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La Bella Venere (La Belle Vénus) : $b contes

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OTHELLO

L’intrus est consommé tranquillement, des journées entières et par petites bouchées, comme le serait l’ordinaire gibier.

(J.-H. Fabre).

Si le Mooncalf n’avait été commandé par cette scandaleuse brute, je n’aurais pas trimé un an — et pour la peau ! — dans les placers australiens, et surtout je pourrais encore m’endormir sur quelques éthers-cocktails sans être persécuté par Othello, Lily, Bob, et le chat Ito.

Mais quoi : devais-je payer trois cents dollars sur le paquebot de Shang-Haï, au lieu de cinquante avec ce voilier ? Je ne pouvais deviner qu’à peine sortis de San-Francisco, le coup de temps nous drosserait en plein sud, et que Mr. Collins se conduirait comme un entonnoir à whisky ! Je ne dis pas que la tempête nous facilitait précisément la route de Shang-Haï ; mais il était absurde pour un capitaine de déclarer, après deux jours de dérive, que Melbourne ferait aussi bien la première escale et Shang-Haï la seconde, — et je déclarai la chose souverainement indécente.

J’aurais dû garder ma réflexion, car Mr. Collins me lança pour toute réponse un siphon à la tête, en menaçant de me flanquer aux fers. Et c’est à coup sûr pour m’embêter que, l’accalmie venue, il maintint le cap au sud-ouest, comme il l’avait annoncé.

Cinq semaines à tanguer et rouler sur ce damné sabot, sans autre distraction que l’éternel irish whisky en compagnie des éternelles mêmes têtes d’idiots ! — Vous jugez si je demandai mon reste en accostant à Melbourne !

Non pas que ce soit joli, Melbourne. Ah ! vingt dieux non ! Surtout ce jour-là. Il pleuvait à verse, et la Victoria-Avenue, avec ses eucalyptus dégoulinants, était moins drôle qu’une allée de cimetière. Je me collai dans l’aquarium d’une taverne, à regarder passer parapluies, tramways, auto-cabs. Mais les boissons étaient infâmes, et il me fallut faire au moins une douzaine de bars et ingurgiter autant de sordides mixtures, avant de savourer un éther-cocktail passable, dans une sorte de musico. Là, un monde fou, des tas de lampes à arc, un orchestre nègre, et, au fond, une scène grande comme une cabine téléphonique, où une bayadère dansait avec une jupe trop courte et pas plus de dessous que sur ma main.

Je commençais juste à m’amuser, lorsqu’une sacrée Londonienne vint à son tour brailler une gaudriole patriotique et sentimentale. Tous ces imbéciles applaudirent. Moi pas, car elle chantait faux : et c’est plus fort que moi, je ne peux pas entendre chanter faux. On la bisse. Je siffle, je crie : Assez ! Elle dégoise un troisième air ! — Vingt dieux ! Je tire mon browning, et pan ! pan ! pan ! mouche à tout coup dans les ampoules électriques qui explosent sur la tête de la donzelle. Cette fois, elle comprit et disparut. Mais voilà-t-il pas que ces crétins, au lieu de me remercier, se mettent à gueuler : A la porte ! — Un peu plus, on m’expulsait, oui, monsieur, comme per-tur-ba-teur !

Bref, je sortis, en proie à un parfait dégoût, chose que vous comprendrez si vous avez un brin d’oreille musicale.

Alors, fut-ce l’émotion, l’air humide, ou même les breuvages toxiques des bars précédents (je soupçonne surtout leur infect « Superior Australian Champagne »), mais je dois avouer qu’il manque ici un anneau à la chaîne des faits. Savoir comment j’arrivai sur le seuil de cette chambre, est au-delà des forces de la mémoire, — de la mienne, en tout cas.

Je devais être un tant soit peu bu, car l’intérieur balançait comme une cabine par un gros temps.

La lampe n’avait pas d’abat-jour, et c’est pourquoi la garce ne me voyait pas. Elle était avachie, en kimono rouge, sur un canapé, devant une table basse. La cigarette à la bouche, elle rengorgeait son cou blanc, et, clignant à la fumée ses paupières peintes, elle se tirait les cartes.

Je restai dans le cadre de la porte dix bonnes minutes, comme un idiot, à la regarder, elle, ou plutôt son nichon gauche, qui mettait le nez dehors à chaque geste de sa main.

La dernière carte posée, elle leva les yeux, et me vit.

— Qu’est-ce que c’est que ce pierrot-là ?

Pas émotionnée pour un sou, du reste. Elle se leva, majestueuse comme une vraie lady.

— Qu’est-ce que tu fiches ici, hein ? Pouvais pas frapper ?… Et plein comme un œuf, le saligaud !… En bordée, pour sûr ?

Au fait, je lui devais une apologie, à cette fille ; et, pour jaser plus dignement, je m’accroupis sur une sorte de coussin en velours noir. Mais ce coussin était un chat. Il me carda les fesses de quelques solides coups de griffes, et je m’étalai.

— Imbécile ! Voilà qu’il s’assied sur Ito, à présent ! Tu ne te figures peut-être pas que tu vas coucher ici ?

— A voir, dis-je pour la rigolade. Et, bien assis par terre, à la chinoise, je tirai de ma valise une miche d’opium, et mordis dedans une forte chique, afin de m’éclaircir les idées.

Elle s’y connaissait en drogue, la garce, car elle sauta sur mon bloc, et en arracha, à l’aide d’un ouvre-conserves, une pilule respectable, qu’elle croqua en vraie affamée.

La connaissance était faite. Elle m’installa sur le canapé avec des coussins partout, m’offrit une bouteille de burgundy, un ananas, du pâté de kangourou. Mais j’avais surtout soif, — comme elle — et nous mixtionnâmes des grogs, avec un éther comme rarement j’en bus de pareil.

J’étais calé, à présent, tout à fait « at home ». Plus trace de roulis. Ce canapé était vraiment un chic meuble, plus doux qu’un hamac. Je m’offrirai le pareil, quand je serai milliardaire. Et bien commode à l’occasion pour y étaler une riche membrure de garce, comme celle dont je commençais à tripoter, semblant de rien, les tototes toutes chaudes. Car l’opium la rendait souple comme une pelote de mastic, tandis qu’elle débondait ses petites histoires. Mais, entre gens de la Drogue, ça n’a pas d’importance, et je la laissais dire, par politesse…

Qu’est-ce qu’elle racontait donc ? Malgré moi, ça m’intéressait, et je suspendis, pour mieux écouter, la vérification méthodique de ses œuvres-vives.

Othello… Où diable avais-je entendu ce nom-là ?

— Ah ! c’est un rude gas ! Vois-tu, mon chou, il n’y a encore que lui. Mais il était, il est, jaloux, jaloux ! C’est même pour ça que je l’appelle Othello. Othello, tu dois savoir, c’était un lord anglais du temps de la reine Anne, qui n’aimait pas se laisser faire des queues… Et puis, tiens, je vais te raconter… Mais bois d’abord : tu laisses évaporer ton grog.

Depuis quinze jours, il reniflait après mes jupes, comme un chien, le pauvre Bob ! Un soir, enfin, je le laisse monter avec moi. Car j’ai beau adorer mon Lolo et lui être fidèle, celui-là, vois-tu, était si joli, si mignon, avec sa figure de bébé frisé, blond et rose, dans son grand col de marin ! Ça ne fait de mal à personne, pas vrai ?… D’habitude, au moins… Bref, nous voilà installés, comme aujourd’hui nous deux, à sécher quelques bouteilles : et, de fil en aiguille, il se met à me débiter des choses, mais là, qui me remuent comme une pilule de bonne drogue. « Couronne ma flamme », répétait-il. Moi, je le laissais faire : — un si beau gas ! — et je couronnais tout ce qu’il voulait, lorsque, derrière la blanche épaule de Bob se lève la face noire de mon Othello, avec des yeux rouges de diable japonais ; — et ses dents grinçaient, de rage, lui, et pas de plaisir !

Quel cri je poussai ! Mais Bob n’y entendait pas malice, le pauvre, au contraire. D’ailleurs, les doigts noirs serraient déjà son gésier. Entre nos chaleurs jointes, une chose de glace passa, glissa, trancha, tandis que Bob sautait en arrière, hurlant comme un porc égorgé, me laissant après lui une sorte de doigt de gant flasque et mouillé. — Quand j’y pense, j’ai failli m’évanouir, pour la seule fois de ma vie ! — Mais ça n’est pas la question. Il ne gueula pas longtemps, le bébé, car elle est fameuse, la poigne de mon Othello !

Quand il eut fini de gigoter, nous écoutâmes. Mais personne ne bougeait, aux étages, ni dans la rue. Tu comprends, les voisins sont habitués, et si la police devait fourrer son nez dans toutes les explications intimes du quartier…

Qu’il était beau, alors, mon nègre chéri ! Son grand couteau de cuisine lui bavait du sang rouge sous son menton noir ; et ses gros bras luisants sortis de ses manches retroussées jonglaient avec le corps de Bob — si blanc, si mince, pauvre bébé… Et il vous le pendit aussi facilement qu’un lièvre, par les pattes, à l’anneau de la suspension, avec un bout de filin tiré de sa poche.

Après ça, quand il se retourna sur moi en empoignant le tranchelard, je crus bien que j’allais y passer. Oh ! je n’aurais pas bougé ! Pourquoi faire ? Et puis, c’était son droit. Mais mon brave Ito, le chat que tu as voulu écraser, avait bondi sur le lit, et, ronronnant et grognant de joie contre moi, croquait le petit doigt de gant, flasque et ridé.

Mon Othello se tordit de rire.

— Ito pas peur : Ito savoir. Bon. Toi Lily savoir bientôt. Toi maintenant apporter tub.

Il me le fit disposer sous le corps suspendu, puis se mit à travailler du couteau dans cette viande, comme un boucher à l’abattoir.

Ito, à coups de pattes et de gueule, dévidait les tripes, qu’il traînait par la chambre.

Moi, j’aidais à débiter Bob, et nous empilions au fur et à mesure les pièces. Le bassin une fois rempli, Lolo eut un ricanement satisfait. Puis il me tendit un morceau de graisse, et m’ordonna de mettre la poêle sur le feu.

— A propos, s’interrompit-elle, as-tu déjà mangé de l’homme ?

J’ai beaucoup roulé, monsieur, et j’en ai vu de toutes les couleurs, mais ça, non, pas encore. Je lui avouai la chose.

— N’essaie pas, alors. C’est une triste viande. Si fade ! Il a fallu des livres de poivre et des gallons de Worcester-sauce pour assaisonner ce pauvre Bob. Lolo, lui, trouvait ça exquis ; et comment le contredire, quand sa mauvaise humeur s’en allait à chaque bouchée que nous avalions ?

Et puis c’était trop long ! Un mois, mon chou, nous avons vécu là-dessus. Heureusement, Othello est un cuisinier à la hauteur, et sa place est dans un palace-hôtel plutôt que dans une damnée cambuse. Rôti, bouilli, étuvé, à la broche, en bifteck, en ragoût, que sais-je, tout y a passé, sans parler, sur la fin, des morceaux à la saumure, en daube, des jambons, boudins, saucisses et pâtés ! Le dernier soir, nous sommes allés au bout du môle jeter les os à la mer.

Le crâne, ce fut plus drôle. Mon Lolo seul était capable de trouver la blague : un carabin n’est pas plus subtil. Ce crâne, nous l’avons déposé… devine… sur la fenêtre du Police-Office, avec une bougie allumée dedans !

Et la garce partit d’un rire hystérique, en laissant s’ouvrir les derniers plis de son kimono.

Mais ça, je m’en fichais, à présent. Son rire venait de crever net le flegme de l’opium. Je la secouai par le bras.

— Où est-il, Othello ? Quand vient-il ?

— Pas peur, mon chou ! Les cartes disent qu’il a débarqué ; mais pas ici encore, pour sûr. Il doit être ce soir à Shang-Haï, chez la mère Pivoine, avec tout l’équipage du Mooncalf, de San-Francisco.

Je sautai à bas du canapé, me rajustant à la galope… Vingt dieux ! et mon browning vidé de toutes ses cartouches !… Lolo, oui ! c’est Black-Pig, le maître-coq du Mooncalf : un lascar du bord, je me souviens, l’appelait Othello, parfois… Plus une cartouche, stupide imbécile !…

Je déguerpis, en cauchemar, dégringolai les quatre étages, mon waterproof d’une main, mes bottes ferrées de l’autre, oubliant mon précieux bloc d’opium, et interposai plusieurs tournants de rues entre moi et ce… coupe-gorge, comme vous dites, monsieur, avant de m’asseoir sur un seuil, devant un réverbère, pour me rechausser.

Là, j’étudiai longuement mes bottes, afin de répartir chacune du bon côté : aussi, je ne l’entendis pas venir. Je vis des pieds extrêmement boueux, des pieds noirs, s’arrêter près des miens, et l’abominable voix familière me changea d’abord en statue :

— Hé ! moussié Robert ! Pas bon place rester ici. Moi connaître Lily tout près. Toi venir. Bon manger. Bon amuser.

Du coin de l’œil, je vis reluire le grand couteau de cuisine qu’il trimballait sans gaîne, à son habitude.

Alors, je compris tout, je voulus, — et je bondis.

Furieusement, avec l’agilité que donne la Drogue (vous connaissez peut-être, monsieur ?) j’encapuchonnai de mon waterproof le cannibale, lui assénai à toute volée sur la tête ma paire de bottes ferrées, — puis je détalai, tel un kangourou, pieds nus et vareuse de toile, sous la pluie, à travers les rues désertes de l’ignoble Melbourne.

Et, le lendemain, je filai par le premier train.

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