La Bella Venere (La Belle Vénus) : $b contes
LA BELLA VENERE
En voyage de noces, oui, Monsieur, parfaitement ! ricana le peintre après une grosse goulée de son troisième pernod. C’était imbécile. Mais que voulez-vous ! la jeunesse ; et ce sacré soleil de Provence qui nous étourdissait comme du gros vin, au débarqué de Paris et de son sale été.
— Vous l’aimez, dites-vous, Cassis, parfait résumé des petits ports méditerranéens ? Ah, Monsieur, si vous l’aviez connu avant l’invasion industrielle !… Ce matin-là, ma pauvre Miette voyait pour la première fois le ciel de pur cobalt et sa lumière d’apothéose sur la mer indigo. Les collines calcaires et leurs bois de pins, le cap Canaille et sa formidable falaise ocre rouge ; cet éclatant décor enchantait ses yeux de septentrionale. Le long du quai aux maisons peintes, chébecs, tartanes, lesteurs, entrecroisant leurs agrès vernis de lumière. Sur une goélette, des matelots bariolés (et même un nègre en jersey rouge), à l’ombre d’une voile, mangeaient la bouillabaisse, en buvant à la régalade le jet d’un poûro clissé. La scène nous captiva. De romanesques désirs, trop familiers à nos imaginations, s’éveillèrent.
— Quelle poésie, soupira Miette, de naviguer ainsi à la voile ! Quelle aventure inoubliable ce serait de vivre notre lune de miel dans la brise marine, loin des sites banalement civilisés !
De ce beau rêve elle voulut au moins garder le souvenir : pliant, chevalet, toile, parasol, furent dressés, et je dus, en dépit du pavé qui nous rôtissait les semelles, travailler.
Le soleil provençal nous intoxiquait, Monsieur ; et reproduire cette vivante scène de l’Odyssée eut tôt fait de m’emballer à fond. Irréalisable, ce voyage de noces ultra-fantaisiste ? Pourquoi ? Préjugé pur !… Mon esquisse venait bien, lorsqu’une voix creuse murmura derrière mon épaule : « Chè bellezza ! » Je me retournai. Une espèce de forban, basané, barbu de noir, s’écarquillait d’admiration. Sa goélette ! son équipage, dessinés au naturel ! Car il était le patron, expliquait-il, lui, Bartolomeo Tosatti, Syracusain ; et il achèterait volontiers le tableau, avant de partir, si j’y mettais d’abord les couleurs… Occasion unique ! Miette, à qui je traduisais ce verbiage, me suppliait du regard. Je brusquai la négociation. — Quand, ce départ ? Demain ? Alors, impossible d’achever mon œuvre. En plusieurs jours, oui ; et même, je lui en aurais fait cadeau !
Il marcha d’emblée. Voulions-nous ? Il nous emmenait — gratis, et nourris, porco Madonna ! de sa cuisine particulière — jusqu’à Syracuse, et jusqu’à Samos, où il portait la cargaison de ciment. Une cabine ? Nous aurions la sienne propre. Meilleure que sur les grands paquebots, sa parole ! — Venez donc la voir !
En effet, de grandeur et de netteté insolites pour une goélette de 150 tonnes, le rouf possédait une large couchette, table, chaise, placard. Sauf trois petits barils dans un coin et tout un arrimage de fiasques et de bouteilles, cette chambre eût séduit des passagers moins accommodants. Affaire conclue. Et l’on trinqua au succès du voyage.
En regagnant le quai, Miette serrée à mon bras, exaltante, je plaisantai le nom inscrit à l’arrière du bateau, en lettres d’or sur champ d’azur : Bella-Venere, Siracusa. — Oui, la Belle Vénus, la belle amour, quoi !
— C’est bien pour nous ! gamina-t-elle, rougissante.
Ah, Monsieur, quel triple imbécile je faisais !
Le soir, j’invitai Bartolomeo à un dîner somptueux… Comme elle pouffait joliment sous cape, Miette, et me pressait du genou, tandis que « le vieux loup de mer », disait-elle, se versait à pleines rasades champagne et bénédictine ! Comme elle s’amusait des mirobolantes histoires de mer, du grotesque sabir franco-italien !…
Enfin, le nègre de la Bella-Venere vint chercher notre bagage, et nous couchâmes à bord. Mais nous n’y tenions plus d’impatience et souhaitions puérilement que la nuit fût passée.
Le branlebas de l’appareillage nous éveilla. L’aube éclaircit, à la fenêtre ouverte de la cabine, le rideau, frémissant de brise matinale. Nous bondîmes de la couchette, et en cinq minutes nous étions dehors. Aux ordres braillés par le capitaine, les pieds nus battaient sur le pont, des poulies grinçaient, la chaîne de l’ancre cliquetait, et les voiles se gonflaient, glorieuses, sur l’aurore débordant la majestueuse falaise du Canaille.
Héroïsme des beaux départs, savourés à notre premier bond, hors du môle ; ravissement de piquer vers le large, de voir fuir le petit port endormi au fond du golfe, et le panorama de montagnes calcaires rapetissé bientôt à l’horizon… Ah ! ce lever de soleil !…
Miette avait par bonheur le pied marin, et ce fut, toute cette première matinée, la classique contemplation du sillage mousseux élargissant derrière nous sa traîne de dentelle, sans que notre solitude fût troublée par l’affairement de l’équipage. Car, presque tous Grecs de l’Archipel, ils parlaient romaïque : et Miette s’amusait fort de ne pas les comprendre. — Notez bien, Monsieur, que j’avais, l’année précédente, fait le voyage de Grèce, et que je les comprenais, moi.
Pour déjeuner, cependant, Bartolomeo nous appela, et, sans autre mention de cuisine spéciale, nous mit près de lui, à la table commune. Diversion pittoresque, d’ailleurs. Le pilaf, chef-d’œuvre du maître-coq nègre, les grosses olives de Syrie, le fromage sicilien, le vin résiné, flattèrent nos goûts d’exotisme. Sur la fin du repas, tandis que j’étudiais les huileuses physionomies de nos hôtes, le grand boiteux à bonnet phrygien m’adressa la parole ; mais, par nonchalance, et afin d’éluder leurs bavardages futurs, je feignis de ne pas comprendre. Bartolomeo ricana, et les autres plaisantèrent à mi-voix, redoublant leur curiosité à notre égard.
Tous avaient les mêmes yeux hardis et vifs, les mêmes gestes lents et fléchis, et nous dévisageaient avec une insistance gênante, exagérée chez le nègre par la bestialité de son perpétuel sourire.
— Il me fait presque peur, dit Miette en s’éloignant. Il a l’air d’un cannibale. Je ne suis pourtant pas si grasse !
Mais c’étaient de braves gens, au fond, ces sauvages, si attrayants pour des yeux de peintre ; et l’argument irréfutable, qu’ils ressemblaient aux compagnons d’Ulysse, tranquillisa Miette.
L’après-midi fut un long rêve d’amoureux, dans la fraîcheur saline, à l’ombre des voiles. Le vent se maintenait à l’ouest ; nous filions grand largue ; l’homme aux bras tatoués tenait la barre ; à l’avant, les autres buvaient de la mastique en jouant à la morra. Après dîner, ils tinrent un long conciliabule, puis un gringalet — béret bleu, nez cassé et dévié — accompagna sur la guitare des refrains de café-concert et de nasillardes complaintes, — fort poétiques, déclara Miette, dans la mélancolie crépusculaire… Ah oui, Monsieur, poétiques !…
Au matin, le vent avait molli ; plus de houle ; et nous filions à peine trois nœuds. Le jovial Bartolomeo vint me rappeler que ce temps était juste propice à faire le portrait de l’équipage, tantôt, les besognes courantes expédiées, après la soupe.
Notre matinée en fut gâtée ; la nourriture nous sembla médiocre, et ces matelots par trop grossiers. Ce fut un soulagement lorsque, Miette assise derrière moi, j’esquissai le nouveau groupe.
Je m’intéressai vite à mes lascars, et m’échauffais au travail, lorsque, malgré moi, dans le semi-automatisme du dessin, j’écoutai leurs paroles.
Les syllabes romaïques me redevenaient familières, et le sens des mots, des phrases, s’élucidait. — Mais pourquoi donc avais-je la subite certitude que, figés dans la pose, et se lançant, bouche de coin, les répliques, ils parlaient de nous ?
— Il ne comprend pas ! ricanait le guitariste au nez cassé.
J’entrevis leurs regards furtifs vérifier mon impassibilité. Que me voulaient-ils donc ? Et, les yeux fixés sur mon dessin, l’attention en arrêt, j’écoutai.
— Pistolet ou non, j’en viendrai à bout, moi seul, disait le nègre. Et je réclame d’abord la poule…
— Chacun son tour, trancha le capitaine. On tirera au sort. Mais après ça ?
Les brutes éclatèrent de rire. Mon cœur ne battait plus, une horrible torpeur de cauchemar m’envahissait : — J’allais pâlir ! Et, refoulant, pour savoir encore, d’abominables imaginations, avec des gestes méthodiques, mes doigts glacés ouvrirent la palette, et, somnambuliquement, y vidèrent le tube à vermillon.
— Silence, chuchotait, rageur, le capitaine. Tenez-vous tranquilles, idiots ! Je veux dire : en débarquant à terre. Elle jasera.
— Hé bien quoi ! On la débarquera avant d’arriver à terre, riposta le bonnet phrygien.
— C’est vous autres qui jaserez, alors, gronda Bartolomeo.
— Le premier qui ose… menaça le nègre, en crispant les poings.
Il y eut un silence. Je contemplais ma flaque de vermillon. Devais-je bondir, chercher mon revolver, et tirer dans le tas ? Mais je n’avais que cinq coups pour eux sept. Et puis, j’étais hypnotisé sur l’idée de paraître calme, indifférent…
J’y réussis. — Dieu ! quel effort ! — J’osai les regarder de nouveau, affronter leur examen sournois, tandis que le désespoir de la catastrophe m’emplissait le crâne.
— Quand, alors, hein ? gronda le nègre.
— Quand il aura fini le portrait. C’est bien le moins. Et puis, à nous la poule, jusqu’à Samos.
Et le guitariste pinça un allègre « Viens, Poupoule » repris en chœur sur d’obscènes paroles de matelots.
— Quelle jolie langue, ce grec moderne, dis, mon amour ? hasarda Miette.
Un spasme furieux de mes mâchoires trancha net le bouquin d’ambre de ma pipe éteinte qui roula sur le pont.
Impossible ! je succomberais avant de les exterminer tous, et ma pauvre femme n’y profiterait guère… D’affreuses visions me torturaient, comme sous l’influence d’une drogue, d’un mortel anesthésique. Il nous fallait fuir ; fuir était la seule ressource ; et, vu ce répit annoncé, oui, je pouvais combiner des plans…
Mais la situation devenait intolérable. Les matelots, avec des plaisanteries ignobles, buvaient le raki à la bouteille. Miette s’étonnait de mon silence, alors que prononcer un mot eût fait éclater en folie ma rage contenue. Je n’osais lever la séance, et, misérablement, béais sur mon dessin.
— Basta ! cria tout à coup Bartolomeo. Et, désignant le sud-est, il se mit à hurler des ordres. Tous se précipitèrent à la manœuvre pour réduire la voilure.
— C’est un grain, signor : remisons le portrait.
En effet, sur la mer bleue, une zône sombre et ridée s’élargissait rapidement vers nous. Cinq minutes plus tard, le bateau, en pleine rafale, se couchait à demi sur tribord. On s’affairait, dans la saute de vent, à changer les amures. Nous étions oubliés. J’entraînai Miette dans la cabine, et lui versai avant tout un verre de syracuse.
— Celui-là est peut-être meilleur ? dit-elle en désignant les trois petits tonneaux cerclés de cuivre.
Lui révéler la situation vraie ? Non. L’y préparer, d’abord.
— Ça ? des barils de poudre, plutôt. Nous sommes ici chez des contrebandiers, des pirates, des sacripants…
Je suffoquais. Elle m’enlaça, tendrement inquiète.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon amour ? Tu les écoutais, je l’ai bien vu. Raconte-moi tout : je ne piquerai pas de crise de nerfs.
Elle était brave, je le savais, et de bon conseil aussi. J’avouai que ces brutes maudites voulaient… nous dévaliser, pis même ; et qu’il fallait trouver un moyen de fuir avant le fatal achèvement du tableau.
Elle pâlit à peine, ma pauvre Miette ; ses grands yeux confiants m’infusèrent le courage, et elle jura de vivre et de mourir avec moi. On trouverait sûrement, à deux. L’essentiel était de dissimuler jusqu’au bout vis-à-vis des scélérats.
Mais nous avions à peine conçu le plan de faire des signaux au premier bâtiment rencontré, qu’un violent mal de mer se déclara chez elle, par réaction nerveuse.
— Patience ! murmura-t-elle en se couchant : il faut le calme pour achever le tableau ; et je serai alors vaillante.
C’était juste : la bourrasque me laissait tout loisir de combiner mon plan. J’allai à la cambuse chercher ma portion, puis revins m’enfermer pour la nuit, le revolver sous la main, au chevet de Miette tombée dans une torpeur dont j’enviais l’insouciance anéantie.
Inutile de vous dire les projets que je combinai et rejetai successivement comme irréalisables et absurdes. Ou bien je me butais à la sinistre impossibilité de fuir, sans complicité, d’un bateau en pleine mer, et un délire lucide ramenait la cinématographie des horreurs qui allaient accompagner et suivre — suivre, surtout ! — mon assassinat par ces brutes. Ou bien, le nègre, le géant boiteux, le guitariste au nez cassé, Bartolomeo, et les autres, je les surprenais sans défense, les massacrais, en bloc ou tour à tour, avec de vengeresses cruautés… Je côtoyai la folie durant cette nuit horrible, ballotté sur ma chaise dans cette cabine étouffante, où je n’osais m’endormir, prêt à repousser une éventuelle agression. Vers l’aube seulement, j’attrapai deux ou trois heures de sommeil.
Mais, au lieu de retrouver ensuite, comme on fait après un songe persécuteur, la bonne sécurité de la vie normale, mon réveil se buta contre une réalité oppressive à l’égal du cauchemar. Cependant, la vue de Miette, toujours ensevelie dans les limbes du mal de mer, finit par évoquer le sang-froid, l’énergie, la ruse nécessaires à l’action. J’ignorais certes le plan à suivre ; mais je le sentais secrètement élaboré en moi, prêt à se formuler, à se réaliser de lui-même, aux approches du danger. Et, par besoin de flairer les nouvelles, je sortis sur le pont.
La mer avait un peu calmi. Entre de gros nuages, le soleil brillait. Bartolomeo vint à moi, plaignit fort « la signora » de son indisposition ; les matelots me saluèrent, obséquieux, et le nègre me fit voir triomphalement la friture de poulpes qu’ils venaient de pêcher… Ces gens-là, des gredins ? N’y avait-il pas erreur ? Une plaisanterie stupide, peut-être, une galéjade de matelots destinée à voir si je comprenais leur patois ?… Et, la durée d’une pipe, je m’enlisai dans ce doute provisoire.
Le soleil disparut ; la brise renforça. Cauteleux à l’excès, Bartolomeo insinua : « Nous ne le finirons pas encore aujourd’hui, ce portrait. Quel péché ! » Et, brutalement, la persuasion du complot me ressaisit.
Journée démoralisée. Parfois, l’attente des événements s’engourdissait de fatalisme passif ; puis un lancinement aigu rouvrait la crise d’inquiétude immédiat qui me fondait le diaphragme, me vidait la poitrine ; et des envies affolées me prenaient, d’entamer la lutte sans retard, pour fuir cet épouvantable malaise. Alors, je retournais auprès de Miette qui, du fond de son anéantissement, esquissait un sourire, me chuchotait : « Patience ! »
Le soir, un grand paquebot du Lloyd, ses trois étages de cabines illuminés d’un bout à l’autre, nous dépassa, dans une bouffée de musique. Si Miette avait été valide, j’aurais, je crois bien, risqué l’aventure.
Cette nuit-là, je cuvai dans un noir sommeil la courbature nerveuse de ces émotions.
L’angoisse d’un dénouement prochain me réveilla. Fini, le gros temps : la goélette filait vent arrière, sans la moindre secousse. Le tableau s’achèverait demain, au plus tard : il fallait fuir aujourd’hui même. D’ailleurs, Miette, rétablie entièrement, déjeuna de bel appétit, et me communiqua son optimisme.
Grâce à la pêche, aux traînasseries de l’équipage, la séance fut remise après le repas de dix heures, auquel nous dûmes figurer, domptant nos répulsions, auprès des odieux scélérats. Ils affectaient un respect exagéré. Le capitaine était tout miel, et le nègre nous passait les fins morceaux. — Mais j’étais heureux que Miette ne pût comprendre leur cyniques lazzis !
Vers onze heures, Bartolomeo nous fit remarquer, à l’horizon, sous les nuages, une longue chaîne de sommets vaporeux : la Corse et la Sardaigne. « Malheureusement, ajouta-t-il, c’est de nuit que nous passerons le détroit de Bonifacio ; sans quoi, vous auriez pris là-bas quelques jolis dessins. »
Miette lança un petit rire nerveux, et je dus traduire à Bartolomeo son objection naïve : le détroit de Bonifacio était large, sans doute, et mes dessins n’auraient pas grand’chose à représenter, si l’on prenait le milieu ?
Large ? Bien entendu. Une huitaine de milles. Mais, faisant route au nord des îles Lavezzi, on doublait les falaises du cap Pertusato, à dix encâblures du fanal. Toutefois, avec cette brise, il serait au moins onze heures, et Papassendis, l’homme de barre, resterait seul à surveiller les feux de la côte.
La séance de pose commença dans une fièvre d’espoir. Oui, j’avais compris. Mais en même temps, je m’invectivais de n’avoir prévu que notre chance unique était là-bas. Un kilomètre, et deux, ma brave Muette les nagerait, dans cette mer tiède, elle qui égalait, naguère, mes prouesses, sur les plages de la Manche. Le tout était de quitter le bord sans donner l’éveil. Car ce serait vite fait de mettre un canot à la mer et de nous rattraper, au clair de lune.
Tandis que Miette lisait, accotée à la cabine, j’examinais ce Papassendis, le nabot aux dents pourries, qui se trouverait sur le pont, lors de notre fuite. Non, rien à tenter, pas plus que sur les autres, avec cette bête féroce. Impossible de l’attendrir ; et, quant à le soudoyer, il nous trahirait aussitôt. — Un coup de revolver ? Du bruit. Le bâillonner ? Ma poigne inexperte le laisserait crier, sûrement. — Quoi, alors ?
Cependant, je m’appliquais à fignoler sa ressemblance, puis celles de Bartolomeo et du guitariste, afin de tenir en haleine les autres, et spécialement le nègre, très animé. Et je tâchais de surprendre dans la conversation de l’équipage la preuve définitive de leurs intentions. Mais le capitaine me harcelait de sa loquacité, et je ne saisissais pas grand’chose. A la fin, il s’étira, vint se planter devant la toile, et me demanda quand j’aurais fini ?
— Demain soir, après-demain, au plus tard.
— Vous voyez, vous, on attendra, jeta-t-il à ses hommes. La couleur n’est pas toute mise.
L’équipage défila, et ceux dont les traits n’étaient qu’ébauchés exhortèrent les autres à la patience.
Sitôt dîné, Miette et moi retirés à l’arrière, la bande se mit à boire. Au coucher du soleil, tous avaient leur plein, et la fête se prolongea sous un fanal. Un accordéon s’était joint à la guitare, et des castagnettes, improvisées avec une couple de cuillers, scandaient les ignobles chansons. Une angoisse nous étreignait : n’allaient-ils pas avancer l’heure du massacre ? Il est vrai que pas un seul ne fût arrivé jusqu’à l’arrière sans tomber d’ivresse, et avec mon revolver et une hachette trouvée dans la cabine, j’avais des chances. Mais, tout à leur crapuleuse ribote, ils paraissaient nous avoir oubliés. Par bâbord avant, des phares jalonnaient la côte silhouettée contre le clair de lune. Nous piquions droit sur le feu à éclats du Pertusato.
Enfin Papassendis, titubant, vint relever l’homme de barre, qui avait solitairement tété sa fiole de raki, et tous descendirent cuver leur ivresse, dans le poste.
Il était temps. Les lumières de Bonifacio s’alignaient au loin comme un train immobile. Avant trois quarts d’heure, la goélette doublerait le cap. Nous rentrâmes nous équiper.
A mesure que la minute décisive approchait, les cruelles alternances de crainte et d’espoir s’atténuaient, et ce fut avec un sang-froid parfait que je dirigeai les préparatifs. Miette, fiévreuse, à présent, les pommettes rougies, serrait les mâchoires, et s’efforçait de sourire. Nous nous dévêtîmes, enfilâmes les maillots destinés à de joyeux ébats dans les calanques ensoleillées ; je ficelai à ma ceinture, cousus dans un sachet imperméable, or, bijoux et papiers ; puis, un cache-poussière chacun sur les épaules, nous ressortîmes. La pleine lune, déjà haute, éclairait Papassendis, affalé sur la barre qu’il maintenait par un reste de lucidité professionnelle. Bonifacio disparaissait au fond de son golfe, et les falaises libératrices du phare approchaient. Dix minutes encore.
C’était inévitable, décidément : je tuerais Papassendis. — Lui ou nous : légitime défense. Pas le moindre doute. La chose allait de soi, et l’exécution de cette brute ennemie fut réglée par la même irrésistible fatalité qui machine les rêves. Nous rentrâmes, et, sous la lampe, dégagée de sa monture de roulis et posés au bord de la table, j’assujettis la lame de mon rasoir tout ouverte dans le prolongement du manche. Assise sur la couchette, le revolver armé sur ses genoux, Miette me regardait faire.
Le long du bastingage, précautionneusement, je me glissai jusque derrière le timonier. L’homme ne me vit pas. Il somnolait, la tête presque renversée sur son bras gauche appuyé contre la barre. Son cou nu se présentait à souhait. Je ne tremblais pas ; et j’admire encore la précision de mon geste, la promptitude avec laquelle ce fut fait. Pas un cri. Le rasoir, en trois coups d’énergique va-et-vient, traversa la gorge et toute une tuyauterie coriace, giclante et gargouillante ; je sentis la lame ébréchée s’incruster dans les vertèbres, et la brute s’écroula comme un sac de pommes de terre. Non, Monsieur, ce n’est pas le diable de tuer un homme ; et ma seule émotion alors fut la joie d’avoir réussi mon coup, supprimé ce dernier obstacle. Je tirai une longue respiration de la brise nocturne. A huit cents mètres par le travers au haut de la falaise clignotait le phare. Il était temps !
J’ouvris la porte, entraînai Miette… Mais dans notre brusque hâte, la lampe tomba, fracassée, et le pétrole flamba. Machinalement, j’étouffai l’incendie sous nos cache-poussière, et nous sortîmes, effrayés. S’ils avaient entendu, à l’avant ! — Mais non : rien ne bougeait. Tous ivres-morts. Le seul murmure des bulles fuyantes, contre la flottaison… Je m’avisai soudain que la goélette virait peu à peu de bord, s’éloignait du Pertusato.
— Vite ! vite ! chuchotai-je. Et, descendus le long d’un câble, nous prîmes la mer, silencieusement.
Évasion ! la fraîche caresse de l’eau, les libres souplesses des membres flottants nous imprégnèrent d’une merveilleuse joie physique. A longues brasses marinières nous glissions de conserve, sur le flanc gauche pour mieux fendre le clapotis léger, et l’ivresse animale de la nage transformait en épreuve sportive cette course pour la vie.
Nous étions à deux cents mètres de la goélette lorsqu’une fumée rouge s’échappa de la cabine. Le feu, mal éteint, se propageait. S’ils allaient prendre l’éveil, nous apercevoir, trop visibles sur ces flots éclairés de lune, nous poursuivre ! — Afin d’encourager notre furieuse allure, je comptais les brasses, à mi-voix.
Le phare, vu notre position au ras des vagues, nous paraissait toujours aussi loin ; mais la dérive de la Bella-Venere nous favorisait visiblement, et sa distance augmentait de façon inespérée.
Je l’évaluais à cinq cents mètres, lorsqu’un éclair soudain, un coup de flamme tonnant, puis un autre, et un troisième, jaillirent de la goélette en bouquet d’artifice. Une fumée obscurcit la lune, et un débris tomba, nous aspergeant d’écume, à cinq ou six mètres.
— Qu’est-ce que c’est ? cria nerveusement Miette, en cessant de nager.
— Les tonneaux, les tonneaux de la cabine : tu vois bien que c’était de la poudre !
Et un rire m’envahit, absurde, immaîtrisable, un crescendo de gaîté nerveuse, qui gagna bientôt Miette, crise de résurrection définitive, après ces deux jours comprimés et traqués d’angoisses. Nous nous embrassions à fleur d’eau, nous dansions, par furieux coups de pieds, comme des gosses ; et nous restâmes à faire la planche, à étirer notre joie dans ce bain de vif-argent qu’illuminait le prodigieux lampadaire de la lune. Puis, sans hâte, amusés de cette insolite partie de nage nocturne, nous avançâmes vers le phare.
On distinguait, sous la majestueuse révolution des lentilles lumineuses balayant l’espace de projections rectilignes, une silhouette noire grotesquement armée d’un porte-voix… Cris, appels, encouragements ; puis un bruit d’avirons ; et les gardiens nous recueillirent dans leur barque, seuls survivants de ce naufrage dont j’improvisai une version expurgée.
Quelle belle nuit, après cela, dans le lit destiné à M. l’Inspecteur des Ponts et Chaussées, où l’on nous hospitalisa, une fois secs et réconfortés !
Puis encore, le lendemain, à Bonifacio, ridiculement accoutrés de vêtements d’emprunt, ce déjeuner sur le port, à la terrasse du café Napoléon, où Miette me jura que pour rien au monde elle n’eût donné, à présent, notre aventure !
Le peintre sécha d’un coup son pernod, puis fixant le verre reposé sur la table, il reprit :
— Elle les aimait beaucoup, les aventures. Trop. Et celle-ci amorça indubitablement la catastrophe finale… Vous ne devineriez pas, Monsieur, non… Six mois après, elle se faisait enlever par un Brésilien, une espèce de nègre… Pauvre Miette ! — Il ressemblait tant, disait-elle, au feu coq de la Bella-Venere !