- satisfait, et je tâcherai de m'en montrer reconnaissant en temps et lieu. Que Votre Grâce lui baise les mains de ma part, en disant que je dis qu'elle n'a pas jeté son bienfait dans un sac percé, comme elle le verra à l'oeuvre. Je ne voudrais pas que Votre Grâce eût des démêlés et des fâcheries avec mes seigneurs le duc et la duchesse; car, si Votre Grâce se brouille avec eux, il est clair que le mal retombera sur moi; d'ailleurs il ne serait pas bien, puisque Votre Grâce me donne à moi le conseil d'être reconnaissant, que Votre Grâce ne le fût pas envers des gens de qui vous avez reçu tant de faveurs, et qui vous ont si bien traité dans leur château.
«Quant aux égratignures de chat, je n'y entends rien, mais j'imagine que ce doit être quelqu'un des méchants tours qu'ont coutume de jouer à Votre Grâce de méchants enchanteurs; je le saurai quand nous nous reverrons. Je voudrais envoyer quelque chose à Votre Grâce; mais je ne sais que lui envoyer, si ce n'est des canules de seringues ajustées à des vessies, qu'on fait dans cette île à la perfection. Mais si l'office me demeure, je chercherai à vous envoyer quelque chose, des pans ou de la manche.[269] Dans le cas où ma femme Thérèse Panza viendrait à m'écrire, payez le port, je vous prie, et envoyez-moi la lettre, car j'ai un très-grand désir d'apprendre un peu l'état de ma maison, de ma femme et de mes enfants. Sur cela, que Dieu délivre Votre Grâce des enchanteurs malintentionnés, et qu'il me tire en paix et en santé de ce gouvernement, chose dont je doute, car je pense le laisser avec la vie, à la façon dont me traite le docteur Pédro Récio.
«Serviteur de Votre Grâce.
«SANCHO PANZA, gouverneur.»
Le secrétaire ferma la lettre, et dépêcha aussitôt le courrier; puis les mystificateurs de Sancho arrêtèrent entre eux la manière de le dépêcher du gouvernement. Sancho passa cette après-dînée à faire quelques ordonnances touchant la bonne administration de ce qu'il imaginait être une île. Il ordonna qu'il n'y eût plus de revendeurs de comestibles dans la république, et qu'on pût y amener du vin de tous les endroits, sous la charge de déclarer le lieu d'où il venait, pour en fixer le prix suivant sa réputation et sa bonté; ajoutant que celui qui le mélangerait d'eau, ou en changerait le nom, perdrait la vie pour ce crime. Il abaissa le prix de toutes espèces de chaussures, principalement celui des souliers, car il lui sembla qu'il s'élevait démesurément.[270] Il mit un tarif aux salaires des domestiques, qui cheminaient à bride abattue dans la route de l'intérêt. Il établit des peines rigoureuses contre ceux qui chanteraient des chansons obscènes, de jour ou de nuit. Il ordonna qu'aucun aveugle ne chantât désormais de miracles en complainte, à moins d'être porteur de témoignages authentiques prouvant que ce miracle était vrai, parce qu'il lui semblait que la plupart de ceux que chantent les aveugles sont faux, au détriment des véritables. Il créa un alguazil des pauvres, non pour les poursuivre, mais pour examiner s'ils le sont, car, à l'ombre d'amputations feintes ou de plaies postiches, se cachent des bras voleurs et des estomacs ivrognes. Enfin, il ordonna de si bonnes choses que ses lois sont encore en vigueur dans ce pays, où on les appelle: Les Constitutions du grand gouverneur Sancho Panza.
Chapitre LII
Où l'on raconte l'aventure de la seconde duègne Doloride ou Affligée, appelée de son nom doña Rodriguez
Cid Hamet raconte que don Quichotte, une fois guéri de ses égratignures, trouva que la vie qu'il menait dans ce château était tout à fait contraire à l'ordre de chevalerie où il avait fait profession; il résolut de demander congé au duc et à la duchesse, pour s'en aller à Saragosse, dont les fêtes approchaient, et où il pensait bien conquérir l'armure en quoi consiste le prix qu'on y dispute. Un jour qu'étant à table avec ses nobles hôtes, il commençait à mettre en oeuvre son dessein, et à leur demander la permission de partir, tout à coup on vit entrer, par la porte de la grande salle, deux femmes, comme on le reconnut ensuite, couvertes de noir de la tête aux pieds. L'une d'elles, s'approchant de don Quichotte, se jeta à ses genoux, étendue tout de son long, et, la bouche collée aux pieds du chevalier, elle poussait des gémissements si tristes, si profonds, si douloureux, qu'elle porta le trouble dans l'esprit de tous ceux qui la voyaient et l'entendaient. Bien que le duc et la duchesse pensassent que c'était quelque tour que leurs gens voulaient jouer à don Quichotte, toutefois, en voyant avec quel naturel et quelle violence cette femme soupirait, gémissait et pleurait, ils furent eux-mêmes en suspens, jusqu'à ce que don Quichotte, attendri, la releva de terre, et lui fit ôter le voile qui couvrait sa figure inondée de larmes. Elle obéit, et montra ce que jamais on n'eût imaginé, car elle découvrit le visage de doña Rodriguez, la duègne de la maison; l'autre femme en deuil était sa fille, celle qu'avait séduite le fils du riche laboureur. Ce fut une surprise générale pour tous ceux qui connaissaient la duègne, et ses maîtres s'étonnèrent plus que personne; car, bien qu'ils la tinssent pour une cervelle de bonne pâte, ils ne la croyaient pas niaise à ce point qu'elle fît des folies.
Finalement, doña Rodriguez, se tournant vers le duc et la duchesse, leur dit humblement:
«Que Vos Excellences veuillent bien m'accorder la permission d'entretenir un peu ce chevalier, parce qu'il en est besoin pour que je sorte heureusement de la méchante affaire où m'a mise la hardiesse d'un vilain malintentionné.»
Le duc répondit qu'il la lui donnait, et qu'elle pouvait entretenir le seigneur don Quichotte sur tout ce qui lui ferait plaisir. Elle alors, dirigeant sa voix et ses regards sur don Quichotte, ajouta:
«Il y a déjà plusieurs jours, valeureux chevalier, que je vous ai rendu compte du grief et de la perfidie dont un méchant paysan s'est rendu coupable envers ma très-chère et bien-aimée fille, l'infortunée qui est ici présente. Vous m'avez promis de prendre sa cause en main, et de redresser le tort qu'on lui a fait. Maintenant, il vient d'arriver à ma connaissance que vous voulez partir de ce château, en quête des aventures qu'il plaira à Dieu de vous envoyer. Aussi voudrais-je qu'avant de vous échapper à travers ces chemins, vous portassiez un défi à ce rustre indompté, et que vous le fissiez épouser ma fille en accomplissement de la parole qu'il lui a donnée d'être son mari avant d'abuser d'elle. Penser, en effet, que le duc, mon seigneur, me rendra justice, c'est demander des poires à l'ormeau, à cause de la circonstance que j'ai déjà confiée à Votre Grâce en toute sincérité. Sur cela, que Notre-Seigneur donne à Votre Grâce une excellente santé, et qu'il ne nous abandonne point, ma fille et moi.»
À ces propos, don Quichotte répondit avec beaucoup de gravité et d'emphase:
«Bonne duègne, modérez vos larmes, ou, pour mieux dire, séchez- les, et épargnez la dépense de vos soupirs. Je prends à ma charge la réparation due à votre fille, qui aurait mieux fait de ne pas être si facile à croire les promesses d'amoureux, lesquelles sont d'habitude très-légères à faire et très-lourdes à tenir. Ainsi donc, avec la licence du duc, mon seigneur, je vais me mettre sur- le-champ en quête de ce garçon dénaturé; je le trouverai, je le défierai et je le tuerai toute et chaque fois qu'il refusera d'accomplir sa parole; car la première affaire de ma profession, c'est de pardonner aux humbles et de châtier les superbes, je veux dire de secourir les misérables et d'abattre les persécuteurs.
— Il n'est pas besoin, répondit le duc, que Votre Grâce se donne la peine de chercher le rustre dont se plaint cette bonne duègne, et il n'est pas besoin davantage que Votre Grâce me demande permission de lui porter défi. Je le donne et le tiens pour défié, et je prends à ma charge de lui faire connaître ce défi et de le lui faire accepter, pour qu'il vienne y répondre lui-même dans ce château, où je donnerai à tous deux le champ libre et sûr, gardant toutes les conditions qui, en de tels actes, doivent se garder, et gardant aussi à chacun sa justice, comme y sont obligés tous les princes qui donnent le champ clos aux combattants, dans les limites de leurs seigneuries.
— Avec ce sauf-conduit et la permission de Votre Grandeur, répliqua don Quichotte, je dis dès maintenant que, pour cette fois, je renonce aux privilèges de ma noblesse, que je m'abaisse et me nivelle à la roture de l'offenseur, que je me fais son égal et le rends apte à combattre contre moi. Ainsi donc, quoique absent, je le défie et l'appelle, en raison de ce qu'il a mal fait de tromper cette pauvre fille, qui fut fille, et ne l'est plus par sa faute, et pour qu'il tienne la parole qu'il lui a donnée d'être son légitime époux, ou qu'il meure dans le combat.»
Aussitôt, tirant un gant de l'une de ses mains, il le jeta au milieu de la salle; le duc le releva, en répétant qu'il acceptait ce défi au nom de son vassal, et qu'il assignait, pour époque du combat, le sixième jour; pour champ clos, la plate-forme du château; et pour armes, celles ordinaires aux chevaliers, la lance, l'écu, le harnais à cotte de mailles, avec toutes les autres pièces de l'armure, dûment examinées par les juges du camp, sans fraude, supercherie ni talisman d'aucun genre.
«Mais avant toutes choses, ajouta-t-il, il faut que cette bonne duègne et cette mauvaise demoiselle remettent le droit de leur cause entre les mains du seigneur don Quichotte; autrement rien ne pourra se faire, et ce défi sera non avenu.
— Moi, je le remets, répondit la duègne.
— Et moi aussi», ajouta la fille, tout éplorée, toute honteuse et perdant contenance.
Ces déclarations reçues en bonne forme, tandis que le duc rêvait à ce qu'il fallait faire pour un cas pareil, les deux plaignantes en deuil se retirèrent. La duchesse ordonna qu'on ne les traitât plus comme servantes, mais comme des dames aventurières qui étaient venues chez elle demander justice. Aussi leur donna-t-on un appartement à part, et les servit-on comme des étrangères, à la grande surprise des autres femmes, qui ne savaient où irait aboutir l'extravagance impudente de doña Rodriguez et de sa malavisée de fille.
On en était là quand, pour achever d'égayer la fête et de donner un bon dessert au dîner, entre tout à coup dans la salle le page qui avait porté les lettres et les présents à Thérèse Panza, femme du gouverneur Sancho Panza. Son arrivée réjouit extrêmement le duc et la duchesse, empressés de savoir ce qui lui était arrivé dans son voyage. Ils le questionnèrent aussitôt; mais le page répondit qu'il ne pouvait s'expliquer devant tant de monde, ni en peu de paroles; que Leurs Excellences voulussent donc bien remettre la chose à un entretien particulier, et qu'en attendant elles se divertissent avec ces lettres qu'il leur apportait. Puis, tirant deux lettres de son sein, il les remit aux mains de la duchesse. L'une portait une adresse ainsi conçue: «Lettre pour madame la duchesse une telle, de je ne sais où» et l'autre: «À mon mari Sancho Panza, gouverneur de l'île Barataria, à qui Dieu donne plus d'années qu'à moi.»
Impatiente de lire sa lettre, la duchesse l'ouvrit aussitôt, la parcourut d'abord seule; puis, voyant qu'elle pouvait la lire à haute voix, pour que le duc et les assistants l'entendissent, elle lut ce qui suit:
Lettre de Thérèse Panza à la duchesse
«J'ai reçu bien de la joie, ma chère dame, de la lettre que Votre Grandeur m'a écrite; car, en vérité, il y a longtemps que je la désirais. Le collier de corail est bel et bon, et l'habit de chasse de mon mari ne s'en laisse pas revendre. De ce que Votre Seigneurie ait fait gouverneur Sancho, mon consort, tout ce village s'en est fort réjoui, bien que personne ne veuille le croire, principalement le curé, et maître Nicolas, le barbier, et Samson Carrasco, le bachelier. Mais cela ne me fait rien du tout; car, pourvu qu'il en soit ainsi, comme cela est, que chacun dise ce qui lui plaira. Pourtant, s'il faut dire vrai, sans l'arrivée du corail et de l'habit, je ne l'aurais pas cru davantage, car tous les gens du pays tiennent mon mari pour une grosse bête, et ne peuvent imaginer, si on l'ôte de gouverner un troupeau de chèvres, pour quelle espèce de gouvernement il peut être bon. Que Dieu l'assiste et le dirige comme il voit que ses enfants en ont besoin. Quant à moi, chère dame de mon âme, je suis bien résolue, avec la permission de Votre Grâce, à mettre, comme on dit, le bonheur dans ma maison, en m'en allant à la cour m'étendre dans un carrosse pour crever les yeux à mille envieux que j'ai déjà. Je supplie donc Votre Excellence de recommander à mon mari qu'il me fasse quelque petit envoi d'argent, et que ce soit un peu plus que rien; car à la cour, les dépenses sont grandes. Le pain y vaut un réal, et la viande trente maravédis la livre, que c'est une horreur. Si par hasard il ne veut pas que j'y aille, qu'il se dépêche de m'en aviser, car les pieds me démangent déjà pour me mettre en route. Mes amies et mes voisines me disent que, si moi et ma fille allons à la cour, parées et pompeuses, mon mari finira par être plus connu par moi, que moi par lui. Car enfin bien des gens demanderont: «Qui sont les dames de ce carrosse?» et l'un de mes laquais répondra: «Ce sont la femme et la fille de Sancho Panza, gouverneur de l'île Barataria.» De cette manière Sancho sera connu, et moi je serai prônée, et à Rome pour tout.[271] Je suis fâchée, autant que je puisse l'être, de ce que cette année on n'a pas récolté de glands dans le pays. Cependant j'en envoie à Votre Altesse jusqu'à un demi-boisseau, que j'ai été cueillir et choisir moi-même au bois, un à un. Je n'en ai pas trouvé de plus gros, et je voudrais qu'ils fussent comme des oeufs d'autruche.
«Que Votre Splendeur n'oublie pas de m'écrire; j'aurai soin de vous faire la réponse, et de vous informer de ma santé ainsi que de tout ce qui se passera dans ce village, où je reste à prier Notre-Seigneur Dieu qu'il garde Votre Grandeur, et qu'il ne m'oublie pas. Sancha, ma fille, et mon fils baisent les mains à Votre Grâce.
«Celle qui a plus envie de voir Votre Seigneurie que de lui écrire. Votre servante.
«THÉRÈSE PANZA.»
Ce fut pour tout le monde un grand plaisir que d'entendre la lettre de Thérèse Panza, principalement pour le duc et la duchesse; celle-ci prit l'avis de don Quichotte pour savoir si l'on ne pourrait point ouvrir la lettre adressée au gouverneur, s'imaginant qu'elle devait être parfaite. Don Quichotte répondit que, pour faire plaisir à la compagnie, il l'ouvrirait lui-même; ce qu'il fit en effet, et voici comment elle était conçue:
Lettre de Thérèse Panza à Sancho Panza, son mari
«J'ai reçu ta lettre, mon Sancho de mon âme, et je te jure, foi de catholique chrétienne, qu'il ne s'en est pas fallu deux doigts que je ne devinsse folle de joie. Vois-tu, père, quand je suis arrivée à entendre lire que tu es gouverneur, j'ai failli tomber sur la place morte du coup; car tu sais bien qu'on dit que la joie subite tue comme la grande douleur. Pour Sanchica ta fille, elle a mouillé son jupon sans le sentir, et de pur contentement. J'avais devant moi l'habit que tu m'as envoyé, et au cou le collier de corail que m'a envoyé madame la duchesse, et les lettres dans les mains, et le messager là présent; et avec tout cela, je croyais et pensais que tout ce que je voyais et touchais n'était qu'un songe; car enfin, qui pouvait penser qu'un berger de chèvres serait devenu gouverneur d'îles? Tu sais bien, ami, ce que disait ma mère, qu'il fallait vivre beaucoup pour beaucoup voir. Je dis cela parce que je pense voir encore plus si je vis plus longtemps; je pense ne pas m'arrêter que je ne te voie fermier de la gabelle ou de l'octroi; car ce sont des offices où, bien que le diable emporte ceux qui s'y conduisent mal, à la fin des fins on touche et on manie de l'argent. Madame la duchesse te fera part du désir que j'ai d'aller à la cour. Réfléchis bien à cela, et fais-moi part de ton bon plaisir; je tâcherai de t'y faire honneur, en me promenant en carrosse.
«Le curé, le barbier, le bachelier, et même le sacristain, ne veulent pas croire que tu sois gouverneur; ils disent que tout cela n'est que tromperie, ou affaire d'enchantement, comme sont toutes celles de ton maître don Quichotte.
«Samson dit encore qu'il ira te chercher pour t'ôter le gouvernement de la tête et pour tirer à don Quichotte la folie du cerveau. Moi, je ne fais que rire, et regarder mon collier de corail, et prendre mesure de l'habit que je dois faire avec le tien à notre fille. J'ai envoyé quelques glands à madame la duchesse, et j'aurais voulu qu'ils fussent d'or. Envoie-moi, toi, quelques colliers de perles, s'ils sont à la mode dans ton île. Voici les nouvelles du village: La Barruéca a marié sa fille à un peintre de méchante main, qui est venu dans ce pays pour peindre ce qui se trouverait. Le conseil municipal l'a chargé de peindre les armes de Sa Majesté sur la porte de la maison commune; il a demandé deux ducats, qu'on lui a avancés, et il a travaillé huit jours, au bout desquels il n'avait rien peint du tout; alors il a dit qu'il ne pouvait venir à bout de peindre tant de brimborions. Il a donc rendu l'argent, et, malgré cela, il s'est marié à titre de bon ouvrier. Il est vrai qu'il a déjà laissé le pinceau pour prendre la pioche, et qu'il va aux champs comme un gentilhomme. Le fils de Pédro Lobo a reçu les premiers ordres et la tonsure, dans l'intention de se faire prêtre. Minguilla l'a su, la petite-fille de Mingo Silvato, et lui a intenté un procès, parce qu'il lui avait donné parole de mariage. De mauvaises langues disent même qu'elle est enceinte de ses oeuvres; mais il le nie à pieds joints. Cette année les olives ont manqué, et l'on ne trouve pas une goutte de vinaigre en tout le village. Une compagnie de soldats est passée par ici; ils ont enlevé, chemin faisant, trois filles du pays. Je ne veux pas te dire qui elles sont; peut-être reviendront-elles, et il se trouvera des gens qui les prendront pour femmes, avec leurs taches bonnes ou mauvaises. Sanchica fait du réseau; elle gagne par jour huit maravédis, frais payés, et les jette dans une tirelire pour amasser son trousseau; mais, à présent qu'elle est fille d'un gouverneur, tu lui donneras sa dot, sans qu'elle travaille à la faire. La fontaine de la place s'est tarie, et le tonnerre est tombé sur la potence; qu'il en arrive autant à toutes les autres. J'attends la réponse à cette lettre, et la décision de mon départ pour la cour. Sur ce, que Dieu te garde plus d'années que moi, ou du moins autant, car je ne voudrais pas te laisser sans moi dans ce monde.
«Ta femme, THÉRÈSE PANZA.»
Les lettres furent trouvées dignes de louange, de rire, d'estime et d'admiration. Pour mettre le sceau à la bonne humeur de l'assemblée, arriva dans ce moment le courrier qui apportait la lettre adressée par Sancho à don Quichotte, et qui fut aussi lue publiquement; mais celle-ci fit mettre en doute la simplicité du gouverneur. La duchesse se retira pour apprendre du page ce qui lui était arrivé dans le village de Sancho, et le page lui conta son aventure dans le plus grand détail, sans omettre aucune circonstance. Il donna les glands à la duchesse, et, de plus, un fromage que Thérèse avait ajouté au présent, comme étant si délicat qu'il l'emportait même sur ceux de Tronchon. La duchesse le reçut avec un extrême plaisir, et nous la laisserons dans cette joie pour raconter quelle fin eut le gouvernement du grand Sancho Panza, fleur et miroir de tous les gouverneurs insulaires.
Chapitre LIII
De la terrible fin et fatigante conclusion qu'eut le gouvernement de Sancho Panza
Croire que, dans cette vie, les choses doivent toujours durer au même état, c'est croire l'impossible. Au contraire, on dirait que tout y va en rond, je veux dire à la ronde. Au printemps succède l'été, à l'été l'automne, à l'automne l'hiver, et à l'hiver le printemps; et le temps tourne ainsi sur cette roue perpétuelle. La seule vie de l'homme court à sa fin, plus légère que le temps, sans espoir de se renouveler, si ce n'est dans l'autre vie, qui n'a point de bornes.
Voilà ce que dit Cid Hamet, philosophe mahométan; car enfin cette question de la rapidité et de l'instabilité de la vie présente, et de l'éternelle durée de la vie future, bien des gens, sans la lumière de la foi, et par la seule lumière naturelle, l'ont fort bien comprise. Mais, en cet endroit, notre auteur parle ainsi à propos de la rapidité avec laquelle le gouvernement de Sancho se consuma, se détruisit, s'anéantit, et s'en alla en ombre et en fumée.
La septième nuit des jours de son gouvernement, Sancho était au lit, rassasié, non pas de pain et de vin, mais de rendre des sentences, de donner des avis, d'établir des statuts et de promulguer des pragmatiques.
Au moment où le sommeil commençait, en dépit de la faim, à lui fermer les paupières, il entendit tout à coup un si grand tapage de cloches et de cris, qu'on aurait dit que toute l'île s'écroulait.
Il se leva sur son séant, et se mit à écouter avec attention pour voir s'il devinerait quelle pouvait être la cause d'un si grand vacarme. Non-seulement il n'y comprit rien, mais bientôt, au bruit des voix et des cloches, se joignit celui d'une infinité de trompettes et de tambours. Plein de trouble et d'épouvante, il sauta par terre, enfila des pantoufles à cause de l'humidité du sol, et, sans mettre ni robe de chambre ni rien qui y ressemblât, il accourut à la porte de son appartement.
Au même instant il vit venir par les corridors plus de vingt personnes tenant à la main des torches allumées et des épées nues, qui disaient toutes à grands cris:
«Aux armes, aux armes, seigneur gouverneur! aux armes! une infinité d'ennemis ont pénétré dans l'île, et nous sommes perdus si votre adresse et votre valeur ne nous portent secours.»
Ce fut avec ce tapage et cette furie qu'ils arrivèrent où était Sancho, plus mort que vif de ce qu'il voyait et entendait. Quand ils furent proches, l'un d'eux lui dit:
«Que Votre Seigneurie s'arme vite, si elle ne veut se perdre, et perdre l'île entière.
— Qu'ai-je à faire de m'armer? répondit Sancho; et qu'est-ce que j'entends en fait d'armes et de secours? Il vaut bien mieux laisser ces choses à mon maître don Quichotte, qui les dépêchera en deux tours de main, et nous tirera d'affaire. Mais moi, pécheur à Dieu, je n'entends rien à ces presses-là.
— Holà! seigneur gouverneur, s'écria un autre, quelle froideur est-ce là? Armez-vous bien vite, puisque nous vous apportons des armes offensives et défensives, et paraissez sur la place, et soyez notre guide et notre capitaine, puisqu'il vous appartient de l'être, étant notre gouverneur.
— Eh bien! qu'on m'arme donc, et à la bonne heure», répliqua
Sancho.
Aussitôt on apporta deux pavois, ou grands boucliers, dont ces gens étaient pourvus, et on lui attacha sur sa chemise, sans lui laisser prendre aucun autre vêtement, un pavois devant et l'autre derrière. On lui fit passer les bras par des ouvertures qui avaient été pratiquées, et on le lia vigoureusement avec des cordes, de façon qu'il resta claquemuré entre deux planches, droit comme un fuseau, sans pouvoir plier les genoux ni se mouvoir d'un pas. On lui mit dans les mains une lance, sur laquelle il s'appuya pour pouvoir se tenir debout.
Quand il fut arrangé de la sorte, on lui dit de marcher devant, pour guider et animer tout le monde, et que, tant qu'on l'aurait pour boussole, pour étoile et pour lanterne, les affaires iraient à bonne fin.
«Comment diable puis-je marcher, malheureux que je suis, répondit Sancho, si je ne peux seulement jouer des rotules, empêtré par ces planches qui sont si bien cousues à mes chairs? Ce qu'il faut faire, c'est de m'emporter à bras, et de me placer de travers ou debout à quelque poterne; je la garderai avec cette lance ou avec mon corps.
— Allons donc, seigneur gouverneur, dit un autre, c'est plus la peur que les planches qui vous empêche de marcher. Remuez-vous et finissez-en, car il est tard; les ennemis grossissent, les cris s'augmentent et le péril s'accroît.»
À ces exhortations et à ces reproches, le pauvre gouverneur essaya de remuer; mais ce fut pour faire une si lourde chute tout de son long, qu'il crut être mis en morceaux. Il resta comme une tortue enfermée dans ses écailles, ou comme un quartier de lard entre deux huches, ou bien encore comme une barque échouée sur le sable. Pour l'avoir vu ainsi tombé, cette engeance moqueuse n'en eut pas plus de compassion; au contraire, éteignant leurs torches, ils se mirent à crier de plus belle, à appeler aux armes, à passer et repasser sur le pauvre Sancho, en frappant les pavois d'une multitude de coups d'épée, si bien que, s'il ne se fût roulé et ramassé jusqu'à mettre aussi la tête entre les pavois, c'en était fait du déplorable gouverneur, lequel, refoulé dans cette étroite prison, suait sang et eau, et priait Dieu du fond de son âme de le tirer d'un tel péril. Les uns trébuchaient sur lui, d'autres tombaient; enfin, il s'en trouva un qui lui monta sur le dos, s'y installa quelque temps; et de là, comme du haut d'une éminence, il commandait les armées, et disait à grands cris:
«Par ici, les nôtres; l'ennemi charge de ce côté; qu'on garde cette brèche; qu'on ferme cette porte; qu'on barricade ces escaliers; qu'on apporte des pots de goudron, de la résine, de la poix, des chaudières d'huile bouillante; qu'on gabionne les rues avec des matelas.»
Enfin, il nommait coup sur coup tous les instruments et machines de guerre avec lesquels on a coutume de défendre une ville contre l'assaut. Quant au pauvre Sancho, qui, moulu sous les pieds, entendait et souffrait tout cela, il disait entre ses dents:
«Oh! si le Seigneur voulait donc permettre qu'on achevât de prendre cette île, et que je me visse ou mort ou délivré de cette grande angoisse!»
Le ciel accueillit sa prière; et, quand il l'espérait le moins, il entendit des voix qui criaient:
«Victoire, victoire! les ennemis battent en retraite. Allons, seigneur gouverneur, levez-vous; venez jouir du triomphe et répartir les dépouilles conquises sur l'ennemi par la valeur de cet invincible bras.
— Qu'on me lève», dit d'une voix défaillante le dolent Sancho. On l'aida à se relever, et, dès qu'il fut debout, il dit:
«L'ennemi que j'ai vaincu, je consens qu'on me le cloue sur le front. Je ne veux pas répartir des dépouilles d'ennemis, mais seulement prier et supplier quelque ami, si par hasard il m'en reste, de me donner un doigt de vin, car je suis desséché, et de m'essuyer cette sueur, car je fonds en eau.»
On l'essuya, on lui apporta du vin, on détacha les pavois; il s'assit sur son lit, et s'évanouit aussitôt de la peur des alarmes et des souffrances qu'il avait endurées.
Déjà les mystificateurs commençaient à regretter d'avoir poussé le jeu si loin; mais Sancho, en revenant à lui, calma la peine que leur avait donnée sa pâmoison. Il demanda l'heure qu'il était; on lui répondit que le jour commençait à poindre. Il se tut; et, sans dire un mot de plus, il commença à s'habiller, toujours gardant le silence.
Les assistants le regardaient faire, attendant où aboutirait cet empressement qu'il mettait à s'habiller. Il acheva enfin de se vêtir; et peu à peu (car il était trop moulu pour aller beaucoup à beaucoup) il gagna l'écurie, où le suivirent tous ceux qui se trouvaient là. Il s'approcha du grison, le prit dans ses bras, lui donna un baiser de paix sur le front, et lui dit, les yeux mouillés de larmes:
«Venez ici, mon compagnon, mon ami, vous qui m'aidez à supporter mes travaux et mes misères. Quand je vivais avec vous en bonne intelligence, quand je n'avais d'autres soucis que ceux de raccommoder vos harnais et de donner de la subsistance à votre gentil petit corps, heureux étaient mes heures, mes jours et mes années. Mais, depuis que je vous ai laissé, depuis que je me suis élevé sur les tours de l'ambition et de l'orgueil, il m'est entré dans l'âme mille misères, mille souffrances, et quatre mille inquiétudes.»
Tout en lui tenant ces propos, Sancho bâtait et bridait son âne, sans que personne lui dît un seul mot. Le grison bâté, il monta à grand'peine sur son dos, et, adressant alors la parole au majordome, au secrétaire, au maître d'hôtel, à Pédro Récio le docteur, et à une foule d'autres qui se trouvaient présents, il leur dit:
«Faites place, mes seigneurs, et laissez-moi retourner à mon ancienne liberté; laissez-moi reprendre la vie passée, pour me ressusciter de cette mort présente. Je ne suis pas né pour être gouverneur, ni pour défendre des îles ou des villes contre les ennemis qui veulent les attaquer. Je m'entends mieux à manier la pioche, à mener la charrue, à tailler la vigne, qu'à donner des lois ou à défendre des provinces et des royaumes. La place de saint Pierre est à Rome; je veux dire que chacun est à sa place quand il fait le métier pour lequel il est né. Une faucille me va mieux à la main qu'un sceptre de gouverneur. J'aime mieux me rassasier de soupe à l'oignon que d'être soumis à la vilenie d'un impertinent médecin qui me fait mourir de faim; j'aime mieux me coucher à l'ombre d'un chêne dans l'été, et me couvrir d'une houppelande à poils dans l'hiver, en gardant ma liberté, que de me coucher avec les embarras du gouvernement entre des draps de toile de Hollande, et de m'habiller de martres zibelines. Je souhaite le bonsoir à Vos Grâces, et vous prie de dire au duc, mon seigneur, que nu je suis né, nu je me trouve; je ne perds ni ne gagne; je veux dire que sans une obole je suis entré dans ce gouvernement, et que j'en sors sans une obole, bien au rebours de ce que font d'habitude les gouverneurs d'autres îles. Écartez-vous, et laissez-moi passer; je vais aller me graisser les côtes, car je crois que je les ai rompues, grâce aux ennemis qui se sont promenés cette nuit sur mon estomac.
— N'en faites rien, seigneur gouverneur, s'écria le docteur Récio. Je donnerai à Votre Grâce un breuvage contre les chutes et les meurtrissures, qui vous rendra sur-le-champ votre santé et votre vigueur passées. Quant à vos repas, je promets à Votre Grâce de m'amender, et de vous laisser manger abondamment de tout ce qui vous fera plaisir.
— Tu piaules trop tard[272], répondit Sancho; je resterai comme je me ferai Turc. Nenni, ce ne sont pas des tours à recommencer deux fois. Ah! pardieu, j'ai envie de garder ce gouvernement ou d'en accepter un autre, me l'offrît-on entre deux plats, comme de voler au ciel sans ailes. Je suis de la famille des Panza, qui sont tous entêtés en diable; et quand une fois ils disent non, non ce doit être en dépit du monde entier[273]. Je laisse dans cette écurie les ailes de la fourmi qui m'ont enlevé en l'air pour me faire manger aux oiseaux[274]. Redescendons par terre, pour y marcher à pied posé; et si nous ne chaussons des souliers de maroquin piqué, nous ne manquerons pas de sandales de corde[275]. Chaque brebis avec sa pareille, et que personne n'étende la jambe plus que le drap du lit n'est long, et qu'on me laisse passer, car il se fait tard.»
Le majordome reprit alors:
«Seigneur gouverneur, nous laisserions bien volontiers partir Votre Grâce, quoiqu'il nous soit très-pénible de vous perdre, car votre esprit et votre conduite toute chrétienne nous obligent à vous regretter; mais personne n'ignore que tout gouverneur est tenu, avant de quitter l'endroit où il a gouverné, à faire d'abord résidence.[276] Que Votre Grâce rende compte des dix jours passés depuis qu'elle a le gouvernement, et qu'elle s'en aille ensuite avec la paix de Dieu.
— Personne ne peut me demander ce compte, répondit Sancho, à moins que le duc, mon seigneur, ne l'ordonne. Je vais lui faire visite, et lui rendrai mes comptes, rubis sur l'ongle. D'ailleurs, puisque je sors de ce gouvernement tout nu, il n'est pas besoin d'autre preuve pour justifier que j'ai gouverné comme un ange.
— Pardieu, le grand Sancho a raison, s'écria le docteur Récio, et je suis d'avis que nous le laissions aller, car le duc sera enchanté de le revoir.»
Tous les autres tombèrent d'accord, et le laissèrent partir, après avoir offert de lui tenir compagnie, et de le pourvoir de tout ce qu'il pourrait désirer pour les aises de sa personne et la commodité de son voyage. Sancho répondit qu'il ne voulait qu'un peu d'orge pour le grison, et un demi-fromage avec un demi-pain pour lui; que, le chemin étant si court, il ne lui fallait ni plus amples ni meilleures provisions. Tous l'embrassèrent, et lui les embrassa tous en pleurant, et les laissa aussi émerveillés de ses propos que de sa résolution si énergique et si discrète.
Chapitre LIV
Qui traite de choses relatives à cette histoire, et non à nulle autre
Le duc et la duchesse résolurent de donner suite au défi qu'avait porté don Quichotte à leur vassal pour le motif précédemment rapporté; et comme le jeune homme était en Flandre, où il s'était enfui plutôt que d'avoir doña Rodriguez pour belle-mère, ils imaginèrent de mettre à sa place un laquais gascon, appelé Tosilos, en l'instruisant bien à l'avance de tout ce qu'il aurait à faire. Au bout de deux jours, le duc dit à don Quichotte que, dans quatre jours, son adversaire viendrait se présenter en champ clos, armé de toutes pièces, et soutenir que la demoiselle mentait par la moitié de sa barbe entière, si elle persistait à prétendre qu'il lui eût donné parole de mariage. Don Quichotte reçut ces nouvelles avec un plaisir infini, et, se promettant de faire merveilles en cette affaire, il regarda comme un grand bonheur qu'il s'offrît une telle occasion de montrer aux seigneurs ses hôtes jusqu'où s'étendait la valeur de son bras formidable. Aussi attendait-il, plein de joie et de ravissement, la fin des quatre jours, qui semblaient, au gré de son désir, durer quatre cents siècles. Mais laissons-les passer, comme nous avons laissé passer bien d'autres choses, et revenons tenir compagnie à Sancho, qui, moitié joyeux, moitié triste, cheminait sur son âne, venant chercher son maître, dont il aimait mieux retrouver la compagnie que d'être gouverneur de toutes les îles du monde.
Or, il arriva qu'avant de s'être beaucoup éloigné de l'île de son gouvernement, car jamais il ne se mit à vérifier si c'était une île, une ville, un bourg ou un village qu'il avait gouverné, il vit venir sur le chemin qu'il suivait six pèlerins avec leurs bourdons, de ces étrangers qui demandent l'aumône en chantant. Arrivés auprès de lui, ces pèlerins se rangèrent sur deux files, et se mirent à chanter en leur jargon, ce que Sancho ne pouvait comprendre; seulement il leur entendit prononcer distinctement le mot _aumône, _d'où il conclut que c'était l'aumône qu'ils demandaient en leur chanson; et comme, à ce que dit Cid Hamet, il était essentiellement charitable, il tira de son bissac le demi- pain et le demi-fromage dont il s'était pourvu, et leur en fit cadeau en leur disant par signes qu'il n'avait pas autre chose à leur donner. Les étrangers reçurent cette charité de bien bon coeur, et ajoutèrent aussitôt: Quelt, guelt[277]!
— Je n'entends pas ce que vous me demandez, braves gens», répondit Sancho.
Alors l'un d'eux tira une bourse de son sein et la montra à Sancho, pour lui faire entendre que c'était de l'argent qu'ils lui demandaient. Mais Sancho se mettant le pouce contre la gorge, et étendant les doigts de la main, leur fit comprendre qu'il n'avait pas dans ses poches trace de monnaie; puis, piquant le grison, il passa au milieu d'eux. Mais, au passage, l'un de ces étrangers, l'ayant regardé avec attention, se jeta au-devant de lui, le prit dans ses bras par la ceinture, et s'écria d'une voix haute, en bon castillan:
«Miséricorde! qu'est-ce que je vois là? est-il possible que j'aie dans mes bras mon cher ami, mon bon voisin Sancho Panza? Oui, c'est bien lui, sans aucun doute, car je ne dors pas et ne suis pas ivre à présent.»
Sancho fut fort surpris de s'entendre appeler par son nom, et de se voir embrasser de la sorte par le pèlerin étranger. Il le regarda longtemps sans dire un mot, et fort attentivement, mais ne put venir à bout de le reconnaître. Le pèlerin voyant son embarras:
«Comment est-ce possible, frère Sancho Panza, lui dit-il, que tu ne reconnaisses pas ton voisin Ricote le Morisque, mercier de ton village?»
Alors Sancho, l'examinant avec plus d'attention, commença à retrouver ses traits, et finalement vint à le reconnaître tout à fait. Sans descendre de son âne, il lui jeta les bras au cou et lui dit:
«Qui diable pourrait te reconnaître, Ricote, dans cet habit de mascarade que tu portes? Dis-moi un peu: qui t'a mis à la française, et comment oses-tu rentrer en Espagne, où, si tu es pris et reconnu, tu auras à passer un mauvais quart d'heure?
— Si tu ne me découvres pas, Sancho, répondit le pèlerin, je suis sûr que personne ne me reconnaîtra sous ce costume; mais quittons le chemin pour gagner ce petit bois qu'on voit d'ici, où mes compagnons veulent dîner et faire la sieste. Tu y dîneras avec eux, car ce sont de bonnes gens, et j'aurai le temps de te conter ce qui m'est arrivé depuis mon départ de notre village, pour obéir à l'édit de Sa Majesté, qui menaçait, comme tu l'as su, avec tant de sévérité les malheureux restes de ma nation.[278]«
Sancho y consentit, et Ricote ayant parlé aux autres pèlerins ils gagnèrent tous le bois qui était en vue, s'éloignant ainsi de la grand'route. Là ils jetèrent leurs bourdons, ôtèrent leurs pèlerines, et restèrent en justaucorps. Ils étaient tous jeunes et de bonne mine, hormis Ricote qui était un homme avancé en âge. Tous portaient des besaces, et toutes fort bien pourvues, du moins de choses excitantes et qui appellent la soif de deux lieues. Ils s'étendirent par terre, et faisant de l'herbe une nappe, ils y étalèrent du pain, du sel, des couteaux, des noix, des bribes de fromage, et des os de jambon qui, s'ils se défendaient contre les dents, se laissaient du moins sucer. Ils posèrent aussi sur la table un ragoût noirâtre qu'ils appellent _cabial, _et qui se fait avec des oeufs de poissons[279], grands provocateurs de visites à la bouteille. Les olives ne manquaient pas non plus, sèches, à la vérité, et sans nul assaisonnement, mais savoureuses et bonnes à occuper les moments perdus.
Mais ce qui brillait avec le plus d'éclat au milieu des somptuosités de ce banquet, c'étaient six outres de vin, car chacun tira la sienne de son bissac; et le bon Ricote lui-même, qui s'était transformé de Morisque en Allemand, apporta son outre, qui pouvait le disputer aux cinq autres en grosseur. Ils commencèrent à manger de grand appétit, mais fort lentement, savourant chaque bouchée qu'ils prenaient d'une chose et de l'autre avec la pointe du couteau. Bientôt après, ils levèrent tous ensemble les bras et les outres en l'air; puis, la bouche fixée au goulot, et les yeux cloués au ciel, de telle sorte qu'on eût dit qu'ils y prenaient leur point de mire, et secouant la tête de côté et d'autre, comme pour indiquer le plaisir qu'ils prenaient à cette besogne, ils restèrent un bon espace de temps à transvaser les entrailles des peaux de bouc dans leur estomac. Sancho regardait tout cela, et ne s'affligeait de rien. Au contraire, pour accomplir le proverbe qu'il connaissait bien: _Quand à Rome tu seras, fais ce que tu verras, _il demanda l'outre à Ricote, et prit sa visée comme les autres, sans y trouver moins de plaisir qu'eux. Quatre fois les outres se laissèrent caresser; mais la cinquième, ce ne fut pas possible, car elles étaient plus plates et plus sèches que du jonc, chose qui fit faire la moue à la gaieté qu'ils avaient jusque-là montrée. De temps en temps quelqu'un joignait sa main droite avec celle de Sancho, et disait: _Espagnoli y Tudesqui, tuto uno bon compagno. _Et Sancho répondait: Bon compagno, jura Di. Puis il partait d'un éclat de rire qui lui durait une heure, sans rien se rappeler alors de ce qui lui était arrivé dans son gouvernement; car, sur le temps où l'on mange et où l'on boit, les soucis n'étendent pas d'ordinaire leur juridiction. Finalement, la fin du vin fut le commencement d'un sommeil qui s'empara d'eux tous, et ils tombèrent endormis sur la table même et sur la nappe. Ricote et Sancho restaient seuls éveillés, parce qu'ils avaient moins bu et mangé davantage. Ils s'écartèrent un peu, s'assirent au pied d'un hêtre, laissant les pèlerins ensevelis dans un doux sommeil; et Ricote, sans faire un faux pas en sa langue morisque, mais au contraire en bon castillan, lui parla de la sorte:
«Tu sais fort bien, ô Sancho Panza, mon voisin et ami, quel effroi, quelle terreur jeta parmi nous l'édit que fit publier Sa Majesté contre les gens de ma nation. Moi, du moins, j'eus une telle frayeur, qu'il me parut qu'avant le temps qu'on nous accordait pour sortir d'Espagne, la peine s'exécutait déjà dans toute sa rigueur sur ma personne et sur celle de mes enfants. Je résolus donc avec prudence, à mon avis, comme celui qui, sachant qu'on doit le congédier de la maison où il demeure, se pourvoit à l'avance d'une autre maison pour s'y transporter; je résolus, dis- je, de quitter le pays, seul et sans ma famille, et d'aller chercher un endroit où la conduire ensuite avec commodité, et sans la précipitation avec laquelle les autres furent obligés de partir. En effet, je reconnus sur-le-champ, et tous nos anciens le reconnurent aussi, que ces décrets n'étaient pas de simples menaces, comme le pensaient quelques-uns, mais de véritables lois qui seraient exécutées au temps fixé. Ce qui m'obligeait à croire cela vrai, c'est que j'étais instruit des extravagants et coupables desseins que nourrissaient les nôtres, desseins tels, en effet, qu'il me sembla que ce fut une inspiration divine qui poussa Sa Majesté à prendre une si énergique résolution. Ce n'est pas que nous fussions tous coupables, car il y avait parmi nous de sincères et véritables chrétiens; mais ils étaient si peu nombreux qu'ils ne pouvaient s'opposer à ceux qui ne partageaient pas leur croyance, et c'était couver le serpent dans son sein que de garder ainsi tant d'ennemis au coeur de l'État. Finalement, nous fûmes punis avec juste raison de la peine du bannissement, peine douce et légère aux yeux de quelques personnes, mais aux nôtres la plus terrible qu'on pût nous infliger. Où que nous soyons, nous pleurons l'Espagne; car enfin nous y sommes nés, et c'est notre patrie naturelle. Nulle part nous ne trouvons l'accueil que souhaite notre infortune; en Berbérie, et dans toutes les parties de l'Afrique, où nous espérions être reçus, accueillis, traités comme des frères, c'est là qu'on nous insulte et qu'on nous maltraite le plus. Hélas! nous n'avons connu le bien qu'après l'avoir perdu, et nous avons presque tous un tel désir de revoir l'Espagne, que la plupart de ceux en grand nombre qui savent comme moi la langue, reviennent en ce pays, laissant à l'abandon leurs femmes et leurs enfants, tant est grand l'amour qu'ils lui portent! À présent, je reconnais par expérience ce qu'on a coutume de dire, que rien n'est doux comme l'amour de la patrie. Je quittai, comme je t'ai dit, notre village; j'entrai en France, et, bien qu'on nous y fît bon accueil, je voulus tout voir avant de me décider. Je passai en Italie, puis en Allemagne, et c'est là qu'il me parut qu'on pouvait vivre le plus librement. Les habitants n'y regardent pas à beaucoup de délicatesses; chacun vit comme il lui plaît, et, dans la plus grande partie de cette contrée, on jouit de la liberté de conscience. J'arrêtai une maison dans un village près d'Augsbourg, puis je me remis à ces pèlerins, qui ont coutume de venir en grand nombre chaque année visiter les sanctuaires de l'Espagne, qu'ils regardent comme leurs Grandes-Indes, tant ils sont sûrs d'y faire leur profit. Ils la parcourent presque tout entière, et il n'y a pas un village d'où ils ne sortent, comme on dit, repus de boire et de manger, et avec un réal pour le moins en argent. Au bout du voyage, ils s'en retournent avec une centaine d'écus de reste, qui, changés en or, et cachés, soit dans le creux de leurs bourdons, soit dans les pièces de leurs pèlerines, soit de toute autre manière, sortent du royaume et passent à leurs pays, malgré les gardiens des ports et des passages où ils sont visités[280]. Maintenant, Sancho, mon intention est d'aller retirer le trésor que j'ai laissé enfoui dans la terre, ce que je pourrai faire sans danger, puisqu'il est hors du village, et d'écrire à ma fille et à ma femme, ou bien d'aller les rejoindre de Valence à Alger, où je sais qu'elles sont; puis, de trouver moyen de les ramener à quelque port de France, pour les conduire de là en Allemagne, où nous attendrons ce que Dieu veut faire de nous; car enfin, Sancho, j'ai la certitude que Ricota, ma fille, et Francisca Ricota, ma femme, sont chrétiennes catholiques. Bien que je ne le sois pas autant, je suis cependant plus chrétien que More, et je prie Dieu chaque jour pour qu'il m'ouvre les yeux de l'intelligence et me fasse connaître comment je dois le servir. Ce qui m'étonne et ce que je ne comprends pas, c'est que ma femme et ma fille aient été plutôt en Berbérie qu'en France, où elles auraient pu vivre en chrétiennes.
— Écoute, ami Ricote, répondit Sancho, elles n'en eurent sans doute pas le choix, car c'est Juan Tiopeyo, le frère de ta femme, qui les a emmenées; et, comme c'est un More fieffé, il a gagné le meilleur gîte. Il faut encore que je te dise autre chose; c'est que je crois que tu vas en vain chercher ce que tu as mis dans la terre, car nous avons eu connaissance qu'on avait enlevé à ton beau-frère et à ta femme bien des perles et bien de l'argent en or qu'ils emportaient pour la visite.
— Cela peut être, répéta Ricote; mais je sais bien, Sancho, qu'on n'a pas touché à ma cachette, car je n'ai découvert à personne où elle était, crainte de quelque malheur. Ainsi donc, Sancho, si tu veux venir avec moi et m'aider à retirer et à cacher mon trésor, je te donnerai deux cents écus, avec lesquels tu pourras subvenir à tes besoins, car tu sais que je n'ignore pas que tu en as de plus d'un genre.
— Je le ferais volontiers, répondit Sancho, mais je ne suis nullement avaricieux; autrement, je n'aurais pas, ce matin même, laissé échapper de mes mains une place où j'aurais pu garnir d'or les murailles de ma maison, et manger avant six mois dans des plats d'argent. Pour cette raison, et parce qu'il semble que je ferais une trahison contre mon roi en favorisant ses ennemis, je n'irais pas avec toi, quand même, au lieu de me promettre deux cents écus, tu m'en donnerais quatre cents ici, argent comptant.
— Et quelle est cette place que tu as laissée, Sancho? demanda
Ricote.
— J'ai laissé la place de gouverneur d'une île, répondit Sancho, et telle, qu'en bonne foi de Dieu on n'en trouverait pas une autre comme celle-là à trois lieues à la ronde.
— Mais où est cette île? demanda Ricote.
— Où? répliqua Sancho; à deux lieues d'ici; elle s'appelle l'île
Barataria.
— Tais-toi, Sancho, reprit Ricote; les îles sont là-bas dans la mer, et il n'y a point d'îles en terre ferme.
— Comment non? repartit Sancho; je te dis, ami Ricote, que j'en suis parti ce matin, et qu'hier j'y gouvernais tout à mon aise comme un sagittaire. Mais cependant je l'ai laissée, parce que j'ai trouvé que c'était un office périlleux que celui de gouverneur.
— Et qu'as-tu gagné dans ce gouvernement? demanda Ricote.
— J'ai gagné, répondit Sancho, d'avoir connu que je n'étais pas bon pour gouverner, si ce n'est une bergerie, et que les richesses qu'on gagne dans ces gouvernements se gagnent aux dépens du repos, du sommeil, et même de la subsistance; car, dans les îles, les gouverneurs doivent manger peu, surtout s'ils ont des médecins chargés de veiller à leur santé.
— Je ne te comprends pas, Sancho, dit Ricote, mais il me semble que tout ce que tu dis est pure extravagance. Qui diable t'aurait donné des îles à gouverner? Est-ce qu'il n'y a pas dans le monde des hommes plus habiles que toi pour en faire des gouverneurs? Tais-toi, Sancho, et reprends ton bon sens, et vois si tu veux venir avec moi, comme je te l'ai dit, pour m'aider à emporter le trésor que j'ai enfoui, et qui est si gros, en vérité, qu'on peut bien l'appeler un trésor. Je te donnerai, je te le répète, de quoi vivre le reste de tes jours.
— Je t'ai déjà dit, Ricote, que je ne veux pas, répliqua Sancho; contente-toi de ce que je ne te découvre point, continue ton chemin, à la garde de Dieu, et laisse-moi suivre le mien, car je sais le proverbe: «Ce qui est bien acquis se perd, et ce qui est mal acquis se perd et son maître aussi.»
— Je ne veux pas insister, Sancho, reprit Ricote; mais, dis-moi, étais-tu au pays quand ma femme, ma fille et mon beau-frère l'ont quitté?
— Oui, j'y étais, répondit Sancho, et je puis te dire qu'à son départ ta fille était si belle, que tous les gens du village sont sortis pour la voir passer, et tous disaient que c'était la plus belle créature du monde. Elle s'en allait pleurant et embrassant ses amies, ses connaissances, tous ceux qui venaient la voir, et les priait de la recommander à Dieu et à Notre-Dame, sa sainte mère. Et c'était d'une façon si touchante qu'elle m'en a fait pleurer, moi qui ne suis guère pleureur d'habitude. Par ma foi, bien des gens eurent le désir de la cacher, ou d'aller l'enlever sur la grand'route; mais la crainte de désobéir à l'édit du roi les retint. Celui qui se montra le plus passionné, ce fut don Pédro Grégorio[281], ce jeune héritier de majorat, si riche, que tu connais bien, et qui en était, dit-on, très amoureux. Le fait est que, depuis qu'elle est partie, on ne l'a plus revu dans le pays, et nous pensons qu'il s'est mis à sa poursuite pour l'enlever. Mais jusqu'à présent, on n'a pas su la moindre chose.
— J'avais toujours eu le soupçon, dit Ricote, que ce gentilhomme aimait ma fille; mais, plein de confiance en la vertu de ma Ricota, je ne m'étais jamais embarrassé qu'il en fût épris; car tu auras ouï dire, Sancho, que bien rarement les femmes morisques se sont mêlées par amour avec les vieux chrétiens; et ma fille, qui, à ce que je crois, mettait plus de zèle à être chrétienne qu'amoureuse, ne se sera pas beaucoup souciée des poursuites de ce gentilhomme à majorat.
— Dieu le veuille, répliqua Sancho, car cela n'irait ni à l'un ni à l'autre. Mais laisse-moi partir, Ricote, mon ami; je veux rejoindre ce soir mon maître don Quichotte.
— Que Dieu t'accompagne, frère Sancho; voici que déjà mes compagnons se frottent les yeux, et il est temps de poursuivre notre chemin.»
Aussitôt ils s'embrassèrent tous deux tendrement; Sancho monta sur son âne, Ricote empoigna son bourdon, et ils se séparèrent.
Chapitre LV
Des choses qui arrivèrent en chemin à Sancho et d'autres qui feront plaisir à voir
Le retard qu'avait mis au voyage de Sancho son long entretien avec Ricote ne lui laissa pas le temps d'arriver ce jour-là au château du duc, bien qu'il s'en approchât à une demi-lieue, où la nuit le surprit, close et un peu obscure. Mais, comme on était au printemps, il ne s'en mit pas beaucoup en peine. Seulement, il s'écarta de la route dans l'intention de se faire un gîte pour attendre le matin. Mais sa mauvaise étoile voulut qu'en cherchant une place où passer la nuit, ils tombèrent, lui et le grison, dans un sombre et profond souterrain qui se trouvait au milieu d'anciens édifices ruinés. Quand il sentit la terre lui manquer, il se recommanda à Dieu du fond de son coeur, pensant qu'il ne s'arrêterait plus que dans la profondeur des abîmes. Pourtant il n'en fut pas ainsi; car, à trois toises environ, le grison toucha terre, et Sancho se trouva dessus sans avoir éprouvé le moindre mal. Il se tâta tout le corps et retint son haleine pour voir s'il était sain et sauf, ou percé à jour en quelque endroit. Quand il se vit bien portant, entier et de santé tout à fait catholique, il ne pouvait se lasser de rendre grâce à Dieu Notre-Seigneur de la faveur qu'il lui avait faite, car il pensait fermement s'être mis en mille pièces. Il tâta également avec les mains les murailles du souterrain, pour voir s'il serait possible d'en sortir sans l'aide de personne; mais il les trouva partout unies, escarpées, et sans aucune prise ni point d'appui pour y grimper. Cette découverte désola Sancho, surtout quand il entendit le grison se plaindre douloureusement; et certes, le pauvre animal ne se lamentait pas ainsi par mauvaise habitude, car vraiment sa chute ne l'avait pas fort bien arrangé.
«Hélas! s'écria alors Sancho Panza, combien d'événements imprévus arrivent à ceux qui vivent dans ce misérable monde! Qui aurait dit que celui qui se vit hier intronisé gouverneur d'une île, commandant à ses serviteurs et à ses vassaux, se verrait aujourd'hui enseveli vivant dans un souterrain, sans avoir personne pour le délivrer, sans avoir ni serviteur ni vassal qui vienne à son secours? Il faudra donc mourir ici de faim, mon âne et moi, si nous ne mourons avant, lui de ses meurtrissures, et moi de mon chagrin! Du moins, je ne serai pas si heureux que le fut mon seigneur don Quichotte, quand il descendit dans la caverne de cet enchanté de Montésinos, où il trouva quelqu'un pour le régaler mieux qu'en sa maison, si bien qu'on aurait dit qu'il était allé à nappe mise et à lit dressé. Là il vit des visions belles et ravissantes; et je ne verrai ici, à ce que je crois, que des crapauds et des couleuvres. Malheureux que je suis! Où ont abouti mes folies et mes caprices! On tirera mes os d'ici quand le ciel permettra qu'on les découvre, secs, blancs et ratissés, et avec eux ceux de mon bon grison, d'où l'on reconnaîtra peut-être qui nous sommes, au moins les gens qui eurent connaissance que jamais Sancho Panza ne s'éloigna de son âne, ni son âne de Sancho Panza. Malheur à nous, je le répète, puisque notre mauvais sort n'a pas voulu que nous mourussions dans notre patrie et parmi les nôtres, où, à défaut d'un remède à notre disgrâce, nous n'aurions pas manqué d'âmes charitables pour la déplorer, et pour nous fermer les yeux à notre dernière heure! Ô mon compagnon, mon ami, que j'ai mal payé tes bons services! Pardonne-moi, et prie la Fortune, de la meilleure façon que tu pourras trouver, qu'elle nous tire de ce mauvais pas où nous sommes tombés tous deux. Je te promets, en ce cas, de te mettre une couronne de laurier sur la tête, pour que tu aies l'air d'un poëte lauréat, et de te donner en outre double ration.»
De cette manière se lamentait Sancho Panza, et son âne l'écoutait sans lui répondre un mot, tant grande était l'angoisse que le pauvre animal endurait, finalement, après une nuit passée en plaintes amères et en lamentations, le jour parut, et, aux premières clartés de l'aurore, Sancho vit qu'il était absolument impossible de sortir, sans être aidé, de cette espèce de puits. Il commença donc à se lamenter de nouveau, et à jeter de grands cris pour voir si quelqu'un l'entendrait. Mais tous ces cris étaient jetés dans le désert; car, en tous les environs, il n'y avait personne qui pût l'entendre. Alors il se tint décidément pour mort. L'âne était resté la bouche en l'air; Sancho Panza fit tant qu'il le remit sur pied, bien que la bête pût à peine s'y tenir; puis tirant du bissac, qui avait couru la même chance et fait la même chute, un morceau de pain, il le donna au grison, qui le trouva de son goût, et Sancho lui dit, comme s'il eût pu l'entendre:
«Quand on a du pain, les maux se sentent moins.»
En ce moment il découvrit, à l'un des côtés du souterrain, une ouverture dans laquelle une personne pouvait passer en se baissant et en pliant les reins. Sancho Panza y accourut, et se mettant à quatre pattes, il pénétra dans le trou, qui s'élargissait beaucoup de l'autre côté; ce qu'il put voir aisément, car un rayon de soleil qui entrait par ce qu'on pouvait appeler le toit en découvrait tout l'intérieur. Il aperçut aussi que cette ouverture, en s'étendant et s'élargissant, allait aboutir à une cavité spacieuse. À cette vue, il revint sur ses pas ou était resté l'âne et se mit, avec l'aide d'une pierre, à creuser la terre du trou, de façon qu'en peu de temps il ouvrit une brèche par où le grison pût aisément entrer. Il le fit passer en effet, et, le prenant par le licou, il commença à cheminer le long de cette grotte, pour voir s'il ne trouverait pas quelque issue d'un autre côté. Tantôt il marchait à tâtons, tantôt avec un petit jour, mais jamais sans une grande frayeur.
«Dieu tout-puissant, disait-il en lui-même, ceci, qui est pour moi une mésaventure, serait une bonne aventure pour mon maître don Quichotte. C'est lui qui prendrait ces profondeurs et ces cavernes pour des jardins fleuris, pour les palais de Galiana[282]; et il s'attendrait à trouver, au bout de cette sombre trouée, une prairie émaillée de fleurs. Mais moi, malheureux, privé de conseil et dénué de courage, je pense à chaque pas qu'un autre souterrain va tout à coup s'ouvrir sous mes pieds, plus profond que celui-ci, et qui achèvera de m'engloutir. Sois le bienvenu, mal, si tu viens seul.»
De cette façon et dans ces tristes pensées, il lui sembla qu'il avait cheminé un peu plus d'une demi-lieue; au bout de ce trajet, il découvrit une clarté confuse qui semblait être celle du jour pénétrant par quelque ouverture; ce qui annonçait une issue à ce chemin, pour lui, de l'autre vie.
Mais Cid Hamet Ben-Engéli le laisse là et retourne à don Quichotte, lequel attendait, dans la joie de son âme, le jour fixé pour la bataille qu'il devait livrer au séducteur de la fille de doña Rodriguez, à laquelle il pensait bien redresser le tort et venger le grief qu'on lui avait fait si méchamment. Or, il arriva qu'étant sorti un beau matin à cheval pour se préparer et s'essayer à ce qu'il devait faire dans la rencontre du lendemain, Rossinante, en faisant à toute bride une attaque simulée, vint mettre les pieds si près d'un trou profond, que, si son maître ne l'eût arrêté sur les jarrets, il ne pouvait manquer d'y choir. Enfin, don Quichotte le retint, et, s'approchant un peu plus près, il considéra, sans mettre pied à terre, cette large ouverture. Mais, tandis qu'il l'examinait, il entendit de grands cris au dedans, et, prêtant une extrême attention, il put distinguer que celui qui jetait ces cris parlait de la sorte:
«Hola! là-haut! y a-t-il quelque chrétien qui m'écoute, quelque chevalier charitable qui prenne pitié d'un malheureux gouverneur qui n'a pas su se gouverner?»
Don Quichotte crut reconnaître la voix de Sancho Panza. Surpris, épouvanté, il éleva la sienne autant qu'il put, et cria de toute sa force:
«Qui est là en bas? qui se plaint ainsi?
— Qui peut être ici, et qui peut s'y plaindre, répondit-on, si ce n'est le déplorable Sancho Panza, gouverneur pour ses péchés et par sa mauvaise chance de l'île Barataria, ci-devant écuyer du fameux don Quichotte de la Manche?»
Quand don Quichotte entendit cela, il sentit redoubler sa surprise et son épouvante, car il lui vint à l'esprit que Sancho devait être mort, et que son âme faisait là son purgatoire. Plein de cette pensée, il s'écria:
«Je te conjure et t'adjure aussi, comme chrétien catholique, de me dire qui tu es; si tu es une âme en peine, dis-moi ce que tu veux que je fasse pour toi; puisque ma profession est de favoriser et de secourir les nécessiteux de ce monde, je l'étendrai jusqu'à secourir et favoriser les nécessiteux de l'autre monde, qui ne peuvent se donner eux-mêmes assistance.
— De cette manière, répondit-on, vous qui me parlez, vous devez être mon seigneur don Quichotte de la Manche; et même, au timbre de la voix, je reconnais que c'est lui sans aucun doute.
— Oui, je suis don Quichotte, répliqua le chevalier, celui qui a fait voeu d'assister et de secourir en leurs nécessités les vivants et les morts. Pour cela, dis-moi qui tu es, car tu me tiens dans la stupeur. Si tu es mon écuyer Sancho Panza, si tu as cessé de vivre, pourvu que le diable ne t'ait pas emporté, et que, par la miséricorde de Dieu, tu sois en purgatoire, notre sainte mère l'Église catholique et romaine a des prières suffisantes pour te tirer des peines que tu endures, et je lui en demanderai pour ma part autant que ma fortune me le permettra. Achève donc de t'expliquer, et dis-moi qui tu es.
— Je jure Dieu, répondit-on, et par la naissance de qui Votre Grâce voudra désigner, je jure, seigneur don Quichotte de la Manche, que je suis votre écuyer Sancho Panza, et que je ne suis jamais mort en tous les jours de ma vie. Mais, ayant abandonné mon gouvernement pour des choses et des causes qui ne peuvent se raconter en si peu de paroles, je suis tombé dans ce souterrain, où je gis encore, et le grison avec moi, qui ne me laissera pas mentir, à telles enseignes qu'il est encore à mes côtés.»
Ce qu'il y a de bon, c'est qu'on eût dit que l'âne entendait ce que disait Sancho, car il se mit sur-le-champ à braire, si fort que toute la caverne en retentit.
«Fameux témoignage! s'écria don Quichotte; je reconnais le braiment comme si j'en étais le père, et ta voix aussi, mon bon Sancho. Attends-moi, je vais courir au château du duc, qui est ici près, et j'en ramènerai du monde pour te tirer de cette caverne, où tes péchés sans doute t'auront fait choir.
— Courez vite, seigneur, repartit Sancho, et revenez vite, au nom d'un seul Dieu; je ne puis plus supporter d'être enterré ici tout vif, et je me sens mourir de peur.»
Don Quichotte le laissa, et courut au château raconter à ses hôtes l'aventure de Sancho Panza. Le duc et la duchesse s'en étonnèrent, bien qu'ils comprissent qu'il devait être tombé dans une des ouvertures de ce souterrain qui existait de temps immémorial. Mais ce qu'ils ne pouvaient concevoir, c'est que Sancho eût laissé là son gouvernement sans qu'ils eussent reçu l'avis de son retour. Finalement, on porta des cordes et des poulies; puis à force de bras et d'efforts, on ramena le grison et Sancho de ces ténèbres à la lumière du soleil. Un étudiant vit la chose et dit:
«Voilà comment devraient sortir de leurs gouvernements tous les mauvais gouverneurs, comme sort ce pécheur du profond de l'abîme, pâle, décoloré, mort de faim et sans une obole en poche, à ce que je crois.»
Sancho l'entendit.
«Il y a, dit-il, mon frère le médisant, huit à dix jours que je pris le gouvernement de l'île qu'on m'avait donnée, et, pendant ce temps, je n'ai pas été rassasié de pain seulement une heure. Dans ces huit jours, les médecins m'ont persécuté et les ennemis m'ont rompu les os; je n'ai eu le temps, ni de prendre des droits indus ni de toucher des redevances; et, puisqu'il en est ainsi, je ne méritais pas, j'imagine, d'en sortir de cette manière. Mais l'homme propose et Dieu dispose; et Dieu, qui sait le mieux, sait ce qui convient bien à chacun; tel le temps, telle la conduite, et que personne ne dise: Fontaine, je ne boirai pas de ton eau; car où l'on croit qu'il y a du lard, il n'y a pas même de crochet pour le pendre. Dieu me comprend, et cela me suffit, et je n'en dis pas plus, quoique je le puisse.
— Ne te fâche pas, Sancho, reprit don Quichotte, et ne te mets pas en peine de ce que tu entends dire, car tu n'aurais jamais fini. Reviens avec la conscience en repos, et laisse parler les gens. Vouloir attacher les mauvaises langues, c'est vouloir mettre des portes à l'espace; si le gouverneur sort riche de son gouvernement, on dit de lui que c'est un voleur; et s'il en sort pauvre, que c'est un niais et un imbécile.
— De bon compte, répondit Sancho, on me tiendra cette fois plutôt pour un sot que pour un voleur.»
Pendant cet entretien, ils arrivèrent, entourés de petits garçons et d'une foule de gens, au château, où le duc et la duchesse attendaient sur une galerie le retour de don Quichotte et de Sancho. Celui-ci ne voulut point monter rendre visite au duc avant d'avoir bien arrangé son âne à l'écurie, disant que la pauvre bête avait passé une très-mauvaise nuit à l'auberge. Ensuite il monta, parut en présence de ses seigneurs, et se mettant à deux genoux devant eux, il leur dit:
«Moi, seigneurs, parce qu'ainsi Votre Grandeur l'a voulu, et sans aucun mérite de ma part, je suis allé gouverner votre île Barataria, où nu je suis entré, et nu je me trouve, je ne perds ni ne gagne. Si j'ai gouverné bien ou mal, il y avait des témoins qui diront ce qui leur plaira. J'ai éclairci des questions douteuses, j'ai jugé des procès, et toujours mort de faim, parce qu'ainsi l'exigeait le docteur Pédro Récio, natif de Tirtéafuéra, médecin insulaire et gouvernemental. Des ennemis nous attaquèrent nuitamment et nous mirent en grand péril; mais ceux de l'île dirent qu'ils furent délivrés et qu'ils remportèrent la victoire par la valeur de mon bras. Que Dieu leur donne aussi bonne chance en ce monde et dans l'autre qu'ils disent la vérité! Enfin, pendant ce temps, j'ai pesé les charges qu'entraîne après soi le devoir de gouverner, et j'ai trouvé pour mon compte que mes épaules n'y pouvaient pas suffire, que ce n'était ni un poids pour mes reins, ni des flèches pour mon carquois. Aussi, avant que le gouvernement me jetât par terre, j'ai voulu jeter par terre le gouvernement. Hier matin, j'ai laissé l'île comme je l'avais trouvée, avec les mêmes rues, les mêmes maisons et les mêmes toits qu'elle avait quand j'y entrai. Je n'ai rien emprunté à personne et n'ai pris part à aucun bénéfice; et, bien que je pensasse à faire quelques ordonnances fort profitables, je n'en ai fait aucune, crainte qu'elles ne fussent pas exécutées, car les faire ainsi ou ne pas les faire, c'est absolument la même chose.[283] Je quittai l'île, comme je l'ai dit, sans autre cortège que celui de mon âne. Je tombai dans un souterrain, je le parcourus tout du long, jusqu'à ce que, ce matin, la lumière du soleil m'en fit voir l'issue, mais non fort aisée; car, si le ciel ne m'eût envoyé mon seigneur don Quichotte, je restais là jusqu'à la fin du monde. Ainsi donc, monseigneur le duc et madame la duchesse, voici votre gouverneur Sancho Panza qui est parvenu, en dix jours seulement qu'il a eu le gouvernement dans les mains, à reconnaître qu'il ne tient pas le moins du monde à être gouverneur, non d'une île, mais de l'univers entier. Cela convenu, je baise les pieds à Vos Grâces, et, imitant le jeu des petits garçons où ils disent: _Saute de là et mets-toi ici, _je saute du gouvernement et passe au service de mon seigneur don Quichotte; car enfin avec lui, bien que je mange quelquefois le pain en sursaut, je m'en rassasie du moins; et quant à moi, pourvu que je m'emplisse, il m'est égal que ce soit de haricots ou de perdrix.»
Sancho finit là sa longue harangue, pendant laquelle don Quichotte tremblait qu'il ne dît mille sottises; et, quand il le vit finir sans en avoir dit davantage, il rendit en son coeur mille grâces au ciel. Le duc embrassa cordialement Sancho et lui dit:
«Je regrette au fond de l'âme que vous ayez si vite abandonné le gouvernement; mais je ferai en sorte de vous donner dans mes États un autre office de moindre charge et de plus de profit.»
La duchesse aussi l'embrassa, puis donna l'ordre qu'on lui fît bonne table et bon lit, car il paraissait vraiment moulu et disloqué.
Chapitre LVI
De la bataille inouïe et formidable que livra don Quichotte au laquais Tosilos en défense de la fille de dame Rodriguez
Le duc et la duchesse n'eurent point à se repentir des tours joués à Sancho Panza, dans le gouvernement pour rire qu'ils lui avaient donné, d'autant plus que, ce jour même, leur majordome revint, et leur conta de point en point presque toutes les paroles et toutes les actions que Sancho avait dites ou faites en ce peu de jours. Finalement, il leur dépeignit l'assaut de l'île, la peur de Sancho, et son départ précipité, ce qui les divertit étrangement.
Après cela, l'histoire raconte que le jour fixé pour la bataille arriva. Le duc avait, à plusieurs reprises, instruit son laquais Tosilos de la manière dont il devait s'y prendre avec don Quichotte pour le vaincre, sans le tuer ni le blesser. Il régla qu'on ôterait le fer des lances, en disant à don Quichotte que la charité chrétienne, qu'il se piquait d'exercer, ne permettait pas que le combat se fît au péril de la vie, et que les combattants devaient se contenter de ce qu'il leur donnait le champ libre sur ses terres, malgré le décret du saint concile, qui prohibe ces sortes de duel[284], sans qu'ils voulussent encore vider leur querelle à outrance. Don Quichotte répondit que Son Excellence n'avait qu'à régler les choses comme il lui plairait, et qu'il s'y conformerait, en tout point, avec obéissance.
Le duc avait fait dresser devant la plate-forme du château un échafaud spacieux où devaient se tenir les juges du camp et les demanderesses, mère et fille. Quand le terrible jour arriva, une multitude infinie accourut de tous les villages et hameaux circonvoisins pour voir le spectacle nouveau de cette bataille; car jamais dans le pays on n'en avait vu ni ouï raconter une autre semblable, pas plus ceux qui vivaient que ceux qui étaient morts.
Le premier qui entra dans l'estacade du champ clos fut le maître des cérémonies, qui parcourut et examina toute la lice, afin qu'il n'y eût aucune supercherie, aucun obstacle caché, où l'on pût trébucher et tomber. Ensuite parurent la duègne et sa fille; elles s'assirent sur leurs sièges, couvertes par leurs voiles jusqu'aux yeux, et même jusqu'à la gorge, et témoignant une grande componction. Don Quichotte était déjà présent au champ clos. Bientôt après on vit arriver par un des côtés de la plate-forme, accompagné de plusieurs trompettes et monté sur un puissant cheval qui faisait trembler la terre, le grand laquais Tosilos, la visière fermée, le corps droit et roide, couvert d'armes épaisses et luisantes. Le cheval était du pays de Frise; il avait le poitrail large, et la robe d'un beau gris pommelé. Le vaillant champion était bien avisé par le duc, son seigneur, de la manière dont il devait se conduire avec le valeureux don Quichotte de la Manche. Il lui était enjoint, par-dessus tout, de ne pas le tuer, mais, au contraire, d'éviter le premier choc, pour soustraire le chevalier au danger d'une mort certaine, s'il le rencontrait en plein. Tosilos fit le tour de la place; et, quand il arriva où se trouvaient les duègnes, il se mit à considérer quelque temps celle qui le demandait pour époux.
Le maréchal du camp appela don Quichotte, qui s'était déjà présenté dans la lice; et, en présence de Tosilos, il vint demander aux duègnes si elles consentaient à ce que don Quichotte prît leur cause en main. Elles répondirent que oui, et que tout ce qu'il ferait en cette occasion, elles le tiendraient pour bon, valable et dûment fait. En ce moment le duc et la duchesse s'étaient assis dans une galerie qui donnait au-dessus du champ clos, dont les palissades étaient couronnées par une infinité de gens qui s'étaient empressés de venir voir, pour la première fois, cette sanglante rencontre. La condition du combat fut que, si don Quichotte était vainqueur, son adversaire devait épouser la fille de doña Rodriguez; mais que, s'il était vaincu, l'autre demeurait quitte et libre de la parole qu'on lui réclamait, sans être tenu à nulle autre satisfaction.
Le maître des cérémonies partagea aux combattants le sol et le soleil, et les plaça chacun dans le poste qu'ils devaient occuper. Les tambours battirent, l'air retentit du bruit des trompettes, la terre tremblait sous les pieds des chevaux; et, dans cette foule curieuse qui attendait la bonne ou la mauvaise issue du combat, les coeurs étaient agités de crainte et d'espérance. Finalement, don Quichotte, en se recommandant du fond de l'âme à Dieu Notre- Seigneur et à sa dame Dulcinée du Toboso, attendait qu'on lui donnât le signal de l'attaque. Mais notre laquais avait bien d'autres idées en tête, et ne pensait qu'à ce que je vais dire tout à l'heure. Il paraît que, lorsqu'il s'était mis à regarder son ennemie, elle lui sembla la plus belle personne qu'il eût vue de sa vie entière, et l'enfant aveugle, qu'on a coutume d'appeler Amour par ces rues, ne voulut pas perdre l'occasion qui s'offrait de triompher d'une âme d'antichambre, et de l'inscrire sur la liste de ses trophées. Il s'approcha sournoisement, sans que personne le vît, et enfonça dans le flanc gauche du pauvre laquais une flèche de deux aunes, qui lui traversa le coeur de part en part; et vraiment il put faire son coup bien en sûreté, car l'Amour est invisible; il entre et sort comme il lui convient, sans que personne lui demande compte de ses actions. Je dis donc que, lorsqu'on donna le signal de l'attaque, notre laquais était transporté, hors de lui, en pensant aux attraits de celle qu'il avait faite maîtresse de sa liberté; aussi ne put-il entendre le son de la trompette, comme le fit don Quichotte, qui n'en eut pas plutôt entendu le premier appel, qu'il lâcha la bride, et s'élança contre son ennemi de toute la vitesse que lui permettaient les jarrets de Rossinante. Quand son écuyer Sancho le vit partir, il s'écria de toute sa voix:
«Dieu te conduise, crème et fleur des chevaliers errants! Dieu te donne la victoire, puisque la justice est de ton côté!»
Bien que Tosilos vît don Quichotte fondre sur lui, il ne bougea pas d'un pas de sa place; au contraire, appelant à grands cris le maréchal du camp, qui vint aussitôt voir ce qu'il voulait, il lui dit:
«Seigneur, cette bataille ne se fait-elle point pour que j'épouse ou n'épouse pas cette dame?
— Précisément, lui fut-il répondu.
— Eh bien! reprit le laquais, je crains les remords de ma conscience, et je la chargerais gravement si je donnais suite à ce combat. Je déclare donc que je me tiens pour vaincu, et que je suis prêt à épouser cette dame sur-le-champ.»
Le maréchal du camp fut étrangement surpris des propos de Tosilos; et, comme il était dans le secret de la machination de cette aventure, il ne put trouver un mot à lui répondre. Pour don Quichotte, il s'était arrêté au milieu de la carrière, voyant que son ennemi ne venait pas à sa rencontre. Le duc ne savait à quel propos la bataille était suspendue; mais le maréchal du camp vint lui rapporter ce qu'avait dit Tosilos, ce qui le jeta dans une surprise et une colère extrêmes.
Pendant que cela se passait, Tosilos s'approcha de l'estrade où était doña Rodriguez, et lui dit à haute voix:
«Je suis prêt, madame, à épouser votre fille, et ne veux pas obtenir par des procès et des querelles ce que je puis obtenir en paix et sans danger de mort.»
Le valeureux don Quichotte entendit ces paroles, et dit à son tour:
«S'il en est ainsi, je suis libre et dégagé de ma promesse. Qu'ils se marient, à la bonne heure; et, puisque Dieu la lui donne, que saint Pierre la lui bénisse.»
Le duc cependant était descendu sur la plate-forme du château, et, s'approchant de Tosilos, il lui dit:
«Est-il vrai, chevalier, que vous vous teniez pour vaincu, et que, poussé par les remords de votre conscience, vous vouliez épouser cette jeune fille?
— Oui, seigneur, répondit Tosilos.
— Il fait fort bien, reprit en ce moment Sancho, car ce que tu dois donner au rat, donne-le au chat, et de peine il te sortira.»
Tosilos s'était mis à délacer les courroies de son casque à visière, et priait qu'on l'aidât bien vite à l'ôter, disant que le souffle lui manquait, et qu'il ne pouvait rester plus longtemps enfermé dans cette étroite prison; on lui ôta sa coiffure au plus vite, et son visage de laquais parut au grand jour. Quand doña Rodriguez et sa fille l'aperçurent, elles jetèrent des cris perçants.
«C'est une tromperie, disaient-elles, une tromperie infâme. On a mis Tosilos, le laquais du duc mon seigneur, en place de mon vénérable époux. Au nom de Dieu et du roi, justice d'une telle malice, pour ne pas dire d'une telle friponnerie!
— Ne vous affligez pas, mesdames, s'écria don Quichotte; il n'y a ni malice ni friponnerie; ou, s'il y en a, ce n'est pas le duc qui en est cause, mais bien les méchants enchanteurs qui me persécutent, lesquels, jaloux de la gloire que j'allais acquérir dans ce triomphe, ont converti le visage de votre époux en celui de l'homme que vous dites être laquais du duc. Prenez mon conseil, et, malgré la malice de mes ennemis, mariez-vous avec lui; car, sans aucun doute, c'est celui-là même que vous désirez obtenir pour époux.»
Le duc, qui entendit ces paroles, fut sur le point de laisser dissiper sa colère en éclats de rire.
«Les choses qui arrivent au seigneur don Quichotte, dit-il, sont tellement extraordinaires, que je suis prêt à croire que ce mien laquais n'est pas mon laquais. Mais usons d'adresse et essayons d'un stratagème; nous n'avons qu'à retarder le mariage de quinze jours, si l'on veut, et garder jusque-là sous clef ce personnage qui nous tient en suspens. Peut-être que, pendant cette quinzaine, il reprendra sa première figure, et que la rancune que portent les enchanteurs au seigneur don Quichotte ne durera pas si longtemps, surtout lorsqu'il leur importe si peu d'user de ces fourberies et de ces métamorphoses.
— Oh! seigneur, s'écria Sancho, vous ne savez donc pas que ces malandrins ont pour usage et coutume de changer de l'une en l'autre toutes les choses qui regardent mon maître? Il vainquit, ces jours passés, un chevalier qui s'appelait le chevalier des Miroirs; eh bien! ils l'ont transformé et montré sous la figure du bachelier Samson Carrasco, natif de notre village, et notre intime ami. Quant à madame Dulcinée du Toboso, ils l'ont changée en une grossière paysanne. Aussi j'imagine que ce laquais doit vivre et mourir laquais tous les jours de sa vie.»
Alors la fille de la Rodriguez s'écria:
«Quel que soit celui qui me demande pour épouse, je lui en sais infiniment de gré; car j'aime mieux être femme légitime d'un laquais que maîtresse séduite et trompée d'un gentilhomme, bien que celui qui m'a séduite ne le soit pas.»
Finalement, tous ces événements et toutes ces histoires aboutirent à ce que Tosilos fût renfermé, jusqu'à ce qu'on vît où aboutirait sa transformation. Tout le monde cria: «Victoire à don Quichotte!» et la plupart s'en allèrent tristes et tête basse, voyant que les champions si attendus ne s'étaient pas mis en morceaux; de même que les petits garçons s'en vont tristement, quand le pendu qu'ils attendaient ne va pas au gibet, parce qu'il a reçu sa grâce, soit de l'accusateur, soit de la justice. Les gens s'en allèrent; le duc et la duchesse rentrèrent au château; Tosilos fut renfermé; doña Rodriguez et sa fille restèrent fort contentes de voir que, de façon ou d'autre, cette aventure devait finir par un mariage, et Tosilos ne demandait pas mieux.
Chapitre LVII
Qui traite de quelle manière don Quichotte prit congé du duc, et de ce qui lui arriva avec l'effrontée et discrète Altisidore, demoiselle de la duchesse
Enfin il parut convenable à don Quichotte de sortir d'une oisiveté aussi complète que celle où il languissait dans ce château. Il s'imaginait que sa personne faisait grande faute au monde, tandis qu'il se laissait retenir et amollir parmi les délices infinies que ses nobles hôtes lui faisaient goûter comme chevalier errant, et qu'il aurait à rendre au ciel un compte rigoureux de cette mollesse et de cette oisiveté. Un jour donc il demanda au duc et à la duchesse la permission de s'éloigner d'eux. Ils la lui donnèrent, mais en témoignant une grande peine de ce qu'il les quittât. La duchesse remit à Sancho Panza les lettres de sa femme, et celui-ci pleura en les entendant lire.
«Qui aurait pensé, dit-il, que d'aussi belles espérances que celles qu'avait engendrées dans le coeur de ma femme Thérèse Panza la nouvelle de mon gouvernement, s'en iraient en fumée, et qu'aujourd'hui il faudrait de nouveau me traîner à la quête des aventures de mon maître don Quichotte de la Manche? Toutefois, je suis satisfait de voir que ma Thérèse ait répondu à ce qu'on devait attendre d'elle en envoyant des glands à la duchesse. Si elle ne l'eût pas fait, elle se serait montrée ingrate, et moi je m'en serais désolé. Ce qui me console, c'est qu'on ne pourra pas donner à ce cadeau le nom de pot-de-vin; car, lorsqu'elle l'a envoyé, j'étais déjà possesseur du gouvernement, et il est juste que ceux qui reçoivent des bienfaits se montrent reconnaissants, ne fût-ce qu'avec des bagatelles. En fin de compte, je suis entré nu dans le gouvernement, et nu j'en sors, de façon que je puis répéter en toute sûreté de conscience, ce qui n'est pas peu de chose: Nu je suis né, nu je me trouve, je ne perds ni ne gagne.»
Voilà ce que se disait à lui-même Sancho le jour du départ. Don Quichotte, qui avait fait la nuit d'avant ses adieux au duc et à la duchesse, sortit dès le matin, et se présenta tout armé sur la plate-forme du château. Tous les gens de la maison le regardaient du haut des galeries, et le duc sortit également avec la duchesse pour le voir. Sancho était monté sur son âne, avec son bissac, sa valise et ses provisions, ravi de joie, parce que le majordome du duc, celui qui avait fait le rôle de la Trifaldi, lui avait glissé dans la poche une petite bourse avec deux cents écus d'or pour parer aux nécessités du voyage, ce que don Quichotte ne savait point encore. Tandis que tout le monde avait les yeux sur le chevalier, comme on vient de le dire, tout à coup, parmi les autres duègnes et demoiselles de la duchesse qui le regardaient aussi, l'effrontée et discrète Altisidore éleva la voix, et, d'un ton plaintif s'écria:
«Écoute, méchant chevalier, retiens un peu la bride et ne tourmente pas les flancs de ta bête mal gouvernée. Regarde, perfide, tu ne fuis pas quelque serpent féroce, mais une douce agnelle qui est encore bien loin d'être brebis. Tu t'es joué, monstre horrible, de la plus belle fille que Diane ait vue sur ses montagnes, et Vénus dans ses forêts. Cruel Biréno[285], fugitif Énée, que Barabbas t'accompagne, et deviens ce que tu pourras.[286]
«Tu emportes, ô impie, dans les griffes de tes serres, les entrailles d'une amante aussi humble que tendre. Tu emportes trois mouchoirs de nuit et les jarretières d'une jambe qui égale le marbre de Paros par sa blancheur et son poli. Tu emportes deux mille soupirs d'un feu si brûlant qu'ils pourraient embraser deux mille Troies, si deux mille Troies il y avait. Cruel Biréno, fugitif Énée, que Barabbas t'accompagne, et deviens ce que tu pourras.
«De ce Sancho, ton écuyer, puissent les entrailles être si dures et si revêches que Dulcinée ne sorte point de son enchantement. Que la triste dame porte la peine du crime que tu as commis; car quelquefois, dans mon pays, les justes payent pour les pécheurs. Que tes plus fines aventures se changent en mésaventures, tes divertissements en songes, et ta constance en oubli. Cruel Biréno, fugitif Énée, que Barabbas t'accompagne, et deviens ce que tu pourras.
«Que tu sois tenu pour perfide de Séville jusqu'à Marchéna, de Grenade jusqu'à Loja, de Londres jusqu'en Angleterre. Si tu joues à l'hombre ou au piquet, que les rois te fuient, et que tu ne voies ni as ni sept dans ton jeu. Si tu te coupes les cors, que le sang coule des blessures, et quand tu t'arracheras les dents, qu'il te reste des chicots. Cruel Biréno, fugitif Énée, que Barabbas t'accompagne, et deviens ce que tu pourras.»
Tandis que la plaintive Altisidore se lamentait de la sorte, don Quichotte la regardait fixement; puis, sans lui répondre une parole, il tourna la tête vers Sancho:
«Par le salut de tes aïeux, mon bon Sancho, lui dit-il, je te conjure et t'adjure de me dire une vérité. Emportes-tu par hasard les trois mouchoirs de nuit et les jarretières dont parle cette amoureuse demoiselle?
— Les trois mouchoirs, oui, je les emporte, répondit Sancho; mais les jarretières, comme sur ma main.»
La duchesse resta toute surprise de l'effronterie d'Altisidore; et, bien qu'elle la connût pour hardie et rieuse, elle ne la croyait pas femme à prendre de telles libertés. D'ailleurs, comme elle n'était pas prévenue de ce tour, sa surprise en fut plus grande. Le duc voulut appuyer sur la plaisanterie, et dit à don Quichotte:
«Il me semble mal à vous, seigneur chevalier, qu'après le bon accueil qu'on vous a fait dans ce château, vous osiez emporter trois mouchoirs pour le moins, si ce n'est, pour le plus, les jarretières de mademoiselle. Ce sont là des indices de mauvais coeur et des témoignages qui ne répondent point à votre renommée. Rendez-lui les jarretières, ou sinon je vous défie en combat à outrance, sans crainte que les malandrins enchanteurs me transforment ou me changent le visage, comme ils ont fait à mon laquais Tosilos, celui qui est entré en lice avec vous.
— Dieu me préserve, répondit don Quichotte, de tirer l'épée contre votre illustre personne, de qui j'ai reçu tant de faveurs! Je rendrai les mouchoirs, puisque Sancho dit qu'il les a; quant aux jarretières, c'est impossible, puisque je ne les ai pas reçues, ni lui non plus; et, si votre demoiselle veut chercher dans ses cachettes, elle les y trouvera certainement. Jamais, seigneur duc, jamais je ne fus voleur, et je pense bien ne pas l'être en toute ma vie, à moins que la main de Dieu ne m'abandonne. Cette demoiselle parle, à ce qu'elle dit, comme une amoureuse, chose dont je suis tout à fait innocent; ainsi je n'ai pas à lui demander pardon, ni à elle, ni à Votre Excellence, que je supplie d'avoir de moi meilleure opinion, et de me donner encore une fois la permission de continuer mon voyage.
— Que Dieu vous le donne si bon, seigneur don Quichotte, s'écria la duchesse, que nous apprenions toujours d'heureuses nouvelles de vos exploits! Allez avec Dieu; car plus vous demeurez et plus vous augmentez la flamme amoureuse dans le coeur des demoiselles qui ont les regards sur vous. Pour la mienne, je la châtierai de façon que désormais elle ne se relâche plus, ni des yeux, ni de la langue.
— Je veux que tu écoutes encore une seule parole, ô valeureux don Quichotte, repartit aussitôt Altisidore; c'est que je te demande pardon de t'avoir accusé du vol des jarretières; car, en mon âme et conscience, je les ai aux deux jambes, et j'avais commis l'étourderie de celui qui cherchait son âne étant monté dessus.
— Ne l'avais-je pas dit? s'écria Sancho. Oh! je suis bon vraiment, pour receler des vols. Pardieu, si j'avais voulu me mêler d'en faire, j'en avais l'occasion toute trouvée dans mon gouvernement.»
Don Quichotte inclina la tête, fit une profonde révérence au duc, à la duchesse, à tous les assistants, et, faisant tourner bride à Rossinante, suivi de Sancho sur le grison, il sortit du château, et prit la route de Saragosse.
Chapitre LVIII
Comment tant d'aventures vinrent à pleuvoir sur don Quichotte, qu'elles ne se donnaient point de relâche les unes aux autres
Quand don Quichotte se vit en rase campagne, libre et débarrassé des poursuites amoureuses d'Altisidore, il lui sembla qu'il était dans son centre, et que les esprits vitaux se renouvelaient en lui pour poursuivre son oeuvre de chevalerie. Il se tourna vers Sancho et lui dit:
«La liberté, Sancho, est un des dons les plus précieux que le ciel ait faits aux hommes. Rien ne l'égale, ni les trésors que la terre enferme en son sein, ni ceux que la mer recèle en ses abîmes. Pour la liberté, aussi bien que pour l'honneur, on peut et l'on doit aventurer la vie; au contraire, l'esclavage est le plus grand mal qui puisse atteindre les hommes. Je te dis cela, Sancho, parce que tu as bien vu l'abondance et les délices dont nous jouissions dans ce château que nous venons de quitter. Eh bien! au milieu de ces mets exquis et de ces boissons glacées, il me semblait que j'avais à souffrir les misères de la faim, parce que je n'en jouissais pas avec la même liberté que s'ils m'eussent appartenu; car l'obligation de reconnaître les bienfaits et les grâces qu'on reçoit sont comme des entraves qui ne laissent pas l'esprit s'exercer librement. Heureux celui à qui le ciel donne un morceau de pain, sans qu'il soit tenu d'en savoir gré à d'autres qu'au ciel même!
— Et pourtant, reprit Sancho, malgré tout, ce que Votre Grâce vient de me dire, il ne serait pas bien de laisser sans reconnaissance de notre part deux cents écus d'or que m'a donnés dans une bourse le majordome du duc, laquelle bourse je porte sur le coeur, comme un baume réconfortant, pour les occasions qui se peuvent offrir. Nous ne trouverons pas toujours des châteaux où l'on nous régalera; peut-être aurons-nous à rencontrer des hôtelleries où l'on nous assommera sous le bâton.»
En s'entretenant de la sorte marchaient le chevalier et l'écuyer errants, lorsqu'ils virent, après avoir fait un peu plus d'une lieue, une douzaine d'hommes habillés en paysans, qui dînaient assis sur l'herbe d'une verte prairie, ayant fait une nappe de leurs manteaux. Ils avaient près d'eux comme des draps blancs étendus et dressés de loin en loin, qui semblaient couvrir quelque chose. Don Quichotte s'approcha des dîneurs, et, après les avoir poliment salués, il leur demanda ce que couvraient ces toiles. Un d'eux lui répondit:
«Seigneur, sous ces toiles sont de saintes images en relief et en sculpture, qui doivent servir à un reposoir que nous dressons dans notre village; nous les portons couvertes, crainte qu'elles ne se flétrissent, et sur nos épaules, crainte qu'elles ne se cassent.
— Si vous vouliez le permettre, répliqua don Quichotte, j'aurais grand plaisir à les voir, car des images qu'on porte avec tant de soin ne peuvent manquer d'être belles.
— Comment, si elles sont belles! reprit un autre; leur prix n'a qu'à le dire; car, en vérité, il n'y en a pas une qui coûte moins de cinquante ducats. Et, pour que Votre Grâce voie que je dis vrai, attendez un moment, et vous le verrez de vos propres yeux.»
Se levant aussitôt de table, l'homme alla découvrir la première image, qui se trouva être celle de saint Georges, monté sur son cheval, foulant aux pieds un dragon et lui traversant la gueule de sa lance, avec l'air fier qu'on a coutume de lui donner. L'image entière ressemblait, comme on dit, à une châsse d'or.
«Ce chevalier, dit don Quichotte en le voyant, fut un des meilleurs chevaliers errants qu'eut la milice divine; il s'appela don saint Georges, et fut en outre grand défenseur de filles. Voyons cette autre.»
L'homme la découvrit, et l'on aperçut l'image de saint Martin, également à cheval, qui partageait son manteau avec le pauvre. Don Quichotte ne l'eut pas plutôt vue, qu'il s'écria:
«Ce chevalier fut aussi des aventuriers chrétiens, et, je crois, encore plus libéral que vaillant, comme tu peux le voir, Sancho, puisqu'il partage son manteau avec le pauvre et lui en donne la moitié; encore était-ce probablement pendant l'hiver, sans quoi il le lui eût donné tout entier, tant il était charitable.
— Ce n'est pas cela, répliqua Sancho; il doit plutôt s'en tenir au proverbe qui dit: Pour donner et pour avoir, compter il faut savoir.»
Don Quichotte se mit à rire, et pria qu'on enlevât une autre toile, sous laquelle on découvrit le patron des Espagnes, à cheval, l'épée sanglante, culbutant des Mores et foulant leurs têtes aux pieds. Quand il la vit, don Quichotte s'écria:
«Oh! pour celui-ci, il est chevalier, et des escadrons du Christ; il s'appelle don saint Jacques Matamoros[287]; c'est l'un des plus vaillants saints et chevaliers qu'ait possédés le monde et que possède à présent le ciel.»
On leva ensuite une autre toile qui couvrait un saint Paul tombant de cheval, avec toutes les circonstances qu'on a coutume de réunir pour représenter sa conversion. Quand il le vit si bien rendu qu'on aurait dit que Jésus lui parlait, et que Paul répondait:
«Celui-ci, dit don Quichotte, fut le plus grand ennemi qu'eut l'Église de Dieu Notre-Seigneur en son temps, et le plus grand défenseur qu'elle aura jamais; chevalier errant pendant la vie, saint en repos après la mort, infatigable ouvrier dans la vigne du Seigneur, docteur des nations, qui eut les cieux pour école, et pour maître et professeur Jésus-Christ lui-même.»
Comme il n'y avait pas d'autres images, don Quichotte fit recouvrir celles-là, et dit à ceux qui les portaient:
«Je tiens à bon augure, frères, d'avoir vu ce que vous m'avez fait voir; car ces saints chevaliers exercèrent la profession que j'exerce, qui est celle des armes, avec cette différence, toutefois, qu'ils étaient saints et qu'ils combattirent à la manière divine, tandis que je suis pécheur et que je combats à la manière des hommes. Ils conquirent le ciel à force de bras, car le ciel se laisse prendre de force[288]; et moi, jusqu'à présent, je ne sais trop ce que j'ai conquis à force de peines. Mais si ma Dulcinée du Toboso pouvait échapper à celles qu'elle endure, peut- être que, mon sort s'améliorant et ma raison reprenant son empire, j'acheminerais mes pas dans une meilleure route que celle où je suis engagé.
— Que Dieu t'entende, et que le péché fasse la sourde oreille!» dit tout bas Sancho.
Ces hommes ne furent pas moins étonnés des propos de don Quichotte que de sa figure, bien qu'ils ne comprissent pas la moitié de ce qu'il voulait dire. Ils achevèrent de dîner, chargèrent leurs images sur leurs épaules, et, prenant congé de don Quichotte, continuèrent leur route.
Pour Sancho, comme s'il n'eût jamais connu son seigneur, il resta tout ébahi de sa science, s'imaginant qu'il n'y avait histoire au monde qu'il n'eût gravée sur l'ongle et plantée dans la mémoire.
«En vérité, seigneur notre maître, lui dit-il, si ce qui nous est arrivé aujourd'hui peut s'appeler aventure, elle est assurément l'une des plus douces et des plus suaves qui nous soient arrivées dans tout le cours de notre pèlerinage. Nous en sommes sortis sans alarme et sans coups de bâton; nous n'avons pas mis l'épée à la main, ni battu la terre de nos corps, ni souffert les tourments de la famine; Dieu soit béni, puisqu'il m'a laissé voir une telle chose de mes propres yeux.
— Tu as raison, Sancho, dit don Quichotte; mais fais attention que tous les temps ne se ressemblent pas, et qu'on ne court pas toujours la même chance. Quant aux choses du hasard que le vulgaire appelle communément augures, et qui ne se fondent sur aucune raison naturelle, celui qui se pique d'être sensé les juge et les tient pour d'heureuses rencontres. Qu'un de ces gens superstitieux se lève de bon matin, qu'il sorte de sa maison, et qu'il rencontre un moine de l'ordre du bienheureux saint François, le voilà qui tourne le dos comme s'il avait rencontré un griffon, et qui s'en revient chez lui. Qu'un autre répande le sel sur la table, et voilà que la mélancolie se répand sur son coeur, comme si la nature était obligée de donner avis des disgrâces futures par de si petits moyens. L'homme sensé et chrétien ne doit pas juger sur des vétilles de ce que le ciel veut faire. Scipion arrive en Afrique, trébuche en sautant à terre, et voit que ses soldats en tirent mauvais augure. Mais lui, embrassant le sol: «Tu ne pourras plus m'échapper, Afrique, s'écrie-t-il, car je te tiens dans mes bras.» Ainsi donc, Sancho, la rencontre de ces saintes images a été pour moi un heureux événement.
— Je le crois bien, répondit Sancho; mais je voudrais que Votre Grâce me dît une chose: Pourquoi les Espagnols, quand ils veulent livrer quelque bataille, disent-ils, en invoquant saint Jacques Matamoros: «Saint Jacques, et ferme, Espagne[289]?» Est-ce que, par hasard, l'Espagne est ouverte et qu'il soit bon de la fermer? ou quelle cérémonie est-ce là?
— Que tu es simple, Sancho! répondit don Quichotte; fais donc attention que ce grand chevalier de la Croix-Vermeille, Dieu l'a donné pour patron à l'Espagne, principalement dans les sanglantes rencontres qu'ont eues les Espagnols avec les Mores. Aussi l'invoquent-ils comme leur défenseur dans toutes les batailles qu'ils livrent, et bien des fois on l'a vu visiblement attaquer, enfoncer et détruire des escadrons sarrasins. C'est une vérité que je pourrais justifier par une foule d'exemples tirés des histoires espagnoles les plus véridiques.»
Changeant alors d'entretien, Sancho dit à son maître:
«Je suis émerveillé, seigneur, de l'effronterie de cette Altisidore, la demoiselle de la duchesse. Elle doit être bravement blessée par ce petit drôle qu'on appelle Amour. C'est, dit-on, un chasseur aveugle qui, tout myope qu'il est, ou plutôt sans yeux, s'il prend un coeur pour but, il l'atteint si petit qu'il soit, et le perce de part en part avec ses flèches. J'ai bien ouï dire que, contre la pudeur et la sagesse des filles, les flèches de l'Amour s'émoussent et se brisent; mais il paraît que, dans cette Altisidore, elles s'aiguisent plutôt que de s'émousser.
— Remarque donc, Sancho, répondit don Quichotte, que l'Amour ne garde ni respect ni ombre de raison dans ses desseins. Il a le même caractère que la mort, qui attaque aussi bien les hautes tours des palais des rois que les humbles cabanes des bergers; et quand il prend entière possession d'une âme, la première chose qu'il fait, c'est de lui ôter la crainte et la honte. Aussi est-ce sans pudeur qu'Altisidore a déclaré ses désirs, qui ont engendré dans mon coeur moins de pitié que de confusion.
— Notable cruauté! s'écria Sancho; ingratitude inouïe! Pour moi, je puis dire que je me serais rendu et laissé prendre au plus petit propos d'amour qu'elle m'eût tenu. Mort de ma vie! quel coeur de marbre! quelles entrailles de bronze! quelle âme de mortier! Mais je ne puis m'imaginer ce qu'a vu cette donzelle en votre personne pour s'éprendre et s'enflammer ainsi. Quelle parure, quelle prestance, quelle grâce, quel trait du visage a-t- elle admirés? Comment chacune de ces choses en particulier, ou toutes ensemble, ont-elles pu l'amouracher de la sorte? En vérité, en vérité, je m'arrête bien souvent pour examiner Votre Grâce depuis la pointe du pied jusqu'au dernier cheveu de la tête, et je vois des choses plus faites pour épouvanter les gens que pour les rendre amoureux. Comme j'ai ouï dire également que la beauté est la première et la principale qualité pour éveiller l'amour. Votre Grâce n'en ayant pas du tout, je ne sais trop de quoi s'est amourachée la pauvre fille.
— Fais attention, Sancho, répondit don Quichotte, qu'il y a deux espèces de beauté, l'une de l'âme, l'autre du corps. Celle de l'âme brille et se montre dans l'esprit, dans la bienséance, dans la libéralité, dans la courtoisie, et toutes ces qualités peuvent trouver place chez un homme laid. Quand on vise à cette beauté, et non à celle du corps, l'amour n'en est que plus ardent et plus durable. Je vois bien, Sancho, que je ne suis pas beau, mais je reconnais aussi que je ne suis pas difforme, et il suffit à un homme de bien, pourvu qu'il ait les qualités de l'âme que j'ai dites, de n'être pas un monstre, pour être aimé tendrement.»
Tout en causant ainsi, ils étaient entrés dans une forêt qui se trouvait à côté de la route, et soudain, sans y penser, don Quichotte se trouva pris dans des filets de soie verte qui étaient étendus d'un arbre à l'autre. Ne concevant pas ce que ce pouvait être, il dit à Sancho:
«Il me semble, Sancho, que la rencontre de ces filets doit être une des plus étranges aventures qui se puissent imaginer. Qu'on me pende, si les enchanteurs qui me persécutent ne veulent m'y retenir pour suspendre mon voyage, comme en punition de la rigueur dont j'ai payé la belle Altisidore. Eh bien! moi, je leur fais savoir que si ces filets, au lieu d'être faits de soie verte, étaient durs comme le diamant, ou plus forts que ceux dans lesquels le jaloux dieu des forgerons enferma Vénus et Mars, je les romprais, cependant, comme s'ils étaient de joncs marins ou d'effilures de coton.»
Cela dit, il voulait passer outre et briser toutes les mailles, quand, tout à coup s'offrirent à sa vue, sortant d'une touffe d'arbres, deux belles bergères, ou du moins deux femmes vêtues en bergères, si ce n'est que les corsets de peau étaient de fin brocart, et les jupons de riche taffetas d'or. Elles avaient les cheveux tombant en boucles sur les épaules, et si blonds qu'ils pouvaient le disputer à ceux même du soleil. Leurs têtes étaient couronnées de guirlandes où s'entrelaçaient le vert laurier et la rouge amarante. Leur âge, en apparence, passait quinze ans, sans atteindre dix-huit. Cette apparition étonna Sancho, confondit don Quichotte, fit arrêter le soleil dans sa carrière, et les retint tous quatre dans un merveilleux silence. Enfin la première personne qui le rompit fut une des deux bergères.
«Retenez la bride, seigneur cavalier, dit-elle à don Quichotte, et ne brisez point ces filets, qui n'ont pas été tendus pour votre dommage, mais pour notre divertissement. Et comme je sais que vous allez nous demander pourquoi ils ont été tendus, et qui nous sommes, je veux vous le dire en peu de mots. Dans un village, à deux lieues d'ici, où demeurent plusieurs gens de qualité et plusieurs riches hidalgos, divers amis et parents se sont concertés avec leurs femmes, leurs fils et leurs filles, leurs amis et leurs parents, pour venir se réjouir en cet endroit, qui est un des plus agréables sites de tous les environs. Nous formons à nous tous une nouvelle Arcadie pastorale; les filles sont habillées en bergères, et les garçons en bergers. Nous avons appris par coeur deux églogues, l'une du fameux Garcilaso de la Vega, l'autre de l'excellent Camoëns, dans sa propre langue portugaise. Nous ne les avons point encore représentées, car c'est hier seulement que nous sommes arrivés ici. Nous avons planté quelques tentes parmi ce feuillage et sur le bord d'un ruisseau abondant qui fertilise toutes ces prairies. La nuit dernière, nous avons tendu ces filets à ces arbres, pour tromper les oiseaux qui, chassés par notre bruit, viendraient s'y jeter sans méfiance. S'il vous plaît, seigneur, de devenir notre hôte, vous serez accueilli avec courtoisie et libéralité, car en cet endroit nous ne laissons nulle place au chagrin et à la tristesse.»
La bergère se tut, et don Quichotte répondit:
«Assurément, belle et noble dame, Actéon ne dut pas être plus surpris, plus émerveillé, quand il surprit Diane au bain, que je ne le suis à la vue de votre beauté. Je loue l'objet de vos divertissements, et vous sais gré de vos offres obligeantes. Si, à mon tour, je puis vous servir, vous pouvez commander, sûres d'être obéies; car ma profession n'est autre que de me montrer reconnaissant et bienfaisant envers toute espèce de gens, mais surtout envers les gens de qualité, comme témoignent l'être vos personnes. Si ces filets, qui ne doivent occuper qu'un petit espace, occupaient toute la surface de la terre, j'irais chercher de nouveaux mondes pour passer sans les rompre; et, pour que vous donniez quelque crédit à cette hyperbole, sachez que celui qui vous fait une telle promesse n'est rien moins que don Quichotte de la Manche, si toutefois ce nom est arrivé jusqu'à vos oreilles.
— Ah! chère amie de mon âme! s'écria sur-le-champ l'autre bergère, quel bonheur nous est venu! Vois-tu ce seigneur qui nous parle? Eh bien! je te fais savoir que c'est le plus vaillant chevalier, le plus amoureux et le plus courtois qu'il y ait au monde; à moins qu'une histoire de ses prouesses qui circule imprimée, et que j'ai lue, ne mente et ne nous trompe. Je gagerais que ce brave homme qu'il mène avec lui est un certain Sancho Panza, son écuyer, dont rien n'égale la grâce et les saillies.
— C'est la vérité, dit Sancho; je suis ce plaisant et cet écuyer que vous dites, et ce seigneur est mon maître, le même don Quichotte de la Manche, imprimé et raconté en histoire.
— Ah! chère amie, s'écria l'autre, supplions-le de rester; nos parents et nos frères en auront une joie infinie. J'ai ouï parler aussi de sa valeur et de ses mérites de la façon dont tu viens d'en parler. On dit surtout qu'il est le plus constant et le plus loyal amoureux que l'on connaisse, et que sa dame est une certaine Dulcinée du Toboso, à qui toute l'Espagne décerne la palme de la beauté.
— C'est avec raison qu'on la lui donne, reprit don Quichotte, si toutefois votre beauté sans pareille ne met la chose en question. Mais ne perdez point votre temps, mesdames, à vouloir me retenir, car les devoirs impérieux de ma profession ne me laissent reposer nulle part.»
Sur ces entrefaites, arriva près des quatre causeurs un frère de l'une des deux bergères, vêtu avec une élégance et une richesse qui répondaient à leur accoutrement. Elles lui contèrent que celui qui parlait avec elles était le valeureux don Quichotte de la Manche, et l'autre son écuyer Sancho, que le jeune homme connaissait déjà pour avoir lu leur histoire. Aussitôt le galant berger fit au chevalier ses offres de service, et le pria si instamment de l'accompagner à leurs tentes, que don Quichotte fut contraint de céder; il le suivit. En ce moment se faisait la chasse aux huées, et les filets s'emplirent d'une multitude d'oiseaux, qui, trompés par la couleur des mailles, se jetaient dans le péril qu'ils fuyaient à tire-d'aile. Plus de trente personnes se réunirent en cet endroit, toutes galamment habillées en bergers et en bergères. Elles furent aussitôt informées que c'étaient là don Quichotte et son écuyer, ce qui les ravit de joie, parce qu'elles les connaissaient déjà par leur histoire.
On regagna les tentes, où l'on trouva les tables dressées, riches, propres et abondamment servies. On fit à don Quichotte l'honneur du haut bout. Tous le regardaient et s'étonnaient de le voir. Finalement, quand on leva la nappe, don Quichotte prit la parole et dit:
«Parmi les plus grands péchés que les hommes commettent, bien que certaines personnes disent que c'est l'orgueil qui a la première place, moi je dis que c'est l'ingratitude, m'en rapportant à ce qu'on a coutume de dire, que l'enfer est peuplé d'ingrats. Ce péché, j'ai tâché de le fuir, autant qu'il m'a été possible, depuis l'instant où j'eus l'usage de la raison. Si je ne peux payer les bonnes oeuvres qui me sont faites par d'autres bonnes oeuvres, je mets à la place le désir de les rendre; et, si cela ne suffit point, je les publie; car celui qui raconte et publie les bienfaits qu'il reçoit, les reconnaîtra, s'il le peut, par d'autres bienfaits. Effectivement, la plupart de ceux qui reçoivent sont inférieurs à ceux qui donnent. Ainsi est Dieu par- dessus tout le monde, parce qu'il est le bienfaiteur de tous, et les présents de l'homme ne peuvent répondre avec égalité à ceux de Dieu, à cause de l'infinie distance qui les sépare. Mais, à cette impuissance, à cette misère, supplée en quelque sorte la reconnaissance. Moi donc, reconnaissant de la grâce qui m'est faite ici, mais ne pouvant y répondre à la même mesure, et me renfermant dans les étroites limites de mon pouvoir, j'offre ce que je puis et ce qui vient de mon cru. Je dis donc que, pendant deux jours naturels, je soutiendrai, au milieu de cette grande route qui conduit à Saragosse, que ces dames, déguisées en bergères, sont les plus belles et les plus courtoises qu'il y ait au monde, à l'exception cependant de la sans pareille Dulcinée du Toboso, unique maîtresse de mes pensées, soit dit sans offenser aucun de ceux ou de celles qui m'écoutent.»
Quand Sancho entendit cela, lui qui avait écouté avec grande attention, il ne put se tenir et s'écria:
«Est-il possible qu'il y ait au monde des gens assez osés pour oser dire et jurer que ce mien maître-là est fou! Dites un peu, messieurs les bergers, y a-t-il curé de village, si savant et si beau parleur qu'il soit, qui puisse dire ce que mon maître a dit? Y a-t-il chevalier errant, quelque réputation de vaillance qu'il ait, qui puisse offrir ce qu'offre mon maître?»
Don Quichotte se tourna brusquement vers Sancho, et lui dit, le visage enflammé de colère:
«Est-il possible, ô Sancho! qu'il y ait dans tout l'univers une seule personne qui dise que tu n'es pas un sot doublé de même, avec je ne sais quelles bordures de malice et de coquinerie? Pourquoi te mêles-tu de mes affaires, et qui te charge de vérifier si je suis sensé ou imbécile? Tais-toi, sans répliquer un mot, et va seller Rossinante, s'il est dessellé; puis allons mettre mon offre à exécution; car, avec la raison que j'ai de mon côté, tu peux bien tenir pour vaincus tous ceux qui s'aviseraient de me contredire.»
Cela dit, il se leva de son siège, avec des gestes d'indignation, et laissa tous les spectateurs dans l'étonnement, les faisant douter s'il fallait le prendre pour sage ou pour fou.
Finalement, ce fut en vain qu'ils essayèrent de le détourner de son entreprise chevaleresque, en lui disant qu'ils tenaient pour dûment reconnus ses sentiments de gratitude, et qu'il n'était nul besoin de nouvelles démonstrations pour faire également connaître sa valeur, puisque celles que rapportait son histoire étaient bien suffisantes. Don Quichotte n'en persista pas moins dans sa résolution. Il monta sur Rossinante, prit sa lance, embrassa son écu, et fut se placer au beau milieu d'un grand chemin qui passait près de la verte prairie. Sancho le suivit sur son âne, ainsi que tous les gens de la compagnie pastorale, désireux de voir où aboutirait son offre arrogante et singulière.
Campé, comme on l'a dit, au milieu du chemin, don Quichotte fit retentir l'air de ces paroles:
«Ô vous, passagers et voyageurs, chevaliers, écuyers, gens à pied et à cheval, qui passez ou devez passer sur ce chemin pendant les deux jours qui vont suivre, sachez que don Quichotte de la Manche, chevalier errant, s'est ici posté pour soutenir que toutes les beautés et les courtoisies de la terre sont surpassées par celles que possèdent les nymphes habitantes de ces prés et de ces bois, laissant toutefois à part la reine de mon âme, Dulcinée du Toboso; ainsi donc, que celui qui serait d'un avis contraire se présente; je l'attends ici.»
Par deux fois il répéta mot à mot cette apostrophe, et par deux fois elle ne fut entendue d'aucun chevalier errant. Mais le sort, qui menait ses affaires de mieux en mieux, voulut que, peu de temps après, on découvrît sur le chemin une multitude d'hommes à cheval, portant pour la plupart des lances à la main, qui s'avançaient tous pressés, mêlés, et en grande hâte. Dès que ceux qui accompagnaient don Quichotte les eurent aperçus, ils tournèrent les talons, et s'écartèrent bien loin de la grand'route, parce qu'ils virent bien qu'en attendant cette rencontre ils pouvaient s'exposer à quelque danger. Don Quichotte seul, d'un coeur intrépide, resta ferme sur la place, et Sancho Panza se fit un bouclier des reins de Rossinante. Cependant la troupe confuse des lanciers s'approchait, et l'un d'eux, qui marchait en avant, se mit à crier de toute sa force à don Quichotte:
«Gare, homme du diable, gare du chemin; ces taureaux vont te mettre en pièces.
— Allons donc, canaille, répondit don Quichotte, il n'y a pas pour moi de taureaux qui vaillent, fussent-ils les plus terribles de ceux que le Jarama nourrit sur ses rives. Confessez, malandrins, confessez en masse et en bloc la vérité de ce que j'ai publié tout à l'heure; sinon, je vous livre bataille.»
Le vacher n'eut pas le temps de lui répondre, ni don Quichotte celui de se détourner, quand même il l'eût voulu; ainsi, le troupeau des taureaux de combat, avec les boeufs paisibles qui servent à les conduire[290], et la multitude de vachers et de gens de toute sorte qui les menaient à une ville où devait se faire une course le lendemain, tout cela passa par-dessus don Quichotte, et par-dessus Sancho, Rossinante et le grison, les roulant à terre et les foulant aux pieds. De l'aventure, Sancho resta moulu, don Quichotte épouvanté, le grison meurtri de coups, et Rossinante fort peu catholique. Pourtant ils se relevèrent tous à la fin, et don Quichotte, bronchant par-ci, tombant par-là, se mit aussitôt à courir après l'armée de bêtes à cornes, criant de toute sa voix:
«Arrêtez, arrêtez, canaille de malandrins, un seul chevalier vous attend, lequel n'est ni de l'humeur ni de l'avis de ceux qui disent: À l'ennemi qui fuit, faire un pont d'argent.»
Mais les fuyards, pressés, ne ralentirent pas leur course pour cela, et ne firent pas plus de cas de ses menaces que des nuages d'autan. La fatigue arrêta don Quichotte, qui, plus enflammé de courroux que rassasié de vengeance, s'assit sur le bord du chemin, attendant que Sancho, Rossinante et le grison revinssent auprès de lui. Ils arrivèrent enfin; maître et valet reprirent leurs montures, et, sans retourner prendre congé de la feinte Arcadie, avec plus de honte que de joie, ils continuèrent leur chemin.
Chapitre LIX
Où l'on raconte l'événement extraordinaire, capable d'être pris pour une aventure, qui arriva à don Quichotte
Don Quichotte et Sancho trouvèrent un remède à la poussière et à la lassitude, qui leur étaient restées de l'incivilité des taureaux, dans une claire et limpide fontaine qui coulait au milieu d'une épaisse touffe d'arbres. Laissant paître librement, sans harnais et sans bride, Rossinante et le grison, les deux aventuriers, maître et valet, s'assirent au bord de l'eau. Don Quichotte se rinça la bouche, se lava la figure, et rendit, par cette ablution, quelque énergie à ses esprits abattus. Sancho recourut au garde-manger de son bissac, et en tira ce qu'il avait coutume d'appeler sa victuaille[291]. Don Quichotte ne mangeait point, par pure tristesse, et Sancho n'osait pas toucher aux mets qu'il avait devant lui, par pure civilité; il attendait que son seigneur en essayât. Mais voyant qu'enseveli dans ses rêveries celui-ci ne se rappelait pas de porter le pain à la bouche, sans ouvrir la sienne pour parler, et foulant aux pieds toute bienséance, il se mit à encoffrer dans son estomac le pain et le fromage qui lui tombaient sous la main.
«Mange, ami Sancho, lui dit don Quichotte, alimente ta vie, cela t'importe plus qu'à moi, et laisse-moi mourir sous le poids de mes pensées et les coups de mes disgrâces. Je suis né, Sancho, pour vivre en mourant, et toi, pour mourir en mangeant. Afin que tu voies combien j'ai raison de parler ainsi, considère-moi, je te prie, imprimé dans des livres d'histoire, fameux dans les armes, affable et poli dans mes actions, respecté par de grands seigneurs, sollicité par de jeunes filles, et, quand, à la fin, j'attendais les palmes et les couronnes justement méritées par mes valeureux exploits, je me suis vu ce matin foulé, roulé et moulu sous les pieds d'animaux immondes. Cette réflexion m'émousse les dents, m'engourdit les mains, et m'ôte si complètement l'envie de manger, que je pense me laisser mourir de faim, mort la plus cruelle de toutes les morts.
— De cette manière, répondit Sancho, sans cesser de mâcher en toute hâte, Votre Grâce n'est pas de l'avis du proverbe qui dit: «Meure la poule, pourvu qu'elle meure saoûle.» Quant à moi, du moins, je ne pense pas me tuer moi-même. Je pense, au contraire, faire comme le savetier, qui tire le cuir avec les dents jusqu'à ce qu'il le fasse arriver où il veut. Moi je tirerai ma vie en mangeant, jusqu'à ce qu'elle arrive à la fin que lui a fixée le ciel. Sachez, seigneur, qu'il n'y a pas de plus grande folie que celle de vouloir se désespérer comme le fait Votre Grâce. Croyez- moi: après que vous aurez bien mangé, étendez-vous pour dormir un peu sur les verts tapis de cette prairie, et vous verrez, en vous réveillant, comme vous serez soulagé.»
Don Quichotte suivit ce conseil, trouvant que les propos de Sancho étaient plus d'un philosophe que d'un imbécile.
«Si tu voulais, ô Sancho, faire pour moi ce que je vais te dire, mon soulagement serait plus certain, et mes peines moins vives; ce serait, pendant que je dormirai, pour te complaire, de t'écarter un peu d'ici, et avec les rênes de Rossinante, mettant ta peau à l'air, de t'administrer trois ou quatre cents coups de fouet, à compte et à valoir sur les trois mille et tant que tu dois te donner pour le désenchantement de cette pauvre Dulcinée; car, en vérité, c'est une honte que cette pauvre dame reste enchantée par ta négligence et ta tiédeur.
— À cela il y a bien à dire, répondit Sancho. Dormons tous deux à cette heure, et Dieu dit ensuite ce qui sera. Sachez, seigneur, que se fouetter ainsi de sang-froid, c'est une rude chose, surtout quand les coups doivent tomber sur un corps mal nourri et plus mal repu. Que madame Dulcinée prenne patience; un beau jour, quand elle y pensera le moins, elle me verra percé de coups comme un crible, et jusqu'à la mort tout est vie; je veux dire que j'ai la mienne encore, aussi bien que l'envie d'accomplir ce que j'ai promis.»
Après l'avoir remercié de sa bonne intention, don Quichotte mangea un peu, et Sancho beaucoup; puis tous deux se couchèrent et s'endormirent, laissant les deux perpétuels amis et camarades, Rossinante et le grison, paître à leur fantaisie l'herbe abondante dont ces prés étaient pleins. Les dormeurs s'éveillèrent un peu tard. Ils remontèrent à cheval, et continuèrent leur route, en se donnant hâte pour arriver à une hôtellerie qu'on apercevait à une lieue plus loin. Je dis une hôtellerie, car ce fut ainsi que don Quichotte l'appela, contre l'usage qu'il avait d'appeler toutes les hôtelleries châteaux. Ils y arrivèrent enfin et demandèrent à l'hôtelier s'il y avait un gîte pour eux. On leur répondit que oui, avec toute la commodité et toutes les aisances qu'ils pourraient trouver à Saragosse. Tous deux mirent pied à terre, et Sancho porta ses bagages dans une chambre dont l'hôte lui donna la clef. Il conduisit les bêtes à l'écurie, leur jeta la ration dans la mangeoire, et, rendant grâce au ciel de ce que son maître n'avait pas pris cette hôtellerie pour un château, il revint voir ce que lui commanderait don Quichotte, qui s'était assis sur un banc.
L'heure du souper venue, ils se retirèrent dans leur chambre, et
Sancho demanda à l'hôte ce qu'il avait à leur donner.
«Vous serez servis à bouche que veux-tu, répondit l'hôte. Ainsi, demandez ce qui vous fera plaisir; car, en fait d'oiseaux de l'air, d'animaux de la terre, et de poissons de la mer, cette hôtellerie est abondamment pourvue.
— Il ne faut pas tant de choses, répliqua Sancho; avec une paire de poulets rôtis nous aurons assez, car mon seigneur est délicat et mange peu, et moi je ne suis pas glouton à l'excès.»
L'hôte répondit qu'il n'avait pas de poulets, parce que les milans dévastaient le pays.
«Eh bien! reprit Sancho, que le seigneur hôte fasse rôtir une poule qui soit un peu tendre.
— Une poule, sainte Vierge! s'écria l'hôte; en vérité, en vérité, j'en ai envoyé vendre hier plus de cinquante à la ville; mais à l'exception d'une poule, Votre Grâce peut demander ce qui lui plaira.
— De cette manière, reprit Sancho, le veau ne manquera pas, ni le chevreau non plus.
— Pour le présent, répondit l'hôte, il n'y en a pas à la maison, parce que la provision est épuisée; mais, la semaine qui vient, il y en aura de reste.
— Nous voilà bien lotis, repartit Sancho; je parie que tous ces objets manquants vont se résumer en une grande abondance de lard et d'oeufs.
— Pardieu! répondit l'hôtelier, mon hôte a vraiment une gentille mémoire! je viens de lui dire que je n'ai ni poules ni poulets, et il veut maintenant que j'aie des oeufs! Qu'il imagine, s'il lui plaît, d'autres délicatesses, et qu'il cesse de demander des poules.
— Allons au fait, par le nom du Christ! s'écria Sancho; dites-moi finalement ce que vous avez, et trêve de balivernes.
— Seigneur hôte, reprit l'hôtelier, ce que j'ai véritablement, ce sont deux pieds de boeuf qui ressemblent à des pieds de veau, ou deux pieds de veau qui ressemblent à des pieds de boeuf. Ils sont cuits avec leur assaisonnement de pois, d'oignons et de lard, et disent, à l'heure qu'il est, en bouillant sur le feu: Mange-moi, mange-moi.
— D'ici je les marque pour miens, s'écria Sancho, et que personne n'y touche; je les payerai mieux qu'un autre, car je ne pouvais rien rencontrer qui fût plus de mon goût; et peu m'importe qu'ils soient de boeuf ou de veau, pourvu que ce soient des pieds.
— Personne n'y touchera, répondit l'hôtelier; car d'autres hôtes, que j'ai à la maison, sont assez gens de qualité pour mener avec eux cuisinier, officier et provisions de bouche.
— Quant à la qualité, dit Sancho, personne n'en revend à mon maître; mais l'emploi qu'il exerce ne permet ni garde-manger ni panier à bouteilles. Nous nous étendons par là, au milieu d'un pré, et nous mangeons à notre soûl des glands et des nèfles.»
Tel fut l'entretien qu'eut Sancho avec l'hôtelier, et qu'il cessa là, sans vouloir lui répondre, car l'autre avait déjà demandé quel était l'emploi ou la profession de son maître. L'heure du souper vint; don Quichotte regagna sa chambre; l'hôte apporta la fricassée comme elle se trouvait, et le chevalier se mit à table.
Bientôt après, dans la chambre voisine de la sienne, et qui n'en était séparée que par une mince cloison, don Quichotte entendit quelqu'un qui disait:
«Par la vie de Votre Grâce, seigneur don Géronimo, en attendant qu'on apporte le souper, lisons un autre chapitre de la seconde partie de don Quichotte de la Manche.»
À peine don Quichotte eut-il entendu son nom, qu'il se leva tout debout, dressa l'oreille, et prêta toute son attention à ce qu'on disait de lui. Il entendit ce don Géronimo répondre:
«Pourquoi voulez-vous, seigneur don Juan, que nous lisions ces sottises? Quiconque a lu la première partie de don Quichotte de la Manche ne peut trouver aucun plaisir à lire cette seconde partie.
— Toutefois, reprit don Juan, nous ferons bien de la lire; car enfin, il n'y a pas de livres si mauvais qu'on y trouve quelque chose de bon. Ce qui me déplaît le plus dans celui-ci, c'est qu'on y peint don Quichotte guéri de son amour pour Dulcinée du Toboso.[292]«
Quand don Quichotte entendit cela, plein de dépit et de colère, il éleva la voix et s'écria:
«À quiconque dira que don Quichotte de la Manche a oublié ou peut oublier Dulcinée du Toboso, je lui ferai connaître, à armes égales, qu'il est bien loin de la vérité; car ni Dulcinée du Toboso ne peut être oubliée, ni l'oubli se loger en don Quichotte. Sa devise est la constance, et ses voeux de rester fidèle, sans se faire aucune violence, par choix et par plaisir.
— Qui nous répond? demanda-t-on de l'autre chambre.
— Qui pourrait-ce être, répliqua Sancho, sinon don Quichotte de la Manche lui-même, qui soutiendra tout ce qu'il a dit, et même tout ce qu'il dira? car le bon payeur ne regrette pas ses gages.»
À peine Sancho avait-il achevé, que deux gentilshommes (du moins en avaient-ils l'apparence) ouvrirent la porte de la chambre, et l'un d'eux, jetant les bras au cou de don Quichotte, lui dit avec effusion:
«Ce n'est ni votre aspect qui peut démentir votre nom, ni votre nom qui peut démentir votre aspect. Vous, seigneur, vous êtes sans aucun doute le véritable don Quichotte de la Manche, étoile polaire de la chevalerie errante, en dépit de celui qui a voulu usurper votre nom et anéantir vos prouesses, comme l'a fait l'auteur de ce livre que je remets entre vos mains.»
Il lui présenta en même temps un livre que tenait son compagnon. Don Quichotte le prit, et se mit à le feuilleter sans répondre un mot; puis, quelques moments après, il le lui rendit en disant:
«Dans le peu que j'ai vu, j'ai trouvé chez cet auteur trois choses dignes de blâme. La première, quelques paroles que j'ai lues dans le prologue[293]; la seconde, que le langage est aragonais, car l'auteur supprime quelquefois les articles; enfin la troisième, qui le confirme surtout pour un ignorant, c'est qu'il se trompe et s'éloigne de la vérité dans la partie principale de l'histoire. Il dit en effet que la femme de Sancho Panza, mon écuyer, s'appelle Marie Gutierrez[294], tandis qu'elle s'appelle Thérèse Panza; et celui qui se trompe en un point capital doit faire craindre qu'il ne se trompe en tout le reste de l'histoire.
— Voilà, pardieu, une jolie chose pour un historien, s'écria Sancho, et il doit bien être au courant de nos affaires, puisqu'il appelle Thérèse Panza, ma femme, Marie Gutierrez! Reprenez le livre, seigneur, et voyez un peu si je figure par là, et si on estropie mon nom.
— À ce que vous venez de dire, mon ami, reprit don Géronimo, vous devez être Sancho Panza, l'écuyer du seigneur don Quichotte?
— Oui, je le suis, répondit Sancho, et je m'en flatte.
— Eh bien! par ma foi, continua le gentilhomme, cet auteur moderne ne vous traite pas avec la décence qui se voit en votre personne. Il vous peint glouton et niais, et pas le moins du monde amusant, bien différent enfin de l'autre Sancho qu'on trouve dans la première partie de l'histoire de votre maître.
— Dieu lui pardonne, répondit Sancho; il aurait mieux fait de me laisser dans mon coin, sans se souvenir de moi; car pour mener la danse il faut savoir jouer du violon, et ce n'est qu'à Rome que saint Pierre est bien.»
Les deux gentilshommes invitèrent don Quichotte à passer dans leur chambre pour souper avec eux, sachant bien, dirent-ils, qu'il n'y avait rien, dans cette hôtellerie, de convenable pour sa personne. Don Quichotte, qui fut toujours affable et poli, se rendit à leurs instances et soupa avec eux. Sancho resta maître de la marmite en toute propriété; il prit le haut bout de la table, et l'hôtelier s'assit auprès de lui, car il n'était pas moins que Sancho amoureux de ses pieds de boeuf.
Pendant le souper, don Juan demanda à don Quichotte quelles nouvelles il avait de madame Dulcinée du Toboso; si elle s'était mariée, si elle était accouchée ou enceinte, ou bien si, gardant ses voeux de chasteté, elle se souvenait des amoureuses pensées du seigneur don Quichotte.
«Dulcinée, répondit don Quichotte, est encore pure et sans tache, et mon coeur plus constant que jamais; notre correspondance, nulle comme d'habitude; sa beauté, changée en la laideur d'une vile paysanne.»
Puis il leur conta de point en point l'enchantement de Dulcinée, ses aventures dans la caverne de Montésinos, et la recette que lui avait donnée le sage Merlin pour désenchanter sa dame, laquelle n'était autre que la flagellation de Sancho. Ce fut avec un plaisir extrême que les gentilshommes entendirent conter, de la bouche même de don Quichotte, les étranges événements de son histoire. Ils restèrent aussi étonnés de ses extravagances que de la manière élégante avec laquelle il les racontait. Tantôt ils le tenaient pour spirituel et sensé, tantôt ils le voyaient glisser et tomber dans le radotage, et ne savaient enfin quelle place lui donner entre la sagesse et la folie. Sancho acheva de souper, et, laissant l'hôtelier battre les murailles, il passa dans la chambre de son maître, où il dit en entrant:
«Qu'on me pende, seigneurs, si l'auteur de ce livre qu'ont Vos Grâces a envie que nous restions longtemps cousins. Je voudrais, du moins, puisqu'il m'appelle glouton, à ce que vous dites, qu'il se dispensât de m'appeler ivrogne.
— C'est précisément le nom qu'il vous donne, répondit don Géronimo. Je ne me rappelle pas bien de quelle façon, mais je sais que les propos qu'il vous prête sont malséants et en outre menteurs, à ce que je lis dans la physionomie du bon Sancho que voilà.
— Vos Grâces peuvent m'en croire, reprit Sancho; le Sancho et le don Quichotte de cette histoire sont d'autres que ceux qui figurent dans celle qu'a composée Cid Hamet Ben-Engéli; ceux-là sont nous-mêmes; mon maître, vaillant, discret et amoureux; moi, simple, plaisant, et pas plus glouton qu'ivrogne.
— C'est aussi ce que je crois, reprit don Juan; et, si cela était possible, il faudrait ordonner que personne n'eût l'audace d'écrire sur les aventures du grand don Quichotte, si ce n'est Cid Hamet, son premier auteur, de la même façon qu'Alexandre ordonna que personne n'eût l'audace de faire son portrait, si ce n'est Apelle.
— Mon portrait, le fasse qui voudra, dit don Quichotte; mais qu'on ne me maltraite pas, car la patience finit par tomber quand on la charge d'injures.
— Quelle injure peut-on faire au seigneur don Quichotte, répondit don Juan, dont il ne puisse aisément se venger, à moins qu'il ne la pare avec le bouclier de sa patience, qui est large et fort, à ce que j'imagine?»
Ce fut dans ces entretiens et d'autres semblables que se passa une grande partie de la nuit; et, bien que don Juan et son ami pressassent don Quichotte de lire un peu plus du livre pour voir quelle gamme il chantait, on ne put l'y décider. Il répondit qu'il tenait le livre pour lu tout entier, qu'il le maintenait pour impertinent d'un bout à l'autre, et qu'il ne voulait pas, si jamais son auteur venait à savoir qu'on le lui eût mis entre les mains, lui donner la joie de croire qu'il en avait fait lecture. «D'ailleurs, ajouta-t-il, la pensée même doit se détourner des choses obscènes et ridicules, à plus forte raison les yeux.[295]« On lui demanda où il avait résolu de diriger sa route. Il répondit qu'il allait à Saragosse, pour se trouver aux fêtes appelées _joutes du harnais, _qu'on célèbre chaque année dans cette ville. Don Juan lui dit alors que cette nouvelle histoire racontait comment don Quichotte, ou quel que fût celui qu'elle appelait ainsi, avait assisté, dans la même ville, à une course de bague, dépourvue d'invention, pauvre de style, misérable en descriptions de livrées; mais, en revanche, riche en niaiseries.[296]
«En ce cas-là, répliqua don Quichotte, je ne mettrai point les pieds à Saragosse, et je publierai ainsi, à la face du monde, le mensonge de ce moderne historien, et les gens pourront se convaincre que je ne suis pas le don Quichotte dont il parle.
— Ce sera fort bien fait, reprit don Géronimo; et d'ailleurs il y a d'autres joutes à Barcelone, où le seigneur don Quichotte pourra montrer son adresse et sa valeur.
— Voilà ce que je pense faire, répliqua don Quichotte; mais que Vos Grâces veuillent bien me permettre, car il en est l'heure, d'aller me mettre au lit, et qu'elles me comptent désormais au nombre de leurs meilleurs amis et serviteurs.
— Moi aussi, ajouta Sancho, peut-être leur serai-je bon à quelque chose.»
Sur cela, prenant congé de leurs voisins, don Quichotte et Sancho regagnèrent leur chambre, et laissèrent don Juan et don Géronimo tout surpris du mélange qu'avait fait le chevalier de la discrétion et de la folie. Du reste ils crurent fermement que c'étaient bien les véritables don Quichotte et Sancho, et non ceux qu'avait dépeints leur historien aragonais.
Don Quichotte se leva de grand matin, et, frappant à la cloison de l'autre chambre, il dit à ses hôtes un dernier adieu. Sancho paya magnifiquement l'hôtelier, mais lui conseilla de vanter un peu moins l'abondance de son hôtellerie, ou de la tenir désormais mieux approvisionnée.
Chapitre LX
De ce qui arriva à don Quichotte allant à Barcelone
La matinée était fraîche et promettait une égale fraîcheur pour le jour, quand don Quichotte quitta l'hôtellerie, après s'être bien informé, d'abord du chemin qui conduisait directement à Barcelone, sans toucher à Saragosse, tant il avait envie de faire mentir ce nouvel historien qui, disait-on, le traitait si outrageusement. Or, il advint qu'en six jours entiers il ne lui arriva rien qui mérite d'être couché par écrit. Au bout de ces six jours, s'étant écarté du grand chemin, la nuit le surprit dans un épais bosquet de chênes ou de lièges; car, sur ce point, Cid Hamet ne garde pas la ponctualité qu'il met en toute chose. Maître et valet descendirent de leurs bêtes; et Sancho, qui avait fait ce jour-là ses quatre repas, s'étant arrangé contre le tronc d'un arbre, entra d'emblée par la porte du sommeil. Mais don Quichotte, que ses pensées, plus encore que la faim, tenaient éveillé, ne pouvait fermer les yeux. Au contraire, son imagination le promenait en mille endroits différents. Tantôt il croyait se retrouver dans la caverne de Montésinos; tantôt il voyait sauter et cabrioler sur sa bourrique Dulcinée transformée en paysanne; tantôt il entendait résonner à ses oreilles les paroles du sage Merlin, qui lui rappelaient les conditions qu'il fallait accomplir et les diligences qu'il fallait faire pour le désenchantement de Dulcinée. Il se désespérait en voyant la tiédeur et le peu de charité de son écuyer Sancho, lequel, à ce qu'il croyait, ne s'était encore donné que cinq coups de fouet, nombre bien faible et bien chétif en comparaison de la multitude infinie qu'il lui restait à se donner. Ces réflexions lui causèrent tant de peine et de dépit, qu'il fit en lui-même ce discours:
«Si le grand Alexandre défit le noeud gordien en disant: _Autant vaut couper que détacher, _et s'il n'en devint pas moins seigneur universel de toute l'Asie, il n'en arriverait ni plus ni moins à présent, pour le désenchantement de Dulcinée, si je fouettais moi- même Sancho malgré lui. En effet, puisque le remède consiste en ce que Sancho reçoive trois mille et tant de coups de fouet, qu'importe s'il se les donne lui-même ou qu'un autre les lui donne? toute la question est qu'il les reçoive, de quelque main qu'ils lui arrivent.»
Dans cette pensée, il s'approcha de Sancho, après avoir pris d'abord les rênes de Rossinante qu'il ajusta de manière à s'en faire un fouet, et il se mit à lui détacher sa seule aiguillette; car l'opinion commune est que Sancho ne portait que celle de devant pour soutenir ses chausses. Mais à peine avait-il commencé cette besogne, que Sancho s'éveilla les yeux grands ouverts, et dit brusquement:
«Qu'est-ce là? qui me touche et me déchausse?
— C'est moi, répondit don Quichotte, qui viens suppléer à ta négligence et remédier à mes peines. Je viens te fouetter, Sancho, et acquitter en partie la dette que tu as contractée. Dulcinée périt; tu vis sans te soucier de rien; je meurs dans le désespoir; ainsi, défais tes chausses de bonne volonté, car la mienne est de te donner dans cette solitude au moins deux mille coups de fouet.
— Oh! pour cela, non, s'écria Sancho; que Votre Grâce se tienne tranquille; sinon, par le Dieu véritable, il y aura du tapage à nous faire entendre des sourds. Les coups de fouet auxquels je me suis obligé doivent être donnés volontairement, et non par force. Maintenant, je n'ai pas envie de me fouetter. Il suffit que je donne à Votre Grâce ma parole de me flageller et de me chasser les mouches quand l'envie m'en prendra.
— Je ne puis m'en remettre à ta courtoisie, Sancho, reprit don Quichotte, car tu es dur de coeur, et, quoique vilain, tendre de chair.»
En parlant ainsi, il s'obstinait à vouloir lui délacer l'aiguillette. Voyant cela, Sancho se leva tout debout, sauta sur son seigneur, le prit à bras-le-corps, et, lui donnant un croc-en- jambe, le jeta par terre tout de son long; puis il lui mit le genou droit sur la poitrine, et lui prit les mains avec ses mains, de façon qu'il ne le laissait ni remuer ni souffler. Don Quichotte lui criait d'une voix étouffée:
«Comment, traître, tu te révoltes contre ton maître et seigneur naturel! tu t'attaques à celui qui te donne son pain!
— Je ne fais ni ne défais de roi[297]! répondit Sancho, mais je m'aide moi-même, moi qui suis mon seigneur. Que Votre Grâce me promette de rester tranquille et qu'il ne sera pas question de me fouetter maintenant; alors je vous lâche et vous laisse aller; sinon, tu mourras ici, traître, ennemi de doña Sancha.[298]«
Don Quichotte lui promit ce qu'il exigeait. Il jura, par la vie de ses pensées, qu'il ne le toucherait pas au poil du pourpoint, et laisserait désormais à sa merci et à sa volonté le soin de se fouetter quand il le jugerait à propos. Sancho se releva, et s'éloigna bien vite à quelque distance; mais, comme il s'appuyait à un arbre, il sentit quelque chose lui toucher la tête; il leva les mains, et rencontra deux pieds d'homme chaussés de souliers. Tremblant de peur, il courut se réfugier contre un autre arbre, où la même chose lui arriva. Alors il appela don Quichotte, en criant au secours. Don Quichotte accourut, et lui demanda ce qui lui était arrivé, et ce qui lui faisait peur. Sancho répondit que tous ces arbres étaient pleins de pieds et de jambes d'hommes. Don Quichotte les toucha à tâtons, et comprit sur-le-champ ce que ce pouvait être.
«Il n'y a pas de quoi te faire peur, Sancho, lui dit-il; car ces jambes et ces pieds que tu touches et ne vois pas sont sans doute ceux de quelques voleurs et bandits qui sont pendus à ces arbres; car c'est ici que la justice, quand elle les prend, a coutume de les pendre par vingt et par trente. Cela m'indique que je dois être près de Barcelone.»
Ce qui était vrai effectivement, comme il l'avait conjecturé. Au point du jour; ils levèrent les yeux, et virent les grappes dont ces arbres étaient chargés: c'étaient des corps de bandits.
Cependant le jour venait de paraître, et, si les morts les avaient effrayés, ils ne furent pas moins épouvantés à la vue d'une quarantaine de bandits vivants, qui tout à coup les entourèrent, leur disant en langue catalane de rester immobiles et de ne pas bouger jusqu'à l'arrivée de leur capitaine. Don Quichotte se trouvait à pied, son cheval sans bride, sa lance appuyée contre un arbre, et, finalement, sans aucune défense. Il fut réduit à croiser les mains et à baisser la tête, se réservant pour une meilleure occasion. Les bandits accoururent visiter le grison et ne lui laissèrent pas un fétu de ce que renfermaient le bissac et la valise. Bien en prit à Sancho d'avoir mis dans une ceinture de cuir qu'il portait sur le ventre les écus du duc et ceux qu'il apportait du pays. Mais toutefois ces braves gens l'auraient bien fouillé jusqu'à trouver ce qu'il cachait entre cuir et chair, si leur capitaine ne fût arrivé dans ce moment. C'était un homme de trente-quatre ans environ, robuste, d'une taille élevée, au teint brun, au regard sérieux et assuré. Il montait un puissant cheval, et portait sur sa cotte de mailles quatre pistolets, de ceux qu'on appelle dans le pays pedreñales[299]. Il vit que ses écuyers (c'est le nom que se donnent les gens de cette profession) allaient dépouiller Sancho Panza. Il leur commanda de n'en rien faire, et fut aussitôt obéi; ainsi échappa la ceinture. Il s'étonna de voir une lance contre un arbre, un écu par terre, et don Quichotte, armé, avec la plus sombre et la plus lamentable figure qu'aurait pu composer la tristesse elle-même. Il s'approcha de lui:
«Ne soyez pas si triste, bonhomme, lui dit-il; vous n'êtes pas tombé dans les mains de quelque barbare Osiris[300], mais dans celles de Roque Guinart, plus compatissantes que cruelles.[301]
— Ma tristesse, répondit don Quichotte, ne vient pas d'être tombé en ton pouvoir, ô vaillant Roque, dont la renommée n'a point de bornes sur la terre; elle vient de ce que ma négligence a été telle que tes soldats m'aient surpris sans bride à mon cheval, tandis que je suis obligé, suivant l'ordre de la chevalerie errante, où j'ai fait profession, de vivre toujours en alerte, et d'être, à toute heure, la sentinelle de moi-même. Je dois t'apprendre, ô grand Guinart, que, s'ils m'eussent trouvé sur mon cheval avec ma lance et mon écu, ils ne seraient pas venus facilement à bout de moi; car je suis don Quichotte de la Manche, celui qui a rempli l'univers du bruit de ses exploits.»
Roque Guinart comprit aussitôt que la maladie de don Quichotte tenait plus de la folie que de la vaillance; et, bien qu'il l'eût quelquefois entendu nommer, il n'avait jamais cru à la vérité de son histoire, ni pu se persuader qu'une semblable fantaisie s'emparât du coeur d'un homme. Ce fut donc une grande joie pour lui de l'avoir rencontré, pour toucher de près ce qu'il avait ouï dire de loin.
«Valeureux chevalier, lui dit-il, ne vous désespérez point, et ne tenez pas à mauvaise fortune celle qui vous amène ici. Il se pourrait, au contraire, qu'en ces rencontres épineuses votre sort fourvoyé retrouvât sa droite ligne, car c'est par des chemins étranges, par des détours inouïs, hors de la prévoyance humaine, que le ciel a coutume de relever les abattus et d'enrichir les pauvres.»
Don Quichotte allait lui rendre grâce, quand ils entendirent derrière eux un grand bruit, comme celui d'une troupe de chevaux. Ce n'en était pourtant qu'un seul, sur lequel venait à bride abattue un jeune homme d'une vingtaine d'années, vêtu d'un pourpoint de damas vert orné de franges d'or, avec des chausses larges, un chapeau retroussé à la wallonne, des bottes justes et cirées, l'épée, la dague et les éperons dorés, un petit mousquet à la main et deux pistolets à la ceinture. Roque tourna la tête au bruit, et vit ce galant personnage qui lui dit, dès qu'il se fut approché:
«Je te cherchais, ô vaillant Roque, pour trouver en toi, sinon un remède, au moins un adoucissement à mes malheurs. Et, pour ne pas te tenir davantage en suspens, car je vois bien que tu ne me reconnais pas, je veux te dire qui je suis. Je suis Claudia Géronima, fille de Simon Forte, ton ami intime, et ennemi particulier de Clauquel Torrellas, qui est aussi le tien, puisqu'il est du parti contraire. Tu sais que ce Torrellas a un fils qu'on appelle don Vicente Torrellas, ou du moins qui portait ce nom il n'y a pas deux heures. Je te dirai en peu de mots, pour abréger le récit de mes infortunes, celle dont il est la cause. Il me vit, me fit la cour; je l'écoutai et le payai de retour en secret de mon père; car il n'est pas une femme, si retirée et si sage qu'elle vive, qui n'ait du temps de reste pour satisfaire ses désirs quand elle s'y laisse emporter. Finalement il me fit la promesse d'être mon époux, et je lui engageai ma parole d'être à lui, sans que toutefois l'effet suivît nos mutuels serments. Hier, j'appris qu'oubliant ce qu'il me devait, il épousait une autre femme, et que ce matin il allait se rendre aux fiançailles. Cette nouvelle me troubla l'esprit et mit ma patience à bout. Mon père n'étant point à la maison, il me fut facile de prendre cet équipage, et, pressant le pas de ce cheval, j'atteignis don Vicente à une lieue environ d'ici. Là, sans perdre de temps à lui faire entendre des plaintes ni à recevoir des excuses, je déchargeai sur lui cette carabine, et de plus ces deux pistolets, lui mettant, à ce que je crois, plus de deux balles dans le corps, et ouvrant des issues par où mon honneur sortit avec son sang. Je l'ai laissé sur la place entre les mains de ses valets, qui n'osèrent ou ne purent prendre sa défense. Je viens te chercher pour que tu me fasses passer en France, où j'ai des parents chez qui je pourrai vivre, et te prier aussi de protéger mon père, pour que la nombreuse famille de don Vicente n'exerce pas sur lui une effroyable vengeance.»
Roque, tout surpris de la bonne mine, de l'énergie et de l'étrange aventure de la belle Claudia, lui répondit aussitôt:
«Venez, madame; allons voir si votre ennemi est mort. Nous verrons ensuite ce qu'il conviendra de faire.»
Don Quichotte écoutait attentivement ce qu'avait dit Claudia, et ce que répondait Roque Guinart.
«Personne, s'écria-t-il, n'a besoin de se mettre en peine pour défendre cette dame. Qu'on me donne mon cheval et mes armes, et qu'on m'attende ici. J'irai chercher ce chevalier, et, mort ou vif, je lui ferai tenir la parole qu'il a donnée à une si ravissante beauté.
— Que personne n'en doute, ajouta Sancho, car mon seigneur a la main heureuse en fait de mariages. Il n'y a pas quinze jours qu'il a fait marier un autre homme qui refusait aussi à une autre demoiselle l'accomplissement de sa parole; et, si ce n'eût été que les enchanteurs qui le poursuivent changèrent la véritable figure du jeune homme en celle d'un laquais, à cette heure-ci ladite demoiselle aurait cessé de l'être.»
Guinart, qui avait plus à faire de penser à l'aventure de la belle Claudia qu'aux propos de ses prisonniers, maître et valet, n'entendit ni l'un ni l'autre, et, après avoir donné l'ordre à ses écuyers de rendre à Sancho tout ce qu'ils lui avaient pris sur le grison, leur commanda de se retirer dans le gîte où ils avaient passé la nuit; puis il partit au galop avec Claudia pour chercher don Vicente, blessé ou mort. Ils arrivèrent à l'endroit où Claudia avait rencontré son amant; mais ils n'y trouvèrent que des taches de sang récemment versé. Étendant la vue de toutes parts, ils aperçurent un groupe d'hommes au sommet d'une colline, et imaginèrent, comme c'était vrai, que ce devait être don Vicente que ses domestiques emportaient, ou mort, ou vif, pour le panser ou pour l'enterrer. Ils pressèrent le pas dans le désir de les atteindre; ce qui ne fut pas difficile, car les autres allaient lentement. Ils trouvèrent don Vicente dans les bras de ces gens, qu'il suppliait, d'une voix éteinte, de le laisser mourir en cet endroit, car la douleur qu'il ressentait de ses blessures ne lui permettait pas d'aller plus loin. Roque et Claudia se jetèrent à bas de leurs chevaux et s'approchèrent du moribond. Les valets s'effrayèrent à l'aspect de Guinart, et Claudia se troubla plus encore à la vue de don Vicente. Moitié attendrie, moitié sévère, elle s'approcha de lui et lui prit la main:
«Si tu me l'avais donnée, cette main, dit-elle, suivant notre convention, tu ne te serais jamais vu dans cette extrémité.»
Le gentilhomme blessé ouvrit les yeux que déjà la mort avait presque fermés, et, reconnaissant Claudia, il lui dit:
«Je vois bien, belle et trompée Claudia, que c'est toi qui m'as donné la mort. C'est une peine que ne méritaient point mes désirs, qui jamais, pas plus que mes oeuvres, n'ont voulu ni su t'offenser.
— Comment! s'écria Claudia, n'est-il pas vrai que tu allais ce matin épouser Léonora, la fille du riche Balbastro?
— Oh! non certes, répondit don Vicente. Ma mauvaise étoile t'a porté cette fausse nouvelle, pour que, dans un transport jaloux, tu m'ôtasses la vie; mais puisque je la perds et la laisse en tes bras, je tiens mon sort pour fortuné. Afin que tu donnes croyance à mes paroles, serre ma main, et reçois-moi, si tu veux, pour époux. Je n'ai plus à te donner d'autre satisfaction de l'outrage que tu crois avoir reçu de moi.»
Claudia lui serra la main, mais son coeur aussi se serra de telle sorte, qu'elle tomba évanouie sur la poitrine sanglante de don Vicente, auquel prit un paroxysme mortel. Roque, plein de trouble, ne savait que faire. Les domestiques coururent chercher de l'eau pour leur jeter au visage, et, l'ayant apportée, les en inondèrent aussitôt. Claudia revint de son évanouissement, mais non don Vicente de son paroxysme; il y avait laissé la vie. Lorsque Claudia le vit sans mouvement, et qu'elle se fut assurée que son époux avait cessé de vivre, elle frappa l'air de ses gémissements et le ciel de ses plaintes; elle s'arracha les cheveux, qu'elle livra aux vents; elle déchira son visage de ses propres mains, et donna enfin tous les témoignages de regret et de douleur qu'on pouvait attendre d'un coeur navré. «Ô femme cruelle et inconsidérée, disait-elle, avec quelle facilité tu as exécuté une si horrible pensée! Ô rage de la jalousie, à quelle fin désespérée tu précipites quiconque te donne accès dans son âme! Ô mon cher époux, c'est quand tu m'appartenais, que le sort impitoyable te mène du lit nuptial à la sépulture!» Il y avait tant d'amertume et de désespoir dans les plaintes qu'exhalait Claudia, qu'elles tirèrent des larmes à Roque, dont les yeux n'avaient pas l'habitude d'en verser en aucune occasion. Les domestiques fondaient en pleurs; Claudia s'évanouissait à chaque moment, et toute la colline paraissait un champ de tristesse et de malheur.
Enfin, Roque Guinart ordonna aux gens de don Vicente de porter le corps de ce jeune homme à la maison de son père, qui n'était pas fort loin, pour qu'on lui donnât la sépulture. Claudia dit à Roque qu'elle voulait aller s'enfermer dans un monastère, dont l'une de ses tantes était abbesse, et qu'elle pensait y finir sa vie dans la compagnie d'un meilleur et plus éternel époux. Roque approuva sa sainte résolution. Il offrit de l'accompagner jusqu'où elle voudrait, et de protéger son père contre les parents de don Vicente. Claudia ne voulut en aucune façon accepter son escorte, et, le remerciant du mieux qu'elle put de ses offres de service, elle s'éloigna tout éplorée. Les gens de don Vicente emportèrent son corps, et Roque vint rejoindre ses gens. Telle fut la fin des amours de Claudia Géronima. Mais faut-il s'en étonner, quand ce fut la violence irrésistible d'une aveugle jalousie qui tissa la trame de sa lamentable histoire?
Roque Guinart trouva ses écuyers dans l'endroit où il leur avait ordonné de se rendre, et, au milieu d'eux, don Quichotte, qui, monté sur Rossinante, leur faisait un sermon pour leur persuader d'abandonner ce genre de vie, non moins dangereux pour l'âme que pour le corps. Mais la plupart étaient des gascons, gens grossiers, gens de sac et de corde; la harangue de don Quichotte ne leur entrait pas fort avant. À son arrivée, Roque demanda à Sancho Panza si on lui avait restitué les bijoux et les joyaux que les siens avaient pris sur le grison.
«Oui, répondit Sancho, il ne me manque plus que trois mouchoirs de tête qui valaient trois grandes villes.
— Qu'est-ce que tu dis là, homme? s'écria l'un des bandits présents; c'est moi qui les ai, et ils ne valent pas trois réaux.
— C'est vrai, reprit don Quichotte; mais mon écuyer les estime autant qu'il l'a dit, en considération de la personne qui me les a donnés.»
Roque Guinart ordonna aussitôt de les rendre; et, faisant mettre tous ses gens sur une file, il fit apporter devant eux les habits, les joyaux, l'argent, enfin tout ce qu'on avait volé depuis la dernière répartition; puis ayant fait rapidement le calcul estimatif, et prisé en argent ce qui ne pouvait se diviser, il partagea le butin entre toute sa compagnie avec tant de prudence et d'équité, qu'il ne blessa pas en un seul point la justice distributive. Cela fait, et tous se montrant satisfaits et bien récompensés, Roque dit à don Quichotte:
«Si l'on ne gardait pas une telle ponctualité à l'égard de ces gens-là, il ne serait pas possible de vivre avec eux.»
Sancho ajouta sur-le-champ:
«À ce que je viens de voir ici, la justice est si bonne, qu'il est nécessaire de la pratiquer même parmi les voleurs.»
Un des écuyers l'entendit, et leva la crosse de son arquebuse, avec laquelle il eût certainement ouvert la tête à Sancho, si Roque Guinart ne lui eût crié de s'arrêter. Sancho frissonna de tout son corps, et fit le ferme propos de ne pas desserrer les dents tant qu'il serait avec ces gens-là.
En ce moment arriva l'un des écuyers postés en sentinelle le long des chemins, pour épier les gens qui venaient à passer, et aviser son chef de tout ce qui s'offrait.
«Seigneur, dit celui-là, non loin d'ici, sur le chemin qui mène à
Barcelone, vient une grande troupe de monde.
— As-tu pu reconnaître, répondit Roque, si ce sont de ceux qui nous cherchent, ou de ceux que nous cherchons?
— Ce sont de ceux que nous cherchons, répliqua l'écuyer.
— En ce cas, partez tous, s'écria Roque, et amenez-les-moi bien vite ici, sans qu'il en échappe aucun.»
On obéit, et Roque resta seul avec don Quichotte et Sancho, attendant ce qu'amèneraient ses écuyers. Dans l'intervalle, il dit à don Quichotte:
«Le seigneur don Quichotte doit trouver nouvelle notre manière de vivre, et nouvelles aussi nos aventures, qui sont en outre toutes périlleuses. Je ne m'étonne point qu'il en ait cette idée, car réellement, et j'en fais l'aveu, il n'y a pas de vie plus inquiète et plus agitée que la nôtre. Ce qui m'y a jeté, ce sont je ne sais quels désirs de vengeance assez puissants pour troubler les coeurs les plus calmes. Je suis, de ma nature, compatissant et bien intentionné; mais comme je l'ai dit, l'envie de me venger d'un outrage qui m'est fait renverse si bien toutes mes bonnes inclinations, que je persévère dans cet état, quoique j'en voie toutes les conséquences. Et comme un péché en appelle un autre, et un abîme un autre abîme, les vengeances se sont enchaînées, de manière que je prends à ma charge non seulement les miennes, mais encore celles d'autrui. Cependant Dieu permet que, tout en me voyant égaré dans le labyrinthe de mes désordres, je ne perde pas l'espérance d'en sortir, et d'arriver au port de salut.»
Don Quichotte fut bien étonné d'entendre Guinart tenir des propos si sensés et si édifiants; car il pensait que, parmi des gens dont tout l'emploi est de voler et d'assassiner sur la grand'route, il ne devait se trouver personne qui eût du bon sens et de bons sentiments.
«Seigneur Roque, lui dit-il, le commencement de la santé, c'est, pour le malade, de connaître sa maladie, et de vouloir prendre les remèdes qu'ordonne le médecin. Votre Grâce est malade, elle connaît son mal, et le ciel, ou Dieu, pour mieux dire, qui est notre médecin, lui appliquera des remèdes qui l'en guériront. Mais ces remèdes, d'ordinaire, ne guérissent que peu à peu et par miracle. D'ailleurs, les pécheurs doués d'esprit sont plus près de s'amender que les simples; et, puisque Votre Grâce a montré dans ses propos toute sa prudence, il faut avoir bon courage, et espérer la guérison de la maladie de votre conscience. Si Votre Grâce veut abréger le chemin, et entrer facilement dans celui de son salut, venez avec moi, je vous apprendrai à devenir chevalier errant; dans ce métier, il y a tant de fatigues, tant de privations et de mésaventures à souffrir, que vous n'avez qu'à le prendre pour pénitence, et vous voilà porté dans le ciel.»
Roque se mit à rire du conseil de don Quichotte, auquel, changeant d'entretien, il raconta la tragique aventure de Claudia Géronima, Sancho en fut touché au fond de l'âme, car il avait trouvé fort de son goût la beauté et la pétulance de la jeune personne.
Sur ces entrefaites arrivèrent les écuyers de la prise, comme ils s'appellent. Ils ramenaient avec eux deux gentilhommes à cheval, deux pèlerins à pied, un carrosse rempli de femmes, avec six valets à pied et à cheval qui les accompagnaient, et deux garçons muletiers qui suivaient les gentilshommes. Les écuyers mirent cette troupe au milieu de leurs rangs, et vainqueurs et vaincus gardaient un profond silence, attendant que le grand Roque Guinart commençât de parler. Celui-ci, s'adressant aux gentilshommes, leur demanda qui ils étaient, où ils allaient, et quel argent ils portaient sur eux. L'un d'eux répondit:
«Seigneur, nous sommes deux capitaines d'infanterie espagnole; nos compagnies sont à Naples, et nous allons nous embarquer sur quatre galères qu'on dit être à Barcelone, avec ordre de faire voile pour la Sicile. Nous portons environ deux à trois cents écus, ce qui suffit pour que nous soyons riches et cheminions contents, car la pauvreté ordinaire des soldats ne permet pas de plus grands trésors.»
Roque fit aux pèlerins la même question qu'aux capitaines. Ils répondirent qu'ils allaient s'embarquer pour passer à Rome, et qu'entre eux deux ils pouvaient avoir une soixantaine de réaux. Roque voulut savoir aussi quelles étaient les dames du carrosse, où elles allaient, et quel argent elles portaient. L'un des valets à cheval répondit:
«C'est madame doña Guiomar de Quiñonès, femme du régent de l'intendance de Naples, qui vient dans ce carrosse avec une fille encore enfant, une femme de chambre et une duègne. Nous sommes six domestiques pour l'accompagner, et l'argent s'élève à six cents écus.
— De façon, reprit Roque Guinart, que nous avons ici neuf cents écus et soixante réaux. Mes soldats doivent être une soixantaine; voyez ce qui leur revient à chacun, car je suis mauvais calculateur.»
À ces mots, les brigands élevèrent tous la voix, et se mirent à crier: «Vive Roque Guinart! qu'il vive de longues années, en dépit des limiers de justice qui ont juré sa perte!» Mais les capitaines s'affligèrent, madame la régente s'attrista, et les pèlerins ne se montrèrent pas fort joyeux, quand ils entendirent tous prononcer la confiscation de leurs biens. Roque les tint ainsi quelques minutes en suspens; mais il ne voulut pas laisser plus longtemps durer leur tristesse, qu'on pouvait déjà reconnaître à une portée d'arquebuse. Il se tourna vers les officiers:
«Que Vos Grâces, seigneurs capitaines, leur dit-il, veuillent bien par courtoisie, me prêter soixante écus, et madame la régente quatre-vingts, pour contenter cette escouade qui m'accompagne; car enfin, de ce qu'il chante le curé s'alimente. Ensuite vous pourrez continuer votre chemin librement et sans encombre avec un sauf- conduit que je vous donnerai, afin que, si vous rencontrez quelques autres de mes escouades, qui sont réparties dans ces environs, elles ne vous fassent aucun mal. Mon intention n'est point de faire tort aux gens de guerre, ni d'offenser aucune femme, surtout celles qui sont de qualité.»
Les officiers se confondirent en actions de grâce pour remercier Roque de sa courtoisie et de sa libéralité; car, à leurs yeux, c'en était une véritable que de leur laisser leur propre argent. Pour doña Guiomar de Quiñonès, elle voulut se jeter à bas du carrosse pour baiser les pieds et les mains du grand Roque; mais il ne voulut pas le permettre, et lui demanda pardon, au contraire, du tort qu'il lui avait fait, obligé de céder aux devoirs impérieux de sa triste profession. Madame la régente donna ordre à l'un de ses domestiques de payer sur-le-champ les quatre- vingts écus mis à sa charge, et les capitaines avaient déjà déboursé leurs soixante. Les pèlerins allaient aussi livrer leur pacotille, mais Roque leur dit de n'en rien faire; puis, se tournant vers les siens:
«De ces cent quarante écus, dit-il, il en revient deux à chacun, et il en reste vingt; qu'on en donne dix à ces pèlerins, et les dix autres à ce bon écuyer, pour qu'il garde un bon souvenir de cette aventure.»
On apporta une écritoire et un portefeuille, dont Roque était toujours pourvu, et il donna par écrit, aux voyageurs, un sauf- conduit pour les chefs de ses escouades. Il prit ensuite congé d'eux et les laissa partir, dans l'admiration de sa noblesse d'âme, de sa bonne mine, de ses étranges procédés, et le tenant plutôt pour un Alexandre le Grand que pour un brigand reconnu. Un des écuyers dit alors, dans son jargon gascon et catalan:
«Notre capitaine vaudrait mieux pour faire un moine qu'un bandit; mais s'il veut dorénavant se montrer libéral, qu'il le soit de son bien et non du nôtre.»
Ce peu de mots, le malheureux ne les dit pas si bas que Roque ne les entendît. Mettant l'épée à la main, il lui fendit la tête presque en deux parts, et lui dit froidement:
«Voilà comme je châtie les insolents qui ne savent pas retenir leur langue.»
Tout le monde trembla, et personne n'osa lui dire un mot, tant il leur imposait d'obéissance et de respect.
Roque se mit à l'écart, et écrivit une lettre à l'un de ses amis, à Barcelone, pour l'informer qu'il avait auprès de lui le fameux don Quichotte de la Manche, le chevalier errant duquel on racontait tant de merveilles, et qu'il pouvait bien l'assurer que c'était bien l'homme du monde le plus divertissant et le plus entendu sur toutes matières. Il ajoutait que le quatrième jour à partir de là, qui serait celui de saint Jean-Baptiste, il le lui amènerait au milieu de la plage de Barcelone, armé de toutes pièces et monté sur Rossinante, ainsi que son écuyer Sancho monté sur son âne.
«Ne manquez pas, disait-il enfin, d'en donner avis à nos amis les Niarros, pour qu'ils se divertissent du chevalier. J'aurais voulu priver de ce plaisir les Cadells, leurs ennemis; mais c'est impossible, car les folies sensées de don Quichotte et les saillies de son écuyer Sancho Panza ne peuvent manquer de donner un égal plaisir à tout le monde.»
Roque expédia cette lettre par un de ses écuyers, lequel, changeant son costume de bandit en celui d'un laboureur, entra dans Barcelone, et remit la lettre à son adresse.
Chapitre LXI
De ce qui arriva à don Quichotte à son entrée dans Barcelone, et d'autres choses qui ont plus de vérité que de sens commun
Don Quichotte demeura trois jours et trois nuits avec Roque Guinart; et, quand même il y fût resté trois cents ans, il n'aurait pas manqué de quoi regarder et de quoi s'étonner sur sa façon de vivre. On s'éveillait ici, on dînait là-bas; quelquefois on fuyait sans savoir pourquoi, d'autres fois on attendait sans savoir qui. Ces hommes dormaient tout debout, interrompant leur sommeil, et changeant de place à toute heure. Ils ne s'occupaient qu'à poser des sentinelles, à écouter le cri des guides, à souffler les mèches des arquebuses, bien qu'ils en eussent peu, car presque tous portaient des mousquets à pierre. Roque passait les nuits éloigné des siens, dans des endroits où ceux-ci ne pouvaient deviner qu'il fût; car les nombreux bans[302] du vice-roi de Barcelone, qui mettaient sa tête à prix, le tenaient dans une perpétuelle inquiétude. Il n'osait se fier à personne, pas même à ses gens, craignant d'être tué ou livré par eux à la justice; vie assurément pénible et misérable.
Enfin, par des chemins détournés et des sentiers couverts, Roque, don Quichotte et Sancho partirent pour Barcelone avec six autres écuyers. Ils arrivèrent sur la plage la veille de la Saint-Jean, pendant la nuit; et Roque, après avoir embrassé don Quichotte et Sancho, auquel il donna les dix écus promis, qu'il ne lui avait pas encore donnés, se sépara d'eux après avoir échangé mille compliments et mille offres de service. Roque parti, don Quichotte attendit le jour à cheval, comme il se trouvait, et ne tarda pas à découvrir sur les balcons de l'orient la face riante de la blanche Aurore, réjouissant par sa venue les plantes et les fleurs. Presque au même instant, l'oreille fut aussi réjouie par le son des fifres et des tambours, le bruit des grelots, et les cris des coureurs qui semblaient sortir de la ville. L'aurore fit place au soleil, dont le visage, plus large que celui d'une rondache, s'élevait peu à peu sur l'horizon. Don Quichotte et Sancho étendirent la vue de tous côtés; ils aperçurent la mer, qu'ils n'avaient point encore vue. Elle leur parut spacieuse, immense, bien plus que les lagunes de Ruidéra, qu'ils avaient vues dans leur province. Ils virent aussi les galères qui étaient amarrées à la plage, lesquelles, abattant leurs tentes, se découvrirent toutes pavoisées de banderoles et de bannières qui se déployaient au vent, ou baisaient et balayaient l'eau; on entendait au dedans résonner les clairons et les trompettes; qui, de près et au loin, remplissaient l'air de suaves et belliqueux accents. Elles commencèrent à s'agiter et à faire entre elles comme une sorte d'escarmouche sur les flots tranquilles, tandis qu'une infinité de gentilshommes qui sortaient de la ville, montés sur de beaux chevaux et portant de brillantes livrées, se livraient aux mêmes jeux. Les soldats des galères faisaient une longue fusillade, à laquelle répondaient ceux qui garnissaient les murailles et les forts de la ville, et la grosse artillerie déchirait l'air d'un bruit épouvantable, auquel répondaient aussi les canons du pont des galères. La mer était calme, la terre riante, l'air pur et serein, quoique troublé maintes fois par la fumée de l'artillerie; tout semblait réjouir et mettre en belle humeur la population entière. Pour Sancho, il ne concevait pas comment ces masses qui remuaient sur la mer pouvaient avoir tant de pieds.
En ce moment, les cavaliers aux livrées accoururent, en poussant des cris de guerre et des cris de joie, à l'endroit où don Quichotte était encore cloué par la surprise. L'un d'eux, qui était celui que Roque avait prévenu, dit à haute voix à don Quichotte:
«Qu'il soit le bienvenu dans notre ville, le miroir, le fanal, l'étoile polaire de toute la chevalerie errante! Qu'il soit le bienvenu, dis-je, le valeureux don Quichotte de la Manche; non pas le faux, le factice, l'apocryphe, qu'on nous a montré ces jours-ci dans de menteuses histoires, mais le véritable, le loyal et le fidèle, que nous a dépeint Cid Hamet Ben-Engéli, fleur des historiens!»
Don Quichotte ne répondit pas un mot, et les cavaliers n'attendirent pas qu'il leur répondît; mais, faisant caracoler en rond leurs chevaux, ainsi que tous ceux qui les suivaient, ils tracèrent comme un cercle mouvant autour de don Quichotte, qui se tourna vers Sancho et lui dit:
«Ces gens-là nous ont fort bien reconnus; je parierais qu'ils ont lu notre histoire, et même celle de l'Aragonais récemment publiée.»
Le cavalier qui avait parlé d'abord à don Quichotte revint auprès de lui.
«Que Votre Grâce, seigneur don Quichotte, lui dit-il, veuille bien venir avec nous; car nous sommes tous vos serviteurs et grands amis de Roque Guinart.
— Si les courtoisies, répondit don Quichotte, engendrent les courtoisies, la vôtre, seigneur chevalier, est fille ou proche parente de celle du grand Roque. Menez-moi où il vous plaira; je n'aurai d'autre volonté que la vôtre, surtout si vous voulez occuper la mienne à votre service.»
Le cavalier lui répondit avec des expressions tout aussi polies, et toute la troupe l'enfermant au milieu d'elle, ils prirent le chemin de la ville au bruit des clairons et des timbales. Mais à l'entrée de Barcelone, le malin, de qui vient toute malignité, et les gamins, qui sont plus malins que le malin, s'avisèrent d'un méchant tour. Deux d'entre eux, hardis et espiègles, se faufilèrent à travers tout le monde, et, levant la queue, l'un au grison, l'autre à Rossinante, ils leur plantèrent à chacun son paquet de chardons. Les pauvres bêtes, sentant ces éperons de nouvelle espèce, serrèrent la queue, et augmentèrent si bien leur malaise, que, faisant mille sauts et mille ruades, ils jetèrent leurs cavaliers par terre. Don Quichotte, honteux et mortifié, se hâta d'ôter le panache de la queue de son bidet, et Sancho rendit le même service au grison. Les cavaliers qui conduisaient don Quichotte auraient bien voulu châtier l'impertinence de ces polissons, mais c'était impossible, car ils se furent bientôt perdus au milieu de plus de mille autres qui les suivaient. Don Quichotte et Sancho remontèrent à cheval, et, toujours accompagnés de la musique et des _vivats, _ils arrivèrent à la maison de leur guide, qui était grande et belle, comme appartenant à un riche gentilhomme; et nous y laisserons à présent notre chevalier, parce qu'ainsi le veut Cid Hamet Ben-Engéli.
Chapitre LXII
Qui traite de l'aventure de la tête enchantée, ainsi que d'autres enfantillages que l'on ne peut s'empêcher de conter
L'hôte de don Quichotte se nommait don Antonio Moréno. C'était un gentilhomme riche et spirituel, aimant à se divertir, mais avec décence et bon goût. Lorsqu'il vit don Quichotte dans sa maison, il se mit à chercher les moyens de faire éclater ses folies, sans toutefois nuire à sa personne; car ce ne sont plus des plaisanteries, celles qui blessent, et il n'y a point de passe- temps qui vaille, si c'est au détriment d'autrui. La première chose qu'il imagina, ce fut de faire désarmer don Quichotte, et de le montrer en public dans cet étroit pourpoint, souillé par l'armure, que nous avons déjà tant de fois décrit. On conduisit le chevalier à un balcon donnant sur une des principales rues de la ville, où on l'exposa aux regards des passants et des petits garçons, qui le regardaient comme une bête curieuse. Les cavaliers en livrée coururent de nouveau devant lui, comme si c'eût été pour lui seul, et non pour célébrer la fête du jour, qu'ils s'étaient mis en cet équipage. Quant à Sancho, il était enchanté, ravi; car il s'imaginait que, sans savoir pourquoi ni comment, il avait retrouvé les noces de Camache, une autre maison comme celle de don Diégo de Miranda, un autre château comme celui du duc.
Ce jour-là, plusieurs amis de don Antonio vinrent dîner chez lui. Ils traitèrent tous don Quichotte avec de grands honneurs, en vrai chevalier errant, ce qui le rendit si fier et si rengorgé, qu'il ne se sentait pas d'aise. Pour Sancho, il trouva tant de saillies, que les domestiques du logis et tous ceux qui l'entendirent étaient, comme on dit, pendus à sa bouche. Pendant le repas don Antonio dit à Sancho:
«Nous avons su par ici, bon Sancho, que vous êtes si friand de boulettes et de blanc-manger, que, s'il vous en reste, vous les gardez dans votre sein pour le jour suivant.[303]
— Non, seigneur, cela n'est pas vrai, répondit Sancho, car je suis plus propre que goulu; et mon seigneur don Quichotte, ici présent, sait fort bien qu'avec une poignée de noix ou de glands, nous passons à nous deux une semaine entière. Il est vrai que, s'il arrive parfois qu'on me donne la génisse, je cours lui mettre la corde au cou; je veux dire que je mange ce qu'on me donne, et que je prends le temps comme il vient. Quiconque a dit que je suis un mangeur vorace et sans propreté peut se tenir pour dit qu'il ne sait ce qu'il dit; et je lui dirais cela d'une autre façon, n'était le respect que m'imposent les vénérables barbes qui sont à cette table.
— Assurément, ajouta don Quichotte, la modération et la propreté avec lesquelles Sancho mange peuvent s'écrire et se graver sur des feuilles de bronze, pour qu'il en demeure un souvenir éternel dans les siècles futurs. À la vérité, quand il a faim, il est un peu glouton, car il mâche des deux côtés, et il avale les morceaux quatre à quatre. Mais, pour la propreté, jamais il n'est en défaut, et, dans le temps qu'il fut gouverneur, il apprit à manger en petite-maîtresse, tellement qu'il prenait avec une fourchette les grains de raisin, et même ceux de grenade.
— Comment! s'écria don Antonio, Sancho a été gouverneur?
— Oui, répondit Sancho, et d'une île appelée la Barataria. Je l'ai gouvernée dix jours à bouche que veux-tu; en ces dix jours j'ai perdu le repos et le sommeil, et j'ai appris à mépriser tous les gouvernements du monde. J'ai quitté l'île en fuyant; puis je suis tombé dans une caverne, où je me crus mort, et dont je suis sorti vivant par miracle.»
Don Quichotte alors conta par le menu toute l'aventure du gouvernement de Sancho, ce qui divertit fort la compagnie.
Au sortir de table, don Antonio prit don Quichotte par la main, et le mena dans un appartement écarté, où il ne se trouvait d'autre meuble et d'autre ornement qu'une table en apparence de jaspe, soutenue par un pied de même matière. Sur cette table était posée une tête, à la manière des bustes d'empereurs romains, qui paraissait être de bronze. Don Antonio promena d'abord don Quichotte par toute la chambre, et fit plusieurs fois le tour de la table.
«Maintenant, dit-il ensuite, que je suis assuré de n'être entendu de personne, et que la porte est bien fermée, je veux, seigneur don Quichotte, conter à Votre Grâce une des plus étranges aventures, ou nouveautés, pour mieux dire, qui se puisse imaginer, mais sous la condition que Votre Grâce ensevelira ce que je vais lui dire dans les dernières profondeurs du secret.
— Je le jure, répondit don Quichotte; et, pour plus de sûreté, je mettrai une dalle de pierre par-dessus. Sachez, seigneur don Antonio (don Quichotte avait appris le nom de son hôte), que vous parlez à quelqu'un qui, bien qu'il ait des oreilles pour entendre, n'a pas de langue pour parler. Ainsi Votre Grâce peut, en toute assurance, verser dans mon coeur ce qu'elle a dans le sien, et se persuader qu'elle l'a jeté dans les abîmes du silence.
— Sur la foi de cette promesse, reprit don Antonio, je veux mettre Votre Grâce dans l'admiration de ce qu'elle va voir et entendre, et donner aussi quelque soulagement au chagrin que j'endure de n'avoir personne à qui communiquer mes secrets, lesquels, en effet, ne sont pas de nature à être confiés à tout le monde.»
Don Quichotte restait immobile, attendant avec anxiété où aboutiraient tant de précautions. Alors don Antonio, lui prenant la main, la lui fit promener sur la tête de bronze, sur la table de jaspe et le pied qui la soutenait; puis il dit enfin:
«Cette tête, seigneur don Quichotte, a été fabriquée par un des plus grands enchanteurs et sorciers qu'ait possédés le monde. Il était, je crois, Polonais de nation, et disciple du fameux Escotillo, duquel on raconte tant de merveilles.[304] Il vint loger ici dans ma maison, et pour le prix de mille écus que je lui donnai, il fabriqua cette tête, qui a la vertu singulière de répondre à toutes les choses qu'on lui demande à l'oreille. Il traça des cercles, peignit des hiéroglyphes, observa les astres, saisit les conjonctions, et, finalement, termina son ouvrage avec la perfection que nous verrons demain; les vendredis elle est muette, et comme ce jour est justement un vendredi, elle ne recouvrera que demain la parole. Dans l'intervalle, Votre Grâce pourra préparer les questions qu'elle entend lui faire; car je sais par expérience qu'en toutes ses réponses elle dit la vérité.»
Don Quichotte fut étrangement surpris de la vertu et des propriétés de la tête, au point qu'il n'en pouvait croire don Antonio. Mais voyant quel peu de temps restait jusqu'à l'expérience à faire, il ne voulut pas lui dire autre chose, sinon qu'il lui savait beaucoup de gré de lui avoir découvert un si grand secret. Ils sortirent de la chambre; don Antonio en ferma la porte à la clef, et ils revinrent dans la salle d'assemblée, où les attendaient les autres gentilshommes, à qui Sancho avait raconté, dans l'intervalle, plusieurs des aventures arrivées à son maître.
Le soir venu, on mena promener don Quichotte, non point armé, mais en habit de ville, avec une houppelande de drap fauve sur les épaules, qui aurait fait, par ce temps-là, suer la glace même; les valets de la maison étaient chargés d'amuser Sancho de manière à ne pas le laisser sortir. Don Quichotte était monté, non sur Rossinante, mais sur un grand mulet d'une allure douce et richement harnaché. On mit la houppelande au chevalier, et, sans qu'il le vît, on lui attacha sur le dos un parchemin où était écrit en grandes lettres: «Voilà don Quichotte de la Manche.» Dès qu'on fut en marche, l'écriteau frappa les yeux de tous les passants; et, comme ils lisaient aussitôt: «Voilà don Quichotte de la Manche» don Quichotte s'étonnait de voir que tous ceux qui le regardaient passer le connussent et l'appelassent par son nom. Il se tourna vers don Antonio, qui marchait à ses côtés, et lui dit:
«Grande est la prérogative qu'enferme en soi la chevalerie errante, puisqu'elle fait connaître celui qui l'exerce, et le rend fameux par tous les pays de la terre. Voyez un peu, seigneur don Antonio, jusqu'aux petits garçons de cette ville me reconnaissent sans m'avoir vu.
— Il en doit être ainsi, seigneur don Quichotte, répondit don Antonio. De même que le feu ne peut être enfermé ni caché, de même la vertu ne peut manquer d'être connue; et celle qui s'acquiert par la profession des armes brille et resplendit par-dessus toutes les autres.»
Or, il arriva que, tandis que don Quichotte marchait au milieu de ces applaudissements, un Castillan, qui lut l'écriteau derrière son dos, s'approcha et lui dit en face:
«Diable soit de don Quichotte de la Manche! Comment as-tu pu arriver jusqu'ici, sans être mort sous la multitude infinie de coups de bâton dont on a chargé tes épaules! Tu es un fou; et si tu l'étais à l'écart, pour toi seul, enfermé dans les portes de ta folie, le mal ne serait pas grand; mais tu as la propriété contagieuse de rendre fou tous ceux qui ont affaire à toi. Qu'on voie plutôt ces seigneurs qui t'accompagnent. Va-t'en, imbécile, retourne chez toi; prends soin de ton bien, de ta femme et de tes enfants, et laisse là ces billevesées qui te rongent la cervelle et te dessèchent l'entendement.
— Frère, répondit don Antonio, passez votre chemin, et ne vous mêlez point de donner des conseils à qui ne vous en demande pas. Le seigneur don Quichotte est parfaitement dans son bon sens, et nous qui l'accompagnons ne sommes pas des imbéciles. La vertu doit être honorée en quelque part qu'elle se trouve. Maintenant, allez à la male heure, et tâchez de ne pas vous fourrer où l'on ne vous appelle point.
— Pardieu! Votre Grâce a bien raison, répondit le Castillan; car donner des conseils à ce brave homme, c'est donner du poing contre l'aiguillon. Et cependant cela me fait grande pitié de voir le bon esprit que cet imbécile, dit-on, montre en toutes choses, se perdre et s'écouler par la fêlure de la chevalerie errante. Mais que la male heure dont Votre Grâce m'a gratifié soit pour moi et pour tous mes descendants, si désormais, et dussé-je vivre plus que Mathusalem, je donne un conseil à personne, quand même on me le demanderait.»
Le conseiller disparut, et la promenade continua. Mais il vint une telle foule de polissons et de toutes sortes de gens pour lire l'écriteau, que don Antonio fut obligé de l'ôter du dos de don Quichotte, comme s'il en eût ôté toute autre chose. La nuit vint, et l'on regagna la maison, où il y eut grande assemblée de dames[305]; car la femme de don Antonio, qui était une personne de qualité, belle, aimable, enjouée, avait invité plusieurs de ses amies pour qu'elles vinssent faire honneur à son hôte et s'amuser de ses étranges folies. Elles vinrent pour la plupart; on soupa splendidement, et le bal commença vers dix heures du soir. Parmi les dames, il s'en trouvait deux d'humeur folâtre et moqueuse, qui, bien qu'honnêtes, étaient un peu évaporées, et dont les plaisanteries amusaient sans fâcher. Elles s'évertuèrent si bien à faire danser don Quichotte, qu'elles lui exténuèrent non-seulement le corps, mais l'âme aussi. C'était une chose curieuse à voir que la figure de don Quichotte, long, fluet, sec, jaune, serré dans ses habits, maussade, et, de plus, nullement léger. Les demoiselles lui lançaient, comme à la dérobée, des oeillades et des propos d'amour; et lui, aussi comme à la dérobée, répondait dédaigneusement à leurs avances. Mais enfin, se voyant assailli et serré de près par tant d'agaceries, il éleva la voix et s'écria:
«Fugite, partes adversoe[306]; laissez-moi dans mon repos, pensées mal venues; arrangez-vous, mesdames, avec vos désirs, car celle qui règne sur les miens, la sans pareille Dulcinée du Toboso, ne permet pas à d'autres que les siens de me vaincre et de me subjuguer.»
Cela dit, il s'assit par terre, au milieu du salon, brisé et moulu d'un si violent exercice.
Don Antonio le fit emporter à bras dans son lit, et le premier qui se mit à l'oeuvre fut Sancho.
«Holà, holà! seigneur mon maître, dit-il, vous vous en êtes joliment tiré. Est-ce que vous pensiez que tous les braves sont des danseurs, et tous les chevaliers errants des faiseurs d'entrechats? Pardieu! si vous l'aviez pensé, vous étiez bien dans l'erreur. Il y a tel homme qui s'aviserait de tuer un géant plutôt que de faire une cabriole. Ah! s'il avait fallu jouer à la savate, je vous aurais bien remplacé; car, pour me donner du talon dans le derrière, je suis un aigle; mais pour toute autre danse, je n'y entends rien.»
Avec ces propos, et d'autres encore, Sancho fit rire toute la compagnie; puis il alla mettre son seigneur au lit, en le couvrant bien, pour lui faire suer les fraîcheurs prises au bal.
Le lendemain, don Antonio trouva bon de faire l'expérience de la tête enchantée. Suivi de don Quichotte, de Sancho, de deux autres amis, et des deux dames qui avaient si bien exténué don Quichotte au bal, et qui avaient passé la nuit avec la femme de don Antonio, il alla s'enfermer dans la chambre où était la tête de bronze. Il expliqua aux assistants la propriété qu'elle avait, leur recommanda le secret, et leur dit que c'était le premier jour qu'il éprouvait la vertu de cette tête enchantée.[307] À l'exception des deux amis de don Antonio, personne ne savait le mystère de l'enchantement, et, si don Antonio ne l'eût d'abord découvert à ses amis, ils seraient eux-mêmes tombés, sans pouvoir s'en défendre, dans la surprise et l'admiration où tombèrent les autres, tant la machine était fabriquée avec adresse et perfection.
Le premier qui s'approcha à l'oreille de la tête fut don Antonio lui-même. Il lui dit d'une voix soumise, mais non si basse pourtant que tout le monde ne l'entendît:
«Dis-moi, tête, par la vertu que tu possèdes en toi, quelles pensées ai-je à présent?»
Et la tête répondit sans remuer les lèvres, mais d'une voix claire et distincte, de façon à être entendue de tout le monde:
«Je ne juge pas des pensées.»
À cette réponse, tous les assistants demeurèrent stupéfaits, voyant surtout que, dans la chambre, ni autour de la table, il n'y avait pas âme humaine qui pût répondre.
«Combien sommes-nous ici? demanda don Antonio.
— Vous êtes, lui répondit-on lentement et de la même manière, toi et ta femme, avec deux de tes amis et deux de ses amies, ainsi qu'un chevalier fameux, appelé don Quichotte de la Manche, et un sien écuyer qui a nom Sancho Panza.»
Ce fut alors que redoubla l'étonnement, ce fut alors que les cheveux se hérissèrent d'effroi sur tous les fronts. Don Antonio s'éloigna de la tête.
«Cela me suffit, dit-il, pour me convaincre que je n'ai pas été trompé par celui qui t'a vendue, tête savante, tête parleuse, tête répondeuse et tête admirable. Qu'un autre approche et lui demande ce qu'il voudra.»
Comme les femmes sont généralement empressées et curieuses de voir et de savoir, ce fut une des amies de la femme de don Antonio qui s'approcha la première.
«Dis-moi, tête, lui demanda-t-elle, que ferai-je pour être très- belle?
— Sois très-honnête, lui répondit-on.
— Je n'en demande pas plus», reprit la questionneuse.
Sa compagne accourut aussitôt et dit:
«Je voudrais savoir, tête, si mon mari m'aime bien ou non.
— Vois comme il se conduit, répondit-on, et tu connaîtras son amour à ses oeuvres.»
La mariée se retira en disant:
«Cette réponse n'avait pas besoin de question; car effectivement ce sont les oeuvres qui témoignent du degré d'affection de celui qui les fait.»
Un des deux amis de don Antonio s'approcha et demanda:
«Qui suis-je?»
On lui répondit:
«Tu le sais.
— Ce n'est pas cela que je te demande, reprit le gentilhomme, mais que tu dises si tu me connais.
— Oui, je te connais, répondit-on; tu es don Pédro Noriz.
— Je n'en veux pas savoir davantage, répliqua don Pédro, car cela suffit pour m'apprendre, ô tête, que tu sais tout.»
Il s'éloigna; l'autre ami vint, et demanda à son tour:
«Dis-moi, tête, quel désir a mon fils, l'héritier du majorat?
— J'ai déjà dit, répondit-on, que je ne juge pas des désirs; cependant je puis te dire que ceux qu'a ton fils sont de t'enterrer.
— C'est cela, reprit le gentilhomme; ce que je vois des yeux, je le montre du doigt; je n'en demande pas plus.»
La femme de don Antonio s'approcha et dit:
«En vérité, tête, je ne sais que te demander. Je voudrais seulement savoir de toi si je conserverai longtemps mon bon mari.
— Oui, longtemps, lui répondit-on, parce que sa bonne santé et sa tempérance lui promettent de longues années, tandis que bien des gens accourcissent la leur par les dérèglements.»
Enfin don Quichotte s'approcha et dit:
«Dis-moi, toi qui réponds, était-ce la vérité, était-ce un songe, ce que je raconte comme m'étant arrivé dans la caverne de Montésinos? Les coups de fouet de Sancho, mon écuyer, se donneront-ils jusqu'au bout? Le désenchantement de Dulcinée s'effectuera-t-il?
— Quant à l'histoire de la caverne, répondit-on, il y a beaucoup à dire. Elle a de tout, du faux et du vrai; les coups de fouet de Sancho iront lentement; le désenchantement de Dulcinée arrivera à sa complète réalisation.
— Je n'en veux pas savoir davantage, reprit don Quichotte; pourvu que je voie Dulcinée désenchantée, je croirai que tous les bonheurs désirables m'arrivent à la fois.»
Le dernier questionneur fut Sancho, et voici ce qu'il demanda:
«Est-ce que, par hasard, tête, j'aurai un autre gouvernement? Est- ce que je sortirai du misérable état d'écuyer? Est-ce que je reverrai ma femme et mes enfants?»
On lui répondit:
«Tu gouverneras dans ta maison, et, si tu y retournes, tu verras ta femme et tes enfants; et, si tu cesses de servir, tu cesseras d'être écuyer.
— Pardieu! voilà qui est bon! s'écria Sancho. Je me serais bien dit cela moi-même; et le prophète Péro-Grullo ne dirait pas mieux.[308]
— Bête que tu es, reprit don Quichotte, que veux-tu qu'on te réponde? N'est-ce pas assez que les réponses de cette tête concordent avec ce qu'on lui demande?
— Si fait, c'est assez, répliqua Sancho; mais j'aurais pourtant voulu qu'elle s'expliquât mieux et m'en dît davantage.»
Là se terminèrent les demandes et les réponses, mais non l'admiration qu'emportèrent tous les assistants, excepté les deux amis de don Antonio, qui savaient le secret de l'aventure. Ce secret, Cid Hamet Ben-Engéli veut sur-le-champ le déclarer, pour ne pas tenir le monde en suspens, et laisser croire que cette tête enfermait quelque sorcellerie, quelque mystère surnaturel. Don Antonio Moréno, dit-il, à l'imitation d'une autre tête qu'il avait vue à Madrid, chez un fabricant d'images, fit faire celle-là dans sa maison, pour se divertir aux dépens des ignorants. La composition en était fort simple. Le plateau de la table était en bois peint et verni, pour imiter le jaspe, ainsi que le pied qui la soutenait, et les quatre griffes d'aigle qui en formaient la base. La tête, couleur de bronze et qui semblait un buste d'empereur romain, était entièrement creuse, aussi bien que le plateau de la table, où elle s'ajustait si parfaitement qu'on ne voyait aucune marque de jointure. Le pied de la table, également creux, répondait, par le haut, à la poitrine et au cou du buste, et, par le bas, à une autre chambre qui se trouvait sous celle de la tête. À travers le vide que formaient le pied de la table et la poitrine du buste romain, passait un tuyau de fer-blanc bien ajusté, et que personne ne voyait. Dans la chambre du bas, correspondant à celle du haut, se plaçait celui qui devait répondre, collant au tuyau tantôt l'oreille et tantôt la bouche, de façon que, comme par une sarbacane, la voix allait de haut en bas et de bas en haut, si claire et si bien articulée qu'on ne perdait pas une parole. De cette manière il était impossible de découvrir l'artifice. Un étudiant, neveu de don Antonio, garçon de sens et d'esprit, fut chargé des réponses, et, comme il était informé par son oncle des personnes qui devaient entrer avec lui dans la chambre de la tête, il lui fut facile de répondre sans hésiter et ponctuellement à la première question. Aux autres, il répondit par conjectures, et comme homme de sens, sensément.
Cid Hamet ajoute que cette merveilleuse machine dura dix à douze jours; mais la nouvelle s'étant répandue dans la ville que don Antonio avait chez lui une tête enchantée qui répondait à toutes les questions qui lui étaient faites, ce gentilhomme craignit que le bruit n'en vînt aux oreilles des vigilantes sentinelles de notre foi. Il alla déclarer la chose à messieurs les inquisiteurs, qui lui commandèrent de démonter la figure et n'en plus faire usage, crainte que le vulgaire ignorant ne se scandalisât. Mais, dans l'opinion de don Quichotte et de Sancho Panza, la tête resta pour enchantée, répondeuse et raisonneuse, plus à la satisfaction de don Quichotte que de Sancho.[309]
Les gentilshommes de la ville, pour complaire à don Antonio et pour fêter don Quichotte, ainsi que pour lui fournir l'occasion d'étaler en public ses extravagances, résolurent de donner, à six jours de là, une course de bague; mais cette course n'eut pas lieu, par une circonstance qui se dira plus loin.
Dans l'intervalle, don Quichotte prit fantaisie de parcourir la ville, mais à pied et sans équipage, craignant, s'il montait à cheval, d'être poursuivi par les petits garçons et les désoeuvrés. Il sortit avec Sancho et deux autres domestiques que lui donna don Antonio. Or, il arriva qu'en passant dans une rue, don Quichotte leva les yeux, et vit écrit sur une porte, en grandes lettres: _Ici on imprime des livres. _Cette rencontre le réjouit beaucoup; car il n'avait vu jusqu'alors aucune imprimerie, et il désirait fort savoir ce que c'était. Il entra avec tout son cortège, et vit composer par-ci, tirer par-là, corriger, mettre en formes, et finalement tous les procédés dont on use dans les grandes imprimeries. Don Quichotte s'approchait d'une casse, et demandait ce qu'on y faisait; l'ouvrier lui en rendait compte, le chevalier admirait et passait outre. Il s'approcha entre autres d'un compositeur, et lui demanda ce qu'il faisait.
«Seigneur, répondit l'ouvrier en lui désignant un homme de bonne mine et d'un air grave, ce gentilhomme que voilà a traduit un livre italien en notre langue castillane, et je suis à le composer pour le mettre sous presse.
— Quel titre a ce livre?» demanda don Quichotte.
Alors l'auteur, prenant la parole:
«Seigneur, dit-il, ce livre se nomme, en italien, le Bagatelle.
_— _Et que veut dire _le Bagatelle _en notre castillan? demanda don Quichotte.
— _Le Bagatelle, _reprit l'auteur, signifie les Bagatelles[310], et, bien que ce livre soit humble dans son titre, il renferme pourtant des choses fort bonnes et fort substantielles.
— Je sais quelque peu de la langue italienne, dit don Quichotte, et je me fais gloire de chanter quelques stances de l'Arioste. Mais dites-moi, seigneur (et je ne dis point cela pour passer examen de l'esprit de Votre Grâce, mais par simple curiosité), avez-vous trouvé dans votre original le mot pignata?
— Oui, plusieurs fois, répondit l'auteur.
— Et comment le traduisez-vous en castillan? demanda don
Quichotte.
— Comment pourrais-je le traduire, répliqua l'auteur, autrement que par le mot marmite?
_— _Mort de ma vie! s'écria don Quichotte, que vous êtes avancé dans l'idiome toscan! Je gagerais tout ce qu'on voudra qu'où l'italien dit _piace, _Votre Grâce met en castillan _plaît, _et que vous traduisez piu par _plus, su _par _en haut, _et _giu _par en bas.
_— _Précisément, dit l'auteur, car ce sont les propres paroles correspondantes.
— Eh bien! j'oserais jurer, s'écria don Quichotte, que vous n'êtes pas connu dans le monde, toujours revêche à récompenser les esprits fleuris et les louables travaux. Oh! que de talents perdus! que de vertus méprisées! que de génies incompris! Cependant, il me semble que traduire d'une langue dans une autre, à moins que ce ne soit des reines de toutes les langues, la grecque et la latine, c'est comme quand on regarde les tapisseries de Flandre à l'envers, on voit bien les figures, mais elles sont pleines de fils qui les obscurcissent, et ne paraissent point avec l'uni et la couleur de l'endroit. D'ailleurs, traduire d'une langue facile et presque semblable, cela ne prouve pas plus de l'esprit et du style, que copier et transcrire d'un papier sur l'autre. Je ne veux pas conclure, néanmoins, que ce métier de traducteur ne soit pas fort louable; car enfin l'homme peut s'occuper à de pires choses, et qui lui donnent moins de profit[311]. Il faut retrancher de ce compte les deux fameux traducteurs, Cristoval de Figuéroa, dans son _Pastor Fido, _et don Juan de Jaurégui, dans son _Aminta, _où, par un rare bonheur, l'un et l'autre mettent en doute quelle est la traduction, quel est l'original.[312] Mais, dites-moi, je vous prie, ce livre s'imprime- t-il pour votre compte, ou bien avez-vous vendu le privilège à quelque libraire?
— C'est pour mon compte qu'il s'imprime, répondit l'auteur, et je pense gagner mille ducats, pour le moins, sur cette première édition. Elle sera de deux mille exemplaires, qui s'expédieront, à six réaux pièce, en un tour de main.
— Votre Grâce me semble loin de compte, répliqua don Quichotte; on voit bien que vous ne connaissez guère les rubriques des imprimeurs et les connivences qu'ils ont entre eux. Je vous promets qu'en vous voyant chargé de deux mille exemplaires d'un livre, vous aurez les épaules moulues à vous en faire peur, surtout si ce livre a peu de sel et ne vaut pas grand'chose.
— Comment donc! reprit l'auteur, vous voulez que j'en fasse cadeau à quelque libraire, qui me donnera trois maravédis du privilège, et croira me faire une grande faveur en me les donnant[313]? Nenni; je n'imprime pas mes livres pour acquérir de la réputation dans le monde, car j'y suis déjà connu, Dieu merci, par mes oeuvres. C'est du profit que je veux, sans lequel la renommée ne vaut pas une obole.
— Que Dieu vous donne bonne chance!» répondit don Quichotte.
Et il passa à une autre casse. Il y vit corriger une feuille d'un livre qui avait pour titre Lumière de l'âme.[314]
«Voilà, dit-il, des livres qu'il faut imprimer, bien qu'il y en ait beaucoup de la même espèce; car il y a beaucoup de pécheurs qui en ont besoin, et il faut singulièrement de lumières pour tant de gens qui en manquent.»
Il poussa plus loin, et vit que l'on corrigeait un autre livre, dont il demanda le titre.
«C'est, lui répondit-on, la seconde partie de l'_Ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, _composée par un tel, bourgeois de Torsédillas.
— Ah! j'ai déjà connaissance de ce livre, reprit don Quichotte, et je croyais, en mon âme et conscience, qu'il était déjà brûlé et réduit en cendres pour ses impertinences. Mais la Saint-Martin viendra pour lui, comme pour tout cochon[315]. Les histoires inventées sont d'autant meilleures, d'autant plus agréables, qu'elles s'approchent davantage de la vérité ou de la vraisemblance, et les véritables valent d'autant mieux qu'elles sont plus vraies.»
En disant cela, et donnant quelques marques de dépit, il sortit de l'imprimerie.
Le même jour, don Antonio résolut de le mener voir les galères qui étaient amarrées à la plage, ce qui réjouit beaucoup Sancho, car il n'en avait vu de sa vie. Don Antonio informa le chef d'escadre des galères que, dans l'après-midi, il y conduirait son hôte, le fameux don Quichotte de la Manche, que connaissaient déjà le chef d'escadre et tous les bourgeois de la ville. Mais ce qui leur arriva pendant cette visite sera dit dans le chapitre suivant.