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La corde au cou

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Malheur épouvantable. M. Jacques accusé d'avoir incendié château du Valpinson et assassiné comte de Claudieuse. Charges terribles contre lui. Interrogé, s'est à peine défendu. Vient d'être arrêté et conduit en prison. Désespéré. Que faire...?

La marquise avait tremblé que son mari ne fût comme foudroyé par cette dépêche, dont le laconisme révélait les terreurs d'Antoine. Il n'en fut rien.

C'est de l'air le plus calme qu'il la replaça sur la table et que, haussant les épaules, il dit:

—C'est absurde!

Mme de Boiscoran n'en pouvait revenir.

—Vous n'avez pas compris, mon ami..., commença-t-elle.

Il l'interrompit.

—J'ai compris, fit-il, que notre fils est accusé d'un crime qu'il n'a pas, qu'il ne peut pas avoir commis. Est-il possible que vous doutiez de lui! Quelle mère êtes-vous donc! Je suis, pour ma part, je vous l'assure, parfaitement tranquille. Jacques incendiaire, Jacques assassin!... C'est stupide.

—Ah! vous n'avez pas lu la dépêche! s'écria la marquise.

—Pardonnez-moi.

—Vous n'avez pas vu qu'il y a contre lui des charges...

—S'il n'y en avait aucune, il est clair qu'on ne l'eût pas arrêté. C'est désagréable, c'est même pénible...

—Mais il ne s'est pas défendu, monsieur...

—Parbleu!... Croyez-vous que si demain on venait m'accuser d'avoir dévalisé la boutique d'un bijoutier, je prendrais la peine de me défendre.

—Vous ne voyez donc pas, monsieur, qu'Antoine croit notre fils coupable...

—Antoine est un vieux sot, déclara le marquis. (Et, tirant sa tabatière et bourrant son nez de tabac:)

D'ailleurs, raisonnons, fit-il. Ne m'avez-vous pas dit que Jacques est amoureux de la petite Denise de Chandoré?

—Comme un fou, monsieur, comme un enfant...

—Et elle?

—Elle adore Jacques, monsieur.

—Bon! et ne m'avez-vous pas dit aussi que le jour de leur mariage est définitivement fixé...

—Depuis trois jours.

—Jacques vous a écrit à ce sujet?

—Une lettre adorable.

—Où il vous annonce son arrivée?

—Oui, il voulait faire lui-même ses emplettes de noces.

D'un mouvement superbe d'insouciance, le marquis frappa sur le couvercle de sa tabatière.

—Et vous voulez, fit-il, qu'un garçon tel que notre fils, Jacques, un Boiscoran, amoureux, aimé, qui va se marier, qui a la tête pleine de corbeilles de noces, ait commis un crime abominable!... Cela ne se discute pas, et la preuve, c'est que je vais, si vous le voulez bien, me remettre paisiblement à ma besogne.

Si le doute est contagieux, la foi est communicative. Peu à peu, la marquise de Boiscoran se rassurait de l'assurance superbe de son mari. Le sang remontait à ses joues et le sourire à ses lèvres pâlies.

Et d'une voix plus ferme:

—Peut-être, en effet, dit-elle, ai-je été trop prompte à m'alarmer.

Du geste, le marquis approuvait.

—Oui, beaucoup trop prompte, chère amie, fit-il. Et même, entre nous, je vous engage à ne point vous en vanter. Comment la justice n'accuserait-elle pas ce pauvre Jacques, lorsque sa mère elle-même le soupçonne!

Mme de Boiscoran avait repris et relisait la dépêche d'Antoine.

—Et cependant, murmura-t-elle, répondant aux dernières objections de son esprit, qui donc, à ma place, n'eût été frappé d'épouvante! Ce nom de Claudieuse, surtout...

—Eh bien! mais c'est le nom d'un très digne et très loyal gentilhomme, le meilleur que je sache, en dépit de ses façons de loup de mer.

—Jacques le hait, mon ami.

—Jacques, ma chère, se soucie de lui comme de l'an quarante.

—Ils ont eu plusieurs querelles.

—Nécessairement; Claudieuse est un forcené légitimiste, et comme tel, c'est toujours avec le dernier mépris qu'il parle de nous autres tous, qui avons servi la famille d'Orléans.

—Jacques lui a envoyé du papier timbré.

—Et il a parbleu bien fait, de même qu'il a eu tort de ne pas pousser le procès jusqu'au bout. Claudieuse a, sur le cours de la rivière qui nous sépare, la Pibole, des prétentions par trop exorbitantes. Ne voudrait-il pas, en toute saison et selon son gré, retenir les eaux, au risque de noyer les prés de Boiscoran, qui sont bien plus bas que les siens! Déjà feu mon frère, qui était un ange de patience et de douceur, avait eu maille à partir avec ce despote.

Mais la marquise n'était pas convaincue.

—Il y a autre chose, fit-elle.

—Quoi?

—Ah! c'est ce que je me demande.

—Jacques vous l'aurait-il donné à entendre?

—Non. Voici ce qui s'est passé. L'an dernier, chez la duchesse de Champdoce, j'ai eu l'occasion de rencontrer la comtesse de Claudieuse et ses filles. Elle est charmante, cette jeune femme, et comme nous donnions un bal la semaine suivante, l'idée me vint, que je mis aussitôt à exécution, de l'inviter. Elle refusa, et d'un ton de réserve si glacial qu'il n'y avait pas à insister.

—C'est que probablement elle n'aime pas la danse, grommela le marquis.

—Le soir même, je parlai de ma démarche à Jacques. Il s'en montra très irrité et me dit, avec un emportement que son respect contenait à peine, que j'avais eu grand tort, et qu'il avait ses raisons pour n'avoir rien de commun avec ces gens-là...

Si parfaite était la sécurité de M. de Boiscoran qu'il n'écoutait déjà plus que d'une oreille distraite, guignant du coin de l'œil ses précieuses faïences.

—Soit, interrompit-il. Jacques déteste les Claudieuse. Qu'est-ce que cela prouve? On n'assassine pas, Dieu merci, tous les gens qu'on déteste!

Mme de Boiscoran ne poursuivit pas.

—Enfin, demanda-t-elle, que faire?...

Elle avait si peu l'habitude de consulter son mari qu'il parut stupéfait.

—L'important, répondit-il, est de tirer Jacques de prison. Il faudrait voir, consulter...

Quelques coups rapides et légers, frappés à la porte, l'interrompirent.

—Entrez! cria-t-il.

Un domestique entra, portant une large enveloppe avec cette mention: télégraphie privée.

—Parbleu! s'écria le marquis, j'en étais bien sûr!... Voilà qui va nous mettre l'esprit en repos!

Le domestique s'était retiré; il rompit l'enveloppe. Mais au dernier regard jeté sur cette dépêche, le sourire se glaça sur ses lèvres; il pâlit et dit seulement:

—Mon Dieu!...

Rapide comme la pensée, Mme de Boiscoran s'empara du papier fatal. Elle lut d'un coup d'œil:

Vite, arrivez. Jacques en prison, au secret, accusé d'un crime affreux. Toute la ville dit qu'il est coupable et qu'il a même avoué. C'est une infâme calomnie. Son juge est son ancien ami, Galpin-Daveline, qui devait épouser cousine Lavarande. Ne sais rien, sinon que Jacques est innocent. C'est une intrigue abominable. Grand-père Chandoré et moi ferons l'impossible. Votre secours indispensable. Venez, venez.

Denise de Chandoré

—Ah! mon fils est perdu! s'écria Mme de Boiscoran en fondant en larmes.

Mais déjà le marquis s'était redressé sous ce coup terrible.

—Et moi, s'écria-t-il, plus que jamais je dis, comme Denise, qui est une brave fille: oui, Jacques est innocent! Mais il est en péril, je le reconnais... c'est un dangereux engrenage que celui d'un procès criminel. Que ne fait-on pas dire à un homme au secret!...

—Il faut agir! interrompit Mme de Boiscoran, à demi folle de douleur.

—Oui, et sans perdre une seconde... Nous avons des amis. Cherchons lesquels d'entre eux nous serviront le plus utilement.

—Je puis écrire à monsieur de Margeril... De pâle qu'il était, le marquis devint livide.

—C'est vous! s'écria-t-il, vous, qui osez prononcer ce nom devant moi!

—Il est tout-puissant, monsieur, mon fils est en danger...

D'un geste menaçant, le marquis l'arrêta.

—J'aimerais mieux, s'écria-t-il, de l'accent de la haine la plus atroce, j'aimerais mieux mille fois laisser mon fils innocent périr sur l'échafaud que de devoir son salut à cet homme!

Mme de Boiscoran semblait près de s'évanouir.

—Mon Dieu! balbutia-t-elle, vous savez pourtant bien que je n'ai été qu'imprudente...

—Assez! interrompit durement le marquis. (Et se maîtrisant, grâce à un puissant effort:) Avant de rien tenter, il faut savoir à quoi s'en tenir, reprit-il. Ce soir, vous partirez pour Sauveterre...

—Seule?

—Non. Je vous trouverai un conseil, un légiste habile et sûr, un avocat qui ne soit pas un homme politique, s'il en reste un... Il vous guidera, là-bas, et me tiendra au courant, afin que je puisse agir ici selon les circonstances. Denise a raison: Jacques doit être victime de quelque ténébreuse intrigue... N'importe, nous le sauverons. Mais il faut du calme, beaucoup de calme...

Et ce disant, il sonnait avec une telle violence que tous les domestiques accoururent, effarés.

—Vite, commanda M. de Boiscoran, qu'on aille me chercher mon avoué, maître Chapelain... qu'on prenne une voiture.

Le domestique qui se chargea de la commission fit une telle diligence que, vingt minutes plus tard, maître Chapelain arrivait.

—Ah! nous avons besoin de toute votre expérience, mon digne ami, lui dit le marquis. Tenez, lisez ces dépêches...

Fort heureusement l'avoué savait garder le secret de ses impressions, car il crut à la culpabilité de Jacques, sachant bien avec quelle circonspection sont délivrés les mandats d'arrêt.

—J'ai l'homme qu'il faut à madame la marquise, dit-il enfin.

—Ah!

—Un garçon que sa modestie a toujours empêché de se produire, bien qu'il soit un des plus habiles jurisconsultes que je sache, et un admirable orateur.

—Et vous le nommez?...

—Manuel Folgat. Je vais vous l'envoyer... Deux heures après, en effet, le protégé de maître Chapelain franchissait le seuil de l'hôtel de Boiscoran.

C'était un homme de trente à trente-deux ans, très brun, avec de grands yeux bien ouverts, et dont toute la physionomie respirait l'intelligence et l'énergie.

Il plut au marquis, lequel, après lui avoir exposé ce qu'il savait de la situation de Jacques, entreprit de lui faire connaître le terrain sur lequel il allait manœuvrer, lui disant quels alliés et quels adversaires il rencontrerait à Sauveterre, lui recommandant surtout de se fier à M. Séneschal, un vieil ami de la famille, personnage influent et le plus retors de tous ces diplomates de sous-préfecture, qui rendraient des points à Machiavel.

—Tout ce qu'il est humainement possible de faire sera fait, monsieur, dit l'avocat.

Et le soir même, à huit heures quinze minutes, la marquise de Boiscoran et Manuel Folgat prenaient place dans un coupé du chemin de fer d'Orléans.

II

Le chemin de fer qui relie Sauveterre à la ligne d'Orléans doit une légitime célébrité à une série de courbes absolument inutiles, mais qui sont comme un défi au bon sens et qui seraient le théâtre d'accidents quotidiens si l'on s'avisait de marcher à une vitesse de plus de huit ou dix kilomètres à l'heure. La gare, toujours pour la plus grande commodité de messieurs les voyageurs, a été bâtie à une bonne demi-lieue de la ville, sur l'emplacement des jardins de M. Thibault, le premier banquier de l'arrondissement. On y arrive par une jolie route jalonnée d'auberges et de cabarets, lesquels, les jours de marché, s'emplissent de paysans qui, le verre à la main et la bouche pleine de protestations de bonne foi, cherchent à se voler à qui mieux mieux.

Les jours ordinaires, même, cette route est assez fréquentée, car le chemin de fer est devenu un but de promenade. On y va voir arriver ou partir les trains, dévisager les étrangers, et aussi épiloguer sur les motifs connus ou secrets qui peuvent déterminer M. Untel ou Mme Unetelle à se mettre en voyage.

Il était neuf heures du matin, lorsqu'approcha enfin de Sauveterre le train qui amenait la marquise de Boiscoran et maître Folgat.

La marquise était brisée des fatigues et des angoisses de cette nuit passée tout entière à discuter les chances de salut de son fils, et d'autant plus anéantie que maître Folgat s'était étudié à ne pas encourager ses espérances. C'est qu'il partageait, sans en avoir rien laissé paraître, les doutes de maître Chapelain. De même que le vieil avoué, le jeune avocat s'était dit qu'on n'arrête pas un homme tel que Jacques de Boiscoran sans les plus fortes raisons, sans avoir en main de ces preuves qui valent presque une certitude. Bientôt le train ralentit sa marche.

—Pourvu, mon Dieu! fit Mme de Boiscoran, pourvu que Denise et monsieur de Chandoré aient eu l'idée d'envoyer une voiture par-devant de nous.

—Pourquoi cela, madame? demanda maître Folgat.

—Pour m'y jeter bien vite, monsieur, pour y dérober à tous les yeux ma douleur et mes larmes...

Le jeune avocat secoua la tête.

—C'est ce que vous vous garderez de faire, madame, dit-il, si j'ai sur vos actions quelque influence...

Elle le regardait d'un air surpris.

—Je veux dire, insista-t-il, qu'il ne faut pas que vous paraissiez éviter les regards. Ce serait une faute immense, peut-être irréparable. Que penserait-on, si l'on vous voyait désolée et en pleurs? On penserait que vous êtes sûre de la culpabilité de votre fils, et ceux qui doutent encore ne douteraient plus. Il vous faut, du premier coup, conquérir l'opinion; car elle est souveraine, madame, dans les petits pays surtout, où chacun vit sous le contrôle immédiat du voisin. L'opinion s'impose à tous et, quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, elle poursuit les jurés jusque dans la salle de leurs délibérations...

—C'est vrai, murmurait la marquise, ce n'est que trop vrai...

—Donc, madame, au nom des intérêts les plus sacrés, faites appel à toute votre énergie, refoulez au plus profond de votre âme vos maternelles angoisses, séchez vos larmes et montrez à tous une confiance superbe. Que chacun, en vous apercevant, se dise: non, une mère n'est pas ainsi quand son fils est coupable.

Mme de Boiscoran se redressa.

—Vous avez raison, monsieur, dit-elle, et je vous remercie. Oui, c'est à moi de frapper l'opinion, et autant je souhaitais trouver la gare déserte, autant je désire maintenant qu'elle soit pleine de monde. Je vous ferai voir ce que peut une femme que soutient la pensée de son fils.

La marquise de Boiscoran n'était pas une femmelette. Tirant un peigne de son sac de voyage, elle répara le désordre de sa coiffure; en quelques gestes rapides, elle rétablit l'harmonie de sa toilette; ses traits, grâce à une puissante projection de volonté, reprirent leur sérénité accoutumée; elle contraignit sa bouche à sourire, sans qu'on discernât l'effort, et d'une voix d'un timbre pur et net:

—Regardez-moi, monsieur, dit-elle. Puis-je paraître, maintenant?

Le train s'arrêtait devant les bâtiments de la station. Maître Folgat sauta légèrement à terre, et offrant la main à la marquise pour l'aider à descendre:

—Soyez satisfaite, madame, lui dit-il, votre courage ne sera pas perdu; tout Sauveterre doit être là.

C'était plus qu'à moitié vrai. Dès la veille au soir, le bruit s'était répandu—semé par qui? on ne sait—que la «mère de l'assassin», comme on disait déjà charitablement, arriverait par le train de neuf heures, et chacun s'était bien promis à part soi de se trouver, par hasard, à la gare à son arrivée.

C'était une émotion à ne pas négliger, dans une localité où la conversation vit trois jours sur la dernière robe arborée par la sous-préfète.

De l'impression de Mme de Boiscoran, en se trouvant en face de tant de monde, nul ne s'était inquiété ni soucié. C'est qu'à Sauveterre la curiosité a du moins cette qualité de n'être pas hypocrite. On y est indiscret naïvement et sans la moindre pudeur. On s'y plante carrément devant vous, et les yeux dans vos yeux, on s'efforce de démêler le secret de votre joie ou de votre douleur.

Il est vrai d'ajouter que les esprits étaient fort montés contre Jacques de Boiscoran. S'il n'y eût eu à sa charge que la destruction du Valpinson et les coups de fusil tirés à M. de Claudieuse, ce n'eût été que peu de chose. Mais l'incendie avait eu des conséquences épouvantables. Deux hommes y avaient péri, et deux autres y avaient été blessés assez grièvement pour qu'on les crût en danger de mort.

La veille, on avait vu un convoi sinistre traverser la rue Nationale. Dans une charrette, recouverte d'un drap et près de laquelle marchaient deux prêtres, on rapportait les restes carbonisés et n'ayant plus forme humaine de Bolton, le tambour, et du pauvre Guillebault. Dans une voiture qui suivait étaient les deux blessés, l'un, le gendarme, impassible; l'autre, le fermier, poussant des cris déchirants.

Toute la ville avait pu voir la veuve de Guillebault se rendre chez le maire, portant entre ses bras son dernier enfant et traînant, pendus à ses jupes, les quatre autres, dont l'aîné n'avait pas douze ans.

Attribuant tous ces malheurs à Jacques, les gens le chargeaient de malédictions et songeaient peut-être à les faire remonter en huées jusqu'à sa mère, jusqu'à la marquise de Boiscoran.

—La voilà! la voilà! murmura-t-on dans la foule quand elle parut sur le seuil de la gare, donnant le bras à maître Folgat.

Seulement, on ne dit que cela, tant on était surpris de l'assurance de son maintien.

Deux courants aussitôt divisèrent l'opinion. Elle a du toupet! pensaient les uns. Et les autres: elle est sûre de l'innocence de son fils.

Elle avait, en tout cas, assez de sang-froid pour discerner l'impression qu'elle produisait, et combien elle avait eu raison de suivre les conseils de maître Folgat. Sa force en fut doublée. Et distinguant dans la foule quelques personnes de sa connaissance, elle s'avança vers elles, et toujours souriante:

—Eh bien! dit-elle, vous savez ce qui nous arrive! C'est inouï! Voici maintenant la liberté d'un homme tel que mon fils à la merci du premier soupçon saugrenu qui passera par la cervelle d'un juge. J'ai appris la nouvelle hier soir par le télégraphe, et j'accours avec monsieur, qui est de nos amis et l'un des plus remarquables avocats de Paris.

Maître Folgat fronçait les sourcils. Il eût voulu la marquise plus mesurée. Cependant il ne pouvait se dispenser de la soutenir.

—Ces messieurs du parquet, prononça-t-il d'un ton d'oracle, regretteront peut-être d'avoir été si prompts.

Heureusement, un jeune garçon qui portait pour toute livrée une casquette à galon d'or s'approcha de Mme de Boiscoran.

—La voiture de monsieur de Chandoré est là, dit-il, aux ordres de madame la marquise.

—Je suis à vous, mon petit ami, dit-elle au jeune garçon. (Et saluant les braves Sauveterriens, interloqués de son assurance:) Excusez-moi de vous quitter si brusquement, dit-elle, mais monsieur de Chandoré m'attend. J'espère d'ailleurs avoir, cet après-midi même, le plaisir de vous rendre visite... au bras de mon fils.

La maison de Chandoré, pour parler comme à Sauveterre, est bâtie de l'autre côté de la place du Marché-Neuf, tout au sommet de la rue de la Rampe, une rue qui n'est guère plus praticable qu'un escalier et dont M. Séneschal, le maire, ne cesse de demander la rectification au conseil municipal, qui ne se lasse pas de la lui refuser.

C'est une construction toute moderne, gauche, massive, et flanquée d'une prétentieuse tourelle à toit pointu, que le radical docteur Seignebos appelle une perpétuelle menace du système féodal. Il est certain que les Chandoré affichaient autrefois de hautes prétentions nobiliaires, le dédain profond de quiconque n'avait pas eu des ancêtres aux croisades, et la haine de toutes les idées qui datent de la Révolution.

Mais s'ils avaient jamais été redoutables, ils avaient depuis longues années cessé de l'être. De cette grande famille, une des plus nombreuses de Saintonge et des plus puissantes, il ne restait plus qu'un vieillard, le baron de Chandoré, et une enfant, sa petite-fille, la fiancée de Jacques de Boiscoran.

Denise était orpheline. Elle n'avait pas trois ans, lorsqu'à moins de cinq mois d'intervalle elle perdit son père, tué en duel, à la suite d'une discussion futile, et sa mère, une demoiselle de Lavarande, qui n'eut pas l'énergie de survivre à l'homme qu'elle avait aimé. Ce fut, certes, pour l'enfant, un immense malheur; mais ni les soins ni la tendresse ne lui manquèrent. Sur elle seule son grand-père reporta toutes ses affections et toutes ses espérances, et les deux sœurs de sa mère, les demoiselles de Lavarande, déjà d'un certain âge, prirent la résolution définitive de ne se jamais marier, afin de se consacrer plus exclusivement à leur nièce.

Dès cette époque, les deux bonnes demoiselles avaient demandé à M. de Chandoré à venir demeurer avec lui. Il avait rejeté bien loin leurs propositions, déclarant que, sa petite-fille étant à lui seul, il prétendait, sarpejeu! la garder pour lui seul. Il trouvait déjà bien beau, ajoutait-il, de permettre aux demoiselles de Lavarande de s'occuper de Denise et de passer avec elle toutes les journées.

De ce différend devait naître et naquit en effet, entre les tantes et le grand-père, une rivalité qui se traduisit par les plus étonnantes exagérations. Ce fut à qui capterait, et dame!, par n'importe quels moyens, la première place dans l'affection de la petite fille, à qui déroberait une de ses caresses ou achèterait le plus cher un de ses sourires. À cinq ans, Denise avait eu tous les joujoux qui ont été inventés. À dix ans, elle était rassasiée de robes et ne savait plus où mettre ses bijoux.

Du soir au lendemain, pour ainsi dire, on avait vu se métamorphoser M. de Chandoré. Brusque, sévère, dur, il avait, sans transition, tourné au «papa gâteau». Il avait éteint l'éclat métallique de ses yeux, fixé sur ses lèvres un perpétuel sourire et donné à sa voix ces inflexions mignardes que prennent les nourrices. On ne rencontrait que lui, par les rues, en courses pour sa petite-fille, trottant de la boutique du pâtissier au magasin du marchand de jouets. Il invitait les petites amies, organisait des dînettes, poussait le cerceau ou le volant, et même, au besoin, menait les rondes.

Denise fronçait-elle le sourcil, il tressautait. Toussait-elle, il devenait tout pâle. Elle fut malade, une fois, elle eut la rougeole: il resta douze nuits sans se coucher et fit venir de Paris des médecins qui lui rirent au nez.

Eh bien! les demoiselles de Lavarande trouvaient encore le moyen de dépasser les folies de M. de Chandoré. Certes, si Denise apprit quelque chose, c'est bien parce qu'elle le voulut absolument, tant au moindre signe d'impatience elles étaient disposées à congédier le professeur d'écriture ou la maîtresse de piano.

C'est en haussant les épaules que Sauveterre assistait à ce spectacle. «Quelle éducation pitoyable! disaient les dames de la société. On n'a pas idée d'une faiblesse pareille. C'est un joli service qu'on rend à cette enfant.»

Il est sûr que tant et de si incroyables gâteries, cette aveugle soumission et ces adorations perpétuelles couraient grand risque de faire de Denise la plus désagréable petite personne qui se pût voir. Pas du tout. Il est de ces naturels si heureux que rien ne saurait les pervertir. Et d'ailleurs, elle fut peut-être préservée du danger par son excès même.

Plus âgée, elle disait en riant: «Grand-père Chandoré, tantes Lavarande et moi, nous faisons tout ce que je veux.»

Ce n'était là qu'une plaisanterie. Jamais jeune fille ne récompensa, par des qualités si rares et si exquises, de plus pures affections.

Elle vivait donc heureuse et insoucieuse, et elle venait d'avoir dix-sept ans lorsqu'arriva le grand événement de sa vie.

M. de Chandoré, ayant un matin rencontré Jacques de Boiscoran, dont l'oncle avait été son ami, l'invita à dîner. Jacques accepta l'invitation; il vint. Mlle Denise le vit et... l'aima. De ce moment et pour la première fois, elle eut un secret que ne connurent ni grand-père Chandoré ni tantes Lavarande, et, pendant deux ans, ses fleurs et ses oiseaux furent les seuls confidents de cet amour qui grandissait au fond de son âme, doux comme le rêve, idéalisé par l'absence et poétisé par le souvenir. Car Jacques fut deux ans sans voir...

Mais aussi, le jour où il vit clair, étourdi de son bonheur, ébloui des perspectives qui s'offraient à lui, il sentit que sa destinée était fixée. Aussi n'hésita-t-il pas; et, à moins d'un mois de là, son père, le marquis de Boiscoran, faisait le voyage de Sauveterre pour demander la main de Mlle Denise.

Ah! ce fut un rude coup pour grand-père Chandoré. Certes, il n'avait pas été sans songer souvent au mariage de sa petite-fille, sans en parler quelquefois, sans lui dire, à elle-même, qu'il se faisait vieux et qu'il se sentirait soulagé d'une grosse inquiétude quand il lui aurait trouvé un bon mari. Mais il parlait de cela comme d'une chose lointaine, comme il parlait de mourir, par exemple.

La démarche de M. de Boiscoran l'éclaira sur ses véritables sentiments. La pensée de donner Denise, de la voir lui préférant un homme, d'abord, puis des enfants qu'elle aurait de cet homme, lui fit horreur.

Pour bien peu, il eût jeté dehors l'ambassadeur. Cependant il se contraignit et répondit qu'il ne pouvait rien prendre sur lui et qu'il lui fallait consulter sa petite-fille. Il gardait encore l'espoir qu'elle repousserait cette demande.

Pauvre grand-père! Aux premiers mots qu'il hasarda:

—Quel bonheur! s'écria la jeune fille. Mais je m'y attendais.

Sans doute pour cacher une larme qui jaillit brûlante de ses yeux, M. de Chandoré baissa la tête.

—Ce mariage se fera donc, murmura-t-il.

Déjà, un peu consolé par la joie qu'il avait vu briller dans les yeux de sa petite-fille, il en était à se reprocher son féroce égoïsme et à se gourmander de ne pas s'estimer très heureux lorsque Denise était si contente.

Jacques avait donc été admis à faire officiellement sa cour, et l'avant-veille de l'incendie du Valpinson, après une longue délibération, où l'on avait calculé le temps strictement nécessaire aux emplettes et à l'achèvement du trousseau, le jour de la noce avait été irrévocablement fixé.

Ainsi, c'est en plein bonheur que Mlle Denise fut frappée, lorsqu'elle apprit en même temps de quels crimes on accusait Jacques de Boiscoran et son arrestation. Foudroyée d'abord, elle était restée près de dix minutes sans connaissance entre les bras de ses tantes et de son grand-père épouvantés. Mais dès qu'elle revint à elle:

—Suis-je donc folle, s'écria-t-elle, de m'émouvoir ainsi! N'est-il pas évident qu'il est innocent!

C'est alors qu'elle avait adressé une dépêche au marquis de Boiscoran, comprenant bien qu'avant de rien tenter, il était indispensable de s'entendre avec la famille de Jacques. Puis elle avait demandé qu'on la laissât seule, et sa nuit s'était passée à compter les minutes qui la séparaient encore de l'heure où arrivait le train de Paris.

Dès huit heures, elle descendit elle-même donner au domestique l'ordre d'atteler et de partir pour attendre Mme de Boiscoran à la gare, lui recommandant surtout de revenir bride abattue. Elle alla ensuite s'établir dans le salon, où se trouvaient déjà ses tantes et son grand-père. Ils lui parlaient, mais son attention était ailleurs...

Bientôt elle entendit une voiture remonter au galop la rue de la Rampe et s'arrêter devant la maison. Elle se dressa alors et s'élança dans le vestibule en s'écriant:

—Voilà la mère de Jacques!

III

Ce n'est jamais impunément qu'on violente ses sentiments les plus chers. Lorsqu'enfin la marquise de Boiscoran put se réfugier dans la voiture envoyée à sa rencontre, elle était bien près de défaillir, brisée par l'effort inouï qu'elle avait fait pour montrer aux impitoyables curieux de Sauveterre une contenance assurée et un visage riant.

—Quelle horrible comédie! murmura-t-elle en se laissant tomber sur les coussins.

—Reconnaissez, du moins, madame, qu'elle était nécessaire, prononça maître Folgat. Vous venez de conquérir cent personnes peut-être à votre fils.

Elle ne répondit pas. Les larmes l'étouffaient. Que n'eût-elle pas donné pour se trouver seule, chez elle, pour s'abandonner librement à toutes les lâchetés de sa douleur et de ses angoisses maternelles!

Jamais trajet ne lui avait paru aussi insupportablement long que celui qui sépare la gare de la rue de la Rampe. Lancé à toute vitesse, le cheval faisait feu des quatre pieds; il lui semblait qu'il n'avançait pas... Pourtant, la voiture finit par s'arrêter. Le petit domestique avait déjà sauté à terre, et il tournait la poignée de la portière en disant:

—Nous voilà arrivés.

Aidée de maître Folgat, Mme de Boiscoran descendit, et son pied touchait à peine le pavé de la rue que la porte de la maison s'ouvrit et que Mlle Denise se jeta dans ses bras, trop émue pour pouvoir rien dire, sinon:

—Oh! ma mère, ma chère mère, quel horrible malheur!

Dans l'ombre du corridor, s'avançait M. de Chandoré, qui s'était levé en même temps que sa petite-fille.

—Rentrons, dit-il à ces infortunées, ne restons pas là... Déjà derrière tous les volets brillent des yeux qui nous épient.

Et il les entraîna dans le salon.

Positivement, maître Folgat était assez embarrassé de son personnage. Nul ne semblait s'apercevoir de son existence. Il avait suivi, cependant, il était entré dans le salon et, debout près de la porte, ému de l'émotion de tous, il observait alternativement Mlle Denise, M. de Chandoré et les demoiselles de Lavarande.

Mlle Denise allait avoir vingt ans. On ne pouvait dire qu'elle fût remarquablement jolie, mais il était difficile de l'oublier quand on l'avait vue une fois. Petite, elle était la grâce même, et chacun de ses mouvements trahissait quelque rare et exquise perfection. Avec des cheveux noirs d'une merveilleuse abondance, elle avait les yeux bleus et le teint d'une blonde des pays du Nord, un teint dont l'éblouissante blancheur faisait paraître jaunes toutes les comparaisons imaginées par les poètes: le lis, la neige, le lait... En elle, tout exprimait une angélique douceur et la plus excessive timidité. Et pourtant, certains plis de ses lèvres et le mouvement de ses sourcils devaient faire soupçonner une grande énergie.

Près d'elle, grand-père Chandoré étonnait par sa haute stature et par sa carrure puissante. Soixante-douze années n'avaient pas fait plier ses reins d'hercule, et il semblait bâti pour défier tous les orages de la vie. Ce qu'il avait surtout de singulier, c'était un teint rouge brique, uniformément cramoisi, un teint de vieux chef mohican, que faisaient paraître plus dur et plus cru sa barbe, ses sourcils et ses cheveux blancs. Son visage, malgré tout, exprimait une bonté presque enfantine. Mais il ne fallait pas le regarder deux fois pour comprendre qu'il eût été peu prudent de se fier au sourire bénin qui voltigeait sur ses lèvres charnues. Et, à certaines étincelles qui s'allumaient au fond de ses yeux gris, on sentait, par exemple, que celui-là eût passé un fâcheux quart d'heure entre ses mains, qui se fût permis d'offenser Mlle Denise.

Quant aux tantes Lavarande, longues et minces comme une baguette de saule, pâles, discrètes, d'une réserve et d'une froideur ultra-aristocratiques, elles avaient cette physionomie placide et cette expression de sensibilité dévouée des vieilles filles dont le célibat n'a pas aigri les illusions. Elles portaient des toilettes absolument pareilles, comme c'était leur invariable habitude depuis quarante ans, des toilettes de couleur indécise, modestes comme toute leur personne.

Elles pleuraient, en ce moment, et maître Folgat se demandait de quel sacrifice elles ne seraient pas capables pour racheter les larmes de leur nièce.

—Pauvre Denise! murmuraient-elles.

La jeune fille les entendit; et se dressant tout à coup, et rompant le lourd silence qui durait depuis longtemps déjà:

—Mais notre conduite est indigne! s'écria-t-elle. Que dirait Jacques, si du fond de sa prison il lui était donné de nous voir! Pourquoi nous affliger? Est-il donc coupable?...

Ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire, sa voix avait des vibrations qui troublaient maître Folgat jusqu'au fond de l'âme.

—Je puis, du moins, me rendre cette justice, poursuivit-elle, que je n'ai pas douté de lui une seconde. Et comment le doute m'eût-il effleurée? Le soir même de l'incendie du Valpinson, Jacques m'a écrit une lettre de quatre pages, qu'il m'a envoyée ici par un de ses fermiers, et que j'ai reçue à neuf heures... Je l'ai montrée à grand-père, cette lettre, il l'a lue, et aussitôt il s'est écrié que j'avais mille et mille fois raison et que jamais un homme méditant un crime affreux n'eût écrit cela.

—Je l'ai dit et je le pense, approuva M. de Chandoré, et tout homme sensé sera de mon avis, seulement...

Mais sa petite-fille ne le laissa pas achever.

—Il est donc évident, interrompit-elle, que Jacques est victime de quelque intrigue abominable, c'est à nous à la déjouer. Assez pleuré, il faut agir... (Et s'adressant à Mme de Boiscoran:) Et c'est pour nous aider à cette œuvre de salut, chère mère, que je vous ai appelée...

—Et me voici, dit la marquise, non moins sûre que vous, chère enfant, de l'innocence de mon fils.

Ce n'était sans doute pas tout ce qu'avait rêvé M. de Chandoré, car intervenant:

—Et le marquis? demanda-t-il.

—Mon mari reste à Paris.

Le vieillard eut une grimace des plus significatives.

—Ah! je le reconnais bien là! s'écria-t-il. Rien ne saurait l'émouvoir. Son fils unique est lâchement accusé d'un crime, arrêté, et en prison. On le prévient, on pense qu'il va accourir... Erreur! Que son fils se tire d'affaire s'il peut. Lui restera à surveiller ses potiches. Ah! si j'avais encore un fils!...

—Mon mari, monsieur, protesta la marquise, pense qu'il sera plus utile à Jacques en restant à Paris. Il peut y avoir des démarches à faire...

—Le chemin de fer n'est-il pas là...

—Enfin, prononça Mme de Boiscoran, il m'a confiée à monsieur... (Elle montrait le jeune avocat.) Monsieur Manuel Folgat, dont l'expérience, le talent et le dévouement nous sont acquis.

Ainsi présenté régulièrement, maître Folgat s'inclinait.

—Et j'ai bon espoir, dit-il, tant il avait été gagné par la confiance de Mlle Denise. Mais je suis de l'avis de mademoiselle de Chandoré. Il faut agir sans perdre une seconde. Or, avant d'arrêter une ligne de conduite, j'aurais besoin de connaître exactement les faits.

—Malheureusement, nous ne savons rien, répondit M. de Chandoré. Rien, sinon que Jacques est au secret.

—Eh bien! nous nous informerons. Vous connaissez sans doute les magistrats de Sauveterre?

—Fort peu, à l'exception du procureur de la République...

—Et le juge chargé de l'instruction?

L'aînée des demoiselles de Lavarande se dressa.

Celui-là! s'écria-t-elle, monsieur Galpin-Daveline est un monstre d'hypocrisie et d'ingratitude! Il se disait l'ami de Jacques. Et, en effet, Jacques l'aimait assez pour nous avoir décidées, ma sœur et moi, à accorder à ce petit juge la main d'une de nos cousines, une Lavarande... Pauvre enfant! Quand elle a connu l'affreuse vérité: «Ô mon Dieu! s'est-elle écriée, soyez béni de m'avoir épargné la honte d'être la femme d'un tel homme!»

—Et en effet, ajouta l'autre vieille demoiselle, si tout Sauveterre croit Jacques coupable, c'est que chacun se dit: c'est un ami qui est son juge...

Maître Folgat hochait la tête.

—Il me faudrait des renseignements plus précis, dit-il. Monsieur de Boiscoran m'avait parlé du maire de la ville, monsieur Séneschal.

M. de Chandoré sauta sur son chapeau.

—En effet! s'écria-t-il, celui-là est notre ami, et si quelqu'un est bien informé, c'est lui! Allons le trouver. Venez...

Certainement M. Séneschal était l'ami des Chandoré, et aussi des Lavarande, et pareillement des Boiscoran. Si avoué que l'on soit, ce ne peut-être sans s'attacher aux gens que, vingt années durant, on est leur confident et leur conseil.

Bien après avoir vendu sa charge, M. Séneschal était encore le seul à avoir l'absolue confiance de ses anciens clients. Jamais ils n'eussent pris une détermination grave sans avoir son avis. Ils s'adressaient à son successeur, mais ils le consultaient avant. Les services, d'ailleurs, étaient réciproques. La clientèle de grand-père Chandoré et de l'oncle de Jacques n'avait pas été sans attirer plus d'un paysan processif en l'étude de maître Séneschal. Leur appui ne lui avait pas été inutile, lorsque, pris du vertigo[2] de l'ambition, il s'était «sacrifié à son pays» en sollicitant la place de maire et le mandat de conseiller général.

Aussi, ce digne et excellent homme était-il consterné, lorsqu'au matin de l'incendie du Valpinson, il rentra à Sauveterre. Il était si blême et si défait que sa femme en fut toute saisie.

—Seigneur Dieu! Auguste! s'écria-t-elle, que t'est-il arrivé?

Auguste était le prénom de M. Séneschal.

—Il arrive quelque chose d'affreux! répondit-il d'un accent si tragique que Mme Séneschal en frémit.

Il est vrai que Mme Séneschal frémissait aisément. C'était une femme de quarante-huit à cinquante ans, très brune, courte, dodue, et dont la poitrine mettait à de rudes épreuves les corsages que lui confectionnaient ses couturières, les demoiselles Méchinet, les sœurs du greffier.

Jeune, elle avait eu la beauté du diable. Elle gardait en vieillissant des joues enluminées comme une image d'Épinal, une forêt de cheveux noirs bien plantés et des dents admirables. Pourtant elle n'était pas heureuse. Sa vie s'était consumée à souhaiter un enfant et elle n'en avait pas eu. «Ce qui doit, disait-elle, paraître inexplicable aux personnes qui nous connaissent, monsieur Séneschal et moi; lui qui a été un des beaux hommes de Sauveterre, et moi qui ai toujours joui d'une santé exceptionnelle.»

Et tout de suite, qu'on fût ou non de son intimité, elle entrait à ce sujet dans les détails les plus délicats, disant ses déceptions et celles de son mari, les pèlerinages qu'elle avait faits, le nom des médecins qu'ils avaient consultés, et combien de mois elle avait passés au bord de la mer, vivant presque exclusivement de poisson qu'elle n'aimait point. Rien n'avait réussi; et ses espérances s'évanouissant avec les années, elle s'était résignée, et l'amertume de ses regrets s'était changée en une sorte de mélancolie sentimentale qu'elle nourrissait de romans et de poésies. Elle avait une larme au service de toutes les infortunes, et quelques paroles de consolation pour toutes les douleurs. Sa charité était proverbiale. Jamais une pauvre femme en couches ne s'était inutilement adressée à son cœur.

Ce qui ne l'empêchait pas d'être une maîtresse femme qu'il était malaisé de duper, menant sa maison au doigt et à l'œil, dirigeant une lessive ou réglant un dîner comme pas une dame de Sauveterre.

C'est donc en sanglotant qu'elle écouta le récit que lui fit son mari des événements de la nuit. Et lorsqu'il eut achevé:

—Cette pauvre Denise, dit-elle, est capable d'en mourir. À ta place, j'irais bien vite chez monsieur de Chandoré, lui apprendre avec tous les ménagements convenables cette funeste nouvelle.

—C'est ce dont je me garderai bien! s'écria M. Séneschal, et même je te défends expressément d'y aller...

C'est qu'il n'était pas un héros de stoïcisme et que, s'il se fût écouté, il eût pris le chemin de fer et se fût enfui à cent lieues, pour n'être pas témoin de la douleur de grand-père Chandoré et de tantes Lavarande, du désespoir de Denise, surtout, qu'il affectionnait particulièrement, et dont, depuis tant d'années, il soignait et arrondissait la dot avec autant de sollicitude que si elle eût été sa fille.

C'est qu'aussi il ne savait plus que croire, et qu'influencé par l'assurance de M. Galpin-Daveline, désorienté par le déchaînement de l'opinion, il en arrivait à se demander si Jacques, véritablement, n'avait pas commis les crimes dont on l'accusait.

Ses occupations, par bonheur, devaient être, ce jour-là, trop nombreuses pour lui laisser le loisir de la réflexion. Il avait à assurer le transport des restes informes du tambour Bolton et du pauvre Guillebault. Il dut recevoir la mère de l'un et la femme de l'autre, écouter leurs lamentations et essayer de les consoler; promettre à la première une petite pension, affirmer à la seconde qu'il ferait obtenir à l'aîné de ses garçons une bourse entière au collège de Sauveterre ou au petit séminaire de Pons.

Il lui avait fallu, de plus, donner des ordres pour qu'on rapportât, avec toutes les précautions nécessaires, les blessés de l'incendie, le gendarme et le paysan.

Il s'était, aussitôt après, mis en quête d'une maison pour le comte et la comtesse de Claudieuse, et ne l'avait pas trouvée sans peine.

Enfin, une bonne partie de son après-midi avait été prise par une violente discussion avec le docteur Seignebos. Le docteur, au nom, prétendait-il, de la science outragée, au nom de la justice et de l'humanité, réclamait l'arrestation immédiate de Cocoleu, ce misérable dont le témoignage inconscient avait été la base de la prévention. Il exigeait, jurait-il, en frappant du poing sur la table, que cet idiot épileptique fût conduit à l'hôpital et séquestré, par mesure administrative, pour être ultérieurement soumis à l'examen des hommes de l'art.

Longtemps le maire avait résisté à ces prétentions, qui lui paraissaient exorbitantes, mais M. Seignebos avait parlé si haut et si ferme qu'à la fin il avait expédié deux gendarmes à Bréchy, avec l'ordre de ramener Cocoleu.

Ils étaient revenus quelques heures plus tard, les mains vides. L'idiot avait disparu. Personne, dans le pays, n'avait pu leur donner de ses nouvelles.

—Et vous trouvez cela naturel! s'était écrié le docteur Seignebos, dont les yeux étincelaient sous ses lunettes d'or. Moi, j'y vois la preuve irrécusable du complot organisé pour perdre monsieur de Boiscoran.

—Mais, sacrebleu! soyez donc tranquille, avait répondu M. Séneschal, agacé, Cocoleu n'est pas perdu, on le retrouvera.

Le médecin s'était éloigné sans insister, mais avant de rentrer chez lui, il était monté au cercle, et là, en présence de plus de vingt personnes, il avait dit avoir acquis la preuve que Jacques de Boiscoran était victime de ses opinions avancées, que les partis monarchistes ne lui pardonnaient pas d'avoir déserté leurs rangs, et que certainement les jésuites n'étaient pas étrangers à l'affaire.

Cette intervention devait être plus nuisible qu'utile à Jacques, et le résultat ne se fit pas attendre. Le soir même, lorsque M. Galpin-Daveline traversa la place du Marché-Neuf, il fut outrageusement sifflé.

Tout naturellement, le juge d'instruction, furieux, se transporta chez le maire, s'en prenant à lui de l'insulte faite à la justice en sa personne, et réclamant la plus énergique répression. M. Séneschal promit de prendre les mesures nécessaires et courut chez M. Daubigeon, le procureur de la République, pour se concerter avec lui. Là il apprit ce qui s'était passé à Boiscoran, et le résultat terrible de l'interrogatoire.

Il était donc rentré chez lui fort triste, désolé de la situation de Jacques et très inquiet de la couleur politique que prenait cette affaire.

Avec de telles préoccupations, il avait passé une mauvaise nuit, et il s'était levé d'une humeur si massacrante que c'est à peine si sa femme avait osé lui adresser la parole.

C'est que tout n'était pas fini. À deux heures précises devait avoir lieu l'enterrement de Bolton et de Guillebault, et il avait promis au capitaine Parenteau qu'il y assisterait, ceint de son écharpe, à la tête d'une partie du conseil municipal. Il venait même de donner l'ordre de préparer ses habits de cérémonie, quand son domestique lui annonça la visite de M. de Chandoré et d'un autre monsieur.

—Il ne manquait que cela! s'écria-t-il. (Mais réfléchissant:) Tôt ou tard, la scène aura toujours lieu... Qu'ils entrent!

M. Séneschal était bien bon de s'émouvoir ainsi d'avance et de s'affermir contre une déchirante explosion de douleur. Il fut stupéfait de l'air dégagé dont M. de Chandoré lui présenta son compagnon:

—Monsieur Manuel Folgat, mon cher Séneschal, un des avocats en renom de Paris, qui a bien voulu accompagner la marquise de Boiscoran, arrivée ce matin.

—Je suis étranger au pays, monsieur le maire, ajouta maître Folgat, j'en ignore les idées, les coutumes, les mœurs, les intérêts, les préjugés, tout enfin, et je risquerais de commettre quelque grosse sottise si je n'avais un conseiller expérimenté, habile et sûr. Monsieur de Boiscoran et monsieur de Chandoré m'ont fait espérer que vous voudriez bien être ce conseiller...

—Assurément, monsieur, et du meilleur cœur, répondit M. Séneschal tout en s'inclinant, visiblement flatté de la déférence de l'avocat de Paris.

Il avait avancé des sièges à ses hôtes. Lui-même s'était assis et, le coude appuyé au bras de son fauteuil de cuir, il caressait de la main son menton rasé de frais.

—L'affaire est grave, messieurs, prononça-t-il enfin.

—Une accusation criminelle l'est toujours, dit maître Folgat.

—Sarpejeu! messieurs! s'écria M. de Chandoré, doutez-vous donc de l'innocence de Jacques?

M. Séneschal ne répondit pas non. Il se taisait, il cherchait de ces atténuations savantes dont sa femme parlait la veille.

—Comment imaginer, commença-t-il enfin, les idées qui peuvent germer dans un cerveau de vingt-cinq ans, exalté par le souvenir de certaines offenses! La colère est une conseillère perfide...

Grand-père Chandoré n'en put écouter plus long.

—Que me parlez-vous de colère, interrompit-il, et où en voyez-vous trace en cette affaire du Valpinson! Je n'aperçois, moi, que le plus lâche des crimes, longuement prémédité et froidement exécuté.

Gravement, le maire hochait la tête.

—Vous ne savez pas tout ce qui s'est passé, fit-il.

—Monsieur, dit maître Folgat, c'est avec l'espoir d'être renseignés que nous sommes venus à vous.

—Soit, fit M. Séneschal.

Et tout de suite, avec la lucidité d'un vieil avoué accoutumé à débrouiller les fils les plus enchevêtrés d'une procédure, il exposa les faits dont il avait été témoin au Valpinson, et ceux que le procureur de la République lui avait dit s'être passés à Boiscoran. Et en terminant:

—Enfin, conclut-il, savez-vous ce que m'a dit Daubigeon, dont certes vous ne suspecterez pas le témoignage? Il m'a dit en propres termes: «Daveline ne pouvait pas ne pas faire arrêter monsieur de Boiscoran. Est-il coupable? Je ne sais plus que penser. Les charges sont écrasantes. Il jure ses grands dieux qu'il est innocent, mais il refuse de faire connaître l'emploi de sa soirée...».

M. de Chandoré, cet homme si robuste, semblait près de défaillir, encore bien que son visage conservât ses tons cramoisis, dont nulle émotion ne pouvait pâlir l'éclat.

—Que va dire Denise, mon Dieu! murmura-t-il. (Puis, tout haut, et s'adressant à maître Folgat:) Et cependant, fit-il, Jacques avait certainement des projets pour ce soir-là.

—Vous croyez, monsieur?

—J'en suis sûr. Est-ce que sans cela il ne fût pas venu à la maison comme tous les soirs depuis un mois? Lui-même le dit d'ailleurs, dans la lettre qu'il a envoyée à Denise par un de ses fermiers, cette lettre dont elle vous a parlé... Il lui écrit: «C'est du fond du cœur que je maudis l'affaire qui m'empêchera de passer la soirée près de vous, mais il m'est impossible de la remettre. À demain...»

—Vous voyez! s'écria M. Séneschal.

—Telle est cette lettre, continua le vieillard, qu'il est impossible, je le répète, qu'un homme méditant un odieux forfait l'ait pensée et écrite. Pourtant, à vous, je puis l'avouer, lorsque j'ai appris la funeste nouvelle, cette circonstance d'une affaire urgente m'a impressionné péniblement.

Mais le jeune avocat semblait bien loin d'être convaincu.

—Il est clair, prononça-t-il, que monsieur de Boiscoran ne veut, à aucun prix, qu'on sache où il est allé.

—Il a menti, monsieur, insista M. Séneschal, il a commencé par nier avoir pris la route où les témoins l'ont rencontré.

—Naturellement, puisqu'il tient à cacher l'endroit où il est allé.

—Quand on lui a signifié qu'il était arrêté, il n'a pas parlé.

—Parce qu'il espère se tirer d'affaire sans dire où il est allé.

—Si c'était vrai, ce serait bien étrange!

—On a vu plus étrange encore.

—Se laisser accuser de meurtre et d'incendie quand on est innocent...

—Être innocent et se laisser condamner est bien plus fort encore. Et cependant, on en sait des exemples.

Le jeune avocat s'exprimait de cet accent impérieux et bref qui est comme un des privilèges de sa profession, et avec un tel accent de certitude que M. de Chandoré semblait renaître à la vie.

M. Séneschal en était presque interloqué.

—Que pensez-vous donc, monsieur? interrogea-t-il.

—Que monsieur de Boiscoran doit être innocent, répondit le jeune avocat. (Et sans permettre une objection:) C'est, insista-t-il, l'avis d'un homme dont nulle considération ne trouble le jugement. J'arrive, sans idée préconçue, je ne connais pas plus monsieur de Claudieuse que monsieur de Boiscoran. Un crime a été commis, on m'en dit les circonstances, et tout aussitôt je reconnais que les raisons mêmes qui ont fait arrêter le prévenu me feraient le mettre en liberté.

—Oh!...

—Je m'explique: si monsieur de Boiscoran est coupable, il a montré, par la façon dont il a reçu monsieur Galpin-Daveline, une puissance sur soi inouïe et un incomparable talent de comédien. Donc, s'il est coupable, il est très fort.

—Cependant...

—Permettez. S'il est coupable, il a fait preuve dans son interrogatoire d'une absence de sang-froid insigne, et, tranchons le mot, d'une imbécillité sans nom. Donc, s'il est coupable, il est très faible.

—Mais...

—Pardon, j'achève. Le même homme peut-il être à la fois si fort et si faible que cela? Décidez... Il y a plus: si monsieur de Boiscoran était coupable, c'est à Charton et non au bagne qu'il faudrait l'envoyer, car tout autre qu'un fou eût jeté l'eau où il avait lavé ses mains noires de charbon et enterré n'importe où ce fusil Klebb, que la prévention brandit si victorieusement.

—Jacques est sauvé! s'écria M. de Chandoré. M. Séneschal n'était pas si prompt à l'enthousiasme.

—C'est spécieux, fit-il. Malheureusement, il faut autre chose qu'une déduction, si logique qu'elle soit, à des juges qui ont les mains pleines de preuves...

—On leur en trouvera de plus fortes.

—Que comptez-vous donc faire?

—Je ne sais pas... Je viens de vous dire ma première impression; maintenant, il faut que j'étudie l'affaire, que j'interroge les gens, à commencer par le vieil Antoine.

M. de Chandoré s'était levé.

—Nous pouvons être à Boiscoran dans une heure, fit-il. Dois-je envoyer chercher ma voiture?...

—Le plus tôt sera le mieux, répondit le jeune avocat.

Chargé de cette commission, le domestique de M. Séneschal était de retour moins d'un quart d'heure après, annonçant que la voiture était devant la porte.

M. de Chandoré et maître Folgat y prirent place, et tandis qu'ils s'installaient:

—Surtout, recommanda le maire à l'avocat parisien, soyez prudent et circonspect. Déjà cette affaire ne passionne que trop l'opinion. La politique s'en mêle. Je crains une manifestation à l'enterrement des pompiers, et l'on m'annonce que le docteur Seignebos prononcera un discours au cimetière. Allons, bonne chance!

Le cocher fouetta le cheval, et pendant que la voiture roulait le long du faubourg des Dames:

—Je ne m'explique pas, disait M. de Chandoré, qu'Antoine ne soit pas venu me trouver aussitôt après l'arrestation de son maître. Que peut-il lui être arrivé?

IV

Le cheval de M. Séneschal était peut-être un des meilleurs de l'arrondissement; mais celui de M. de Chandoré lui était encore supérieur.

En moins de cinquante minutes furent franchis les treize kilomètres qui séparent Boiscoran de Sauveterre. Cinquante minutes pendant lesquelles M. de Chandoré et maître Folgat n'échangèrent pas cinquante mots.

Lorsqu'ils arrivèrent, la cour du château de Boiscoran était silencieuse et déserte. Portes et fenêtres étaient hermétiquement closes. Sur les marches du perron était assis un jeune paysan à robuste carrure, lequel, à la vue des «bourgeois», se leva et porta la main à son bonnet de laine.

—Où est Antoine? lui demanda M. de Chandoré.

—Là-haut, monsieur le baron.

Le vieux gentilhomme essaya d'ouvrir la porte; elle résista.

—Oh! monsieur, Antoine est barricadé en dedans, dit le paysan.

—Singulière idée, fit M. de Chandoré en frappant du bout de sa canne.

Il frappait depuis un moment de plus en plus fort, quand enfin, de l'intérieur:

—Qui va là? cria la voix d'Antoine.

—C'est moi, sarpejeu! le baron de Chandoré. Bruyamment les barres furent retirées, et le vieux valet de chambre se montra. Il était blême et défait. Au désordre de sa barbe, de ses cheveux et de ses vêtements, il était aisé de voir qu'il ne s'était pas couché. Et ce désordre était fort significatif, de la part d'un homme qui, en toute circonstance, mettait son amour-propre à afficher l'irréprochable tenue d'un gentleman anglais. M. de Chandoré en fut si frappé qu'avant tout:

—Qu'avez-vous, mon brave Antoine? demanda-t-il.

Au lieu de répondre, le fidèle serviteur attira le baron et son compagnon à l'intérieur. Et après qu'il eut refermé la porte, se croisant les bras devant eux:

—J'ai, répondit-il d'un accent étrange, j'ai... que j'ai peur!

Le vieux gentilhomme et l'avocat se regardaient. Ce malheureux, pensaient-ils, a perdu l'esprit.

Antoine comprit, car vivement:

—Non! je ne suis pas fou, dit-il, quoiqu'en vérité il se passe ici des choses telles qu'on se demande si l'on jouit bien de tout son bon sens!... Si j'ai peur, ce n'est pas sans motifs...

—Douteriez-vous de votre maître? interrogea maître Folgat.

Si menaçant fut le regard que l'honnête domestique lança au questionneur, que tout de suite M. de Chandoré intervint:

—Mon cher Antoine, dit-il, monsieur est un ami, un ami dévoué, un avocat venu de Paris avec madame de Boiscoran pour défendre Jacques. Non seulement vous ne devez pas vous défier de lui, mais il faut lui dire tout ce que vous savez, tout absolument et quand même...

Le visage du digne serviteur s'éclaira.

—Ah! monsieur est un avocat! s'écria-t-il. Qu'il soit le bienvenu. Je vais pouvoir dire tout ce que j'ai sur le cœur... Non, certes, je ne crois pas monsieur Jacques coupable, il est impossible qu'il le soit, il est stupide de penser qu'il puisse l'être. Mais ce que je crois, ce dont je suis sûr, c'est qu'il y a un coup monté pour lui mettre sur le dos les horreurs du Valpinson...

—Un coup monté! interrompit maître Folgat, par qui, comment, dans quel but?

—Ah! c'est ce que j'ignore. Mais je ne me trompe pas, et vous penseriez comme moi si vous aviez assisté à l'interrogatoire... C'était effrayant, messieurs, c'était inouï, à ce point que moi, j'ai été comme ébloui, et qu'à un moment j'ai douté de mon maître et que je lui ai conseillé de fuir... Non, jamais on n'a entendu chose pareille. Tout était contre lui...

Chacune de ses réponses était comme un aveu. Il y a eu un crime au Valpinson... on l'y a vu aller et en revenir par des chemins détournés. On a mis le feu; l'eau où il s'était lavé les mains était noire de charbon. On a tiré des coups de fusil... on a retrouvé une de ses cartouches près de l'endroit où monsieur de Claudieuse a été blessé. Même, c'est là que j'ai reconnu le coup monté. Est-ce que toutes les circonstances se seraient ajustées si exactement, si elles n'eussent été d'avance prévues, calculées et arrangées!... Ce pauvre monsieur Daubigeon avait les larmes aux yeux et ce «tout se mêle» de Méchinet, le greffier, lui-même était confondu. Il n'y avait à paraître content que ce Galpin-Daveline de malheur. Car c'était lui qui était le juge et qui interrogeait. Lui, l'ami de monsieur! Un homme qui à tout moment arrivait ici manger notre pain, dormir dans nos lits et tirer notre gibier. Il était à genoux devant monsieur, alors, pour obtenir la main de la nièce des demoiselles de Lavarande. Alors, c'était «mon bon Jacques» par-ci, «mon cher Boiscoran» par-là, et des protestations et des cajoleries à n'en plus finir, au point que je me disais toujours qu'un matin je trouverais les bottes de monsieur cirées par lui. Ah! il a pris sa revanche, hier matin, et il fallait voir de quel air il disait à monsieur: «Nous ne sommes plus amis.» Bandit!... non, nous ne sommes plus amis, et si le bon Dieu était juste, tu aurais dans le ventre les deux coups de fusil qu'on a tirés sur monsieur de Claudieuse, et tu ne les digérerais pas...

L'impatience de M. de Chandoré était grande. Aussi, dès qu'Antoine s'arrêta pour reprendre haleine:

—Pourquoi, fit-il, n'êtes-vous pas venu me raconter cela tout de suite?

Le vieux serviteur se permit un haussement d'épaules.

—Est-ce que je le pouvais! répondit-il. Quand l'interrogatoire a été fini, le Galpin a mis partout les scellés, des bandes de toile fixées avec de la cire, comme on en pose sur le secrétaire des morts. Oh! il en a mis sur toutes les ouvertures, et deux plutôt qu'une. Il en a placé trois sur la porte extérieure. Puis il m'a dit qu'il me constituait gardien, que j'aurais une rétribution pour cela, mais que les galères m'attendaient si quelqu'un touchait aux scellés, seulement du bout du doigt. Là-dessus, après avoir livré monsieur aux gendarmes, le Galpin est parti, me laissant seul ici, hébété comme un homme qui aurait reçu un coup de marteau sur la tête... Pourtant, je serais allé trouver monsieur le baron, sans une idée qui m'est venue et qui m'a donné le frisson.

Grand-père Chandoré frappait du pied.

—Au fait! dit-il. Au fait!...

—Voilà. Il faut que ces messieurs sachent que, dans l'interrogatoire, il a été beaucoup question du fusil Klebb que monsieur avait emporté le soir de l'incendie. Le Galpin a manié ce fusil et a ensuite demandé quand monsieur avait feu avec pour la dernière fois. Monsieur a répondu qu'il y avait cinq jours... Vous m'entendez, je dis: cinq jours. Et là-dessus, mon Galpin a remis le fusil à sa place, sans examiner les canons.

—Eh bien? fit maître Folgat.

—Eh bien! monsieur, moi, Antoine, j'avais, l'avant-veille—je dis bien l'avant-veille—lavé et nettoyé à fond le Klebb de monsieur...

—Sarpejeu! s'écria M, de Chandoré, comment n'avez-vous pas dit cela plus tôt, Antoine... Si les canons sont propres, c'est la preuve irrécusable que Jacques est innocent!

Le vieux serviteur branla la tête.

—C'est vrai, dit-il, seulement... les canons sont-ils propres?

—Oh!

—Monsieur peut s'être trompé quant à la date de son dernier coup de fusil, et alors les canons seraient encrassés, et au lieu de le sauver, ma déclaration le perdrait définitivement. Avant de parler, il faut être sûr.

—Oui, approuva maître Folgat, et vous avez bien fait de vous taire, mon brave, et je ne saurais trop vous adjurer de ne parler à personne au monde de cette circonstance, qui peut devenir pour la défense un argument décisif.

—Oh! je saurai tenir ma langue, monsieur; seulement vous devez comprendre ce que je me suis fait de mauvais sang, devant ces maudits scellés qui m'empêchaient d'aller m'assurer de l'état du fusil... Oh! si j'avais osé les briser!...

—Malheureux!

—J'en ai eu l'idée, mais je me suis retenu. Seulement j'ai songé, après, que cette pensée pouvait venir à d'autres. Les scélérats qui ont organisé ce complot abominable contre monsieur Jacques sont capables de tout, n'est-ce pas? Pourquoi ne seraient-ils pas venus, de nuit, briser les scellés... J'ai mis le métayer de garde dans le jardin, sous les fenêtres; j'ai placé son fils de faction dans la cour, et moi je suis resté en sentinelle devant les scellés, avec des armes sous la main... Les brigands pouvaient venir ils auraient trouvé à qui parler!

On a beau dire, les avocats valent mieux que leur réputation. Il est des grâces d'état. Le premier qui versera une larme à la représentation d'un drame bien noir sera toujours dramaturge, un homme du métier qui connaît toutes les ficelles et pour qui les coulisses n'ont plus de secrets. L'avocat, tant accusé de scepticisme, est par excellence crédule et naïf. C'est sincèrement qu'il se passionne, et, quand on pense qu'il joue la comédie, il est de bonne foi. Les trois quarts du temps est gagnée dans son esprit la cause détestable qu'il plaide et qu'il perd devant les juges.

D'heure en heure, depuis son arrivée à Sauveterre, maître Folgat s'était pénétré de l'innocence de Jacques de Boiscoran, et le récit du vieil Antoine n'était pas fait pour ébranler ses convictions. Non qu'il admît l'existence d'un complot. Mais il n'était pas éloigné de croire à l'audacieux calcul de quelque scélérat, profitant de circonstances connues de lui seul pour faire retomber le châtiment de son crime sur M. de Boiscoran.

Mais il avait bien d'autres explications à demander, et il était difficile de les obtenir d'Antoine, dans l'état de fiévreuse exaltation où il se trouvait. Car interroger un homme, si disposé qu'il soit à parler, n'est pas facile. Et si l'on n'apporte pas à cette tâche un grand sang-froid, beaucoup de soin et une méthode imperturbable, on risque fort de passer à côté du fait le plus important à recueillir.

Donc, après un moment:

—Mon brave Antoine, reprit maître Folgat, je ne saurais trop louer votre conduite en toute cette affaire. Nous sommes loin d'en avoir fini... Seulement, comme je n'ai rien pris depuis hier à Paris, et que j'entends sonner midi... M. de Chandoré se frappa le front.

—Ah! vieil oublieux que je suis! interrompit-il. Comment ne vous ai-je rien offert!... Pourtant, vous m'excuserez, n'est-ce pas, je suis si bouleversé!... Antoine, qu'avez-vous à nous servir?

—La métayère a des œufs, du confit d'oie, du jambon...

—Ce qui sera le plus vite prêt sera le meilleur, dit le jeune avocat.

—Avant vingt minutes ces messieurs seront à table! s'écria le digne serviteur.

Et il s'élança dehors, pendant que M. de Chandoré faisait entrer maître Folgat dans le salon.

Le pauvre grand-père faisait appel à toute son énergie pour garder une contenance assurée.

—Cette circonstance du fusil, dit-il, c'est le salut, n'est-ce pas?

—Peut-être, répondit le jeune avocat.

Et ils gardèrent le silence: le grand-père songeant à la douleur de sa petite-fille et maudissant le jour où, en ouvrant sa maison à Jacques, il l'avait ouverte à tant et de si cruelles angoisses; l'avocat classant dans son esprit les faits qu'il avait recueillis et préparant les questions qu'il voulait poser encore.

Ils étaient, l'un et l'autre, si profondément enfoncés dans leurs réflexions qu'ils tressautèrent quand Antoine reparut disant:

—Ces messieurs sont servis!

La table avait été dressée dans la salle à manger, et les deux convives y ayant pris place, l'honnête domestique se plantait debout, près d'eux, la serviette au bras, quand M. de Chandoré l'interpellant:

—Mettez un troisième couvert, Antoine, dit-il, et déjeunez avec nous.

—Oh! monsieur, protesta le brave homme, monsieur le baron...

—Asseyez-vous, insista M. de Chandoré, manger après nous vous ferait perdre du temps, et un serviteur tel que vous fait partie de la famille.

Antoine obéit, confus, mais rouge de plaisir de l'honneur qui lui était fait, car ce n'est pas par excès de familiarité que péchait le baron de Chandoré.

Et le jambon et les œufs de la métayère expédiés:

—Maintenant, reprit maître Folgat, revenons à notre affaire, et vous, mon cher Antoine, du calme, et rappelez-vous que si nous n'obtenons pas une ordonnance de non-lieu, vos réponses seront les éléments de ma défense! Quelles étaient, ici, les habitudes de monsieur de Boiscoran?

—Ici, monsieur, il n'en avait pour ainsi dire pas. Nous venions si rarement et pour si peu de temps...

—N'importe, quel était son genre de vie?

—Il se levait tard, il se promenait beaucoup, il chassait quelquefois, il dessinait, il lisait... car monsieur est un grand liseur, et qui aime les livres autant que monsieur le marquis, son père, aime la porcelaine.

—Qui recevait-il?

—Monsieur Galpin-Daveline, le plus souvent; le docteur Seignebos, le curé de Bréchy, monsieur Séneschal, monsieur Daubigeon...

—Comment passait-il ses soirées?

—Chez monsieur le baron de Chandoré, qui est ici pour le dire.

—Il n'avait pas d'autres relations dans le pays?

—Non.

—Vous ne lui connaissez pas quelque... bonne amie?

Antoine eut un geste pudibond.

—Oh! monsieur, prononça-t-il, monsieur, ne savez-vous donc pas que monsieur est le fiancé de mademoiselle Denise!

Le baron de Chandoré n'était pas né d'hier, ainsi qu'il se plaisait à le dire. Si puissamment intéressé qu'il fût, il se leva.

—J'ai besoin de prendre l'air, fit-il.

Et il sortit, comprenant que sa qualité de grand-père de Denise pouvait arrêter la vérité sur les lèvres d'Antoine.

Voilà un homme d'esprit, pensa maître Folgat.

Et tout haut:

—Puisque nous voilà seuls, mon brave Antoine, reprit-il, parlons nettement. Monsieur de Boiscoran avait-il quelque maîtresse dans le pays?

—Non, monsieur.

—N'en a-t-il jamais eu?

—Jamais. On vous dira peut-être que, dans le temps, il regardait avec plaisir la Fougerouse, une grande rousse, la fille d'un meunier qui demeure tout près d'ici, et que la mâtine venait au château plus souvent qu'il n'était besoin, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre... Mais c'était pur enfantillage. D'ailleurs, il y a cinq ans de cela, et depuis trois la Fougerouse est mariée à un saunier des environs de Marennes.

—Vous êtes sûr de ce que vous dites?

—Comme de mon existence. Et monsieur en serait sûr connaissait le pays comme moi, et la langue infernale des gens. Il n'y a pas de ruses qui tiennent, ni précautions; je défie un homme de parler trois fois à une femme sans que tout le monde le sache. À Paris, je dis pas...

Maître Folgat dressa l'oreille.

—Il y a donc eu quelque chose à Paris? interrogea-t-il.

Mais Antoine hésitait.

—C'est que, balbutia-t-il, les secrets de mon maître ne sont pas les miens, et après le serment que je lui ai fait...

—De votre franchise dépend peut-être le salut de votre maître interrompit le jeune avocat, soyez sûr qu'il ne vous en voudra pas d'avoir parlé.

Quelques secondes encore, l'honnête serviteur demeura indécis; puis:

—Eh bien! commença-t-il, monsieur a eu, comme on dit une grande passion...

—Quand?

—Ah! je l'ignore; cela avait commencé avant mon entrée au service de monsieur. Ce que je sais, c'est que pour recevoir... la personne, monsieur avait acheté à Passy bout de la rue des Vignes, au milieu d'un immense jardin, une belle maison qu'il avait fait meubler magnifiquement.

—Ah!...

—C'est là un secret que ni le père de monsieur ni sa mère comme de juste, ne connaissent. Et si je le sais, c'est que monsieur, un jour qu'il était à cette maison, est tombé dans l'escalier et s'est déboîté le pied, et qu'il m'a fait venir pour le soigner. C'est probablement sous son nom qu'il l'a achetée, mais ce n'était pas sous son nom qu'il l'occupait. Il s'y faisait passer pour un Anglais, monsieur Burnett, et c'était une servante anglaise qui le servait.

—Et... la personne...

—Ah! monsieur, non seulement je ne la connais pas, mais je ne soupçonne pas qui elle pouvait être. Ah! monsieur, et elle prenait de fières précautions! Étant ici pour tout dire, j'avouerai que j'ai eu la curiosité de questionner la servante anglaise. Elle m'a répondu qu'elle n'était pas plus avancée que moi; qu'elle savait bien qu'il venait une dame, mais que jamais elle n'avait réussi à lui voir seulement le bout du nez. Monsieur prenait si adroitement son temps que toujours la servante était en course quand la dame arrivait et repartait. Quand elle était à la maison, monsieur et elle se servaient seuls. Et s'ils voulaient se promener dans le jardin, ils envoyaient la servante faire une commission à tous les diables, à Versailles ou à Fontainebleau, ce dont elle enrageait, comme de raison.

D'un mouvement machinal qui lui était familier, maître Folgat tortillait une mèche de sa barbe noire. Un instant, il lui avait semblé voir poindre la femme, cette inévitable femme dont l'inspiration toujours se retrouve au fond de toutes les actions d'un homme, et voici que décidément elle s'évanouissait. Car c'est en vain que d'un esprit alerte il cherchait un rapport quelconque possible, sinon probable, entre la mystérieuse visiteuse de la rue des Vignes et les événements dont le Valpinson venait d'être le théâtre; il n'en découvrait aucun.

Quelque peu découragé:

—Enfin, mon brave Antoine, reprit-il, cette grande passion de votre maître n'existe sans doute plus?

—Évidemment, monsieur, puisque monsieur Jacques allait épouser mademoiselle Denise.

La raison n'était peut-être pas aussi péremptoire que l'imaginait le fidèle serviteur; pourtant le jeune avocat ne fit aucune observation.

—Et, selon vous, poursuivit-il, quand cette passion aurait-elle pris fin?

—Pendant la guerre, monsieur et la dame ont dû se trouver séparés, car monsieur n'est pas resté à Paris. Il commandait une compagnie de nos mobiles, et même il a été blessé à leur tête, ce qui lui a valu la croix.

—Possède-t-il encore sa maison de la rue des Vignes?

—Je le crois.

—Pourquoi?

—Parce que monsieur et moi sommes allés passer huit jours à Paris, après les événements, et qu'un soir il m'a dit: «La guerre et la Commune me coûtent bon. Ma bicoque a reçu plus de vingt obus, et il y a logé tour à tour des francs-tireurs, des communeux et des soldats. Les murs sont à jour, et il n'y reste pas un meuble intact. Mon architecte me dit que, tout compris, j'aurai pour plus de quarante mille francs de réparations...»

—Comment! de réparations!... Il comptait donc encore utiliser cette maison?

—À cette époque, monsieur, le mariage de monsieur n'était pas encore arrêté.

—Soit, mais cette circonstance tendrait à prouver qu'il a revu à cette époque la dame mystérieuse, et que la guerre n'avait pas brisé leurs relations...

—C'est possible.

—Et il ne vous a jamais reparlé de cette dame?

—Jamais...

Il s'arrêta. Dans le vestibule, on entendait M. de Chandoré tousser avec cette affectation d'un homme qui tient à s'annoncer.

Aussitôt qu'il reparut:

—Par ma foi, monsieur, lui dit maître Folgat, lui indiquant ainsi que sa présence n'avait plus aucun inconvénient, je me disposais à aller à votre recherche, craignant que vous ne fussiez incommodé.

—Je vous remercie, répondit le vieux gentilhomme, l'air m'a tout à fait remis.

Il s'assit; et le jeune avocat se retournant vers Antoine:

—Revenons, dit-il, à monsieur de Boiscoran. Comment était-il, le jour qui a précédé l'incendie?

—Comme tous les autres jours, monsieur.

—Qu'a-t-il fait avant de sortir?

—Il a dîné comme d'habitude, de bon appétit. Il est ensuite monté dans son appartement, où il est resté plus d'une heure. En descendant il tenait à la main une lettre, qu'il a remise à Michel, le fils du fermier, pour la porter à Sauveterre, à mademoiselle Chandoré...

—Précisément. Dans cette lettre monsieur de Boiscoran dit à mademoiselle Denise qu'il est retenu loin d'elle par une affaire impérieuse.

—Ah!

—Avez-vous idée de ce que pouvait être cette affaire?

—Aucunement, monsieur, je vous le jure.

—Cependant, voyons, ce ne peut être sans raison que monsieur de Boiscoran s'est privé du plaisir de passer la soirée auprès de sa fiancée?

—Non, en effet.

—Ce ne peut être sans but, qu'au lieu de suivre la grande route, il s'est lancé à travers les marais inondés et qu'il est revenu à travers bois...

Le vieil Antoine, littéralement, s'arrachait les cheveux.

—Ah! monsieur! s'écria-t-il, vous dites là précisément ce que disait monsieur Galpin-Daveline!

—C'est malheureusement ce que dira tout homme sensé.

—Je le sais, monsieur, je ne le sais que trop. Et monsieur Jacques lui-même l'a si bien senti qu'il a essayé d'inventer un prétexte. Mais il n'a jamais menti, monsieur Jacques, il ne sait pas mentir, et lui qui a tant d'esprit, il n'a rien su trouver qu'un prétexte dont l'absurdité saute aux yeux. Il dit qu'il allait à Bréchy voir son marchand de bois...

—Et pourquoi non! fit M. de Chandoré. Antoine secoua la tête.

—Parce que, répondit-il, le marchand de bois de Bréchy est un voleur, et qu'au su et vu de tout le monde, monsieur l'a mis dehors par les épaules, voilà plus de trois ans. C'est à Sauveterre que nous vendons nos coupes.

Maître Folgat venait de sortir de sa poche un agenda, et il y notait certaines indications d'Antoine, arrêtant déjà les grandes lignes de sa défense.

Cela fait:

—À cette heure, commença-t-il, arrivons à Cocoleu.

—Ah! le misérable! s'écria Antoine.

—Vous le connaissez?

—Comment ne le connaîtrais-je pas, moi qui ai passé toute ma vie ici, à Boiscoran, au service de défunt l'oncle de monsieur!

—Alors, quel individu est-ce, décidément?

—Un idiot, monsieur, ou, comme on dit ici, un innocent, qui a la danse de Saint-Guy, par-dessus le marché, et qui tombe du haut mal.

—Ainsi, il est de notoriété publique qu'il est complètement imbécile?

—Oui, monsieur. Quoique pourtant j'ai entendu des gens soutenir qu'il n'était pas si dénué de bon sens qu'on croyait, et qu'il faisait, comme on dit, l'âne pour avoir du son...

M. de Chandoré l'interrompit.

—Sur ce sujet, dit-il, le docteur Seignebos peut donner les renseignements les plus précis, ayant gardé Cocoleu chez lui près de deux ans.

—Aussi ai-je bien l'intention de voir le docteur, répondit maître Folgat. Mais, avant tout, il faudrait retrouver ce misérable idiot...

—Vous avez entendu monsieur Séneschal, monsieur, il a mis la gendarmerie à sa poursuite.

Antoine se permit une grimace.

Quand les gendarmes prendront Cocoleu, déclara-t-il, c'est qu'il aura voulu se laisser prendre.

—Pourquoi, s'il vous plaît?

—Parce que, messieurs, il n'y a personne comme cet innocent pour connaître les coins et les recoins du pays, les trous, les fourrés, les cachettes, et qu'avec l'habitude qu'il a eu de vivre comme un sauvage, de fruits, de racines et d'oiseaux, il peut, en cette saison, rester trois mois sans approcher d'une maison.

—Diable! fit maître Folgat, désappointé.

—Je ne connais qu'un homme, continua le vieux serviteur, capable de dénicher Cocoleu, c'est le fils de notre métayer, Michel, ce gars que vous avez vu en bas.

—Qu'il vienne! dit M. de Chandoré.

Appelé, Michel ne tarda pas à paraître, et quand on lui eut expliqué ce qu'on attendait de lui:

—Il y a moyen, répondit-il, quoique certainement ce ne soit point aisé. Si Cocoleu n'a pas la raison d'un homme, il a la malice d'une bête... Enfin, on va essayer.

Rien ne retenait plus à Boiscoran M. de Chandoré ni maître Folgat.

Après avoir recommandé au vieil Antoine de bien surveiller les scellés et de donner, s'il était possible, un coup d'œil au fusil de Jacques, lorsque la justice viendrait enlever les pièces à conviction, ils remontèrent en voiture.

Et cinq heures sonnaient à la cathédrale de Sauveterre quand ils arrivèrent rue de la Rampe.

Mlle Denise attendait dans le salon. Elle se leva lorsqu'ils entrèrent, pâle, les yeux secs et brillants.

—Comment! tu es seule! s'écria M. de Chandoré, on t'a laissée seule!

—Ne te fâche pas, grand-père. Je viens de décider madame de Boiscoran, qui était épuisée de fatigue, à prendre, avant dîner, une heure de repos.

—Et tantes Lavarande?

—Elles sont sorties, grand-père. Elles doivent être en ce moment chez monsieur Galpin-Daveline.

Maître Folgat tressauta.

—Oh!... fit-il.

—Mais c'est une démarche insensée! s'écria le vieux gentilhomme.

D'un mot la jeune fille lui ferma la bouche.

—C'est moi, dit-elle, qui l'ai voulu.

V

Oui, la démarche des demoiselles de Lavarande était insensée. Au point où en étaient les choses, aller trouver M. Galpin-Daveline, c'était peut-être lui porter des armes dont il écraserait Jacques.

Mais, à qui la faute, sinon à M. Chandoré et à maître Folgat? N'avaient-ils pas commis une impardonnable imprudence en partant pour Boiscoran sans prévenir, sans autre précaution que de faire dire par le domestique de M. Séneschal qu'ils seraient de retour pour dîner et qu'il ne fallait pas s'inquiéter?

Ne pas s'inquiéter!... Et c'est à la marquise de Boiscoran et à Mlle Denise, à la mère et à la fiancée de Jacques qu'ils disaient cela!...

Certainement, sur le premier moment, ces deux infortunées conservèrent un sang-froid relatif, chacune s'efforçant de donner à l'autre l'exemple du courage et de la confiance. Mais à mesure que s'étaient écoulées les heures, leurs angoisses avaient repris le dessus, et peu à peu leur douleur s'était exaltée de l'échange de leurs craintes. Elles se représentaient Jacques innocent et cependant traité comme les pires criminels, seul, au fond d'un cachot, livré aux plus horribles inspirations du désespoir. Quelles pouvaient être ses réflexions depuis plus de vingt-quatre heures qu'il était sans nouvelle des siens? Ne devait-il pas se croire méprisé, abandonné, renié?

Cette idée est intolérable! s'écria enfin Mlle Denise. À tout prix, il faut arriver jusqu'à lui.

—Comment? demanda Mme de Boiscoran.

—Je ne sais, mais il doit y avoir un moyen. Il est des choses que, seule, je n'aurais pas osé; mais avec vous, ma chère mère, je puis tout tenter. Allons à la prison...

Vivement, Mme de Boiscoran jeta sur ses épaules son manteau de voyage.

—Je suis prête, dit-elle, partons!

Elles avaient bien l'une et l'autre entendu dire que Jacques était «au secret», mais ni l'une ni l'autre n'attachaient à cette expression sa réelle et effrayante signification. Elles n'avaient nulle idée de cette mesure atroce et cependant indispensable en l'état de notre législation, qui supprime en quelque sorte un homme, qui le mure dans une cellule, seul en face du crime dont il est accusé, seul, à l'entière et absolue discrétion d'un autre homme, chargé de lui arracher la vérité.

Pour elles, le secret, ce n'était que la privation de la liberté, la cellule avec son mobilier sinistre, les grilles aux fenêtres, les verrous aux portes, le geôlier secouant ses trousseaux de clefs le long des corridors sombres et le soldat de faction dans la cour.

—Il est impossible, disait Mme de Boiscoran, qu'on me refuse de voir mon fils.

—Impossible, approuvait Mlle Denise. Et, d'ailleurs, je connais le geôlier Blangin, dont la femme était autrefois à notre service.

C'est donc avec une entière confiance que la jeune fille, de sa main frêle, souleva le lourd marteau de la porte de la prison.

Ce fut Blangin lui-même qui vint ouvrir, et, à la vue des deux pauvres femmes, un immense étonnement se peignit sur sa large face.

—Nous venons voir monsieur de Boiscoran, dit résolument Mlle Denise.

—Ces dames ont donc une permission? demanda le geôlier.

—Une permission!... De qui?

—De monsieur Galpin-Daveline.

—Nous n'avons pas de permission.

—Alors j'ai le regret de dire à ces dames qu'il est impossible qu'elles voient monsieur de Boiscoran. Il est au secret, et j'ai les ordres les plus rigoureux...

Mlle Denise fronçait les sourcils.

—Vos ordres, monsieur Blangin, interrompit-elle, ne sauraient concerner madame, qui est la marquise de Boiscoran.

—Mes ordres concernent tout le monde, mademoiselle.

—Vous empêcheriez, vous, une mère désolée d'embrasser son fils!

—Eh! ce n'est pas moi, mademoiselle! Moi! Que suis-je? Rien, un verrou que la justice pousse ou tire à son gré.

Pour la première fois, la jeune fille eut l'idée que sa tentative pouvait échouer.

—Mais moi, mon bon monsieur Blangin, insista-t-elle, avec des larmes plein les yeux, moi, me refuserez-vous? Ne me connaissez-vous pas? Votre femme ne vous a-t-elle jamais parlé de moi?

Le geôlier, certainement, était ému.

—Je sais, répondit-il, tout ce que ma femme et moi devons aux bontés de mademoiselle, mais... J'ai ma consigne, mademoiselle ne voudrait pas perdre la place d'un pauvre homme...

—Si vous perdez votre place, monsieur Blangin, moi, Denise de Chandoré, je vous en garantis une qui vous vaudra le double.

—Mademoiselle...

—Douteriez-vous de ma parole, monsieur Blangin?

—Dieu m'en garde! mademoiselle, mais ce n'est pas seulement de ma place qu'il s'agit... Si je faisais ce que vous demandez, je serais puni sévèrement...

À l'accent du geôlier, Mme de Boiscoran comprit que Mlle de Chandoré n'obtiendrait rien.

—N'insistez pas, mon enfant, dit-elle, rentrons...

—Quoi! sans savoir rien de ce qui se passe derrière ces murs implacables, sans savoir même si Jacques est vivant ou mort!

Il était clair qu'un rude combat se livrait dans le cœur du geôlier. Tout à coup, d'une voix brève, et en jetant autour de lui des regards inquiets:

—Parler, dit-il, m'est interdit, mais n'importe... Je ne vous laisserai pas vous éloigner sans vous apprendre que monsieur de Boiscoran est en bonne santé.

—Ah!

—Hier, quand on l'a amené, il était comme hébété... Il s'est jeté sur son lit à corps perdu, et il y est resté sans faire un mouvement plus de deux heures. Je crois bien qu'il pleurait...

Un sanglot, que ne put maîtriser Mlle Denise, fit tressaillir M. Blangin.

—Oh! rassurez-vous, mademoiselle, reprit-il bien vite, cet état n'a pas duré. Bientôt monsieur de Boiscoran s'est levé en s'écriant: «Ah çà! mais je suis stupide de me désespérer ainsi...»

—Vous l'avez entendu? demanda Mme de Boiscoran.

—Pas personnellement. C'est Frumence Cheminot qui l'a entendu...

—Frumence Cheminot?

—Oui, un de nos détenus. Oh! un simple vagabond, pas méchant du tout, et qui a la commission de monter la garde au guichet de monsieur de Boiscoran et de ne jamais le perdre de vue... C'est monsieur Galpin-Daveline qui a eu l'idée de cette précaution, parce que les accusés, quelquefois, dans le premier moment, si le désespoir les prend et le dégoût de la vie... Un malheur est si vite arrivé! Frumence empêcherait le malheur...

Mme de Boiscoran frémissait d'horreur. Mieux que tout, cette précaution lui donnait la mesure exacte de la situation de son fils.

—Du reste, poursuivit M. Blangin, il n'y a plus rien à craindre. Monsieur de Boiscoran est redevenu calme, tranquille et même gai, si j'ose m'exprimer ainsi. Quand il s'est levé ce matin, après avoir dormi toute la nuit comme un loir, il m'a appelé pour me demander du papier, de l'encre et des plumes. C'est ce que les prisonniers demandent le second jour. J'avais ordre de lui en donner: il en a eu. Et quand je suis allé lui porter son déjeuner, il m'a remis une lettre, à l'adresse de mademoiselle de Chandoré.

—Comment! s'écria Mlle Denise, vous avez une lettre pour moi et vous ne me la donnez pas!

—C'est que je ne l'ai plus, mademoiselle; c'est que je l'ai remise, comme c'était mon devoir, à monsieur Galpin-Daveline, quand il est venu, avec son greffier Méchinet, pour interroger monsieur de Boiscoran.

—Et qu'a-t-il dit?

—Il a décacheté la lettre, il l'a lue, et il l'a mise dans sa poche en disant: «Bon!»

Des larmes, mais de colère, cette fois, jaillirent des yeux de Mlle Denise.

—Quelle honte! s'écria-t-elle. Cet homme, lire une lettre que Jacques m'adressait! C'est infâme!

Et, sans songer à remercier M. Blangin, elle entraîna Mme de Boiscoran, et jusqu'à la maison elle ne prononça pas une parole.

—Ah! pauvre enfant, tu n'as pas réussi! s'écrièrent tantes Lavarande lorsqu'elles virent rentrer leur nièce.

Mais quand Denise leur eut tout appris:

—Eh bien! s'écrièrent-elles, nous allons aller le voir, nous, ce petit juge, qui avant-hier encore nous faisait bassement sa cour pour obtenir la dot de notre nièce. Et nous lui dirons son fait. Et si nous n'obtenons pas qu'il nous rende Jacques, nous troublerons du moins son triomphe et nous rabaisserons son orgueil.

Comment Mlle de Chandoré n'eût-elle pas adopté l'idée des tantes Lavarande, un projet qui donnait à sa colère une satisfaction immédiate et qui servait ses secrètes espérances!

—Oh, oui! vous avez raison, chères tantes! s'écria-t-elle. Vite, sans perdre une minute, partez...

Incapables de résister à de tels accents, elles se mirent en route, sans écouter les timides objections de la marquise de Boiscoran.

Seulement les bonnes demoiselles se trompaient quant aux dispositions d'esprit de M. Galpin-Daveline. L'ex-prétendant de leur nièce Lavarande n'était pas sur un lit de roses. Au début de cette étrange affaire, il s'y était jeté fiévreusement, comme sur l'occasion admirable qu'il guettait depuis tant d'années et qui devait ouvrir à deux battants les portes jusqu'alors fermées à son ambition. Puis, une fois engagé, l'enquête commencée, il avait été emporté par un courant plus rapide que la réflexion. Aussi est-ce avec une sorte de satisfaction malsaine qu'il avait vu les charges se multiplier et grossir, jusqu'à le contraindre de signer un mandat d'arrêt contre son ancien ami. Alors, il était comme aveuglé par les plus magnifiques espérances. Ne prouvait-elle pas les plus hautes facultés et un savoir-faire supérieur, cette enquête qui, en quelques heures, avait conduit la justice d'un crime presque inexplicable à un coupable que personne n'eût osé soupçonner?

Mais quelques heures plus tard, M. Galpin-Daveline ne voyait plus les événements du même œil. La réflexion le refroidissant, il commençait à douter de son habileté et à se demander s'il n'avait pas agi avec trop de précipitation. Si Jacques était coupable, rien de mieux. Il y avait, c'était clair, de l'avancement pour le juge d'instruction au bout d'une condamnation. Oui, mais... si Jacques allait être innocent!

Cette idée, se dressant pour la première fois devant M. Galpin-Daveline, le glaça jusqu'à la moelle des os. Jacques innocent! c'était sa condamnation à lui, Galpin-Daveline, c'était son avenir perdu, ses espérances anéanties, sa carrière à jamais entravée! Jacques innocent! c'était une disgrâce certaine. On le retirerait de Sauveterre, devenue impossible pour lui après un tel éclat. Mais ce serait pour le reléguer dans quelque pays perdu, sans aucune chance d'avancement.

Vainement il objectait qu'il n'avait fait que son devoir. On lui répondait, si même on daignait lui répondre, qu'il est de ces maladresses éclatantes, de ces erreurs scandaleuses qu'un magistrat ne doit pas commettre, et que, pour la gloire de la justice et dans l'intérêt de la magistrature si violemment attaquée, mieux vaut, en certaines circonstances, laisser un coupable impuni qu'emprisonner un innocent.

Avec de telles angoisses, les plus cruelles qui puissent déchirer le cœur d'un ambitieux, M. Galpin-Daveline devrait trouver son chevet rembourré d'épines.

Dès six heures du matin, il était debout. À onze heures, il envoyait chercher son greffier, Méchinet, et ils se rendirent ensemble à la prison, afin de procéder à un nouvel interrogatoire. C'est à ce moment qu'avait été remise au juge d'instruction la lettre adressée par Jacques à Mlle Denise.

Elle était brève, et telle que peut l'écrire un homme trop intelligent pour ne pas savoir qu'un prisonnier ne doit pas compter sur le secret de sa correspondance. Elle n'était même pas cachetée, circonstance qui avait échappé à M. Blangin, le geôlier.

Denise, ma bien-aimée, écrivait Jacques, la pensée de l'horrible chagrin que je vous cause est ma plus cruelle et presque mon unique souffrance. Dois-je m'abaisser jusqu'à vous jurer que je suis innocent? Non, n'est-ce pas? Je suis victime d'un si fatal concours de circonstances que la justice a dû s'y tromper. Mais, rassurez-vous, soyez sans inquiétude. Je saurai, le moment venu, dissiper cette funeste erreur.

À bientôt...

Jacques.

«Bon!» avait dit, en effet, M. Galpin-Daveline après avoir lu cette lettre.

Elle ne lui en avait pas moins donné un coup au cœur.

Quelle assurance! avait-il pensé.

Pourtant, il s'était un peu remis en montant l'escalier de la prison. Jacques, évidemment, ne s'était pas imaginé que sa lettre arriverait directement à destination; donc, il y avait lieu de conjecturer qu'il l'avait écrite pour la justice bien plus que pour Mlle Denise. L'absence de cachet donnait à cette présomption un certain poids.

Enfin, c'est ce que nous allons voir, se disait M. Galpin-Daveline, pendant que Blangin lui ouvrait la cellule du prévenu.

Mais il trouva Jacques aussi calme que s'il eût été libre à son château de Boiscoran, hautain et même railleur. Impossible de rien tirer de lui. Pressé de questions, il se renfermait dans le silence le plus obstiné ou répondait qu'il avait besoin de réfléchir.

Le juge d'instruction était donc rentré chez lui bien plus inquiet qu'il n'en était parti. L'attitude de Jacques le confondait. Ah! s'il eût pu reculer! Mais il ne le pouvait plus, il avait brûlé ses vaisseaux et il était condamné à aller quand même jusqu'au bout. Pour son salut, désormais, pour son avenir, il fallait que Jacques de Boiscoran fût coupable, qu'il fût traduit en cour d'assises et qu'il fût condamné. Il le fallait absolument. C'était une question de vie ou de mort.

Voilà précisément quelles étaient ses réflexions, quand on vint lui annoncer que les demoiselles de Lavarande demandaient à lui parler.

Il se dressa tout d'une pièce, et, en moins d'une seconde, son esprit surexcité embrassa toutes les éventualités imaginables. Que pouvaient lui vouloir ces deux vieilles filles?

—Qu'elles entrent, dit-il enfin.

Elles entrèrent, roides, hautaines, refusant le fauteuil que leur avançait le magistrat.

—Je m'attendais peu à l'honneur de votre visite, mesdemoiselles..., commença-t-il.

L'aînée des tantes Lavarande, Mlle Adélaïde, lui coupa la parole:

—Je le conçois, dit-elle, après ce qui s'est passé...

Et tout de suite, avec une énergie de dévote flétrissant l'impie, elle se mit à lui reprocher ce qu'elle appelait son infâme trahison. Quoi! lui, prendre parti contre Jacques, son ami, un homme qui s'était employé à lui procurer la faveur d'une alliance inespérée!... Par le seul fait de ses espérances de mariage, il faisait en quelque sorte partie de la famille. D'où était-il donc né, pour avoir oublié qu'entre parents, se hait-on à la mort, on se doit aide et protection, dès qu'il s'agit de défendre ce patrimoine sacré qui s'appelle l'honneur!

Étourdi comme un passant qui reçoit d'un cinquième étage une volée de pierres, M. Galpin-Daveline gardait cependant assez de sang-froid pour se demander s'il n'y avait nul parti à tirer de cet incident extraordinaire. Un retour était-il impossible?

Aussi, dès que Mlle Adélaïde s'arrêta, entreprit-il de se justifier, peignant en métaphores hypocrites la douleur dont il était saisi, jurant qu'il n'avait pas pu maîtriser les événements, que Jacques lui était plus cher que jamais...

—S'il vous est si cher, interrompit Mlle Adélaïde, faites-le mettre en liberté.

—Eh! le puis-je, mademoiselle.

—Alors, donnez à sa famille et à ses amis la permission de le voir.

—La loi me le défend. S'il est innocent, qu'il se disculpe. S'il est coupable, qu'il avoue. Dans le premier cas, il sera libre. Dans le second, il recevra qui bon lui semblera...

—C'est peut-être aussi par amitié que vous vous êtes permis de lire une lettre de Jacques à sa fiancée...

—J'ai rempli en cela un des devoirs de ma pénible profession, mademoiselle.

—Ah! Et cette profession vous défend-elle de nous donner cette lettre que vous avez lue?

—Oui... Mais je puis vous la communiquer.

Il la tira d'un dossier, en effet, et la plus jeune des tantes, Mlle Élisabeth, la copia au crayon. Cela fait, elles se retirèrent presque sans saluer.

M. Galpin-Daveline était ivre de colère.

—Ah! vieilles sorcières! s'écria-t-il, votre démarche me prouve que vous êtes loin de croire à l'innocence de Jacques. Pourquoi sa famille tient-elle tant à arriver jusqu'à lui? Sans doute pour lui fournir le moyen de se soustraire, par le suicide, au châtiment de son crime... Mais, de par Dieu, cela ne sera pas, je saurai l'empêcher!

À quoi bon récriminer sur un fait accompli contre lequel on ne peut rien!

Si contrarié que fût maître Folgat, lorsqu'il apprit de Mlle Denise la démarche des tantes Lavarande, il évita d'en rien laisser paraître. N'était-ce pas à lui d'avoir du sang-froid pour tous au milieu de cette famille si cruellement éprouvée?

M. de Chandoré, d'ailleurs, dissimulait mal son mécontentement. Et, en dépit de son respect pour les volontés de Mlle Denise:

—Certes, chère fille, je ne dis pas que tu as eu tort... Cependant tu connais tes tantes, et tu sais combien peu elles sont conciliantes. Elles sont capables d'exaspérer monsieur Galpin-Daveline...

—Qu'importe! interrompit fièrement la jeune fille. La circonspection ne sied qu'aux coupables, et Jacques est innocent.

—Mademoiselle a raison, approuva maître Folgat, qui parut ainsi subir, comme toute la famille, l'ascendant de Mlle Denise. Quoi que puissent faire ou dire les demoiselles de Lavarande, elles n'empireront pas la situation. Monsieur Galpin-Daveline n'en sera ni plus ni moins un ennemi acharné.

Grand-père Chandoré eut un soubresaut.

—Cependant..., commença-t-il.

—Oh! ce n'est pas à lui que je m'en prends, interrompit le jeune avocat, mais à l'institution dont il subit la fatalité. Est-il bien possible qu'un juge d'instruction demeure absolument impartial, en certaines causes retentissantes comme celle-ci, où il joue en quelque sorte son avenir! On est certes un magistrat intègre, incapable de forfaiture, étroitement attaché au devoir, mais on est homme, mais on a ses intérêts!... On n'aime pas au ministère les enquêtes qui aboutissent à une ordonnance de non-lieu. Le juge qu'on récompense n'est pas toujours celui qui a le mieux su dégager la vérité d'une ténébreuse affaire...

—Mais monsieur Galpin-Daveline était notre ami, monsieur...

—Oui, et c'est là ce qui m'épouvante. Quelle sera sa situation, le jour où monsieur de Boiscoran sera reconnu innocent?

—Enfin!... nous allons savoir ce qu'ont fait les tantes Lavarande...

Elles rentraient, en effet, très fières de leur expédition et agitant triomphalement la copie de la lettre de Jacques.

Cette copie, Mlle Denise la prit, et, tandis qu'elle se retirait à l'écart pour la lire, Mlle Adélaïde racontait l'entrevue, disant combien elle avait été ferme et dédaigneuse, et combien M. Galpin-Daveline lui avait paru humble et repentant.

—Car il a été foudroyé, reprenaient, en duo, les vieilles demoiselles, car il a été anéanti, écrasé!

—Oui, vous venez de faire un beau coup, grommelait M. de Chandoré, et je vous engage à vous en vanter.

—Les tantes ont bien agi, déclara Mlle Denise. Voyez plutôt ce que m'écrivait Jacques. C'est précis, c'est net. Que pouvons-nous craindre après cette dernière phrase: «Soyez sans inquiétude. Je saurai, le moment venu, dissiper cette funeste erreur.»

Ayant pris la copie et l'ayant lue, maître Folgat hochait la tête.

—Il n'était pas besoin de cette lettre, prononça-t-il, pour fixer mon opinion. Au fond de cette affaire est un secret que nul de nous n'a pénétré. Seulement, monsieur de Boiscoran est bien téméraire de jouer ainsi avec un procès criminel. Que ne s'est-il disculpé tout de suite! Ce qui était facile hier peut devenir difficile demain et impossible dans huit jours...

—Jacques, monsieur, s'écria Mlle Denise, est un homme trop supérieur pour qu'on ne s'en remette pas absolument à ce qu'il dit!

Mme de Boiscoran, qui entrait, empêcha l'avocat de répondre.

Deux heures de repos avaient rendu à la malheureuse femme une partie de son énergie et de sa présence d'esprit accoutumée, et elle venait demander qu'on expédiât un télégramme à son mari.

—C'est le moins que nous puissions faire, murmura M. de Chandoré, quoiqu'en vérité ce soit bien inutile. Boiscoran se soucie bien de son fils, ma foi! Ah! s'il s'agissait d'une faïence rare, ou d'une assiette qui manque à sa collection, ce serait une autre histoire!...

La dépêche n'en fut pas moins rédigée et envoyée au télégraphe, juste comme un domestique venait annoncer que le dîner était servi.

Et ce repas fut moins triste qu'on ne l'eût supposé. Certes, chacun avait bien le cœur oppressé, en songeant qu'en ce moment même c'était un geôlier qui servait à Jacques l'ordinaire de la prison. Certes, Mlle Denise ne sut pas retenir une larme en voyant maître Folgat à la place où s'asseyait son fiancé... Mais personne, hormis le jeune avocat, ne croyait que Jacques fût vraiment en péril.

M. Séneschal, par exemple, qui arriva au moment où on servait le café, partageait, c'était manifeste, les anxiétés de maître Folgat. L'excellent maire venait chercher des nouvelles de ses amis, et leur dire comment s'était passée sa journée.

L'enterrement des pompiers avait eu lieu sans bruit, sinon sans une profonde émotion. La manifestation qu'il redoutait n'avait pas donné signe de vie, et le docteur Seignebos n'avait point pris la parole au cimetière. Manifestation et discours eussent été, du reste, mal accueillis, ajoutait M. Séneschal, car il avait eu la douleur de constater que l'immense majorité des Sauveterriens croyait fermement à la culpabilité de M. de Boiscoran. Dans plusieurs groupes, il avait entendu des gens qui disaient: «Et cependant, vous verrez qu'il ne sera pas condamné. Un pauvre diable qui aurait commis ce crime abominable serait sûr d'avoir le cou coupé. Mais lui, le fils du marquis de Boiscoran... vous verrez qu'on le renverra blanc comme neige.»

Le roulement d'une voiture qui s'arrêtait à la porte de la rue lui coupa fort à propos la parole.

—Qu'est-ce? fit Mlle Denise en se dressant.

On entendit, dans le corridor, un bruit de voix et de pas, quelque chose comme le trépignement d'une lutte, et presque immédiatement la porte de la salle à manger s'ouvrit, et le fils du métayer de Boiscoran, Michel, parut en s'écriant:

—C'est fait, je le tiens, je l'amène!

Et en même temps, il attirait Cocoleu, lequel se débattait en grognant et jetait autour de lui les regards effarés de la bête prise au piège.

—Par ma foi! mon gars, s'écria M. Séneschal, vous avez été plus habile que les gendarmes!

À la façon dont Michel cligna de l'œil, il fut aisé de voir que sa foi en l'habileté de la gendarmerie n'était pas illimitée.

—Ce tantôt, dit-il, quand j'ai promis à monsieur le baron de dénicher Cocoleu, j'avais mon idée. Je savais que, dans le temps, il allait souvent se terrer, comme une bête puante qu'il est, dans une manière de trou qu'il s'était creusé sous des rochers, au plus épais des bois de Rochepommier. C'était le hasard qui m'avait fait découvrir ce terrier, car on passerait bien cent fois à côté et même dessus sans se douter qu'il existe. Donc, quand monsieur le baron m'a dit que «l'innocent» avait disparu, j'ai pensé en moi-même: sûr, il se cache dans son trou, allons voir!... Là-dessus, je prends mes jambes à mon cou, j'arrive aux rochers et je trouve Cocoleu... Seulement, je peux dire que j'ai eu du mal à le tirer dehors, le gredin, il ne voulait pas venir, et en se défendant, il m'a mordu la main, comme un chien enragé qu'il est... (Sur quoi, Michel agitait sa main gauche enveloppée d'un linge ensanglanté.) Pour amener mon idiot, poursuivit-il, ça a été toute une histoire. J'ai été obligé de lui lier les mains et de le porter jusque chez mon père. Là, nous l'avons hissé dans notre cabriolet, et le voilà... Regardez-moi le joli garçon!

Il était hideux, en ce moment, avec sa face livide, marquée de plaques rouges, ses lèvres pendantes, frangées de bave, et ses regards hébétés.

—Pourquoi ne voulais-tu pas venir? lui demanda M. Séneschal.

L'idiot ne sembla même pas entendre.

—Pourquoi as-tu mordu Michel? insista le maire. Cocoleu ne répondit pas.

—Sais-tu que monsieur de Boiscoran est en prison à cause de ce que tu as dit?

Toujours pas de réponse.

—Ah! ce n'est pas la peine de l'interroger, dit Michel. Vous le battriez jusqu'à demain, que vous lui feriez sortir l'âme du corps plutôt qu'une parole de la bouche.

—J'ai... j'ai faim!... bégaya Cocoleu. Maître Folgat eut un geste indigné.

—Et penser, murmura-t-il, que c'est sur la déposition d'un tel être qu'on base une accusation capitale!

Grand-père Chandoré, lui, semblait assez embarrassé.

—Avec tout cela, demanda-t-il, qu'allons-nous faire de ce misérable idiot?

—Je vais moi-même, à l'instant, répondit M. Séneschal, le conduire à l'hôpital, et prévenir de la trouvaille le docteur Seignebos et le procureur de la République.

 

Le docteur Seignebos avait des ridicules, c'est incontestable, et toutes les burlesques aventures que lui attribuaient ses ennemis n'étaient pas imaginaires. Il avait, en tout cas, cette qualité, devenue rare, de professer pour son «art», comme il disait, un respect voisin du fanatisme. La Faculté, selon lui, était impeccable, et volontiers il lui attribuait l'infaillibilité qu'il déniait au pape. Il confessait bien dans l'intimité que certains de ses confrères étaient des ânes ânonnant, mais jamais il n'eût permis à un profane d'émettre, devant lui, cette irrévérencieuse opinion. Du moment où un homme était muni de ce fameux diplôme qui confère le droit de vie et de mort, cet homme, à son avis, devait être pour le vulgaire un personnage auguste. C'était un crime, à ses yeux, que de ne se point soumettre aveuglément à l'arrêt d'un médecin.

De là son opiniâtreté à tenir tête à M. Galpin-Daveline, l'amertume de ses contradictions et le sans-façon avec lequel il avait prié «messieurs de la justice» d'aller procéder hors de la chambre où gisait son malade.

—Car ces diables-là, avait-il dit, tueraient un homme pour en tirer le moyen de faire couper la tête à un autre...

Et là-dessus, reprenant ses pinces, ses bistouris et son éponge, il s'était remis à l'œuvre, et Mme de Claudieuse l'aidant, il avait recommencé à extraire les grains de plomb qui criblaient les chairs du comte.

À neuf heures, il avait fini.

—Non que je prétende avoir tout retiré, déclara-t-il modestement, mais s'il reste encore quelques grains, ils sont hors de ma portée, et il me faut attendre que certains symptômes me révèlent leur présence.

Du reste, ainsi qu'il l'avait prévu, la situation de M. de Claudieuse paraissait fort empirée. À son exaltation première avait succédé une si grande prostration qu'il semblait insensible à tout ce qui se passait autour de son lit. La fièvre traumatique commençait à se manifester par de légers frissons, et étant donné la constitution du comte, il était aisé de prévoir que la journée ne s'écoulerait pas sans que le délire s'emparât de son cerveau.

—Je considère cependant le danger comme nul, dit M. Seignebos à la comtesse, après lui avoir signalé, pour qu'elle ne s'en alarmât pas, tous les accidents qui pouvaient survenir, après lui avoir bien recommandé, surtout, de ne laisser personne approcher du lit de son mari, et M. Galpin-Daveline moins que quiconque.

La recommandation n'était pas inutile, car presque au même moment, un paysan vint annoncer qu'il y avait là un bourgeois de Sauveterre, lequel demandait à parler à M. de Claudieuse.

—Qu'il vienne, répondit le docteur. C'est moi qui vais le recevoir.

C'était un nommé Têtard, un ancien huissier qui avait vendu son étude pour se lancer dans le commerce des pierres.

Seulement, outre qu'il était ancien officier ministériel et négociant, ainsi que le portaient ses cartes de visite, ledit Têtard était le représentant d'une compagnie d'assurances contre l'incendie. C'est en cette dernière qualité qu'il osait se présenter, déclara-t-il à la comtesse, parlant à sa personne.

Il avait ouï dire que les bâtiments du Valpinson, assurés à sa compagnie, venaient d'être détruits, et que l'incendie avait été allumé sciemment par M. de Boiscoran, et c'est sur ce sujet qu'il voulait conférer avec M. de Claudieuse. Loin de lui, protestait-il, la pensée de décliner la responsabilité de sa compagnie; seulement il tenait à réserver pour elle le recours légal contre M. de Boiscoran, lequel avait de la fortune et serait certainement condamné à payer le sinistre dont il était l'auteur. Mais certaines formalités étaient nécessaires, et il venait engager M. de Claudieuse à prendre, de concert avec lui, Têtard, les mesures...

—Et moi, je vous engage à me montrer les talons! s'écria M. Seignebos d'une voix tonnante, et je vous trouve bien hardi de prononcer ainsi le nom de monsieur de Boiscoran!

M. Têtard fila sans mot dire, et c'est tout ému de cet incident que le docteur examina la plus jeune des filles de Mme de Claudieuse, celle qu'elle veillait au moment de la catastrophe et qui allait décidément mieux.

Après cela, rien ne le retenait plus au Valpinson.

Il serra soigneusement dans sa trousse les grains de plomb extraits des blessures du comte; puis, attirant Mme de Claudieuse jusqu'au seuil de la pauvre masure:

—Avant de m'éloigner, madame, dit-il, je tiens à vous demander ce que vous pensez des événements de cette nuit...

Plus pâle qu'une morte, la malheureuse femme semblait ne tenir debout que par un miracle d'énergie. Il n'y avait en elle de vivants que les yeux, qui brillaient d'un éclat extraordinaire.

—Eh! le sais-je, monsieur, répondit-elle d'une voix faible. Ai-je donc, après de si rudes épreuves, la tête assez à moi pour réfléchir?...

—Vous avez cependant interrogé Cocoleu?...

—Qui n'aurais-je pas interrogé pour découvrir la vérité!

—Et le nom qu'il a prononcé ne vous a pas stupéfiée?

—Vous avez dû le voir, monsieur...

—Je l'ai vu, et c'est pour cela que j'insiste et que je tiens à avoir votre opinion sur l'état mental de Cocoleu.

—Le malheureux est idiot, monsieur, ne le savez-vous pas?

—Je le sais, et c'est pour cela que j'ai été surpris de votre insistance à le faire parler. Vous pensiez donc qu'en dépit de son imbécillité habituelle, il peut avoir quelques lueurs de raison...

—Il venait, l'instant d'avant, d'arracher mes enfants aux flammes.

—Cela prouve son dévouement pour vous.

—Il m'est attaché, en effet, comme le serait un pauvre animal que j'aurais recueilli et dont j'aurais pris soin.

—Soit... Et pourtant son action dénote plus qu'un instinct purement bestial.

—C'est possible. Il m'est arrivé de surprendre chez Cocoleu des éclairs d'intelligence.

Ayant retiré ses lunettes d'or, le docteur les essuyait avec fureur.

—Il est bien fâcheux, grommela-t-il, qu'un de ces éclairs ne l'ait pas illuminé, quand il a vu monsieur de Boiscoran allumer le feu et se préparer à assassiner monsieur de Claudieuse.

Comme si elle eût été près de défaillir, Mme de Claudieuse s'accotait aux montants de la porte..

—C'est précisément, murmura-t-elle, à l'émotion qu'il a ressentie en voyant les flammes et en entendant les coups de feu, que j'attribue le réveil de la raison de Cocoleu.

—Possible! fit le docteur, possible! (Et, rajustant ses lunettes d'or:) C'est, ajouta-t-il, ce que décideront les hommes de l'art à l'examen desquels ce misérable imbécile sera soumis...

—Comment, on va l'examiner!

—Et de près, oui, madame, je vous le promets... Sur quoi je vais avoir l'honneur de vous dire au revoir. Car je reviendrai ici ce soir, si vous ne réussissez pas à vous installer dans la journée à Sauveterre, ce qui serait bien désirable, pour moi d'abord, puis pour votre mari et votre fille, qui sont fort mal dans cette cahute.

Et cela dit, soulevant légèrement son chapeau à larges bords, le docteur Seignebos avait regagné Sauveterre et était allé tout droit demander impérieusement à M. Séneschal l'arrestation de Cocoleu.

Malheureusement, les gendarmes avaient fait buisson creux, et M. Seignebos, qui voyait la fâcheuse tournure que prenait l'affaire de Jacques, commençait à s'impatienter horriblement, lorsque le samedi soir, sur les dix heures, M. Séneschal entra chez lui en s'écriant:

—Cocoleu est retrouvé!

D'un saut, le docteur fut debout, canne à la main, chapeau en tête, demandant:

—Où est-il?

—À l'hôpital, où je l'ai moi-même installé dans une chambre isolée.

—J'y cours.

—Quoi! à cette heure.

—Ne suis-je pas un des médecins de l'hôpital, ne doit-il pas m'être ouvert de nuit comme de jour?

—Les sœurs seront couchées...

Le docteur, à dix reprises au moins, haussa les épaules.

—C'est juste, fit-il ce serait un sacrilège que de troubler leur sommeil, à ces bonnes sœurs, à ces chères sœurs, comme vous dites!... Ah! monsieur le maire, quand donc ferons-nous de la médecine laïque, et quand donc me remplacerez-vous vos saintes filles par de bons et solides infirmiers?

M. Séneschal avait eu, sur ce sujet, trop de prises avec le docteur pour entamer une nouvelle discussion. Il se tut et fit bien, car M. Seignebos se rassit en disant:

—Enfin!... ce sera pour demain.

VI

«L'hôpital de Sauveterre, dit le Guide Joanne[3], est, malgré ses proportions restreintes, un des établissements hospitaliers les mieux entendus des Deux-Charentes. La chapelle et les bâtiments neufs sont dus à la pieuse munificence de la comtesse de Maupaisan, veuve du ministre de Louis-Philippe.»

Mais ce que ne dit pas Joanne, c'est que l'hôpital doit à Mme Séneschal la fondation de trois lits pour les femmes en couches. C'est également de ses deniers qu'ont été construits les deux pavillons qui flanquent la grande porte. Un de ces pavillons, celui de droite, est occupé par le portier, le sieur Vaudevin, un vieillard superbe qui jadis était suisse à la cathédrale et qui aime encore à rappeler ce temps où, par sa magnifique prestance, par son uniforme rouge, son baudrier d'or, sa hallebarde et sa canne à pomme d'argent, il contribuait aux pompes du culte.

Ce portier, le dimanche matin, un peu avant huit heures, fumait sa pipe dans la cour, lorsqu'il vit arriver M. Seignebos.

Le docteur marchait d'un pas plus saccadé que de coutume, le chapeau sur les yeux, signe de bourrasque, et les mains enfoncées jusqu'au coude dans ses poches. Au lieu d'entrer, comme tous les jours avant sa visite, dans le réduit de la sœur pharmacienne, c'est chez madame la supérieure qu'il monta tout droit. Là, après un léger salut:

—On a dû, ma sœur, commença-t-il, vous amener hier soir un malade, un idiot du nom de Cocoleu...

—En effet, docteur.

—Où l'avez-vous placé?

—Monsieur le maire lui-même l'a fait installer dans la petite chambre qui est en face de la lingerie.

—Et comment s'est-il comporté?

—Très bien. La sœur veilleuse ne l'a pas entendu bouger.

—Merci, ma sœur, dit M. Seignebos.

Et déjà il gagnait la porte, quand madame la supérieure le retint.

—Montez-vous donc visiter ce malheureux, monsieur le docteur? demanda-t-elle.

—Oui, ma sœur, pourquoi?

—C'est que vous ne pouvez pas le voir.

—Je ne puis pas...

—Non, nous avons reçu de monsieur le procureur de la République l'ordre d'empêcher qui que ce soit, hormis la sœur qui le soigne, d'approcher de Cocoleu. Qui que ce soit, docteur, même le médecin, à moins d'urgence, bien entendu.

M. Seignebos eut un geste ironique.

—Ah! vous avez cet ordre, fit-il en ricanant, eh bien, moi, je vous déclare que je le tiens pour nul et non avenu. M'interdire l'accès de mon malade!

Voyez-vous cela!... Que monsieur le procureur de la République mande, ordonne et commande en son palais de justice, rien de mieux. Mais ici, dans mon hôpital!... Ma sœur, je monte chez Cocoleu...

—Docteur, vous n'entrerez pas, il y a un gendarme de faction devant la porte.

—Un gendarme!

—Qui nous est arrivé ce matin avec la consigne la plus sévère.

Un instant le docteur demeura abasourdi. Puis tout à coup, avec une violence extraordinaire et des éclats de voix à faire trembler les vitres:

—C'est un procédé inouï! s'écria-t-il, un abus de pouvoir intolérable! Et par les cent mille tonnerres du ciel! j'en aurai raison, et justice me sera rendue, quand je devrais aller jusqu'à Thiers...

Et, sans saluer cette fois, il s'élança dehors, traversa la cour et partit comme un trait dans la direction du logis du procureur de la République.

En ce moment même, M. Daubigeon se levait, mécontent parce qu'il avait passé une mauvaise nuit, ayant passé une mauvaise nuit parce qu'il était horriblement préoccupé de cette affaire Boiscoran, comme on disait déjà.

C'est qu'il partageait presque la conviction de M. Galpin-Daveline. Vainement il se rappelait le noble caractère de Jacques, son admirable loyauté, ses sentiments si vifs de l'honneur... les preuves étaient là, flagrantes, indiscutables.

Il voulait douter, mais l'impitoyable expérience lui criait que le passé d'un homme ne répond pas de son avenir. Et d'ailleurs, de même que plusieurs criminalistes, il pensait, sans trop oser le dire, que beaucoup de grands coupables agissent sous l'empire d'une sorte de vertige, et que c'est ainsi que s'explique la stupidité, la naïveté presque de certains crimes, commis par des gens d'une intelligence supérieure.

N'importe! Depuis son retour de Boiscoran, il s'était tenu obstinément enfermé, et il était en train de se promettre de ne pas sortir de la journée lorsqu'on sonna chez lui à briser la sonnette.

L'instant d'après, le docteur Seignebos entrait comme une bombe.

—Je sais ce qui vous amène! s'écria M. Daubigeon. Vous venez pour cet ordre que j'ai donné relativement à Cocoleu...

—C'est bien cela, oui, monsieur, cet ordre est une injure...

—Il m'a été formellement demandé par monsieur Galpin-Daveline...

—Et vous ne le lui avez pas refusé, monsieur. C'est vous seul par conséquent que j'en rends responsable. Vous êtes procureur de la République, c'est-à-dire le chef du parquet et le supérieur de monsieur Galpin.

M. Daubigeon hochait la tête.

—C'est en quoi vous vous trompez, docteur, dit-il. Le juge d'instruction ne dépend ni de moi ni du tribunal. Il est en quelque sorte même indépendant du procureur général, qui peut bien lui adresser des avertissements, mais non lui tracer une ligne de conduite. Monsieur Galpin-Daveline, en tant que juge d'instruction, exerce une juridiction à part, et il est armé de pouvoirs presque illimités. Mieux que personne un juge d'instruction peut dire avec le poète: «Ainsi je veux et j'ordonne, et ma volonté suffit,»

Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas...

Positivement, M. Seignebos se sentait désarmé par l'accent de M. Daubigeon.

—Ainsi, fit-il, monsieur Galpin a même le droit de priver un malade des soins du médecin...

—Sous sa responsabilité, oui. Mais telle n'est pas son intention. Il se proposait même de vous convoquer officiellement, quoique ce soit aujourd'hui dimanche, pour assister ce matin à un nouvel interrogatoire de Cocoleu... Je suis surpris que vous n'ayez pas reçu son assignation ou que vous ne l'ayez pas vu à l'hôpital à l'heure de votre visite...

—Alors, j'y cours! s'écria le médecin.

Et il repartit précipitamment, et bien lui prit de se hâter, car sur le seuil de l'hôpital, il se trouva en face de M. Galpin-Daveline, lequel arrivait d'un pas solennel, suivi de son inévitable greffier, Méchinet.

—Vous arrivez à propos, monsieur le docteur..., commença le juge.

Mais si rapide qu'eût été la course du docteur, elle lui avait donné le temps de réfléchir et de se calmer. Au lieu donc d'éclater en récriminations:

—Oui, je sais, répondit-il d'un ton de politesse railleuse. C'est au sujet de ce pauvre diable, à qui vous avez donné un gendarme pour garde-malade. Nous pouvons monter, je suis tout à vos ordres...

La chambre où l'on avait placé Cocoleu était vaste, blanchie à la chaux, et n'avait pour tous meubles qu'un lit, une table et deux chaises. Le lit devrait être bon, mais l'idiot en avait enlevé matelas et couvertures et s'était couché tout habillé sur la paillasse. C'est là que le trouvèrent le médecin et le juge.

Il se dressa à leur vue, mais apercevant le gendarme, il poussa un cri et fit un mouvement pour se cacher sous le lit. Ce fut même si manifeste que M. Galpin-Daveline ordonna au gendarme de sortir. S'avançant alors:

—N'aie pas peur, mon garçon, dit-il à Cocoleu, nous ne te ferons pas de mal. Seulement, il faut nous répondre. Te souviens-tu de ce qui est arrivé l'autre nuit au Valpinson?

Cocoleu éclata de rire, de ce rire navrant particulier aux idiots, mais il ne répondit pas. Et c'est en vain que, pendant une heure, le juge varia ses questions, priant, menaçant et promettant tour à tour, invoquant même le souvenir de Mme de Claudieuse; il ne lui arracha pas une syllabe.

À bout de patience:

—Allons-nous-en, dit-il enfin; ce misérable est décidément au-dessous de la brute.

—Était-il donc au-dessus, monsieur, demanda le docteur, quand il vous a désigné monsieur de Boiscoran?

Mais le juge parut ne pas entendre; et au moment de quitter Cocoleu:

—Vous savez que j'attends votre rapport, docteur, dit-il au médecin.

—Avant quarante-huit heures, j'aurai l'honneur de vous le remettre, monsieur, répondit M. Seignebos. (Et tout en s'éloignant:) Même, grommelait-il, ce rapport pourrait bien vous gêner, monsieur le juge.

M. Galpin-Daveline fût entré dans une belle colère s'il eût soupçonné la vérité! Le rapport de M. Seignebos était prêt, et s'il ne le remettait pas immédiatement au juge d'instruction, c'est qu'il avait calculé que, plus il tarderait, plus il aurait chance de déranger le plan de la prévention.

Puisque je le garde encore deux jours, pensait-il, tout en regagnant sa maison, pourquoi ne le communiquerais-je pas à cet avocat venu de Paris avec Mme de Boiscoran? Rien ne m'en empêche, que je sache, puisque, dans son trouble, ce pauvre Galpin a totalement oublié de me faire prêter serment...

Mais il s'interrompit.

Oui ou non, selon le code qui régit la médecine légale, avait-il le droit de donner connaissance d'une pièce de l'instruction à l'avocat du prévenu?

Cette question le troublait. Car s'il se vantait de ne pas croire en Dieu, il croyait fermement au devoir professionnel et se fût fait hacher en morceaux plutôt que de manquer aux obligations médicales.

—Mais mon droit est clair, grommelait-il, et indiscutable. C'est le serment seul qui engage. Les textes sont précis et formels. J'ai pour moi les arrêts de la cour de cassation des 27 novembre et 27 décembre 1828, et ceux du 13 juin 1835, du 9 mai 1844 et du 26 juin 1863.

Le résultat de cette délibération fut que le docteur Seignebos, dès qu'il eut déjeuné, mit son rapport dans sa poche et s'en alla, par les rues détournées, sonner rue de la Rampe, chez M. de Chandoré.

Tantes Lavarande et Mme de Boiscoran étaient encore à la grand-messe, où elles avaient cru politique de se montrer, et il n'y avait au salon que Mlle Denise, grand-père Chandoré et maître Folgat.

Grande fut la surprise du vieux gentilhomme en voyant apparaître le docteur. M. Seignebos était bien son médecin, mais il y avait entre eux de telles divergences d'opinion que jamais, hors les cas de maladie, ils ne se visitaient.

—Si vous me voyez, dit le docteur dès le seuil, c'est que, sur mon âme et conscience, je crois monsieur Boiscoran innocent.

Pour ces seuls mots, Mlle Denise lui eût sauté au cou, et c'est avec l'empressement de la reconnaissance qu'elle lui avança un fauteuil en lui disant de sa plus douce voix:

—Asseyez-vous donc, je vous prie, cher docteur.

—Merci, fit-il brusquement, bien obligé! (Et s'adressant plus particulièrement à maître Folgat:) Ma conviction, dit-il, revenant à sa marotte, est que monsieur Boiscoran est victime du courage qu'il a eu d'affirmer hautement ses opinions républicaines. Car votre futur petit-fils est républicain, monsieur le baron...

Grand-père Chandoré ne sourcilla pas. On fût venu lui apprendre que Jacques avait été membre de la Commune qu'il n'en eût probablement pas été plus ému. Denise l'aimait. Cela suffisait.

—Or, poursuivait le docteur, je suis radical, moi, maître...

—Folgat, dit l'avocat.

—Oui, maître Folgat, je suis radical, et il est de mon devoir de défendre un homme dont la religion politique se rapproche de la mienne. C'est pourquoi je viens vous soumettre mon rapport médical, afin que vous en tiriez parti pour la défense de monsieur Boiscoran et que vous me suggériez vos idées.

—Ah! c'est un immense service, monsieur! s'écria le jeune avocat.

—Mais entendons-nous, fit sévèrement le médecin. Lorsque je parle d'adopter les idées que vous pourriez avoir, c'est en tant qu'elles ne blesseront en rien la vérité. Pour arracher mon fils, si j'en avais un, à l'échafaud, je ne souillerais pas mes lèvres d'un mensonge qui serait une atteinte à la majesté de ma profession... (Il avait tiré son rapport de la poche de sa longue lévite, il le déposa sur la table en disant:) Je viendrai le reprendre demain matin. D'ici là, vous aurez le temps de le méditer. Je voudrais seulement vous en signaler la partie essentielle, le point culminant, si j'ose m'exprimer ainsi...

Il s'exprimait, en tout cas, avec une sorte d'hésitation, et en regardant fixement Mlle Denise, comme pour lui faire comprendre qu'il eût été content qu'elle se retirât.

—Une discussion médico-légale, fit-il, n'intéressera guère mademoiselle...

—Eh! monsieur, interrompit la jeune fille, comment ne serais-je pas intéressée passionnément, lorsqu'il s'agit de l'homme dont je dois devenir la femme.

—C'est que les dames sont, en général, très impressionnables, dit assez peu poliment le docteur, très sensibles...

—Rassurez-vous, docteur. Pour le salut de Jacques, je saurais montrer une énergie virile.

Le docteur connaissait assez Mlle Denise pour comprendre qu'elle ne s'éloignerait pas.

—Comme il vous plaira! grommela-t-il. (Et se retournant vers maître Folgat:) Vous le savez, reprit-il, deux coups de fusil ont été tirés sur monsieur de Claudieuse. Le premier, qui l'a atteint au flanc, a, comme on dit, légèrement écarté. Le second, qui a frappé l'épaule et le cou, a fait balle...

—Je sais cela, dit l'avocat.

—La différence des effets prouve que ces deux coups de feu ont été tirés de distances inégales, le second de plus près que le premier.

—Je sais, je sais...

—Permettez... Si je rappelle ces détails, c'est qu'ils ont leur valeur. Appelé au milieu de la nuit près de monsieur de Claudieuse, je procédai immédiatement à l'extraction des grains de plomb. Pendant que j'opérais, monsieur Galpin est arrivé. Je croyais qu'il allait me demander à voir les plombs déjà retirés, il n'en a pas eu l'idée, tant il avait la cervelle à l'envers. Il ne songeait qu'au coupable, à son coupable. Je ne lui ai pas rappelé l'a b c de son métier, ce n'est pas mon affaire. Le médecin doit obtempérer aux injonctions de la justice, mais non pas aller au-devant...

—Et alors?

—Alors, monsieur Galpin est parti pour Boiscoran et j'ai continué ma besogne. J'ai extrait cinquante-sept grains de plomb des plaies du côté, et cent neuf des blessures de l'épaule et du cou. Et cela fait, savez-vous ce que j'ai constaté?... (Il s'arrêta, ménageant son effet; et l'attention lui semblant assez surexcitée:) J'ai constaté, reprit-il, que le plomb des deux blessures n'est pas pareil...

M. de Chandoré et maître Folgat eurent en même temps une même exclamation:

—Oh!...

—Le plomb du premier coup, continua M. Seignebos, celui qui a atteint le flanc, est de la cendrée aussi menue que possible. Le plomb des blessures de l'épaule, au contraire, est d'un numéro assez fort, de celui, je crois, qu'on emploie pour le lièvre... J'en ai là, d'ailleurs, des échantillons.

Et, en disant cela, il dépliait un morceau de papier blanc où se trouvaient dix ou douze grains de plomb, tachés de sang coagulé, et dont la différence de grosseur sautait aux yeux.

Maître Folgat semblait confondu.

—Y aurait-il donc eu deux assassins! murmura-t-il.

—Je pense plutôt, dit M. de Chandoré, que l'assassin, comme beaucoup de chasseurs, avait un canon chargé pour les petits oiseaux et l'autre pour le lièvre ou le lapin...

—En tout cas, reprit maître Folgat, ceci écarte toute idée de préméditation. Ce n'est pas avec de la cendrée qu'on charge son fusil, quand on part pour tuer un homme.

En ayant assez dit, à ce qu'il pensait, le docteur Seignebos se levait pour se retirer, lorsque M. de Chandoré lui demanda des nouvelles du comte de Claudieuse.

—Il n'est pas bien, répondit le docteur, le déplacement, malgré toutes les précautions, l'a énormément fatigué. Car il est à Sauveterre, depuis hier, installé provisoirement dans une maison que monsieur Séneschal lui a louée, rue Mautrec. Toute la nuit il a eu le délire, et quand je me suis présenté chez lui, ce matin, je ne crois pas qu'il m'ait reconnu.

—Et la comtesse?... interrogea Mlle Denise.

—Madame de Claudieuse, mademoiselle, est tout aussi malade que son mari, et si elle m'eût écouté, elle se fût mise au lit. Mais c'est une femme d'une rare énergie, et qui, d'ailleurs, puise dans son affection pour le comte une force de résistance inconcevable. (Il avait, tout en parlant, gagné la porte.) Pour ce qui est de Cocoleu, ajouta-t-il, l'examen de son état mental pourrait bien révéler des particularités auxquelles on ne s'attend guère. Mais nous en recauserons plus tard... Et sur ce, mademoiselle et messieurs, j'ai l'honneur de vous saluer.

—Eh bien? demandèrent Mlle Denise et M. de Chandoré dès qu'ils eurent entendu la porte de la rue se refermer sur le docteur Seignebos.

Mais déjà s'était refroidi l'enthousiasme de maître Folgat.

—Avant de me prononcer, répondit-il prudemment, j'ai besoin d'étudier le rapport de ce digne médecin.

Malheureusement, ce rapport ne contenait rien que n'eût dit M. Seignebos. Et c'est en vain que le jeune avocat employa son après-midi à chercher comment en tirer parti. Il y découvrit, certes, des arguments qui seraient d'une haute valeur pour la défense, si M. de Boiscoran venait à être traduit en cour d'assises, mais il n'y trouvait aucun moyen de nature à faire lâcher prise à la prévention.

Toute la maison était donc sous l'empire d'une déception cruelle, lorsque, sur les cinq heures, le vieil Antoine arriva de Boiscoran. Il semblait fort triste.

—Je suis relevé de ma faction, dit-il; ce tantôt, à deux heures, monsieur Galpin est venu lever les scellés. Il était accompagné de son greffier Méchinet et amenait monsieur Jacques, qui était gardé par deux gendarmes en bourgeois. L'appartement ouvert, ce Galpin de malheur a fait reconnaître à monsieur les vêtements qu'il portait le soir de l'incendie, ses bottes, son fusil Klebb et l'eau de la cuvette. La reconnaissance terminée, l'eau a été transvasée dans un grand bocal qui a été scellé et confié à un gendarme. On a ensuite mis dans une malle les effets de monsieur, son fusil, plusieurs paquets de cartouches, et enfin divers objets que le juge appelait des pièces à conviction. La malle a été scellée comme le bocal, portée sur la voiture, et le Galpin est parti en me disant que j'étais libre.

—Et Jacques, interrogea vivement Mlle Denise, quelle était son attitude?

—Monsieur, mademoiselle, souriait d'un air de mépris.

—Lui avez-vous parlé? demanda maître Folgat.

—Impossible, monsieur, le Galpin ne l'a pas permis.

—Et... avez-vous eu le temps d'examiner le fusil?

—Je n'ai pu que donner un coup d'œil à la batterie.

—Et vous avez vu?...

Le front du fidèle serviteur s'assombrit encore.

—J'ai vu, répondit-il d'une voix sourde, que j'ai bien fait de me taire... La batterie est noire de poudre, preuve que monsieur a tiré depuis que j'ai nettoyé ce maudit Klebb...

Grand-père Chandoré et maître Folgat échangèrent un regard désolé. C'était une espérance, encore, qui s'envolait.

—Maintenant, reprit le jeune avocat, dites-moi comment monsieur de Boiscoran chargeait son fusil.

—Il le chargeait avec des cartouches, monsieur, naturellement. Il en avait reçu, je crois, deux mille avec le fusil, les unes à balles, les autres à chevrotines, les autres à plombs de tous les numéros. En ce temps où la chasse est fermée, monsieur ne pouvait tirer que du lapin, ou de ces petits oiseaux de passage, vous savez, qu'on trouve dans les marais. C'est pourquoi il chargeait un des canons de plomb assez gros, et l'autre de menue cendrée...

Mais il s'arrêta, épouvanté de l'effet produit par ses paroles.

—C'est horrible! s'écria Mlle Denise, tout est contre nous.

Maître Folgat ne lui laissa pas le temps de s'expliquer davantage.

—Mon brave Antoine, interrogea-t-il, monsieur Galpin-Daveline a-t-il saisi toutes les cartouches de votre maître?

—Non, certes, monsieur.

—Eh bien! vous allez à l'instant retourner à Boiscoran et vous nous rapporterez trois ou quatre cartouches de chaque numéro de plomb.

—Soyez tranquille, répondit le bonhomme, je ne serai pas longtemps.

Il partit sur cette promesse, et il fît, en effet, une telle diligence qu'à sept heures sonnant, au moment où la famille finissait de dîner et se réunissait au salon, il reparut et posa sur la table un lourd paquet de cartouches.

M. de Chandoré et maître Folgat eurent bientôt fait d'en ouvrir quelques-unes, et, dès la septième ou huitième, ils avaient trouvé deux numéros de plomb qui semblaient exactement pareils aux échantillons que leur avait laissés le docteur.

—C'est une fatalité inconcevable! murmura le vieux gentilhomme.

Le jeune avocat, lui-même, semblait bien près de perdre courage.

—C'est folie, prononça-t-il, que de chercher à établir l'innocence de monsieur de Boiscoran avant de pouvoir communiquer avec lui.

—Et si on le pouvait demain? demanda Mlle Denise.

—Alors, mademoiselle, il nous donnerait la clef du problème que nous essayons en vain de résoudre, ou, dans tous les cas, il nous dirait dans quel sens diriger nos efforts... Mais il n'y faut point penser. Monsieur de Boiscoran est au secret, et vous pouvez croire que monsieur Galpin-Daveline a pris toutes ses précautions pour que le secret ne soit pas violé...

—Qui sait! interrompit la jeune fille.

Et tout de suite, entraînant M. de Chandoré dans un des petits salons de jeu qui ouvraient sur le grand salon:

—Bon papa, demanda-t-elle, suis-je riche?

De sa vie elle ne s'était préoccupée de cela, et elle ignorait en quelque sorte la valeur de l'argent.

—Oui, tu es riche, mon enfant, répondit le vieux gentilhomme.

—Qu'est-ce que j'ai?

—Tu possèdes, à toi appartenant, c'est-à-dire du chef de ta mère et de ton pauvre père, vingt-six mille livres de rentes, soit un capital de plus de huit cent mille francs.

—Et c'est beaucoup?

—C'est assez pour que tu sois une des plus riches héritières de Saintonge; car tu as, outre ta fortune actuelle, des espérances considérables.

Mlle Denise était si préoccupée de son idée qu'elle ne protesta même pas.

—Qu'appelle-t-on l'aisance, à Sauveterre? poursuivit-elle.

—Cela dépend, ma chère fille, et si tu voulais me dire...

Elle l'interrompit en frappant du pied.

—Rien! fit-elle, je t'en prie, réponds.

—Eh bien! mais, dans notre petite ville, avec un revenu de quatre à huit mille francs...

—Mettons six.

—Soit. Avec un revenu de six mille francs, on a une honorable aisance.

—Et combien faut-il de capital, pour faire six mille livres de rentes?

—À cinq pour cent, il faut cent vingt mille francs.

—C'est-à-dire, un peu plus du huitième de ma fortune.

—Justement.

—N'importe! Je comprends que ce doit être une grosse somme et qu'il te serait peut-être bien difficile, bon papa, de la réunir d'ici à demain.

—Non, parce que j'ai pour bien plus que cela d'obligations de chemins de fer au porteur, et que les titres au porteur sont une monnaie courante.

—Ah! c'est-à-dire que si je donnais à quelqu'un pour cent vingt mille francs de ces titres, il n'en serait pas plus embarrassé que de cent vingt mille francs de billets de banque.

—Tu l'as dit.

Mlle Denise souriait, elle touchait au but.

—Cela étant, reprit-elle, je te prie, bon papa, de me donner cent vingt mille francs en titres au porteur.

Le vieux gentilhomme tressauta.

—Plaisantes-tu! s'écria-t-il. Qu'en veux-tu faire? Mais tu plaisantes sûrement...

—Jamais, au contraire, je n'ai parlé si sérieusement, prononça la jeune fille d'un ton auquel il n'y avait pas à se méprendre. Je t'en conjure, bon papa, au nom de ton affection pour moi, donne-moi ces cent vingt mille francs ce soir, à l'instant... Tu hésites? Ô mon Dieu! c'est peut-être la vie que tu me refuses...

Non, M. de Chandoré n'hésitait plus.

—Puisque tu le veux..., fit-il, je vais monter te les chercher.

Elle battait des mains de joie.

—C'est cela, dit-elle, va vite et habille-toi, parce qu'il faut que je sorte et que tu m'accompagnes.

Et, revenant près des tantes Lavarande et de Mme de Boiscoran:

—Vous m'excuserez de vous quitter, dit-elle, mais j'ai à sortir...

—À cette heure! interrompit tante Élisabeth, où veux-tu aller?

—Chez mes couturières, mesdemoiselles Méchinet, j'ai envie d'une robe...

—Doux Jésus! s'écria tante Adélaïde, cette petite perd l'esprit.

—Je t'assure que non, tante.

—Alors, je vais aller avec toi.

—Non, tante, j'irai seule, s'il te plaît... c'est-à-dire, seule avec bon papa.

Et comme M. de Chandoré reparaissait, les poches gonflées de titres, le chapeau sur la tête et la canne à la main, elle l'entraîna en disant:

—Allons, viens, bon papa, viens, nous sommes très pressés...

VII

Si à genoux que fût M. de Chandoré devant les volontés de sa petite-fille, devant les moindres désirs de cette enfant en qui survivaient, pour lui, vieillard, toutes ses affections brisées par la mort et ses suprêmes espérances, ce n'est pas sans une arrière-pensée qu'il était monté prendre, dans son secrétaire, cette fortune qu'elle lui demandait.

Aussi, dès qu'ils furent hors de la maison:

—À présent que nous voilà bien seuls, chère fille, commença-t-il, ne me diras-tu pas ce que tu veux faire de tant d'argent?

—C'est mon secret, répondit-elle.

—Et tu n'as plus assez de confiance en ton vieux père pour le lui dire, chérie?

Il s'arrêtait. Elle l'entraîna de nouveau.

—Tu sauras tout, poursuivit-elle, et avant une heure. Mais... oh! ne te fâche pas, bon papa... J'ai un projet dont je ne comprends que trop la folie. Si je te le disais, tu voudrais peut-être m'en détourner, et si tu réussissais, et qu'ensuite il arrivât malheur à Jacques, je ne survivrais pas à un malheur, et quels ne seraient pas tes regrets, lorsque tu penserais: si je l'avais laissée faire, cependant!

—Denise, cruelle enfant!

—D'un autre côté, continuait-elle, si tu ne parvenais pas à me détourner de mes projets, tu diminuerais certainement mon courage, et j'en ai besoin, va, grand-père, pour oser ce que je vais tenter.

—C'est que, chère enfant, pardonne-moi de te répéter cela, cent vingt mille francs, c'est une très grosse somme, et il y a bien des gens courageux et habiles qui travaillent et se privent toute leur vie sans parvenir à l'amasser...

—Ah! tant mieux, interrompit la jeune fille, tant mieux mille fois. Puisse, en effet, cette fortune être assez tentante pour qu'on ne me la refuse pas!

Grand-père Chandoré commençait à comprendre.

—Avec tout cela, fit-il, tu ne me dis pas où tu me conduis.

—Chez mes couturières.

—Chez les demoiselles Méchinet?

—Oui.

M. de Chandoré dut être fixé.

—Nous ne les trouverons pas, dit-il. C'est aujourd'hui dimanche, elles doivent être à l'église, pour le salut...

—Nous les trouverons, bon papa, parce qu'elles soupent toujours à sept heures et demie, à cause de leur frère, le greffier. Mais il nous faut nous hâter.

Le vieux gentilhomme se hâtait bien; seulement, il y a loin de la rue de la Rampe à la place du Marché-Neuf. Car c'est place du Marché-Neuf que demeurent les sœurs Méchinet, et dans une maison à elles, s'il vous plaît—une maison qui devait réaliser le rêve de leurs jours et qui est devenue le cauchemar de leurs nuits.

C'est l'année qui a précédé la guerre qu'elles ont acquis cet immeuble, sur les conseils de leur frère, et de moitié avec lui, moyennant une somme totale de quarante-sept mille francs, y compris les frais. C'était une brillante affaire, car le rez-de-chaussée et le premier étage sont loués deux mille trois cents francs par an au plus gros épicier de Sauveterre.

Les Méchinet ne crurent pas commettre une imprudence en consacrant à cette acquisition dix mille francs, et en s'engageant à payer le reste en trois ans.

La première année, tout alla bien. Mais la guerre survenant et ses désastres, les revenus du frère et des deux sœurs se trouvèrent taris, et réduits aux émoluments de la place de greffier, ils durent s'imposer les plus rudes privations et encore emprunter pour faire face à leurs engagements.

Avec la paix, l'argent commença à leur rentrer, et personne ne doutait à Sauveterre qu'ils ne se sortissent d'affaire, le frère étant le plus industrieux des hommes, et les sœurs ayant la clientèle des dames «les plus distinguées» de l'arrondissement.

—Bon papa, elles sont chez elles, déclara Mlle Denise en arrivant à la place.

—Tu crois?

—J'en suis sûre. Je vois de la lumière à leurs fenêtres.

M. de Chandoré s'arrêta.

—Que dois-je faire, maintenant? demanda-t-il.

—Tu vas, grand-père, me donner les titres que tu as dans ta poche et m'attendre, en faisant les cent pas, pendant que je monterai chez mesdemoiselles Méchinet. Je te dirais bien de venir, mais ta présence effrayerait... D'ailleurs, si la démarche tournait mal, venant d'une jeune fille elle serait sans conséquences...

Le vieux gentilhomme n'avait plus de doutes.

—Tu ne réussiras pas, ma pauvre enfant, fit-il.

—Oh! Mon Dieu! dit-elle, retenant à peine ses larmes, Pourquoi me décourager...

Il ne répondit pas. Étouffant un soupir, il sortit ses titres que Mlle Denise, tant bien que mal, logea dans toutes ses poches et dans le petit sac qu'elle portait à la main.

—Allons, à tout à l'heure, grand-père, dit-elle quand elle eut achevé.

Et légère comme l'oiseau, elle franchit la rue et monta chez ses couturières.

Ces braves filles et leur frère achevaient en ce moment un souper exclusivement composé d'un petit morceau de porc froid et d'une salade largement vinaigrée.

À l'entrée inattendue de Mlle de Chandoré, tous se dressèrent.

—Vous, mademoiselle! s'écria l'aînée des couturières, vous!...

Tout ce qu'il y avait dans ce «vous», Mlle Denise ne le comprenait que trop. Il signifiait, l'intonation aidant: «Quoi! votre fiancé est accusé d'un crime abominable, il a contre lui des charges accablantes, il est en prison, au secret, tout le monde dit qu'il sera condamné, et cependant vous voici!»

Mais Mlle Denise garda aux lèvres le sourire qu'elle s'était imposé.

—Oui, c'est moi, répondit-elle. J'ai absolument besoin de deux robes pour la semaine prochaine, et je viens vous prier de me montrer des échantillons.

Toujours sur les conseils de leur frère, les demoiselles Méchinet s'étaient entendues avec un magasin de Bordeaux, qui leur confiait des échantillons de toutes ses étoffes et qui leur payait une remise sur ce qu'elles vendaient.

—Je suis à vous, mademoiselle, répondit la sœur aînée, permettez-moi seulement d'allumer une lampe, on n'y voit presque plus... (Et tout en essuyant le verre et en coupant la mèche:) Est-ce que tu ne vas pas à ton orphéon? demanda-t-elle à son frère.

—Pas ce soir, répondit-il.

—On t'attend, cependant.

—Non, j'ai prévenu. J'ai deux cartes à mettre sur pierre pour mon imprimeur, et des copies très pressées à achever pour le tribunal. (Tout en répondant, il avait plié sa serviette et allumé une bougie.) Bonne nuit, dit-il à ses sœurs, car vous ne me reverrez pas ce soir.

Et, s'étant incliné profondément devant Mlle de Chandoré, il sortit, sa bougie à la main.

—Où va donc votre frère? demanda vivement Mlle Denise.

—Chez lui, mademoiselle. Sa chambre est en face de celle-ci, de l'autre côté de l'escalier.

Mlle de Chandoré était plus rouge que le feu. Allait-elle donc laisser échapper l'occasion qui la servait au-delà de ses espérances?

Rassemblant tout ce qu'elle avait d'énergie:

—Mais au fait! s'écria-t-elle, j'ai deux mots à lui dire, à votre frère, mes chères demoiselles... Attendez-moi, je reviens à l'instant.

Et elle s'élança dehors, laissant les couturières béantes de stupeur et se demandant si le coup dont elle venait d'être atteinte n'avait pas troublé sa raison.

Le greffier, lui, était encore sur le palier, cherchant dans sa poche la clef de sa chambre.

—Il faut que je vous parle, lui dit Mlle Denise, à l'instant.

Si grand fut l'étonnement de Méchinet, qu'il ne trouva rien à répondre. Il fit seulement un mouvement comme pour revenir chez ses sœurs.

—Non, chez vous, fit la jeune fille, il ne faut pas qu'on puisse nous entendre... Ouvrez, monsieur, mais ouvrez donc, on peut venir.

Le fait est qu'il était tellement abasourdi qu'il fut plus d'une demi-minute à introduire la clef dans la serrure. Enfin, la porte s'étant ouverte, il s'effaça pour que Mlle Denise passât la première.

Mais elle:

—Non, dit-elle, entrez...

Il obéit. Elle le suivit, et, une fois dans la chambre, elle referma la porte, poussant même une targette qu'elle avait aperçue.

Méchinet, le greffier, était, à Sauveterre, renommé pour son aplomb. Mlle de Chandoré, elle, était la timidité même, et pour un rien rougissait jusqu'au blanc des yeux et demeurait sans voix. Pourtant, ce n'était pas la jeune fille qui était interdite, en ce moment.

—Asseyez-vous, monsieur Méchinet, dit-elle, et écoutez-moi.

Il posa son flambeau sur la table et s'assit.

—Vous me connaissez, n'est-ce pas? commença Mlle Denise.

—Assurément, mademoiselle.

—Vous n'êtes pas sans avoir entendu dire que mon mariage est arrêté avec monsieur Jacques de Boiscoran?

Comme s'il eût été mû par un ressort, le greffier se dressa, se frappant le front d'un furieux coup de poing.

—Ah! fichue bête que je suis! s'écria-t-il, je comprends.

—Oui, c'est bien cela, continua la jeune fille, je viens vous parler de monsieur de Boiscoran, de mon fiancé, de mon mari!

Elle s'arrêta, et durant plus d'une minute Méchinet et elle restèrent face à face, silencieux et immobiles, les yeux dans les yeux, lui se demandant ce qu'elle allait lui proposer, elle essayant de deviner ce qu'elle pouvait oser.

—Vous devez donc comprendre ce que je souffre, monsieur, reprit-elle enfin, depuis trois jours que monsieur de Boiscoran est en prison, accusé du plus lâche des crimes!

—Oh, oui! je le comprends! s'écria le greffier. (Et, emporté par son émotion:) Mais je puis vous affirmer, poursuivit-il, que moi qui ai assisté à toute l'instruction et qui ai l'expérience des affaires criminelles, je crois monsieur de Boiscoran innocent. Tel n'est pas, je le sais, l'avis de monsieur Galpin-Daveline, ni de monsieur Daubigeon, ni de ces messieurs du tribunal, ni de la ville entière, n'importe! c'est le mien. J'étais là, voyez-vous, quand on est allé prendre monsieur de Boiscoran au saut du lit. Eh bien! rien qu'au timbre de sa voix, quand il s'est écrié: «Eh! c'est ce cher Daveline!», je me suis dit: cet homme n'est pas coupable!

—Oh! monsieur, balbutiait Mlle Denise, merci, merci...

—Il n'y a pas à me remercier, mademoiselle, car le temps n'a fait qu'affermir ma conviction. Est-ce que jamais un coupable aurait l'attitude de monsieur de Boiscoran! Tenez, ce tantôt, lorsque nous sommes allés lever les scellés, il fallait le voir, calme, digne, répondant froidement aux questions qui lui étaient adressées. À ce point que je n'ai pu me retenir de dire à monsieur Galpin-Daveline ce que je pensais. Il m'a répondu que je n'étais qu'un sot. Eh bien! moi, je soutiens que c'est lui qui est... pardon!... que c'est lui qui se trompe. Plus j'étudie monsieur de Boiscoran, plus il me fait l'effet d'un homme qui n'a qu'un mot à dire pour se justifier.

Mlle Denise écoutait avec une telle intensité d'attention qu'elle oubliait presque pourquoi elle était venue.

—Ainsi, fit-elle, monsieur de Boiscoran ne vous semble pas trop affecté?

—Je mentirais, mademoiselle, si je vous disais qu'il n'est pas triste. Mais pour inquiet, non, il ne l'est pas. Le premier étourdissement passé, son sang-froid ne s'est plus démenti, et c'est en vain que depuis trois jours monsieur Galpin-Daveline épuise tout ce qu'il a de pénétration et de sagacité...

Mais il s'arrêta court, tel qu'un homme ivre qui, recouvrant soudain sa lucidité, reconnaît que le vin lui a trop délié la langue.

—Mon Dieu! qu'est-ce que je dis là! s'écria-t-il. Au nom du ciel, mademoiselle, ne répétez à personne ce que vient de m'arracher ma respectueuse sympathie.

Pour Mlle Denise, le moment décisif était arrivé.

—Si vous me connaissiez mieux, monsieur, prononça-t-elle, vous sauriez qu'on peut compter sur ma discrétion. Ne vous repentez pas d'avoir, par votre confiance, apporté quelque adoucissement à une horrible douleur. Ne vous repentez pas, car... (Sa voix faiblissait, et il lui fallut un effort pour ajouter:) Car je viens vous demander plus encore, oh, oui! bien plus!...

Méchinet était devenu affreusement pâle.

—Plus un mot, mademoiselle, interrompit-il violemment, votre espoir seul est une injure. Ignorez-vous donc ce qu'est ma profession, et que par serment je me suis engagé à être aussi muet que les cellules où l'on enferme les prisonniers. Moi, un greffier, livrer le secret d'une instruction criminelle... Mlle de Chandoré tremblait comme la feuille, mais son esprit restait net et clair.

—Vous laisseriez plutôt, fit-elle, périr un infortuné...

—Mademoiselle!

Vous laisseriez condamner un innocent lorsqu'il vous serait possible de dissiper, d'un mot, l'épouvantable erreur dont il est victime. Vous vous diriez: c'est malheureux, mais j'ai juré de me taire... et vous le verriez, d'une conscience tranquille, monter à l'échafaud!... Non, ce n'est pas possible, ce n'est pas vrai!

—Je vous l'ai dit, mademoiselle, je crois monsieur de Boiscoran innocent...

—Et vous refusez de m'aider à faire éclater son innocence! Ô mon Dieu! Quelle idée les hommes se font-ils donc du devoir! Comment vous émouvoir, comment vous convaincre? Faut-il vous rappeler ce que doivent être les tortures de cet honnête homme, accusé d'un ignoble assassinat! Dois-je vous dire nos mortelles angoisses, à nous, ses amis, ses parents, les larmes de sa mère, ma douleur à moi, sa fiancée! Nous le savons innocent, et cependant nous ne pouvons faire éclater son innocence, faute d'un ami qui ait pitié de nous!

De sa vie, le greffier n'avait eu de tels accents. Remué jusqu'au plus profond de l'âme:

—Que voulez-vous donc de moi? demanda-t-il, frémissant.

—Oh! bien peu de chose, monsieur, bien peu... Que vous fassiez tenir dix lignes à monsieur de Boiscoran, rien que dix lignes, et que vous nous rapportiez sa réponse.

L'audace de la proposition parut frapper le greffier d'épouvante.

—Jamais! prononça-t-il.

—Vous resterez impitoyable!

—Ce serait forfaire à l'honneur...

—Et laisser condamner un innocent, que serait-ce donc?

L'angoisse de Méchinet était visible. Étourdi, bouleversé, il ne savait que résoudre ni que répondre. Enfin, un motif de refus se présentant à son esprit en détresse:

—Et si j'étais découvert, balbutia-t-il. Ce serait perdre ma place, ruiner mes sœurs, briser mon avenir...

D'une main fiévreuse, Mlle Denise retirait de ses poches et jetait en tas sur la table les titres que lui avait donnés son grand-père.

—Il y a là cent vingt mille francs..., commença-t-elle.

Violemment le greffier se rejeta en arrière.

—De l'argent! s'écria-t-il, vous m'offrez de l'argent!

—Oh! ne vous offensez pas, reprit la jeune fille, d'un accent à émouvoir les pierres. Voudrais-je vous offenser, vous, à qui je demande plus que la vie? Il est de ces services qui ne se payent pas. Mais si les ennemis de monsieur de Boiscoran viennent à savoir que vous nous avez aidés, c'est contre vous que se tournera leur rage...

Machinalement, le greffier dénouait sa cravate. La lutte, au-dedans de lui, devait être terrible. Il étouffait.

—Cent vingt mille francs! fit-il d'une voix rauque.

—N'est-ce pas assez! insista la jeune fille. Oui, vous avez raison, c'est trop peu; mais j'en ai autant, j'en ai le double à votre disposition!

Blême, les yeux hagards, Méchinet s'était rapproché, et d'un geste convulsif il maniait cette masse de titres en répétant:

—Six mille livres de rentes!... Six mille livres de rente!...

—Non, le double, dit Mlle Denise, et en même temps notre reconnaissance, notre amitié dévouée, toute l'influence des familles réunies de Chandoré et de Boiscoran, c'est-à-dire la fortune, la considération, une situation enviée...

Mais déjà, grâce à une toute-puissante projection de volonté, le greffier avait repris possession de lui-même.

—Assez, mademoiselle, dit-il, assez! (Et d'une voix résolue, bien que tremblante encore:) Reprenez cet argent, continua-t-il. Quand on fait ce que vous me demandez, quand on trahit son devoir, si c'est pour de l'argent, on est le dernier des misérables. Si on n'a eu d'autre mobile qu'une conviction sincère et l'intérêt de la vérité, on peut passer pour fou, on n'en reste pas moins digne de l'estime des gens d'honneur... Reprenez cette fortune, mademoiselle, qui a fait un instant vaciller la conscience d'un honnête homme. Je ferai ce que vous désirez, mais... pour rien.

Si grand-père Chandoré s'impatientait à faire les cent pas sur la place du Marché-Neuf, les sœurs Méchinet, dans leur atelier, trouvaient le temps bien plus long encore.

—Qu'est-ce, se demandaient-elles l'une à l'autre, qu'est-ce que mademoiselle de Chandoré peut bien avoir à dire à notre frère?

Au bout de dix minutes, leur curiosité, irritée par les conjectures les plus insensées, devint un tel supplice que, n'y tenant plus, elles se décidèrent à aller frapper à la chambre du greffier.

—Ah! laissez-moi en repos! leur cria-t-il, irrité d'être ainsi interrompu. (Mais réfléchissant, il courut ouvrir, et plus doucement:) Rentrez chez vous, dit-il à ces bonnes filles, et si vous tenez à m'épargner les plus graves désagréments, ne parlez à personne de l'entretien que mademoiselle de Chandoré et moi avons en ce moment.

Dressées à obéir, les deux sœurs se retirèrent, mais non si vivement qu'elles n'eussent eu le temps d'apercevoir les titres que Mlle Denise avait jetés sur la table, et qui étaient des obligations de Paris-Lyon-Méditerranée. Or, précisément, les demoiselles Méchinet connaissaient ces obligations pour en avoir possédé huit, autrefois, avant l'achat de leur maison.

Leur ardent désir de savoir se compliqua donc aussitôt d'une vague terreur, et dès qu'elles furent rentrées:

—Tu as vu? demanda la cadette.

—Oui, ces titres, répondit l'autre.

—Il y en avait bien cinq ou six cents...

—Peut-être plus.

—C'est-à-dire pour une somme considérable.

—Énorme.

—Qu'est-ce que cela signifie, sainte Vierge! et à quoi faut-il nous attendre?

—Et notre frère qui nous recommande le secret!

—Il était plus blanc que sa chemise, et affreusement troublé.

—Mademoiselle de Chandoré pleurait comme une Madeleine...

C'était vrai. Tant qu'elle avait douté du résultat, Mlle Denise avait été soutenue par cette idée que le salut de Jacques dépendait de son courage à elle, sa fiancée, et de sa présence d'esprit. Certaine du succès, elle n'avait plus su maîtriser son émotion et, brisée par l'effort, elle s'était affaissée sur une chaise en fondant en larmes.

Ayant refermé sa porte, le greffier la considéra un moment et, plus maître de soi qu'il l'avait été jusqu'alors:

—Mademoiselle..., commença-t-il.

Mais, au son de sa voix, elle se dressa, et lui prenant les mains qu'elle garda un instant entre les siennes:

—Comment vous remercier, monsieur! s'écria-t-elle, comment vous prouver jamais l'étendue de ma reconnaissance!

Si l'idée était venue au greffier de se dédire, elle se fût envolée, tant irrésistiblement il subissait le charme.

—Ne parlons pas de cela, dit-il avec la brusquerie des gens qui essayent de dissimuler leur émotion.

—Je n'en parlerai plus, monsieur, fit doucement la jeune fille, mais je veux cependant vous dire que nul de nous n'oubliera jamais la dette que nous contractons aujourd'hui. L'immense service que vous allez nous rendre n'est pas sans danger, qu'avez-vous dit. Quoi qu'il advienne, rappelez-vous que, de ce moment, vous avez en nous les plus dévoués des amis.

L'interruption des sœurs Méchinet avait eu cet effet de rendre au greffier une bonne partie de son sang-froid.

—J'espère bien qu'il ne m'arrivera pas malheur, dit-il, et cependant, mademoiselle, je ne dois pas vous cacher que le service que je vais essayer de vous rendre présente beaucoup plus de difficultés qu'on ne croirait...

—Mon Dieu! murmura Mlle Denise.

—Monsieur Daveline, poursuivit le greffier, n'a peut-être pas une intelligence très supérieure, mais il sait son métier, et il est de plus très fin et excessivement défiant. Hier encore, il me disait qu'il prévoyait que la famille de monsieur de Boiscoran tenterait l'impossible pour le soustraire à l'action de la justice. De là, chez lui, des transes incessantes, un redoublement de défiance et un luxe de précautions dont on n'a pas l'idée. S'il osait, il établirait son lit en travers la porte de monsieur Jacques...

—Cet homme me hait, monsieur Méchinet...

—Non, mademoiselle, non; mais il est ambitieux, il croit que sa carrière dépend du résultat de cette instruction, et il tremble que son prévenu ne s'envole ou qu'on ne le lui prenne... (Fort perplexe évidemment, Méchinet se grattait l'oreille.) Comment vais-je m'y prendre, continuait-il, pour remettre un billet à monsieur de Boiscoran? S'il était averti, ce ne serait rien. Mais il ne l'est pas. Mais il est tout aussi défiant que monsieur Daveline. Il craint toujours qu'on ne lui tende quelque piège, et il se tient sur ses gardes. Si je lui fais un signe, me comprendra-t-il? Et si je fais un signe monsieur Daveline, qui a l'œil d'une pie, ne le surprendra-t-il pas?...

—N'êtes-vous donc jamais seul avec monsieur de Boiscoran, monsieur?

—Jamais une seconde, mademoiselle. C'est avec le juge d'instruction que j'entre dans la prison et avec lui que j'en sors. Vous me direz qu'en sortant, comme je passe le dernier, je pourrais laisser tomber adroitement le billet... Mais, quand nous sortons, le geôlier, qui a de bons yeux, est là. J'aurais, de plus, à redouter l'excès de prudence de monsieur de Boiscoran. Voyant un billet lui arriver de cette façon, il serait bien capable de le remettre, sans l'ouvrir, à monsieur Galpin-Daveline... (Il s'arrêta, et, après un moment de réflexion:) Le plus sûr, reprit-il, serait peut-être de mettre dans la confidence le geôlier Blangin, ou un détenu qui est chargé de servir et d'espionner monsieur de Boiscoran...

—Frumence Cheminot! fit vivement Mlle Denise. La plus extrême surprise se peignit sur les traits de Méchinet.

—Vous savez son nom! dit-il.

—Je le sais, parce que Blangin m'a parlé de ce prisonnier, et que son nom m'a frappé le jour où madame de Boiscoran et moi, ignorant ce que c'est que le secret, sommes allées à la prison demander à voir Jacques.

Le greffier eut un geste de dépit.

—Maintenant, fit-il, je m'explique les terreurs de monsieur Daveline. Il aura eu vent de votre démarche et se sera imaginé que vous vouliez lui enlever son prisonnier. (Il marmotta entre ses dents quelques mots encore que Mlle Denise n'entendit pas; puis se décidant:) N'importe! prononça-t-il, j'agirai selon les circonstances. Écrivez votre lettre, mademoiselle, voici de l'encre et du papier...

Pour toute réponse, la jeune fille s'assit à la table de Méchinet; mais au moment de prendre la plume:

—Monsieur de Boiscoran a-t-il des livres dans sa prison? demanda-t-elle.

—Oui, mademoiselle. Sur sa demande, monsieur Daveline est allé de sa personne lui chercher, chez monsieur Daubigeon, quelques volumes de voyages et plusieurs romans de Cooper...

Une exclamation joyeuse de Mlle Denise l'interrompit.

—Ô Jacques! s'écria-t-elle, merci d'avoir compté sur moi!

Et sans remarquer le profond étonnement de Méchinet, elle écrivit:

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