La Bella Venere (La Belle Vénus) : $b contes
LE TONNERRE DE ZEUS
J’étais hors de Castelvetrano quand la première aube délaya l’opacité de la nuit nébuleuse. La piedsente, au bord de la route, devint perceptible. De noires silhouettes végétales se délimitèrent. Et ce fut, dans le réconfort de la marche visible, comme si je m’éveillais, après la fixité animale de l’instinct que hérissent les ténèbres. Une tiédeur, mollement, soufflait. Peu à peu, les colorations se révélèrent ; de blancs nuages s’effritaient, confusément ; sur les talus de la route encaissée, le profil baroque des figuiers d’Inde — buissons tourmentés en hirsutes spatules de gros bronze vert — alternaient avec le faisceau des aloès en zinc bleu, d’où jaillit une hampe grêle sommée de fleurs orangées. Des paysans, montés sur des ânes, me dépassaient, drapés dans leurs châles comme en des chlamydes. Parfois, une carriole, haute sur roues, peinturlurée jusqu’aux brancards, au petit trot d’une mule caparaçonnée de cuir rouge, cahotait un jeune garçon tombé, de sommeil, sous la banquette.
Malgré les places offertes et l’appât des savoureuses conversations, je redoutai l’aide tressautante des rudes véhicules indigènes et continuai de piétonner dans l’alacrité matinale. Il faisait grand jour : de longs rais de gloire fendirent la couche amorphe des nuages ; des flaques d’outremer s’ouvrirent. Le soleil était levé.
La joie de cette divine terre de Sicile m’émerveilla une fois encore de son ivresse neuve et légère. Une sensation d’héroïsme voluptueux émouvait de larges communions avec l’âme familière et bienveillante des choses. L’aimable jeu des forces naturelles biffait la mysticité du Nord. Je reconnus la proximité enveloppante des dieux immortels, et, songeant à l’eurhythmie lumineuse de la vie antique, un grand frisson mit en moi la passagère et précieuse intuition de cette grâce et de cette beauté — abolies.
Cependant, la campagne se dégageait, plate et moins fertile : quelques îlots de citronniers compacts ; le vert poussiéreux d’oliviers rabougris, mêlé aux touffes sombres des caroubiers ; et, parfois, au long d’un fossé, l’écran des roseaux secs et bruissants. Un vent moite, à longues bouffées raréfiait l’air, sous le dôme vite refermé des nuages cendreux ; la marche, anhélante, s’alentit.
Le pays se désola tout à fait : la bruyère grumelait ses broussailles noires jusqu’aux lointaines collines. Un bouquet d’eucalyptus, aux troncs blanchâtres sous l’écorce laciniée, aux feuilles pendantes, exténuées, avoisinait les murs croulants d’une ferme vide.
A gauche bifurqua la grand’route, et le chemin, au milieu des landes, pointa droit vers les Ruines érigeant sur l’horizon quatre fûts isolés et de vagues tumuli. Des dunes basses recouvraient cette région infectée de malaria et de fièvre après les catastrophes anciennes ; et l’envahissement continuel des sables avait poussé, en travers du cailloutis neuf, de larges bancs pâles et mouvants dont la traversée se faisait plus pénible par la brise fade, sous le velum floconneux et tiède du sirocco.
Des ruines émanait une horreur sacrée. C’était un prodigieux chaos, incomparable avec les âpres solitudes de Ségeste ou les rivages d’Ostie, plus lugubres encore. La consécration d’anathèmes évidents s’imposait à ce désastre unique. Au hasard du décombre, j’escaladai les informes blocs fauves, et, assis en la cannelure gigantesque d’un fût brisé, l’ensemble m’apparut, formidable.
Les épaisses colonnes doriques s’étaient, d’un bloc, abattues, projetant leurs chapiteaux, la base écrasée sous la chute massive des entablements ; d’autres éparpillaient leurs tronçons inégaux ; et celles des angles avaient déversé, en titaniques chaînes de vertèbres, leurs tambours descellés. Les temples étaient méconnaissables : les poutres de marbre avaient éclaté ; naos, frises, frontons, mêlaient leurs débris fracassés ; et des sections d’architrave avaient, comme des béliers, défoncé les triples gradins coupés dans le roc. Pas une arête qui ne fût écornée, tailladée, hachurée ; les moulures denticulées en scies, et partout la pierre affouillée, cavernée, vermiculée d’alvéoles où nichaient les salamandres vertes. Là-bas, d’autres monceaux débordaient les murs cyclopéens de l’Acropole, dont le ravin ouvrait un delta renversé sur le mercure brasillant de la mer Libyque.
Le caractère étrange, la malédiction spéciale de ces ruines me pénétra. Il y avait fallu d’obstinés tremblements de terre, un acharnement inhumain. La guerre ni l’incendie, nulle ruée de hordes sauvages n’eussent amené cette définitive et parfaite subversion. La violence irritée des dieux, seule, avait pu ruer bas, concasser et niveler cette vigoureuse architecture : puis, ce monument vengeur abandonné au pays désormais stérile et méphitique, le patient linceul des sables séculaires en avait enseveli les restes, et la récente exhumation des fouilles n’avait pas altéré la solitude maudite, au large des railways, des itinéraires touristes et des voyages nuptiaux.
Ma songerie accoudée, fermant les paupières, aux densités du passé s’entorpeura. Par lumineux fragments s’imagèrent d’antiques évocations : profils, sur le ciel, de temples ensoleillés, au long des murs ; et la ville claire ; et les rues polychromes, et le rythme onduleux et jeune des peplos et des chlamydes. Une intuition aiguë et silencieuse projetait en couleurs vivantes et fugaces les mille parcelles de cette histoire, animée à la présence de ses débris ; et cette pleine compréhension de la beauté plastique m’initiait à la joie d’une existence harmonieuse et dionysiaque. Générosité pleine et grâce des souples énergies, au regard de quoi notre civilisation triste et compliquée apparaît misère cacochyme et pitoyable sénilité.
Lyrique de ces splendeurs évoquées, les monceaux des ruines informes je les restituai à leurs maîtres légitimes : sous la gloire des frontons et des colonnades, au fond des temples, les Olympiens d’ivoire et d’or trônaient parmi les nuages des parfums. Et, en la lenteur attentive d’un respect, s’imposa l’auguste et toute-puissante Majesté, la Face marmoréenne de Zeus.
Là-bas, sur l’Acropole, avec de secs croassements, un aigle s’enlevait droit en l’air. Et l’instinct subit de ma reconnaissance monta avec l’oiseau vers le Dieu qui agréait ainsi mon hommage de Barbare.
La complaisance d’une torpeur aimable poursuivit le jeu de cette illusion, lorsque m’éveilla net un salut révérencieux : l’inévitable « custode delle rovine[1] », sa pipe en terre rouge d’une main, de l’autre tirait, pour m’offrir ses services, sa casquette galonnée d’argent. La figure de misère et de fièvre, que les pointes trop cirées de ses moustaches noires voulaient en vain revigorer, augmenta la détente de cette intrusion ; je me sentis incapable de l’énergie nécessaire à rebuter le harcèlement loquace et tenace d’un cicerone italien. Il fallut me résigner, descendre, et suivre le personnage qui me ramenait à la route pour observer l’immuable itinéraire de sa démonstration.
[1] Gardien des ruines.
Il remémora « les fouilles qui avaient enfin mis au jour les débris de cette ville dont on avait oublié même le véritable emplacement » ; il entama une chronologie fantaisiste des premiers « rois » ; — mais un bruit, un bourdonnement rude, et qui s’approchait, nous détourna. Silhouette nette au fond de la route : une automobile.
A une allure de train rapide, la crépitante machine, laquée de vermillon, un éperon aigu entre ses phares de locomotive, caracola, dérapant dans un virage à pleine vitesse, et devant nous stoppa net avec un gargouillement exaspéré de détonations. Parmi les puanteurs de benzine et d’huile, un formidable géant, tout encuirassé de peau de phoque, sauta de la machine trépidante, et, de ses poignes velues, retirant une sorte de scaphandre, qui démasqua son large et rouge visage de taureau, haut campé sur ses fortes bottes, stentorisa en anglais :
« By jove ! On dirait des cheminées d’usine, ces colonnes ! Very curious, indeed ! » Et il m’interpella : Sir…
Je me présentai.
« Charmed, sir. — Colonel William Klondyke, Chicago. — Qu’en dites-vous, Sir ? Voilà une fameuse capilotade de temples ! »
Et sa rousse et rayonnante barbe rutilant comme un balai en fils de cuivre tressauta d’un rire satisfait dont les spasmes cyclopéens gonflaient le paletot de phoque. Bien que le rictus de son épaisse face fibrillée me fût tout de suite odieux, une curiosité m’empêcha de l’abandonner seul aux explications du gardien. J’acquiesçai à son exorde abrupt.
Sir William Klondyke se tourna vers l’automobile dont le chauffeur, muni d’un jeu de clés, vérifiait les écrous ; il tira du coffre un guide in-octavo relié en chagrin sang-de-bœuf et un volumineux appareil photographique. Et il se mit à collationner sur son texte les discours du custode, et à viser les points de vue que ratifiait la sonnerie du déclanchement.
Mon instinctive animadversion négligeait le grotesque de ses allures : je conférais un sérieux profond à l’assurance de sa brutalité ; et pour son arrivée, sa conduite, j’abominais l’individu.
« Voici, dit le cicerone, un des temples les plus considérables que les Grecs aient jamais construit. Il a 113 mètres de long et 54 de large. » Son attente requérait les coutumières exclamations à l’énoncé de tels chiffres.
Avec la raucité métallique d’un phonographe, sir William Klondyke parla :
« Et voilà pourquoi on vient nous jeter à la tête l’Antiquité ! Ces gens étaient civilisés parce qu’ils faisaient des temples ! Well, ce n’était pas trop mal — pour l’époque. Mais, soyons sérieux. Sir, comparez-moi un peu leur bâtisse primitive avec la construction moderne : ciment armé, acier chromé, verre trempé. Hein ? Il y avait du marbre et des dorures. Et puis ? Tout pour le décor, rien de sérieux, pas l’ombre de confortable. Tenez, ces fameux temples, pour les éclairer, il y avait un trou dans le plafond, et la pluie tombait à même. Et ne me parlez pas de grandeur : une gare très ordinaire (celle d’Omaha, par exemple) en tiendrait une demi-douzaine. Dites, Sir, auraient-ils été capables de faire, pas le pont de Brooklyn ou la Grande-Roue, mais une Galerie des Machines ? Pour quoi mettre dedans, d’abord ? Des dieux ? — Yes, of course, leurs bêtes de dieux anthropomorphes pour qui ils gaspillaient stupidement leur temps en fêtes et leurs denrées en sacrifices. Voulez-vous savoir ? Eh bien, ces Grecs n’étaient pas des gens pratiques ! »
Il paracheva de cette véhémente flétrissure sa vitupération, et s’assit sur un pliant d’aluminium dont il avait tiré de sa poche le mécanisme ingénieux.
Certes, j’ai subi de très absurdes conversations, et les turpides gloses des touristes me sont familières en leur diversité. Mais je ne pouvais prévoir ces énormes extravagances, et l’âpreté de cette sortie, qui n’avait en rien l’humour d’un paradoxe, déconcerta ma réfutation. Je boursouflai la banale emphase d’un rappel au sens commun : — Car, même en Amérique, Monsieur, on concède aux anciens le rôle de précurseurs (lointains, je l’admets) de la civilisation moderne ; et les plus subversifs penseurs eux-mêmes n’ont pu nier le génie de pondération, d’harmonie et de proportion…
Il coupa ces plates niaiseries :
« Yes, Sir, je conspue tous ces transcendentaux, ces idéalistes. Du mattoïdisme, votre génie grec. Qu’est-ce qu’il a produit ? En politique, l’anarchie et la démence : Athènes, Sparte, Syracuse, et les autres, des États microscopiques qui ne surent même pas s’unir, des peuplades envieuses et hargneuses qui passèrent leur vie à s’entre-dévorer. Leur philosophie ? Un ramas d’hypothèses contradictoires et anti-scientifiques : chaque affirmation d’Aristote est une bourde ; Diogène était un toqué, Platon un fumiste ! — Tous des artistes, vous dis-je ! Et non seulement ce n’étaient pas des gens pratiques, mais ils n’étaient pas moraux. Leur conception de l’Olympe devrait les clouer au pilori de l’histoire. Un prostibulum, cet Olympe ! une ribaudaille de dieux ! Leur ignoble Zeus a mérité cent fois le hard-labour et l’électrocution ; leur Aphrodite… » Il éjacula de plus formidables blasphèmes. Sa véhémence farouche m’horrifiait : je le sentis l’énergumène d’une occulte puissance, et ce forcené m’apparut comme une posthume révolte, comme l’intrusion vengeresse, en cette nécropole divine, de quelque Titan mal écrasé. Et, comprenant la vanité de toute réponse, l’inanité d’un effort pour rétorquer cette haine brutale et féroce, je subis les affres confuses d’être impliqué dans la transcendante aventure d’un spectacle interdit.
Cependant, le cicérone, inconscient des choses proférées, s’épongeait — car l’atmosphère stagnait, irrespirable — et, profitant du silence, reprit ses fonctions. Il racontait, d’une voix monotone et inexpressive, le siège par les Carthaginois, le pillage et l’incendie, la plaie de la mal’aria envoyée sur le pays par le démon Jupiter — il diavol Giove — à qui était vouée la ville. — « Car c’est en ce lieu, Signori miei, que Giove s’est réfugié lorsque notre bon Sauveur (il se signa) Jésus-Christ jeta en enfer les dieux des païens. Et ici il a conservé sa puissance. Lorsque les moines, chassés par les Mores, vinrent s’établir dans les temples, qui étaient encore debout, le démon Giove, offensé de les voir prier Dieu, fit écrouler les pierres et les occit tous — li uccide tutti ! Aujourd’hui, il fait surveiller son domaine par un aigle ; et cela est certain, signori, car on n’a jamais vu d’autres aigles de ce côté. Mais celui-ci fut découvert dans les fouilles… »
Un « Stop ! » comminatoire bâillonna le nonchalant débit du custode interloqué : « Ce n’est pas dans le Guide ! » clama sir William Klondyke brandissant le livre moins écarlate que son apoplexie. Il écumait. « Comme si ce n’était pas assez, Sir, d’être empoisonné à chaque page par les stupidités classiques, sans que cet imbécile vienne nous assassiner de légendes apocryphes sur ce diable de Zeus, — sur ce sacré Zeus du diable ! » Et de nouveau, en italien, il bourra de ses objurgations le cicerone pétrifié.
Ces invectives contre un récit de folk-lore n’étaient pas l’incartade saugrenue d’un maniaque mal embouché ; ni de la simple démence l’acharnement dont il objurgua l’épisode de l’aigle. Cet excès même de brutalité découvrait plus que la chicanière rancune licite à un moderne ; cet homme était à une proximité mystérieuse de l’Antiquité ; les profondeurs organiques de son être, son essence même se rebellaient contre les Dieux, et il impugnait le seul Zeus d’agressions fougueuses et personnelles.
— Montre-le donc enfin, ton aigle !
Debout, les bras croisés, sa stature massive érigeait la provocation de puissances obscures et formidables.
Coïncidence nécessaire dont je guettais la réplique, un croassement sec grinça, et parmi les ruines, l’aigle, à grands battements, s’éleva selon l’ample révolution de spires régulières.
« Eccolo ! triompha le cicerone. Je m’angoissais : Le « Hah ! » d’une joie féroce rebroussa sur ses crocs les babines du géant ; et, débandant le geste tragique d’une infaillible embuche, hoquetant un magma de blasphèmes congestifs, vers le motocar, il s’encourut.
« E matto ! » interjecta le custode, ahuri. Oui certes ! il était fou ! Ébranlée par cette fuite, s’insurgea mon inquiétude, et, pour mieux réagir, j’inculpai l’atmosphère de ma nerveuse irritation — presciente de faits graves extraordinairement.
Des nuages pesants de soufre et d’antimoine se boursouflaient, foisonnaient plein le ciel luride. Le cicerone me proposa un abri, et même à déjeuner, dans sa cabane, là-bas sur l’Acropole. J’acceptais l’opportune diversion : nous prîmes la route défoncée qui coupait le ravin… Mais, derrière nous, le ronflement de l’horrible automobile se saccada, et l’aboiement féroce d’une trompe impérative repoussa mon compagnon qui criait en vain le danger à sir William Klondyke, debout à l’avant de la machine dévalant à toute vitesse : « Piano ! Piano ! Signore ; per Dio !… » Une terreur me prenait, insolite et absurde : non qu’elle se fracassât en route, mais au contraire qu’elle atteignît l’acropole, où l’aigle, en cercle, planait.
Elle allait, tressautant, vira au pont, s’élança pour une escalade exaspérée. Un dernier bondissement la projeta sur l’acropole. Angoissés, nous attendions. Du mur cyclopéen surgit un buste pareil à quelque rude hécatonchire issant du chaos : Sir William Klondyke épaula son rifle. Un souffle de fumée ; l’aigle, convulsif, tournoya ;… et la sèche détonation se répercuta dans le premier roulement du tonnerre, tandis que l’oiseau, battant, tombait — vers l’homme, une main sur l’arme, le nez levé, immobile.
Je tremblais, impulsé de courir, là-haut, voir… Le custode bégayait d’incohérentes lamentations : je l’empoignai par l’épaule. Au pas de course, en dix minutes, le cœur battant dans la gorge, suants, anhélants, nous fûmes au plateau. Un éclair violet par deux fois palpita, éblouissant largement les nuages, — et la scène, tragique, nous atterra.
Sir William Klondyke, assis, coudes aux genoux, poings au menton, devant la porte ouverte d’une hutte, contemplait hideusement son acolyte, en train de plumer l’Aigle. Dans l’ombre, un réchaud ventru dardait sa couronne de flamme bleue sur la panse d’un coquemar d’aluminium.
Cette cuisine m’horrifia, comme celle de caraïbes en train de dépiauter un enfant. La haine épouvantée du sacrilège me poignit. Le custode, strangulé de terreur panique, me suppliait de fuir. Mais inerte, je béais, fasciné.
L’orage s’exalta. De longs serpentins de feu rutilaient, d’immenses éclairs verts, des foudres violettes m’éblouissaient. Les tonnerres ne discontinuaient plus, et, sur la basse des roulements, éclataient de formidables redondances.
Titubant, cédant au vertige, enfin je reculai. — Mais l’instantanée déflagration d’un bloc de soleil aveuglant m’abîma dans sa tonitruante explosion, chute des cieux déversant le définitif cataclysme des sphères de cristal effondrées.
Silence sidéré. De folles phosphènes bleues emplissaient mes yeux ouverts…
J’entrevis la cahute, subsistante. J’avançai. A l’âpre puanteur de l’ozone se mêlait un relent de grillade : la gigantesque nudité de sir William Klondyke s’étalait, charbonneuse, la face écrasée. Quatre tas flasques de caoutchouc repéraient la voiture, volatilisée. Le corps du chauffeur ruisselait et crépitait, à plat ventre dans la flambée d’une flaque d’alcool. — De l’Aigle, plus rien.
Force et justice des Dieux immortels ! Clairement se manifestait la puissance fulgurale de Zeus. Les Faits authentiques transparurent sous les symboles de leurs apparences : je compris la signification de ces choses, et que moi, Barbare indigne, j’avais assisté au jeu des mythes éternels, — au foudroiement d’un Titan !
La pluie commençait, à grosses gouttes claquantes. L’orage, son rôle accompli, s’apaisait, et relâchait en ondée les nuages superflus. Je me réfugiai dans la cabane du custode, où celui-ci mastiquait goulûment un chanteau de pain gris ; et sous le toit mitraillé par l’averse, j’expérimentai, machinal, le réconfort du fromage de chèvre à goût de suif.
Mais quand je m’aperçus que l’homme, égaré, avait perdu tout souvenir de la catastrophe, lorsqu’il m’offrit de reprendre la visite des ruines, une lâcheté subite m’aveulit. J’eus peur, à ce souffle de démences contagieuses ; et je m’enfuis, par la route ensablée, avec la fixe obsession de ce foudroiement — au-dessus de l’analyse et de l’examen, — châtiment du blasphème et du sacrilège.
Sur la grand’route, la diligence de Sciacca me joignit. Harassé d’émotion, je me calai en un coin de la guimbarde vide, regardant avec hébétude défiler le paysage familier de Sicile, figuiers d’Inde en bronze vert, aloès en zinc bleu. Et l’odeur de la terre mouillée entrait par les vitres baissées, avec le parfum des citronniers, vernis de pluie.
Je fus à Castelvetrano pour le passage de l’express. Mais sa trépidation attaqua, sans la dissoudre, ma somnambulique hantise qu’entretenaient les pourpres somptuosités du couchant apollinien.
A Palerme enfin, quand je retrouvai les lunes électriques de la via Macqueda, la rumeur joviale des Quattro Canti, les trottoirs de flâne vespérale et le luxe illuminé des magasins, je me sentis à l’abri des Dieux.
Mais ce fut seulement rafraîchi, en des habits secs, à la table claire du restaurant polyglotte, à partir du moment où le garçon inclina sa calvitie luisante pour me signaler au menu certaine friture de poulpes et d’anchois, que je commençai à ratiociner congrûment sur cette bizarre journée de sirocco, et à mieux apprécier tout l’absurde anachronisme de cette invraisemblable histoire.