La Bella Venere (La Belle Vénus) : $b contes
PYGMALION
I
Par un mauvais chemin en zig-zag, la litière du banquier Melchis, balancée aux épaules de six Éthiopiens, gravissait la colline.
A chaque lacet, une trouée dans le feuillage des myrtes et des lauriers-roses découvrait au loin la mer qui s’étalait, céruléenne, avec une large traînée de feu sous le soleil. Des galères, évoluant à force de rames, pareilles à des araignées aquatiques, entrecroisaient les fils d’argent de leurs sillages sur le calme plat de la rade. Plus bas, le port se hérissait d’antennes ; et, au long du golfe, avec ses milliers de terrasses et les acrotères d’or de ses temples reluisants parmi les bois sacrés, s’alanguissait, en une courbe nonchalante, la voluptueuse Amathonte.
Mais, dans sa litière de soie verte, Melchis, sans regarder le paysage, renfrognait son nez crochu, et tourmentait les nattes de sa barbe noire : car la montée était rude, l’après-midi étouffant, et ses nègres ruisselaient de sueur.
— « C’est absurde ! » grommela-t-il, « incomparablement absurde ! Ces esclaves seront tantôt fourbus ! »
— « Patience, seigneur, nous arrivons », répliqua un jeune homme, en tunique lie-de-vin, qui marchait à côté de la litière.
— « Des Éthiopiens à dix mines pièce ! » poursuivit l’autre. « Ce sculpteur ne saurait-il habiter dans la ville ? — comme les gens sensés ! »
— « Je te l’ai déjà dit : mon maître Pygmalion est fou. — Cette statue !… du jour qu’elle fut achevée, il l’emporta dans la maison, là-haut ; et maintenant, c’est tout au plus s’il ne jette pas dehors ceux qui viennent comme toi, admirer son œuvre. Il est fou, te dis-je ! — ou ensorcelé. Il oublie que je suis son élève et ne m’enseigne rien. Depuis treize lunes, il n’a touché un ciseau. Il passe des heures à polir sa déesse d’ivoire, à lui ajuster des bijoux, à nouer et dénouer sa chevelure. Une fois, je l’ai surpris qui lui parlait comme à une maîtresse, l’appelant son âme, sa vie, — que sais-je !… Peut-être me croiras-tu, seigneur ? Eh bien ! — l’Aphrodite me pardonne ! — Pygmalion est amoureux de sa Galatée. »
Le Syrien haussa les épaules, avec mépris.
— « Grotesque ! » déclara-t-il. « Jeune homme, tu ne peux rester chez ce maître. A Smyrne, j’en connais un meilleur : Nasiclès. Durant ma jeunesse, moi-même je fus son élève. Avec des figurines en plâtre et en terre cuite, rehaussées d’ocre, de minium et d’outremer, nous reproduisions, à l’usage du peuple, les icones illustres des dieux ou des héros. — Ne souris pas, mon fils ! c’est un commerce avantageux ; et chacun sait, dans Smyrne, jusqu’au dernier vendeur de poulpes frits, que mes richesses, aujourd’hui célèbres, n’eurent pas d’autre origine. »
Cependant, on atteignait, sur une esplanade ombragée de cyprès et d’yeuses, une sorte de temple.
— « C’est ici ! » dit Apnoukhos.
Il aida Melchis à descendre de litière ; puis, ouvrant la porte avec précaution, l’introduisit dans l’atelier.
Le velarium de pourpre diffusait un jour rose. Au bout de la salle, sur un lit d’écarlate, une vierge à cheveux blonds sommeillait, nue, dans la pose de l’Hermaphrodite. Un homme, assis devant elle, qui semblait méditer, tressaillit au bruit des pas ; et, reconnaissant Apnoukhos :
— « Qu’y a-t-il ? Ne t’avais-je pas défendu ?… »
— « Pardonne-moi, ô Maître ! Ce riche voyageur, avant de regagner sa patrie, est venu pour rendre hommage à ton talent divin. »
Melchis, un sourire sur sa face bilieuse, s’inclina, en portant au front, puis à la poitrine, sa main droite étincelante de bagues.
— « Salut ! » répliqua sèchement le sculpteur.
L’autre se répandit en compliments. Il vanta les œuvres de Pygmalion qu’il avait admirées, au cours de ses voyages, dans les temples de Paphos, d’Aphrodision, de Rhodes et d’Halicarnasse. Il se plaignit que l’illustre cité de Smyrne n’en possédât aucune… Les beaux-arts, pourtant, étaient fort en honneur chez ses concitoyens ; lui-même, Melchis, possédait une collection de marbres et de bronzes, assez estimée. Bref (et tout en débitant ses phrases ampoulées, il inspectait à la dérobée la salle vide), son unique désir était de voir cette merveilleuse statue de Galatée, célèbre déjà par tout l’Archipel, et jusqu’aux rivages de la Propontide.
— « Galatée ? » répéta Pygmalion, « Elle est devant toi ! »
Et, avec un sourire d’orgueil, il désigna la vierge couchée dans la pose de l’Hermaphrodite.
Belle comme une Déesse, elle semblait dormir. Mais son corps, bien que revêtu des couleurs de la vie, demeurait inerte. Nulle respiration ne soulevait sa gorge d’ivoire. Une guêpe qui vrombissait dans un rai de soleil effleurant ses cheveux d’or, soudain s’abattit sur les lèvres impassibles — de la statue.
— « Par les cornes de Moïse ! » s’écria le banquier, béant d’admiration. Et, se tournant vers le sculpteur : « On ne m’avait pas trompé. J’aurais juré que cette femme était en vie ! Dis-moi : combien me la vends-tu ? »
Pygmalion partit d’un rire sombre,
— « Te vendre cette femme, dis-tu ? Ma Galatée, la fille de mon âme, qu’éveillera bientôt le souffle divin d’Aphrodite ! Te vendre mon épouse !… Je l’ai refusée aux prêtres mêmes de la Déesse ; et toi, un barbare, viens me la demander ! Mais tous les trésors du Grand Roi… »
Le Syrien, accoutumé aux verbeuses protestations et aux serments apocryphes des marchandages, l’interrompit :
— « Combien t’offraient donc les prêtres de la Déesse ? »
— « Trente talents ! les sots ! trente talents ma Galatée ! »
Melchis sourit avec scepticisme.
— En conscience, pour une simple statue d’ivoire, — pas même chryséléphantine, — c’est bien payé. Sauf la chevelure, tu n’y a pas mis vingt drachmes d’or. Néanmoins, je veux prouver ici mon amour des beaux-arts. Le Dieu d’Abraham m’en est témoin, les temps sont durs : — mais j’irai jusqu’à trente-cinq talents, payables comptant, en belles dariques neuves et en statères d’or. »
A mesure qu’il parlait, Pygmalion avait pâli. Un rictus féroce contractait sa face. Blême d’indignation, enfin, il éclata :
— « A toi, ma Galatée ! pour des dariques et des statères ? — Hors d’ici ! infâme ! Hors d’ici ! esclave de Syrie, mangeur de petits enfants, proxénète ! Détale ! ou — j’en jure par Hécate, par l’Hadès, par le Styx ! — je te tue comme un porc ! »
Et, saisissant à terre un lourd maillet de buis, il le brandit comme une massue.
Melchis, terrifié, reculait, en appelant au secours les Éthiopiens de sa litière ; mais Apnoukhos le tira par la manche et lui glissa quelques mots à l’oreille.
— « C’est vrai ! » dit le Syrien.
Arrêtant d’un geste ses esclaves, il passa le seuil, tandis que Pygmalion refermait la porte et poussait les verrous, furieusement.
II
Pygmalion, une fois seul, sa colère tomba. Il secoua les épaules, s’approcha de la statue ; et, s’agenouillant face-à-face avec elle, lui entoura la tête de ses bras.
— « O Galatée ! Vierge toute-belle ! Que nous font les paroles de ce chien, puisque moi, je te connais, Déesse ! Moi seul puis te comprendre, moi ton créateur ; moi qui t’ai révélée, native, en la splendeur tragique du désir !
» O Galatée ! Depuis que mes yeux sont ouverts à la merveille éternelle de la lumière, ton amour secret se levait sur mon cœur, comme une aurore, pour jamais, d’apothéose !… Je t’appelais, jadis, aux soirs adolescents d’été, lorsque ta voix modulait mon désir aux zéphyrs caressant la ramure des pins… O bien-aimée ! ton corps miraculeux, tes hanches et tes seins sont le nubile amour des golfes parfumés !
» Toutes les joies, toutes les gloires, toutes les femmes, tous mes désirs tordus vers l’ardente beauté n’étaient que les élans frémissants de ton âme, — effigie d’un plus beau moi-même, Galatée !…
» Tu es l’Idée resplendissante de mon être, qui s’exilait au ciel fixe des Archétypes : tu es, de notre double et total Androgyne, l’Épouse — hélas ! inerte encore !
» Future Épouse ! — si douloureusement imparfaite ! — ne saurai-je donc te ravir, toute vive, à ton froid simulacre, et dans tes yeux ouverts déverser les reflets de la nuit sidérale, pour que fulgure enfin, dans notre double chair, l’éclair vertigineux de l’antique Unité ! »
Tandis que l’amoureux modulait ses platoniciennes divagations, le crépuscule tomba. Des ondes lentes de fraîcheur coulaient par l’ouverture du toit. Dans l’atmosphère assombrie, l’on eût dit que l’ivoire tiédissait davantage, sous les caresses.
Pygmalion se recula, pour mieux la contempler. Envahi de ténèbres croissantes, le beau corps étendu, où çà et là luisait quelque bijou, semblait s’émouvoir d’une vie éphémère. A demi caché par la chevelure massive, le visage se faisait irréel : un mystérieux sourire ondoyait sur la face ; obscurément, les yeux soulevaient leurs paupières, s’ouvraient tout grands, fixant sur les ténèbres un inscrutable regard, tandis qu’un soupir léger soulevait les seins, par intervalle.
Or, c’était ainsi, chaque soir, depuis l’éclosion de cet étrange amour. A la nuit tombée, un sommeil, parfois, venait surprendre l’amant. Livré au sortilège de ces songes mystérieux qui réalisent en aventures cohérentes et quasi-réelles nos plus impossibles désirs, il imaginait sa Galatée enfin vivante : elle répondait à ses baisers, et, lui nouant auteur du cou ses bras souples et tièdes, mêlait son étreinte à la sienne, jusqu’à l’extase définitive.
Mais ce leurre, pas plus que les fugaces illusions du crépuscule, ne le satisfaisait. Il n’était pas de ces forcenés idéologues qui, sur la foi de sophismes spécieux, estiment à l’égal d’une réalité concrète les fluides fantasmagories de leur pensée, — la projection, sur la toile des ténèbres, de leur rêve intime.
Ce sculpteur ne voulait être dupe d’aucune vision : la seule évidence, pour lui, était celle qu’on peut serrer dans ses bras, éprouver avec des muscles bien éveillés, sans crainte de la faire s’évanouir dans le monde larvaire des fantômes et des ombres.
Soucieux ainsi de n’accoupler son désir qu’à une rigoureuse réalité, il avait repoussé avec indignation les philtres de Thrytta, la sorcière de Paphos, occulte entremetteuse renommée parmi les amants dédaignés. Il n’eût pas risqué, sous l’influence d’un vil breuvage aphrodisiaque, le sort de cet aveugle éphèbe qui, naguère, à Cnide, avait possédé, en la fureur de sa démence, une Aphrodite de marbre.
Dût-il en périr sur l’heure, c’est réelle et vivante que Pygmalion voulait sa Galatée.
Sur l’aveu de son amour insensé, le grand-pontife d’Aphrodite cria tout d’abord au sacrilège. Puis il déclara la chose ardue, sinon impossible. Après quoi, tout en lissant les bandelettes de sa tiare, il avait hasardé que peut-être la Déesse se laisserait fléchir, à force de supplications. Le plus sûr eût été d’offrir au sanctuaire la Galatée d’ivoire. Mais ce moyen rejeté, il faudrait des sacrifices et des prières, innombrables.
Rien ne rebuta la confiance vouée par Pygmalion à la déesse d’Amathonte. Si, entre tous les humains, elle lui infligeait la merveilleuse torture de ce désir, c’était, sans doute, pour le récompenser par un miracle final ?
D’ailleurs, plus l’épreuve s’allongeait, plus les affirmations du pontife devenaient formelles. A cinq reprises, des augures heureux se manifestèrent. Les successifs ajournements, loin d’abattre sa confiance, l’exaspéraient.
Chaque matin, Pygmalion descendait vers la ville, par le chemin de lacets. Dans le faubourg, sur le seuil des portes où des pâtes comestibles, suspendues à des tringles, sèchent au soleil comme des tentures jaunes, des vieilles, accroupies, regardaient passer l’amoureux de la statue. Les jeunes femmes, dont la chevelure noire s’étale en larges coques, riaient et chuchotaient sur son passage. Des portefaix, chargés de fenouils et de choux-fleurs, s’arrêtaient net, et le considéraient, comme un étranger, avec ébahissement.
Sans rien voir, il atteignait la place voisine du temple. Là, sous les platanes et les palmiers, dans la cohue des vendeurs de choses consacrées, qui vous hèlent avec volubilité, il achetait, sans marchander. Puis, avec la foule, il se dirigeait vers les myrtes de l’enceinte. Devant lui, un bambin nu à tignasse poussiéreuse se cramponnait aux cornes d’une chèvre blanche, et un autre serrait dans ses deux poings les oreilles d’un lièvre effaré. Pygmalion, portant sous les plis de sa robe un ex-voto d’or en forme de cœur, les suivait, une cage d’osier à la main : — entre les barreaux passaient les becs roses des tourterelles qui, roucoulaient interminablement, à l’unisson de son désir.
III
C’était un soir du mois Poséidon, quatre lunes après la visite de Melchis. Pygmalion remontait de la ville, se répétant les paroles du sacrificateur, lorsqu’il avait rencontré dans les viscères d’une colombe le prodige de deux cœurs accolés : « Espère ! La Déesse a résolu d’exaucer ton vœu… bientôt. »
Bientôt ? — Ne serait-ce pas ce soir ? — Et Pygmalion, hâtant le pas, frissonnait sous les lentes bouffées énervantes agitant les buissons de lauriers-roses et de myrtes. Aux endroits où les constellations, embuées de sirocco, se montraient parmi les ramures, il s’arrêtait, se demandant s’il ne devait point laisser au miracle le temps de s’accomplir ? Et, dans les halos irisés des astres, il cherchait un présage.
Il tournait l’avant-dernier lacet de la route, lorsqu’une étoile filante coula sur la face de la nuit comme une larme de soleil, et silencieusement disparut vers le sommet de la colline. Mais, avant qu’elle se fût éteinte, une foi soudaine l’avait traversé :
— « Galatée ! C’est son âme que la Déesse lui envoie ! »
Et le cœur battant dans la gorge, il avait couru d’une haleine jusqu’à sa demeure, dont il ouvrit brusquement la porte.
Des effluves mystiques l’enveloppèrent. Silence. Une lueur mauve auréolait la cassolette ardente où fumait de la myrrhe. Derrière, Galatée, à peine visible, flottait dans une nuée lilas, comme une déesse aux membres de rose.
Vivait-elle donc ?
Il s’arrêta. Une angoisse, tout à coup l’accablait : — trop impossible, ce miracle ! — Il se laissa tomber sur le lit de fourrures.
Elle était immobile, dans son habituelle pose de l’Hermaphrodite, ses longs cheveux d’or dénoués et pendants comme il les avait laissés le matin.
— « Sainte Aphrodite ! exauce-moi ! Sainte Aphrodite ! exauce-moi ! » répétait-il, tout grelottant d’amour et d’une terreur sacrés.
La myrrhe grésillait doucement. Par intervalles, des bouffées de sirocco apportaient la rumeur de la ville mêlée aux bruit confus de la mer.
— « Sainte Aphrodite ! exauce-moi ! »
Mais la statue, comme une déesse aux membres de rose, reposait impassible sur sa nuée d’hyacinthe.
Désespérément, alors, il se leva, marcha vers elle ; et, plein de sanglots, laissa tomber son front brûlant, pour l’y rafraîchir, sur les beaux seins d’ivoire…
Un cri affolé, de terreur et de joie : son front avait touché une souplesse tiède, l’élasticité de la chair vivante !
Une seconde, il resta béant.
Mais oui, n’est-ce pas ? ces seins respirent ! le reflet d’un rêve s’émeut sur son visage !
Il jeta les mains sur elle, impétueusement.
Son cœur bat ! son cœur ! O joie ! joie surhumaine ! ses cils noirs palpitent… Galatée ! Galatée ! — Et pour l’éveiller, il secouait son torse, passionnément. — Ses yeux s’ouvrent ! ses yeux mordorés, ses yeux inouïs, profonds comme l’Érèbe, se fixent sur lui… ses dents sourient entre les lèvres disjointes… Ouraniens immortels ! Aphrodite auxiliatrice ! la terre peut l’engloutir, à présent, les sept sphères de cristal le fracasser sous leur chute : il mourra dans son désir réalisé !
Frénétique, il saisit entre ses paumes la tête aux cheveux d’or : il colle sa bouche à ces lèvres surnaturelles qui se mêlent, humides et brûlantes, aux siennes, où il aspire, croit-il, et l’extase et la mort foudroyante qui va l’anéantir, Prométhée sacrilège !…
Mais non : il ne meurt pas. Ivresse ! Et il blasphème les Olympiens, il les défie de goûter jamais un bonheur pareil. Les bras de Galatée, ses bras de chair vivante, le frôlant, s’unissent autour de son cou ; et — volupté suraiguë — il sent le camée d’un bracelet s’incruster dans sa nuque… C’est donc vrai ! Il ne rêve pas ! Elle vit, cette chair inouïe qu’il a créée, qu’il éprouve de ses muscles et de ses baisers ! elle vit, cette aisselle nue où il aspire toutes les violettes, tous les lis, et toute l’ambroisie des dieux !
Puis, leurs regards s’affrontent.
Il murmure :
— « C’est toi ! Toi, ma Galatée, mon Désir ! mon âme ! »
Elle sourit. Sa voix suave hésite, comme mal incarnée encore, sa voix tombée des cieux !
— « O Toi ! C’est Nous ! Vois-tu ? Je t’attendais depuis l’Éternité ! »
Et la vierge pâmée s’abandonne : il la soulève, l’emporte vers l’amas profond de fourrures. Ses cheveux s’épandent, enveloppant leurs têtes comme un voile tissu de lumineux parfums. Eux deux existent seuls, dans l’immense Univers ! Plus de terre, plus de ciel, rien qu’eux deux — et ces seins durs, ces seins brûlants et aigus incrustés dans ses pectoraux frémissants.
IV
La ville d’Amathonte avait célébré leurs noces.
Le grand-pontife d’Aphrodite, avec le collège des prêtres, et suivi du peuple entier, était venu quérir les Amants sacrés en qui se manifestait la puissance miraculeuse des Immortels. Et tout un jour, sous le soleil du tiède hiver cypriote, le cortège parcourut la cité.
Tout un jour, les flûtes, les tambourins, les cymbales et les lyres rythmèrent les hymnes d’hyménée et les acclamations de cent mille poitrines. Tout un jour, les prêtres vêtus d’hyacinthe et d’aurore ; et les courtisanes nues sous leurs gazes et leurs bijoux d’or ; et les blanches théories de vierges effeuillant des roses ; et les éphèbes en tuniques claires, couronnés de violettes, agitant, parmi l’air bleu, l’allégresse des palmes sur l’ouragan clamorant des enthousiasmes et des bénédictions ; toute la gloire ivre et pavoisée des conquérants et des dieux escorta le char triomphal de Pygmalion et Galatée.
Cette apothéose, au dire du pontife, n’était qu’un prélude. Le lendemain, cette semaine entière, la suivante, ne seraient semblablement que fêtes : les gens d’Arsinoé, de Paphos, et des autres bourgs, ne manqueraient pas de venir à nouveau célébrer la gloire d’Aphrodite.
Galatée, grisée encore par les acclamations de ce peuple dont elle se sentit plus que la souveraine, accueillit cette nouvelle avec ravissement. Et le soir, dans leur maison de la colline, qu’environnèrent jusqu’à la deuxième veille des chœurs d’adolescents, elle s’étonna fort que son cher époux ne partageât point sa joie.
Cet homme extraordinaire, persuadé qu’Aphrodite avait pour lui seul animé son œuvre, s’irritait de ne pouvoir goûter le calme et la paix amoureuse dont jouissent les plus humbles épousés. Il se jura de ne subir point davantage cette vie tumultuaire.
Avant l’aube, ayant ramassé pierreries et or en une bourse de cuir, il éveilla Galatée ; — et son air de résolution était tel qu’elle le suivit sans murmurer, à pied, jusqu’au port de Cition, où une nef sidonienne les prit à bord, faisant voile pour l’île de Trinacrie.
Sur ce navire, où les autres passagers — taciturnes Asiatiques encapuchonnés de laine blanche — ne voyaient en eux qu’un couple d’amants banals, les jours se succédèrent pareils, de voluptés ardentes et de rêveries bienheureuses. Le navire, penché sous ses larges voiles rouges comme les chevaux qui tournent la borne du cirque, fuyait avec un doux balancement sur les plaines infinies de la mer cérulée. Nulle terre en vue. Assis avec Galatée, près du timonier en casaque orange, Pygmalion regardait s’allonger, comme un grand chemin de neige, le sillage ; et, de sentir la patrie à chaque heure plus lointaine, il se réjouissait.
Galatée, au contraire, devint triste : la monotonie de cette longue navigation l’accablait, disait-elle. Pour la distraire, il lui contait des légendes, ou reprenait le thème, sans cesse nouveau, de leur miraculeuse union.
Le matin du neuvième jour — les vents avaient été favorables : — on aperçut vers la droite un cône vaporeux flottant sur la mer. Lentement, heure par heure, il grandit, cyclopéen, et l’on distingua la masse fumante et neigeuse de l’Etna.
Puis, sous une chaîne de montagnes vertes, la côte sicilienne apparut, évasée comme un golfe énorme, piquetée de villages clairs où trônaient, couvrant plusieurs collines de ses édifices polychromes, s’avançant dans la mer avec ses palais, ses temples, ses théâtres, l’opulente et démesurée Syracuse.
V
Une fois sur les dalles du quai, Pygmalion et Galatée s’arrêtèrent. Pygmalion n’avait pu, dans la hâte et le secret de sa fuite, se ménager une lettre d’introduction pour quelque notable Syracusain. Il leur fallait donc s’enquérir d’une auberge. Et il cherchait auprès de qui s’informer, lorsque Galatée lui désigna un homme, enveloppé d’un manteau militaire et coiffé d’un casque à plumes d’autruche. Accoudé sur une pile de ballots, le menton dans la main, il examinait d’un air désœuvré le déchargement de leur galère.
— « N’est-ce pas aussi un étranger ? » objecta Pygmalion.
— « Qu’importe ! » murmura Galatée. Et, hardiment, elle aborda l’inconnu.
— « Seigneur », dit-elle, « nous venons de Chypre. Mon époux que tu vois, est Pygmalion, le fameux sculpteur d’Amathonte. Tu connais son nom, peut-être ?… Moi, je suis Galatée… Je te prie de nous indiquer un logis. »
— « Je suis Sextus Pomponicus Ridens », déclara l’autre, « chevalier romain et tribun de la IVe Légion, envoyé par le Sénat auprès du tyran Hiéronyme. » — Avec une parfaite urbanité, il protesta de son dévouement à l’illustre Pygmalion et à sa compagne. Il ignorait, à vrai dire, les auberges de Syracuse. Mais, habitant le palais de l’Achradine réservé aux ambassadeurs, il offrait de les y recevoir jusqu’au lendemain, jour où, sa mission terminée, il repartait pour l’Italie.
Émerveillé de se savoir connu à Rome même, Pygmalion hésitait devant l’offre du tribun. Mais comment refuser à Galatée cette joie d’être logée dans le palais des ambassadeurs ? Et puis, pour un jour !…
Il accepta.
Le soir, Pomponicus vint leur tenir compagnie. Le sculpteur et lui jouèrent au cottabe. En jetant les dés, il narrait ses campagnes de Dacie, sa poursuite des Quades et des Gépides à travers les affreuses profondeurs de la forêt Hercynienne. Galatée écoutait ce héros avec ravissement — et Pygmalion, qui, malgré son désir de perdre, gagnait à tout coup, s’ébahissait que leur hôte fût un si piètre joueur.
Des le matin, Pygmalion partit à la recherche d’un autre logis. Galatée, trop lasse pour courir la ville, attendrait son retour. Rien ne pressait, Pomponicus ne partant que tard dans la soirée.
Le Cypriote, guidé par un Syracusain complaisant, ne tarda guère à découvrir, dans le paisible quartier de Tyché, au-dessus du port de Trogile, une maison, jolie et presque neuve. Toute blanche, elle avait des jardins fleuris et des terrasses ombragées de citronniers, d’où la vue s’étendait sur les forêts de l’Hybla, l’immensité bleue de la mer Ionienne, et, tout au fond, les neiges de l’Etna. — Délicieux refuge pour leur amour ! Aujourd’hui même ils s’y installeraient, car des meubles — outre une vieille esclave libyenne — garnissaient les appartements.
Tout joyeux du marché conclu, il regagna l’Achradine. Le soleil était au haut de sa course, et l’ombre des gnomons entamait la sixième heure, lorsqu’il entra dans le palais, se hâtant vers la chambre de Galatée.
Personne !
— « Elle doit être chez Pomponicus : elle s’ennuyait, sans doute ! — J’ai été si longtemps dehors ! »
Il courut chez l’officier.
Des esclaves nettoyaient la pièce, secouant les tentures, déplaçant les meubles.
— « Où est le chevalier romain ? »
— « Ne sais-tu donc qu’il est parti ? Vers la quatrième heure. Avec une femme. C’est l’envoyé de Carthage qui doit arriver ici, tantôt. »
Mais le malheureux n’entendait plus. — Son épouse ! ce traître, cet infâme Romain avait enlevé son épouse ! — Et il se précipita vers le port, à travers la foule épaisse qui emplit les rues, l’hiver, au milieu du jour. — Des garnements, sur son passage, criaient : au voleur ! — Comme un furieux, il passa le pont d’Ortygie, repoussant les péagers qui tentaient de l’arrêter. Il atteignit le quai.
Trop tard ! Là-bas, une girouette dorée figurant la louve de Rome oscillait au mât d’une trirème. On entonnait le « rhypapai » du départ. Elle démarrait !
A grands coups brutaux, il enfonça la presse des badauds.
La galère, à vingt brasses du bord, s’essorait : selon la plaintive mélopée de la chorme, les rames, grinçant en cadence sur leurs tolets de bronze, battaient l’eau écumeuse.
A cet instant, coiffé de son casque à plumes d’autruche, Sextus Pomponicus montait sur le tillac, tenant par la taille, amoureusement penchée sur son épaule, Galatée.
Pygmalion s’élança, plongea, reparut, nageant de toutes ses forces vers la galère.
Mais ses vêtements s’imbibaient d’eau, le paralysaient ; le navire accélérait sa vitesse, filant comme une mouette sous l’effort de son triple rang de rames. Et, devant Pygmalion qui se débattait dans le sillage mousseux, Galatée mit un long baiser sur la bouche de son beau chevalier.
Alors, suffoquant, se débattant, il se souvint : — Jadis, « la posséder une fois, et mourir ! » avait-il dit ? — Dérision folle ! non ! il ne voulait pas mourir ! — la posséder ! toujours ! oui ! — Galatée ! c’est impossible ! Galatée, la fille de son âme, sa vie ! son épouse surnaturelle ! — Désir ! Désir ! seul vrai Dieu !
Empaqueté comme dans un linceul parmi les plis collants de sa robe, il coulait, irrémédiablement. — Galatée ! Galatée ! — O la divine statue d’impassible ivoire qu’il contempla, jadis, aux jours heureux, dans les mystiques illusions du crépuscule ! — Désir ! Désir ! seul vrai Dieu !
Sa main crispée agrippa un instant, à la surface de l’eau, des flocons d’écume ; tandis que penchée à la poupe, elle lui criait, suave et ironique, — sans qu’il pût l’entendre, jamais plus :
— « Je ne t’aime pas, tu sais ? Je ne t’ai jamais aimé ! Imbécile ! tu m’as prise pour Galatée ! mais je suis Gynè, fille de Hèva ! Gynè ! Gynè ! »
A côté d’elle, le chevalier romain Sextus Pomponicus Ridens, tribun de la IVe Légion, lorgnait, en fin connaisseur, la grâce souple et voluptueuse de son geste ployé.
VI
A cette heure-là, le banquier Melchis exhibait à de riches convives smyrniotes sa collection de raretés. On marchait à petits pas sous le portique aux chapiteaux de vermeil. Les habitués de la maison, allant droit aux pièces capitales, les désignaient aux autres, discrètement.
— « Tiens : une nouvelle statue ? » interrogea le chiliarque Gelastyx.
— « Oui. Ma dernière acquisition. Une Galatée. Elle paraît vivante, n’est-ce pas ?
— Admirable !
— Une vraie déesse !
— Et toute en ivoire !
— « Elle a dû vous coûter bon ! » s’extasia l’archonte Metarpax.
Melchis se rengorgea avec suffisance :
— « Elle vaut au bas mot soixante talents… mais je l’ai eue pour un morceau de pain… Voyons… coût de l’esclave circassienne que je lui ai substituée : vingt mines. Item, avoir gagné à ma cause l’élève du sculpteur : dix mines. Total : trente mines. »
— Comment cela ?
— Trente mines ! une statue de soixante talents, habile homme !
— Glorieux Melchis !
— Raconte ! raconte-nous l’histoire !
— C’est, en effet une histoire… mais d’abord, passons dans ce belvédère. »
On s’installa autour des tricliniums.
Des enfants ioniens, couronnés de violettes, passèrent des sorbets au citron, des cédrats confits, des gâteaux au miel et des boissons à la neige. Au bas de la terrasse, les flots du golfe bleu clapotaient avec langueur. Une brise tiède soufflait de l’ouest, apportant le parfum des amandiers en fleurs et des roses épanouies sur le promontoire ensoleillé.
Melchis, avec un sourire de souverain mépris, commença :
— « Figurez-vous (ces artistes ont parfois des idées bien bizarres !)…