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La corde au cou

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Nous sommes sûrs de votre innocence, Jacques, et cependant nous sommes au désespoir. Votre mère est ici, avec un avocat de Paris, maître Folgat, tout dévoué à nos intérêts. Que devons-nous faire? Donnez-nous vos instructions. Vous pouvez répondre sans crainte, puisque vous avez notre livre.

denise.

—Lisez, monsieur, dit-elle au greffier dès qu'elle eut terminé.

Mais lui, au lieu d'user de la permission, plia le billet qu'elle lui tendait et le glissa dans une enveloppe qu'il cacheta.

—Oh! vous êtes bon, murmura la jeune fille, touchée de cette délicatesse.

—Non, répondit-il, je cherche simplement à faire le plus honnêtement possible une action... malhonnête. Demain, mademoiselle, j'espère avoir une réponse.

—Je viendrai la chercher...

Méchinet tressaillit.

—Gardez-vous-en bien, mademoiselle, interrompit-il. Les gens de Sauveterre sont assez fins pour comprendre que la toilette ne doit guère vous préoccuper en ce moment, et vos visites ici sembleraient suspectes. Remettez-vous-en à moi du soin de vous faire tenir la réponse de monsieur de Boiscoran.

Pendant que Mlle Denise écrivait, le greffier avait fait un paquet des titres qu'elle avait apportés. Il le lui remit en disant:

—Prenez, mademoiselle, s'il me fallait de l'argent pour Blangin ou pour Frumence Cheminot, je vous le ferais savoir... Et maintenant... partez. Il est inutile de revoir mes sœurs. Je me charge de leur expliquer votre visite.

VIII

—Que peut-il être arrivé à Denise, qu'elle ne revient pas! murmurait grand-père Chandoré en arpentant la place du Marché-Neuf et en consultant sa montre pour la vingtième fois.

Longtemps la crainte de déplaire à sa petite-fille et la peur d'être grondé le retinrent à l'endroit où elle lui avait commandé d'attendre; mais à la fin, sérieusement tourmenté: ah! ma foi, tant pis! se dit-il, je me risque...

Et traversant la chaussée qui sépare la place des maisons, il s'engagea dans le long corridor de l'immeuble des sœurs Méchinet. Déjà il mettait le pied sur la première marche de l'escalier, lorsqu'il vit le haut s'éclairer. Il entendit presque aussitôt la voix de sa petite-fille et reconnut son pas léger.

Enfin!... pensa-t-il.

Et, leste comme l'écolier qui entend le maître, tremblant d'être pris en flagrant délit d'inquiétude, il regagna la place.

Mlle Denise y fut presque en même temps, et lui sautant au cou:

—Bon papa, dit-elle en faisant claquer ses lèvres si fraîches sur les joues rudes du vieillard, je te rapporte tes titres.

Si une chose devait étonner M. de Chandoré, c'était qu'il se trouvât en ce monde un être assez dur, assez cruel, assez barbare pour résister aux prières et aux larmes de Mlle Denise—surtout à des larmes et à des prières appuyées de cent vingt mille francs.

Néanmoins:

—Je t'avais bien dit, chère fillette, fit-il tristement, que tu ne réussirais pas.

—Et tu te trompais, bon papa, et tu te trompes encore, j'ai réussi.

—Cependant... puisque tu rapportes l'argent.

—C'est que j'ai trouvé un honnête homme, grand-père, un homme de cœur. Pauvre garçon! à quelle épreuve j'ai mis sa probité!... car il est très gêné, je le sais de bonne source, depuis que ses sœurs et lui ont acheté leur maison. C'était plus que l'aisance, c'était évidemment la fortune que je lui offrais. Aussi, il fallait voir l'éclat de ses yeux et le tremblement de ses mains pendant qu'il regardait ces titres et qu'il les maniait. Eh bien! il les a refusés, bon papa, il les refuse. Il ne veut pas de récompense pour l'immense service qu'il va nous rendre. De la tête, M. de Chandoré approuvait:

—Tu as raison, fillette, dit-il, ce greffier est un brave homme, et qui vient d'acquérir des droits éternels à notre reconnaissance.

—Il convient d'ajouter, reprit Mlle Denise, que j'ai été extraordinairement brave. Jamais je ne me serais crue capable de tant d'audace. Que n'étais-tu caché dans un petit coin, bon papa, pour me voir et pour m'entendre! Tu n'aurais pas reconnu ta petite-fille. J'ai bien pleuré un peu, mais après, quand j'ai obtenu ce que je voulais...

Oh! chère, chère enfant! murmurait le vieillard ému.

—C'est que, vois-tu, je ne songeais qu'au danger de Jacques et à la gloire de me montrer digne de lui, qui est si courageux. J'espère qu'il sera content de moi.

—Ce serait un seigneur difficile, s'il ne l'était pas! s'écria M. de Chandoré.

Mais c'est sous les arbres de la place du Marché-Neuf que causaient le grand-père et sa petite-fille, et déjà plusieurs promeneurs avaient trouvé le moyen de passer trois ou quatre fois près d'eux, les oreilles largement ouvertes, fidèles à cette discrétion charmante qui est un des agréments de Sauveterre.

Mise sur ses gardes par les prudentes recommandations de Méchinet, Mlle Denise ne tarda pas à s'en apercevoir.

—On nous écoute, dit-elle à son grand-père, viens, je te dirai tout en route.

Et en effet, tout en cheminant, elle lui racontait jusqu'aux moindres détails de son entrevue, et le vieux gentilhomme déclarait ne savoir en vérité ce qu'il devait le plus admirer, de sa présence d'esprit à elle ou du désintéressement de Méchinet.

—Raison de plus, conclut la jeune fille, pour ne pas augmenter les périls auxquels va s'exposer cet honnête homme. Je lui ai promis une discrétion absolue, je tiendrai ma promesse. Si tu veux me croire, bon papa, nous ne parlerons de rien, ni aux tantes ni à madame de Boiscoran.

—Dis tout de suite, rusée, que tu voudrais sauver Jacques à toi toute seule...

—Ah! si je le pouvais!... Malheureusement il va falloir mettre maître Folgat dans la confidence, car nous ne saurions nous passer de ses conseils.

Ainsi fut-il fait. Tantes Lavarande et la marquise de Boiscoran durent se contenter de l'explication assez peu vraisemblable que donnait, de sa sortie, Mlle Denise.

Et quelques heures plus tard, la jeune fille, maître Folgat et M. de Chandoré tenaient conseil dans le cabinet du baron.

Plus que M. de Chandoré encore, le jeune avocat devait être surpris de la conception de Mlle Denise et de sa hardiesse à l'exécuter. Jamais il ne l'eût soupçonnée capable d'une telle démarche, tant, jeune fille, elle gardait encore les grâces naïves et les timidités de l'enfant.

Il voulait la complimenter, mais elle:

—Où est mon mérite? interrompit-elle vivement. À quel danger me suis-je exposée?

—À un danger fort réel, mademoiselle, je vous l'assure.

—Bah! fît M. de Chandoré.

—Corrompre un fonctionnaire, poursuivait maître Folgat, c'est grave! Il y a dans le Code pénal un certain article 179 qui ne plaisante pas et qui assimile le corrupteur au corrompu...

—Eh bien! tant mieux! s'écria Mlle Denise, si ce pauvre Méchinet va en prison, j'irai avec lui. (Et sans remarquer l'expression de mécontentement de son grand-père:) Enfin, monsieur, dit-elle à maître Folgat, voici le vœu que vous formiez réalisé. Maintenant nous allons avoir des nouvelles positives de monsieur de Boiscoran, il nous donnera ses instructions...

—Peut-être, mademoiselle...

—Comment! peut-être... Vous avez dit devant moi...

—Je vous ai dit, mademoiselle, qu'il serait inutile, imprudent peut-être, de rien tenter avant de savoir la vérité. La saurons-nous? Pensez-vous que monsieur de Boiscoran, qui a tant de raisons de se défier de tout, la dira dans une réponse qui doit passer par plusieurs mains avant de vous arriver?

—Il la dira, monsieur, sans restrictions, sans crainte, sans péril.

—Oh!...

—Mes mesures sont prises... Vous verrez.

—Alors nous n'avons plus qu'à attendre. Hélas! oui, il fallait attendre, et c'était bien là ce qui désolait Mlle Denise. À peine dormit-elle. Sa journée du lendemain fut un supplice. À chaque coup de sonnette, elle tressaillait et courait voir. Enfin, vers cinq heures, rien n'étant venu:

—Ce ne sera pas pour aujourd'hui, dit-elle, pourvu, mon Dieu, que ce pauvre Méchinet ne se soit pas laissé surprendre!

Et peut-être pour échapper aux obsessions de ses craintes, elle consentit à accompagner Mme de Boiscoran qui allait rendre visite.

Ah! si elle eût su!... Il n'y avait pas dix minutes qu'elle était dehors quand un de ces gamins, comme on en rencontre à toute heure du jour, polissonnant sur les places de Sauveterre, se présenta, porteur d'une lettre à l'adresse de Mlle Denise.

On la porta à M. de Chandoré, qui, en attendant le dîner, faisait un tour de jardin en compagnie de maître Folgat.

—Une lettre pour Denise! s'écria le vieux gentilhomme dès que le domestique se fut éloigné, c'est la réponse que nous attendons...

Il rompit le cachet bravement. Ah! empressement inutile. Le billet renfermé dans l'enveloppe était ainsi conçu:

31: 9, 17, 19, 23, 25, 28, 32, 101, 102, 129, 137, 504, 515—37: 2, 3, 4, 5, 7, 8, 10, 11, 13, 14, 24, 27, 52, 54, 118, 119, 120, 200, 201—41: 7, 9, 17, 21, 22, 44, 45, 46...

Et il y en avait deux pages comme cela.

—Tenez, maître, essayez de comprendre, dit M. de Chandoré en tendant cette réponse à maître Folgat.

Positivement, le jeune avocat essaya. Mais, après cinq minutes d'efforts inutiles:

—Je comprends, fit-il, que mademoiselle de Chandoré avait raison de nous dire que nous saurions la vérité. Monsieur de Boiscoran et elle étaient convenus autrefois d'un chiffre...

Grand-père Chandoré leva les mains vers le ciel.

—Voyez-vous ces petites filles, dit-il, voyez-vous!... Nous voilà à sa discrétion, puisqu'il n'y a qu'elle pour nous traduire ce grimoire.

Si, en accompagnant la marquise de Boiscoran chez Mme Séneschal, Mlle Denise espérait dissiper les tristes pressentiments dont elle était agitée, son espoir fut déçu. L'excellente femme du maire n'était pas de celles à qui on peut aller demander du courage aux heures de défaillance. Elle ne sut que se jeter alternativement dans les bras de Mme de Boiscoran et de Mlle de Chandoré, et leur répéter, en éclatant en sanglots, qu'elle les tenait, l'une pour la plus malheureuse des mères, l'autre pour la plus infortunée des fiancées.

Cette femme croit donc Jacques coupable? pensait, non sans irritation, Mlle Denise.

Et ce n'est pas tout. En revenant, vers le haut de la rue Mautrec, non loin de la maison où étaient provisoirement installés le comte et la comtesse de Claudieuse, elle entendit un jeune garçon qui criait: «M'man, viens donc voir la mère et la bonne amie de l'assassin!»

La pauvre jeune fille rentrait donc plus affligée qu'elle n'était partie, lorsque sa femme de chambre, qui, bien évidemment, guettait son retour, lui dit que son grand-père et maître Folgat l'attendaient dans le cabinet du baron.

Sans prendre le temps d'ôter son chapeau, elle y courut, et dès qu'elle entra:

—Voici la réponse, lui dit M. de Chandoré en lui présentant la lettre de Jacques.

Elle ne put retenir un cri de joie, et d'un geste rapide elle porta cette lettre à ses lèvres, en répétant:

—Nous sommes sauvés, nous sommes sauvés! M. de Chandoré souriait du bonheur de sa petite-fille.

—Seulement, mademoiselle la cachottière, reprit-il, vous aviez, à ce qu'il paraît, de grands secrets à échanger avec monsieur de Boiscoran, puisque vous aviez adopté un chiffre, ni plus ni moins que des conspirateurs. Maître Folgat et moi y avons perdu notre latin...

Alors seulement la jeune fille se rappela la présence de l'avocat de Paris, et, plus rouge qu'une pivoine:

—En ces derniers temps, dit-elle, Jacques et moi, je ne sais à quel propos, avions eu l'occasion de parler des moyens imaginés pour correspondre secrètement, et il m'a enseigné celui-ci. Deux correspondants font choix d'un ouvrage quelconque et en ont chacun un exemplaire de la même édition. Celui qui écrit cherche dans son exemplaire les mots dont il a besoin et les indique par des chiffres. Celui qui reçoit la lettre, avec les chiffres, retrouve les mots. Ainsi, dans le billet de Jacques, les numéros suivis de deux points indiquent une page, et les autres le numéro d'ordre des mots choisis dans cette page.

—Eh! eh! fit grand-père Chandoré, j'aurais cherché longtemps!

—C'est très simple, continua Mlle Denise, très connu et cependant très sûr. Comment un étranger devinerait-il le livre choisi par les correspondants? Puis il est des moyens encore, pour dérouter les indiscrétions. On convient, par exemple, que jamais les chiffres n'auront leur valeur, ou plutôt que cette valeur variera selon que le jour où on reçoit la lettre est le premier, le second, le troisième ou le dernier de la semaine. Ainsi, aujourd'hui nous sommes lundi, premier jour, n'est-ce pas? Eh bien! de chaque numéro de page je dois retirer 1, et ajouter 1 à chaque numéro de lettre.

—Et tu vas t'y reconnaître? fit M. de Chandoré.

—Assurément, bon papa. Dès que Jacques m'a eu expliqué ce système, j'ai tenu à l'essayer, comme de juste. Nous avons choisi un livre que j'aime beaucoup, Le Lac Ontario, de Cooper, et nous nous amusions à nous écrire des lettres infinies. Oh! cela occupe, va, et c'est long, parce qu'on ne trouve pas toujours les mots qu'on voudrait employer, et qu'il faut alors les désigner lettre par lettre.

—Et monsieur de Boiscoran a le Lac Ontario dans sa prison? demanda Maître Folgat.

—Oui, monsieur, je l'ai appris par monsieur Méchinet. Le premier soin de Jacques, dès qu'il s'est vu au secret, a été de demander quelques romans de Cooper, et monsieur Galpin-Daveline qui est si fin, si clairvoyant, si défiant, est allé les lui chercher lui-même. Jacques comptait sur moi, monsieur...

—Alors, chère fille, va nous déchiffrer cette énigme, dit M. de Chandoré.

Et dès qu'elle fut sortie:

—Comme elle l'aime, murmura-t-il, comme elle l'aime, ce Jacques!... S'il lui arrivait malheur, monsieur, elle en mourrait...

Maître Folgat ne répondit pas, et il s'écoula près d'une heure avant que Mlle Denise, enfermée dans sa chambre, réussît à rassembler tous les mots désignés par les chiffres de Jacques de Boiscoran.

Mais lorsqu'elle eut achevé et qu'elle reparut dans le cabinet de son grand-père, le plus profond désespoir se lisait sur son jeune visage.

—C'est horrible! dit-elle.

La même idée, telle qu'une flèche aiguë, traversa l'esprit de M. de Chandoré et de maître Folgat. Jacques avouait-il donc?

—Tenez, lisez, leur dit Mlle Denise en leur tendant sa traduction.

Jacques écrivait:

Merci de votre lettre, ma bien-aimée. Un pressentiment me l'avait si bien annoncée, que je m'étais procuré le Lac Ontario. Je ne comprends que trop votre douleur de voir que ma détention se prolonge et que je ne me disculpe pas. Si je me suis tu, c'est que j'espérais que les preuves de mon innocence viendraient du dehors. Je reconnais que l'espérer encore serait insensé et qu'il faudra que je parle. Je parlerai. Mais ce que j'ai à dire est si grave que je garderai le silence tant qu'il ne me sera pas permis de consulter un homme qui ait toute ma confiance. C'est plus que de la prudence qu'il me faut maintenant, c'est de l'habileté. Jusqu'à ce moment, fort de mon innocence, j'étais tranquille. Mon dernier interrogatoire vient de m'ouvrir les yeux et de me montrer l'étendue du danger que je cours.

Mes angoisses seront affreuses jusqu'au jour où je pourrai voir un avocat. Merci à ma mère d'en avoir amené un. J'espère qu'il me pardonnera de m'adresser d'abord à un autre qu'à lui. J'ai besoin d'un homme qui connaisse à fond notre pays et ses mœurs. C'est maître Mergis que je choisis, et je vous charge de l'avertir de se tenir prêt pour le jour où, l'instruction étant terminée, le secret sera levé.

Jusque-là, rien à faire, rien, que d'obtenir, si c'est possible, qu'on retire mon affaire à G. D. et qu'on la confie à un autre. Cet homme se conduit indignement. Il me veut coupable absolument, il commettrait un crime pour m'en accuser, et il n'est sorte de piège qu'il ne me tende. Il faut me faire violence pour garder mon calme, toutes les fois que je vois entrer dans ma prison ce juge qui s'est dit mon ami.

Ah! chers, j'expie bien cruellement une faute dont, jusqu'ici, je n'avais pour ainsi dire pas eu conscience!

Et vous, mon unique amie, me pardonnerez-vous jamais les horribles tourments que je vous cause...

J'en aurais beaucoup encore à vous dire; mais le détenu qui m'a remis votre billet m'a dit de me hâter, et les mots sont longs à rassembler...

La lecture de cette lettre achevée, maître Folgat et M. de Chandoré détournèrent tristement la tête, craignant peut-être que Mlle Denise ne surprît dans leurs yeux le secret de leurs pensées. Mais elle ne comprit que trop ce que signifiait ce mouvement.

—Douterais-tu donc de Jacques, grand-père! s'écria-t-elle.

—Non, murmura faiblement M. de Chandoré, non...

—Et vous, maître Folgat, seriez-vous froissé de ce que Jacques veut consulter un autre avocat que vous?

—J'aurais été le premier, mademoiselle, à lui conseiller de voir un homme du pays.

Il fallait à Mlle Denise toute son énergie pour retenir ses larmes.

—Oui, cette lettre est terrible, dit-elle; mais comment ne le serait-elle pas! Ne comprenez-vous pas que Jacques est désespéré, que sa raison chancelle après tant de tortures imméritées...

Quelques coups légers frappés à la porte l'interrompirent.

—C'est moi, disait la voix de Mme de Boiscoran.

Grand-père Chandoré, maître Folgat et Mlle Denise se consultèrent un instant du regard. Enfin:

—La situation est trop grave, annonça l'avocat, pour que la mère de monsieur de Boiscoran ne soit pas consultée...

Et il se leva pour ouvrir.

Depuis que tenaient conseil Mlle Denise, son grand-père et maître Folgat, un domestique, à cinq reprises différentes, était venu leur crier à travers la porte fermée au verrou que la soupe était sur la table. «C'est bien», avaient-ils répondu à chaque fois. Mais comme ils ne descendaient toujours pas, Mme de Boiscoran avait fini par comprendre qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Or, que pouvait être ce quelque chose, pour qu'on lui en fît mystère? On ne lui eût pas caché, pensait-elle, un événement heureux!

C'est donc avec la très ferme résolution de se faire ouvrir qu'elle était montée frapper au cabinet de M. de Chandoré. Et dès que maître Folgat lui eut ouvert, dès en entrant:

—Je veux savoir! dit-elle.

Mlle Denise lui répondit:

—Quoi qu'il arrive, madame, dit-elle, rappelez-vous qu'un seul mot de ce que je vais vous confier, arraché à votre douleur ou à votre joie, suffirait pour perdre un honnête homme envers qui nous avons contracté une de ces dettes dont on ne s'acquitte jamais. J'ai réussi à lier une correspondance entre nous et Jacques...

—Denise!

—Je lui ai écrit, ma mère, je viens de recevoir sa réponse... lisez-la.

Saisie d'une sorte de délire, la marquise de Boiscoran se jeta sur la traduction que lui tendait la jeune fille.

Mais à mesure qu'elle lisait, on pouvait voir à chaque ligne tout son sang se retirer de son visage, ses lèvres blêmir, ses yeux se voiler, l'air manquer à sa poitrine haletante. Et à la fin, la lettre échappant à ses mains défaillantes, elle s'affaissa lourdement sur un fauteuil, en balbutiant:

—Pourquoi lutter, puisque nous sommes perdus! Superbe fut le geste de Mlle Denise, et admirable l'accent dont elle s'écria:

—Pourquoi ne dites-vous pas tout de suite, ma mère, que Jacques est un incendiaire et un assassin!

Et secouant la tête d'un mouvement d'indomptable énergie, la lèvre frémissante, promenant autour d'elle un regard où éclataient la colère et le dédain:

—Resterais-je donc seule, fit-elle, à le défendre, lui qui comptait tant d'amis en ses jours prospères! Soit...

Moins ému, comme de raison, que M. de Chandoré et Mme de Boiscoran, maître Folgat avait été le premier à se remettre.

—Nous serions deux, en tout cas, mademoiselle, interrompit-il; car je serais impardonnable si je me laissais influencer par cette lettre. Je serais sans excuse, moi qui sais par expérience ce que votre cœur a deviné. La prison préventive a des angoisses qui dissolvent les caractères les plus vigoureusement trempés. Les jours s'y traînent interminables et les nuits y ont des terreurs sans nom. L'innocent, dans la cellule des secrets, se voit devenir coupable, de même que l'homme le plus sain d'esprit sent son cerveau se troubler dans le cabanon des fous...

Mlle de Chandoré ne le laissa pas poursuivre.

—Voilà, monsieur, s'écria-t-elle, ce que je sentais, ce que je n'aurais pas su exprimer comme vous!

Honteux de leur défaillance, grand-père Chandoré et la marquise de Boiscoran s'efforçaient de réagir contre le doute affreux qui un moment les avait terrassés.

—Enfin, quel parti prendre? fit la marquise d'une voix faible.

—Votre fils nous l'indique, madame, répondit l'avocat de Paris; nous n'avons qu'à attendre la fin de l'instruction.

—Pardon, dit M. de Chandoré, nous avons à obtenir un changement de juge...

Maître Folgat secoua la tête.

—Malheureusement, fit-il, ce n'est là qu'un rêve irréalisable. On ne récuse pas comme un simple juré un juge d'instruction agissant à ce titre.

—Cependant...

—Le législateur a voulu, selon l'énergique expression d'Ayrault, que rien ne pût prévaloir contre le juge d'instruction, lui couper le chemin ou brider sa puissance. L'article 542 du code d'instruction criminelle est formel.

—Et... que dit cet article? interrogea Mlle Denise.

—Il dit en substance, mademoiselle, que la récusation proposée par un prévenu contre un juge d'instruction constitue une demande en renvoi pour cause de suspicion légitime, demande sur laquelle il n'appartient qu'à la cour de cassation de statuer, parce que le juge d'instruction, dans les limites de sa compétence, constitue à lui seul une juridiction... Je ne sais si je m'exprime clairement?

—Oh! très clairement, déclara M. de Chandoré. Seulement, puisque Jacques le désire...

—C'est vrai, monsieur; mais monsieur de Boiscoran ne sait pas...

—Pardon! Il sait que son juge est son mortel ennemi...

—Soit. En quoi serons-nous plus avancés d'obéir? Pensez-vous donc que la demande en renvoi empêcherait monsieur Galpin-Daveline de continuer à suivre la procédure? Point. Il la suivrait jusqu'à la décision de la cour de cassation. Il serait, jusque-là, c'est vrai, empêché de rendre une ordonnance définitive; mais monsieur de Boiscoran doit la souhaiter, cette ordonnance, dont le premier effet sera de lever le secret et de lui permettre de voir son avocat.

—C'est atroce! murmura M. de Chandoré. Oui, c'est atroce, en effet, mais c'est la loi. Et ils sont heureux, ceux qui jamais en leur vie, qu'il s'agisse d'eux ou d'un être cher, n'ont eu l'occasion d'ouvrir ce livre formidable qui s'appelle le Code, et d'y chercher, le cœur serré d'une inexplicable anxiété, l'article fatidique et inexorable d'où dépend leur destinée...

Mais, depuis un moment déjà, Mlle Denise réfléchissait.

—Je vous ai bien compris, monsieur, dit-elle au jeune avocat, et dès demain vos objections seront soumises à monsieur de Boiscoran.

—Et surtout, insista le jeune avocat, expliquez-lui bien que toutes nos démarches, dans le sens qu'il indique, tourneraient contre lui. Monsieur Galpin-Daveline est notre ennemi, mais nous n'avons à articuler contre lui aucun grief positif. On nous répondrait toujours: «Si monsieur de Boiscoran est innocent, que ne parle-t-il...»

C'est ce que ne voulait pas admettre grand-père Chandoré.

—Cependant, commença-t-il, si nous avions pour nous de hautes influences...

—En avons-nous?

—Assurément. Boiscoran a des amis intelligents qui ont su rester fort puissants sous tous les régimes. Il a été fort lié, jadis, avec monsieur de Margeril...

Fort significatif fut le geste de maître Folgat.

—Diable! interrompit-il, si monsieur de Margeril voulait nous donner un coup d'épaule... Mais c'est un homme peu accessible.

—On peut toujours lui dépêcher Boiscoran... Puisqu'il est resté à Paris pour faire des démarches, voilà une occasion. Je lui écrirai ce soir même.

Depuis que ce nom de Margeril avait été prononcé, Mme de Boiscoran était devenue plus pâle, s'il est possible. Sur les derniers mots du vieux gentilhomme, elle se dressa, et vivement:

—N'écrivez pas, monsieur, dit-elle, ce serait inutile, je ne le veux pas...

Si évident était son trouble que les autres en étaient confondus.

—Boiscoran et monsieur de Margeril sont donc brouillés? interrogea M. de Chandoré.

—Oui.

—Mais il s'agit du salut de Jacques, ma mère! s'écria Mlle Denise.

Hélas! la pauvre femme ne pouvait pas dire quels soupçons avaient troublé la vie du marquis de Boiscoran, ni combien cruellement la mère payait en ce moment une imprudence de l'épouse.

—S'il le fallait absolument, fit-elle d'une voix étouffée, si c'était là notre suprême ressource... c'est moi qui irais trouver monsieur de Margeril...

Seul, maître Folgat eut le soupçon des douloureux souvenirs que ce nom éveillait dans l'âme de Mme de Boiscoran. Aussi, intervenant:

—En tout état de cause, déclara-t-il, mon avis est d'attendre la fin de l'instruction. Cependant je puis me tromper, et avant de répondre à monsieur Jacques, je désire que l'avocat qu'il nous désigne soit consulté.

Voilà certainement le parti le plus sage, approuva M. de Chandoré.

Et sonnant un domestique, il lui commanda de se rendre chez maître Mergis, le prier de passer après son dîner.

Le choix de Jacques de Boiscoran était heureux. M. Magloire Mergis, plus connu sous le nom de maître Magloire, passait à Sauveterre pour le plus habile et le plus éloquent avocat, non seulement du département, mais encore de tout le ressort de Poitiers. Il avait encore, ce qui est plus rare et bien autrement glorieux, une réputation inattaquable et bien méritée d'intégrité et d'honneur. Il était connu que jamais il n'eût consenti à plaider une cause équivoque, et on citait de lui des traits héroïques, tels que de jeter à la porte par les épaules les clients assez mal avisés pour venir, l'argent à la main, le supplier de se charger de quelque affaire véreuse.

Aussi n'était-il guère riche et gardait-il, à cinquante-quatre ou cinq ans qu'il avait, les habitudes modestes et frugales d'un débutant sans fortune. Marié jeune, maître Magloire avait perdu sa femme après quelques mois de ménage, et jamais il ne s'était consolé de cette perte. Après plus de trente ans, la plaie n'était pas cicatrisée, et toujours, fidèlement, à de certaines époques, on le voyait traverser la ville, un gros bouquet à la main, et s'acheminer vers le cimetière.

De tout autre, les esprits forts de Sauveterre ne se fussent pas privés de rire. De lui ils n'osaient, tant était grand le respect qu'imposait cet honnête homme, au visage calme et serein, aux yeux clairs et fiers, aux lèvres finement dessinées, véritables lèvres d'orateur, traduisant tour à tour la pitié ou la colère, la raillerie ou le dédain.

De même que le docteur Seignebos, maître Magloire était républicain, et aux dernières élections de l'empire, il avait fallu aux bonapartistes d'incroyables efforts, l'appui de l'administration et quantité de manœuvres assez louches pour parvenir à l'écarter de la Chambre. Encore n'eussent-ils pas réussi sans le concours de M. de Claudieuse, qui ne les aimait guère cependant, et qui avait déterminé un grand nombre d'électeurs à s'abstenir.

Voilà l'homme qui, sur les neuf heures du soir, se rendant à l'invitation de M. de Chandoré, se présentait rue de la Rampe.

Mlle Denise et son grand-père, Mme de Boiscoran et maître Folgat l'attendaient.

Il les salua d'un air affectueux, mais en même temps si triste que Mlle Denise en reçut un coup au cœur. Elle crut comprendre que maître Magloire n'était pas éloigné de croire à la culpabilité de Jacques de Boiscoran. Et elle ne se trompait pas, car maître Magloire ne tarda pas à le donner à entendre, avec de grands ménagements, sans doute, mais très clairement.

Ayant passé la journée au Palais, il avait recueilli l'opinion des membres du tribunal, et cette opinion était loin d'être favorable au prévenu. En de telles conditions, se prêter aux désirs de Jacques et introduire contre M. Daveline une demande en renvoi eût été une impardonnable faute.

—L'instruction durera donc des années! s'écria Mlle Denise, puisque monsieur Galpin-Daveline prétend obtenir de Jacques l'aveu d'un crime qu'il n'a pas commis.

Maître Magloire secoua la tête.

—Je crois, au contraire, mademoiselle, répondit-il, que l'instruction sera bientôt terminée.

—Si Jacques se tait, cependant...

—Le mutisme d'un prévenu, pas plus que son caprice ou son obstination, ne saurait entraver la marche de la procédure. Mis en demeure de produire sa justification, s'il refuse de le faire, la justice passe outre...

—Pourtant, monsieur, quand un prévenu a des raisons...

—Il n'y a jamais de raisons valables de se laisser accuser injustement. Cependant le cas a été prévu. Libre au prévenu de ne pas répondre à une question qui l'embarrasse:

Nemo tenetur prodere se ipsum.

Mais avouez que ce refus de répondre autorise le juge à considérer comme décisives les charges sur lesquelles le prévenu ne s'explique pas.

Plus était calme le célèbre avocat de Sauveterre, plus ses auditeurs, à l'exception de maître Folgat, étaient effrayés. En écoutant ces expressions techniques qu'il employait, ils se sentaient glacés jusqu'aux moelles, comme les amis d'un blessé qui entendent le chirurgien repasser des bistouris.

—Ainsi, monsieur, demanda d'une voix faible Mme de Boiscoran, la situation de mon malheureux fils vous paraît grave...

—J'ai dit périlleuse, madame.

—Vous pensez avec maître Folgat que chaque jour qui s'écoule ajoute au danger qu'il court...

—Je n'en suis que trop sûr. Et si monsieur de Boiscoran est réellement innocent...

—Ah! monsieur, interrompit Mlle Denise, monsieur, pouvez-vous parler ainsi, vous qui êtes l'ami de Jacques...

C'est d'un air de commisération profonde, et bien sincère, que maître Magloire considéra un moment la jeune fille. Puis:

—C'est parce que je suis un ami, mademoiselle, répondit-il, que je vous dois la vérité. Oui, j'ai connu et apprécié les hautes qualités de monsieur de Boiscoran, je l'ai aimé, je l'aime... Mais ce n'est pas avec le cœur, c'est avec la raison qu'il faut examiner la situation. Jacques est homme, c'est par d'autres hommes qu'il sera jugé. Il y a de sa culpabilité des indices matériels, palpables, tangibles. Quelles preuves avez-vous à offrir de son innocence? Des preuves morales!...

—Mon Dieu! murmurait Mlle Denise.

—Je pense donc comme mon honorable confrère... (Et maître Magloire saluait maître Folgat.) Je crois fermement que si monsieur de Boiscoran est innocent, il a adopté un système déplorable. Ah! si par bonheur il a un alibi, qu'il se hâte, qu'il se hâte de le produire! Qu'il ne laisse pas la procédure arriver à la chambre des mises en accusation! Une fois là, un prévenu est aux trois quarts condamné.

Positivement, le cramoisi des joues de M. de Chandoré pâlissait.

—Et cependant, s'écria-t-il, Jacques ne changera pas de système; ce n'est que trop sûr pour qui connaît son entêtement de mule!

—Et, malheureusement, sa résolution est prise, dit Mlle Denise, et maître Magloire, qui le connaît bien, ne le verra que trop par cette lettre qu'il nous écrit.

Jusqu'alors, rien n'avait été dit qui pût faire soupçonner à l'avocat de Sauveterre le moyen employé pour correspondre avec le prisonnier.

Lui montrant la lettre, il fallait le mettre dans la confidence, et c'est ce que fit Mlle Denise.

Étonné d'abord, il ne tarda pas à froncer le sourcil.

—C'est bien imprudent, murmura-t-il, dès qu'il sut tout, c'est bien hardi... (Et regardant maître Folgat:) Notre profession, continua-t-il, a certaines règles dont il est toujours fâcheux... de s'écarter.

Corrompre un greffier, profiter de sa faiblesse et de sa pitié! L'avocat de Paris avait rougi imperceptiblement.

—Je n'aurais jamais conseillé une telle imprudence, dit-il; mais du moment où elle était commise, je n'ai pas cru devoir refuser d'en profiter, et dussé-je encourir un blâme sévère, ou pis encore... j'en profiterai.

Maître Magloire ne répondit pas; mais ayant lu la lettre de Jacques:

—Je suis aux ordres de monsieur de Boiscoran, dit-il, et dès que le secret sera levé, je me rendrai près de lui. Je crois, comme mademoiselle Denise, qu'il s'obstinera à garder le silence. Cependant, puisque vous avez un moyen de lui faire parvenir une lettre... Allons, bien! voici que, moi aussi, je profite de l'imprudence commise. Suppliez-le, dans son intérêt, au nom de tout ce qu'il a de plus cher, de parler, de se disculper, de s'expliquer...

Et, saluant, maître Magloire se retira précipitamment, laissant ses auditeurs consternés, tant il était visible que le but de sa brusque retraite était surtout de cacher la pénible impression qu'il ressentait de la lettre de Jacques.

—Certes! dit M. de Chandoré, nous allons lui écrire, mais ce sera comme si nous chantions... Il attendra la fin de l'instruction.

—Qui sait!... murmura Mlle Denise. (Et après une minute de méditation:) On peut toujours essayer, ajouta-t-elle.

Et sans s'expliquer davantage, elle sortit et courut à sa chambre écrire ce laconique billet:

Il faut que je vous parle. Notre jardin a une petite porte qui donne sur la ruelle de la Charité, je vous y attends. Si tard que vous soit remis ce mot, venez.

Denise.

Puis, ayant mis ce billet sous enveloppe, elle appela la vieille bonne qui l'avait élevée, et après toutes les recommandations que la prudence lui pouvait inspirer:

—Il faut, lui dit-elle, que monsieur Méchinet, le greffier, ait cette lettre ce soir même; pars, dépêche-toi!

IX

Depuis vingt-quatre heures, Méchinet était si changé que ses sœurs ne le reconnaissaient plus.

Aussitôt après le départ de Mlle Denise, elles étaient allées le trouver, espérant qu'il leur apprendrait enfin ce que signifiait cette mystérieuse entrevue; mais dès les premiers mots:

—Cela ne vous regarde pas! s'était-il écrié d'un accent qui fit frémir les deux couturières. Cela ne regarde personne!

Et il était resté seul, tout étourdi de l'aventure, et rêvant aux moyens de tenir sa promesse sans se compromettre. Ce n'était pas aisé.

Le moment décisif arrivé, il reconnut que jamais il ne réussirait à faire passer à Jacques de Boiscoran le billet qui brûlait sa poche sans être aperçu de l'œil de lynx de M. Galpin-Daveline.

Force lui fut donc, après de longues hésitations, de recourir à la complicité de l'homme qui servait Jacques, de Frumence Cheminot enfin. C'était, d'ailleurs, un assez bon diable que ce pauvre diable, dont le vice capital était une incurable paresse, et qui n'avait sur la conscience que de légers délits de vagabondage.

Il aimait Méchinet, lequel, pendant ses séjours antérieurs à la prison de Sauveterre, lui avait donné quelquefois du tabac ou quelques sous pour s'acheter du vin. Il ne fit donc aucune objection à la proposition que lui fit le greffier de remettre un billet à M. de Boiscoran et de rapporter une réponse. Et il s'acquitta fidèlement et honnêtement de la commission.

Mais de ce que tout s'était bien passé cette fois, il ne s'ensuivait pas que Méchinet fût plus tranquille. Outre qu'il était assailli de remords en songeant à ses devoirs trahis, il frémissait de se sentir à la merci d'un complice. Que fallait-il, pour qu'il fût découvert? Une indiscrétion, une maladresse, un hasard malheureux. Qu'adviendrait-il alors? Destitué, il perdrait successivement toutes ses places. La confiance et la considération se retireraient de lui. Adieu les rêves ambitieux, les illusions de fortune, l'espoir d'arriver à une belle position par un mariage avantageux.

Et cependant, contradiction bizarre, Méchinet ne regrettait pas ce qu'il avait fait, et il se sentait prêt à recommencer.

Telles étaient ses dispositions, quand la vieille bonne de M. de Chandoré lui apporta la lettre de sa maîtresse.

—Quoi, encore! s'écria-t-il. (Et quand il eut parcouru les quelques lignes:) Dites à mademoiselle de Chandoré que je suis à ses ordres, répondit-il, persuadé que quelque événement fâcheux était survenu.

Moins d'un quart d'heure après, en effet, il sortit, et avec toutes sortes de précautions pour dépister les curieux, il gagna la ruelle de la Charité.

La petite porte du jardin était entrebâillée, il n'eut qu'à la pousser pour entrer.

Quoiqu'il n'y eût pas de lune, la nuit était fort claire: à quelques pas, sous les arbres, il reconnut Mlle Denise et s'avança.

—Excusez-moi, monsieur, commença-t-elle, d'avoir osé vous envoyer chercher...

Toutes les angoisses de Méchinet se dissipaient. Il ne songeait plus qu'à l'étrangeté de la situation. Sa vanité se délectait de se voir le confident de cette jeune fille, la plus noble, la plus jolie et la plus riche héritière du pays.

—Vous avez bien fait de me mander, si je puis vous être utile, mademoiselle, dit-il.

En peu de mots elle l'eut mis au fait, et quand elle lui demanda son avis:

—Je pense comme maître Folgat, répondit-il, que le chagrin et l'isolement commencent à agir d'une façon désastreuse sur le moral de monsieur de Boiscoran.

—Oui, c'est à devenir fou! murmura la jeune fille.

—Je crois, avec maître Magloire, poursuivit le greffier, que monsieur de Boiscoran, en s'obstinant à se taire, empire sa situation. J'en ai la preuve. Monsieur Galpin-Daveline, si anxieux les deux premiers jours, a recouvré toute son assurance. Le procureur général lui a écrit pour le féliciter de son énergie.

—Et alors...

—Alors, mademoiselle, il faudrait déterminer monsieur de Boiscoran à parler. Je sens bien que sa résolution est très fermement arrêtée, mais si vous lui écriviez, puisque vous pouvez lui écrire...

—Une lettre serait inutile.

—Cependant...

—Inutile, vous dis-je. Seulement, je sais un moyen...

—Employez-le bien vite, alors, mademoiselle, interrompit le greffier. Ne perdez pas une minute, il n'est que temps.

Si claire que fût la nuit, Méchinet ne pouvait voir la pâleur de la jeune fille.

—Eh bien! reprit-elle, il faut que j'arrive jusqu'à monsieur de Boiscoran, que je le voie, que je lui parle...

Elle supposait que le greffier allait bondir, se récrier, point:

—En effet, dit-il du ton le plus tranquille; mais comment?

—Blangin, le geôlier, et sa femme ne tiennent à leur place que parce qu'elle les fait vivre. Pourquoi ne leur offrirais-je pas, en échange d'une entrevue avec monsieur de Boiscoran, de quoi s'établir à la campagne?

—Pourquoi non? fit le greffier. (Et plus bas, répondant aux objections de son expérience:) La prison de Sauveterre, poursuivit-il, ne ressemble en rien aux maisons d'arrêt des grandes villes... Les prisonniers y sont rares, la surveillance y est nulle. Les portes fermées, Blangin y est le maître...

—J'irai le trouver demain!... déclara Mlle Denise.

Il est de ces pentes sur lesquelles on ne saurait se retenir. En cédant une première fois aux suggestions de Mlle Denise, Méchinet, à son insu, s'était engagé pour l'avenir.

—Non, n'y allez pas, mademoiselle, dit-il. Vous ne sauriez ni démontrer à Blangin qu'il ne court aucun danger, ni exciter suffisamment ses convoitises. C'est moi qui lui parlerai.

—Oh! monsieur! s'écria Mlle Denise, monsieur, comment jamais...

—Combien puis-je offrir? interrompit le greffier.

—Tout ce que vous jugerez convenable, tout...

—Alors, mademoiselle, demain, ici, à la même heure qu'aujourd'hui, je vous apporterai la réponse.

Et il s'éloigna, laissant Mlle Denise si enflammée d'espoir que tout le reste de la soirée et toute la journée du lendemain, tantes Lavarande et Mme de Boiscoran, à qui elle n'avait rien confié, ne cessèrent de se demander: qu'a donc cette petite?

Elle songeait que, si la réponse était favorable, avant vingt-quatre heures elle verrait Jacques, et elle se disait: pourvu que Méchinet soit exact.

Il le fut. À dix heures précises, comme la veille, il poussait la petite porte, et tout d'abord:

—J'ai réussi, dit-il.

Si violente fut l'émotion de Mlle Denise, qu'elle dut s'appuyer à un arbre.

—Blangin consent, poursuivit le greffier. Je lui ai promis seize mille francs... C'est peut-être beaucoup.

—C'est bien trop peu...

—Il exige qu'ils lui soient remis en or.

—Il les aura.

—Enfin, il met à l'entrevue des conditions qui vous paraîtront peut-être bien dures, mademoiselle...

Déjà la jeune fille s'était remise.

—Dites, monsieur.

—Tout en prenant ses précautions pour le cas où il serait découvert, Blangin tient à ne pas l'être. Voici donc comment il a réglé les choses. Demain soir, à six heures, vous passerez devant la prison. La porte sera ouverte, et sur la porte se tiendra la femme de Blangin, que vous connaissez bien, puisqu'elle a été à votre service. Si elle ne vous salue pas, continuez votre chemin, il serait survenu quelque empêchement. Si elle vous salue, allez à elle, toute seule, et elle vous conduira dans une petite pièce qui dépend de son logement. Vous y resterez jusqu'à l'heure, assez avancée nécessairement, où Blangin croira pouvoir vous conduire sans danger à la cellule de monsieur de Boiscoran. L'entrevue terminée, vous reviendrez à votre petite chambre, où un lit sera préparé, et vous y passerez le reste de la nuit. Car voilà la condition terrible, vous ne pourrez sortir de la prison que de jour.

C'était terrible, en effet.

Pourtant, après un moment de réflexion:

—N'importe! fit Mlle Denise. J'accepte. Dites à Blangin, monsieur Méchinet, que tout est convenu.

Que Mlle Denise acceptât toutes les conditions du geôlier Blangin, rien de mieux—rien du moins de plus naturel. Obtenir l'assentiment de M. de Chandoré devait être plus difficile.

La pauvre jeune fille le comprit si bien que, pour la première fois, elle se sentit émue en présence de son grand-père, qu'elle hésita, qu'elle prépara ses phrases et qu'elle chercha ses mots.

Mais c'est en vain qu'avec un art dont la veille elle ne se fût pas crue capable, elle ménagea l'étrangeté de sa requête; dès qu'elle se fut expliquée:

—Jamais! s'écria M. de Chandoré, jamais! jamais!...

Jamais, c'est positif, le vieux gentilhomme ne s'était exprimé avec cette autorité décisive. Jamais ses sourcils ne s'étaient ainsi froncés. Jamais, à une demande de sa petite-fille, il n'avait répondu non, sans que son œil répondît oui.

—Impossible! prononça-t-il encore, et d'un ton qui ne semblait pas admettre de réplique.

Certes, en ces douloureuses circonstances, il ne s'était pas marchandé, et il avait bien montré à Mlle Denise tout ce qu'elle pouvait attendre de lui. Du doigt et de l'œil, elle lui avait imposé ses volontés. Selon qu'elle lui avait soufflé, il avait dit oui, il avait dit non, il avait dit peut-être. Que n'eût-il pas dit encore?

Sans lui apprendre ce qu'elle en voulait faire, Mlle Denise lui avait demandé cent vingt mille francs, et il les lui avait donnés, bien que ce soit une grosse somme en tout pays, énorme à Sauveterre, immense pour un vieillard qui l'a économisée louis à louis. Il était prêt à en donner autant, à en donner le double, sans plus d'explications.

Mais que Mlle Denise quittât la maison paternelle un soir, à six heures, pour ne rentrer que le lendemain...

—C'est ce que je ne puis souffrir! répétait-il. Mais que Mlle Denise allât passer la nuit dans la prison de Sauveterre, pour y avoir une entrevue avec son fiancé, prisonnier et accusé de meurtre et d'incendie, la nuit entière, seule, à l'absolue discrétion d'un geôlier, d'un homme dur, avide et grossier...

—C'est ce que je ne puis souffrir! répétait-il. C'est ce que je ne permettrai pas! s'écria encore le vieux gentilhomme.

Calme, Mlle Denise avait laissé passer l'orage. Et lorsque son grand-père s'arrêta:

—Et s'il le faut, cependant? dit-elle. M. de Chandoré haussa les épaules.

—S'il le faut, insista-t-elle en haussant le ton, pour déterminer Jacques à renoncer à un système qui le perd, pour le déterminer à parler avant la fin de l'instruction?

—Ce n'est pas ton rôle, mon enfant, dit M. de Chandoré.

—Oh!...

—C'est le rôle de sa mère, de la marquise de Boiscoran. Ce que Blangin consent à risquer pour toi, il le risquera pour elle au même prix. Que madame de Boiscoran aille passer la nuit à la prison, je l'approuverai; qu'elle voie son fils, elle fera son devoir...

—Ce n'est pas elle qui changera les résolutions de Jacques.

—Et tu te crois sur lui plus d'influence que sa mère.

—Ce n'est pas la même chose, bon papa...

—N'importe!

Ce «n'importe» de M. de Chandoré n'était pas moins net que son «impossible», mais il discutait. Et discuter, c'est s'exposer à être entamé par les objections de l'adversaire.

—N'insiste pas, chère fille, reprit-il, mon parti est irrévocablement arrêté, et je te jure...

—Ne jure pas, bon papa, interrompit la jeune fille.

Et si résolue était son attitude, et si ferme son accent, que le vieux gentilhomme en demeura un instant abasourdi.

—Si je ne veux pas, cependant..., reprit-il.

—Tu consentiras, bon papa, tu ne mettras pas ta petite-fille, qui t'aime tant, dans la douloureuse nécessité de te désobéir pour la première fois de sa vie.

—Parce que pour la première fois, en effet, je ne fais pas la volonté de ma petite-fille.

—Bon papa, laisse-moi te dire...

—Écoute-moi, plutôt, pauvre chère enfant, et laisse-moi te montrer à quels dangers, à quels malheurs tu t'exposerais... Aller passer la nuit à cette prison, ce serait risquer, entends-tu bien, ton honneur de jeune fille, cette fleur de renommée qu'une médisance flétrit, le bonheur et le repos de toute la vie...

—L'honneur et la vie de Jacques sont en danger.

—Pauvre imprudente! Sais-tu seulement s'il ne serait pas le premier à te reprocher cruellement ta démarche?

—Lui!

—Les hommes sont ainsi faits qu'ils s'irritent des plus admirables dévouements.

—Soit. Je souffrirais moins des injustes reproches de Jacques que de ne pas faire mon devoir.

Le désespoir gagnait M. de Chandoré.

—Et si je priais, Denise, reprit-il, au lieu de commander... Si ton vieux grand-père te conjurait à genoux de renoncer à ce funeste projet...

—Tu me ferais une peine affreuse, bon papa, et inutile; car je résisterais à tes prières, comme je résiste à tes ordres.

—Implacable! s'écria le vieillard, elle est implacable! (Et, tout à coup, changeant de ton:) Pourtant, je suis le maître! s'écria-t-il.

—Bon papa, de grâce! Et puisque rien ne saurait te toucher, c'est à Méchinet que je m'adresserai, c'est à Blangin que je signifierai ma volonté...

Plus blanche qu'un marbre, mais l'œil étincelant, Mlle Denise recula d'un pas.

—Si tu faisais cela, grand-père, interrompit-elle, si tu brisais ma dernière espérance...

—Eh bien!...

—Demain, je te le jure par la mémoire de ma mère, je serais dans un couvent, et tu ne me reverrais de ma vie; non, pas même au moment de ma mort, qui ne tarderait pas...

D'un mouvement désespéré, M. de Chandoré leva les bras vers le ciel et, d'une voix rauque:

—Ô mon Dieu! s'écria-t-il, voilà donc nos enfants, et voilà ce qui nous attend, nous, vieillards! Notre existence entière s'est passée à veiller sur eux, nous avons été à genoux devant toutes leurs fantaisies, ils ont été notre souci le plus cher et notre meilleure espérance; de même que nous leur avons donné notre vie jour à jour, nous voudrions leur donner notre sang goutte à goutte, ils sont tout pour nous et nous nous croyons aimés!... Pauvres fous! Un jour, un jeune homme passe, insoucieux, rieur, l'œil brillant et quelques mots d'amour aux lèvres, et c'est fini, notre enfant n'est plus à nous, notre enfant ne nous connaît plus... Meurs en ton coin, vieillard...

Et succombant à son émotion, de même que le chêne touché par la hache, le vieux gentilhomme chancela et s'affaissa lourdement sur son fauteuil.

—Ah! c'est affreux, murmura Mlle Denise, c'est affreux ce que tu dis là, grand-père, toi, douter de moi!

Elle s'était agenouillée, elle pleurait, et ses larmes roulaient sur les mains du vieux gentilhomme.

À cette sensation, il se dressa, et tentant un dernier effort:

—Malheureuse! reprit-il, et si Jacques était coupable, et si, lorsque tu paraîtras, il te faisait l'aveu de son crime...

Mlle Denise secoua la tête.

—C'est impossible, dit-elle, et cependant, si cela était, je devrais être punie comme lui, car je sens que, s'il l'eût voulu, j'aurais été sa complice...

—Elle est folle! soupira M. de Chandoré en retombant sur son fauteuil, elle est folle!

Mais il était vaincu, et le lendemain, à cinq heures du soir, le cœur déchiré d'une horrible douleur, il descendait la rue de la Rampe, donnant le bras à sa petite-fille.

Mlle Denise avait choisi la plus simple et la plus sombre de ses toilettes, et le petit sac qu'elle portait au bras renfermait non pas seize, mais vingt mille francs en or.

Comme de raison, il avait fallu mettre dans la confidence Mme de Boiscoran, tantes Lavarande et maître Folgat, et, à la profonde stupeur de M. de Chandoré, personne n'avait risqué une objection.

Jusqu'à la rue de la prison, le grand-père et sa petite-fille n'échangèrent pas une parole. Mais là:

—Je vois madame Blangin sur sa porte, bon papa, dit Mlle Denise, faisons bien attention...

Ils approchaient; Mme Blangin salua.

—Allons, le moment est venu, dit la jeune fille. À demain, bon papa, et surtout rentre bien vite et ne t'inquiète pas.

Et, rejoignant la femme du geôlier, elle disparut dans l'intérieur de la prison.

X

La prison, à Sauveterre, c'est le château situé tout en haut de la vieille ville, au milieu d'un quartier pauvre et presque désert.

Très important autrefois, le château de Sauveterre a été démantelé lors du siège de La Rochelle, et il n'en reste plus que des débris maladroitement restaurés, des remparts dont les fossés ont été comblés, une porte surmontée d'un beffroi, une chapelle convertie en magasin militaire, et enfin deux tours massives reliées par un immense bâtiment dont le rez-de-chaussée est voûté. Rien de moins triste que ces ruines entourées d'un mur tapissé de lierre, et jamais on ne soupçonnerait leur destination sans le soldat qui, nuit et jour, monte à l'entrée sa faction monotone.

Des ormes séculaires ombragent les vastes cours, et sur les plates-formes, et dans les crevasses des murailles, il fleurit assez de ravenelles et de lilas de terre pour faire la joie de cent prisonniers.

Mais les prisonniers manquent à cette poétique prison. «C'est une cage sans oiseaux», dit parfois le geôlier d'un ton mélancolique. Il en profite pour cultiver des légumes le long des préaux, et l'exposition est si favorable qu'il est toujours le premier, à Sauveterre, à cueillir des petits pois. Il en a de même profité—avec l'autorisation de l'administration—pour s'attribuer dans une des tours un joli logement, qui se compose de deux pièces au rez-de-chaussée et d'une chambre à l'étage supérieur, où on arrive par un étroit escalier pratiqué dans l'épaisseur du mur.

C'est dans cette chambre que la geôlière, avec la promptitude de la peur, entraîna Mlle Denise.

La pauvre jeune fille suffoquait, tant son cœur violemment battait dans sa poitrine, et, à peine entrée, elle se laissa tomber sur une chaise.

—Jésus Dieu! s'écria la geôlière, vous trouvez-vous donc mal, ma chère demoiselle! Attendez, je descends vous quérir du vinaigre...

—C'est inutile, fit Mlle Denise d'une voix faible; restez près de moi, ma bonne Colette, restez!

Forte et robuste commère de quarante-cinq ans, brune comme le pain bis, avec un épais duvet noir à la lèvre supérieure, Mme Blangin s'appelait Colette.

—Pauvre demoiselle, reprit-elle, cela vous semble drôle de vous trouver ici.

—Oui, très drôle, assurément. Mais où est donc votre mari?

—En bas, à faire le guet, mademoiselle. Il ne tardera pas à monter.

Bientôt, en effet, un pas pesant retentit dans l'escalier, et Blangin apparut, pâle et l'œil trouble, comme un homme qui vient de courir un grand danger.

—Ni vu ni connu, dit-il, personne ne se doute de rien. Je ne craignais que ce mauvais chien de factionnaire, et juste comme mademoiselle arrivait, j'ai réussi à l'attirer derrière le mur en lui offrant la goutte. Je commence à croire que je ne perdrai pas ma place.

Mlle de Chandoré prit cette phrase pour une mise en demeure.

—Eh! qu'importe votre place, dit-elle, affectant une gaieté bien loin de son âme, puisqu'il est convenu que je vous en assure une meilleure...

Et, ouvrant son sac, elle déposait sur la table les rouleaux qu'il contenait.

—Ah! c'est l'or! fit Blangin, dont l'œil étincela.

—Oui. Chacun de ces rouleaux contient mille francs, et en voici seize...

Une tentation irrésistible contractait les traits du geôlier.

—On peut voir? interrogea-t-il.

—Certes, répondit la jeune fille, vérifiez...

Elle se trompait. Blangin songeait bien à vérifier, vraiment! Ce qu'il voulait, c'était repaître sa vue de cet or, l'entendre sonner, le manier.

D'un geste fiévreux, il déchira les enveloppes et se mit à faire tomber les pièces en cascades sur la table, et, à mesure que le tas grossissait, ses lèvres blêmissaient et la sueur perlait à ses tempes.

—Tout cela est à moi! fit-il avec un rire stupide.

—Oui, à vous, répondit Mlle Denise.

—Je ne me figurais pas ce que pouvaient faire seize mille francs. Comme c'est beau, l'or! Regarde donc, ma femme.

Mais la geôlière détournait la tête. Elle était aussi âpre au gain que son mari, et plus émue peut-être, mais elle était femme, elle savait dissimuler.

—Ah! chère demoiselle, reprit-elle, jamais mon homme ni moi ne vous aurions demandé de l'argent pour vous rendre service, si nous n'avions à songer qu'à nous! Mais nous avons des enfants...

—Votre devoir est de vous préoccuper de vos enfants, dit Mlle Denise.

—Je sais bien que seize mille francs, c'est une grosse somme... Mademoiselle regrette peut-être de nous donner tant d'argent...

—Je le regrette si peu, interrompit la jeune fille, que j'ajouterais volontiers quelque chose encore.

Et elle montrait un des quatre rouleaux restés dans son sac.

—Alors, en effet, au diable la place! s'écria Blangin. (Et grisé par la vue et le contact de l'or:) Vous êtes ici chez vous, mademoiselle, poursuivit-il, et la prison et le geôlier sont à vos ordres. Que désirez-vous? Parlez. J'ai neuf prisonniers, sans compter monsieur de Boiscoran et Cheminot. Voulez-vous que je leur donne la clef des champs?

—Blangin!... fit sévèrement la femme.

—Quoi! Ne suis-je pas le maître de lâcher les prisonniers?

—Avant de faire le fier, attends d'avoir rendu à mademoiselle le service qu'elle attend de toi.

—C'est juste.

—Alors, insista la prudente geôlière, cache cet argent qui nous trahirait.

Et, tirant de l'armoire un bas de laine, elle le tendit à son mari qui y glissa les seize mille francs, moins une douzaine de pièces qu'il garda dans sa poche pour avoir sous la main une preuve matérielle de sa fortune nouvelle.

Et quand ce fut fait, et quand le bas, plein à craquer, fut remis au fond de l'armoire sous une pile de linge:

—Maintenant, descends, commanda la geôlière à son mari. On peut encore venir, et si tu n'allais pas ouvrir dès qu'on frappera, cela donnerait des soupçons.

Époux bien dressé, Blangin obéit sans réplique, et aussitôt la geôlière entreprit de distraire Mlle Denise. Elle espérait bien, disait-elle, que sa chère demoiselle lui ferait l'honneur d'accepter quelque chose. Cela la soutiendrait et, d'ailleurs, l'aiderait à passer le temps, car il n'était que sept heures, et ce ne serait qu'après dix que Blangin pourrait la conduire sans danger à la cellule de M. de Boiscoran.

—Mais j'ai dîné, objectait Mlle Denise, je n'ai besoin de rien.

L'autre n'en insistait que plus fort. Elle se rappelait bien, Dieu merci, les goûts de sa chère demoiselle, et elle lui avait préparé un bouillon exquis et une crème incomparable. Et, tout en parlant, elle dressait la table, ayant mis dans sa tête que, dût Mlle Denise en périr, elle mangerait, ce qui est d'ailleurs une tradition de Saintonge. Du moins, les fastidieux empressements de cette femme eurent cet avantage qu'ils empêchèrent Mlle Denise de s'abandonner à ses douloureuses pensées.

La nuit était venue. Neuf heures sonnèrent, puis dix. Puis on entendit le pas de la ronde qui allait relever les factionnaires.

Un quart d'heure après, Blangin reparut, portant une lanterne et un énorme trousseau de clefs.

—J'ai envoyé coucher Cheminot, dit-il, mademoiselle peut venir.

Mlle Denise était déjà debout.

—Allons, dit-elle simplement.

Et, à la suite du geôlier, elle traversa d'interminables corridors, puis une immense salle voûtée où les pas retentissaient comme dans une église, puis une longue galerie.

Enfin, montrant une porte massive dont les fentes laissaient filtrer quelques rayons de lumière:

—C'est là! dit Blangin.

Mais Mlle Denise lui prit le bras, et d'une voix à peine distincte:

—Attendez un moment, dit-elle.

C'est qu'elle était près de succomber à tant d'émotions successives. C'est qu'elle sentait ses jambes fléchir et ses yeux se voiler. Son âme gardait toujours son admirable énergie, mais la chair échappait à sa volonté et lui manquait, en quelque sorte.

—Êtes-vous malade? interrogea le geôlier. Que faites-vous?

Elle demandait à Dieu de lui donner du courage et des forces. Et, sa prière achevée:

—Entrons, dit-elle.

Et, avec un grand bruit de clefs et de verrous, Blangin ouvrit la porte de Jacques de Boiscoran.

Ce n'était déjà plus les jours, c'était les heures que comptait Jacques de Boiscoran depuis qu'il était au secret.

Il avait été écroué le vendredi matin, 23 juin, et on était au mercredi soir, 28. Il y avait donc cent trente-deux heures que, selon la terrible expression d'Ayrault, il avait été «vivant, rayé du monde des vivants et muré dans la tombe». Aussi, chacune de ces cent trente-deux heures avait-elle pesé sur son front autant qu'un mois entier. Aussi, en le voyant pâle et amaigri, les cheveux et la barbe en désordre, les yeux brillants de fièvre comme des charbons mal éteints, eût-on eu peine à reconnaître l'heureux et insoucieux châtelain de Boiscoran, ce Benjamin de la destinée, à qui toujours tout avait souri, ce fier et sceptique garçon qui, du haut de son passé, défiait l'avenir.

C'est que de tous les supplices imaginés par les sociétés obligées de se défendre, il n'en est pas de plus effroyable que «le secret». C'est qu'il n'en est pas qui, plus promptement, détrempe les énergies, désarticule les volontés et réduise les plus indomptables organisations.

C'est qu'il n'est pas de lutte plus émouvante que la lutte qui s'établit entre un prévenu innocent ou coupable, et un juge inexorable ou clément; où l'on voit un homme sans défense se débattre contre un autre homme armé d'un pouvoir discrétionnaire.

Si les grandes douleurs n'avaient pas leur pudeur, Mlle Denise se serait informée de Jacques. Rien ne lui était plus facile. Et si elle se fût informée, elle eût appris par Blangin, qui gardait et épiait M. de Boiscoran, et par la geôlière qui préparait ses repas, par quelles phases il avait passé depuis son arrestation.

Anéanti sur le premier moment, il n'avait pas tardé à réagir, et, le vendredi et le samedi, il s'était montré tranquille et plein de confiance, causeur et presque gai.

Le dimanche lui avait été fatal. Conduit à Boiscoran entre deux gendarmes pour la levée des scellés, il avait été, le long du chemin, accablé d'injures et de malédictions par des gens qui l'avaient reconnu, et il était rentré mortellement triste.

Pendant toute la journée du lundi, il avait été torturé par le juge d'instruction, et après six heures d'interrogatoire, quand on lui avait apporté son dîner, il avait dit que sa santé n'y résisterait pas, et qu'autant vaudrait le tuer tout de suite.

Le mardi, il avait reçu la lettre de Mlle Denise et y avait répondu. C'avait été pour lui le sujet d'une extrême agitation, et, pendant une partie de la nuit, Frumence Cheminot l'avait vu se promener dans sa cellule avec les gestes et les imprécations incohérentes d'un fou.

Il espérait un mot pour le mercredi. Ce mot n'étant pas venu, il était tombé dans une torpeur glacée dont M. Galpin-Daveline n'avait pas pu le tirer. Il n'avait rien pris de la journée qu'une tasse de bouillon et un peu de café. Et, le juge parti, il s'était accoudé à sa table, en face de la fenêtre, et il y était resté immobile comme une statue, les lèvres pendantes, le regard hébété, si profondément enfoncé dans ses rêveries qu'il ne s'était pas dérangé quand on lui avait monté de la lumière.

C'est ainsi qu'il était encore, quand, un peu après dix heures, il entendit grincer les verrous de sa porte. Déjà il était assez au fait de la prison pour en connaître les usages. Il savait à quelles heures on lui apportait ses repas, à quel moment Cheminot venait mettre en ordre sa cellule, et quand enfin il devait s'attendre à voir paraître le juge d'instruction.

La nuit venue, il s'appartenait jusqu'au lendemain. Donc, une visite si tardive annonçait immanquablement un événement insolite—la liberté, peut-être, cette visiteuse qu'implorent tous les prisonniers. Aussi se dressa-t-il. Et dès qu'il distingua dans l'ombre le rude visage de Blangin:

—Que me veut-on? demanda-t-il vivement. Blangin salua. C'était un geôlier poli.

—Monsieur, répondit-il, je vous amène une personne...

Et s'effaçant, il livra passage à Mlle Denise, ou plutôt il la poussa dans la chambre, car elle semblait avoir perdu la faculté de se mouvoir.

—Une personne..., répétait M. de Boiscoran. Mais le geôlier ayant élevé sa lanterne, le malheureux reconnut sa fiancée.

—Vous! s'écria-t-il, ici!

Et il se rejeta en arrière, tremblant d'être dupe d'un rêve, d'être le jouet d'une de ces effrayantes hallucinations qui précèdent la folie et qui se fixent dans les cerveaux malades comme les orfraies au milieu des ruines.

—Denise! murmura-t-il encore. Denise!

Quand il se fût agi, non de sa vie, elle n'y pensait pas, mais de la vie de Jacques, la pauvre jeune fille n'eût pu articuler une parole, tant l'émotion serrait sa gorge et contractait ses lèvres.

Le geôlier répondit pour elle:

—Oui, fit-il, mademoiselle de Chandoré...

—À cette heure, dans ma prison!

—Elle avait quelque chose d'important à vous communiquer, elle est venue me trouver...

—Ô Denise, balbutia Jacques, amie incomparable!

—Et j'ai consenti, poursuivait Blangin d'un ton paterne, à l'introduire secrètement... C'est une grande faute que je commets, si cela venait à se savoir!... Mais on a beau être geôlier, on a un cœur comme tout le monde! Si je dis cela à monsieur, c'est que mademoiselle oublierait peut-être de le prévenir... Si le secret n'était pas bien gardé, je perdrais ma place, et je ne suis qu'un pauvre homme, j'ai femme et enfants...

—Vous êtes le meilleur des hommes! s'écria M. de Boiscoran, bien éloigné de soupçonner le prix de la sensibilité de Blangin, et le jour où je serai libre, je vous prouverai, mon brave, que vous n'avez pas obligé des ingrats!

—Bien à votre service, monsieur, fit modestement le geôlier.

Mais peu à peu, Mlle Denise reprenait possession d'elle-même.

—Laissez-nous, mon ami, dit-elle doucement à Blangin.

Et dès qu'il se fut retiré, sans laisser à M. de Boiscoran le temps de prononcer une parole:

—Jacques, murmura-t-elle, mon grand-père m'a dit qu'en venant à vous, seule, en secret, la nuit, je m'exposais à diminuer votre affection pour moi et à amoindrir votre estime...

—Ah!... vous ne l'avez pas cru!...

—Mon grand-père a plus d'expérience que moi, Jacques... Pourtant je n'ai pas hésité, me voici, et j'aurais bravé bien d'autres périls, parce qu'il s'agit de votre honneur qui est le mien, de votre vie qui est la mienne, de notre avenir, de notre bonheur, de toutes nos espérances ici-bas!

Une joie délirante avait comme transfiguré le visage du prisonnier.

—Grand Dieu! s'écria-t-il, un tel moment rachèterait des années de tortures!

Mais Mlle Denise s'était juré, en venant, que rien ne la détournerait de son œuvre.

—J'en atteste la mémoire de ma mère, Jacques, continua-t-elle, jamais une seconde je n'ai douté de votre innocence.

Le malheureux eut un geste désolé.

—Vous! dit-il, mais les autres, mais monsieur de Chandoré...

—Serais-je donc ici, s'il vous croyait coupable!... Mes tantes et votre mère sont aussi sûres de vous que je le suis moi-même.

—Et mon père? Vous ne m'en parlez pas dans votre lettre...

—Votre père est resté à Paris, pour le cas où il y aurait quelque démarche à faire.

Jacques de Boiscoran secouait la tête.

—Je suis en prison à Sauveterre, murmura-t-il, accusé d'un crime atroce, et mon père reste à Paris... Est-ce donc vrai qu'il ne m'a jamais aimé! J'ai toujours été un bon fils, cependant, et jamais, jusqu'à cette catastrophe effroyable, il n'a eu à se plaindre de moi. Non, mon père ne m'aime pas...

Mlle Denise ne pouvait le laisser s'égarer ainsi.

—Écoutez-moi, Jacques, interrompit-elle, écoutez pourquoi je risque cette démarche si grave et qui me coûte tant! C'est au nom de tous nos amis que je viens, au nom de maître Folgat, cet avocat de Paris que votre mère a amené, et que vous ne connaissez pas, et aussi au nom de maître Magloire, en qui vous avez tant de confiance. Tous sont d'accord. Vous avez adopté un système affreux. Vous obstiner à vous taire, c'est courir volontairement aux abîmes. Entendez bien ce que je vous dis: si vous attendez, pour vous disculper, que l'instruction soit close, vous êtes perdu. Le jour où la chambre des mises en accusation sera saisie du procès, c'est en vain que vous parlerez. Il sera trop tard. Et vous irez, vous, innocent, grossir la liste déplorable des erreurs judiciaires...

C'est en silence, et le front penché vers la terre, comme pour en dérober la pâleur, que Jacques de Boiscoran avait écouté Mlle de Chandoré.

Et dès qu'elle s'arrêta, palpitante:

—Hélas! murmura-t-il, tout ce que vous venez de me dire, je me l'étais déjà dit.

—Et vous vous êtes tu!

—Je me suis tu.

—Ah! c'est que vous ne soupçonnez pas le danger que vous courez, Jacques, c'est que vous ne savez pas...

Il l'interrompit d'un geste. Et d'une voix sourde:

—Je sais, prononça-t-il, que c'est l'échafaud que je risque... ou le bagne.

Mlle Denise était pétrifiée d'horreur. Pauvre jeune fille! Elle s'était imaginée qu'elle n'aurait qu'à paraître pour triompher de l'obstination de M. de Boiscoran, et que dès qu'elle l'aurait entendu elle serait rassurée. Et au lieu de cela!

—Malheureux! s'écria-t-elle, ces épouvantables idées vous sont venues, et vous persisteriez à garder le silence!

—Il le faut.

—C'est impossible... Vous n'avez pas réfléchi!

—Pas réfléchi!... répéta-t-il. (Et plus bas:) Que croyez-vous donc que j'aie fait, depuis cent trente mortelles heures que je suis seul dans cette prison, seul en face d'une accusation terrible et des plus effroyables éventualités...

—Voilà le malheur, Jacques, vous avez été dupe de votre imagination! Qui ne l'eût été, à votre place! Maître Folgat me le disait hier encore: il n'est pas d'homme qui, après quatre jours de secret, ait tout son sang-froid. La douleur et la solitude sont de mauvaises conseillères. Jacques, revenez à vous, écoutez vos amis les plus chers dont ma voix vous transmet les conseils... Jacques, votre Denise vous en conjure, parlez...

—Je ne puis.

—Pourquoi?

Elle attendit quelques secondes, et comme il ne répondait pas:

—Le premier des devoirs, insista-t-elle, non sans une nuance d'amertume, n'est-il donc pas, quand on est innocent, de faire éclater son innocence?

D'un mouvement désespéré, le prisonnier étreignait son front de ses mains crispées. Se penchant vers Mlle Denise, si près qu'elle sentit son souffle dans ses cheveux:

—Et quand on ne peut pas, dit-il, quand on ne peut pas faire éclater son innocence!

Elle recula, pâle comme pour mourir, chancelant à ce point d'être réduite à s'appuyer au mur, et fixant sur Jacques de Boiscoran des regards où montaient toutes les épouvantes de son âme.

—Que dites-vous, mon Dieu! balbutia-t-elle.

Il riait, le malheureux, de ce rire sinistre qui est la dernière expression du désespoir.

—Je dis, répondit-il, qu'il est de ces circonstances fatales qui confondent la raison, de ces coïncidences inouïes qui feraient douter de soi. Je dis que tout m'accuse, que tout m'accable, que tout témoigne contre moi. Je dis que si j'étais à la place de Galpin-Daveline, et qu'il fût à la mienne, j'agirais certainement comme lui!

—C'est de la démence! s'écria Mlle de Chandoré.

Mais Jacques de Boiscoran ne l'entendit pas. Toutes les amertumes des jours passés lui remontaient à la gorge; il s'animait, ses joues s'empourpraient.

Et toujours plus vite, en phrases haletantes:

—Faire éclater son innocence! poursuivait-il. Ah! c'est aisé à conseiller... Mais comment?... Non, je ne suis pas coupable, mais un crime a été commis, et pour ce crime il faut un coupable à la justice! Si ce n'est pas moi qui ai tiré sur monsieur de Claudieuse et mis le feu au Valpinson, qui donc est-ce?... Où étiez-vous, me dit-on, au moment de l'attentat? Où j'étais?... Est-ce que je puis le dire! Me disculper, c'est accuser! Et si je me trompais!... Et si, ne me trompant pas, j'étais incapable de démontrer la réalité de mes accusations!... Est-ce que le meurtrier, est-ce que l'incendiaire n'a pas pris toutes ses mesures pour échapper au châtiment et le faire retomber sur ma tête! J'étais averti! Il est des haines qui méditent de ces vengeances exécrables!... Ah! si on savait, si on pouvait prévoir!... Comment lutter!... Et moi, qui le premier jour me disais: une telle imputation ne saurait m'atteindre, c'est un nuage que d'un souffle je dissiperai! Misérable fou! Le nuage est devenu avalanche et je puis être écrasé!... Je ne suis ni un enfant, ni un lâche, et j'ai toujours marché droit aux fantômes... J'ai mesuré le péril, il est immense! Mlle Denise frissonnait.

—Qu'allons-nous devenir! s'écria-t-elle.

Cette fois, M. de Boiscoran l'entendit, et il eut honte de sa faiblesse. Mais avant qu'il réussît à maîtriser son trouble:

—Qu'importent, reprit la jeune fille, ces considérations vaines! Au-dessus des calculs les plus habiles et des systèmes les mieux combinés, il y a la vérité, invincible, immuable! Il faut dire la vérité, Jacques, sans arrière-pensée, sans restrictions, sans détours...

—Ce n'est plus possible! murmura l'infortuné.

—Elle est donc bien affreuse?

—Elle est invraisemblable.

Ce n'est pas sans effroi que Mlle Denise le considérait. Elle ne retrouvait en lui ni l'expression de son visage, ni son regard, ni le timbre de sa voix. Elle s'approcha, et lui prenant la main entre ses petites mains blanches:

—Mais à moi, fit-elle, à moi, votre amie, vous pouvez la dire, cette vérité!

Il tressaillit, et reculant:

—À vous moins qu'à tout autre! s'écria-t-il. (Et comprenant ce que cette réponse avait d'affligeant:) Trop pur est votre esprit, ajouta-t-il, pour de si honteuses intrigues. Je ne veux pas que sur votre robe de noces rejaillisse une tache de cette boue où l'on m'a précipité!

Fut-elle dupe? Non, mais elle eut ce courage de sembler l'être.

—Soit, poursuivit-elle, mais cette vérité, il vous faudra la dire tôt ou tard...

—Oui, à maître Magloire.

—Eh bien! Jacques, ce que vous lui diriez, écrivez-le-lui, voici des plumes et de l'encre, je porterai fidèlement votre lettre.

—Il est des choses qu'on n'écrit pas, Denise! Elle se sentait vaincue, elle comprenait que rien ne ferait plier cette volonté glacée; et cependant:

—Mais si je vous suppliais, Jacques, reprit-elle, au nom de notre passé et de notre avenir, au nom de cet amour unique et éternel que vous me juriez...

—Voulez-vous donc, interrompit-il, rendre mille fois plus atroces encore mes heures de prison! Voulez-vous m'enlever ce qu'il me reste encore de forces et de courage! N'avez-vous plus en moi aucune confiance! Ne sauriez-vous me faire crédit de quelques jours encore...

Il s'arrêta. On frappait à la porte; et presque aussitôt:

—Le temps passe! cria Blangin par le guichet, je voudrais être en bas quand on relèvera les factionnaires! Je joue gros jeu... je suis un père de famille...

—Éloignez-vous, Denise, dit Jacques vivement, éloignez-vous... La pensée qu'on vous surprendrait ici m'est odieuse.

Combien elle courait peu de risques d'être surprise, Mlle de Chandoré avait payé pour le savoir. Pourtant elle ne résista pas.

Elle tendit son front à Jacques qui l'effleura de ses lèvres et, plus morte que vive et se tenant aux murs, elle regagna la chambrette du geôlier. On lui avait préparé un lit, elle s'y jeta toute habillée et elle y resta, aussi immobile que si elle eût été morte, plongée dans un anéantissement qui lui enlevait jusqu'à la faculté de souffrir.

Il faisait grand jour, il était huit heures, quand elle se sentit tirée par le bras.

—Chère demoiselle, lui disait la geôlière, le moment serait bien propice pour vous esquiver. On s'étonnera peut-être de vous voir seule dans les rues, mais on se dira que vous revenez de la messe de sept heures.

Sans mot dire, Mlle Denise sauta à terre, et en un tour de main elle eut réparé le désordre de sa toilette. Puis, comme Blangin, inquiet, venait voir si elle se décidait à partir:

—Tenez, lui dit-elle en lui donnant un des rouleaux de mille francs restés dans son sac, ceci est pour que vous vous souveniez de moi si j'avais encore besoin de vous.

Et, rabattant sa voilette sur son visage, elle sortit.

XI

Le baron de Chandoré avait eu, en sa vie, une nuit terrible, dont il avait compté les secondes au pouls de son fils agonisant. La veille au soir, les médecins lui avaient dit: «S'il passe cette nuit, il peut être sauvé.» Au jour, il avait rendu le dernier soupir.

Eh bien! c'est à peine si, pour le vieux gentilhomme, cette nuit fatale avait eu plus d'angoisses que celle-ci, passée tout entière hors de la maison par Mlle Denise. Il savait bien que Blangin et sa femme étaient de braves gens, malgré leur avarice et leur âpreté au gain; il savait bien que Jacques de Boiscoran était un homme d'honneur. N'importe!... Toute la nuit, son vieux valet de chambre l'entendit se promener de long en large dans sa chambre, et dès sept heures du matin, il était sur le seuil de la porte, interrogeant d'un œil inquiet le lointain de la rue.

Vers sept heures et demie, maître Folgat vint le rejoindre, mais c'est à peine s'il lui souhaita le bonjour, et certainement il n'entendit rien de tout ce que lui dit l'avocat pour le rassurer.

Jusqu'à ce qu'enfin:

—La voilà! s'écria le vieillard.

Il ne se trompait pas. Mlle Denise venait de tourner le coin de la rue de la Rampe. Elle remontait avec une hâte fiévreuse, comme si elle eût senti que ses forces étaient à bout et qu'il lui en resterait bien juste assez pour arriver.

C'est avec une sorte de joie farouche que grand-père Chandoré se jeta au-devant d'elle et qu'il la serra entre ses bras en répétant:

—Ô Denise, ô ma fille bien-aimée, comme j'ai souffert, comme tu as tardé!... Mais tout est oublié, viens, viens vite!

Et il l'entraîna, il la porta plutôt, dans le salon, et il l'assit mollement sur une causeuse. Il s'agenouilla ensuite près d'elle, riant de bonheur. Mais dès qu'il lui eut pris les mains:

—Tes mains sont brûlantes! s'écria-t-il. Tu as la fièvre...

Il la regarda. Elle venait de relever son voile.

—Tu es pâle comme la mort, continua-t-il, tu as les yeux rouges et gonflés...

—J'ai pleuré, bon papa, répondit-elle doucement.

—Pleuré!... Pourquoi?

—Hélas! je n'ai pas réussi!

Comme s'il eût été mû par un ressort, M. de Chandoré se dressa.

—Par le saint nom de Dieu! s'écria-t-il, on n'a jamais rien ouï de pareil depuis que le monde est monde!... Quoi! tu es allée, toi, Denise de Chandoré, le trouver dans sa prison, tu l'as supplié...

—Et il est resté inflexible, oui, bon papa. Il ne parlera pas avant la fin de l'instruction.

—C'est que nous nous étions trompés, ce garçon n'a ni cœur ni âme...

Péniblement, Mlle Denise s'était soulevée.

—Ah! ne l'accuse pas, bon papa, interrompit-elle, ne l'accuse pas. Il est si malheureux!

—Enfin, que dit-il, pour ses raisons?

—Il dit que la vérité est tellement invraisemblable que certainement on refusera de le croire, et qu'il se perdrait s'il parlait tant qu'il est au secret et privé de l'assistance d'un défenseur. Il dit que son horrible situation est le résultat d'une exécrable vengeance. Il dit qu'il croit connaître le coupable, et que, puisqu'il y est réduit, pour se défendre il accusera...

Témoin silencieux jusqu'à ce moment, maître Folgat s'approcha.

—Êtes-vous bien sûre, mademoiselle, interrogea-t-il, que monsieur de Boiscoran se soit exprimé ainsi?

—Oh! très sûre, monsieur, et je vivrais des milliers d'années que je n'oublierais ni l'expression de son regard, ni le timbre de sa voix...

M. de Chandoré ne permit pas qu'on l'interrompît davantage.

—Mais à toi, reprit-il, à toi, chère fille, Jacques a dû dire quelque chose de plus précis.

—Rien.

—Tu ne lui as donc pas demandé ce qu'est cette vérité si invraisemblable?

—Oh, si!...

—Eh bien?

—Il s'est écrié que c'était à moi surtout qu'il ne pouvait pas la dire, que j'étais la dernière personne du monde à qui il la dirait...

—Cet homme mériterait d'être brûlé à petit feu! gronda M. de Chandoré. (Puis, à haute voix:) Et tout cela, chère fille, interrogea-t-il, ne te paraît pas bien extraordinaire, bien étrange?

—Tout cela me semble affreux...

—J'entends... Mais que penses-tu de la conduite de Jacques?

—Je pense, bon papa, que s'il agit ainsi, c'est qu'il ne peut agir autrement. Jacques est un homme trop supérieur par l'intelligence et par le courage pour s'abuser grossièrement. Étant seul à savoir, il est seul bon juge de la situation. Plus que personne je dois respecter ses raisons...

Mais le vieux gentilhomme ne se croyait pas obligé de les respecter, lui, et cette réponse résignée de sa petite-fille achevant de l'exaspérer, il allait lui dire toute sa pensée, lorsqu'elle se leva, non sans effort.

—Je suis brisée, bon papa, fit-elle d'une voix expirante, permets-moi, je te prie, de regagner ma chambre...

Elle quitta le salon, en effet; M. de Chandoré la suivit jusqu'à la porte, et il y resta jusqu'à ce qu'il l'eût vue monter l'escalier au bras de sa femme de chambre.

Revenant alors à maître Folgat:

—On me la tuera, monsieur! s'écria-t-il, avec une explosion de colère et de désespoir effrayants chez un homme de cet âge. J'ai vu dans ses yeux, à travers ses larmes, le regard qu'avait sa mère, quand après la mort de son mari, de mon fils, elle me disait: «Je n'y survivrai pas.» Elle n'y a pas survécu, en effet... Et alors, moi, vieillard, je suis resté seul avec cette enfant qui peut-être avait en elle le germe du mal affreux qui a emporté sa mère. Seul!... et voilà vingt ans que je retiens mon haleine pour écouter si elle respire toujours du même souffle égal et pur...

—Vous vous alarmez à tort, monsieur..., commença maître Folgat.

Grand-père Chandoré secoua la tête.

—Non, dit-il, mon enfant est peut-être frappée au cœur. Ne venez-vous donc pas de la voir, plus blanche que la cire, et d'entendre sa voix, sans vie et sans chaleur!... Mon Dieu! de quelle faute me punissez-vous en mes enfants! Par pitié, rappelez-moi à vous avant celle qui est la joie de ma vie! Et ne rien pouvoir pour conjurer le malheur! Vieillard inepte et stupide! Ah! ce Jacques de Boiscoran!... S'il était coupable cependant!... Si cet homme que Denise aime était un assassin! Ah! le misérable! j'achèterais la place du bourreau pour qu'il périsse de mes mains!...

Profondément ému, maître Folgat arrêta du geste M. de Chandoré.

—N'accablez pas monsieur de Boiscoran, alors que tout l'accable, monsieur, prononça-t-il. De nous tous, c'est encore lui le plus cruellement éprouvé, car il est innocent.

—Le croyez-vous toujours?

—Plus que jamais. Si peu qu'il ait parlé, il en a dit assez à mademoiselle Denise pour me démontrer la justesse de mes conjectures et me prouver que j'avais touché du doigt le point précis...

—Quand?

—Le jour où nous sommes allés ensemble à Boiscoran, monsieur le baron...

M. de Chandoré parut chercher.

—Je ne me rappelle pas..., commença-t-il.

—Et cependant, insista l'avocat, vous êtes sorti pour permettre au vieil Antoine, que j'interrogeais, de me répondre plus librement...

—C'est juste! interrompit M. de Chandoré, c'est très juste! Et alors vous supposez...

—Je crois que mon point de départ était exact, oui, monsieur. Quant à chercher comment, c'est ce que je ne ferai pas. Monsieur de Boiscoran nous dit que la vérité est invraisemblable, j'en serai donc pour mes conjectures. Seulement, puisque nous voici les mains liées et réduits à attendre la fin de l'instruction, j'en profiterai pour questionner des gens du pays, qui me répondront peut-être mieux qu'Antoine. Vous avez parmi vos amis des personnes qui doivent être bien informées, monsieur Séneschal, le docteur Seignebos...

Pour ce dernier, maître Folgat ne devait pas avoir longtemps à attendre, car au moment où son nom était prononcé, il le criait au domestique, dans le corridor:

—C'est moi, Seignebos, le docteur Seignebos! Et presque aussitôt, il entra comme une trombe dans le salon.

Il y avait alors quatre jours que le docteur Seignebos n'avait paru rue de la Rampe. Car il n'était pas venu reprendre lui-même le rapport et les grains de plomb qu'il avait confiés à maître Folgat; il les avait envoyé chercher par son domestique, s'excusant sur l'importance et la multiplicité de ses occupations.

Il est de fait que ces quatre jours, il les avait autant dire passés à l'hôpital, en compagnie d'un sien confrère, médecin au chef-lieu, mandé par le parquet pour procéder, «conjointement avec le docteur Seignebos», à l'examen de l'état mental de Cocoleu.

—Et c'est cette expertise qui m'amène! s'écria-t-il, dès en entrant, c'est cette expertise qui, si nous n'y mettons bon ordre, est en train d'enlever à monsieur de Boiscoran sa plus belle et sa plus sûre chance de salut.

Après ce que venait de leur rapporter Mlle Denise, ni M. de Chandoré ni maître Folgat n'attachaient une grande importance à l'état de Cocoleu.

Ce mot de salut leur fit pourtant dresser l'oreille. Il n'y a pas de circonstance indifférente, dans un procès criminel.

—Il y a donc du nouveau, docteur? demanda l'avocat.

Le médecin commença par fermer soigneusement les portes, et posant sur la table sa canne et son chapeau à larges bords:

—Non, il n'y a rien de nouveau, répondit-il. On continue, comme par le passé, à vouloir perdre monsieur de Boiscoran, et, pour y parvenir, on ne recule devant aucune manœuvre.

—On... qui, on? demanda M. de Chandoré. Dédaigneusement, le docteur haussa les épaules.

—En êtes-vous vraiment encore à vous le demander, monsieur? répondit-il. Les faits, cependant, parlent assez haut. Du reste, écoutez. Dans notre département, comme dans plusieurs autres, on trouve, j'ai la douleur de l'avouer, un certain nombre de médecins qui ne sont pas à la hauteur de leur grande mission et qui, même, pour parler net, sont des ânes bâtés!

Si grave que fût la situation, maître Folgat avait quelque peine à réprimer un sourire, tant le docteur avait de singulières façons.

—Mais il est un de ces ânes, poursuivait-il, qui, pour l'épaisseur du sabot et la longueur des oreilles, dépasse de beaucoup tous les autres. Eh bien! c'est celui-là que le parquet a trié sur le volet et m'a adjoint.

Sur ce chapitre, il était prudent de brider la verve du docteur Seignebos.

—Bref?... interrogea M. de Chandoré.

—Bref, monsieur, mon docte confrère est absolument persuadé que sa mission de médecin légiste consiste uniquement à opiner du bonnet et à dire amen à toutes les antiennes de la prévention. «Cocoleu est idiot!» déclare péremptoirement monsieur Galpin-Daveline. «Il l'est ou doit l'être», répond mon docte confrère. «S'il a parlé lors du crime, c'est par suite d'une inspiration d'en haut», reprend le juge d'instruction. «Évidemment, conclut le confrère, il y a eu inspiration d'en haut.» Car enfin, voilà la conclusion du rapport de ce savant docteur: Cocoleu est un idiot qui a été providentiellement illuminé par un éclair de raison. Il ne l'a pas écrit en propres termes, mais c'est tout comme.

Il avait retiré ses lunettes d'or, et il les essuyait avec une sorte de rage.

—Mais votre opinion à vous, docteur? demanda maître Folgat.

D'un geste solennel, M. Seignebos rajusta ses lunettes, et froidement:

—Mon avis, répondit-il, et je l'ai longuement développé dans mon rapport, mon avis est que Cocoleu n'est pas idiot.

M. de Chandoré tressauta, tant la proposition lui parut monstrueuse. Il connaissait Cocoleu, lui. Il l'avait vu traîner par les rues de Sauveterre, pendant les dix-huit mois que ce misérable était resté en traitement chez le docteur.

—Quoi! Cocoleu ne serait pas idiot? répétait-il.

—Non, déclara péremptoirement M. Seignebos, et, pour en acquérir la certitude, il n'y a qu'à l'examiner. A-t-il la face large et plate, la bouche démesurée, la peau jaune et tannée, les lèvres épaisses, les dents cariées et les yeux louches? Sa tête déformée se balance-t-elle d'une épaule à l'autre, trop lourde pour le cou? Sa taille est-elle difforme, sa colonne vertébrale déviée? Lui trouvez-vous un ventre volumineux et lâche, les mains lourdes et épaisses pendant sur les hanches, les jambes gauches, les articulations d'une épaisseur insolite?... Messieurs, ce sont là les caractères principaux de l'idiot. Les apercevez-vous chez Cocoleu? Moi je vois un gaillard qui a une santé de fer, adroit de ses mains, qui grimpe comme un singe sur les arbres pour y dénicher des nids et qui franchit des fossés de dix pieds... Certes, je ne prétends pas qu'il ait une intelligence normale, mais je soutiens qu'il faut le classer parmi ces imbéciles chez qui certaines autres facultés, en quelque sorte plus essentielles...

Si maître Folgat écoutait avec toutes les marques d'un puissant intérêt, il n'en était pas de même de M. de Chandoré.

—Entre un idiot et un imbécile..., commença-t-il.

—Il y a un abîme! s'écria M. Seignebos. (Et tout de suite, avec une volubilité torrentielle:) L'imbécile, poursuivit-il, garde encore des fragments d'intelligence. Il sait parler, exprimer ses sensations, traduire ses besoins. Il associe des idées, compare ses impressions, se souvient, acquiert de l'expérience. Il est capable de ruse et de dissimulation. Il hait, il aime ou il craint. S'il n'est pas toujours sociable, il est toujours accessible aux suggestions d'autrui. On arrive aisément à exercer sur lui une domination absolue. L'inconsistance de ses desseins est caractéristique, et cependant il est souvent d'une obstination inexpugnable et peut s'attacher à une idée avec une opiniâtreté extraordinaire. Enfin, les imbéciles, précisément à cause de cette demi-lucidité, sont fréquemment dangereux. C'est parmi eux que se trouvent presque tous ces misérables monomanes que la société est obligée de séquestrer, faute de savoir comment refréner leurs instincts...

—Très bien! approuva maître Folgat, qui trouvait peut-être là les éléments d'une plaidoirie, très bien...

Le docteur s'inclina.

—Tel est Cocoleu, prononça-t-il. S'ensuit-il que je l'estime responsable de ses actes? Non, certes. Mais il s'ensuit que je puis voir en lui un faux témoin stylé pour perdre un honnête homme.

Il était clair qu'un tel système ne plaisait pas à M. de Chandoré.

—Autrefois, docteur, fit-il, vous ne disiez pas cela...

—Je disais même précisément le contraire, monsieur, répondit, non sans dignité, M. Seignebos. Je n'avais pas assez étudié Cocoleu, et j'ai été sa dupe, il ne m'en coûte pas de l'avouer. Mais, de mon aveu précisément, je tirerai une preuve de l'astuce et de la perversité obstinées de ces demi-idiots, et de leur aptitude à poursuivre un dessein. Après un an d'expériences, j'ai renvoyé Cocoleu en déclarant et en croyant certes qu'il était incurable. La vérité est qu'il ne voulait pas être guéri. Les campagnards, ces fins et soupçonneux observateurs, ne s'y sont pas trompés, eux. Presque tous vous diront que Cocoleu est bien plus malin que bête. C'est exact. Il a constaté qu'en exagérant son imbécillité, qui, je le répète, existe, il gagnerait de pouvoir vivre sans travailler, et il l'a exagérée. Installé chez monsieur de Claudieuse, il a eu l'art de montrer juste assez d'intelligence pour se rendre plus supportable et s'attirer un meilleur traitement, sans toutefois être astreint à aucune besogne.

—En un mot, fit M. de Chandoré, toujours incrédule, Cocoleu serait un grand comédien...

—Assez grand pour m'avoir trompé, oui, monsieur, répondit le docteur. (Et s'adressant à maître Folgat:) Tout cela, reprit-il, je l'avais dit à mon docte confrère avant de le conduire à l'hôpital. Nous y avons trouvé Cocoleu plus que jamais obstiné dans le mutisme dont n'avait jamais pu le tirer monsieur Galpin-Daveline. Tous nos efforts pour lui arracher un mot ont échoué, bien qu'il fût très évident pour moi qu'il comprenait. Je voulais recourir à certains artifices fort licites, selon moi, qu'on emploie pour découvrir les simulateurs, mon confrère s'y est opposé et a été encouragé dans sa résistance, je ne sais de quel droit, par le juge d'instruction. Alors j'ai demandé qu'on fît venir madame de Claudieuse, et qu'on la priât d'interroger Cocoleu, puisqu'elle a le talent de le faire parler... Monsieur Daveline ne l'a pas permis. Et voilà où nous en sommes...

Il arrive tous les jours que deux médecins chargés d'une expertise médico-légale diffèrent totalement de sentiment. La justice aurait fort à faire si elle prétendait les mettre d'accord. Elle nomme donc simplement un troisième expert dont l'opinion décide. Ainsi allait-il arriver, nécessairement, pour le cas de Cocoleu.

—Et non moins nécessairement, concluait le docteur Seignebos, le parquet, qui m'a adjoint un premier âne, m'en adjoindra un second. Ils s'entendront comme baudets en foire, et je serai atteint et convaincu d'ignorance et de présomption.

Si donc il se présentait chez M. de Chandoré, ajoutait-il, c'est qu'il avait à réclamer un coup d'épaule. Il demandait que les familles de Boiscoran et de Chandoré missent en branle toutes leurs relations et fissent jouer toutes leurs influences pour obtenir qu'une commission de médecins étrangers au pays, et parisiens s'il était possible, fût chargée d'examiner Cocoleu et de se prononcer sur son état mental.

—À des hommes éclairés, disait-il, je me fais fort de démontrer que l'imbécillité de ce triste sujet est en partie simulée, et que son mutisme obstiné n'est qu'un système pour s'éviter des réponses compromettantes.

Mais ni M. de Chandoré ni maître Folgat ne répondirent tout d'abord. Ils méditaient.

—Notez, insista M. Seignebos, choqué de leur silence, notez, je vous prie, que si mon opinion triomphe, comme je suis en droit de l'espérer, l'affaire prend aussitôt une tournure nouvelle.

Eh! oui, assurément, les bases de l'accusation pouvaient, par suite, se trouver en quelque sorte déplacées, et c'était là ce qui préoccupait si fort maître Folgat.

—Et c'est ce qui fait, commença-t-il, que je me demande s'il ne sera pas plutôt nuisible qu'utile à monsieur de Boiscoran de démontrer la fourberie de Cocoleu...

Le docteur Seignebos bondit.

—Je voudrais, parbleu, savoir...

—Rien de si simple, répondit l'avocat. L'idiotie de Cocoleu est peut-être le plus grave embarras de la prévention et le plus solide argument de la défense. Que peut répondre monsieur Galpin-Daveline, lorsque monsieur de Boiscoran lui reproche de baser une accusation capitale sur les propos incohérents d'un malheureux privé de toute intelligence, et par suite irresponsable?

—Ah! permettez!... s'écria M. Seignebos. Mais M. de Chandoré ne perdait pas une syllabe.

—Permettez vous-même, docteur, interrompit-il.

Cet argument de l'imbécillité de Cocoleu est celui que vous avez invoqué dès le premier jour, et qui vous paraissait, disiez-vous, si décisif qu'il n'était pas besoin d'en chercher un autre...

Avant que le médecin eût trouvé une réplique maître Folgat poursuivit:

—Qu'il soit établi, au contraire, que Cocoleu a véritablement conscience de ses paroles, et tout change, et la prévention est en droit, de par un arrêt de la Faculté, de dire à monsieur de Boiscoran: «Il n'y a plus à nier, vous avez été vu, voilà un témoin.»

Il fallait que ces considérations frappassent bien vivement M. Seignebos, car il demeura court dix bonnes secondes, essuyant d'un air pensif ses lunettes d'or. Allait-il donc avoir nui à Jacques de Boiscoran en prétendant le servir? Mais il n'était pas homme à douter longtemps de soi.

—Je ne discuterai pas, messieurs, reprit-il d'un ton sec. Je vous adresserai seulement une question: oui ou non, croyez-vous à l'innocence de Jacques de Boiscoran?

—Nous y croyons absolument, répondirent M. de Chandoré et maître Folgat.

—Alors, messieurs, nous ne courons, ce me semble, aucun risque à essayer de démasquer un misérable garnement.

Tel n'était pas l'avis du jeune avocat.

—Démontrer que Cocoleu a conscience de ce qu'il dit, reprit-il, serait funeste, si l'on ne réussissait pas à prouver en même temps qu'il a menti et que son accusation lui a été suggérée. Peut-on le prouver? Est-il un moyen d'établir que, s'il s'obstine à ne répondre à aucune question, c'est qu'il redoute les conséquences de son faux témoignage?... Le docteur n'en voulut pas écouter davantage.

—Arguties d'avocat, que tout cela! s'écria-t-il assez peu poliment. Je ne connais qu'une chose, moi, la vérité...

—Elle n'est pas toujours bonne à dire, murmura l'avocat.

—Si, monsieur, toujours! riposta le médecin, toujours et quand même, et quoi qu'il puisse arriver. Je suis l'ami de monsieur de Boiscoran, mais je suis encore plus l'ami de la vérité. Si Cocoleu est un misérable fourbe, comme j'en ai la conviction, notre devoir est de le démasquer.

Ce que ne disait pas M. Seignebos—et peut-être ne se l'avouait-il pas—, c'est que c'était entre Cocoleu et lui une affaire personnelle. Cocoleu l'avait joué, pensait-il, et lui avait été l'occasion d'une averse de quolibets dont il avait cruellement souffert, sans qu'il y parût. Démasquer Cocoleu, c'était prendre sa revanche et renvoyer à ses ennemis le ridicule dont ils l'avaient accablé.

—Ainsi, reprit-il, mon parti est pris, et quoi que vous décidiez, messieurs, je vais dès aujourd'hui me mettre en campagne, pour obtenir, s'il est possible, la nomination d'une commission.

—Il serait peut-être prudent, objecta maître Folgat, de réfléchir avant de rien faire, de consulter maître Magloire...

—Je n'ai pas besoin des consultations de maître Magloire, quand le devoir parle.

—Vous nous accorderez bien vingt-quatre heures... Le docteur Seignebos fronçait les sourcils en broussaille.

—Pas une heure! s'écria-t-il, et je me rends de ce pas chez monsieur Daubigeon, le procureur de la République!

Sur quoi, reprenant son chapeau et sa canne, il salua et sortit, aussi mécontent que possible, sans daigner répondre à grand-père Chandoré qui lui demandait des nouvelles de M. de Claudieuse, dont la situation, d'après ce qui se disait en ville, loin de s'améliorer empirait de jour en jour.

—Le diable emporte le vieil original! s'écria M. de Chandoré avant même que le médecin eût quitté le corridor. (Puis, s'adressant à maître Folgat:) Bien que je doive convenir, ajouta-t-il, que vous avez un peu froidement accueilli les grandes nouvelles qu'il nous apportait.

—C'est précisément parce qu'elles sont terriblement graves, répondit l'avocat, que j'aurais voulu qu'il me laissât le temps de réfléchir. Cocoleu jouant l'imbécillité, ou du moins exagérant son inintelligence!... c'est la confirmation de ce que disait hier monsieur de Boiscoran à mademoiselle Denise. C'est la preuve d'un odieux guet-apens, d'une exécrable vengeance longuement méditée et préparée. Là est le nœud de l'affaire, évidemment...

M. de Chandoré tombait de son haut.

—Quoi! s'écria-t-il, telle est votre opinion, et vous avez hésité à appuyer les démarches de Seignebos, qui est un brave homme, décidément...

Le jeune avocat hochait la tête.

—Si je tenais à gagner vingt-quatre heures, c'est que je crois indispensable de consulter monsieur de Boiscoran. Pouvais-je dire cela à monsieur Seignebos? Avais-je le droit de lui livrer le secret de mademoiselle Denise?

—C'est juste, murmura M. de Chandoré, c'est juste...

Mais pour écrire à M. de Boiscoran, l'assistance de Mlle Denise était indispensable, et ce n'est que dans l'après-midi qu'elle reparut, très pâle encore, mais armée, visiblement, d'une énergie nouvelle.

Maître Folgat lui dicta les questions à poser au prisonnier, elle se hâta de les traduire, et, vers les quatre heures, la lettre fut portée au greffier Méchinet.

Le lendemain soir, la réponse arriva.

Le docteur Seignebos doit avoir raison, mes chers amis, écrivait Jacques. Je n'ai que trop de raisons d'être sûr que l'imbécillité de Cocoleu est en partie simulée et que sa déposition lui a été suggérée. Cependant, je vous en prie, ne faites aucune démarche pour provoquer une nouvelle enquête médicale. La moindre imprudence peut me perdre. Au nom du ciel, attendez pour agir la fin de l'instruction, qui est prochaine maintenant, d'après ce que me dit Daveline...

C'est en famille que fut lue cette réponse, et sa concision résignée arracha à Mme de Boiscoran un cri de désespoir.

—Lui obéirons-nous donc! s'écria-t-elle, lorsqu'il est évident qu'il se perd, le malheureux, en s'obstinant ainsi...

Mlle Denise se leva.

—Seul juge de la situation, prononça-t-elle, Jacques a le droit de commander, et notre devoir est d'obéir... J'en appelle à maître Folgat.

Du geste le jeune avocat approuvait.

—Tout ce qui était possible a été fait, dit-il. Maintenant, il ne reste plus qu'à attendre.

XII

Depuis la nuit fameuse de l'incendie du Valpinson, Sauveterre ne s'ennuyait plus. Sauveterre avait sur le tapis, désormais, palpitant d'un intérêt toujours renouvelé, intarissable, fécond en discussions et en conjectures, un sujet de conversation: l'affaire Boiscoran. «Où en est l'affaire?» se demandaient les gens qui s'abordaient.

Aussi, lorsque M. Galpin-Daveline se rendait du Palais à la prison et qu'il remontait de son pas solennel et roide la rue Nationale, vingt bourgeoises embusquées derrière leurs rideaux cherchaient à surprendre sur son visage les secrets de l'instruction. Elles n'y surprenaient que l'empreinte des plus cuisants soucis, et une pâleur de jour en jour plus visible. De sorte qu'elles se disaient: «Vous verrez que ce pauvre monsieur Galpin finira par attraper la jaunisse.»

Si triviale que fût l'expression, elle traduisait exactement les sensations de l'ambitieux magistrat. Cette affaire de Boiscoran lui était devenue comme une de ces plaies vives, dont rien ne saurait calmer l'incessante irritation.

—J'en ai perdu le sommeil, disait-il au procureur de la République.

L'excellent M. Daubigeon, qui avait toutes les peines du monde à modérer les ardeurs de son zèle, ne le plaignait que médiocrement.

—À qui la faute! répondait-il. Mais on veut parvenir, et les soucis suivent de près la fortune croissante:

Crescentem sequitur cura pecuniam, Majorumque fames...

—Eh! je n'ai fait que mon devoir! s'écriait le juge d'instruction, et ce serait à recommencer que j'agirais de même.

Pourtant, chaque jour lui éclairait d'une lumière plus crue la fausseté de sa situation. L'opinion publique, tout en étant hostile à M. de Boiscoran, était bien loin de lui être favorable, à lui, Daveline. On croyait généralement à la culpabilité de Jacques, et on appelait sur lui toute la rigueur des lois; mais, d'un autre côté, on s'étonnait que M. Galpin-Daveline eût accepté cette mission si cruelle de juge d'instruction. Ce fait d'instruire contre un ancien ami, de rechercher les preuves de ses crimes, de le pousser vers la cour d'assises, c'est-à-dire au bagne ou à l'échafaud, avait comme un reflet de trahison qui révoltait les consciences.

Rien qu'à la façon dont les gens lui rendaient son salut, ou même l'évitaient, le magistrat pouvait se rendre compte du sentiment dont il était l'objet.

Sa colère contre Jacques en redoublait, et, par contre, son inquiétude.

Il avait reçu, c'est vrai, des félicitations du procureur général, mais est-on jamais sûr de l'issue d'une instruction tant que le coupable n'a pas avoué? Certes, les charges qui s'élevaient contre Jacques étaient trop accablantes pour que la décision de la chambre des mises en accusation fût douteuse. Mais, au-dessus de la chambre des mises en accusation, il y a le jury.

—Et, en somme, mon cher, objectait le procureur de la République, vous n'avez pas un seul témoin oculaire. Et, comme le dit Loisel en ses Maximes du droit coutumier:

Un seul œil a plus de crédit
Que deux oreilles n'ont d'audivi.
Témoin qui l'a vu est meilleur
Que cil qui a ouy, et plus seur...

—J'ai Cocoleu, interrompit M. Daveline, que les éternelles citations de M. Daubigeon avaient le don d'exaspérer.

—Les médecins ont donc décidé qu'il n'est pas idiot?

—Non. Monsieur Seignebos est toujours seul de son avis.

—Alors, du moins, Cocoleu consent à répéter son témoignage?

—Non.

—C'est donc comme si vous n'aviez personne. Eh! oui, M. Daveline ne le comprenait que trop.

De là ses angoisses.

Plus il étudiait son prévenu, plus il lui trouvait une attitude énigmatique et menaçante qui ne présageait rien de bon.

Aurait-il un alibi? pensait-il. Tiendrait-il en réserve, pour le dernier moment, quelqu'un de ces moyens imprévus qui démolissent tout l'échafaudage de la prévention et couvrent de ridicule le magistrat instructeur!

Lorsque de telles idées lui venaient, si invraisemblables qu'elles fussent, elles faisaient perler des gouttes de sueur à ses tempes, et il traitait comme un nègre son pauvre greffier Méchinet.

Et ce n'était pas tout. Si retiré qu'il vécût depuis cette affaire, bien des échos lui arrivaient encore de la rue de la Rampe. Certes, il était à mille lieues d'imaginer qu'on y eût des intelligences avec son prévenu, et des intelligences, qui plus est, nouées et servies par Méchinet, par son propre greffier. Il eût haussé les épaules, si on fût venu lui dire que Mlle Denise avait passé une nuit dans la prison et rendu une visite à Jacques. Mais il lui revenait toujours quelque chose des espérances et des projets des parents et des amis de Jacques, et ce n'est pas sans une secrète terreur qu'il se les représentait puissants par la fortune et par l'honorabilité, appuyés par de hautes relations, aimés et estimés de tous.

Il savait que près de Mlle Denise se groupaient des hommes intelligents et dévoués, grand-père Chandoré, M. Séneschal, le docteur Seignebos, maître Magloire, et, enfin, cet avocat que la marquise de Boiscoran avait amené de Paris, maître Folgat.

Et Dieu sait ce qu'ils tenteraient, pensait-il, pour soustraire le coupable à l'action de la justice.

Aussi peut-on dire que jamais instruction ne fut conduite avec tant d'ardeur passionnée, avec un zèle si méticuleux. Chacun des points acquis à la prévention fut pour M. Galpin-Daveline le sujet d'une laborieuse enquête. En moins de quinze jours, soixante-sept témoins défilèrent dans son cabinet. Il fit comparaître le quart de la population de Bréchy. Il eût cité le pays entier, s'il eût osé.

Inutiles efforts! Après des semaines d'investigations enragées, l'instruction restait au même point, le mystère demeurait aussi impénétrable. Le prévenu n'avait pas dissipé une seule des charges écrasantes qui pesaient sur lui, mais le juge n'avait pas recueilli une preuve nouvelle à ajouter aux preuves qu'il avait réunies dès le premier jour.

Il fallait en finir cependant.

Par une chaude après-midi de juillet, les bourgeoises de la rue Nationale crurent remarquer que M. Daveline était plus soucieux encore que d'ordinaire. Elles ne se trompaient pas. Après une longue conférence avec le procureur de la République et le président du tribunal, le juge d'instruction avait pris son parti.

Arrivé à la prison, il se fit conduire à la cellule de Jacques de Boiscoran, et là, voilant son émotion d'une roideur plus grande:

—Ma pénible mission touche à sa fin, monsieur, commença-t-il, l'instruction dont j'étais chargé va être close. Dès demain, les pièces de la procédure, avec un état des pièces servant à conviction, seront transmises à monsieur le procureur général, pour être soumises à la chambre d'accusation.

Jacques ne sourcilla pas.

—Bien! fit-il simplement.

—N'avez-vous rien à ajouter, monsieur? insista le juge.

—Rien, sinon que je suis innocent.

C'est à peine si M. Daveline réussit à réprimer un mouvement d'impatience.

—Alors, prouvez-le, fit-il. Alors, détruisez les charges qui vous accusent, qui vous accablent, qui font que pour moi, pour la justice, pour tout le monde vous êtes coupable. Alors, parlez, expliquez votre conduite...

Obstinément, Jacques garda le silence.

—Votre résolution est bien arrêtée, reprit encore le juge, vous ne voulez rien dire?

—Je suis innocent!

Ce n'était pas la peine d'insister, M. Galpin-Daveline le comprit.

—À dater de ce moment, monsieur, dit-il, votre secret est levé. Vous pourrez recevoir, au parloir de la prison, les visites de votre famille. Le défenseur que vous désignerez sera admis dans votre cellule pour conférer avec vous...

—Enfin! s'écria Jacques avec une explosion de joie. (Et tout de suite:) M'est-il permis, demanda-t-il, d'écrire à monsieur de Chandoré?

—Oui, répondit le juge, et si vous voulez écrire immédiatement, mon greffier se chargera de faire parvenir votre lettre ce soir même.

À l'instant même Jacques de Boiscoran profita de l'occasion, et il eut vite fini, car le billet qu'il écrivit et qu'il remit à Méchinet n'avait que ces deux lignes:

J'attends maître Magloire demain matin, à neuf heures.

J.

Du jour où ils avaient compris qu'une fausse démarche pouvait avoir les plus funestes conséquences, les amis de Jacques de Boiscoran s'étaient scrupuleusement abstenus. À quoi bon des démarches, d'ailleurs!

Sur sa seule requête, le docteur Seignebos avait été en partie exaucé, et le parquet avait désigné pour décider de l'état mental de Cocoleu un médecin de Paris, un aliéniste célèbre. C'est un samedi que M. Seignebos vint tout triomphant annoncer rue de la Rampe cette heureuse nouvelle. Dès le mardi suivant, il revenait, blême de colère, raconter son échec.

—Il y a des ânes à Paris comme ailleurs! s'écriait-il, d'une voix à faire vibrer les vitres du salon Chandoré, ou plutôt, en ce temps d'égoïsmes trembleurs et de servilités avides, les hommes indépendants sont aussi introuvables à Paris qu'en province! J'attendais un savant inaccessible à toutes les considérations mesquines; on m'envoie un farceur qui serait désolé d'être désagréable à messieurs du parquet... Ah! la surprise est cruelle! (Et toujours, comme de coutume, tracassant ses lunettes d'or:) J'étais informé, poursuivait-il, de l'arrivée du confrère de la capitale, et j'étais allé, de ma personne, l'attendre au chemin de fer. Le train arrive, et immédiatement je distingue mon homme dans la foule. Belle tête, bien encadrée de cheveux grisonnants, œil fin, lèvre gourmande et narquoise... C'est lui, me dis-je. Hum! il avait bien un peu la mise d'un freluquet, beaucoup de décorations à la boutonnière, des favoris taillés comme les buis de mon jardin, et au lieu de fidèles lunettes, un binocle impertinent... mais nul n'est parfait. Je m'approche, je me nomme, nous échangeons une poignée de main, je l'invite à déjeuner; il accepte, et bientôt nous voilà à table, lui rendant bonne justice à mon vin de Bordeaux, moi lui exposant méthodiquement l'affaire. Le repas fini, il veut voir Cocoleu; nous nous rendons à l'hôpital, et là, tout de suite, après un seul coup d'œil: «Ce garçon, s'écrie-t-il, est tout bonnement le plus complet type d'idiot que j'aie vu de ma vie!...» Un peu déconcerté, j'entreprends de lui réexpliquer l'affaire; il refuse de m'écouter. Je le supplie de revoir Cocoleu; il m'envoie promener. Blessé, je lui demande alors comment il explique le témoignage si net de cet idiot, la nuit du crime. Il me répond en chantonnant qu'il ne l'explique pas. Je veux discuter, il me plante là pour se rendre au tribunal... Et savez-vous où il dînait, le soir même? À l'hôtel, avec notre confrère du chef-lieu. Et là, ils rédigeaient, de concert, un rapport qui boucle Cocoleu dans la plus parfaite imbécillité qui se puisse rêver... (Il se promenait à grands pas par le salon et, sans rien écouter, il continuait:) Mais le sieur Galpin aurait tort de chanter victoire! Tout n'est pas dit! On ne se débarrasse pas comme cela du docteur Seignebos... J'ai dit que Cocoleu est un ignoble fourbe, un misérable simulateur, un faux témoin, je le prouverai. Boiscoran peut compter sur moi... (Il s'interrompit sur ces mots, et se plantant devant maître Folgat:) Et si je dis que Boiscoran peut compter sur moi, ajouta-t-il, c'est que j'ai mes raisons. Il m'est venu de singuliers soupçons, monsieur l'avocat, très singuliers...

Maître Folgat, Mlle Denise et la marquise de Boiscoran le pressaient de s'expliquer, mais il déclara que le moment n'était pas venu encore, et que, d'ailleurs, il n'était pas assez sûr... Et il s'échappa, jurant qu'il était très pressé, ayant abandonné ses malades depuis quarante-huit heures et étant attendu par la comtesse de Claudieuse, dont le mari allait de mal en pis.

—Quels soupçons peut avoir ce vieil original? demandait encore grand-père Chandoré, une heure après le départ du médecin.

Maître Folgat eût pu répondre que ces soupçons vraisemblablement n'étaient autres que les siens, mais plus précis alors et appuyés sur des indices positifs.

Mais à quoi bon dire cela, puisque toute investigation était interdite, puisqu'un seul mot imprudemment prononcé pouvait donner l'éveil? À quoi bon troubler d'espérances peut-être aussitôt déçues la morne tristesse de ces longues journées qui, l'une après l'autre, s'écoulaient à attendre le bon plaisir de M. Galpin-Daveline.

Déjà, à ce moment, les nouvelles de Jacques de Boiscoran étaient devenues plus rares. Les interrogatoires n'ayant lieu qu'à d'assez longs intervalles, Méchinet était quelquefois jusqu'à quatre ou cinq jours sans apporter de lettre.

—C'est la plus intolérable des agonies..., ne cessait de répéter Mme de Boiscoran.

L'heure du dénouement allait sonner.

Mlle Denise se trouvait seule au salon, un après-midi, lorsqu'elle crut reconnaître dans le vestibule la voix du greffier.

Précipitamment, elle sortit. Elle ne s'était pas trompée.

—Ah! l'instruction est terminée! s'écria-t-elle, comprenant bien qu'il ne fallait rien moins que ce grave événement pour décider Méchinet à se montrer en plein jour rue de la Rampe.

—En effet, mademoiselle, répondit le brave garçon, et c'est sur l'ordre de monsieur Daveline que je vous apporte ce billet de monsieur de Boiscoran...

Elle le prit, elle le lut d'un coup d'œil et, oubliant tout, à demi folle de joie, elle courut à son grand-père et à maître Folgat, criant en même temps à un domestique d'aller bien vite chercher maître Magloire.

Moins d'une heure plus tard, le premier avocat de Sauveterre arrivait, et quand on lui eut remis le billet qui le mandait:

—J'ai promis mon assistance à monsieur de Boiscoran, dit-il d'un ton embarrassé, elle ne lui fera pas défaut... Je serai demain près de lui à l'ouverture de la prison, et je viendrai vous rendre compte de notre entrevue.

On ne put lui rien tirer de plus; il était visible qu'il ne croyait pas à l'innocence de son client. Dès qu'il fut sorti:

—Jacques est fou, s'écria M. de Chandoré, de confier sa défense à un homme qui doute ainsi de lui!

—Maître Magloire est un honnête homme, bon papa, dit Mlle Denise, s'il pensait compromettre Jacques, il se retirerait.

Pour cela, oui, maître Magloire était un honnête homme, et encore assez accessible aux sentiments tendres pour que l'idée lui fût affreuse de revoir prisonnier, accusé d'un crime odieux, et accusé justement, pensait-il, un homme qu'il avait aimé et que, malgré tout, il aimait encore.

Il n'en dormit pas de la nuit, et chacun put remarquer sa mine soucieuse lorsqu'il traversa la ville le lendemain matin, pour se rendre à la prison.

Blangin, le geôlier, le guettait.

—Ah! venez vite, monsieur, lui cria-t-il, le prévenu est fou d'impatience!

Lentement, et avec un sourd battement de cœur, le célèbre avocat gravit l'étroit escalier. Il traversa la longue galerie. Blangin lui ouvrit une porte... Il était dans la cellule de Jacques de Boiscoran.

—Enfin, vous voilà! s'écria le malheureux jeune homme en se jetant au cou de maître Magloire. Enfin, je vois un visage ami et je presse une main loyale! Ah! j'ai cruellement souffert, si cruellement que je m'étonne que ma raison ait résisté! Mais vous voici, vous êtes près de moi, je suis sauvé!

Si l'avocat se taisait, c'est qu'il était effrayé des ravages de la douleur sur la physionomie si noble et si intelligente de Jacques. C'est qu'il s'épouvantait du désordre de ses traits, de l'éclat délirant de ses yeux, du rire convulsif qui pinçait ses lèvres.

—Malheureux! murmura-t-il enfin.

Jacques se méprit, et il devait se méprendre au sens de cette exclamation. Il recula, plus blanc que le plâtre du mur.

—Vous me croyez coupable! s'écria-t-il.

—Je crois, mon pauvre ami, que tout vous accuse..., répondit l'avocat.

Une expression d'indicible désespoir contracta le visage de Jacques.

—En effet, interrompit-il, avec un éclat de rire terrible, il faut que les charges soient bien accablantes, puisqu'elles ont convaincu mes amis les plus chers. Aussi, pourquoi me suis-je tu, le premier jour?... L'honneur! Effroyable duperie!... Et cependant, victime d'une inconcevable vengeance, je me tairais encore, s'il ne s'agissait que de la vie. Mais il y va de mon honneur, de l'honneur des miens, de la vie de Denise... Je parlerai. À vous, Magloire, je dirai la vérité, je puis me disculper d'un mot... (Et saisissant le poignet de maître Magloire, et le serrant à le briser:) D'un mot, fit-il d'une voix sourde, je vais tout vous expliquer: j'étais l'amant de la comtesse de Claudieuse.

XIII

Moins affreusement troublé, Jacques de Boiscoran eût reconnu combien sagement il avait été inspiré en choisissant, pour se confier à lui, le célèbre avocat de Sauveterre.

Un étranger, maître Folgat, par exemple, l'eût écouté sans sourciller, n'eût vu dans la révélation que le fait lui-même et ne lui eût donné que son impression personnelle. Par maître Magloire, au contraire, il eut l'impression du pays entier. Et maître Magloire, en l'entendant déclarer que la comtesse de Claudieuse avait été sa maîtresse, eut un geste de réprobation et s'écria:

—C'est impossible!

Du moins, Jacques ne fut pas surpris. Il avait été le premier à dire qu'on refuserait de le croire quand il avouerait la vérité, et cette conviction n'avait pas peu contribué à retenir les aveux sur ses lèvres.

—C'est invraisemblable, je le sais, dit-il, et cependant cela est...

—Des preuves! interrompit maître Magloire.

—Je n'ai pas de preuves.

L'expression attristée et bienveillante du visage de l'avocat de Sauveterre venait de changer du tout au tout. Il y avait de l'étonnement et de l'indignation dans le regard obstiné qu'il fixait sur le prisonnier.

—Il est de ces choses, reprit-il, qu'il est bien téméraire d'avancer, lorsqu'on n'est pas à même de les prouver. Réfléchissez...

—Ma situation me commande de tout dire.

—Pourquoi avoir tant attendu?

—J'espérais qu'on m'épargnerait cette horrible extrémité...

—Qui, on?

—Madame de Claudieuse.

De plus en plus, maître Magloire fronçait les sourcils.

—Je ne suis pas suspect de partialité, prononça-t-il. Le comte de Claudieuse est peut-être le seul ennemi que j'aie en ce pays, mais c'est un ennemi acharné, irréconciliable. Pour m'empêcher d'arriver à la Chambre et m'enlever des voix, il est descendu à des actes peu dignes d'un galant homme. Je ne l'aime point. Mais la justice m'oblige à déclarer hautement que je considère la comtesse de Claudieuse comme la plus haute, la plus pure et la plus noble manifestation de la femme, de l'épouse, de la mère de famille...

Un sourire amer crispait les lèvres de Jacques.

—Et cependant j'étais son amant, dit-il.

—Quand? Comment? Madame de Claudieuse habitait le Valpinson, vous habitiez Paris.

—Oui, mais tous les ans madame de Claudieuse venait passer le mois de septembre à Paris, et je venais plusieurs fois à Boiscoran.

—Il est bien difficile que, d'une telle intrigue, il n'ait pas transpiré quelque chose.

—C'est que nous avons su prendre nos précautions.

—Et personne, jamais, ne s'est douté de rien?

—Personne...

Mais Jacques s'irritait, à la fin, de l'attitude de maître Magloire. Il oubliait qu'il n'avait que trop prévu les flétrissants soupçons auxquels il se voyait en butte.

—Pourquoi toutes ces questions? s'écria-t-il. Vous ne me croyez pas? Soit. Laissez-moi du moins essayer de vous convaincre. Voulez-vous m'écouter?

Maître Magloire attira une chaise et, s'y plaçant, non à la façon ordinaire, mais à cheval et croisant les bras sur le dossier:

—Je vous écoute, dit-il.

Livide, l'instant d'avant, la face de Jacques de Boiscoran était devenue pourpre. La colère flambait dans ses yeux. Être traité ainsi, lui! Jamais les hauteurs de M. Galpin-Daveline ne l'avaient offensé autant que cette condescendance froidement dédaigneuse de maître Magloire. La pensée de lui commander de sortir traversa son esprit. Mais après?... Il était condamné à vider jusqu'à la lie le calice des humiliations. Car il fallait se sauver, avant tout, se retirer de l'abîme.

—Vous êtes dur, Magloire, prononça-t-il d'un ton de ressentiment à grand-peine contenu, et vous me faites impitoyablement sentir l'horreur de ma situation. Oh! ne vous excusez pas! À quoi bon!... Laissez-moi parler, plutôt...

Il fit au hasard quelques pas dans sa cellule, passant et repassant la main sur son front, comme pour y rassembler ses souvenirs.

Puis, d'un accent plus calme:

—C'est, commença-t-il, dans les premiers jours du mois d'août 1866, à Boiscoran, où j'étais venu passer quelques semaines près de mon oncle, que, pour la première fois, j'ai aperçu la comtesse de Claudieuse. Le comte de Claudieuse et mon oncle étaient alors au plus mal, toujours au sujet de ce malheureux cours d'eau qui traverse nos propriétés, et un ami commun, monsieur de Besson, s'était mis en tête de les réconcilier et les avait décidés à se rencontrer chez lui à dîner. Mon oncle m'avait emmené avec lui. La comtesse avait accompagné son mari. Je venais d'avoir vingt ans, elle en avait vingt-six. En la voyant, je restai béat d'admiration. Il me semblait que jamais encore je n'avais rencontré une femme si parfaitement belle et gracieuse, ni contemplé un si charmant visage, des yeux si beaux, un sourire si doux. Elle ne parut pas me remarquer je ne lui adressai pas la parole, et cependant je sentis en moi comme un pressentiment que cette femme jouerait un rôle dans ma vie, et un rôle fatal... Même, l'impression fut si vive qu'en sortant de la maison où nous avions dîné, je ne pus me retenir d'en dire quelque chose à mon oncle. Il se mit à rire et me répondit que je n'étais qu'un nigaud, et que si jamais mon existence était troublée par une femme, ce ne serait pas par la comtesse de Claudieuse.

»En apparence, il avait mille fois raison. À peine pouvait-on imaginer un événement qui, de nouveau, me rapprochât de la comtesse. La tentative de réconciliation de monsieur de Besson avait complètement échoué, madame de Claudieuse vivait au Valpinson, je repartais le surlendemain pour Paris... Je partis cependant préoccupé, et le souvenir du dîner de monsieur de Besson palpitait encore dans mon esprit, quand à un mois de là, à Paris, me trouvant à une soirée chez monsieur de Chalusse, le frère de ma mère, il me sembla reconnaître madame de Claudieuse...

»C'était bien elle. Je la saluai. Et voyant, à la façon dont elle me rendait mon salut, qu'elle me reconnaissait, je m'approchai tout tremblant, et elle me permit de m'asseoir près d'elle. Elle m'apprit qu'elle était à Paris pour un mois, comme tous les ans, chez son père, le marquis de Tassar de Bruc. Elle était venue à cette soirée à son corps défendant et ne s'y amusait guère, détestant le monde. Elle ne dansait pas, je restai à causer avec jusqu'au moment où elle se retira...

»J'étais amoureux fou en la quittant, et cependant je ne cherchai pas à la revoir... C'était encore le hasard qui nous réunit. Un jour que j'avais affaire à Melun, arrivant à la gare comme le train allait partir, je n'eus que le temps de me jeter dans le wagon le plus rapproché de l'entrée. Dans ce wagon était madame de Claudieuse! Elle me dit, et je ne retins que cela de tout ce qu'elle me dit, qu'elle se rendait à Fontainebleau chez une de ses amies avec laquelle, chaque semaine, elle passait le mardi et le samedi. Le plus ordinairement, elle prenait le train de neuf heures... C'était un mardi, et, pendant les trois jours qui suivirent, se livrèrent en moi les plus étranges combats. J'étais passionnément épris de la comtesse, et cependant elle me faisait peur...

»Mais ma mauvaise étoile l'emporta, et le samedi suivant, à neuf heures, j'arrivais à la gare de Lyon. Madame de Claudieuse, elle me l'a avoué depuis, m'attendait. M'apercevant, elle me fit un signe, et, lorsqu'on ouvrit les portes, j'allai me placer dans le même compartiment qu'elle...

Déjà, depuis un moment, maître Magloire s'agitait sur sa chaise avec tous les signes de la plus extrême impatience. N'y tenant plus, à la fin:

—C'est trop invraisemblable! s'écria-t-il. Jacques de Boiscoran ne répondit pas tout d'abord. À remuer ainsi les cendres de son passé, il frissonnait, troublé d'émotions indicibles. Il était comme frappé de stupeur de sentir monter à ses lèvres le secret, si longtemps enseveli au plus profond de son cœur, de ses amours éteintes.

Il avait aimé, après tout, et il avait été aimé. Et il est de ces sensations poignantes qui jamais plus ne se renouvellent et que rien ne saurait effacer. L'attendrissement le gagnait, des larmes mouillaient ses yeux... Pourtant, comme le célèbre avocat de Sauveterre répétait son exclamation et disait encore:

—Non, ce n'est pas croyable!

—Je ne vous demande pas de me croire, mon ami, dit Jacques doucement, je vous demande seulement de m'écouter. (Et réagissant de toute son énergie contre la torpeur qui l'envahissait:) Ce voyage à Fontainebleau, reprit-il, décida de notre destinée. Bien d'autres le suivirent. Madame de Claudieuse passait la journée chez son amie, et moi j'usais les longues heures à errer dans la forêt. Mais nous nous retrouvions le soir à la gare. Nous nous jetions dans un coupé que je faisais garder depuis Lyon, et nous rentrions ensemble à Paris, et je l'accompagnais en voiture jusqu'à la rue de la Ferme-des-Mathurins, où demeurait le marquis de Tassar de Bruc, son père... Puis enfin, un soir, elle sortit bien de chez son amie de Fontainebleau à l'heure ordinaire... mais elle ne rentra chez son père que le lendemain...

—Jacques! interrompit maître Magloire, révolté comme s'il eût entendu un blasphème, Jacques!

M. de Boiscoran ne broncha pas.

—Oh! je sais, dit-il, je sens ce que doit vous paraître ma conduite, Magloire. Vous pensez qu'il n'est point d'excuses pour l'homme qui trahit la confiance de la femme qui s'est abandonnée à lui! Attendez avant de me juger. (Et d'un accent plus ferme:) Alors, poursuivit-il, je m'estimais le plus heureux des hommes, et mon cœur se gonflait de vanités malsaines en songeant qu'elle était à moi, cette femme si belle, et dont la pure renommée planait bien au-dessus de toutes les calomnies.

»Je venais de nouer autour de mon cou une de ces cordes fatales que la mort seule peut trancher, et, insensé que j'étais, je me félicitais. Peut-être m'aimait-elle véritablement alors. Elle ne calculait pas, du moins, et, bouleversée par la seule, par l'unique passion de sa vie, elle me découvrait son âme jusqu'en ses plus sombres profondeurs... Alors, elle ne songeait pas encore à se mettre en garde contre moi et à m'asservir à toutes ses volontés, et elle me disait le secret de son mariage, de ce mariage qui autrefois avait stupéfié le pays.

»Ayant donné sa démission, le marquis de Bruc, son père, n'avait pas tardé à se lasser de son oisiveté et à s'irriter de la médiocrité de sa fortune. Il s'était lancé dans des spéculations hasardeuses; il avait perdu tout ce qu'il possédait et compromis jusqu'à son honneur. Désespéré, dévoré de regrets et de craintes, il songeait au suicide, lorsque tomba chez lui à l'improviste un de ses anciens camarades de promotion, le comte de Claudieuse. En un moment d'expansion, monsieur de Tassar de Bruc avoua tout, et l'autre lui jura de l'arracher à cet abîme de honte. C'était beau et grand, cela. Il devait en coûter une somme considérable. Et ils sont rares, les amis d'enfance capables de si ruineux dévouements.

»Malheureusement, le comte de Claudieuse ne sut pas rester le héros qu'annonçait le début. Ayant vu mademoiselle Geneviève de Tassar de Bruc, il fut ébloui de sa beauté; épris d'une de ces passions que rien n'entrave, oubliant qu'elle n'avait que vingt ans et qu'il allait en avoir cinquante, il fit comprendre à son ami qu'il était toujours disposé à lui rendre le service promis, mais... qu'il voulait en échange la main de mademoiselle Geneviève.

»Le soir même, le gentilhomme ruiné entrait dans la chambre de sa fille, et, les larmes aux yeux, lui exposait l'horrible situation. Elle n'hésita pas. "Avant tout, dit-elle à son père, sauvons l'honneur que votre mort ne rachèterait pas. Monsieur de Claudieuse est un fou cruel d'oublier qu'il a trente ans de plus que moi. De ce moment, je le méprise et je le hais. Dites-lui que je suis prête à devenir sa femme."

»Et comme son père, éperdu de douleur, s'écriait que jamais le comte n'accepterait un tel consentement: "Oh! soyez tranquille, lui répondit-elle—à ce qu'elle m'a dit, du moins—, je saurai m'exécuter de bonne grâce, et votre ami ne fera pas un marché de dupe. Mais je sais ma valeur, et si grand que soit le service qu'il vous rend, rappelez-vous que vous ne lui devez rien..."

»À moins de quinze jours de là, en effet, mademoiselle Geneviève avait laissé soupçonner au comte de Claudieuse qu'elle pouvait l'aimer, et, un mois plus tard, elle devenait sa femme. Le comte, de son côté, avait dépassé ses promesses et déployé la plus habile délicatesse pour que nul ne soupçonnât la ruine de monsieur de Tassar de Bruc. Il lui avait remis deux cent mille francs pour arranger ses affaires, il avait reconnu à sa jeune femme une dot de cinquante mille écus, qui n'avait pas été versée, et, enfin, il s'était engagé à servir à monsieur et madame de Bruc, leur vie durant, dix mille livres de rentes. Plus de la moitié de sa fortune y avait passé...

Maître Magloire, alors, ne songeait plus à protester. Roide sur sa chaise, les pupilles dilatées par la stupeur, tel qu'un homme qui se demande s'il veille ou s'il est le jouet d'un rêve.

—C'est inconcevable, murmurait-il, c'est inouï!...

Jacques, lui, s'animait peu à peu.

—Voilà, poursuivait-il, ce que madame de Claudieuse me racontait aux premières heures d'enivrement. Et c'est posément qu'elle me le racontait, froidement, et comme une chose toute naturelle. "Et certes, disait-elle, monsieur de Claudieuse n'a jamais eu à regretter le marché qui me livrait à lui. S'il a été généreux, j'ai été loyale. Mon père lui doit la vie, mais je lui ai donné des années d'un bonheur qui n'était plus fait pour lui. S'il n'a pas eu l'amour, il en a eu la comédie divine, et des apparences plus délicieuses que la réalité."

»Et, comme je ne savais pas dissimuler mon étonnement: "Seulement, ajoutait-elle en riant, j'apportais au marché une restriction mentale. Je me réservais de prendre, quand elle passerait à ma portée, ma part de bonheur ici-bas. Cette part, c'est vous, Jacques. Et ne croyez pas qu'aucun remords me trouble. Tant que mon mari se croira heureux, je serai dans les termes du contrat..."

»Ainsi elle parlait, en ce temps, Magloire, et un homme plus expérimenté eût été effrayé... Mais j'étais un enfant, mais je l'aimais de toute mon âme et de toute ma chair, j'admirais son génie et je m'éprenais de ses sophismes...

»Une lettre du comte de Claudieuse nous éveilla de notre songe. Imprudente pour la première et la dernière fois de sa vie, la comtesse était restée à Paris trois semaines de plus qu'il n'était convenu, et son mari inquiet parlait de venir la chercher. "Il faut rentrer au Valpinson, me dit-elle, car il n'est rien que je ne sacrifie à la renommée que j'ai su me faire. Ma vie, la vôtre, la vie de ma fille, je sacrifierais tout, sans hésiter, à ma réputation d'honnête femme." Nous étions alors—ah! les dates sont restées dans ma mémoire comme dans du bronze—, nous étions, dis-je, au 12 octobre. "Je ne saurais, me dit-elle, rester plus d'un mois sans vous voir. D'aujourd'hui en un mois, c'est-à-dire le 12 novembre, à trois heures précises, trouvez-vous dans le bois de Rochepommier, au carrefour des Hommes-Rouges... J'y serai..."

»Et elle partit, me laissant plongé dans une extase qui m'empêchait de souffrir de notre séparation. La pensée que j'étais aimé d'une telle femme m'emplissait d'un orgueil excessif, et qui m'évita, je puis l'avouer, bien des écarts. L'ambition me mordait au cœur, en songeant à elle. Je voulais travailler, me distinguer, conquérir une supériorité quelconque... Je veux qu'elle soit fière de moi, me disais-je, honteux de n'être rien à mon âge que le fils d'un père riche.

Dix fois déjà, maître Magloire s'était soulevé sur sa chaise, et ses lèvres avaient remué comme s'il allait présenter une objection. Mais il s'était engagé, vis-à-vis de lui-même, à ne pas interrompre, et de son mieux il tenait parole.

—Cependant, continuait Jacques, l'époque fixée par madame de Claudieuse approchait. Je partis pour Boiscoran, et au jour dit, un peu après l'heure indiquée, j'arrivais au carrefour des Hommes-Rouges. Si j'étais ainsi en retard, ce dont j'étais désolé, c'est que je connaissais fort imparfaitement les bois de Rochepommier, et que l'endroit choisi par la comtesse, pour notre rendez-vous, est situé au plus épais des futaies.

»Le temps était d'une rigueur extraordinaire pour la saison. Il était tombé beaucoup de neige, la veille, les sentiers étaient tout blancs, et une bise âpre secouait les flocons dont les arbres étaient chargés. De loin, j'aperçus la comtesse de Claudieuse, marchant avec une sorte d'impatience fébrile dans un étroit espace où le terrain était sec et abrité du vent par d'énormes blocs de rochers. Elle portait une robe de soie grenat, très longue, un manteau de drap garni de fourrure et une toque de velours pareil à sa robe.

»En trois bonds, je fus près d'elle. Mais elle ne sortit pas la main de son manchon, pour me la tendre, et sans me permettre de m'excuser de mon retard: "Quand êtes-vous arrivé à Boiscoran? me demanda-t-elle d'un ton sec.—Hier soir.—Quel enfant vous faites! s'écria-t-elle en frappant du pied. Hier soir!... Et sous quel prétexte?—Je n'ai pas besoin de prétexte pour venir visiter mon oncle.—Et il n'a pas été surpris de vous voir tomber chez lui, en cette saison, par un temps pareil?—Mais... si, un peu", répondis-je niaisement, incapable que j'étais de lui dissimuler la vérité. Son mécontentement redoublait. "Et ici, reprit-elle, comment êtes-vous ici? Vous connaissiez donc ce carrefour?—Non, je me le suis fait indiquer.—Par qui?—Par un des domestiques de mon oncle, et même ses renseignements étaient si peu clairs que je me suis trompé de chemin..." Elle me regarda en souriant d'un sourire tellement ironique que je m'arrêtai. "Et tout cela vous paraît simple! interrompit-elle. Vous croyez qu'on va trouver tout naturel à Boiscoran de vous voir arriver comme une bombe, et tout de suite vous mettre en quête du carrefour des Hommes-Rouges? Qui sait si l'on ne vous a pas suivi! qui sait si derrière quelqu'un de ces arbres il n'y a pas deux yeux qui nous épient!" Et comme, en parlant, elle regardait autour d'elle avec la plus vive expression d'inquiétude, je ne pus me retenir de lui dire: "Que craignez-vous? Ne suis-je pas là!..."

»Il me semble voir encore le coup d'œil dont elle me toisa. "Je n'ai peur de rien, entendez-vous, me dit-elle, de rien au monde... que d'être, je ne dirai pas compromise, mais seulement soupçonnée. Il me plaît d'agir comme j'agis, il me convient d'avoir un amant. Mais je ne veux pas qu'on le sache. C'est si on savait ce que je fais que je ferais mal. Entre ma réputation et ma vie, ce n'est pas ma vie que je choisirais. À ce point que si je devais être surprise avec vous, j'aimerais mieux que ce fût par mon mari que par un étranger. Je n'ai nulle affection pour monsieur de Claudieuse, et je ne lui pardonnerai jamais notre mariage, mais il a sauvé l'honneur de mon père, je dois garder le sien intact. Il est mon mari, d'ailleurs, le père de ma fille, je porte son nom, je prétends qu'il soit respecté. Je mourrais de douleur, de honte et de rage, s'il me fallait donner le bras à un homme qu'accueilleraient des sourires mal dissimulés. Les femmes sont lâchement stupides, qui ne comprennent pas que, sur elles, rejaillit en mépris le ridicule bêtement injuste dont elles n'ont pas su préserver l'homme qu'elles ont trahi. Non, je n'aime pas monsieur de Claudieuse, Jacques, et je vous adore... Mais entre vous et lui, rappelez-vous que je ne balancerais pas une seconde et que, pour lui épargner l'ombre d'un soupçon, dût mon cœur s'en briser, c'est le sourire aux lèvres que je sacrifierais votre vie et votre honneur..." Je voulais répliquer. "Assez, fit-elle. Chaque minute que nous passons ici est une imprudence de plus. De quel prétexte allez-vous colorer votre voyage à Boiscoran?—Je ne sais, répondis-je.—Il faut emprunter de l'argent à votre oncle, une certaine somme, pour payer des dettes. Il se fâchera peut-être, mais s'expliquera votre soudaine passion de voyage au mois de novembre. Allons, adieu..." Étourdi, confondu: "Quoi! m'écriai-je, sans nous revoir, ne fût-ce que de loin...—À ce voyage, répondit-elle, ce serait une insigne folie. Attendez, cependant... Restez à Boiscoran jusqu'à dimanche. Votre oncle ne manque jamais la grand-messe; accompagnez-le. Mais prenez garde, soyez maître de vous, surveillez vos yeux. Une imprudence, une faiblesse, et je vous mépriserais... Maintenant, il faut nous quitter. Vous trouverez à Paris une lettre de moi..."

Jacques s'arrêta sur ces mots, cherchant sur le visage de maître Magloire un reflet de ses impressions et de ses pensées. Mais le célèbre avocat demeurant impassible, il soupira et reprit:

—Si je suis entré dans de tels détails, Magloire, c'est qu'il faut que vous sachiez quelle femme est madame de Claudieuse, pour comprendre sa conduite. Elle ne me prenait pas en traître, vous le voyez; elle m'éclairait de ses mains l'abîme où je devais rouler... Hélas! loin de m'effrayer, les côtés sombres de ce caractère étrange exaltaient ma passion. J'admirais ses airs impérieux, sa bravoure et sa prudence, son absence de toute morale qui contrastait si étrangement avec sa terreur de l'opinion. Celle-là, me disais-je avec une fierté imbécile, celle-là est une femme forte.

»Elle dut être contente de moi, à la grand-messe de Bréchy, car je sus même me défendre d'un tressaillement en la voyant et en la saluant, et en passant près d'elle, si près que ma main frôla sa robe. Je lui obéis d'ailleurs scrupuleusement. Je demandai six mille francs à mon oncle, qui me les donna en souriant, car c'était le plus généreux des hommes, mais qui me dit en même temps: "Je me doutais bien que ce n'étais pas uniquement pour courir les bois de Rochepommier que tu étais venu à Boiscoran."

»Cette futile circonstance devait encore contribuer à redoubler mon admiration pour madame de Claudieuse. Comme elle avait su prévoir l'étonnement de mon oncle, alors que moi, je n'y avais pas songé! Elle a le génie de la prudence, pensais-je.

»Oui, en effet, elle l'avait, et celui du calcul aussi, et je ne tardai pas à en avoir une preuve. En arrivant à Paris, j'avais trouvé une lettre d'elle, qui n'était qu'une longue paraphrase de ses recommandations au carrefour des Hommes-Rouges. Cette lettre fut suivie de plusieurs autres, qu'elle me recommandait de garder pour l'amour d'elle, et qui toutes avaient à l'un des angles un numéro d'ordre.

»La première fois que je la revis: "Pourquoi ces numéros? lui demandai-je.—Mon cher monsieur Jacques, me répondit-elle, une femme doit toujours savoir combien elle a écrit de lettres à son amant... Jusqu'à ce moment, vous avez dû en recevoir neuf..."

»Cela se passait au mois de mai 1867, à Rochefort, où elle était allée pour assister à la mise à l'eau d'une frégate, où je m'étais rendu sur son ordre, et où nous avions pu dérober quelques heures. Comme un niais je me mis à rire de cette idée de comptabilité épistolaire, et je n'y pensai plus. J'avais alors bien d'autres préoccupations. Elle m'avait fait remarquer que le temps passait, malgré les tristesses de notre séparation, et que le mois de septembre, son mois de liberté, serait bientôt arrivé. En serions-nous réduits, comme l'année précédente, à ces voyages de Fontainebleau, si périlleux malgré nos précautions?... Pourquoi ne pas se procurer une maison isolée dans un quartier désert?... Chacun de ses désirs était un ordre. La générosité de mon oncle était inépuisable. J'achetai une maison...

Enfin, à travers les explications de Jacques de Boiscoran, une circonstance apparaissait, qui allait peut-être devenir un commencement de preuve. Aussi, maître Magloire tressaillit-il, et vivement:

—Ah! vous avez acheté une maison? interrompit-il.

—Oui, une jolie maison, avec un grand jardin, rue des Vignes, à...

—Et elle vous appartient encore?

—Oui.

—Vous en avez les titres, par conséquent. Jacques eut un geste désolé.

—Ici encore, dit-il, la fatalité est contre moi. Il y a toute une histoire au sujet de cette maison.

Plus promptement qu'elle s'était éclaircie, la physionomie de l'avocat de Sauveterre se rembrunit.

—Ah! il y a une histoire, fit-il, ah! ah!...

—J'étais à peine majeur, reprit Jacques, lorsque je voulus acheter cette maison. Je craignis des difficultés, j'eus peur que mon père n'en apprît quelque chose; enfin, je tins à me hausser jusqu'à la prudence savante de madame de Claudieuse. Je priai donc un de mes amis, un gentleman anglais, sir Francis Burnett, de faire cette acquisition à son nom. Il y consentit volontiers. Et l'acte, une fois passé et enregistré, il me le remit en même temps qu'une contre-lettre qui constatait mes droits...

—Eh bien! mais alors...

—Oh! attendez. Je n'emportai pas ces titres dans le logement que j'occupais chez mon père. Je les déposai dans le tiroir d'un meuble de ma maison de Passy. Quand la guerre éclata, je ne songeai pas à les reprendre. J'avais quitté Paris avant l'investissement, vous le savez, puisque je commandais une compagnie de mobiles du département. Pendant les deux sièges, ma maison fut successivement occupée par des gardes nationaux, par des soldats de la Commune et par les troupes régulières. Lorsque je rentrai, je retrouvai bien les quatre murs troués par les obus, mais tous les meubles avaient disparu et mes titres avec eux...

—Et sir Francis Burnett?...

—Il a quitté la France au moment de l'invasion, et j'ignore ce qu'il est devenu. Deux de ses amis d'Angleterre auxquels j'ai écrit m'ont répondu, l'un qu'il devait être en Australie, l'autre qu'il le croyait mort.

—Et vous n'avez fait aucune démarche pour vous assurer la propriété d'un immeuble qui vous appartient légitimement?

—Aucune, jusqu'à présent.

—C'est-à-dire, que, selon vous, il y aurait à Paris une maison sans propriétaire, oubliée de tout le monde, même du percepteur...

—Pardon! Les contributions ont toujours été fort justement acquittées, et pour tout le quartier, le propriétaire, c'est moi. C'est sur la personnalité qu'il y a erreur. Je me suis emparé sans façon de celle de mon ami. Pour les voisins, pour les fournisseurs des environs, pour les ouvriers et les entrepreneurs que j'ai employés, pour le tapissier et pour le jardinier, je suis sir Francis Burnett. Allez demander Jacques de Boiscoran, rue des Vignes, on vous répondra: «Connais pas.» Demandez sir Burnett, on vous dira: «Ah! très bien!» et on vous tracera mon portrait.

C'est d'un air peu convaincu que maître Magloire branlait la tête.

—Alors, fit-il, vous dites que madame de Claudieuse est allée dans cette maison de Passy.

—Plus de cinquante fois en trois ans.

—Cela étant, on l'y connaît.

—Non.

—Cependant...

—Paris n'est pas Sauveterre, Magloire, et on n'y est pas exclusivement préoccupé de ce que fait, dit ou pense le voisin. La rue des Vignes est fort déserte, et la comtesse prenait, pour venir et pour partir, les plus habiles précautions...

—Soit, j'admets cela pour l'extérieur. Mais à l'intérieur? Vous aviez bien quelqu'un pour garder et entretenir cette maison que vous n'habitiez pas, et pour vous servir quand vous y veniez.

—J'avais une servante anglaise...

—Eh bien! cette fille doit connaître madame de Claudieuse.

—Jamais elle ne l'a seulement entrevue.

—Oh!...

—Lorsque la comtesse devait venir, ou quand elle sortait, ou quand nous voulions nous promener dans le jardin, j'envoyais cette fille aux courses. Je l'ai envoyée jusqu'à Orléans, pour nous débarrasser d'elle vingt-quatre heures. Le reste du temps, nous nous tenions à l'étage supérieur, et nous nous servions nous-mêmes...

Visiblement, maître Magloire était au supplice.

—Vous devez vous abuser, reprit-il. Les domestiques sont curieux, et se cacher d'eux, c'est irriter leur curiosité jusqu'à la folie. Cette fille doit vous avoir épié. Cette fille doit avoir trouvé le moyen de voir la femme que vous receviez. On peut l'interroger. Est-elle toujours à votre service?

—Non. Elle m'a quitté lors de la guerre.

—Pour aller?...

—En Angleterre, je suppose.

—De sorte qu'il faut renoncer à la retrouver.

—Je le crois.

—Renonçons-y donc. Mais votre valet de chambre?... Le vieil Antoine avait toute votre confiance; ne lui avez-vous jamais rien dit?

—Jamais. Une seule fois je l'ai fait venir rue des Vignes, et encore était-ce parce qu'en glissant dans l'escalier, je m'étais foulé le pied.

—De sorte qu'il vous est impossible de prouver que madame de Claudieuse est allée à la maison de Passy. Vous n'avez ni une preuve, ni un témoin de sa présence.

—J'ai eu des preuves autrefois. Elle avait apporté divers menus objets à son usage, ils ont disparu pendant la guerre...

—Ah! oui, fit maître Magloire, toujours la guerre... elle répond à tout.

Jamais aucun des interrogatoires de M. Galpin-Daveline n'avait été aussi pénible à Jacques de Boiscoran que cette série de questions rapides trahissant une désolante incrédulité.

—Ne vous ai-je pas dit, Magloire, reprit-il, que madame de Claudieuse avait le génie de la circonspection? Il est aisé de se cacher quand on peut jeter l'argent sans compter. Est-il possible que vous me fassiez un crime de n'avoir pas de preuves à fournir! Le devoir d'un homme d'honneur n'est-il pas de tout faire au monde pour préserver de l'ombre d'un soupçon la réputation de la femme qui s'est fiée à lui! J'ai fait mon devoir, et quoi qu'il advienne, je ne m'en repens pas. Pouvais-je prévoir des événements inouïs? Pouvais-je prévoir qu'un jour fatal viendrait, où ce serait moi, Jacques de Boiscoran, qui dénoncerais la comtesse de Claudieuse et qui en serais réduit à chercher contre elle des preuves et des témoins!

Le célèbre avocat de Sauveterre détournait la tête. Et, au lieu de répondre:

—Continuez, Jacques, dit-il d'une voix altérée, continuez...

Surmontant le découragement qui le gagnait:

—C'est le 2 septembre 1867, reprit Jacques de Boiscoran, que, pour la première fois, madame de Claudieuse entra dans cette maison de Passy achetée et décorée pour elle, et, pendant cinq semaines qu'elle resta à Paris cette année-là, elle vint presque tous les jours y passer quelques heures.

»Elle jouissait chez ses parents d'une indépendance absolue, presque sans contrôle. Elle confiait à sa mère, la marquise de Tassar de Bruc, sa fille—car elle n'avait qu'une fille, à cette époque—, et elle était libre de sortir et d'aller où bon lui semblait. Lorsqu'elle voulait une liberté plus grande, elle allait visiter son amie de Fontainebleau, et, à chaque fois, elle gagnait vingt-quatre ou quarante-huit heures sur le voyage. De mon côté, pour ne pas être gêné par les obligations de la famille, j'étais ostensiblement parti pour l'Irlande, et j'étais venu me fixer à demeure rue des Vignes.

»Ces cinq semaines passèrent comme un rêve, et cependant je dois dire que la séparation ne me fut pas aussi douloureuse que je l'aurais supposé. Non que le prisme fût brisé! Mais j'ai toujours trouvé humiliant d'être obligé de se cacher. Je commençais à me lasser de cette existence de précautions incessantes, et il me tardait un peu d'abandonner la personnalité de mon ami Francis Burnett et de reprendre la mienne. Nous nous étions bien jurés, d'ailleurs, madame de Claudieuse et moi, de ne jamais rester un mois sans passer quelques heures ensemble, et elle avait imaginé divers expédients pour nous voir sans danger.

»Un malheur de famille vint précisément, à cette époque, servir nos projets. Le frère aîné de mon père, cet oncle indulgent qui m'avait donné de quoi acheter ma maison de Passy, mourut en me léguant toute sa fortune. Propriétaire de Boiscoran, j'allais désormais avoir des raisons sérieuses d'habiter le pays et d'y venir, en tout cas sans que personne s'inquiétât de ce que j'y venais faire.

XIV

Jacques de Boiscoran, c'était manifeste, avait hâte d'en finir, d'en arriver à la nuit de l'incendie du Valpinson et de savoir enfin, du célèbre avocat de Sauveterre, ce qu'il avait à craindre ou à espérer.

Après un moment de silence, car la respiration lui manquait, après quelques pas au hasard dans sa cellule:

—Mais à quoi bon des détails, Magloire, reprit-il d'un ton amer. Aurez-vous la foi qui vous manque, parce que je vous aurai énuméré une à une mes entrevues avec la comtesse de Claudieuse et que je vous aurai rapporté jusqu'à ses moindres paroles?

»Nous en étions vite venus à calculer si exactement et si prudemment nos pas et nos démarches, que nous nous rencontrions assez fréquemment sans danger. Nous nous disions en nous quittant, ou elle m'écrivait: "À tel jour, à telle heure, en tel endroit", et si éloigné que fût le jour, si incommode que fût l'heure, si grande que fût la distance, nous arrivions.

»J'étais parvenu promptement à connaître le pays mieux que les plus vieux braconniers, et rien ne nous servait autant que cette connaissance parfaite de toutes les retraites ignorées. La comtesse, de son côté, ne laissait jamais s'écouler trois mois sans découvrir quelque motif urgent de se rendre à La Rochelle ou à Angoulême, et, de Paris, j'allais l'y rejoindre. Et rien ne la retenait. Sa grossesse même, car c'est cette année de 1867 qu'elle eut sa seconde fille, n'empêcha pas ses voyages. Il est vrai que ma vie à moi se passait sur les grands chemins, et qu'à tout moment, lorsqu'on s'y attendait le moins, je disparaissais des semaines entières. Voilà l'explication de cette humeur vagabonde dont se moquait mon père, et que vous-même, Magloire, m'avez reprochée autrefois...

—C'est vrai! approuva l'avocat. Je me souviens...

Jacques de Boiscoran ne releva pas l'approbation.

—Je mentirais, poursuivait-il, si je disais que cette vie me déplaisait. Non. Le mystère et le danger ajoutaient à l'attrait de nos amours. Les obstacles irritaient ma passion. Je trouvais quelque chose de sublime dans ce fait de deux êtres intelligents consacrant exclusivement tout ce qu'ils avaient d'intelligence à poursuivre et à cacher une dangereuse intrigue.

»Mieux je constatais la vénération dont la comtesse de Claudieuse était l'objet dans le pays, mieux j'acquérais la preuve de l'habileté de sa dissimulation et de la profondeur de sa perversité, et plus j'étais fier d'elle. L'orgueil, en chaudes bouffées, me montait au cerveau, quand, à Bréchy, où je me rendais le dimanche, uniquement pour elle, je la voyais passer calme et sereine, dans l'imposante sécurité de sa pure renommée... Je riais de la naïveté de ces braves dupes qui s'inclinaient si bas, croyant saluer une sainte, et c'est avec un ravissement idiot que je me félicitais d'être le seul à connaître la véritable comtesse de Claudieuse, celle qui prenait si gaiement sa revanche dans notre maison de la rue des Vignes.

»Mais de tels délires ne sauraient durer... Il ne m'avait pas fallu beaucoup de temps pour reconnaître que je m'étais donné un maître, et le plus impérieux et le plus exigeant qui fut jamais. J'avais en quelque sorte cessé de m'appartenir. J'étais devenu sa chose et je ne devais plus vivre, respirer, penser, agir que pour elle. Que lui importaient mes répugnances et mes goûts! Elle voulait, cela suffisait. Elle m'écrivait: «Venez», il fallait accourir à l'instant. Elle me disait: «Partez», je n'avais qu'à m'éloigner au plus vite. Au début, c'est avec joie que j'acceptais le despotisme de son amour; mais peu à peu je me fatiguai de cette abdication perpétuelle de ma volonté. Il me déplut de ne pouvoir disposer de moi, de n'oser plus faire un projet vingt-quatre heures d'avance. Je commençai à sentir la gêne de la corde que je m'étais passée autour du cou.

»L'idée de fuir me vint. Un de mes amis allait entreprendre un voyage autour du monde, qui devait durer dix-huit mois ou deux ans; j'eus envie de partir avec lui. Qui me retenait? J'étais, par ma position et par ma fortune, absolument indépendant. Pourquoi ne pas suivre cette inspiration? Ah! pourquoi!... C'est que le prisme n'était pas brisé encore. C'est que si je maudissais la tyrannie de madame de Claudieuse, je tressaillais encore quand j'entendais prononcer son nom. C'est que si je songeais à la fuir, un seul de ses regards me remuait encore jusqu'au fond des veines. C'est que je lui étais attaché par les mille fils de l'habitude et de la complicité, ces fils qui semblent plus ténus qu'un fil de la Vierge, et qui sont plus durs à briser que le câble d'un vaisseau.

»Pourtant, cette idée qui m'était venue fut cause que, pour la première fois, je prononçai devant elle le mot de séparation, lui demandant ce qu'elle ferait si je venais à la quitter. Elle me regarda d'un air singulier, et, au bout d'un moment: "Est-ce sérieux? me demanda-t-elle. Est-ce une préface?" Je n'osai pas pousser plus loin, et, m'efforçant de sourire: "Ce n'est qu'une plaisanterie, répondis-je.

—Alors, fit-elle, n'en parlons pas. Si jamais vous en veniez là, vous verriez ce que je ferais." Je n'insistai plus, mais son regard me resta dans l'esprit et me fit comprendre que j'étais bien plus étroitement lié encore que je ne l'avais supposé. Pour cette raison, rompre devint mon idée fixe.

—Eh bien! il fallait rompre! s'écria l'avocat. Jacques de Boiscoran secoua la tête.

—C'est aisé à conseiller, répondit-il. J'ai essayé, je n'ai pas pu. Dix fois je suis arrivé près de madame de Claudieuse, résolu à lui dire: «Ne nous revoyons plus», dix fois, au dernier moment, le courage m'a manqué. Elle m'irritait, j'en arrivais presque à la haïr, mais pouvais-je oublier combien je l'avais aimée et tout ce qu'elle avait risqué pour moi?... Puis, pourquoi ne pas l'avouer? elle me faisait peur. Ce caractère inflexible que j'avais tant admiré jadis m'épouvantait, et je frissonnais, saisi de vagues et sinistres appréhensions, en songeant à tout ce dont je la savais capable.

»J'étais donc en proie aux plus affreuses perplexités, lorsque ma mère me parla d'un mariage qu'elle rêvait pour moi depuis longtemps. Ce pouvait être le prétexte que je n'avais pas su trouver. À tout hasard, je demandai à réfléchir. Et la première fois que je me trouvai avec madame de Claudieuse, rassemblant tout mon courage: "Vous savez ce qui arrive, lui dis-je, ma mère veut me marier." Elle devint plus pâle que la mort, et me fixant bien dans les yeux, comme si elle eût espéré lire jusqu'au fond de mon âme: "Et vous, me demanda-t-elle, que voulez-vous?—Moi, répondis-je en riant d'un rire forcé, je ne veux rien pour le moment. Mais il faudra bien tôt ou tard en passer par là. Il faut à un homme un intérieur, des affections que le monde reconnaisse...—Et moi, interrompit-elle, que suis-je donc pour vous?—Vous! m'écriai-je, Geneviève, je vous aime de toutes les forces de mon âme, mais un abîme nous sépare, vous êtes mariée." Elle me fixait toujours obstinément. "En d'autres termes, reprit-elle, vous m'avez aimée pour passer le temps... J'ai été la distraction de votre jeunesse, la poésie de vos vingt ans, ce roman d'amour que tout homme veut avoir... Mais vous vous faites grave, il vous faut des affections sérieuses, et vous m'abandonnez... Soit. Mais que vais-je devenir, moi, si vous vous mariez?" Je souffrais cruellement. "Vous avez votre mari, balbutiai-je, vos enfants..." Elle m'arrêta. "C'est cela, fit-elle, je retournerai vivre au Valpinson, dans ce pays tout plein de votre souvenir, dont chaque site me rappelle un de nos rendez-vous, près de mon mari que j'ai trahi, près de mes filles dont une est vôtre... Ce n'est pas possible, Jacques..." J'étais alors en veine de courage. "Cependant, dis-je, il est possible que je me marie. Que feriez-vous?—Oh! peu de chose, me répondit-elle. Je remettrais toutes vos lettres au comte de Claudieuse..."

Depuis tantôt trente ans qu'il plaidait aux assises, maître Magloire avait entendu d'étranges confidences. Jamais cependant ses idées n'avaient été bouleversées comme en ce moment.

—C'est à confondre l'esprit, murmurait-il. Mais Jacques, déjà, poursuivait:

—La menace de la comtesse de Claudieuse était-elle sérieuse? Je n'en doutais pas. Affectant cependant un grand calme: «Vous ne feriez pas cela, lui dis-je.—Sur tout ce que j'ai au monde de cher et de sacré, me répondit-elle, je le ferais!...»

»Bien des mois se sont écoulés depuis cette scène, Magloire, bien des événements se sont succédés, et cependant, il me semble qu'elle date d'hier. Je revois encore la comtesse, plus blanche qu'un spectre, j'entends toujours sa voix frémissante, et c'est presque textuellement que je vous rapporte ses paroles: "Ah! ma résolution vous étonne, Jacques, continuait-elle en phrases enflammées. Je le conçois. Les femmes qui manquent à leurs devoirs n'ont pas habitué leurs amants à compter avec elles. Trahies, elles se taisent. Délaissées, elles se résignent. Sacrifiées, elles cachent leurs larmes, car pleurer, ce serait avouer la faute. Qui les plaindrait, d'ailleurs, si elles laissaient soupçonner leur désespoir? L'abandon n'est-il pas le châtiment prévu! Aussi, parmi les hommes, et il en est d'assez bassement cyniques pour l'avouer, est-il convenu qu'une femme mariée est une maîtresse commode, dont on n'a jamais à craindre la jalousie, et qu'on peut toujours quitter comme on l'a prise, en un moment de caprice! Ah! lâches que nous sommes! Si nous avions plus de courage, on y regarderait à deux fois avant de s'emparer de la femme d'autrui!... Mais ce que les autres n'osent pas, je l'oserai, moi! Il ne sera pas dit que de notre faute commune il sera fait deux parts, que vous en aurez recueilli tout le bénéfice et que j'en supporterai tout le châtiment... Quoi! vous, demain, vous seriez libre de courir à de nouvelles amours et de recommencer votre vie, et moi, je resterais, seule, au fond de l'abîme de honte, déchirée de regrets et rongée de remords! Je ne serais dans votre passé qu'un rêve charmant, et vous seriez dans le mien un souvenir affreux! Non, non!... Des liens tels que les nôtres, rivés par des années de complicité, ne se brisent pas ainsi! Vous m'appartenez, vous êtes à moi, et envers et contre toutes je vous défendrai avec les seules armes qui soient à ma portée!... Je vous ai dit que je tenais à ma réputation plus qu'à la vie, mais je ne vous ai pas dit que je tinsse à la vie!... Mariez-vous... La veille de votre mariage, mon mari saura tout... Je ne survivrai pas à la perte de mon honneur, mais du moins je serai vengée! Si vous échappez à la haine du comte de Claudieuse, votre nom restera attaché à une si tragique histoire que votre vie en sera à tout jamais perdue..."

»Ainsi elle s'exprimait, Magloire, et avec des emportements dont je ne saurais vous donner une idée. C'était absurde, ce qu'elle disait, c'était insensé! Mais la passion n'est-elle pas insensée et absurde? Ce n'était pas, d'ailleurs, une inspiration soudaine de son orgueil blessé, que cette vengeance dont elle me menaçait. À la précision de ses phrases, à la sûreté de ses coups, il m'était impossible de ne pas reconnaître un projet longuement médité, dont elle avait calculé l'effroyable portée, et irrévocablement arrêté.

»J'étais atterré. Et comme je gardais un morne silence: "Eh bien!" me demanda-t-elle froidement. Il me fallait gagner du temps avant tout. "Eh bien! répondis-je, je ne m'explique pas votre colère. Ce mariage dont je viens de vous parler n'a jamais existé que dans l'imagination de ma mère...—Bien vrai? interrogea-t-elle.—Je vous l'affirme." Elle m'examinait d'un œil soupçonneux. "Allons, je vous crois, dit-elle enfin, avec un grand soupir. Mais vous voilà prévenu. Et maintenant chassons ces vilaines idées."

»Elle pouvait les chasser, peut-être; moi, non. C'est la rage dans le cœur que je la quittai. Ainsi donc, elle avait disposé de moi. J'avais pour la vie autour du cou cette corde fatale dont les meurtrissures devenaient chaque jour plus douloureuses. Et à la moindre tentative pour la rompre, je devais m'attendre à un scandale abominable, à quelqu'une de ces aventures sinistres qui écrasent un homme. Pouvais-je, du moins, espérer lui faire entendre raison? Non, je n'en étais que trop sûr. Je ne savais que trop que je perdrais mon temps à essayer de lui rappeler que je n'étais pas si coupable qu'elle le voulait bien dire, à essayer de lui démontrer que sa vengeance atteindrait plus que moi encore son mari et ses enfants, et que si elle avait à reprocher au comte de Claudieuse les conditions de leur mariage, ses filles, elles, étaient innocentes...

»Mais c'est en vain que je m'épuisais à chercher une issue à cette horrible situation. Sur mon honneur, Magloire, il y avait des moments où j'étais tenté de passer outre et d'imaginer un semblant de mariage, pour déterminer la comtesse à agir, pour faire éclater enfin sur moi ces menaces toujours suspendues sur ma tête. Je ne crains pas le danger, mais savoir qu'il existe et l'attendre les bras croisés m'est insupportable. Il faut que je marche à lui. L'idée que madame de Claudieuse se servait du comte pour me retenir me révoltait. Il me semblait ridicule et ignoble à la fois qu'elle fît de son mari le gendarme de son amant. Pensait-elle donc qu'il me faisait peur!... Ah! comme je lui eusse tout écrit, si cette dénonciation ne m'eût pas paru si odieuse!

»Ma mère, cependant, m'avait demandé le résultat de mes réflexions au sujet de ce mariage dont elle m'avait entretenu, et c'est avec un pouce de rouge sur la face que je lui avais répondu que, décidément, je ne voulais pas me marier encore, que je me trouvais trop jeune pour accepter la responsabilité d'une famille. C'était vrai; mais ce ne l'eût pas été qu'il m'eût fallu le répondre quand même.

»Voilà où j'en étais, me répétant qu'il fallait en finir et flottant entre plusieurs partis contraires, quand la guerre éclata. Mes opinions plus encore que mon âge me faisaient soldat. J'accourus à Boiscoran. On venait d'organiser les mobiles du pays, et ils me nommèrent leur capitaine, et c'est à leur tête que je rejoignis l'armée de la Loire. Dans la disposition d'esprit où je me trouvais, la guerre n'avait rien qui m'effrayât; toute émotion me semblait bonne, qui pouvait me donner l'oubli. Et si j'ai montré quelque bravoure, mon mérite n'est pas grand.

»Pourtant, comme les semaines s'écoulaient, puis les mois, et que je n'entendais plus parler de la comtesse de Claudieuse, un secret espoir me venait qu'elle m'oubliait et que, le temps et l'absence faisant leur œuvre, elle se résignait.

»La paix signée, je revins à Boiscoran, et pas plus que les mois passés, la comtesse ne me donna signe de vie. Je commençais à me rassurer et à reprendre possession de moi-même, quand un jour monsieur de Chandoré, me rencontrant, m'invita à dîner. J'y allai. Je vis mademoiselle Denise. Il y avait déjà longtemps que je la connaissais, et son souvenir n'avait peut-être pas été sans contribuer à me détacher de madame de Claudieuse. Pourtant, j'avais toujours eu la raison de la fuir, tremblant d'attirer sur elle quelque sinistre vengeance.

»Rapproché d'elle par son grand-père, je n'eus plus le courage de m'éloigner. Et le jour où il me sembla lire dans ses yeux si beaux qu'elle m'aimait, mon parti fut pris, et je me dis que je braverais tout. Mais comment exprimer mes angoisses, Magloire, et avec quelles anxiétés chaque soir, en rentrant à Boiscoran, je demandais: "Il n'est pas venu de lettre?"

»Il n'en venait toujours pas. Et cependant il était impossible que la comtesse de Claudieuse n'eût pas été informée de mon mariage. Mon père était venu demander la main de Denise; on me l'avait accordée, j'avais été admis officiellement à faire ma cour, il ne restait plus à fixer que le jour de la cérémonie... Ce calme m'épouvantait!

Épuisé, haletant, Jacques de Boiscoran s'était arrêté, appuyant ses deux mains sur sa poitrine, comme pour comprimer les battements désordonnés de son cœur.

Il touchait au dénouement. Et cependant, c'est en vain qu'il attendait de l'avocat de Sauveterre un mot, un signe d'encouragement. Maître Magloire demeurait impénétrable, son visage restait aussi impassible qu'un masque de plomb.

Enfin, avec un grand effort:

—Oui, reprit Jacques, ce calme me semblait présager la tempête. Être aimé de Denise, c'était trop de bonheur. J'attendais un éclat, une catastrophe, quelque chose de funeste. Je l'attendais si positivement que j'avais fini par décider en moi-même qu'il était de mon devoir de tout avouer à monsieur de Chandoré. Vous le connaissez, Magloire. Il est, ce vieux gentilhomme, la plus pure, la plus respectable expression de l'honneur. Je pouvais lui confier mon secret tout aussi impunément qu'autrefois, en mes heures de délire, je livrais au vent de la nuit le nom de Geneviève.

»Hélas! pourquoi ai-je tant hésité, tant combattu, tant tardé?... Un mot prononcé alors me sauvait, et je ne serais pas ici, accusé d'un crime atroce, innocent et réduit à vous voir douter de mes paroles. Mais la fatalité était sur moi. Après avoir durant toute une semaine remis mes aveux, un soir, sur un mot de Denise à propos des pressentiments, je me dis, bien décidé à me tenir parole: ce sera demain.» Et le lendemain, en effet, je partis de Boiscoran de bien meilleure heure que de coutume, et à pied, parce que j'avais à donner des ordres à une douzaine d'ouvriers qui travaillaient à mes vignes. Je pris au plus court, par les champs. Hélas! pas un détail n'est sorti de ma mémoire! Et mes ordres donnés, je venais de regagner la grande route, quand je rencontrai le vieux curé de Bréchy, qui est mon ami. "Il faut, me dit-il, que vous me fassiez un bout de conduite. Puisque vous allez à Sauveterre, cela ne vous allongera pas beaucoup de prendre la traverse, qui passe par le Valpinson et les bois de Rochepommier." À quoi tiennent les destinées, cependant! J'accompagnai le curé, et je ne le quittai qu'à cet endroit où la grande route et la traverse se croisent, et qu'on appelle dans le pays la «Cafourche des Maréchaux». Sitôt seul, je doublai le pas, et j'avais presque traversé le bois, quand tout à coup, à vingt pas de moi, venant en sens inverse, je reconnus la comtesse de Claudieuse...

»Si grand que fût mon émoi, je poursuivis mon chemin, résolu à me contenter de la saluer sans lui adresser la parole. Ainsi je fis, et déjà je la dépassais, quand je l'entendis m'appeler: "Jacques!..." Je m'arrêtai, ou plutôt je fus cloué sur place par cette voix qui, si longtemps, avait eu sur mon âme un empire absolu. Aussitôt elle s'approcha. Elle était plus émue que moi encore, son regard vacillait, ses lèvres tremblaient. "Eh bien! me dit-elle, ce n'est pas une illusion, cette fois vous épousez mademoiselle de Chandoré." Le temps était passé des ménagements. "Oui, répondis-je.—Ainsi, c'est bien vrai, reprit-elle, tout est bien fini! C'est en vain que je vous rappellerais ces serments d'un éternel amour que vous me juriez autrefois, tenez, là-bas, sous ce bouquet de chênes, en face de cet admirable horizon... Ce sont les mêmes arbres et le même paysage, et je suis toujours la même femme... Votre cœur seul a changé..." Je ne répondis pas. "Vous l'aimez donc bien!" insista-t-elle. Obstinément je gardai le silence. "Je vous comprends, fit-elle, je ne vous comprends que trop. Et elle, Denise? Elle vous aime à ce point de ne savoir plus le dissimuler. Elle arrête ses amies pour leur apprendre son mariage et leur dire combien elle est heureuse... Oh, oui! bien heureuse, en effet!... Cet amour qui était ma honte est sa gloire, à elle... J'étais réduite à m'en cacher comme d'un crime, elle s'en pare comme d'une vertu... Les conventions sociales sont absurdes et iniques, mais bien fou qui cherche à s'y soustraire..." Des larmes, les premières que je lui aie vues répandre, brillaient entre ses longs cils. "N'être plus rien pour vous, reprit-elle, rien!... Ah! j'ai trop calculé! Vous souvient-il qu'au lendemain de la mort de votre oncle, riche désormais, vous me proposiez de fuir?... J'ai refusé. Je tenais à ma renommée, j'avais soif de considération. Je croyais qu'on peut faire deux parts de sa vie: consacrer l'une au plaisir et l'autre à l'hypocrisie du devoir. Pauvre folle!... Et cependant, il y a bien longtemps que j'ai deviné votre lassitude. Je vous connaissais si bien! Votre cœur était pour moi comme un livre ouvert où je lisais vos plus secrètes pensées. Alors je pouvais vous retenir encore. Il fallait me faire humble, prévenante, soumise. Au lieu de cela, j'ai prétendu m'imposer..." Un spasme lui coupa la parole, puis brusquement: "Et vous, me demanda-t-elle, êtes-vous heureux, au moins?—Je ne puis l'être complètement, vous sachant malheureuse répondis-je. Mais il n'est pas de douleur que le temps ne cicatrise, vous oublierez...—Jamais!" s'écria-t-elle. Et baissant la voix: "Puis-je vous oublier, poursuivit-elle, alors que sans cesse je retrouve votre regard dans les yeux de ma plus jeune fille!... Monsieur de Claudieuse est pour elle plus affectueux que pour l'aînée... Vous doutez-vous ce que je souffre, quand il la tient sur ses genoux, quand il la caresse, quand il l'embrasse?... Comprenez-vous quelle violence je dois me faire, pour ne pas la lui arracher, pour ne pas lui crier: "Eh! tu vois bien qu'elle n'est pas tienne, celle-là! Ah! le crime est affreux, mon Dieu! mais quel châtiment!"

»Des gens, au loin, apparaissaient sur la route. "Remettez-vous", lui dis-je. Elle se roidit contre son émotion. Les gens passèrent en nous saluant poliment. Et après un moment: "Enfin, reprit-elle, à quand le mariage?" Je tressaillis. D'elle-même elle venait au-devant de l'explication. "Il n'est pas encore fixé, dis-je. Ne devais-je pas vous voir avant? Vous m'avez fait autrefois certaines menaces...—Et vous aviez peur?—Non. Je croyais vous connaître assez pour être sûr que vous ne voudriez me punir comme d'un crime de vous avoir aimée. Tant d'événements sont survenus depuis ce jour où vous me menaciez...—Oui, bien des événements en effet, interrompit-elle. Mon pauvre père est incorrigible. Une fois encore, il s'est exposé follement, et de nouveau mon mari a dû sacrifier une grosse somme pour le sauver. Ah! monsieur de Claudieuse est un noble cœur, et il est bien fâcheux que je sois la seule envers qui jamais il ait manqué de générosité. Chacun de ces bienfaits dont il me comble, dont il m'écrase, est pour moi un nouveau grief... mais en les acceptant je me suis enlevé le droit de le frapper d'un coup plus terrible que le coup de la mort... Vous pouvez épouser Denise, Jacques, vous n'avez rien à craindre de moi..."

»Ah! je n'espérais pas tant, Magloire. Éperdu de joie, je saisis sa main, et la portant à mes lèvres: "Vous êtes la meilleure des amies!", m'écriai-je. Mais vivement, et comme si mes lèvres l'eussent brûlée, elle retira sa main: "Non, pas cela", dit-elle en pâlissant. Et maîtrisant à peine son trouble: "Cependant, il faut nous revoir encore une fois, reprit-elle. Vous avez mes lettres, n'est-ce pas?—Je les ai toutes.—Eh bien! il faut me les rapporter... Mais où, et comment? Il m'est bien difficile de m'absenter, en ce moment, la plus jeune de mes filles... notre fille, Jacques, est bien malade... Cependant il faut en finir. Voyons, jeudi, êtes-vous libre?... Oui... En ce cas, jeudi soir, vers neuf heures, soyez au Valpinson... Vous me trouverez de l'autre côté des chais, à l'entrée du bois, près de ces vieilles tours de l'ancien château que mon mari a fait réparer.—Est-ce bien prudent? demandai-je.—Ai-je jamais rien livré au hasard, me répondit-elle, et est-ce en ce moment que je manquerais de prudence! Fiez-vous à moi! Allons, il faut nous séparer, Jacques. À jeudi, et soyez exact."

»Étais-je donc libre? La chaîne était-elle brisée, redevenais-je enfin mon maître? Je le crus, et dans le délire de ma liberté, je pardonnais à madame de Claudieuse toutes mes angoisses depuis un an. Que dis-je? Déjà je m'accusais d'injustice et de cruauté. Je l'admirais de s'immoler à mon bonheur. J'aurais voulu, dans l'effusion de ma reconnaissance, m'agenouiller à ses pieds et baiser le bas de sa robe. Confier mon secret à monsieur de Chandoré devenait inutile. Je pouvais rentrer à Boiscoran.

»Mais j'étais à plus de moitié chemin, je continuai, et quand j'arrivai à Sauveterre, mon visage reflétait si bien l'épanouissement de mon âme, que Denise me dit: "Il vous arrive quelque chose d'heureux, Jacques!..." Oh, oui! de bien heureux. Pour la première fois près d'elle, je respirais librement. Il m'était permis de l'aimer sans trembler que mon amour ne lui fût fatal.

»Cette sécurité dura peu. Réfléchissant, je ne tardai pas à m'étonner du singulier rendez-vous que madame de Claudieuse m'avait assigné. Ne serait-ce pas un piège? pensais-je, à mesure que le jour approchait.

»Toute la journée du jeudi, je fus assailli par les plus tristes pressentiments. Si j'avais su comment faire prévenir la comtesse, très certainement je ne serais pas allé à son rendez-vous. Mais je n'avais aucun moyen de l'avertir. Et je la connaissais assez pour savoir que lui manquer de parole, ce serait tout remettre en question.

»Je dînai cependant à mon heure accoutumée, et, quand j'eus achevé, je montai à mon appartement, où j'écrivis à Denise de ne pas m'attendre de la soirée, que je serais retenu loin d'elle par une affaire de la plus haute importance. Je remis cette lettre au fils de mon fermier, Michel, en lui commandant de la porter sans perdre une minute. Cela fait, je réunis toutes les lettres de madame de Claudieuse en un paquet que je mis dans ma poche. Je pris mon fusil, et je partis. Il pouvait être huit heures. Il faisait encore grand jour...

Que maître Magloire ajoutât ou non foi au récit du prévenu, il était manifestement intéressé au plus haut point. Il avait rapproché sa chaise. À tout moment des exclamations sourdes lui échappaient.

—En toute autre circonstance, reprit Jacques, j'aurais suivi, pour me rendre au Valpinson, une des deux routes ordinaires. Travaillé de défiances comme je l'étais, je ne songeai qu'à me cacher, et je pris à travers les marais. Ils étaient en partie inondés, je le savais, mais je comptais, pour n'être pas arrêté par l'eau, sur ma parfaite connaissance du terrain et sur mon agilité. Je me disais que par-là je ne serais certainement pas vu, que je ne rencontrerais personne...

»Je me trompais. En arrivant au déversoir de la Seille, et au moment de le traverser, je me trouvai en face du gars Ribot, le fils d'un fermier de Bréchy. Il parut tellement surpris de me voir en cet endroit que je me crus obligé de lui expliquer ma présence, et mon trouble me rendant stupide, je lui dis que j'avais affaire à Bréchy et que je traversais les marais pour tirer des oiseaux d'eau. "Si c'est ainsi, fit-il en ricanant, nous ne chassons point le même gibier." Il s'éloigna, mais cette rencontre me contraria vivement. Et c'est en envoyant le gars Ribot à tous les diables que je continuai ma route qui, de plus en plus, devenait difficile et périlleuse.» Neuf heures devaient être sonnées depuis longtemps, lorsque j'arrivai aux environs du Valpinson. Mais la nuit était fort claire. Je redoublai de précautions. L'endroit choisi par la comtesse pour notre rendez-vous était éloigné de plus de deux cents mètres de l'habitation et des métairies, abrité par les bâtiments des chais et tout rapproché du bois.

»C'est par le bois que j'approchai. Caché par les arbres, j'explorai le terrain, et je ne tardai pas à apercevoir madame de Claudieuse, debout près d'une des vieilles tours. Elle était vêtue d'un peignoir de mousseline claire qui se voyait de très loin.

»Ne découvrant rien de suspect, j'avançai, et dès qu'elle m'aperçut: "Voilà près d'une heure que je vous attends", me dit-elle. Je lui expliquai les difficultés du chemin que j'avais pris, et tout de suite: "Mais où est votre mari? lui demandai-je.—Il souffre de ses rhumatismes, me répondit-elle, il est couché.—Ne s'étonnera-t-il pas de votre absence?—Non. Il sait que je dois veiller la plus jeune de mes filles... Je suis sortie par la petite porte de la buanderie." Et sans me laisser répliquer: "Mais où sont mes lettres? reprit-elle.—Les voici", dis-je en les lui tendant. Elle les prit d'un mouvement fiévreux, en disant à demi-voix: "Il y en a quatre-vingt-quatre." Et sans le souci de l'injure qu'elle me faisait, elle se mit à les compter. "Elles y sont bien toutes", dit-elle quand elle eut fini. Et tirant un paquet de son sein: "Et voici les vôtres", ajouta-t-elle. Mais elle ne me les donna pas. "Nous allons, déclara-t-elle, les brûler." Je tressaillis de surprise. "Y pensez-vous? m'écriai-je, ici, à cette heure... La flamme attirerait quelqu'un.—Qui? Que craignez-vous? D'ailleurs nous allons entrer sous bois... Allons, donnez-moi des allumettes." Je cherchai dans toutes mes poches, mais inutilement. "Je n'en ai pas, répondis-je.—Allons donc, vous, un fumeur obstiné, vous qui, même près de moi, ne saviez pas renoncer à vos cigares...—J'ai oublié ma boîte hier chez monsieur de Chandoré." Elle frappait du pied violemment. "Puisque c'est ainsi, dit-elle, je vais rentrer en prendre..." C'était un retard et une imprudence nouvelle. Comprenant qu'il fallait en passer par où elle voulait: "C'est inutile, dis-je, attendez."

»Il est un moyen, connu de tous les chasseurs, de remplacer les allumettes. Je l'employai. Retirant de mon fusil une cartouche, j'en enlevai la charge de plomb, que je remplaçai par un morceau de papier. Appuyant ensuite mon arme contre terre, pour étouffer l'explosion, j'enflammai la poudre... Nous avions du feu, je le communiquai aux lettres... Et quelques minutes après, il ne restait plus que des débris noircis que j'émiettai entre mes mains et que j'éparpillai au vent...

»Immobile autant qu'une statue, madame de Claudieuse me regardait faire... "Voilà donc, murmura-t-elle, ce qu'il reste de cinq années de notre vie, de nos amours et de vos serments! Des cendres..." Je ne répondis que par une exclamation équivoque. J'avais hâte de me retirer. Elle ne le comprit que trop, et violemment: "Décidément, je vous fais donc horreur! s'écria-t-elle.—Nous venons, dis-je, de commettre une imprudence inouïe...—Eh! qu'importe!" Puis, d'une voix sourde: "Le bonheur vous attend, vous, ajouta—elle, et une nouvelle vie pleine d'enivrantes promesses, il est naturel que vous ayez peur... Moi, dont la vie est finie et qui n'ai plus rien à attendre, en qui vous avez tué jusqu'à l'espérance, moi je ne crains pas..." Je sentais monter sa colère. "Regretteriez-vous donc votre générosité, Geneviève? dis-je doucement.—Peut-être! répondit-elle d'un accent qui me fit frémir. J'ai été bien faible et bien lâche... Comme vous devez rire de moi... Quelle chose misérable qu'une femme abandonnée qui se résigne et qui pleure!..." Puis brusquement: "Avouez, reprit-elle, que vous ne m'avez jamais aimée.—Ah! vous savez bien le contraire.—Pourtant, vous m'abandonnez... pour une autre... pour cette Denise!—Vous êtes mariée, vous ne pouviez être à moi.—Alors si j'avais été... libre... Si j'avais été... veuve...—Vous seriez ma femme, vous le savez bien!" D'un geste éperdu elle leva les bras au ciel, et d'une voix qui me parut retentir jusqu'au château: "Sa femme! s'écria-t-elle. Si j'étais veuve, je serais sa femme... ô mon Dieu! heureusement, cette idée affreuse ne m'est pas venue plus tôt!..."

Tout d'une pièce, à ces mots, le célèbre avocat de Sauveterre se dressa, et se plantant devant Jacques de Boiscoran et l'enveloppant d'un de ces regards qui essayent de fouiller au plus profond des consciences:

—Et après? interrogea-t-il.

Pour conserver encore quelques apparences de sang-froid, Jacques n'avait pas trop de toute sa volonté.

—Ensuite, répondit-il, je tentai l'impossible pour calmer madame de Claudieuse, pour l'émouvoir, pour la ramener aux sentiments généreux des jours passés... J'étais bouleversé au point de ne plus voir clair en moi... Je la haïssais d'une haine mortelle, et cependant je ne pouvais m'empêcher de la plaindre... Je suis homme, et il n'est pas d'homme qui ne soit touché de se voir l'objet de tels regrets et d'un si effrayant désespoir... Sais-je tout ce que je lui ai dit! Il y allait de mon bonheur et du bonheur de Denise. Je ne suis pas un héros de roman, moi! J'ai été lâche, je me suis humilié, j'ai supplié, j'ai menti... J'ai juré que c'était ma famille surtout qui voulait mon mariage... J'espérais, à force de paroles caressantes, adoucir l'amertume de mon abandon... grossier!

»Elle écoutait plus froide qu'un bloc de glace, et dès que je m'arrêtai: "Et c'est à moi que vous contez tout cela, fit-elle avec un rire sinistre. Votre Denise!... Eh! si j'étais une femme comme les autres, je me tairais aujourd'hui, et avant un an je vous reverrais à mes pieds." Avait-elle donc réfléchi depuis notre rencontre sur la grande route? Était-ce la convulsion suprême de la passion, au moment où se brisaient nos derniers liens! Je voulais parler encore, mais brusquement: «Oh! assez! interrompit-elle, épargnez-moi du moins l'offense de votre commisération! Je verrai... Je ne vous promets rien... Adieu!..."

»Et elle s'enfuit vers le château, et je restai planté sur mes jambes, hébété de stupeur, me demandant si elle ne courait pas tout avouer au comte de Claudieuse. C'est même à ce moment que, machinalement, je retirai de mon fusil la cartouche brûlée et que je la remplaçai par une neuve... Puis, comme rien ne bougeait, je m'éloignai à grands pas.

—Quelle heure était-il? interrogea maître Magloire.

—Il me serait impossible de le préciser. Il est de ces tourmentes pendant lesquelles on perd toute notion du temps. J'ai pris, pour revenir, par les bois de Rochepommier...

—Et vous n'avez rien vu?

—Non.

—Rien entendu?

—Rien.

—Pourtant, d'après votre récit, vous ne pouviez être loin du Valpinson quand l'incendie a éclaté...

—C'est vrai, et en rase campagne j'aurais certainement aperçu les flammes. Mais j'étais sous bois, les arbres me dérobaient l'horizon...

—Et ces mêmes arbres ont empêché la détonation des deux coups de fusil tirés sur monsieur de Claudieuse d'arriver jusqu'à vous...

—Ils auraient pu y contribuer. Mais il n'en était pas besoin. Je remontais le vent qui était déjà violent, et il est prouvé que dans de telles conditions, on n'entend pas à cinquante mètres de l'explosion d'une arme de chasse.

C'est bien juste si maître Magloire réprimait ses mouvements d'impatience. Et, sans s'apercevoir que lui, l'avocat, il était plus dur que le juge d'instruction:

—Ainsi, reprit-il, vous croyez que votre récit répond à tout!

—Je crois que mon récit, qui est l'expression de la plus scrupuleuse vérité, explique les charges relevées contre moi par monsieur Galpin-Daveline... Il explique comment je tenais à cacher ma visite au Valpinson, comment j'ai été rencontré à l'aller et au retour, et à des heures qui correspondent à celles de l'incendie; comment enfin mon premier mouvement a été de tout nier... Il explique encore pourquoi l'enveloppe d'une de mes cartouches a été ramassée près des ruines, et pourquoi l'eau où j'avais lavé mes mains en rentrant était noire...

Rien ne semblait devoir ébranler les convictions de l'avocat de Sauveterre.

—Et le lendemain, demanda-t-il, quand on est venu vous arrêter, quelle a été votre première impression?

—J'ai pensé immédiatement au Valpinson...

—Et quand on vous a appris quel crime avait été commis?

—Je me suis dit que madame de Claudieuse avait voulu devenir veuve.

Tout le sang de maître Magloire affluait à son visage.

—Malheureux! s'écria-t-il, osez-vous bien accuser la comtesse de Claudieuse d'un tel forfait!

La colère rendait des forces à Jacques.

—Qui donc accuserais-je! répondit-il. Un crime a été commis, et dans de telles conditions qu'il ne peut l'avoir été que par elle ou par moi. Je suis innocent, donc elle est coupable...

—Pourquoi n'avoir pas dit tout cela le premier jour?

Jacques haussa les épaules.

—Combien donc de fois, répondit-il d'un ton d'ironie arrière, et sous combien de formes faudra-t-il que je vous expose mes raisons? Si je me suis tu le premier jour, c'est que j'ignorais les circonstances du crime, c'est qu'il me répugnait d'accuser une femme qui a été ma maîtresse et que la passion a rendue criminelle; c'est qu'enfin, tout en me sentant compromis, je ne me croyais pas en danger... Plus tard, j'ai gardé le silence, parce que j'espérais que la justice saurait découvrir la vérité, ou que madame de Claudieuse ne pourrait supporter l'idée de me voir accusé, moi, innocent... Plus tard, enfin, quand j'ai reconnu le péril, j'ai eu peur de la vérité...

L'honnêteté de l'avocat semblait révoltée.

—Vous mentez, Jacques! interrompit-il, et je vais vous dire pourquoi vous vous êtes tu! C'est qu'il était difficile de trouver un roman qui s'ajustât à toutes les circonstances de la prévention... Mais vous êtes un homme de ressources, vous avez cherché et vous avez trouvé. Rien ne manque à votre récit, rien... que la vraisemblance. Vous me diriez que madame de Claudieuse a volé son éclatante renommée, qu'elle a été cinq ans votre maîtresse, peut-être consentirais-je à vous croire... Mais qu'elle ait de sa main incendié sa maison, et qu'elle se soit armée d'un fusil pour tirer sur son mari, c'est ce que jamais vous ne me ferez admettre...

—C'est la vérité, pourtant.

—Non, car le témoignage de monsieur de Claudieuse est précis, il a vu son assassin, c'est un homme qui a tiré sur lui...

—Et qui vous dit que monsieur de Claudieuse ne sait pas tout, et qu'il ne veut pas sauver sa femme et me perdre... Ce serait une vengeance, cela...

L'objection éblouit une seconde l'avocat, mais la rejetant bien vite:

—Ah! taisez-vous! s'écria-t-il, ou prouvez...

—Toutes les lettres sont brûlées.

—Quand on a été cinq ans l'amant d'une femme, on a toujours des preuves.

—Vous voyez bien que non.

—Ne vous obstinez pas, prononça maître Magloire. (Et d'une voix qu'altéraient l'émotion et la pitié:) Malheureux! ajouta-t-il, ne comprenez-vous donc pas que, pour échapper au châtiment d'un crime, vous commettez un crime mille fois plus grand?...

Jacques se tordait les mains.

—C'est à devenir fou! disait-il.

—Et quand moi, votre ami, je vous croirais, poursuivait maître Magloire, à quoi cela vous servirait-il? Les autres vous croiraient-ils!... Tenez, je vais vous dire toute ma pensée: je serais sûr de la vérité de votre récit, que jamais, sans preuves, je n'en ferais mon moyen de défense... Plaider cela, entendez-vous bien, ce serait vous perdre.

—C'est cependant ce qui sera plaidé, puisque c'est la vérité...

—Alors, interrompit maître Magloire, vous chercherez un autre défenseur.

Et il se dirigeait vers la porte, il se retirait.

—Dieu puissant! s'écria Jacques, éperdu, il m'abandonne...

—Non, répondit l'avocat; mais je ne saurais discuter avec vous dans l'état d'exaltation où vous êtes... Vous réfléchirez... Je reviendrai demain...

Il sortit, et Jacques de Boiscoran s'affaissa comme une masse sur une des chaises de la prison.

—C'en est fait, balbutiait-il, je suis perdu!

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