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La Bella Venere (La Belle Vénus) : $b contes

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TÉLÉPATHIE

Le haschisch, jamais je n’en avais pris.

Non que j’affecte une magnanimité naïve à la Balzac et refuse de « penser malgré moi-même ». J’envisage au contraire les poisons comme une manière de sport, et les aperçus nouveaux qu’ils ouvrent sur le monde de l’esprit me séduisent à l’instar d’une course en automobile, d’un voyage en ballon, ou d’une plongée en sous-marin.

Trop tôt j’ai découvert ma voie. C’est seulement à l’aube de mes recherches que j’ai pu hésiter, éclectique, entre les divers « paradis artificiels ». J’eus bien alors pour le haschisch une passagère curiosité : mais cette drogue orientale me semblait si ardue à obtenir que je remis la chose de jour en jour, et, finalement, n’y pensai plus.

Vieil initié du bon Poison, j’ai pris un peu de cet exclusivisme qui nous fait, toxicomanes, aussi sectaires que prêtres de religions différentes. Le morphiné traite de Turc à More le fumeur d’opium, et les brutes ivres d’alcool n’ont pas assez d’injures pour nous autres dégusteurs d’éther. Nous le leur rendons bien du reste. Et quant à moi, sans aller jusqu’à suspecter Baudelaire, j’ai toujours tenu son haschisch en fort piètre estime.

Maintenant, je le connais : c’est pis que de la défiance, et l’on ne m’y prendra plus.

Avec l’éther, au moins, l’on sait à quoi s’en tenir. On peut établir la formule de sa folie, sa teneur moyenne en rêves. Il se dose à quelques décigrammes près, et je connais d’avance le résultat de chaque éthérisation.

Absorber de l’opium est encore possible, malgré les coupables sophistications des apothicaires et les fâcheuses lacunes de son efficacité.

Mais si vous avez l’esprit un tant soit peu mathématique, si vous tenez à conserver dans la démence cette lucidité d’analyse qui forme pour les esthéticiens de l’ivresse la meilleure volupté — se regarder être ivre — s’il vous plaît de lancer votre rêve comme un obéissant aéroplane dans le ciel de la folie pure, gardez-vous du haschisch, du ténébreux et perfide haschisch. Le haschisch, quand vous l’avez absorbé, c’est fini. Plus rien à faire. Vous êtes embarqué, pieds et poings liés, sur une mécanique indirigeable remontée pour un vol inconnu.

Je n’en soupçonnais rien lorsque j’acceptai, un après-midi, l’offre d’Albert Chaylas. Il s’étonnait de me voir, fervent des paradis artificiels, ignorer celui-ci. L’obtenir ? c’est bien simple : tout droguiste fournit au premier venu des quantités indéterminées de « cannabis indica ». Les pharmaciens eux-mêmes en délivrent, vu le grotesque usage qu’on peut en faire, de soulager cors-aux-pieds, durillons, et œils-de-perdrix.

Chaylas, ayant, comme maint habitué d’un seul poison, la manie de recruter des adeptes, était heureux de m’initier à sa drogue favorite, et caressait peut-être l’espoir de me faire abjurer l’éther. Il prépara, selon des rites minutieux, du café très fort et très chaud, tira d’un petit pot de Delft deux parts inégales de haschisch, fit dissoudre la plus grosse dans sa tasse, et m’offrit l’autre sur une cuiller.

C’était une sorte de glu vert-sombre, d’une odeur pénétrante d’herbes marécageuses et d’une saveur âcre qui serait celle du thé souchong poussée à une concentration excessive. Mélangée au café, la chose était buvable ; et une seconde tasse dissipa le goût, momentanément.

Pour passer l’heure préliminaire d’attente, où rien ne se manifeste, je proposai de relire « les paradis artificiels », comme un Joanne de ce pays merveilleux où j’allais m’aventurer. Chaylas m’en dissuada : il est contraire à la spontanéité des impressions de se suggestionner ainsi. On doit laisser venir l’effet, de lui-même. Et, en bon familier du haschisch, il se mit à parler de choses indifférentes, sans la moindre allusion à la drogue.

Malgré mes efforts, j’étais distrait. L’énigmatique résultat m’inquiétait. Cette inefficacité provisoire, ce silence du poison, déroutaient mon expérience. Qu’arriverait-il ensuite ? Serait-ce, comme avec l’éther, une béatitude ineffable préludant au défilé des rêves ? Ou bien l’océan d’images, les idées chatoyantes et agiles de l’opium ?

Allongé dans un fauteuil, auprès du feu, j’examinais attentivement la vaste pièce, éclairée du haut par une seule lampe électrique. J’épiais les coins sombres que devaient hanter chaque soir les fantasmes du haschisch… En vain, Chaylas, étendu de l’autre côté de la table — où sa tête seule m’apparaissait, parmi les livres et les bibelots — fumait nonchalamment sa longue pipe hollandaise et causait avec une placidité qui redoublait mon impatience. Dans les intervalles de la conversation, je retenais mon souffle pour m’assurer que la pendule fonctionnait toujours.

Je m’observais avec minutie. Le goût fâcheux d’herbes marécageuses rôdait à nouveau sous mon palais. Ma gorge était sèche. Mais je n’avais nul désir d’allonger le bras vers ma tasse de café pour vider les quelques gouttes restantes. La chaleur du feu de coke me pénétrait d’une somnolence irrésistible, nullement désagréable. Mes jambes s’alourdissaient, comme au début de l’opium… Rien d’autre. C’était peu, quarante-cinq minutes après l’absorption !

Les hautes bibliothèques bourrées de volumes, les tableaux à cadre dorés, une panoplie de kriss et de flèches, des fusils et des revolvers accrochés au mur — tout chargés, selon la manie de Chaylas — demeuraient proches et stables, bien réels et tangibles, sans la moindre apparence de cette fluctuation qui transfigure, après quelques bouffées d’éther, le monde extérieur en un décor sans relief ni perspective, mal tendu et vacillant.

— Es-tu sûr, demandai-je à brûle-pourpoint, que ton haschisch n’est pas une vaste blague ?

— Une vaste blague ? riposta lentement Chaylas, d’une bizarre voix de tête, une vaste blague ?

Et il se mit à rire, d’un petit rire sec et saccadé. Il déposa sa longue pipe sur la table, pour rire plus à l’aise, pour rire plus largement, pour éclater de rire, la tête renversée derrière les coussins du divan. A la lettre, il se tordait de rire.

— Une blague ! le haschisch une blague ! J’en étais sûr. Une vaste blague ! Mon vieux Fernand, tu me feras mourir !

Cette hilarité trop familière, je la trouvais incongrue, démesurée. J’étais froissé. Je le fis voir.

— Tu ris ? ma supposition n’est cependant pas si sotte… puisque je ne sens rien.

— Tu ne sens rien ? Mon pauvre ami ! C’est vrai. Tu ne peux savoir encore. Mais tu verras, tu verras !

Cette sorte d’excuse m’attendrit. Je ne lui en voulais pas. Ma question, à la rigueur, pouvait lui paraître saugrenue. Et j’en souriais moi-même.

Je repris mes observations. Les murs s’éloignaient comme si la pièce se fût agrandie à vue d’œil. Ma torpeur croissait. Il semblait qu’une onde subtile montât du tapis, me baignant bientôt jusqu’au cou, dont ma tête émergeait seule, où j’allais être noyé. Et j’éprouvais une sensation bizarre, d’habiter un corps étranger, de n’avoir jamais perçu combien ce corps m’était étranger.

J’examinai la tête de Chaylas. Lui non plus, je ne l’avais jamais regardé ! Le filet de cuivre de la table bordait à présent une étagère garnie de livres par le haut. Dans la vitrine du bas, entre les bibelots épars, il était, ce Chaylas étrange, un hilare, épanoui masque japonais ! Il me fallut rire, d’un rire sec et saccadé, inconvenant, d’un rire large, éclatant ; et cette exclamation me jaillit, absurde :

— Un magot ! Mon vieil Albert, tu as une bien bonne tête de magot !

La tête s’exhilara, yeux plissés, bouche tordue, en une grimace grotesque.

— Un magot ! Oui, Fernand : un magot ! Tu y es ! tu y es aussi, n’est-ce pas ?

En effet, j’y étais.

Tout : — mes propres paroles, la tête de Chaylas, cette vitrine japonaise, la pièce entière, jusqu’aux aiguilles caricaturales de la pendule — avait pris un aspect irrésistiblement bouffon. Je me redressai, je montai debout sur le divan pour prendre des choses une vue panoramique, et j’improvisai, sur leur cachet particulièrement drôlatique, une conférence burlesque.

Les facéties affluaient en moi avec une telle abondance que je n’avais pas le temps de les développer. Je ne pouvais que les marquer au passage d’allusions quintessenciées. Mais Chaylas comprenait à demi-mot, semblait même deviner avec une extraordinaire perspicacité ce que j’allais dire, et donnait la réplique à mes lazzis, avant que je les eusse énoncés, par d’étincelantes plaisanteries, non moins elliptiques.

Ces dix minutes-là, nous tînmes le plus extravagant concile de rire qu’il soit possible d’imaginer.

Peu à peu le sujet s’épuisa. Les dernières fusées s’éteignirent. Je me rassis.

— Ce n’est rien, affirma Chaylas. Cela commence.

Et je me rendis compte — ce fut une parenthèse de pensée — que nous voguions désormais en plein haschisch.

Comment dire l’inexprimable ? cette chambre me paraissait isolée dans l’espace, à cent mille lieues de la terre ; — nous avions transmigré dans une autre planète ; — mon corps recélait une âme excessivement agile et subtile ; — et de brefs éclairs de conscience étaient tout le souvenir de mon être antérieur… Prodige exquis et inquiétant, d’avoir transgressé les bornes fastidieuses de mon individu, d’avoir rejeté la vieille enveloppe des apparences quotidiennes, de voir les choses avec des sens nouveaux — qui sait ? peut-être à fond, sous leur aspect essentiel !

Oui, crevée la membrane de la réalité, c’est ici le plein-haschisch. Nulle hallucination, à vrai dire. Mes idées, promptes et saccadées, cinématographiques, filent et passent, se déroulent, volubiles comme les rouages d’une montre dont l’échappement vient de sauter… En même temps, au fond de moi, tout au fond, une pensée, énigmatique comme une lumière montant d’un puits de mine, s’élève par degrés vers la conscience, une pensée indiscernable.

Chaylas, lui, souriait. Quels étaient ses rêves ? Pourquoi, en me regardant, ce sourire de complicité ? Pourquoi sourire, moi aussi, avec une inquiétude secrète ?

Nous nous regardons, sans bouger.

Lui aussi voudrait bien parler ; mais il n’ose non plus. C’est si gênant à dire, si douteux encore ! Qui de nous énoncera cette idée dont le soupçon m’oppresse, me fait froid au cœur ?

Il a dit : « Cela va ? » J’ai répondu : « Oui, bien ». — Pour gagner du temps évidemment. Il se lève, inspecte les murs, va s’étendre sur le second divan, de l’autre côté du feu, en face de moi… Cela est normal. Non, il n’y a là aucun mystère.

De nouveau un silence lourd. De nouveau ce sourire ambigu et contraint. De plus en plus gêné, cet augural sourire. Car ce secret, ce secret terrible va s’échappant : il fuse de nos cerveaux comme de la vapeur sous pression ; il se répand autour de nous, sature la salle d’une atmosphère plus révélatrice que d’explicites paroles. Le mystère se dévoile, se communique sans que nul ait prononcé un mot… Il sait aussi ! nous savons tous deux ! — Et cependant — car il faut à tout prix que l’autre ne sache pas que celui-là sait — chacun persiste à sourire, à sourire d’une grimace fixe et cataleptique.

Et je me souviens. Par éclipses, je revois la série de mes entrevues précédentes avec Chaylas. J’analyse à mesure son caractère sombre, ses accès de pessimisme, son goût pervers de flirter avec la mort. Un jour, il mêlait à des pilules d’opium une pilule de même aspect contenant une dose foudroyante de strychnine, et, m’invitant à l’imiter, en avalait une tirée au hasard. Il était fou, lorsque ayant laissé une cartouche à balle dans son revolver, il me faisait tourner le barillet à l’aveuglette, puis s’écria : « Trois ! » Trois fois le canon de l’arme dans sa bouche, il appuya sur la gâchette, sans amener la balle qui venait quatrième. — Et cet autre jour où il me dit, avec un regard singulier, en me désignant sa maîtresse : « Si elle te plaît… »

Cependant, j’ai les yeux ouverts, et, lorsque ces images s’évanouissent — comme la figure reflétée par une glace sans tain se fond dans les choses placées derrière, celles-ci venant à s’éclairer, — je vois en face de moi, sur le divan de l’autre côté du feu, Chaylas qui m’analyse avec curiosité.

Nous étions jeunes, alors — il y a deux ans ! — La vieillesse hâtive du poison ne nous avait pas encore injecté dans les veines un tel mépris de la vie. — Mais moi, moi ! je n’en suis pas si détaché, voyons !

— Évidemment.

Il a répondu — haut — à mon interrogation psychique. C’est clair. Il sait. Il pénètre ma pensée comme je pénètre la sienne ! Nos pensées, absolument synchrones, ne font qu’une, en deux cerveaux.

Absolument synchrones ?

Je vois au caractère de son sourire, où je lis nos idées, que la coïncidence n’est pas complète. Il y a, çà et là, un décalement dans la transmission.

Mais il faut savoir si c’est bien vrai, si ce prodige de télépathie, par un mystérieux effet de la Drogue, relie effectivement nos cellules cérébrales, si nos dynamismes psychiques sont bien entrés en communication, si la pensée circule entre nous comme entre des vases communiquants.

Est-ce vrai ? Et je prononce :

— Oh ! ce serait admirable !

— Admirable, oui, n’est-ce pas ? Toi aussi ? réplique Chaylas, dont le regard ne me quitte pas.

Plus de doute.

Immobile comme une statue, je ne manifeste pas mon émotion. Et voici que notre occulte duo se poursuit en moi, faisant alterner mes pensées avec d’autres, d’un caractère sombre et hagard, que je ne reconnais pas, indubitablement fournies par Chaylas. Afflux de tristesses cosmiques et de mortels dégoûts — flagrante inutilité de notre vie — idées étrangères que j’adopte, que je dois adopter, comme Chaylas, par influx réciproque, doit admettre en lui ma pensée.

Dans les interstices de cette conversation psychique se glissent des à-partés indépendants : une parcelle de mon moi, soustraite à la contagion, raisonne par éclairs sur l’horreur du phénomène. Absolu-déterministe, accoutumé par les autres poisons à ne voir en ma conscience lucide qu’un témoin inactif des énergies fatales qui régissent ma pseudo-volonté, je me révolte, cette fois, de me trouver sous l’influence directe d’un autre cerveau humain, de subir ses idées, — fût-ce avec la revanche assurée du même empire sur lui.

Et parfois, revêtant la matérialité de la parole, se formulent les répliques attendues, à leur instant précis. Voilà qu’attestant le sortilège, il répond à ma question mentale :

— Oh ! ça y est bien !

— Pas de doute.

Mais je ruse, à présent, je me réfugie dans l’îlot de lucidité strictement personnelle qu’épargnent les courants et les remous de notre double pensée, je m’y retranche, pour éprouver si nous sommes liés indissolublement.

Parfois, j’ai le dessus : je sens ma pensée couler en lui, tel un fleuve dans la mer ; parfois, c’est la sienne qui reflue en moi, irrésistible, comme la marée emplit un estuaire.

Allons ! plus fort ! — Non ? — Mais qui donc ici a la commande de notre couple psychique ? — Toi ou moi ? — Réponds ! — Réponds tout haut, je le veux !

Il ne prononce rien. Il me regarde toujours. Mais une voix intérieure s’écrie — Moi ! — Qui a pensé ? lui ou moi ?

Et je m’efforce, de toute ma volonté : — Ah ! pour ceci, j’en use, du libre-arbitre ! — Je la dresse, je l’arc-boute de toutes mes forces, pour vaincre cette volonté antagoniste. Enlacées comme des lutteurs dans l’idéal espace qui nous sépare, témoins en apparence indifférents, nos volontés se collètent dans un duel aux passes farouches. Des sursauts de triomphe me traversent. Il va toucher, toucher des épaules ! — Et j’appuie, oh ! j’appuie ! — Mais mon effort se relâche, sans qu’il ait crié sa défaite ; et je dois à mon tour me défendre, terriblement.

C’est un duel à mort. A mort, car l’oscillatoire, ivre, et derviche-tourneuse double pensée enlacée se vertiginise sur la spirale descendante de ses litanies alternées, vers le suicide.

Il veut se suicider — il est fou : j’aurais bien dû le voir — et aujourd’hui cette vieille hantise va se réaliser. Il pense, je le sais, il pense aux armes accrochées derrière lui à la muraille, — ces revolvers chargés, qu’il voit, comme je les vois, sans les regarder… (ho ! n’est-ce pas moi qui vient de lui suggérer la chose ? Y pensait-il vraiment ?) — Et alors tu me tuerais (car il a le prosélytisme du suicide, il veut me délivrer de la vie, malgré moi-même), tu me tuerais, et puis toi-même ; — nous nous tuerions, avec les revolvers, là-bas. — Oh : n’approche pas ! je te le défends ! Vois, je reste immobile (pour le maintenir aussi à sa place. Car si j’essayais de le devancer, il pénétrerait d’abord mon projet, et je ne pourrais, — tout bas, ceci, tout bas ! — le tuer, avant qu’il n’en fasse autant de moi). Assez, je te défends ! — Pensons un instant à autre chose, que j’aie le répit, dans notre corps-à-corps, de reprendre des forces, pour dompter tes impulsions ; que j’aie le temps de te vaincre ; passons à autre chose, passons ! (Mais je ne trouve rien, et, dans le vide de ma suggestion, c’est sa pensée mortelle qui va jouer, me remplir aussi…) Écoute, je me souviens. (Non, pas cela ! je ne veux pas ! je n’ai rien dit ! ombre ! ombre sur cela !) — que ta maîtresse — (Mais suis-je donc fou de lui révéler ? je ne veux pas, moi ! — moi ? qui, moi ?) Ce jour-là nous nous. — (Non ! rien, rien !… Ah ! Victoire !) Rien. — Écoute. Je vais te dire…

Et nos regards noirs, aux pupilles énormes, se sondent. Nos visages sont terribles, oraculaires.

Viens ! viens ! allons ! — Oui, ce sont nos pensées synchrones ! — Allons ! Une force mystérieuse et commune, dominatrice, notre Destinée, jaillit du double tréfonds de nos êtres. Viens ! nous allons mourir !…

Traître ! tu as menti ! C’est ta démence que tu veux faire passer pour notre Destinée. Je veux vivre, moi ! — je vivrai. Ma force est revenue. Je veux ! je veux ! — Victoire ! j’ai pris la commande du couple. (Pour un bref instant, peut-être ? N’importe, cela suffit). Reste là, je t’ordonne de rester là ! Vingt secondes ! Vingt secondes ! Je le veux, reste, fou !

Ah ! j’ai bondi ! j’ai pu bondir ! — en avance sur lui — ouvrir la porte, la refermer de l’extérieur, à double tour, et m’enfuir, libre, m’enfuir dans la nuit, chez moi, me renfermer aussi, à double tour…

La communication était brisée entre nous. Quelques fragments de sa pensée flottèrent encore jusqu’à moi. Vaincu, il voulait tourner le drame en plaisanterie, s’excusait platement… Après une heure de veille revolver au poing, je sentis qu’il venait de s’endormir.

Sauvé ! j’avais reconquis mon individualité, ma précieuse individualité, soumise au seul jeu des Forces éternelles, et non à l’insupportable conjonction avec un autre cerveau humain !

J’osai m’endormir.

Quand je me réveillai d’un sommeil grouillant de rêves néfastes, le souvenir de l’aventure me troubla de nouveau. J’avais recouvré ma conscience normale et ma pleine lucidité. Mais, contrairement à ce qui se passe après les fantasmagories de l’éther, je ne pouvais voir une simple illusion dans la télépathie de la veille. L’effet de la drogue avait cessé, je raisonnais avec mon cerveau de tous les jours, ce cerveau qui nie systématiquement la possibilité de forces surnaturelles. Et pourtant je ne croyais pas que ces étranges phénomènes fussent d’ordre purement subjectif.

Même s’ils n’étaient qu’une illusion due au haschisch, celui-ci n’avait-il pas révélé, tiré des profondeurs de mon organisme pour la faire naître à la conscience, ma folie, latente jusque-là, du suicide ?

Et si c’était vrai ? Si ç’avait été vrai ?

Interroger Chaylas ? Mais aujourd’hui, redevenu un civilisé lucide, ne nierait-il pas ces impulsions sauvages, cette scène farouche où il s’était comporté en homme des cavernes ? — Et moi ? Mon rôle n’avait-il pas été grotesque et odieux ?

Je l’évitai donc. Je lui fis consigner ma porte, — car enfin, il pourrait venir me demander pourquoi je l’avais enfermé chez lui !

Il fallut bien, cependant, me laisser aborder, lorsque nous nous rencontrâmes, huit jours après, sur le boulevard. Il était, comme toujours, taciturne et fermé. Il n’entama pas la question. Dévoré d’une de ces fatales curiosités qui font éclaircir ce qui doit à jamais rester dans l’ombre, je voulais savoir. — Nous étions silencieux. Un vertige léger, comme une rémanence du haschisch, flottait entre nous, malgré la positive atmosphère du boulevard. — A l’instant précis où j’allais parler, je vis sur sa face une hésitation pareille à la mienne, une crainte que je lui révélasse la réalité de l’aventure ; — et la moindre allusion, de lui ou de moi, en était l’irréfutable preuve !…

Ensemble, nous détournâmes les yeux ; — ensemble nous entreprîmes le même lieu-commun.

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