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La Bella Venere (La Belle Vénus) : $b contes

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LE MARTYR

« Les martyrs, éclatant en sanglots, s’étreignent. Une coupe de vin narcotique leur est offerte. Ils se la passent de main en main, vivement. »

(Flaubert : Tentation).

La rafle avait réussi. Guidée par un traître, la cohorte, gardant les deux issues, avait pris sur le fait ces ennemis de Rome et de César, comme ils adoraient l’Ane crucifié, aux catacombes de Calixte. Et, traversant la vigne où se dissimulait l’entrée, le cortège déboucha sur la Voie Appienne.

Encadrée des légionnaires, casqués et cuirassés, glaive au poing, qui la houspillaient rudement, la canaille défilait : une vingtaine d’artisans et d’esclaves, enchaînés deux à deux, nu-tête sous le soleil de mai, leurs beaux habits de fête déguenillés dans la bagarre, salis de terre, d’huile et de résine, abjects. Des yeux pochés se fermaient, déjà bleus ; le sang des balafres agglutinait les chevelures. Des femmes, clopinantes encore des stupres soldatesques subis au fond des galeries, sanglotaient ; d’autres, hagardes, roulaient des yeux ; les hommes ricanaient de défi ; et tous, encouragés par un grand vieillard aux gestes théâtraux, braillaient leurs chants révolutionnaires, sous les coups. Et, flanquant la colonne, cep de vigne à l’épaule, le centurion, méprisant et roide, lançait des ordres.

Les portiers des riches villas sortaient, leur trousseau de clefs brandi, sur les seuils de mosaïque ; d’élégants cavaliers se détournaient à peine ; soulevant le rideau vert de sa litière, emportée au trot de huit Éthiopiens, une matrone reconnut l’homme qui marchait au dernier rang, et le suivit des yeux, l’air ébahi, avec une moue dégoûtée pour sa compagne de chaîne.

Ceux-là, parmi la tourbe vile, étaient des personnages.

Lui, malgré sa cuculle de bure, gardait la démarche hautaine du tribun militaire Caïus Tullius Liber, habitué à parader en tête de sa légion, sous la pourpre ; et son ancien prestige de maître déchu faisait encore baisser le regard aux soldats haineux. Ils n’osaient non plus railler trop haut la femme en palla noire que chaque pas jetait contre lui, douloureuse et confuse : une de ses sandales s’était détachée, et son pied nu boitait dans les ornières du dallage. Il s’efforçait, malgré ses liens, de la soutenir, et tâchait de distraire par de pieuses exhortations la fatigue de sa sœur en Christ, Madeleine — l’ex-courtisane Apollinia.

D’une famille enrichie par le trafic maritime depuis les années de Domitien, Caïus Tullius Liber avait préféré à la tribune où le destinaient ses succès de gymnase, les honneurs militaires. Il avait, dès vingt ans, participé aux campagnes de Marc-Aurèle César contre les Quades et les Marcomans, dans les forêts de la Pannonie où le sage empereur périt le jour même de sa victoire définitive ; et, nommé à son retour tribun de la IVe Légion, il servait depuis deux ans le César Commode.

Mais l’aventureuse activité de son esprit débordait les routinières occupations de sa charge. A Rome, il se contamina des nouveautés orientales. Aigri par quelques injustices de ses chefs, il se fit initier à la secte chrétienne, dont les doctrines d’égalité, les revendications sociales le séduisirent. Sans dégoût de ceux qu’il nommait ses frères, il devint un familier des rites secrets célébrés dans cette taupinière où on venait de le prendre, ignominieusement.

Car, si des patriciens, — et un César même, — avaient, parfois, dans leur oratoire, révéré Christ, conjointement avec Bacchus, Hercule, et autres dieux, les allures trop révolutionnaires de la secte, traquée par la police de l’Empire, détournaient du baptême les gens sages. Des femmes distinguées s’engouaient bien, par mode, des théories glorifiant la pauvreté, l’humilité, la faiblesse. Mais seuls les esclaves et la plèbe bravaient les rigueurs de la Justice, aux réunions clandestines où l’on prêchait le règne futur des Cieux sur la terre, où mûrissait la révolte vengeresse, où l’on demandait à Christ le bouleversement social, le triomphe des bons sur les méchants. — Et les bons, c’étaient les pauvres et les opprimés ; les méchants, c’étaient les riches, les heureux, les puissants.

Trop fin pour admettre ce grossier absolutisme, Caïus s’enfiévrait cependant aux rêves de tendre fraternité, de charité, d’harmonie future qui donnerait seule aux hommes la paix et la concorde universelles, à l’avènement du Royaume de Dieu. Et ce philosophe, ce lettré, acoquiné à la ferveur mystique des catacombes, se passionnait, à voir l’hostie resplendir sur l’autel, aux doigts du prêtre ; et, le cœur gonflé d’aspirations immenses et d’amour, il savourait, avec les Espèces consacrées, le goût de la Divinité.

Un charme profane s’ajouta d’ailleurs aux mystiques attraits, lorsque la néophyte Apollinia introduisit dans les réunions sa rayonnante beauté. La nouvelle courut la ville : la courtisane Apollinia, dans l’éclat de la jeunesse et de la renommée, touchée par la grâce, venait de se retirer du monde.

Son palais de Tibur aux viviers célèbres, sa villa de Baïes, sa maison des Carines, ses meubles en cyprès d’Afrique, ses bois, ses métairies, ses esclaves, ses toilettes, ses gemmes, ses bijoux, — toute cette fastueuse richesse que payèrent les ruines des plus opulents citoyens de l’Empire, depuis des censeurs et des personnages consulaires jusqu’à des princes grecs et des satrapes d’Asie, — elle avait tout abandonné aux prêtres chrétiens, pour les pauvres.

Et, pauvre elle-même, afin de se racheter des flammes éternelles où le dieu d’amour et de pitié précipite les filles qui ont mésusé de leur corps, la pécheresse Apollinia, renonçant à ses fornications, cachant sa beauté sous un voile de veuve, se vouait au repentir et à une perpétuelle chasteté.

En vain, le Préfet du Prétoire, qui convoitait son tour à jouir de ses charmes, la pria-t-il de retarder en sa faveur cette retraite inhumaine. En vain il lui offrit de remplacer par d’autres plus royales encore les richesses dispersées par son caprice. — La nouvelle Madeleine fut inflexible.

— « Fais-toi chrétien », lui répondit-elle ; « je prierai pour toi. »

Et, chaque jour, ne dévoilant qu’au fond des cryptes, à ses humbles frères et au respectueux Caïus, sa beauté, merveilleuse en dépit des jeûnes et des macérations, elle croissait en grâce et en mérites devant Dieu.

Le Préfet passa aux menaces ; et, conformément à la nouvelle persécution qu’infligeait le César Commode aux Chrétiens, coupables de nier sa divinité herculéenne, il résolut de faire arrêter l’ex-courtisane. De savoir qu’elle hantait les réunions secrètes des Catacombes, la pensée des agapes luxurieuses attribuées aux adorateurs de l’Ane enrageait sa passion. Qu’elle l’eût ajourné en faveur de quelque plus opulent protecteur, passe. Il aurait attendu son tour. Mais qu’elle courût ainsi les muletiers et les portefaix, dans les orgies crapuleuses qui, toutes lumières renversées, confondaient, aux braiements de la Tête d’Ane, sous prétexte de fraternité, les chairs échauffées de vin, c’était l’outrage impardonnable au désir qu’il avait daigné lui manifester ! — Et, aujourd’hui, en conséquence, la rafle l’avait prise, avec les autres.

Dès leur première entrevue, Caïus s’était attaché à elle. Il admira ce repentir, cette abnégation vertueuse qu’elle offrait à Dieu. Il aimait la beauté de son âme, comprenant mieux que leurs incultes frères la grandeur d’un tel sacrifice. Il la voyait déjà, auréolée de ses mérites, rayonner parmi les chœurs des Séraphins, à la droite du Père.

Elle, les yeux chastement baissés devant le mâle et séduisant guerrier, louait sa bravoure de compromettre, pour Christ, les biens et les honneurs du siècle. Lui aussi serait sauvé. Et, là-haut, leurs êtres spirituels pourraient s’aimer à loisir sans péché. Dès cette vie, elle l’aimait d’une affection fraternelle. Mais tout autre désir serait une tentation du Démon, un pas vers la Luxure, — péché contre quoi fulminait précisément le vieux prêtre qui l’avait convertie, un montagnard helvète, qui dépeignait sans relâche les effroyables tourments de l’enfer réservés aux fornicateurs et aux adultères.


Côte à côte, au dernier rang du cortège, le couple suivait sa voie douloureuse. Ils invoquaient la grâce de Dieu, et les signes de croix qu’ébauchaient leurs mains enchaînées les réconfortaient d’une sérénité surnaturelle. En attendant leurs futures épreuves, ils montraient à la tourbe vile des Païens comment les Chrétiens supportent les outrages !

Passé la porte Capène, les abatteurs du macellum voisin, bras nus et tabliers rougis, brandirent avec d’atroces injures leurs coutelas sanglants au nez des prisonniers : et les soldats repoussèrent, avec le plat du glaive, les plus hardis, que le reste poussait par derrière.

Car ces misérables, il fallait les laisser vivre, malgré leur scélératesse : les jeux des ides prochaines, à l’Amphithéâtre Flavien, les réclamaient. Le couteau serait mort trop douce pour ces exécrateurs de la Société ! Les griffes et les crocs des fauves, sous l’auguste présidence de César, dont ils avaient offensé l’herculéenne divinité, feraient de leur châtiment un exemple et un divertissement pour quatre-vingt-dix mille spectateurs.

Et les teinturiers aux mains bleues, les taverniers, les tonneliers du quartier, après les invectives ignobles lancées contre les premiers rangs, éclataient d’indignation à la vue de l’ex-tribun. Ah ! il eût fallu le saigner comme un porc, jeter aux chiens son foie blanc et son cœur de traître ! Et sa compagne, la courtisane renégate, qui réservait à son absurde Christ une beauté qui eût dû être le partage de tous, celle-là, on lui ferait réapprendre l’amour, avec les fauves d’Afrique ! — Et, sur le seuil des prostibules béants, où la lampe brûlait, au chevet du lit, devant la statuette de la Vénus Vulgivage, les mérétrices, poings aux hanches, tordaient leurs bouches peintes, à imaginer cette belle dame dévêtue à coups de pattes, les seins éclatés, le ventre crevé, sur le sable de l’arène ! Les gamines nu-pieds, louves précoces, lui lançaient de la bouse et des tomates pourries : les ruffians calamistrés, une fleur à l’oreille, hurlaient des obscénités, en faisant mine d’agiter vers elle leur gagne-pain. Et de voir le jeune guerrier blême et tremblant de rage impuissante, provoquait les plus désopilants outrages.

— C’était son baudouineur, pour sûr, à cette bagasse ? Eh bien, il pouvait apprêter sa tête, car il verrait beau jeu, lorsqu’elle le vulcaniserait, aux ides prochaines, avec ses galants à quatre pattes !

Mais Apollinia, pâle comme neige, défaillante, trouvait la force d’exhorter Caïus au pardon des injures, d’esquisser un sourire angélique ! — « Frère, offrons à Christ cette nouvelle offense ! »

La foule augmenta, à mesure qu’on avançait sur la Voie Sacrée ; on longea les hautes terrasses du Palatin, où s’étalaient, entre des cyprès et des pins, les somptueuses façades des palais impériaux ; — et, là-haut même, des personnages en toge, découpés sur l’azur, jetaient un regard nonchalant au cortège.

A la Meta Sudans, les esclaves abreuvant des chevaux, les gladiateurs attablés aux buvettes en plein vent, les étuvistes et les baigneurs, inventèrent de nouvelles injures. — Mais à droite, comme une falaise courbe, l’Amphithéâtre superposait ses trois ordres d’arcades, peuplées de statues, jusqu’à l’attique hérissant les mâts où des gabiers de la flotte amarraient, pour le surlendemain, les haubans du vélum intérieur. On pénétra sous les voûtes massives, en de croissantes ténèbres ; un geôlier, suivi d’un porte-torche, ouvrit une grille ; les légionnaires se formèrent en deux haies ; et le lugubre troupeau des captifs s’engouffra dans sa prison.

Vu le flagrant délit, leur affaire à tous était claire. La recrudescence de persécution voulait des rigueurs exactes et inflexibles, après une alternative nouvelle de ces mollesses inaugurées par Trajan. Car ce fut l’indulgence trop répétée qui laissa les funestes doctrines se propager, tel dans un bois, le feu, cru éteint, se diffuse sous terre, au long des racines, et va, dans les aiguilles sèches, rallumer le foyer qui consumera la pinède. Telle la peste chrétienne, mal écrasée, couvait sous une vigilance trop tôt relâchée, contaminant la sottise et la crédulité, rongeait les esclaves et les gens abrutis de misère et d’envie, enfumait les âmes vides des classes supérieures, pourrissait de proche en proche cette civilisation qui atteignait ses limites spécifiques — jusqu’au jour où les cerveaux barbares offrirent le combustible dont les explosions répétées emportèrent cette gigantesque machine de l’Empire romain.

Marc-Aurèle avait négligé l’ennemi intérieur pour combattre celui, moins dangereux, des frontières. Commode, lui, comprit l’urgence d’un retour à la manière forte, d’une battue générale. Malgré les vantardises de Tertullien, l’Église était faible encore, — du moins à Rome, — et nullement à ménager. Les Chrétiens ne comptaient pas plus que ne devaient faire, dix-sept cents ans plus tard, leurs frères spirituels (comme eux militants, théoriques, ou d’inclination), les anarchistes et nihilistes. Toute la Société, du haut en bas, ressentait le malaise de leur propagande haineuse, leur menace contre l’avenir de l’Empire. Aussi, pour eux, pas même de « lois scélérates » : — hors la Loi ! — Et les formes juridiques cessèrent d’être appliquées à ces criminels de lèse-majesté.

A vrai dire, l’abjuration, absolutrice, leur était offerte dans la prison. Mais bien peu acceptaient de renier Christ. Car les quelques années de vie gagnées par cet irrémissible péché (ils le croyaient ferme) leur valait l’enfer. Même, le martyre était une occasion admirable de gagner prématurément le Ciel, de le cambrioler, pour ainsi dire, en échappant aux occasions futures de péché. Et, parfois, aux temps de persécution sérieuse, cette idée soufflait en épidémie sur les cerveaux plus faibles et exaltés, les affolait à blasphémer spontanément les dieux et l’Empereur, à briser leurs images, sur les autels publics, allant se constituer prisonniers, ensuite, — comme ces vagabonds qui, à l’orée de l’hiver, cassent un carreau, sous le nez d’un policier, afin de se faire héberger. Ceux-là, esquivant ainsi les orages de la vie, comptaient posséder à leur tour une imaginaire villa dans la banlieue de l’éternelle béatitude, — les coquins !

D’ailleurs, les autorités n’encourageaient guère l’abjuration, qui privait de figurants les jeux de l’amphithéâtre. Car, pour obéir aux désirs du public, au lieu d’une mort secrète et inglorieuse, on accordait à la sotte fatuité de ces martyrs un trépas théâtral (la réclame des guillotinades, ou les portraits d’assassins, dans les journaux actuels), aussi dangereux que la tolérance pure et simple. Et les prêtres, les occultes propagateurs de la foi nouvelle, prenaient texte de leur courage (que Ravachol montra aussi bien) pour émettre, avec succès, l’ineptie dialectique : « Elle doit être vraie, la religion pour laquelle on meurt ! »

Dans le cas présent, les éditeurs des jeux furent satisfaits : personne n’abjura. Sans cet heureux coup de filet, la pénurie de figurants tournait au désastre. Deux misérables criminels de droit commun — dont un manchot ! — La galère alexandrine, attendue depuis trois semaines, avec sa cargaison de gladiateurs, avait dû faire naufrage dans la dernière tempête d’équinoxe. Et, cependant, le goût du public pour ces exhibitions était plus vif qu’au temps où Néron inaugura ses jardins de la Maison d’Or par une illumination de torches chrétiennes. Ces prisonniers, presque tous jeunes et bien bâtis, feraient d’excellente chair à lions.

Par une humilité suprême, l’ex-tribun n’avait pas réclamé la décapitation, privilège du citoyen romain : et on feignit d’ignorer son titre. Lorsque le scribe venu s’enquérir des abjurations l’interrogea, il protesta de son respect à César, tout en niant sa divinité, avec le nébuleux galimatias ecclésiastique : Un seul Dieu existait, Christ, Verbe fait chair, Dieu et homme, Fils du Père et consubstantiel à Lui et à l’Esprit, — un Dieu en trois personnes, à la fois triple mais un ; tous les autres soi-disant dieux étaient de faux dieux, des démons… Comme il refusait de se taire, sur un signe du scribe, des gardes l’avaient bâillonné et contenu, avec de sournoises bourrades, et lui écrasant les orteils sous leurs semelles ferrées.

Apollinia, seule, comparut devant le Préfet du Prétoire. Celui-ci, flanqué de gardes thraces, s’efforçait à la majesté, imposant, mais paternel. — Il était bon. Il l’aimait. Il voulait la sauver. Il irait même (non, ces Thraces ne comprenaient pas le latin) jusqu’à transgresser pour elle son devoir. Il la laissait libre de ne pas accomplir la cérémonie de l’hommage aux dieux : la fantaisie d’une aussi charmante femme était sacrée. Une seule chose lui importait : qu’elle consentît à lui appartenir. Un baiser, un simple baiser, ici même, en gage de son consentement ; et, de ses mains, il ôterait ses fers, pour l’emmener aussitôt dans la somptueuse maison sur l’Esquilin, qu’il venait de racheter au célèbre mime Lapithos, exprès. Car il l’épouserait, oui, contre toute convenance, pour la décider, — tant il était féru d’elle !

Levé de sa chaise curule, il s’avançait, les bras tendus, haletant, déshabillant d’yeux troubles ce corps dont les voiles, trop pudiquement serrés, dénonçaient les rondeurs voluptueuses : — et sa glotte tressautait nerveusement tandis qu’un mince filet de salive découlait dans sa barbe blanche.

Apollinia recula d’horreur, à cette incarnation de la Luxure.

— « Arrière ! suppôt de Satan ! Satan toi-même ! Ne m’approche pas, ou je te crache sur ton hideux visage ! Pour tous les trésors de l’Inde, je ne te livrerais pas le bout de mon petit doigt ! Christ est mon époux éternel ; je le jure ici par son sang divin qui a coulé sur le Calvaire… Tes dieux, je les déteste, je les hais, je les foule aux pieds !

Et, de ses mains enchaînées, violemment, elle balaya du petit autel sur la mosaïque, où elles se fracassèrent, les statuettes — en plâtre doré, par prévoyance, — tandis que les charbons ardents de l’encensoir roulaient jusque sur le tapis.

Le Préfet suffoquait de rage.

— « Aux bêtes ! » bégaya-t-il. « Aux bêtes, la mérétrice, aux bêtes, avec tous les immondes Chrétiens ! »


Étendus sur la paille, dans la puanteur de leur fumier, les captifs, à peine éclairés par la faible lampe déposée dans une niche à l’extérieur de la grille, vivaient leurs dernières heures. Le vieux prêtre helvète, infatigablement, les exhortait, rythmait les psaumes et les prières dont il les anesthésiait contre les épouvantes de l’Instinct. (Celui-ci, plus savant que les prêtres, même vieux et helvètes, sait bien que la mort est l’entrée dans le néant, la fin totale et irrémédiable du monde, magnifique ou médiocre, mais si incomparablement précieux, que chacun porte en soi.) L’habile hypnotiseur, jouant de ces âmes crédules, savait interpréter leurs frissons d’épouvante comme une sainte impatience d’aller cueillir, sous les regards de tant de milliers de païens, émerveillés, — peut-être convertis par leur exemple ! — la palme du martyre, qui leur ouvrirait le bonheur éternel.

Caïus et Apollinia débordaient de courage. La proximité de leur supplice était une grâce de Dieu ; ils mourraient ainsi en pleine ferveur, non amollis par une attente prolongée. Le prêtre, fier de ces Vases d’élection, les citait aux jeunes gens et aux femmes qui n’avaient pas encore rompu toutes attaches avec cette Vallée de larmes.

Enfin, aux profondeurs ténébreuses du massif travertin, un bourdonnement naquit, une rumeur grandit, confuse, puis roula, pareille au bruit des eaux dans un aqueduc… Le peuple de Rome, envahissant les gradins, réclamait leur supplice.

Un pas lourd s’approcha : le geôlier appela de la grille le vieux prêtre, et lui remit entre les barreaux une gourde ovoïde, gravée de signes mystérieux, et un petit gobelet d’étain.

— « Voici », dit-il, « ce que tes amis envoient pour vous tous. »

Le prêtre reconnut le breuvage à l’aide duquel certains épiscopes jugeaient utile d’assurer, à l’heure du martyre, la constance de leurs fidèles, grâce à la vertu de certaine herbe indienne. De riches fidèles achetaient à grand prix le geôlier pour la leur faire passer.

— « Que mes frères boivent avec confiance, déclama-t-il : ce vin vous fortifiera dans les épreuves, à la plus grande gloire du Christ. »

Et Apollinia d’abord, puis Caïus, et tour à tour les autres, burent leur dose d’un vin étrangement aromatisé.

Cependant le geôlier était parti. La rumeur bourdonnait toujours, coupée de silences où l’on discernait, infinitésimaux, des cris isolés, des sonneries de trompettes, suivis de roulements prolongés, comme la mer sur une plage de galets.

— « C’est le tour des gladiateurs », murmura Caïus, en pressant dans l’ombre la main d’Apollinia.

Ce contact l’envahit d’une torpeur subtile, qui lui rompait, lui dissolvait les jambes, lui pinçait la nuque, dans une onde d’angoisse délicieuse. Les paupières closes, une clairvoyance étrange lui fit voir toute la scène qui se passait là-haut, dans l’amphithéâtre : il reconnaissait le visage des dignitaires, l’Empereur dans sa loge, vêtu en Hercule de gala, regardant à travers un monocle de rubis le scintillement du soleil sur le filet d’acier où le rétiaire capturait le mirmillon.

Puis la délusion changea : il lui semblait respirer l’odeur saline de la mer, par un grand vent ; il voyait des galères dorées jusqu’aux enseignes, des mâts bondir sur l’écume, vers un port merveilleux dont les tours, de marbres éclatants, se pavoisaient pour une fête héroïque. — Et, enthousiaste, il décrivait à mesure ses visions aux autres prisonniers qui l’écoutaient en s’étirant les membres avec d’inexplicables soupirs d’aise.

— « C’est le Port du Salut éternel, frère ! Dieu te favorise par avance du miraculeux spectacle dont nous jouirons tout à l’heure en réalité », déclama le vieux prêtre, qui s’était abstenu du vin drogué et surveillait ses ouailles avec une sollicitude inquiète. Puis il marmotta : « Quelle imprudence ! Peut-on se fier sûrement à cette herbe nouvelle, dont ils prétendent remplacer la bonne vieille décoction de pavot ? »

Des minutes interminables s’écoulèrent. Quel incident retardait donc le tour des Chrétiens ? Une joie surhumaine, un avant-goût du Paradis, amollissait inexplicablement la froide pénombre du cachot. Les condamnés, tantôt si mornes, devenaient loquaces : dans l’intervalle des hymnes, entonnées par le prêtre, qu’ils chantaient avec une ferveur d’Élus parmi les chœurs angéliques, ils se contaient mutuellement leurs rêves, ils se décrivaient l’échelonnement des Séraphins, des Dominations, des Trônes, escaladant les nuées au-dessus des Sphères, vers le resplendissement de la Gloire de Dieu ; ils s’embrassaient, se donnaient rendez-vous dans le ciel ; des rires, des sanglots de bonheur, éclatèrent ; une prodigieuse impatience les soulevait, de la délivrance ; ils invoquaient à grands cris le soleil de la piste, le sable sanglant, où ils confesseraient leur foi, glorieusement, à la face du monde, impavides, et tendant leur gorge à la mort passagère.

Apollinia se serrait contre Caïus, des cercles de feu plein les yeux, — espoirs tourbillonnants, félicités démesurées, — saisissant par bribes le sens du poème admirable qu’improvisait son ami… il était question de caverne, de prisonniers, d’ombres, de lumière, d’androgyne, du divin Platon…

Soudain, le geôlier réapparut, suivi de gardes ; la grille s’ouvrit ; et les Chrétiens, délivrés de leurs chaînes, ivres de chants triomphants, processionnèrent jusqu’à une baie, qu’un pont-levis isolait de l’arène.

Là, un appariteur toucha de sa baguette Caïus et Apollinia : le pont-levis s’abaissa, et, tandis que leurs frères les acclamaient avec envie, sous la dernière bénédiction du prêtre, seuls, parmi la fanfare étourdissante des tubas, ils entrèrent dans la lumière.

Éblouis, transis d’une joie indicible, la fauve ardeur les baignait : — un ovale de soleil projeté sur l’arène, tandis que les voilures, ingénieusement obliquées, du vélum bleu, ombrageaient d’azur, alentour, la fourmilière bariolée. Cuve géante, corbeille animée de fleurs polychromes, ils l’entrevirent à peine, et nullement César, droit devant eux, les examinant, Hercule de gala, par son monocle de rubis.

Le soleil, après la sonnerie des cuivres, les foudroyait. C’étaient des spasmes de Visitation, la vertigineuse volupté d’une chrysalide qui se dégaine. Elle s’éployait, l’âme inouïe naissant en eux ; ils ressuscitaient, — crevant, par cette métamorphose, les langes de l’ancien recroquevillement chrétien, — à la vie triomphale et sublime.

Qu’importait, alentour, ce mur unanime d’hostilité ? Ils connaissaient, ici, la Lumière originelle. Une jeunesse triomphale bandait leurs souples échines. Leurs seize ans glorieux oubliaient les ténèbres larvaires où ils avaient langui des années, des siècles ; ils s’éveillaient d’un cauchemar, à la jeunesse immortelle des dieux !

— Chrétiens ! mugissait la cuve.

Chrétiens ? Ils ne savaient plus… Abjurer ?… Les syllabes sonnaient à leurs oreilles, insignifiantes.

Dans le silence qui se fit, au déclenchement d’une trappe ouverte, une voix suraiguë de gamin, au plus haut du cirque, modula : « Oranges ! citrons ! cédrats ! » Les tubas de nouveau éclatèrent ; et, aux yeux éblouis de Caïus ruisselèrent tous les fruits de la terre, dans le flot du soleil, — tandis que, là-bas, une cage ouverte, surgie, déposait sur l’arène le lion.

Il s’étira, clignant des paupières au soleil, puis, face à César, bâilla démesurément.

La foule hurla de joie.

Les amants, inconscients, l’ignoraient. Loin de leurs frères, dans un monde nouveau… Ou bien c’étaient eux qui n’étaient plus les mêmes ?… Chrétiens ? pourquoi ces syllabes obsédantes ? Ils n’étaient pas chrétiens. Ils avaient oublié : cela était tombé de leur vie, comme une branche morte.

Les destins de leur jeunesse les menaient, à présent, et non plus les lois d’une religion triste, ce mauvais rêve d’autrefois. Ils se prirent la taille, amoureux adolescents, et gagnèrent le monticule champêtre, — un banc de gazon, un buisson de genêts et de roses, — demeuré des jeux précédents. Leur sérénité, leur ignorance du danger, au lieu des exorbitantes bravades attendues, fit onduler autour de la Cuve fleurie, un frisson sympathique.

— Ils n’ont pas vu le lion. — Il les verra bien, lui. — Mais non, ils se cachent. — Ils s’aiment. — Elle est belle. — Et lui digne d’elle. — C’est Apollinia, la courtisane, vous savez ? — Et lui… — N’est-il donc pas citoyen romain ? — Si fait, mais… — Retenez le lion ! Qu’ils s’aiment, d’abord ! — Des chrétiens, ils n’ont pas le droit ! — Le beau couple ! Quel sourire jeune ! — Daphnis et Chloé…

Les amants s’étaient assis sur le banc de gazon. Ils goûtaient la vierge volupté d’être libres. Une cagoule de plomb venait d’abandonner leurs âmes ailées. Nul sot préjugé ne retenait plus leurs bras ; l’Amour les possédait, et le soleil. D’un geste idyllique, ils s’enlacèrent.

Un strepitus énorme roula plein la Cuve, et le groupe des chrétiens, scandalisé, conspua.

Tout à coup, dans le ruissellement de la lumière, Caïus leva la tête. Une enthousiaste inspiration lui fit réciter, d’une voix éclatante, les vers de Lucrèce :

Alma Venus, cœli subter labentia signa
Que mare navigerum, quæ terras frugiferentes
Concelebras…

Un murmure d’étonnement, une approbation chuchotée enveloppa les rythmiques paroles : — Il adore Vénus ! — Il n’est plus chrétien ! — Il abjure !… Et une clameur supplicatrice tonitrua vers l’Empereur, impassible derrière son monode de rubis : — Qu’ils vivent ! les grilles ! les grilles !

César leva le pouce. Il faisait grâce. Et, l’ordre transmis aux machinistes, la grille circulaire monta de sa rainure, pour isoler le tertre… Mais, juste alors, le lion bondit et s’enferma dans l’enceinte.

Après un soupir d’horreur, l’angoisse haleta, muette.

Caïus aperçut enfin le fauve, qui flairait, surpris, les barreaux de sa nouvelle prison. Mais ses yeux revinrent fascinés, au visage d’Apollinia, qui se transfigurait en ondoyantes effigies de beautés surhumaines.

Elle, éperdue, ignorante de la Cuve argéenne, planait en plein Amour, au chaud soleil d’une autre planète infiniment heureuse… Leurs lèvres unies burent un premier baiser aux sources mêmes de la Béatitude.

Mais leurs vêtements les gênaient.

— « Soyons nus », dit-elle.

Et l’ancienne courtisane donna l’exemple du sublime délire. Tous deux furent nus, dans la lumière, statues de grâce, Couple idéal, chair dorée enlacée aux blancheurs féminines.

Dans le silence, un grincement de poulie, au vélum manœuvré, passa, là-haut, comme un cri d’hirondelle.

— Je t’aime, ô mon Caïus ; je t’aime à jamais. J’étais folle, avec leur Christ. C’est Toi que j’aime, depuis toujours. Je suis à Toi ; prends-moi ; je te suivrai, jusqu’en enfer.

Ils se caressaient, éperdûment : leurs touchers, subtilisés par une virginité merveilleuse, prenaient possession de leurs chairs, se pâmaient sur leurs formes.

— Il n’y a pas d’enfer ! Il n’y a pas de dieux ! Christ est un imposteur, comme les autres, et ses serviteurs des fous ! S’il y avait un Dieu, ce serait celui-là, le Soleil ! Il n’y a pas d’âme immortelle. Il y a l’éternité jaillie pour nous du feu central de l’Univers, notre conscience passagère qui nous révèle celle, éparse dans chaque parcelle de la matière, dont nous comprenons, nous, seuls au monde, le détail et l’union. Il y a cette éternité dans laquelle nous baignons, cette volupté inégalable en nul paradis. Et qu’importe de mourir ; que cette conscience — éternelle, puisqu’elle fut un instant de l’Être infini ! — retourne au néant, s’éparpille, aux globules élémentaires d’âme inclus en chaque atome de matière !…

Le lion, après s’être couché au soleil, comme un gros chat jaune, venait d’apercevoir le couple. Il fit quelques pas, puis s’arrêta, étonné, devant leur nudité, sous le regard magnétique de Caïus.

— Il y a Vénus, il y a la Vie, il y a nous, Nous qui allons mourir, — dès que je détournerai de celui-là les foudres de mon regard, — vers Toi ! Nous allons mourir. Mais qu’importe ! nous sommes désormais au delà de la vie, dans le resplendissement de l’Ame-Universelle. Ces instants révèlent notre divinité ; jamais plus nous ne la retrouverions. Nous sommes dieux, puisque nous sommes. A quoi bon vivre encore, après cette apothéose ? Dix ans ou dix secondes sont pareils, du haut de cette fulgurance d’éternité qui nous consume !…

— Je ne sais. Je ne veux que Toi, Toi, avant de mourir. Être à Toi, et je mourrai bienheureuse.

Elle s’abandonna sur le banc de gazon, comme jadis sur les lits de pourpre. Et Caïus, s’unissant à elle, accomplit la double statue de l’Amour.

Une acclamation prodigieuse retentit. César lui-même, debout, applaudissait ; tout le cirque râlait, dans la contagion de la triomphale volupté…

Le lion, libéré du regard dompteur, s’approcha, souple et silencieux, et bondit sur le groupe qu’agitait l’ardeur magnifique de Vénus…

Dans l’âme des Amants, explosion suprême : un million d’images — leur vie — flambèrent simultanément… Éclipse rouge… Noir… Vide…

Et, rugissant, le lion attaqua l’une des têtes broyées, sous un cyclone formidable de huées.

FIN

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