La corde au cou
La santé du comte de C..., bien loin de s'améliorer, décline visiblement. Il se levait lors de son installation à Sauveterre, et maintenant il ne quitte plus le lit. Celle de ses blessures qui, dans le principe, semblait présenter le moins de danger, celle de l'épaule, s'est soudainement aggravée sous l'influence des chaleurs tropicales de ces derniers jours. À un moment, on a pu redouter la gangrène, et croire qu'il en faudrait venir à une amputation. Hier, M. le docteur S... nous a paru inquiet.
Et comme un malheur ne vient jamais seul, la plus jeune des filles du comte de C... est très souffrante. Elle était malade de la rougeole, lors de l'incendie; la terreur, le froid et le déplacement ont amené une rechute qui peut n'être pas sans danger. Au milieu de si cruelles épreuves, Mme la comtesse de C... est admirable de dévouement, de courage et de résignation. Aussi, lorsqu'il lui arrive de quitter un moment ses chers malades pour venir à l'église prier pour eux, recueille-t-elle sur son passage les marques de la plus respectueuse sympathie et la plus sincère admiration.
«Ah! misérable Boiscoran!» s'écriaient les Sauveterriens après un tel article. Le lendemain, ils lisaient:
Nous avons envoyé prendre à l'hôpital, et Mme la supérieure a bien voulu nous donner des nouvelles de C..., le pauvre idiot dont le rôle a été si décisif dans le drame sanglant du Valpinson. L'état mental de C... ne s'est pas modifié depuis qu'il a été soumis à l'examen des hommes de l'art. L'étincelle d'intelligence allumée en son cerveau par l'horreur du crime semble décidément et à tout jamais éteinte. Impossible de lui arracher une parole. À peine semble-t-il reconnaître les gens qui prennent soin de lui. Il n'est cependant pas enfermé. Inoffensif et doux, comme un pauvre animal qui aurait perdu son maître, il erre tristement à travers les cours et les jardins de l'hospice.
M. le docteur S..., qui s'était beaucoup occupé de lui, a presque totalement renoncé à le voir.
Quelques personnes pensaient que C... serait appelé en témoignage. Des informations puisées aux meilleures sources nous autorisent à croire, au contraire, que les débats perdront cet élément si dramatique d'intérêt, et que C... ne paraîtra pas devant le jury.
«Décidément la déclaration de Cocoleu a été un coup de la Providence», disaient, après cela, en hochant la tête, des gens qui n'étaient pas bien éloignés d'y voir un miracle.
Le jour suivant, le rédacteur de L'Indépendant s'occupait de M. Galpin-Daveline:
M. G.-D..., écrivait-il, le juge d'instruction, est en ce moment assez souffrant, ce qui est bien compréhensible, après une enquête aussi laborieuse que celle de l'affaire Boiscoran. On nous assure qu'il n'attend que l'arrêt de la chambre des mises en accusation pour prendre un congé qu'il compte passer à une des stations thermales des Pyrénées.
Arrivait alors le tour de Jacques:
M. J. de B... supporte mieux qu'on ne s'y serait attendu la détention préventive. Sa santé, d'après les renseignements qui nous parviennent, serait excellente, et son moral n'aurait point souffert. Il lit beaucoup et consacre une partie de ses nuits à préparer sa défense et à rédiger des notes pour ses avocats...
Puis venaient au jour le jour de moindres nouvelles:
Le secret de M. J. de B... vient d'être levé.
Ou:
M. de B... a eu ce matin une entrevue avec ses défenseurs, maître M..., l'homme le plus éminent de notre barreau, et maître F..., un jeune et déjà célèbre avocat de Paris. Cette conférence a duré plusieurs heures. Nous nous abstiendrons de détails, mais nos lecteurs comprendront la réserve que nous impose la situation pénible d'un prévenu qui continue à protester énergiquement de son innocence...
Et encore:
M. de B... a reçu hier la visite de sa mère.
Ou enfin:
Nous apprenons, à l'instant, le départ pour Paris de Mme la marquise de B... et de maître F...—Notre correspondant de Poitiers nous écrit que la décision de la chambre des mises en accusation ne saurait tarder.
Jamais L'Indépendant de Sauveterre n'avait eu tant de lecteurs assidus.
Et comme c'était à qui serait le mieux renseigné, quantité de désœuvrés s'étaient constitués les espions volontaires des amis de Jacques et passaient leur vie à essayer de surprendre ce qui se passait chez M. de Chandoré. Les plus hardis arrêtaient les domestiques et les interrogeaient.
Voilà comment, le soir de la visite de Mlle Denise à la prison, il se trouvait des gens à flâner rue de la Rampe.
Vers les dix heures et demie, ils virent la voiture de M. de Chandoré sortir de sa remise et venir s'arrêter devant la porte.
À onze heures, M. de Chandoré et le docteur Seignebos y prirent place, et le cocher fouetta son cheval qui partit au grand trot.
Où peuvent-ils bien aller? se demandèrent les curieux.
Et ils suivirent la voiture.
C'est à la gare que se faisaient conduire le docteur et grand-père Chandoré. Prévenus par une dépêche, ils se rendaient au-devant du marquis et de la marquise de Boiscoran et de maître Folgat.
Ils arrivèrent bien trop tôt. Le chemin de fer d'intérêt local qui dessert Sauveterre n'est pas le premier du monde pour la régularité et garde encore dans son service certaines habitudes de ces anciennes pataches, dont le conducteur, au moment du départ, avait toujours oublié une commission.
À minuit et quart, le train qui eût dû être en gare à onze heures cinquante-cinq n'était pas encore signalé. Tout aux environs était silencieux et désert. À travers les vitres, on apercevait le chef de la station sommeillant dans son grand fauteuil de cuir. Employés et facteurs dormaient, allongés sur les banquettes de la salle d'attente.
Mais on est fait à ce système, à Sauveterre, on en a pris son parti, et c'est sans étonnement ni impatience que M. de Chandoré et le docteur Seignebos se mirent à se promener de long en large dans la cour.
On ne les eût pas beaucoup plus surpris, car ils connaissaient leur ville, si on leur eût dit qu'en ce moment même ils étaient observés. C'était ainsi, pourtant. Deux curieux, plus obstinés que les autres, avaient pris, pour les suivre jusqu'au bout, l'omnibus qui dessert tous les trains. Et, postés un peu à l'écart, ils se disaient: ah çà! qu'attendent-ils comme cela?
Enfin, vers une heure moins le quart, une sonnette tinta, et la station parut s'éveiller en sursaut. Le chef de gare ouvrit son guichet, les facteurs se dressèrent en se détirant les bras et en se frottant les yeux, des jurons retentirent, les portes claquèrent, et le sable cria sous la roue des brouettes.
Bientôt on entendit dans le lointain comme un sourd roulement de tonnerre, et presque aussitôt, tout à l'extrémité de la voie, brilla dans la nuit, comme une boule de feu, la lanterne rouge de la locomotive... M. de Chandoré et le docteur coururent à la salle d'attente.
Le train s'arrêtait. Une porte s'ouvrit, et Mme de Boiscoran parut, s'appuyant au bras de maître Folgat. Le marquis de Boiscoran, un sac de voyage à la main, suivait.
Tout s'explique! se dirent les espions volontaires qui étaient venus coller l'œil à une des fenêtres.
Et comme le train n'amenait aucun autre voyageur, ils obtinrent du conducteur de l'omnibus de partir à l'instant même, pressés qu'ils étaient d'annoncer l'arrivée du père de l'accusé.
L'heure était indue; depuis longtemps la ville dormait, mais ils ne désespéraient pas de trouver encore quelques habitués au Cercle littéraire. On veille souvent fort avant dans la nuit, à ce cercle, depuis qu'on y joue, car on y joue, et même assez gros jeu pour y perdre très joliment son billet de cinq cents francs.
Cette aimable distraction, à vrai dire, ne date que de quelques années. À dix heures sonnantes, autrefois, les journaux lus et relus et les cancans épuisés, chacun regagnait tranquillement son logis. Mais voilà que, vers 1850, un homme de plaisir, grand ami de la vie joyeuse, et d'ailleurs fort spirituel, fut nommé sous-préfet à Sauveterre. Il s'y ennuya et, pour se distraire, il eut l'idée d'inoculer aux habitués du cercle le virus du baccarat tournant. Il n'y avait pas de chance, mais les autres y prirent un goût extrême. Et, depuis, le sous-préfet a été changé, mais le baccarat est resté, au grand désespoir des «dames de la société».
Donc les implacables curieux avaient chance de trouver des oreilles pour leur grosse nouvelle. Et cependant, moins pressés de la répandre, ils eussent assisté, et non sans émotion peut-être, à cette première entrevue de M. de Chandoré et du marquis de Boiscoran.
D'un même mouvement instinctif, ils s'étaient précipités à la rencontre l'un de l'autre et, désespérément, ils se serraient les mains... Ils avaient des larmes dans les yeux. Ils ouvraient la bouche pour se parler, puis ils se taisaient, comme si les plaintes qui leur montaient aux lèvres leur fussent retombées dans le cœur... Entre eux, d'ailleurs, qu'était-il besoin de paroles! N'était-ce pas assez de cette muette étreinte pour que le père de Jacques comprît tout ce que devait souffrir le grand-père de Denise!
Et ils demeuraient immobiles, en face l'un de l'autre, quand le docteur Seignebos, qui se donnait comme toujours beaucoup de mouvement, vint à eux.
—Les bagages sont sur la voiture, leur dit-il, venez-vous?
Ils sortirent.
La nuit était fort claire et, à l'horizon, au-dessus de la masse noire de la ville endormie, se détachaient sur le bleu pâle du ciel les deux tours du vieux château transformé en prison.
—Voilà donc où est Jacques! murmura M. de Boiscoran. Voilà où est enfermé mon fils accusé d'un crime atroce...
—Nous l'en tirerons, morbleu! interrompit M. Seignebos en aidant le marquis à monter en voiture.
Mais c'est en vain que, durant le trajet, le docteur essaya, ainsi qu'il le dit, de remonter le courage de ses compagnons de route. Ses espérances ne trouvaient nul écho en ces âmes désolées.
Maître Folgat s'informa de Mlle Denise, qu'il avait été surpris de ne pas voir à la gare. M. de Chandoré lui répondit qu'elle était restée à la maison avec les tantes Lavarande, pour tenir compagnie à maître Magloire. Et ce fut tout. Il est de ces situations où parler est un supplice.
Le marquis de Boiscoran n'avait pas trop de toute sa volonté pour maîtriser des spasmes qui ressemblaient fort à des sanglots. De se voir à Sauveterre, cela le bouleversait. La distance, quoi qu'on dise, émousse les sensations. Une poignée de main de M. de Chandoré l'avait plus remué que toutes les lettres qu'il avait reçues depuis un mois. Et, en découvrant au loin la prison de Jacques, il avait eu la notion exacte de l'épouvantable torture de ce malheureux impuissant à se disculper.
Mme de Boiscoran, elle, était depuis la veille anéantie, comme si tous les ressorts de son âme se fussent brisés d'un coup.
Et M. de Chandoré frémissait de les voir ainsi accablés. S'ils désespéraient, qu'avait-il à espérer, lui qui savait la destinée de Denise indissolublement liée à la destinée de Jacques.
La voiture, cependant, s'arrêtait rue de la Rampe. La porte de la maison s'ouvrit aussitôt, et Mme de Boiscoran se trouva dans les bras de Denise, qui la soutint jusqu'à un fauteuil du salon.
Les autres avaient suivi. Il était plus de deux heures, mais chaque minute désormais avait sa valeur.
Rajustant ses lunettes:
—Je suis d'avis, commença le docteur Seignebos, d'échanger nos renseignements. Moi, ici, j'en suis toujours au même point. Mais, vous savez mes convictions? Je n'en démords pas. Cocoleu est un simulateur et je le prouverai. Je semble ne plus m'occuper de lui; en réalité, je l'observe de plus près que jamais...
Mlle Denise l'interrompit:
—Avant de rien décider, fit-elle, il est un fait qu'il faut que vous sachiez. Écoutez-moi...
Et pâle, car il lui en coûtait affreusement de livrer le secret de son cœur, mais l'œil étincelant d'énergie et d'une voix vibrante, elle raconta ce que déjà elle avait avoué à son grand-père, c'est-à-dire les propositions qu'elle était allée porter à Jacques et son refus obstiné de fuir.
—Bien! jeune fille, approuvait M. Seignebos enthousiasmé, très bien! Si malheureux que soit Jacques, on peut encore envier son sort.
Mlle Denise terminait.
Adressant à maître Magloire un regard de triomphe:
—Après cela, ajouta-t-elle, est-il quelqu'un encore qui puisse croire que Jacques est un lâche assassin!
Le célèbre avocat de Sauveterre n'était pas de ceux qui tiennent à leur opinion plus qu'à la vérité.
—J'avoue, dit-il, que si j'avais à voir Jacques demain pour la première fois, je ne lui parlerais pas comme je l'ai fait...
—Et moi! s'écria le marquis de Boiscoran, je déclare que je réponds de mon fils comme de moi-même, et je le lui dirai demain... (Et, se penchant vers sa femme, et assez bas pour qu'elle fût seule à l'entendre:) Et j'espère, ajouta-t-il, que vous me pardonnerez des soupçons qui maintenant me font horreur.
Mais les forces de la marquise étaient à bout; elle défaillait et elle dut se retirer, accompagnée de Denise et des tantes Lavarande.
Sur leurs talons, le docteur Seignebos donna un tour de clef à la porte, et s'adossant à la cheminée et retirant, pour les essuyer, ses lunettes d'or:
—Maintenant, maître Folgat, dit-il, nous pouvons parler librement. Quelles nouvelles apportez-vous?
XX
Onze heures venaient de sonner, quand le geôlier Blangin entra tout effaré dans la cellule de Jacques de Boiscoran.
—Monsieur, votre père est en bas! D'un bond le prisonnier fut debout.
Dès la veille au soir, un billet de M. de Chandoré l'avait prévenu de l'arrivée du marquis de Boiscoran, et tout son temps, depuis, s'était passé à se préparer à cette première entrevue.
Que serait-elle? Rien ne pouvait le lui faire prévoir.
Aussi s'était-il résolu à se tenir sur la réserve. Et tout en suivant Blangin le long des escaliers et des interminables corridors, ne se préoccupait-il que de se composer un visage impassible et de préparer une phrase strictement respectueuse.
Mais, avant d'avoir pu prononcer un seul mot, il était dans les bras de son père, qui le serrait contre sa poitrine en balbutiant:
—Jacques, mon pauvre fils, malheureux enfant!
De sa vie, longue et déjà bien éprouvée, le marquis de Boiscoran n'avait été si rudement secoué.
Attirant Jacques sous une des fenêtres du parloir, et se reculant pour le mieux considérer, il s'étonnait des doutes qui si longtemps l'avaient déchiré.
Il lui semblait se revoir à l'âge de Jacques. Il reconnaissait son attitude et son visage, ses traits, l'expression franche et un peu hautaine de sa physionomie, son regard droit et clair... Puis, soudain, passant aux détails, il s'inquiétait de l'amaigrissement extraordinaire de Jacques, de sa pâleur, et il s'effrayait de lui voir aux tempes, entre les boucles de ses cheveux noirs, quelques mèches blanches.
—Malheureux! s'écria-t-il, comme tu as dû souffrir!
—J'ai cru que je deviendrais fou, répondit simplement Jacques. (Et avec un tremblement dans la voix:) Mais vous, mon père, reprit-il, comment ne m'avez-vous pas donné signe de vie? Pourquoi avez-vous tant tardé?
Le marquis de Boiscoran ne s'attendait que trop à cette question. Mais pouvait-il y répondre? Pouvait-il livrer à Jacques le secret lamentable de son abstention!
Détournant un peu la tête:
—En restant à Paris, lui dit-il, j'espérais te servir plus utilement.
Mais son embarras était trop manifeste pour échapper à Jacques.
—Doutiez-vous donc de votre fils, mon père? fit-il tristement.
—Jamais! s'écria le marquis, jamais je n'en ai douté une minute! Interroge ta mère, elle te dira que c'est la certitude superbe de ton innocence qui m'a empêché de partir avec elle. Quand j'ai su de quoi on t'accusait, j'ai répondu: «C'est absurde!»
Jacques hochait la tête.
—L'accusation était absurde, en effet, prononça-t-il, et cependant vous voyez où elle m'a conduit.
Deux grosses larmes longtemps contenues jaillirent brûlantes des yeux du marquis de Boiscoran.
—Vous m'en voulez, murmura-t-il, Jacques, mon fils...
Il n'est pas d'homme qui, en voyant pleurer son père, ne sente son cœur se briser. Toutes les résolutions de Jacques s'évanouirent. Et serrant entre les siennes les mains du vieux gentilhomme:
—Non, je ne vous en veux pas, mon père, interrompit-il, non! Et cependant il n'est pas de mots pour vous exprimer tout ce que votre absence a ajouté de douleurs à mes mortelles angoisses... Je me croyais abandonné, renié!
Pour la première fois depuis son arrestation, le malheureux trouvait un cœur où verser toutes les amertumes dont son cœur débordait. Devant sa mère et devant Mlle Denise, l'honneur lui commandait de dissimuler son désespoir. L'incrédulité de maître Magloire avait empêché toute expansion; maître Folgat, tout en lui étant aussi sympathique que possible, n'était pour lui qu'un inconnu.
Tandis qu'en ce moment, devant cet ami, le plus cher et le plus précieux qu'ait jamais un homme, devant son père, qu'avait-il à craindre de se livrer?
—Est-il au monde, poursuivait-il, un exemple d'une infortune aussi inouïe!... Être innocent et ne pouvoir le démontrer! Connaître le coupable et n'oser le nommer!... Ah! je n'avais pas compris dès le premier jour toute l'horreur de la situation. J'avais bien été un instant effrayé en reconnaissant l'importance des charges qui s'élevaient contre moi, mais je n'avais pas tardé à me rassurer en me disant que la justice saurait bien démêler la vérité. La justice! C'était mon ami Galpin-Daveline qui la représentait, et il se souciait bien de la vérité, vraiment, pourvu qu'il prouvât que son coupable était le coupable. Et comment ne l'eût-il pas prouvé! Lisez les pièces de l'instruction, mon père, et vous verrez de quel concours infernal de circonstances je suis victime. Pas une circonstance qui ne m'accuse. Jamais ne s'est ainsi manifestée cette puissance mystérieuse, aveugle et absurde, qui se joue de nous et que nous appelons la fatalité.
Presque inquiet de la violence de son fils, M. de Boiscoran se taisait. Et Jacques continuait:
—L'honneur d'abord, la prudence ensuite ont retenu sur mes lèvres le nom de madame de Claudieuse. Le jour où je l'ai livré, maître Magloire, mon ami, m'a dit que je mentais. Alors il m'a semblé que tout était perdu. Alors je n'ai plus aperçu d'autre issue que la cour d'assises, c'est-à-dire le bagne ou l'échafaud. J'ai voulu me tuer. J'étais résolu à me débarrasser d'un fardeau devenu trop lourd pour mes forces. Mes amis m'ont fait comprendre que je ne m'appartiens pas, et que tant qu'il me restera une lueur d'intelligence et une étincelle d'énergie, je n'ai pas le droit de disposer de ma vie...
—Malheureux! s'écria M. de Boiscoran, non, vous n'en avez pas le droit!
—Hier, poursuivait Jacques, Denise est venue me visiter... Savez-vous ce qu'elle m'offrait?... De fuir; non pas seul, mais avec elle. Mon père, la tentation a été terrible... Libre, Denise à moi, que m'importerait l'opinion du monde! Et elle insistait, cette amie incomparable, et tenez, là, à cette place où vous êtes, elle s'est mise à mes genoux! Je suis resté, cependant. Je doute du salut, et je reste!
Il s'attendrissait. Il s'affaissa sur le banc grossier du parloir, cachant son visage entre ses mains, sans doute pour cacher ses larmes. Jusqu'à ce que tout à coup, pris d'un de ces accès de rage, comme il en avait eu trop depuis son emprisonnement:
—Mais qu'ai-je fait! s'écria-t-il, qu'ai-je fait pour mériter un tel châtiment!
Le front du marquis de Boiscoran s'était soudainement assombri.
—Vous avez pris la femme d'un autre, mon fils, prononça-t-il.
Jacques haussa les épaules.
—J'aimais madame de Claudieuse, fit-il, elle m'aimait...
—L'adultère est un crime, Jacques...
—Un crime!... C'est ce que me disait Magloire. Mais vous, mon père, vous, le croyez-vous vraiment?... Alors c'est un crime qui n'a rien de sinistre, auquel tout engage et encourage, dont on se vante volontiers, dont tout le monde plaisante!... La loi, c'est vrai, arme le mari du droit de vie ou de mort. Mais quand on s'adresse à la loi, elle punit les coupables de six mois de prison, qu'ils font dans une maison de santé...
Ah! s'il eût su, le malheureux.
—Jacques, interrompit M. de Boiscoran, madame de Claudieuse prétend, à ce que vous avez dit, qu'une de ses filles, la plus jeune, est votre fille...
—C'est possible...
Le marquis de Boiscoran frémit.
—C'est possible! s'écria-t-il, et vous dites cela ainsi, insoucieusement. Insensé!... Vous n'avez donc jamais songé à ce que serait la douleur du comte de Claudieuse, s'il venait à apprendre la vérité! Et s'il la soupçonnait, seulement!... Vous ne comprenez donc pas qu'il suffirait d'un soupçon pour empoisonner sa vie, pour perdre probablement la vie de cette fille, qui est la vôtre... Vous ne vous êtes donc jamais dit qu'il est de ces doutes atroces dont un homme souffre plus cruellement que vous n'avez souffert de l'erreur dont vous êtes victime...
Il s'arrêta. Vingt mots de plus et il livrait peut-être son secret... Se maîtrisant, grâce à un héroïque effort:
—Mais je ne suis pas venu pour discuter, reprit-il, je suis venu vous dire que, quoi qu'il arrive, votre père ne vous abandonnera pas, et que, s'il vous faut subir l'opprobre de la cour d'assises, je serai assis à vos côtés...
Si extrême que fût le désordre de l'esprit de Jacques, il avait été frappé du trouble de son père, de l'intensité de son accent et de sa véhémence soudaine. Durant un dixième de seconde, il eut comme une perception vague de la désolante vérité. Mais avant d'être formulé, le soupçon s'évanouit devant cette promesse que lui faisait le marquis de Boiscoran d'affronter à ses côtés l'épouvantable humiliation d'un jugement. Promesse sublime d'abnégation et de piété paternelle, pour qui savait son horreur du scandale, sa réserve hautaine et son respect de soi poussé jusqu'à l'exagération.
Aussi, transporté de reconnaissance:
—Ah! c'est à moi, mon père, s'écria Jacques, de vous demander pardon, à moi qui avais douté de votre cœur!
De son mieux, M. de Boiscoran se remettait de la secousse.
—Oui, je vous aime, mon fils, prononça-t-il d'une voix grave, et cependant ne me faites pas plus héroïque que je ne le suis réellement. J'espère encore que la cour d'assises nous sera épargnée.
—Est-il donc survenu quelque incident nouveau?
—Sans avoir précisément réussi, les investigations de maître Folgat ont révélé des indices sur lesquels on peut baser de légitimes espérances.
Jacques eut un geste de découragement.
—Des indices, murmura-t-il.
—Attendez! ils sont faibles, j'en conviens, et tels qu'il serait insensé de les produire devant un jury. Mais, d'un jour à l'autre, ils peuvent devenir décisifs. Et déjà ils ont assez de valeur pour vous avoir ramené maître Magloire.
—Mon Dieu! serais-je donc sauvé!
—Je veux laisser à maître Folgat, poursuivit M. de Boiscoran, la satisfaction de vous apprendre le résultat de ses démarches. Mieux que moi, il vous en expliquera toute la portée. Et vous n'aurez pas longtemps à attendre, car hier soir, ou plutôt ce matin, quand nous nous sommes séparés, maître Magloire et lui ont pris rendez-vous pour être à la prison avant deux heures...
Quelques instants plus tard, en effet, un pas rapide retentit dans le corridor, et Frumence Cheminot parut. C'était ce détenu dont Blangin avait fait son aide, et que Méchinet avait employé pour la correspondance de Jacques et de Mlle Denise.
Frumence Cheminot était un grand et robuste gars de vingt-cinq à vingt-six ans, dont la large bouche et les petits yeux riaient d'une éternelle bonne humeur.
Vagabond, sans feu ni lieu, Cheminot avait été propriétaire autrefois. À la mort de son père et de sa mère, et lorsqu'il n'avait que dix-huit ans, il s'était trouvé possesseur, à deux portées de fusil de la Tremblade, d'une maison entourée d'un courtil, d'un pré, de quelques arpents d'une bonne terre et d'un marais salant, le tout valant bien trois mille écus.
Malheureusement l'époque de la conscription arriva. Ainsi que beaucoup de gars du pays, Cheminot, qui avait une foi profonde aux sorciers, était allé s'acheter un sortilège, et il lui en avait coûté 50 francs pour obtenir «un sort» infaillible, c'est-à-dire trois branches de tamarin, cueillies pendant la nuit de Noël et liées par un nombre fatidique de cheveux coupés sur la tête d'un mort.
Ayant cousu son «sort» dans la poche de sa veste, Cheminot s'en était allé au chef-lieu, et plongeant bravement la main dans l'urne, il en avait tiré le numéro 3[5]. Ce résultat l'avait beaucoup étonné. Mais comme il avait horreur du service militaire, et que, bâti comme il l'était, il était bien sûr de n'être pas réformé, il s'était résolu à employer, pour n'être pas soldat, un sortilège d'une efficacité plus prouvée, c'est-à-dire à emprunter de l'argent pour acheter un remplaçant.
Propriétaire, il trouva sans trop de difficultés, à la Tremblade, un homme obligeant qui, moyennant une bonne première hypothèque, consentit à lui prêter pour deux ans 3 500 francs. L'obligation signée, et son argent en poche, Cheminot se rendit à Rochefort, où les marchands d'hommes pullulaient, malgré la rude concurrence que leur faisait l'État. Et moyennant une somme de 2 000 francs et quelques menus frais, on lui fournit un remplaçant de première qualité.
Ravi de son opération, Cheminot devait partir le lendemain pour la Tremblade, quand sa mauvaise étoile amena dans l'auberge où il soupait un «pays», ancien camarade d'école, matelot à bord d'un navire charbonnier en charge à Charente. Que faire, entre «pays», à moins que l'on ne boive?
Ils burent, et le matelot, ayant eu tôt flairé les quelque douze cents francs qu'avait encore Cheminot, se jura qu'il allait s'amuser et qu'il ne rentrerait pas à bord tant qu'il resterait un centime. Ainsi fut-il fait. Et après quinze jours d'une noce à «tout casser», le marin était arrêté et conduit en prison, et Cheminot, pour regagner la Tremblade, en était réduit à emprunter cent sous au conducteur de la voiture.
Ces quinze jours devaient décider de son existence. Il y avait perdu le goût du travail et gagné la passion de ces bons cabarets où l'on boit en battant des cartes grasses. Rentré chez lui, il prétendit continuer sa belle vie de Rochefort, et, pour ce, il se mit à faire des dettes, à emprunter et à vendre pièce à pièce tout ce qu'il possédait de vendable, depuis ses matelas jusqu'à ses outils.
Ce n'était pas le moyen de rembourser les 3 500 francs qu'il devait. Aussi, l'échéance venue, le créancier, qui voyait son gage dépérir, n'y alla pas par quatre chemins. Commandement, assignation, jugement, saisie, vente par autorité de justice; en deux temps, Cheminot fut exécuté et se trouva sur le pavé, les bras ballants, ne possédant plus au monde que les méchants habits qu'il avait sur le dos.
Il eût aisément trouvé à s'employer, étant bon ouvrier et aimé malgré tout. Mais il avait encore plus l'horreur du travail que l'amour de la boisson.
Si le besoin le sanglait par trop, il faisait quelques journées. Mais dès qu'il avait gagné dix francs, bonsoir! Il s'en allait, flânant le long des routes, causant avec les rouliers, ou bien il rôdait autour des villages, guettant quelqu'un de ces bons ivrognes qui, plutôt que de boire seuls, invitent le premier venu.
Cheminot n'était pas le premier venu. Il se flattait d'être connu tout le long de la côte, depuis Royan jusqu'à Fouras, et dans une bonne partie du département, plus loin que Rochefort et que Sauveterre. Et ce qu'il y a de plus surprenant, c'est qu'on ne lui en voulait pas trop de sa paresse. Les ménagères de campagne le saluaient bien d'un: «Que cherches-tu par ici, fainéant!...», mais elles ne lui refusaient guère une écuellée de soupe sur un coin de table et un verre de vin blanc.
Sa bonne humeur inaltérable et son obligeance expliquaient cette indulgence. Ce garçon, qui refusait des journées bien payées, était toujours prêt à donner gratis un solide coup de main. Et il était bon à tout—sur terre et sur mer, disait-il. Et, en effet, c'est à lui que s'adressait indifféremment le fermier dont la besogne pressait, ou le patron de bateau pêcheur qui avait un de ses hommes malade.
Le diable, c'est que cette existence de gueuserie rustique, si elle a ses bons jours, a ses mauvaises séries. Par certaines semaines, on ne rencontre ni ivrognes bon enfant, ni fermières hospitalières. La faim, elle, vient toujours. Alors, il faut marauder, déterrer des pommes de terre qu'on fait cuire au coin d'un bois, ou secouer les arbres des vergers. Et si en pleins champs on ne trouve ni fruits ni pommes de terre, dame! on force les clôtures ou on escalade les murs... Relativement, Cheminot était un honnête garçon et incapable de voler une pièce d'argent. Mais des légumes, des volailles, des fruits... Voilà comment deux fois déjà il avait été arrêté et condamné à quelques jours de prison, et à chaque fois il avait juré ses grands dieux qu'on ne l'y reprendrait plus et qu'il allait se remettre à l'ouvrage. Et, cependant, on l'y avait repris...
Ce pauvre diable avait raconté ses infortunes à Jacques. Et Jacques, qui lui devait d'avoir pu, étant au secret, recevoir des nouvelles de Mlle Denise, l'avait pris en affection.
Aussi, le voyant arriver, respectueusement, son bonnet à la main:
—Qu'est-ce, Cheminot? lui demanda-t-il.
—Monsieur, répondit le vagabond, monsieur Blangin vous fait savoir que messieurs vos avocats viennent de monter à votre chambre.
Une dernière fois le marquis de Boiscoran embrassa son fils.
—Ne les fais pas attendre, lui dit-il, va, et bon courage...
XX
Le marquis de Boiscoran avait dit vrai. Fortement ébranlé déjà par le récit de Mlle Denise, maître Magloire avait été définitivement vaincu par les explications de maître Folgat, et il arrivait à la prison prêt à répondre de l'innocence de Jacques.
—Mais je doute fort qu'il me pardonne mon incrédulité, disait-il à maître Folgat pendant qu'ils attendaient le prisonnier dans sa cellule.
Jacques entrait, sur ces mots, tout ému encore du dernier embrassement de son père. Maître Magloire s'avança vers lui.
—Je n'ai jamais su déguiser ma pensée, Jacques, prononça-t-il. Vous croyant coupable, et persuadé que vous accusiez faussement la comtesse de Claudieuse, je vous l'ai dit franchement, brutalement même. Revenu de mon erreur et convaincu de la sincérité de votre relation, non moins simplement je viens vous dire: Jacques, j'ai eu tort de croire à la réputation d'une femme plus qu'à la parole d'un ami. Voulez-vous me donner la main?
C'est avec un transport de joie que le prisonnier serra cette main loyale qui lui était offerte.
—Puisque vous croyez à mon innocence, s'écria-t-il, d'autres peuvent y croire, l'heure du salut est proche!
Au visage attristé des deux avocats, il comprit qu'il se réjouissait trop tôt. Ses traits se contractèrent, mais c'est d'une voix ferme qu'il dit:
—Allons, je vois que la lutte sera longue encore, et que l'issue en est toujours incertaine... N'importe! soyez sûrs que je ne faiblirai pas...
Déjà maître Folgat avait étalé sur la table de la prison tous les papiers de son portefeuille, des copies qui lui avaient été fournies par Méchinet et les notes de son rapide voyage.
—Avant tout, mon cher client, commença-t-il, je dois vous mettre au fait de mes démarches.
Et lorsqu'il eut exposé jusqu'en ses moindres détails son expédition en compagnie de Goudar:
—Résumons la situation, dit-il. Nous sommes dès aujourd'hui en mesure de prouver trois choses: 1° que la maison de la rue des Vignes vous appartient et que le sir Francis Burnett qu'on y connaît n'est autre que vous; 2° que vous receviez dans cette maison la visite d'une dame qui, à en juger par les précautions qu'elle prenait, avait un puissant intérêt à se cacher; 3° que les visites de cette dame n'avaient lieu qu'à une certaine époque, chaque année, laquelle coïncidait précisément avec celle des voyages à Paris de la comtesse de Claudieuse.
De la tête, le célèbre avocat de Sauveterre acquiesçait.
—Oui, dit-il, tout ceci est définitivement acquis au procès.
—Pour nous-mêmes, continua son jeune confrère, nous avons une certitude nouvelle, c'est que la servante du faux sir Francis Burnett, Suky Wood, a épié la mystérieuse visiteuse et l'a vue, et par conséquent la reconnaîtrait.
—Parfaitement. Cela résulte de la déposition de l'amie de cette fille.
—Donc, si nous retrouvons Suky Wood, la comtesse de Claudieuse est démasquée...
—Si nous la retrouvons! fit maître Magloire. Et ici, malheureusement, nous rentrons dans le domaine de l'hypothèse...
—Hypothèses, soit, interrompit maître Folgat, mais basées sur des faits positifs et dont cent exemples confirment la probabilité. Pourquoi donc ne retrouverions-nous pas cette Suky, dont nous connaissons le lieu de naissance et la famille, et qui n'a aucune raison de se cacher? (Et s'animant à mesure qu'il énumérait les chances favorables:) Goudar en a retrouvé bien d'autres, poursuivait-il, et Goudar est avec nous. Et soyez tranquille, il ne s'endormira pas. J'ai laissé tomber dans son cœur un espoir qui lui fera faire des miracles, l'espoir de recevoir en récompense du salut de monsieur de Boiscoran la maison de la rue des Vignes. Trop magnifique est l'enjeu pour qu'il ne gagne pas cette partie, lui qui en a tant gagné. Qui sait ce qu'il a trouvé, depuis qu'il m'a quitté! Qui peut dire ce qu'il découvrira ici! N'est-ce donc rien, ce qu'il a fait en une journée?...
—C'est immense! s'écria Jacques, émerveillé des résultats obtenus.
Plus vieux que maître Folgat et que Jacques, le premier avocat de Sauveterre était moins prompt à l'enthousiasme.
—Oui, c'est immense, répéta-t-il, et si nous avions du temps devant nous, je dirais avec vous: nous l'emportons. Mais le temps manque pour les investigations de Goudar; mais la session est proche, et obtenir la remise de l'affaire me semble bien difficile...
—Et d'ailleurs je ne veux pas de remise, moi, interrompit Jacques.
—Cependant...
—À aucun prix, Magloire, jamais! Quoi!... il me faudrait endurer trois mois encore les angoisses qui me torturent!... Je ne le pourrais pas, mes forces sont à bout!... Assez d'incertitudes comme cela! Il faut en finir...
D'un geste, maître Folgat l'arrêta.
—Ne vous débattez pas, fit-il, obtenir une remise est impossible. Quel prétexte invoquerions-nous, pour la demander? L'insuffisance de l'instruction? En l'état, l'enquête est irréprochable. Il nous faudrait introduire dans l'affaire un élément nouveau, c'est-à-dire nommer madame de Claudieuse...
Une immense surprise se peignit sur le visage de Jacques.
—Ne la nommerez-vous donc pas quand même? interrogea-t-il.
—Cela dépend.
—Je ne vous comprends pas...
—C'est bien simple, cependant. Si, avant les délais, Goudar réunissait contre elle des éléments suffisants d'accusation, oui, je la nommerais, et alors fatalement l'affaire serait retirée du rôle, et l'on recommencerait une instruction où, très probablement, vous n'interviendriez qu'en qualité de témoin. Si, au contraire, avant le jour du jugement, nous ne recueillons pas contre elle d'autres preuves que celles que nous possédons, non, je ne la nommerais pas, car ce serait, et tel est l'avis de maître Magloire, perdre irrémissiblement votre cause...
—Oui, telle est mon opinion, approuva le vieil avocat.
La stupeur de Jacques n'avait plus de bornes.
—Cependant, fit-il, pour ma défense, si je passe en cour d'assises, il faudra bien parler de mes relations avec madame de Claudieuse...
—Non.
—Mais elles expliquent tout...
—Si on les admet...
—Prétendez-vous donc me défendre, espérez-vous donc me sauver en ne disant pas la vérité?
Maître Folgat secouait la tête.
—En cour d'assises, prononça-t-il, la vérité est la moindre des choses...
—Oh!...
—Les jurés admettraient-ils des allégations que n'a point admises maître Magloire, votre ami? Non. N'en parlons donc pas, et ne songeons qu'à trouver une explication admissible aux charges relevées contre vous. Croyez-vous que nous serons les premiers à agir ainsi? Nullement. Il est peu de cause où le ministère public dise tout ce qu'il sait, et il en est moins encore où le défenseur invoque tout ce qu'il pourrait invoquer. Sur dix procès criminels, il en est au moins trois qui se plaident à côté. Que sera le réquisitoire prononcé contre vous? Le résumé du roman imaginé par le juge d'instruction pour démontrer que vous êtes coupable. Opposez-lui un autre roman qui prouve que vous êtes innocent!
—La vérité, pourtant...
—Est primée par la vraisemblance, mon cher client. Interrogez maître Magloire. C'est de la vraisemblance seule que s'inquiète l'accusation; donc, la vraisemblance doit être l'unique souci de la défense. Faillible et bornée en ses moyens, la justice humaine ne saurait descendre au fond des choses, discerner les mobiles et sonder les consciences. C'est sur des probabilités qu'elle décide, sur des apparences, et il n'est guère d'affaire qui ne garde pour elle des côtés mystérieux et inexplorés. Je n'en finirais pas si je vous énumérais les énigmes judiciaires. A-t-on su jamais le dernier mot de l'assassinat de Fualdès, du meurtre Marcellange et de l'empoisonnement Bocarmé? Non, et on ne le saura jamais. A-t-on tout dit lors du procès Lafarge, a-t-on parlé du complice qui, évidemment, existait!... La vérité!... Vous imaginez-vous que monsieur Galpin-Daveline l'a cherchée! Si oui, que ne laisse-t-il comparaître Cocoleu? Mais non, du moment où, pour le crime commis, il produit un coupable probable, il est content. La vérité!... Qui donc de nous la sait! Votre affaire, monsieur de Boiscoran, est de celles dont ni l'accusation, ni la défense, ni l'accusé lui-même ne possèdent le secret.
Un long silence suivit, si profond qu'on put entendre le pas monotone du soldat de la ligne de faction sous les fenêtres de la prison.
Maître Folgat avait dit tout ce qu'il estimait pouvoir dire. Il eût cru, en insistant davantage, assumer une responsabilité trop lourde. C'était de Jacques que l'honneur et la vie étaient en question. C'était à Jacques à décider du système de défense. Peser sur sa décision, c'était, en cas d'insuccès possible, sinon probable, s'exposer à ce qu'il s'écriât: «Que ne m'a-t-on laissé libre, je n'en serais pas là!»
Et pour bien indiquer cette nuance:
—Le conseil que je vous donne, mon cher client, prononça-t-il, est, selon moi, le meilleur, et c'est celui que je donnerais à mon frère. Je ne puis dire, malheureusement, qu'il soit infaillible. À vous donc de choisir. Quelle que soit votre détermination, je reste à vos ordres...
Jacques ne répondit pas. Les coudes sur la table, le front entre les mains, il demeurait aussi immobile qu'une statue, abîmé en ses réflexions.
Que résoudre? Suivre son premier mouvement, déchirer tous les voiles, clamer la vérité! C'était chanceux, mais quel triomphe que de réussir ainsi! Adopter le système de ses avocats, manœuvrer, ruser, mentir... C'était plus sûr, mais l'emporter de la sorte, était-ce vaincre?
Les perplexités de Jacques étaient affreuses. Il ne le sentait que trop: du parti qu'il allait prendre pouvait dépendre sa destinée.
Tout à coup, redressant la tête:
—Votre avis, Magloire? demanda-t-il.
Le célèbre avocat de Sauveterre fronça les sourcils, et d'un ton bourru:
—Tout ce que vient de vous dire mon jeune confrère, répondit-il, j'ai eu l'honneur de l'exposer à madame votre mère. Maître Folgat n'a eu qu'un tort, c'est d'y mettre tant de ménagements. Le médecin n'a pas à s'inquiéter de ce que pense le malade, des remèdes qu'il lui prescrit. Il se peut que nos prescriptions ne soient pas le salut, mais si vous ne les suivez pas, vous êtes perdu sûrement.
Quelques minutes encore, Jacques hésita. Ces prescriptions, comme disait maître Magloire, répugnaient horriblement à son caractère chevaleresque et hardi.
—Être acquitté ainsi, murmurait-il, serait-ce bien l'être? Serais-je réellement, et pour tous, disculpé?... Toute mon existence, ensuite, ne serait-elle pas flétrie par de vagues soupçons... Je ne serais pas sorti des débats le front haut, je me serais esquivé en quelque sorte par un escalier de service et une porte dérobée...
—Cela vaut encore mieux que d'aller au bagne par la grande porte! dit brutalement maître Magloire.
À ce mot de bagne, Jacques avait bondi comme au contact d'une batterie électrique. Il se leva, et après quelques tours dans sa prison, se posant en face de ses défenseurs:
—Je m'abandonne à vous, messieurs, prononça-t-il. Dictez-moi ma conduite, j'obéirai...
Jacques avait du moins les qualités de ses défauts: une résolution prise, il ne revenait plus sur celles qu'il eût pu prendre.
Calme, désormais, et de sang-froid, il s'assit, et avec un sourire triste:
—Voyons le plan de bataille, dit-il.
Ce plan, depuis un mois, était la constante et presque unique préoccupation de maître Folgat. Tout ce qu'il avait d'intelligence, de pénétration et de pratique des affaires, il l'avait appliqué à disséquer cette cause devenue sienne, en quelque sorte, par l'intérêt passionné qui l'y attachait. Il connaissait la tactique de l'accusation aussi bien que M. Galpin-Daveline, et mieux que lui il en savait le fort et le faible.
—Ainsi donc, commença-t-il, nous allons procéder comme si madame de Claudieuse n'existait pas. Nous ne la connaissons plus. Il n'est plus question du rendez-vous au Valpinson, ni de lettres brûlées...
—C'est convenu.
—Cela étant, nous avons tout d'abord à chercher, non l'emploi de notre temps, mais l'explication de notre sortie le soir du crime. Ah! si nous en pouvions imaginer une plausible, bien vraisemblable, je répondrais presque du succès, car ne nous y méprenons pas, là est le nœud de l'affaire, et c'est sur ce point que s'acharneront les débats.
C'est ce dont Jacques ne semblait pas parfaitement convaincu.
—Est-ce bien possible! fit-il.
—Ce n'est que trop certain, malheureusement. Et si je dis malheureusement, c'est que nous avons ici contre nous une charge terrible, la plus décisive, à coup sûr, qui ait été relevée, sur laquelle monsieur Galpin-Daveline n'a pas insisté—il est bien trop fin pour cela—mais qui, entre les mains du ministère public, peut être l'arme du coup de grâce...
—Je dois avouer, commença Jacques, que je ne vois pas trop...
—Oubliez-vous donc la lettre que vous avez écrite à mademoiselle Denise le jour du crime? interrompit maître Magloire.
Alternativement, Jacques regardait ses deux défenseurs.
—Quoi, fit-il, cette lettre...
—Nous accable, mon cher client, acheva maître Folgat. Ne vous la rappelez-vous donc plus? Vous y dites à votre fiancée que vous serez privé du bonheur de passer la soirée près d'elle par une affaire de la plus haute importance et qui ne souffre point de retard. Donc, d'avance, et après mûres réflexions, vous vous proposiez d'employer votre soirée à une certaine chose. Quelle? L'assassinat de monsieur de Claudieuse, prétend l'accusation. Que lui répondrons-nous?
—Mais, pardon, cette lettre, mademoiselle Denise ne l'a certainement pas communiquée.
—Non, mais l'accusation sait son existence. Monsieur de Chandoré et monsieur Séneschal, croyant vous disculper, en ont dit et redit le contenu. Et monsieur Galpin-Daveline la connaît si bien qu'il vous en a parlé à diverses reprises, et que vous avez avoué tout ce qu'il pouvait souhaiter.
Le jeune avocat cherchait parmi les papiers étalés sur la table. Bientôt il eut trouvé.
—Tenez, reprit-il, dans votre troisième interrogatoire, voici ce que je lis:
DEMANDE.—Vous deviez épouser prochainement mademoiselle de Chandoré?
RÉPONSE.—Oui.
D.—Vous passiez près d'elle, depuis assez longtemps, toutes vos soirées?
R.—Toutes.
D.—Sauf celle du crime, cependant.
R.—Malheureusement.
D.—Cela étant, votre fiancée a dû s'étonner de votre absence?
R.—Non, je lui avais écrit...
Entendez-vous, Jacques? s'écria maître Magloire. Et remarquez que monsieur Daveline se garde bien d'insister. Il craint de vous donner l'éveil. Il a obtenu un aveu, cela lui suffit.
Mais déjà maître Folgat avait cherché et trouvé une autre copie.
—Dans votre sixième interrogatoire, continua-t-il, voilà ce que j'ai noté:
D.—Ainsi, c'est sans but arrêté que, le soir du crime, vous êtes sorti emportant votre fusil?
R.—Je m'expliquerai sur ce sujet lorsque j'aurai consulté mon défenseur.
D.—Il n'est pas besoin de consultation pour dire la vérité.
R.—Rien ne me fera revenir sur ma détermination.
D.—Alors, pas plus qu'hier, vous ne direz où vous êtes allé de huit heures à minuit?
R.—Je répondrai à cette question en même temps qu'à l'autre.
D.—Il vous fallait un motif bien grave pour vous retenir dehors, car vous vous saviez attendu par votre fiancée, mademoiselle de Chandoré?
R.—Je lui avais écrit de ne pas m'attendre.
—Ah! Galpin-Daveline est un habile mâtin! grommela maître Magloire.
—Enfin, reprit maître Folgat, voici un passage de l'avant-dernier interrogatoire:
D.—Quand vous aviez une commission à faire à Sauveterre, à qui aviez-vous coutume de la confier?
R.—Au fils de mon métayer, Michel.
D.—Alors, c'est lui qui, le soir du crime, a porté à mademoiselle de Chandoré la lettre que vous lui écriviez pour lui dire de ne pas compter sur vous?
R.—Oui.
D.—Vous vous prétendiez retenu par quelque grave affaire?
R.—C'est le prétexte ordinaire.
D.—Mais, de votre part, ce n'était pas un prétexte. Où aviez-vous à aller, où êtes-vous allé?
R.—Tant que je n'aurai pas vu mon défenseur, je me tairai.
D.—Prenez garde! le système de dénégations et de réticences est périlleux!
R.—J'en connais et j'en accepte le danger.
Jacques était confondu. Et fatalement, il en est ainsi de tout accusé auquel on représente le procès-verbal de ses interrogatoires. Pas un qui ne s'écrie: «Quoi! j'ai dit cela, moi!» Il l'a dit, et il n'y a pas à le nier, c'est écrit et il l'a signé. Comment donc l'a-t-il pu dire?... Ah! voilà!... Si fort que soit un homme, il ne saurait, durant des mois entiers, tendre au même degré toutes ses facultés et toute son énergie. Il a ses heures d'accablement et ses heures d'espérance, ses accès de révolte et ses moments d'abandon...
Et l'impassible juge d'instruction profite de tout. Innocent ou coupable, il n'est pas de prévenu qui puisse lutter. Si prodigieuse que puisse être sa mémoire, comment se rappellerait-il une réponse inoffensive qui a des semaines de date! Le juge, lui, l'a recueillie, et vingt fois, s'il le faut, il la représentera sous une forme nouvelle. Et de même que l'impalpable flocon de neige devient l'irrésistible avalanche, le mot insignifiant prononcé au hasard, abandonné, puis repris, puis développé, commenté et interprété, peut devenir une charge écrasante.
Il faut avoir passé par là, il faut avoir été l'accusé ou le juge pour comprendre combien inégale est la partie, pour comprendre que les dispositions de la loi ne sont équitables que si le prévenu est coupable, et qu'en définitive il s'en faut bien que l'innocence trouve autant de protection que le crime.
Voilà ce que Jacques constata. Si habilement et à de si longs intervalles lui avaient été posées ces questions qu'il les avait oubliées; et cependant, rapprochant ses réponses, il lui fallait bien reconnaître que très positivement il avait avoué qu'il se proposait de consacrer à une affaire importante la soirée du crime.
—C'est épouvantable! s'écria-t-il. (Et pénétré de l'affreuse réalité des appréhensions de maître Folgat, il ajouta:) Comment sortir de là?
Peut-être les défenseurs, maître Magloire surtout, ne furent-ils pas mécontents de cet effroi qui leur garantissait la docilité de Jacques.
—Je vous l'ai dit, répondit maître Folgat, il faut trouver une explication plausible.
—C'est ce dont je me déclare incapable.
Le jeune avocat parut rassembler ses souvenirs; puis:
—Vous êtes prisonnier, monsieur, reprit-il, et j'étais libre. Depuis un mois que je médite un système de défense, je me suis préoccupé de ce point, qui en est la base...
—Ah!...
—Où devait se célébrer votre mariage?
—Chez moi, à Boiscoran.
—Où devait avoir lieu la cérémonie religieuse?
—À l'église de Bréchy.
—En avez-vous parlé au curé?
—Plusieurs fois. Et même, à ce sujet, un jour, en plaisantant, il m'a dit: «Je vais enfin vous tenir dans mon confessionnal!»
Maître Folgat eut comme un tressaillement de joie qui n'échappa pas à Jacques.
—Donc, poursuivit-il, le curé de Bréchy était votre ami?
—Assez intime, oui. Il venait quelquefois me demander à dîner, sans façon, et jamais je ne passais près de chez lui sans entrer lui serrer la main... La satisfaction du jeune avocat était devenue tout à fait visible.
—Décidément, s'écria-t-il, mon explication n'est pas invraisemblable! Écoutez, et croyez que je suis parfaitement sûr de mes informations. De neuf à onze heures, le soir du crime, il n'y avait personne au presbytère de Bréchy. Le curé dînait au château de Besson, et sa servante était allée au-devant de lui avec une lanterne...
—Compris! murmura maître Magloire.
—Pourquoi, mon cher client, continua maître Folgat, pourquoi ne seriez-vous pas allé chez le curé de Bréchy? D'abord, vous aviez à vous entendre avec lui sur les détails de la cérémonie, puis, comme il est votre ami, homme d'expérience, prêtre, vous vouliez, au moment de vous marier, prendre ses conseils, et enfin, vous vous proposiez de remplir ce devoir religieux dont il vous avait parlé, et qui vous répugnait un peu.
—Bon, cela! approuvait le célèbre avocat de Sauveterre, très bon!
—Donc, poursuivait le jeune avocat, c'est pour aller chez le curé de Bréchy, mon cher client, que vous vous êtes privé du bonheur de passer la soirée près de votre fiancée. Voyons comment cela répond aux charges de l'accusation. On vous demande en premier lieu pourquoi vous avez pris par les marais. Pourquoi? C'est que c'est de beaucoup le chemin le plus court, et que vous aviez peur de trouver le curé de Bréchy couché. Rien de plus naturel, car il est bien connu que cet excellent homme a l'habitude de se mettre au lit dès neuf heures. Cependant, c'est en vain que vous vous êtes hâté, car lorsque vous avez frappé à la porte du presbytère, personne n'est venu vous ouvrir...
D'un geste, maître Magloire interrompit son jeune confrère.
—Jusqu'ici, dit-il, très bien. Mais là, une invraisemblance se présente. Jamais, pour revenir de Bréchy à Boiscoran, personne ne s'avisera d'aller prendre par les bois de Rochepommier. Si vous connaissiez le pays...
—Je le connais pour l'avoir soigneusement exploré. Et la preuve, c'est que, prévoyant votre objection, j'y ai trouvé une réponse. Pendant que monsieur de Boiscoran frappait à la porte du presbytère, une petite paysanne, qu'il ne connaît pas, est passée et lui a dit qu'elle venait de rencontrer le curé sur la route, près de l'endroit qu'on appelle la Cafourche des Maréchaux. La situation du presbytère, isolé à l'entrée du bourg, rend très admissible cet incident. Pour ce qui est du curé, voici que le hasard m'a révélé: précisément à l'heure où monsieur de Boiscoran pouvait être à Bréchy, un prêtre passait près de la Cafourche des Maréchaux, et ce prêtre, auquel j'ai parlé, est le desservant d'une commune voisine, qui dînait chez monsieur de Besson, lui aussi, et qu'on était allé chercher pour administrer une femme qui se mourait... La petite paysanne ne mentait donc pas, elle se trompait...
—Étonnant! fit maître Magloire.
—Cependant, poursuivit maître Folgat, qu'a fait monsieur de Boiscoran, ainsi averti?... Il s'est lancé sur cette route et, croyant aller à la rencontre du curé, il a marché jusqu'au bois de Rochepommier. Reconnaissant enfin que, volontairement ou non, la petite paysanne l'avait induit en erreur, il s'est décidé à regagner Boiscoran par les bois... Mais il était de très mauvaise humeur d'avoir perdu ainsi une soirée qu'il eût pu passer près de sa fiancée, et c'est pour cela qu'il pestait et jurait, ainsi que l'a déclaré le témoin Gaudry...
Le célèbre avocat de Sauveterre secouait la tête.
—C'est ingénieux, prononça-t-il, je le reconnais, et j'avoue en toute humilité que jamais je n'aurais trouvé aussi bien. Seulement... car il y a un seulement, mon cher confrère, votre récit pèche par son admirable simplicité même. L'accusation vous répondra: «Si telle est la vérité, comment monsieur de Boiscoran ne l'a-t-il pas dite immédiatement, et qu'avait-il besoin, pour la dire, de consulter ses défenseurs?...»
À la contraction des traits de maître Folgat, on devinait l'effort de sa pensée.
—Je ne le sais que trop, répondit-il, là est le défaut de la cuirasse... Défaut considérable, car il est bien clair que si, le jour de son arrestation, monsieur de Boiscoran eût donné cette explication, on le relâchait. Mais comment trouver mieux!... Comment trouver seulement autre chose!... Ce n'est là d'ailleurs que le premier jet de mon idée, et c'est la première fois que je la formule... Aidé de vous, maître Magloire, de Méchinet, auquel je dois mes plus précieux renseignements, aidé de tous nos amis, enfin, je ne désespère pas d'ajouter à mon récit quelque particularité mystérieuse qui explique un peu les réticences de monsieur de Boiscoran... J'avais bien pensé à y faire intervenir la politique, à prétendre qu'en raison des opinions qu'on lui suppose, monsieur de Boiscoran tenait à dissimuler ses relations avec le curé de Bréchy...
—Oh! ce serait du plus détestable effet! interrompit maître Magloire. Nous ne sommes pas religieux, à Sauveterre, mais nous sommes dévots, confrère, excessivement dévots...
—Aussi ai-je renoncé à mon idée. Silencieux et jusque-là immobile, Jacques se dressa tout à coup.
—N'est-il pas prodigieux, s'écria-t-il d'un accent de rage concentrée, n'est-il pas inouï de nous voir ici réduits à combiner un mensonge! Et je suis innocent!... Que serait-ce de plus si j'étais assassin!
Jacques avait raison mille fois: c'était quelque chose de monstrueux que cette nécessité où il se trouvait de taire la vérité.
Pourtant ses défenseurs ne relevèrent pas l'exclamation, absorbés qu'ils étaient par l'examen minutieux du système de défense.
—Abordons les autres points de l'accusation, fit maître Magloire.
—Si ma version était admise, répondit maître Folgat, le reste irait tout seul. Mais le sera-t-elle?... Le jour où on est venu l'arrêter, cherchant un prétexte à sa sortie de la veille, monsieur de Boiscoran a dit qu'il allait à Bréchy chez son marchand de bois... Imprudence désastreuse! Voilà le danger! Quant au reste, qu'est-ce en somme?... L'eau où monsieur de Boiscoran s'est lavé les mains en rentrant, et où on a retrouvé des débris de papier carbonisé... Nous n'avons qu'à altérer légèrement la vérité pour l'expliquer. Nous n'avons qu'à dire ce qu'a fait réellement monsieur de Boiscoran, en attribuant son action à un autre motif. Monsieur de Boiscoran est un fumeur déterminé, n'est-ce pas?... Pour son excursion à Bréchy, il s'était muni d'une provision de cigarettes, mais il n'avait pas pris d'allumettes... Et ceci n'est pas une allégation en l'air. Nous fournissons des preuves, nous produisons des témoins. Si nous n'avions pas d'allumettes, c'est que la veille nous avons oublié chez monsieur de Chandoré la boîte que nous portons habituellement sur nous, que tout le monde nous connaît, et qui depuis est restée sur la cheminée du petit salon de mademoiselle Denise, où elle est encore... Donc, nous n'avions pas d'allumettes, et nous étions déjà loin de Boiscoran quand nous nous en sommes aperçus. Fallait-il donc ou nous passer de fumer ou retourner sur nos pas?... Non! Nous avions notre fusil et nous connaissons le procédé qu'emploient tous les chasseurs en pareille occurrence. Nous avons retiré la charge de plomb d'une de nos cartouches et, en enflammant la poudre, nous avons enflammé un morceau de papier... C'est une opération qu'il est impossible de réussir sans se salir et se noircir les mains. Comme nous l'avons répétée plusieurs fois, nous avions les mains très sales et très noires, et les ongles pleins de débris de papier brûlé...
—Ah! cette fois, s'écria le célèbre avocat de Sauveterre, bravo!
Son jeune confrère s'animait. Et toujours employant le «nous», qui est dans les habitudes du barreau:
—Cette eau, d'ailleurs, poursuivit-il, cette eau que vous nous reprochez, est le plus magnifique témoignage moral de notre innocence. Incendiaire, nous l'eussions jetée avec la précipitation que met le meurtrier à effacer de ses habits les taches de sang qui le dénoncent...
—Très bien encore! approuva maître Magloire.
—Et vos autres charges, continua maître Folgat, comme s'il eût été à l'audience et se fût adressé au ministère public, vos autres charges sont toutes de cette valeur. Notre lettre à mademoiselle Denise, pourquoi l'invoquez-vous? Parce que, selon vous, elle établit notre préméditation... Ah! ici je vous arrête. Sommes-nous donc stupide et dénué du plus vulgaire bon sens? Telle n'est pas notre réputation... Quoi! préméditant un crime, nous ne nous serions pas dit que nous pouvions être découvert, et nous ne nous serions pas ménagé un alibi! Quoi! nous serions parti de chez nous avec l'intention bien arrêtée d'aller tuer un homme, et c'est avec du plomb de lièvre et de la cendrée que nous aurions chargé notre fusil!... En vérité, vous nous faites la défense trop facile, car votre accusation ne soutient pas l'examen...
Du geste, vivement, Jacques à son tour approuvait.
—Voilà, interrompit-il, ce que je n'ai cessé de répéter à Daveline, et ce à quoi il ne trouvait rien à répondre... C'est sur ce point qu'il faut insister!
Maître Folgat consultait ses notes.
—J'arrive, maintenant, reprit-il, à une circonstance capitale, et dont je ferais, si elle nous était favorable, un incident d'audience décisif... Votre valet de chambre, mon cher client, votre vieil Antoine, m'a déclaré que l'avant-veille du crime, il a lavé et nettoyé à fond votre fusil Klebb...
—Mon Dieu! s'exclama Jacques.
—Bien. Je vois que vous mesurez la portée de ce fait. Depuis ce nettoyage jusqu'au moment où vous avez enflammé une cartouche pour brûler les lettres de madame de Claudieuse, avez-vous fait feu? Si oui, n'en parlons plus. Si non, il est clair qu'un des canons de votre Klebb est resté propre, et alors, c'est le salut...
Durant près d'une minute, Jacques garda le silence, réfléchissant.
—Il me semble, répondit-il enfin, je répondrais presque que, le matin du crime, j'ai tiré un lapin...
Maître Magloire eut un geste de découragement.
—Fatalité! dit-il.
—Oh! attendez, reprit Jacques. Ce dont je suis sûr, en tout cas, c'est que j'ai tué ce lapin d'un seul coup. Donc, je n'ai encrassé qu'un des canons de mon fusil. Si, au Valpinson, je me suis servi du même canon pour enflammer une cartouche, je suis sauvé. Et notez que c'est probable. Quand on a une arme double, machinalement, on presse toujours en premier la détente de droite...
Maître Magloire fronçait les sourcils.
—N'importe, dit-il, ce n'est pas sur une donnée aussi incertaine que nous pouvons avancer un argument qui, en cas d'erreur, se retournerait contre nous. Mais à l'audience, quand on vous représentera votre fusil, examinez-le de façon à pouvoir me dire ce qu'il en est.
Ainsi se trouvaient esquissées les lignes générales du plan de défense. Il ne restait plus qu'à perfectionner les détails, et c'est à quoi s'appliquaient les deux avocats, lorsque, à travers le guichet, Blangin, le geôlier, vint leur crier que les portes de la prison allaient fermer.
—Encore cinq minutes, mon brave Blangin! cria Jacques. (Et, attirant le plus loin possible du guichet ses deux défenseurs, d'une voix basse et troublée:) Une idée m'est venue, messieurs, dit-il, que je dois vous soumettre... Il est impossible que depuis mon arrestation la comtesse de Claudieuse ne soit pas au supplice... Si sûre qu'elle puisse être de n'avoir laissé traîner aucun indice qui la dénonce, elle doit trembler que je ne me défende en disant la vérité... Elle nierait, je le sais bien, et elle est assez sûre de son prestige pour savoir que mes accusations n'entameront pas son admirable réputation. N'importe! Il est impossible qu'elle ne s'épouvante pas du scandale. Qui sait si, pour l'éviter, elle ne nous donnerait pas un moyen de salut... Pourquoi l'un de vous, messieurs, ne tenterait-il pas près d'elle une démarche?
Maître Folgat était l'homme des décisions rapides.
—Je la tenterai, dit-il, si vous me donnez un mot d'introduction.
Pour toute réponse, Jacques prit une plume et écrivit:
J'ai tout dit à mon défenseur, maître Folgat. Sauvez-moi, et je vous jure un secret éternel. Me laisserez-vous périr, Geneviève, vous qui savez si bien que je suis innocent?
Jacques.
—Est-ce suffisant? demanda-t-il en tendant ce billet au jeune avocat.
—Oui, et je vous promets qu'avant quarante-huit heures j'aurai vu madame de Claudieuse...
Blangin s'impatientait cependant, les défenseurs durent se retirer et, sortis de la prison, ils traversaient la place du Marché-Neuf, quand, à quelques pas, ils aperçurent un musicien ambulant que suivaient quelques galopins.
C'était une espèce de ménétrier de campagne, vêtu d'un de ces habits d'ordre composite qui ne sont pas encore une redingote, mais qui ne sont déjà plus une veste. Raclant d'un mauvais violon, il chantait avec le plus pur accent du terroir une chanson saintongeoise.
Au printemps,
la mère ageace,
Fit son nid dans les popillons,
La pibôle!...
Fit son nid dans les popillons,
Pibolon!...
Machinalement, maître Folgat cherchait quelques sous dans son gousset, lorsque le chanteur, s'approchant de lui et tendant son chapeau comme pour recevoir l'aumône, lui dit:
—Vous ne me reconnaissez pas, cher maître. L'avocat tressauta.
—Vous ici!... fit-il.
—Moi-même, à Sauveterre depuis ce matin. Je vous guettais, car il faut que je vous parle. Ce soir, à neuf heures, venez m'ouvrir la petite porte du jardin de monsieur de Chandoré...
Et reprenant son violon, il s'éloigna en continuant d'une voix traînante:
Au bout de cinq à six semaines,
Elle oyut un petit ageasson.
XIV
Bien autrement encore que maître Folgat, le célèbre avocat de Sauveterre avait été surpris de l'imprévu de la rencontre et de l'étrangeté du personnage. Et dès que le ménétrier ambulant se fut éloigné:
—Vous connaissez cet individu? demanda-t-il à son jeune confrère.
—Cet individu, répondit maître Folgat, n'est autre que cet agent dont je vous ai parlé, et dont j'ai acheté les services.
—Goudar!
—Oui, Goudar.
—Et vous ne le reconnaissiez pas! Le jeune avocat souriait.
—Avant qu'il eût parlé, non, dit-il. Le Goudar que je connais est assez grand, maigre, imberbe, et porte les cheveux taillés en brosse. Ce musicien des rues est petit, replet, barbu, et ses longs cheveux plats lui tombent jusqu'au milieu du dos. Comment deviner mon homme, sous son costume de vagabond, un violon à la main et patoisant une ronde saintongeoise?
Maître Magloire souriait lui aussi.
—Que sont les comédiens de profession comparés à ces gens-là! dit-il. En voici un qui se prétend arrivé de ce matin et qui, déjà, semble du pays autant que Cheminot lui-même. Il n'y a pas douze heures qu'il est à Sauveterre, et il sait l'existence de la petite porte du jardin de monsieur de Chandoré.
—Oh! je m'explique maintenant cette circonstance, qui d'abord m'avait étonné. Ayant tout raconté en détail à Goudar, j'ai dû nécessairement lui parler de cette porte, à propos de Méchinet.
Causant ainsi, ils avaient atteint l'extrémité de la rue Nationale. Ils s'arrêtèrent.
—Un mot encore avant de nous séparer, reprit maître Magloire. Vous êtes bien décidé à voir madame de Claudieuse?
—Je l'ai promis.
—Que lui direz-vous?
—Je ne sais. Cela dépendra de son accueil.
—Du caractère dont je la connais, à la seule vue du billet de Jacques, elle va vous commander de sortir.
—Qui sait!... Je n'aurai pas, en tout cas, à me reprocher d'avoir reculé devant une démarche qu'en mon âme et conscience je juge nécessaire.
—Quoi qu'il arrive, soyez prudent, ne vous laissez pas emporter... Songez qu'un éclat nous obligerait à changer notre système de défense, le seul qui présente quelques chances.
—Oh! soyez sans inquiétudes...
Sur quoi, échangeant une dernière poignée de main, ils se séparèrent. Maître Magloire regagnant son logis, maître Folgat remontant la rue de la Rampe.
La demie de six heures venait de sonner; aussi le jeune avocat se hâtait-il, craignant de faire attendre. On l'attendait, en effet, pour se mettre à table, mais en entrant au salon, il ne songea plus à s'excuser, tant il fut frappé de l'accablement et de la morne tristesse des amis et des parents du prisonnier.
—Avons-nous donc quelque fâcheuse nouvelle? interrogea-t-il d'une voix hésitante.
—La plus fâcheuse que nous eussions à redouter, oui, monsieur, répondit le marquis de Boiscoran. Elle n'était que trop prévue de nous tous, et, cependant, vous le voyez, elle nous surprend comme un coup de foudre...
Le jeune avocat se frappa le front.
—La chambre des mises en accusation a rendu son arrêt! s'écria-t-il.
De la tête, comme si la voix lui eût manqué, le marquis répondit:
—Oui!
—C'est encore un grand secret, ajouta Mlle Denise, et si nous le savons, c'est grâce à une indiscrétion de notre bon, de notre dévoué Méchinet. Jacques est renvoyé devant la cour d'assises...
Elle fut interrompue par un domestique qui entrait annoncer que mademoiselle était servie.
On passa dans la salle à manger; mais, sous l'empire de ce dernier événement, le dîner fut lugubre. Seule, Mlle Denise, qui devait à la fièvre son étonnante énergie, aida maître Folgat à maintenir la conversation vivante. Par elle, le jeune avocat apprit que, décidément, le comte de Claudieuse était au plus mal, et qu'on lui eût administré, dans la journée, les derniers sacrements, sans le docteur Seignebos qui s'y était opposé en déclarant que la plus légère émotion pouvait tuer son malade.
—Et s'il meurt, prononça M. de Chandoré, ce sera notre dernier coup. L'opinion, déjà si montée contre Jacques, deviendra implacable.
Cependant le repas finissait, maître Folgat s'approcha de Mlle Denise.
—J'ai à vous prier, mademoiselle, lui dit-il, de me confier la clef de la petite porte du jardin...
Elle le regardait d'un air étonné.
J'ai à recevoir secrètement, ajouta-t-il, l'homme de la police qui m'a promis son concours.
—Il est ici?
—De ce matin...
Mlle Denise lui ayant remis la clef, maître Folgat se hâta de gagner le fond du jardin, et au troisième coup de neuf heures, le ménétrier de la place du Marché-Neuf, Goudar, poussa la petite porte et entra, son violon sous le bras.
—Un jour de perdu! commença-t-il, sans même songer à saluer, tout un jour, car je ne pouvais rien tenter avant de vous avoir vu...
Il semblait si furieux que maître Folgat entreprit de le calmer.
—Laissez-moi d'abord, dit-il, vous complimenter de votre travestissement...
Mais Goudar n'était point sensible aux éloges.
—Que serait un policier qui ne saurait pas se travestir! interrompit-il. Beau mérite, ma foi! Et croyez que rien ne me répugne davantage. Mais pouvais-je tomber à Sauveterre avec ma véritable personnalité? Un homme de la police! brrr... tout le monde m'eût fui comme la peste et on n'eût répondu que des mensonges à toutes mes questions... Alors, je me suis affublé de cette défroque honteuse qui m'est familière, et pour laquelle, même, j'ai pris pendant six mois un professeur de violon. Un musicien ambulant fait ce qu'il veut sans éveiller les soupçons; il erre dans les rues ou le long des routes, il entre dans les cours, se glisse dans les maisons, visite les cafés et les cabarets; il peut, sous prétexte de demander l'aumône, accoster les gens, leur parler, les suivre... Et, pour ce qui est de la façon dont je baragouine le saintongeois, sachez que j'ai passé six mois dans les Charentes, à la piste des faux billets de banque du fameux Gâtebourse. Si au bout de six mois on ne tient pas l'accent d'une province, on ne sera jamais un policier. Or, je le suis, moi, je suis condamné à cet exécrable métier, qui fait le désespoir de ma femme...
—Si votre ambition est vraiment ce que vous m'avez dit, mon cher Goudar, interrompit maître Folgat, peut-être pourrez-vous le quitter bientôt, ce métier que vous détestez tant. Si vous réussissez à tirer d'affaire monsieur de Boiscoran...
—Il me donnerait la maison de la rue des Vignes?...
—De grand cœur.
L'homme de la préfecture leva les mains au ciel.
—La maison de la rue des Vignes, répéta-t-il. Le paradis en ce monde. Un jardin immense, une terre d'une qualité supérieure. Et quelle exposition, mon maître! J'y ai lorgné des murs où j'obtiendrais des pêches plus belles que celles de Montreuil et des chasselas plus parfumés que ceux de Fontainebleau.
—Y avez-vous trouvé quelque nouvel indice? demanda maître Folgat.
Brusquement rappelé à la réalité, Goudar s'assombrit.
—Aucun, répondit-il, et c'est inutilement que j'ai interrogé tous les fournisseurs. Je ne suis pas plus avancé que le premier jour.
—Espérons que vous serez plus heureux ici.
—Je l'espère, mais pour commencer mes opérations, il me faut votre assistance. J'ai besoin de voir le docteur Seignebos et le greffier Méchinet. Priez-les de se trouver au rendez-vous qu'un billet de moi leur assignera.
—Ils seront prévenus.
—Maintenant, si je veux que mon incognito soit respecté, il me faut un permis de séjour du maire, au nom de Goudar, musicien ambulant. Je garde mon nom que personne ici ne connaît. Mais il me faut ce permis ce soir même. Où que je me présente pour coucher, on me demandera mes papiers...
—Attendez-moi un quart d'heure, là, sur ce banc, dit maître Folgat, je cours chez le maire...
Un quart d'heure plus tard, en effet, Goudar avait son permis en poche et s'en allait demander un gîte à l'auberge du Mouton-Rouge, la plus malfamée de Sauveterre.
En présence d'une obligation pénible et inévitable, les tempéraments se décèlent. Les uns ajournent tant qu'ils peuvent, tergiversent, lanternent, pareils à ces dévotes qui renvoient leur gros péché à la fin de leur confession; les autres, au contraire, ont hâte de se débarrasser de l'anxiété et en finissent le plus tôt qu'il est possible.
Maître Folgat était de ces derniers. Réveillé avec le jour, le lendemain de l'arrivée de Goudar: je verrai Mme de Claudieuse ce matin même, se dit-il.
Et en effet, dès huit heures, vêtu avec plus de recherche peut-être que de coutume, il sortit en disant au domestique qu'on ne l'attendît pas s'il n'était pas rentré au moment du déjeuner.
C'est au palais de justice qu'il se rendit tout d'abord, espérant bien y rencontrer le greffier. Et son espoir ne fut pas déçu. La salle des pas perdus était déserte, mais déjà Méchinet était à son bureau, grossoyant avec l'activité fiévreuse qu'imprime l'idée constante d'un immeuble à payer.
Il se dressa en voyant entrer maître Folgat, et tout de suite:
—Vous savez l'arrêt de la chambre! fit-il.
—Oui, grâce à votre obligeance, et je dois vous avouer qu'il ne m'a pas surpris. Qu'en pense-t-on au Palais?
—Tout le monde croit à une condamnation.
—Nous le verrons bien! fit le jeune avocat. (Et baissant la voix:) Mais je viens encore pour autre chose, continua-t-il. L'agent que j'attendais est arrivé et désirerait vous entretenir. Il vous écrira pour vous assigner un rendez-vous, accordez-le-lui, je vous en prie.
—Certes, de tout mon cœur, répondit le greffier. Et Dieu veuille qu'il réussisse à disculper monsieur de Boiscoran, quand ce ne serait que pour rabaisser un peu le caquet de mon cher patron.
—Ah! monsieur Galpin-Daveline triomphe!
—Sans la moindre pudeur. Il voit déjà son ancien ami au bagne! Il a reçu de monsieur le procureur général une nouvelle lettre de félicitations, et il est venu hier, à l'issue de l'audience, la montrer à qui voulait la lire. Tous ces messieurs l'ont complimenté, sauf monsieur le président, toutefois, qui lui a tourné le dos, et monsieur le procureur de la République, qui lui a dit en latin de ne pas vendre la peau de l'ours avant qu'il fût par terre...
Déjà, depuis un moment, on commençait à entendre des pas dans les corridors.
—Vite une dernière recommandation, fit maître Folgat. Goudar tient à dissimuler sa personnalité, ne parlez de lui à âme qui vive. Et surtout ne vous étonnez pas du costume sous lequel il vous apparaîtra...
Le bruit de la porte qui s'ouvrait lui coupa la parole.
Un juge entra, qui après avoir salué fort civilement se mit à demander au greffier une multitude de renseignements au sujet d'une affaire qui venait au rôle le jour même.
—Au revoir, monsieur Méchinet, dit le jeune avocat.
Et, reprenant sa course, il alla sonner à la porte du docteur Seignebos.
—Monsieur le docteur est sorti, répondit le domestique, mais il va rentrer, et il m'a recommandé de prier monsieur de l'attendre dans son cabinet.
La preuve de confiance que donnait le docteur à maître Folgat était inouïe, en lui permettant de rester seul dans le sanctuaire de ses méditations.
C'était une pièce immense, tout encombrée d'objets disparates et incohérents, et qui du premier coup révélait les idées, les opinions, les goûts et les aspirations du médecin. Ce qui frappait, dès l'entrée, c'était, sur la cheminée, un admirable buste de Bichat, flanqué des bustes plus petits de Robespierre à droite et de Rousseau à gauche. Une horloge du temps de Louis XIV, dressée entre les deux fenêtres, battait les secondes avec des grincements de vieille ferraille. Tout un des côtés était occupé par une bibliothèque de bois noir bondée, à défoncer, de livres de toutes sortes, brochés ou habillés de reliures qui auraient bien fait rire M. Daubigeon. Un de ces meubles comme on en fabrique pour classer les herbiers disait la passion passagère du docteur pour la flore de Sauveterre. Une machine électrique rappelait le temps où le docteur s'était engoué de l'électrothérapie.
Sur la table, placée au milieu de la pièce, des montagnes de bouquins trahissaient les récentes études du médecin. Tous les auteurs qui se sont occupés de la folie et de l'idiotie étaient là, depuis Apostolidès jusqu'à Tardieu, en passant par Broussais et Fodéré, par Spurzheim, Guardia, Marc, Esquiros, Blanche et vingt autres encore.
Maître Folgat achevait l'inventaire quand le docteur Seignebos entra, toujours comme une trombe, mais beaucoup plus joyeux que de coutume.
—Je savais bien, parbleu, que je vous trouverais ici! s'écria-t-il dès le seuil. Vous venez me demander un rendez-vous pour Goudar.
Le jeune avocat tressauta.
—Qui a pu vous le dire? fit-il abasourdi.
—Goudar en personne! Il me plaît, à moi, ce garçon. Évidemment on ne saurait me suspecter de tendresse pour tout ce qui, de près ou de loin, tient à la préfecture, moi qui ai traversé la vie avec des mouchards à mes trousses... Mais votre homme me raccommoderait presque avec la police.
—Quand l'avez-vous vu?
—Ce matin, à sept heures. Il s'ennuyait si prodigieusement de perdre son temps dans son galetas du Mouton-Rouge, que l'idée lui est venue de feindre une indisposition et de m'envoyer chercher. J'y suis allé, et j'ai trouvé une manière de ménétrier de campagne qui m'a paru se porter comme un charme. Mais dès que nous avons été seuls, il m'a dégoisé toute son affaire, en me demandant mon opinion et en me disant ses idées. Maître Folgat, ce Goudar est très fort, c'est moi qui vous le dis, et nous nous sommes parfaitement entendus...
—Vous a-t-il donc expliqué ce qu'il compte faire?
—À peu près... Mais il ne m'a pas autorisé à le divulguer. Patience, laissez faire, attendez, et vous verrez que le vieux Seignebos a encore un certain flair!
Et, ce disant d'un air de fatuité superbe, il retirait, essuyait et replaçait sur son nez ses lunettes d'or.
—J'attendrai donc, dit le jeune avocat, et puisque voici ma commission faite, je vous demanderai la permission de vous entretenir d'une autre affaire... Je suis chargé par monsieur Jacques de Boiscoran de voir la comtesse de Claudieuse.
—Fichtre!
—Et de tâcher d'obtenir d'elle un moyen de nous disculper...
—Va-t'en voir s'ils viennent! Difficilement, maître Folgat dissimula un mouvement d'impatience.
—J'ai accepté cette mission, fit-il d'un ton sec, je tiens à la remplir.
—Je le comprends, mon cher maître, seulement vous n'arriverez pas jusqu'à madame de Claudieuse. Le comte est très mal, elle ne quitte pas son chevet et ne reçoit même pas les personnes de son intimité.
—Et cependant, il faut que je parvienne jusqu'à elle... Il faut à tout prix que je lui remette en mains propres le billet que m'a confié mon client. Et, tenez, docteur, je vais être franc avec vous. C'est parce que je prévoyais des difficultés que je viens vous demander un moyen de les surmonter ou de les tourner.
—À moi!
—N'êtes-vous pas le médecin du comte de Claudieuse?
—Dix mille diables! s'écria M. Seignebos, vous ne doutez de rien, vous autres avocats! (Et plus bas, répondant plutôt aux objections de son esprit qu'à maître Folgat:) Certainement, grommelait-il, je soigne monsieur de Claudieuse, dont, entre parenthèses, la maladie déroute toutes mes conjectures, mais c'est pour cela précisément que je ne puis rien. Notre profession a des règles qu'on ne saurait enfreindre sans compromettre la dignité du corps médical tout entier.
—Mais il y va de l'honneur et de la vie de Jacques, monsieur, d'un ami...
—Et d'un coreligionnaire politique, c'est très vrai. Mais je ne puis vous aider sans abuser de la confiance de madame de Claudieuse...
—Eh! monsieur, cette femme n'a-t-elle pas commis le crime pour lequel monsieur de Boiscoran, innocent, va passer en cour d'assises...
—Je le crois, et cependant... (Il se tut, réfléchissant, jusqu'à ce que soudain, prenant son chapeau à larges bords et l'enfonçant d'un coup sec sur sa tête:) Au fait! s'écria-t-il, tant pis! Il est des intérêts sacrés qui priment tout! Venez...
XXV
C'est rue Mautrec qu'après l'incendie du Valpinson étaient venus s'établir provisoirement le comte et la comtesse de Claudieuse. La maison louée pour eux par le maire, M. Séneschal, a été pendant plus d'un siècle la demeure de la famille de Juliac et passe pour une des plus anciennes et des plus magnifiques de Sauveterre.
En moins de dix minutes, le docteur Seignebos et maître Folgat y furent arrivés.
De la rue on n'aperçoit qu'un grand mur, contemporain du château, à ce que prétendent les archéologues, et tout fleuri de pariétaires, de giroflées et de gueules-de-lion. Dans ce mur est encastrée une lourde porte à deux battants. Le jour, on ouvre un de ces battants et on le remplace par un portillon à claires-voies, qui, dès qu'on le pousse, met en mouvement une sonnette. On traverse alors un grand jardin où une douzaine de statues, vertes de mousse, s'émiettent sur leur piédestal à l'ombre des vieux tilleuls plantés en quinconce.
La maison n'a que deux étages. Un large vestibule traverse le rez-de-chaussée, et l'on distingue au fond l'escalier de pierre avec sa rampe en fer ouvré.
Une fois dans ce vestibule, M. Seignebos ouvrit une porte à droite.
—Entrez là, dit-il à maître Folgat, et attendez. Je monte chez le comte, dont la chambre est au premier, et je vous envoie la comtesse.
Le jeune avocat obéit, et il se trouva dans un vaste salon largement éclairé par trois portes-fenêtres ouvrant de plain-pied sur le jardin. Ce salon avait dû être superbe jadis. De belles menuiseries peintes en blanc, rehaussées de filets et d'arabesques d'or, lambrissaient les murs. Au plafond, une vaste composition allégorique représentait des amours joufflus folâtrant dans un ciel étoilé.
Mais le temps avait promené ses doigts crasseux sur toutes ces magnificences d'un autre siècle, effacé à demi les peintures, terni l'or des arabesques, fané l'azur du plafond et écaillé les amours. Et certes l'ameublement n'était pas fait pour atténuer la mélancolie de ces ruines. Aux fenêtres, pas de rideaux. Sur la cheminée, une pendule et des candélabres à moitié brisés. Puis çà et là, et comme au hasard, des meubles disparates arrachés à l'incendie du Valpinson, des chaises, des canapés, des fauteuils et une table ronde toute disloquée et noircie par les flammes.
Mais qu'importaient à maître Folgat ces détails. Il ne songeait qu'à la démarche qu'il risquait, et dont il comprenait alors seulement l'audace extraordinaire et l'étrangeté. Peut-être eût-il battu en retraite s'il l'eût pu; et il n'avait pas trop de toute sa volonté pour dominer son trouble.
Enfin, il entendit un pas rapide et léger dans le vestibule, et presque aussitôt la comtesse de Claudieuse parut. C'était bien elle, telle qu'elle lui avait été décrite par Jacques, calme, grave et sereine, comme si son âme eût plané bien au-dessus des passions humaines.
Loin d'altérer son exquise beauté, les événements terribles qui se succédaient depuis un mois lui avaient mis au front comme une auréole divine. Elle avait quelque peu maigri, cependant. Et le cercle de bistre qui entourait ses yeux et le désordre de ses cheveux admirables trahissaient la fatigue et les angoisses des longues nuits passées au chevet de son mari.
Pendant que maître Folgat s'inclinait:
—Vous êtes le défenseur de monsieur de Boiscoran, monsieur? demanda-t-elle.
—Oui, madame, répondit le jeune avocat.
—Vous désirez me parler, à ce que vient de me dire le docteur...
—Oui, madame.
D'un geste de reine, elle montra un siège, et s'asseyant elle-même:
—Je vous écoute, monsieur, dit-elle.
Non sans une importune palpitation au cœur, maître Folgat commença:
—Je dois d'abord, madame, vous exposer la situation de mon client.
—C'est inutile, monsieur, je la connais.
—Vous savez alors, madame, qu'il vient d'être renvoyé devant la cour d'assises, et qu'il peut être condamné!
D'un mouvement douloureux, elle secoua la tête, et doucement:
—Je sais, monsieur, que le comte de Claudieuse a été victime du plus lâche des attentats, que sa vie est en péril, qu'avant peu, s'il ne survient un miracle de Dieu, je n'aurai plus de mari, mes enfants n'auront plus de père...
—Mais monsieur de Boiscoran est innocent, madame!
Une profonde surprise se peignit sur les traits de Mme de Claudieuse, et fixant maître Folgat:
—Qui donc est l'assassin? interrogea-t-elle.
Ah! ce n'est pas sans peine que le jeune avocat arrêta sur ses lèvres ce seul mot terrible: «Vous!», qui montait au fond de sa conscience révoltée.
Mais il songea au succès de sa mission, et au lieu de répondre:
—Pour un accusé, madame, reprit-il, pour un malheureux à la veille du jugement, un avocat est un confesseur auquel il ne cache rien. J'ajouterai que le défenseur a la discrétion du prêtre, et qu'il sait oublier les secrets qui lui ont été confiés.
—Je ne comprends pas, monsieur...
—Mon client, madame, avait un moyen bien simple de se disculper, c'était de dire toute la vérité. Il a mieux aimé risquer son bonheur que de compromettre celui d'une autre personne...
La comtesse eut un geste d'impatience.
—Mes moments sont comptés, monsieur, interrompit-elle. Veuillez vous expliquer plus clairement.
Mais maître Folgat était aussi loin que possible.
—Je suis chargé par monsieur de Boiscoran, madame, reprit-il, de vous remettre une lettre.
La surprise de Mme de Claudieuse parut se changer en stupeur.
—À moi! fit-elle. À quel titre?
Sans mot dire, le jeune avocat tira de son portefeuille la lettre de Jacques, et la tendant à la comtesse:
—La voici, dit-il.
Elle la prit, d'une main qui ne tremblait pas, et l'ouvrit lentement. Mais, dès qu'elle l'eut parcourue, se dressant en pied, pourpre et les yeux pleins d'éclairs:
—Savez-vous ce que contient cette lettre, monsieur? s'écria-t-elle.
—Oui.
—Vous savez que monsieur de Boiscoran ose m'y appeler de mon nom de jeune fille, Geneviève, comme mon mari, comme mon père!
Le moment décisif venu, maître Folgat avait tout son sang-froid.
—Monsieur de Boiscoran, madame, prétend qu'il vous nommait ainsi autrefois... rue des Vignes... au temps où vous l'appeliez Jacques...
La comtesse paraissait abasourdie.
—Mais c'est infâme, monsieur, balbutia-t-elle, ce que vous dites là! Quoi! monsieur de Boiscoran a pu vous dire que moi, la comtesse de Claudieuse, j'ai été... sa maîtresse.
—Il me l'a dit, oui, madame, et il affirme que peu d'instants avant l'incendie, il était près de vous, et que s'il avait les mains noircies, c'est qu'il venait de brûler votre correspondance et la sienne...
Elle se redressa sur ces mots, et d'une voix vibrante:
—Et vous avez pu croire cela! s'écria-t-elle, vous?... Ah! le premier crime de monsieur de Boiscoran n'est rien, comparé à celui-ci! Il ne lui suffisait pas d'avoir incendié notre maison et de nous avoir ruinés, il veut nous déshonorer. Il ne lui suffit pas d'avoir pris la vie du mari, il lui faut l'honneur de la femme!
Elle parlait si haut que du vestibule on devait entendre les éclats de sa voix.
—Plus bas, madame, de grâce, fit maître Folgat, plus bas...
Elle le foudroya d'un regard de mépris souverain, et haussant encore le ton:
—Oui, continua-t-elle, je conçois que vous ayez peur d'être entendu... Mais moi, qu'ai-je à craindre! Je voudrais que l'univers entier nous écoutât et nous jugeât. Plus bas, dites-vous. Pourquoi plus bas! Pensez-vous donc que si monsieur de Claudieuse n'était pas mourant, celle lettre ne serait pas déjà entre ses mains! Ah! il saurait faire justice de cette lettre infâme, lui!... Tandis que moi, une femme!... Jamais je n'avais compris si terriblement que tout le monde croit mon mari perdu, et que je vais rester seule au monde, sans protecteur, sans amis...
—Mais, madame, monsieur de Boiscoran vous jure le secret le plus absolu...
—Le secret de quoi? De vos lâches insultes, de l'abominable intrigue dont ceci n'est sans doute que le prélude!
Maître Folgat pâlit sous l'outrage.
—Ah! prenez garde, madame, fit-il d'une voix sourde, nous avons des preuves flagrantes, irrécusables...
D'un geste impérieux, Mme de Claudieuse l'arrêta et, superbe de douleur, de dédain et de colère:
—Eh bien! s'écria-t-elle, produisez-les, ces preuves! Allez, faites, agissez, parlez! nous saurons si la vile calomnie d'un criminel peut entamer l'intacte réputation d'une honnête femme!... Nous verrons si de cette boue où vous vous débattez, une seule éclaboussure jaillira jusqu'à moi!
Et jetant aux pieds du jeune avocat la lettre de Jacques, elle gagna la porte.
—Madame, dit encore maître Folgat, madame!
Elle ne daigna même pas tourner la tête, et elle disparut, le laissant seul au milieu du salon, si écrasé de stupeur qu'il en perdait jusqu'à la faculté de réfléchir.
Heureusement, le docteur Seignebos revenait.
—Par ma foi, commença-t-il, je ne me serais jamais imaginé que madame de Claudieuse prendrait si bien ma trahison... C'est exactement comme à l'ordinaire qu'elle vient, en vous quittant, de me demander comment j'ai trouvé son mari, ce matin, et ce qu'il y a à faire. Je lui ai répondu...
Mais le reste de sa phrase s'étouffa dans sa gorge; il s'apercevait enfin de l'attitude de maître Folgat.
—Ah çà! qu'avez-vous? interrogea-t-il.
Le jeune avocat le regardait de l'air d'un homme pris de vertige.
—J'ai, répondit-il, que je me demande si je veille ou si je rêve! J'ai que, si cette femme est coupable, son audace passe toute croyance.
—Comment, si... En êtes-vous à douter de sa culpabilité?
Tout en maître Folgat trahissait le plus affreux découragement.
—Eh! le sais-je moi-même, dit-il, ne voyez-vous pas que je n'ai plus ma tête à moi, que je ne sais plus qu'imaginer ni que croire?
—Oh!...
—C'est ainsi! Et cependant, docteur, je ne suis pas un naïf, et depuis cinq ans que je plaide au criminel et que je fouille aux plus bas fonds des couches sociales, j'ai découvert d'étranges choses, rencontré des types inouïs et écouté d'effroyables confidences...
Le docteur, à son tour, était abasourdi, jusqu'à ce point d'oublier de tracasser ses lunettes d'or.
—Que vous a donc dit madame de Claudieuse? demanda-t-il.
—Je vous le répéterais, répondit maître Folgat, que vous n'en seriez pas plus avancé. Il vous eût fallu être là, et la voir, et l'entendre!... Quelle femme!... Pas un des muscles de son visage ne tressaillait, son œil restait limpide et clair, nulle émotion n'altérait le timbre de sa voix. Et de quel air elle me défiait!... Mais tenez, docteur, je vous en prie, sortons...
Ils sortirent, en effet, et déjà ils étaient au tiers de la longue allée du jardin, lorsqu'ils aperçurent s'avançant vers eux l'aînée des filles de la comtesse de Claudieuse, rentrant, avec sa bonne, de la promenade.
M. Seignebos s'arrêta, et serrant le bras du jeune avocat et se penchant à son oreille:
—Attention! fit-il. La vérité se trouve dans la bouche des enfants, n'est-ce pas?
—Qu'espérez-vous? murmura maître Folgat.
—Éclaircir un point douteux... Silence, et laissez-moi faire.
Déjà la petite fille arrivait à eux. C'était une gracieuse enfant de huit à neuf ans, blonde, avec de beaux yeux bleus, grande pour son âge, et qui avait presque toute l'intelligence d'une jeune fille, sans en avoir les timidités.
—Bonjour, ma petite Marthe, lui dit le docteur de sa plus douce voix, qui était fort douce quand il voulait.
—Bonjour, messieurs, répondit-elle avec une jolie révérence.
Se penchant vers elle, M. Seignebos mit un bon baiser sur ses joues roses, puis la regardant:
—Mais tu as l'air toute triste, Marthe, ajouta-t-il.
—C'est que papa et ma petite sœur sont bien malades, monsieur, dit-elle avec un gros soupir.
—Et aussi parce que tu regrettes le Valpinson...
—Oh, oui!
—C'est cependant bien joli, ici, et tu as pour jouer un grand jardin.
Elle secoua la tête, et baissant la voix:
—C'est vrai que c'est joli, dit-elle, seulement... j'y ai peur.
—Et de quoi, ma mignonne?
Elle montra les statues, et toute frissonnante:
—Le soir, répondit-elle, à la brune, il me semble toujours qu'elles remuent, et je crois voir des personnes qui se cachent derrière les arbres, comme l'homme qui a voulu tuer papa...
—Il faut chasser ces vilaines idées, mademoiselle, interrompit maître Folgat.
Mais M. Seignebos ne le laissa pas poursuivre:
—Comment, Marthe, tu es si peureuse que cela! Je te croyais, au contraire, très brave... Ton papa m'avait affirmé que, la nuit de l'incendie du Valpinson, tu n'avais pas été effrayée du tout.
—Papa a dit la vérité.
—Et cependant, quand tu as été réveillée par les flammes, ce devait être terrible...
Oh! ce n'est pas les flammes qui m'ont réveillée, docteur.
—Pourtant, quand le feu a éclaté...
—Je ne dormais pas plus qu'en ce moment, docteur, parce que j'avais été réveillée par le bruit de la porte que maman avait fermée très fort en rentrant.
Un même pressentiment terrible fit tressaillir le médecin et l'avocat.
—Tu dois te tromper, Marthe, reprit le docteur, ta maman n'était pas rentrée, au moment de l'incendie...
—Pardonnez-moi, monsieur...
—Non, tu te trompes...
La fillette se redressa, et de cette mine grave que prennent les enfants lorsqu'ils voient qu'on doute de leur parole:
—Je suis sûre de ce que je dis, insista-t-elle, et je me souviens très bien de tout. On m'avait couchée à l'heure ordinaire, et comme j'étais très lasse d'avoir joué, je m'étais endormie tout de suite... Pendant que je dormais, maman est sortie, mais en rentrant, elle m'a réveillée. Sitôt rentrée, elle est allée se pencher sur le lit de ma petite sœur, et elle l'a regardée un bon moment d'un air si triste que j'ai eu envie de pleurer. Après cela, elle est allée s'asseoir près de la fenêtre, et de mon lit, n'osant lui parler, je voyais de grosses larmes rouler le long de ses joues, quand un coup de fusil a retenti au-dehors...
C'est un regard d'angoisse qu'échangeaient maître Folgat et M. Seignebos.
—Ainsi, ma mignonne, insista le médecin, tu es bien certaine que ta maman était dans votre chambre, quand on a tiré un premier coup de fusil?
—Certainement, docteur. Et même, en l'entendant, maman s'est dressée toute droite, la tête penchée, comme quelqu'un qui écoute. Presque aussitôt, le second coup a retenti, maman a levé les bras en l'air, en s'écriant: «Ô mon Dieu!...», et tout de suite elle est sortie en courant.
Jamais sourire ne fut plus faux que celui que le docteur Seignebos, non sans un grand effort de volonté, maintenait sur ses lèvres.
—Tu as rêvé cela, Marthe..., fit-il.
Ce fut la bonne, jusque-là silencieuse, qui répondit:
—Mademoiselle ne rêvait pas, prononça-t-elle. Moi aussi, j'avais entendu les détonations, et j'avais ouvert la porte de ma chambre pour savoir ce que ce pouvait être, quand j'ai vu madame traverser le palier en deux sauts et se lancer dans l'escalier...
—Oh! je ne discute pas, interrompit le docteur, du ton le plus indifférent qu'il put prendre, qu'importe cette circonstance.
Mais la fillette tenait à achever son récit:
—Maman partie, continua-t-elle, l'inquiétude me prit, et je me soulevai sur mon lit, prêtant l'oreille... Je ne tardai pas à entendre des bruits que je ne connaissais pas, des craquements et des pétillements, et aussi comme des cris dans le lointain. La peur me prenant, je sautai à terre, et je courus ouvrir la porte. Mais je faillis être renversée par un tourbillon de fumée et d'étincelles... Pourtant je ne perdis pas la tête. Je réveillai ma petite sœur, je la pris dans mes bras, et j'allais essayer de gagner l'escalier quand Cocoleu arriva comme un fou, qui nous enleva toutes deux et nous emporta...
—Marthe! cria une voix de la maison, Marthe! L'enfant interrompit court son histoire.
—C'est maman qui m'appelle, dit-elle. (Et, faisant une belle révérence:) Au revoir, messieurs...
Déjà Marthe avait disparu, que Seignebos et maître Folgat restaient encore plantés sur leurs pieds, se regardant d'un air de suprême détresse.
—Nous n'avons plus rien à faire ici, docteur, dit enfin le jeune avocat.
—En effet, rentrons, et même hâtons-nous, car on m'attend peut-être... Vous déjeunez avec moi...
Ils se retirèrent alors, la tête basse, et à ce point abîmés dans leurs réflexions qu'ils oubliaient de rendre les coups de chapeau qu'on leur tirait le long des rues, circonstance qui fut remarquée de plusieurs bourgeois.
En arrivant chez lui:
—Deux couverts, dit le docteur à son domestique, et monte une bouteille de vin de Médis... (Et lorsqu'il eut conduit l'avocat à son cabinet de travail:) Maintenant, commença-t-il, que pensez-vous de l'aventure?
Maître Folgat eut un geste de douloureux abattement.
—Je m'y perds! murmura-t-il.
—Peut-on admettre que madame de Claudieuse ait fait le mot à sa fille?
—Non.
—Et à sa femme de chambre?
—Encore moins. Une femme de cette trempe ne se confie à personne; elle combat, triomphe ou succombe seule.
—Donc la bonne et l'enfant nous ont dit la vérité.
—Je le crois fermement.
—C'est ma conviction... Alors, elle n'est pour rien dans le meurtre de son mari?
—Hélas!
Ce que maître Folgat ne remarquait pas, c'est qu'un victorieux sourire éclairait la physionomie du docteur Seignebos. Il avait retiré ses lunettes d'or, et les essuyant vigoureusement:
—Si la comtesse était innocente, reprit-il, Jacques serait donc coupable! Jacques nous aurait donc dupés tous...
Maître Folgat secouait la tête.
—De grâce, docteur, fit-il avec un effort, ne me pressez pas ainsi, laissez-moi me recueillir, rassembler mes idées. Je suis épouvanté de mes conjectures. Non, monsieur de Boiscoran ne nous a pas menti, et assurément madame de Claudieuse a été sa maîtresse. Non, il ne nous a pas trompés, et certainement le soir du crime, il a eu une entrevue avec la comtesse. Marthe ne nous a-t-elle pas dit que sa mère était sortie? Où allait-elle, sinon au rendez-vous? Seulement...
Il hésitait.
—Oh! allez, allez, dit le médecin, vous n'avez rien à craindre de moi...
—Eh bien, il se pourrait qu'après que madame de Claudieuse a eu quitté monsieur de Boiscoran, la fatalité s'en fût mêlée. Monsieur de Boiscoran nous a conté comment les lettres qu'il brûlait s'étaient enflammées tout à coup, avec une telle violence qu'il en avait été effrayé. Qui nous dit qu'une flammèche emportée par le vent n'a pas mis le feu aux paillers! Tirez les conséquences. Au moment de se retirer, monsieur de Boiscoran aperçoit ce commencement d'incendie; il court essayer de l'éteindre; ses efforts sont inutiles, la flamme gagne de proche en proche, elle grandit, elle illumine déjà toute la façade du château... À ce moment, monsieur de Claudieuse sort... Monsieur de Boiscoran se croit surpris, il voit ses amours dévoilées, son mariage rompu, sa vie manquée, son avenir brisé, son bonheur anéanti... Il perd la tête, il ajuste le comte, il fait feu et s'enfuit éperdu... Et ainsi s'explique la maladresse des coups et aussi cette circonstance jusqu'ici inexplicable d'un assassinat tenté avec du plomb de chasse...
—Malheureux! interrompit le docteur.
—Quoi! Qu'ai-je dit?
—Gardez-vous de jamais répéter ceci. Telle est l'effroyable vraisemblance de votre hypothèse que, si elle s'ébruitait, vous ne trouveriez plus personne pour vous croire le jour où vous direz la vérité.
—La vérité!... Vous pensez donc que je m'abuse?
—Positivement. (Et rajustant ses lunettes:) Ce que je ne pouvais admettre, reprit M. Seignebos, c'était que madame de Claudieuse eût de sa main fait feu sur son mari... J'avais raison. Elle n'a pas commis le crime, matériellement, elle l'a seulement commandé...
—Oh!...
—Serait-elle donc la première? Voilà mon hypothèse, à moi: avant de rejoindre Jacques au rendez-vous, madame de Claudieuse avait pris son parti et combiné ses mesures. L'assassin était à son poste. Si elle eût réussi à ramener Jacques, le complice désarmait son fusil et allait tranquillement se coucher. N'ayant pu obtenir que Jacques renonçât à son mariage, résolue à se faire libre pour l'empêcher, elle a donné le signal, l'incendie a été allumé et on a tiré sur le comte.
Le jeune avocat ne semblait pas absolument convaincu.
—En ce cas, il y aurait eu préméditation, objecta-t-il, et alors, comment le fusil n'était-il chargé que de cendrée?
—C'est que le complice manquait d'intelligence... Encore bien qu'il eût prévu où tendait le docteur, maître Folgat se dressa vivement.
—Toujours Cocoleu! fit-il.
Du bout du doigt, M. Seignebos se toucha le front.
—Quand une idée est entrée là, répondit-il, elle y est solidement fixée... Oui, madame de Claudieuse a un complice, et ce complice est Cocoleu. Et si l'intelligence lui a fait défaut, vous voyez jusqu'où ce misérable idiot pousse le dévouement et la discrétion...
Si vous dites vrai, docteur, jamais nous n'aurons la clef de cette affaire, car jamais Cocoleu ne parlera...
—Ne jurez de rien. On m'a proposé un expédient...
Il fut interrompu par l'entrée brusque de son domestique.
—Monsieur, lui dit ce brave garçon, il y a en bas un gendarme qui vous amène un individu qu'il faudrait faire admettre d'urgence à l'hôpital.
—Qu'ils montent, répondit le médecin. (Et pendant que le domestique courait remplir la commission:) Voilà mon expédient, maître Folgat, dit M. Seignebos. Attention...
Un pas pesant ébranlait déjà l'escalier, et presque aussitôt un gendarme parut, qui, d'une main, tenait un violon, et de l'autre aidait à marcher un pauvre diable.
«Goudar!» faillit s'écrier maître Folgat.
C'était Goudar, en effet, mais en quel état! Les vêtements déchirés et tachés de boue, pâle, l'œil hagard, la barbe et les lèvres souillées d'une écume blanchâtre.
—Voilà l'histoire, major, prononça le gendarme. Ce particulier jouait du violon dans la cour de la caserne, et nous étions plusieurs aux fenêtres quand, tout à coup, nous l'avons vu tomber par terre et se rouler, et se tordre, et se débattre en hurlant et en écumant comme un loup enragé. Nous l'avons ramassé, soigné, et je vous l'amène pour savoir...
—Laissez-nous seuls avec lui, ordonna le médecin.
Le gendarme sortit, et la porte fermée:
—Quel métier! s'écria Goudar d'un accent d'invincible dégoût. Regardez-moi un peu!... Quelle honte si ma femme me voyait ainsi. Pouah!
Et sortant un mouchoir de sa poche, il s'essuyait le visage et retirait de sa bouche un petit morceau de savon.
—L'important, dit le docteur, c'est que vous avez si bien joué votre rôle d'épileptique que les gendarmes y ont été pris.
—Belle malice, en vérité, et bien honorable surtout!
—Malice excellente, puisque, grâce à elle, avant une heure vous serez à l'hôpital. On vous placera dans le quartier de Cocoleu, et je vous verrai tous les matins... À vous d'agir...
—Soyez tranquille, répondit l'homme de la préfecture, j'ai mon idée. (Puis se tournant vers maître Folgat:) Me voilà prisonnier, ajouta-t-il, mais mes précautions sont prises. C'est à vous que l'agent que j'ai envoyé en Angleterre fera parvenir ses renseignements. J'ai, de plus, un service à vous demander: j'ai écrit à ma femme de vous adresser mes lettres; vous me les ferez parvenir par le docteur... Sur quoi, me voilà prêt à devenir le compagnon de Cocoleu et bien résolu à gagner la maison de la rue des Vignes.
M. Seignebos avait signé le billet d'admission. Il rappela le gendarme et, après l'avoir loué de son humanité, il le pria de conduire «ce pauvre diable» à l'hôpital.
Et resté seul avec maître Folgat:
—À présent, cher maître, dit-il, convenons de nos faits. Devons-nous parler du récit de Marthe et des projets de Goudar?... Non, car Galpin-Daveline veille, et il suffirait d'un soupçon arrivant jusqu'à l'accusation pour tout faire échouer. Donc, bornez-vous à rapporter à Jacques votre entrevue avec madame de Claudieuse, et sur tout le reste, silence!
XVI
Comme presque tous les gens très fins, le docteur Seignebos avait cette faiblesse d'attribuer aux autres une partie de sa clairvoyance.
M. Galpin-Daveline veillait assurément, mais non pas avec l'âpre attention qu'on eût dû attendre d'un tel ambitieux. Avisé le premier de la décision de la chambre des mises en accusation, il se sentit délivré des angoisses qui le torturaient. Il respira. De remords, il n'en eut pas l'ombre. Il n'eut pas un regret... Il ne songea pas que ce prévenu que la chambre renvoyait devant la cour d'assises avait été son ami autrefois, et un ami dont il était fier, dont l'hospitalité l'enchantait, dont il avait sollicité l'alliance... Non! Ce qu'il se dit, c'est qu'ayant hasardé une partie scabreuse, dont son avenir était l'enjeu, il venait de la gagner haut la main.
Évidemment, sa responsabilité était loin d'être dégagée, mais son rôle de magistrat instructeur était terminé. Il n'avait pas à paraître aux débats. Quoi qu'il advînt, il échappait, pensait-il, à la réprobation qui l'eût frappé si son enquête eût abouti à une ordonnance de non-lieu.
Il ne se dissimulait pas que jamais il ne serait vu d'un bon œil à Sauveterre, que ses relations y resteraient pénibles, que jamais volontiers une main ne serrerait la sienne! Il s'en inquiétait peu. Sauveterre, une misérable sous-préfecture de cinq mille âmes! Il espérait bien n'y plus moisir longtemps, et qu'un brillant avancement allait récompenser son audace et le délivrer des sottes récriminations... Ailleurs, dans la ville où il serait nommé—une grande ville, supposait-il—, l'éloignement atténuerait et effacerait même ce que sa conduite avait eu d'odieux. Il ne lui resterait du passé que la réputation d'un de ces magistrats étonnants, comme les dépeignent les formulaires, «qui sacrifient tout à l'intérêt sacré de la justice, qui placent l'inflexible devoir bien au-dessus de toutes ces considérations qui troublent et émeuvent le vulgaire, dont l'âme est comme un roc où viennent se briser, impuissantes, toutes les passions humaines». Et avec une telle réputation, son savoir-faire et son envie de parvenir, les occasions ne lui manqueraient plus de se produire, de montrer sa valeur, de se rendre utile, indispensable... Il se voyait escaladant l'échelle périlleuse des hautes situations. Il se voyait à Bordeaux, à Lyon, à Paris...
C'est dans les draps de pourpre d'un premier succès qu'il s'endormit ce soir-là. Et le lendemain, rien qu'à le voir traverser les rues, plus roide et plus hautain qu'à l'ordinaire, les lèvres pincées, le regard froid et dur, les bourgeois observateurs comprirent qu'il devait y avoir du nouveau.
Il faut que les affaires de M. de Boiscoran aillent bien mal, se dirent-ils, pour que M. Galpin-Daveline soit si fier.
C'est chez le procureur de la République qu'il se rendait. Le prétexte de sa visite était le besoin de quelques signatures, qu'en toute autre occasion il eût envoyé prendre par son greffier. La vérité est qu'il avait sur le cœur les sévères reproches de M. Daubigeon, et qu'il comptait savourer le régal d'une revanche.
Il trouva le vieux collectionneur au milieu de ses bouquins chéris, comme toujours, et plus que jamais d'une humeur massacrante. N'importe! Il lui soumit les pièces à signer, et, cette besogne faite, tout en replaçant les paperasses dans une serviette à son chiffre:
—Eh bien! cher procureur, demanda-t-il d'un ton dégagé, vous connaissez l'arrêt?... Qui de nous deux avait raison?
M. Daubigeon haussa les épaules.
—C'est entendu, gronda-t-il, je ne suis plus qu'un vieil imbécile, un maniaque, je l'avoue, je me rends à l'évidence, et comme l'homme d'Horace,
Stultum me fateor, liceat concedere veris, At que etiam insanum...
—Vous plaisantez... Que serait-il arrivé, pourtant, si je vous avais écouté?
—Je ne tiens pas à le savoir.
—Monsieur de Boiscoran n'en eût été ni plus ni moins renvoyé devant le jury.
—Peut-être...
—Tout autre que moi eût aussi bien recueilli les preuves qui établissent irrévocablement sa culpabilité.
—C'est une question.
—Et j'aurais entravé ma carrière en me faisant la réputation d'un de ces magistrats timides qu'un rien arrête...
—C'est une réputation qui en vaut bien une autre, interrompit le procureur de la République.
Il s'était juré de ne rien répondre que par monosyllabes, mais la colère lui faisait oublier son serment.
—Un autre que vous, reprit-il d'un ton amer, ne se serait pas uniquement attaché à prouver que monsieur de Boiscoran était le coupable...
—Je l'ai prouvé, c'est vrai.
—Un autre que vous eût cherché le mot de cette énigme.
—Mais je l'ai, ce me semble.
D'un air ironique, M. Daubigeon s'inclina.
—Mes compliments, fit-il. On est heureux de si bien connaître la fin des choses,
Felix qui potuit rerum cognoscere causas;
seulement vous vous abusez peut-être. Vous êtes un juge d'instruction très fort, mais je suis plus vieux que vous dans le métier. Plus je réfléchis à cette affaire, moins je me l'explique. Si vous savez si bien tout, expliquez-moi donc le mobile du crime, car enfin on ne risque pas l'échafaud ou le bagne sans un intérêt considérable, positif, évident... Où est l'intérêt de Jacques? Vous allez me répondre qu'il haïssait monsieur de Claudieuse? Est-ce bien une réponse? Voyons, fouillez un peu votre conscience... Mais, baste! personne n'aime à descendre en soi-même,
Nemi in sese tentat descendere...
M. Daveline en était presque à regretter d'être venu. Il avait pensé trouver M. Daubigeon fort penaud, et voilà que pas du tout.
—La chambre des mises en accusation n'a pas eu vos scrupules, fit-il sèchement.
—Non, mais les jurés peuvent les avoir. Il en est d'intelligents quelquefois...
—Les jurés condamneront monsieur de Boiscoran sans hésitation.
—Je n'en mettrais pas la main au feu.
—Vous l'y mettriez si vous saviez qui prendra la parole.
—Oh!...
—L'accusation sera soutenue par monsieur Du Lopt de la Gransière lui-même...
—Malepeste!
—Prétendriez-vous nier son talent? Visiblement, le juge d'instruction s'irritait, ses oreilles rougissaient, et par contre M. Daubigeon semblait recouvrer toute sa belle humeur.
—Dieu me garde, répondit-il, de nier l'éloquence de monsieur Du Lopt de la Gransière, c'est un homme très fort et qui rarement manque son homme. Seulement vous savez... il en est des réquisitoires comme des livres, ils ont leurs destinées, habent sua fata... Jacques sera bien défendu.
—Je ne crains guère maître Magloire.
—Mais l'autre, maître Folgat...
—Un jeune homme, sans autorité. Je redouterais bien autrement maître Lachaud.
—Connaissez-vous leur système de défense? C'était bien là que le bât blessait M. Galpin-Daveline, mais loin d'en rien laisser paraître:
—Pas du tout, répondit-il, mais que m'importe! Les amis de monsieur de Boiscoran avaient d'abord songé à tirer parti de Cocoleu, ils y ont renoncé. Je suis sûr de ce fait. Le commissaire de police que j'avais chargé d'avoir l'œil de ce côté m'a assuré que le docteur Seignebos ne s'occupait même plus de ce pauvre idiot...
M. Daubigeon souriait d'un sourire ironique, et bien plus pour taquiner M. Daveline que parce qu'il le pensait réellement.
—Prenez garde, dit-il, ne vous fiez pas aux apparences; vous avez affaire à des gens très fins. Je vous l'ai toujours dit, Cocoleu est peut-être le nœud de l'affaire... Précisément parce que monsieur de la Gransière portera la parole, vous devez trembler. S'il allait échouer!... C'est à vous qu'il s'en prendrait de l'échec, et de sa vie il ne vous le pardonnerait. Or, il peut échouer. Il y a loin de la coupe aux lèvres,
Multa cadunt inter calicem supremaque labra,
et je suis l'avis de mon vieux Villon,
«Rien ne m'est seur que la chose incertaine...»
À l'accent du procureur de la République, M. Daveline comprit bien qu'il ne gagnerait rien à discuter davantage.
—Advienne que pourra! interrompit-il. L'approbation de ma conscience me suffit.
En se hâtant, de peur d'une réplique, d'expédier les formules de politesse, il sortit; et, tout en descendant l'escalier:
—C'est perdre son temps, grommelait-il, que de vouloir raisonner avec un bonhomme pour qui les événements ne sont plus que des prétextes à citations.
Mais il avait beau se débattre, c'en était fait de sa belle assurance. M. Daubigeon venait de lui montrer un péril qu'il n'avait pas prévu. Et quel péril! La rancune d'un des personnages les plus influents de la magistrature, d'un de ces hommes bilieux et froids qui ne pardonnent pas.
M. Daveline avait bien songé à la possibilité d'un échec, c'est-à-dire d'un acquittement. Mais il n'avait pas réfléchi aux conséquences de cet échec. Qui en serait atteint? Le ministère public surtout, puisqu'en France le ministère public fait de l'accusation une question personnelle et s'estime offensé et humilié s'il manque son homme. Or, qu'adviendrait-il en ce cas? C'est que Du Lopt de la Gransière s'en prendrait au juge d'instruction. «C'est dans votre travail, lui dirait-il, que j'ai puisé les éléments de mon réquisitoire. Si je n'ai pas obtenu une condamnation, c'est que votre travail était incomplet. On n'expose pas un homme comme moi à l'humiliation d'un acquittement, et surtout dans une affaire dont le retentissement doit être immense. Vous ne savez pas votre métier.»
Une telle parole était une disgrâce positive. C'était, au lieu de l'avancement tant rêvé, l'exil pour la vie, en Algérie ou en Corse...
M. Galpin-Daveline en frissonnait. Il se voyait enseveli sous les décombres de ses châteaux en Espagne. Et fatalement, il repassait une fois de plus tous les détails de l'instruction, analysant toutes les preuves qu'il avait fournies, pareil au soldat qui, à la veille d'une bataille, s'assure de l'état de ses armes.
Véritablement, il ne découvrait qu'une seule objection: celle du procureur de la République. Où était l'intérêt de Jacques à commettre un si grand crime?
Là, évidemment, est le défaut de la cuirasse, pensait-il, et j'agirai sagement en en prévenant M. de la Gransière. Les défenseurs de Jacques sont fort capables de faire de cet argument le pivot de leurs plaidoiries.
Et quoi qu'il en eût dit à M. Daubigeon, il les craignait beaucoup, ces défenseurs. Il n'ignorait pas l'influence énorme que maître Magloire devait à l'intégrité de sa vie et à son désintéressement. Il savait fort bien qu'il suffisait que maître Magloire se chargeât d'une affaire pour qu'on l'estimât bonne. On disait de lui: «Il peut se tromper, mais ce qu'il plaide, il le croit.»
Quelle action un tel homme ne devait-il pas avoir, non sur des magistrats qui arrivent à l'audience avec une opinion inébranlable, mais sur des jurés qui subissent l'impression du moment et se laissent enlever par un discours? Maître Magloire, c'est vrai, n'avait pas cette éloquence dramatique qui fait vibrer les entrailles des foules, mais maître Folgat l'avait, lui.
M. Galpin-Daveline avait pris des informations, et un de ses amis de Paris lui avait répondu:
«Se défier du Folgat. Logicien bien autrement dangereux que Lachaud, il possède à un égal degré l'art de troubler la conscience des jurés, de les émouvoir, de leur tirer des larmes et de leur arracher un verdict d'acquittement. Redouter surtout avec lui les incidents d'audience, car il a toujours quelque surprise en réserve!»
Voilà mes adversaires, pensait M. Daveline. Quelle surprise me réservent-ils? Ont-ils véritablement renoncé à se servir de Cocoleu?
Il n'avait aucune raison de se défier de son commissaire de police, et cependant son inquiétude devint si grande qu'il se détourna de son chemin pour passer à l'hôpital.
La sœur supérieure, comme de raison, le reçut avec toutes les marques d'une profonde déférence, et dès qu'il s'informa de Cocoleu:
—Voulez-vous le voir, monsieur? lui demanda-t-elle.
—J'avoue, ma sœur, que j'en serais bien aise.
—Venez avec moi, alors.
C'est dans le jardin qu'elle le conduisit, et là, s'adressant à un jardinier:
—Où est l'idiot? interrogea-t-elle.
L'homme planta sa bêche en terre, et de ce respect doucereux qui est le trait distinctif de tous les employés des maisons religieuses:
—L'idiot est dans l'allée du fond, ma mère, à cette place qu'il a choisie, vous savez, et d'où on ne peut le faire partir...
Bientôt, en effet, M. Daveline et la supérieure l'aperçurent.
On lui avait retiré les haillons qu'il portait à son entrée, et on lui avait donné l'uniforme de l'hôpital, une grande capote grise et un bonnet de coton. Il n'en avait pas la mine plus intelligente, mais il était moins repoussant. Assis à terre, il jouait avec des cailloux.
—Eh bien! mon garçon, lui demanda M. Daveline, comment te trouves-tu ici?
Il leva sa face hébétée, arrêta son œil morne sur la supérieure, mais ne répondit pas.
—Veux-tu revenir au Valpinson? continua le juge.
Il tressaillit, mais ne desserra pas les dents.
—Voyons, insista M. Daveline, réponds, et je te donnerai une pièce de dix sous.
Baste! Cocoleu s'était remis à jouer.
—Voilà comme il est toujours, monsieur, déclara la supérieure. Personne, depuis qu'il est ici, n'a pu lui tirer un mot. Promesses, menaces, rien n'y fait. Un jour, pour tenter une expérience, au lieu de lui donner son déjeuner, je lui ai dit: «Tu n'auras à manger que quand tu m'auras dit: "J'ai faim!..."» Au bout de vingt-quatre heures, j'ai dû lui rendre sa pitance; il se serait laissé périr d'inanition plutôt que d'articuler une syllabe...
—Qu'en pense monsieur Seignebos?
—Le docteur ne veut plus en entendre parler, répondit la supérieure. (Et levant les yeux au ciel:) Ce qui prouve bien, ajouta-t-elle, que sans une intervention de la Providence, jamais ce malheureux n'eût dénoncé le crime dont il a été témoin... (Et tout de suite, revenant aux choses de la terre:) Mais ne nous débarrassera-t-on pas bientôt de ce pauvre idiot qui est une lourde charge pour notre hôpital? Puisqu'il trouvait à vivre dans son village, pourquoi ne pas l'y renvoyer? Nos malades et nos vieillards sont nombreux, et nous avons peu de place.
—Il faut attendre, ma sœur, que le procès de monsieur de Boiscoran soit terminé, répondit le juge d'instruction.
La supérieure eut un geste résigné.
—C'est ce que le maire m'a déclaré, dit-elle, et c'est bien fâcheux. Je dois dire pourtant qu'on m'a permis de lui retirer la chambre où il avait été d'abord consigné. Je l'ai relégué au quartier des fous. Nous appelons ainsi quatre petites loges entourées d'un mur où nous plaçons les pauvres insensés qu'on nous confie provisoirement...
Mais elle s'arrêta, le portier de l'hôpital, le sieur Vaudevin, s'avançait en saluant.
—Qu'est-ce? demanda-t-elle. Vaudevin lui tendit un billet.
—C'est un homme que vous amène un gendarme, répondit-il. Admission d'urgence...
La supérieure parcourait ce billet signé Seignebos.
—Épileptique, fit-elle, et un peu idiot, il ne nous manquait plus que cela!... Et étranger, par-dessus le marché! En vérité, monsieur Seignebos est trop facile. Que ne renvoie-t-il tous ces gens-là se faire soigner dans leur commune!
Et d'un pas assez leste pour son âge, suivie du portier et de M. Daveline, elle se dirigea vers le parloir. C'est là qu'on avait fait entrer le nouveau malade et, affaissé sur un banc, il présentait l'image achevée du plus parfait abrutissement.
L'ayant examiné une minute:
—Qu'on le mette au quartier des fous, dit-elle, il tiendra compagnie à Cocoleu. Et qu'on prévienne la sœur pharmacienne. Mais non, j'y vais moi-même. Monsieur le juge m'excusera...
Et elle sortit, laissant M. Daveline un peu rassuré.
Là n'est pas le danger, pensait-il en se retirant. Et si maître Folgat compte sur un incident d'audience, ce n'est pas Cocoleu qui le lui fournira.
XXVII
À l'heure même où le juge d'instruction sortait de l'hôpital, le docteur Seignebos et maître Folgat se séparaient, après un frugal déjeuner, l'un pour courir à ses malades, l'autre pour se rendre à la prison.
Le jeune avocat était cruellement préoccupé, c'est la tête basse qu'il s'en allait le long des rues, et les diplomates bourgeois qui l'épiaient au passage, comparant sa mine sombre à l'air vainqueur de M. Daveline, se persuadaient que bien décidément Jacques de Boiscoran était perdu.
En ce moment, c'était presque l'avis de maître Folgat. Il traversait une de ces phases de morne découragement dont ne savent pas se préserver les hommes les plus énergiques lorsqu'ils s'acharnent à la poursuite de quelque but incertain et passionnément désiré.
Les déclarations de la petite Marthe et de la femme de chambre lui avaient cassé bras et jambes. Après avoir cru bien tenir tous les fils de l'affaire, voilà que soudain l'écheveau se brouillait plus que jamais. Et c'était ainsi depuis le commencement. À chaque pas qu'il avait fait, le problème s'était compliqué de quelque circonstance inexplicable. À chacun de ses efforts, les ténèbres, au lieu de se dissiper, s'étaient épaissies. Ce n'était pas qu'il doutât plus qu'avant de l'innocence de Jacques. Non. Le soupçon qui avait traversé son esprit s'était évanoui comme l'éclair. Il admettait, avec le docteur Seignebos, la probabilité d'un complice, Cocoleu sans doute, chargé de l'exécution matérielle du crime.
Mais quel parti tirer pour la défense de cette hypothèse? Aucun.
Goudar était un habile homme, et sa façon de s'introduire à l'hôpital et près de Cocoleu révélait un maître. Mais si subtil qu'il fût, et rompu à toutes les astuces de son métier, parviendrait-il à confesser un gredin qui se retranchait imperturbablement derrière la feinte imbécillité?
Si encore il eût eu du temps devant soi! Mais les jours étaient comptés, et il allait être forcé de brusquer ses manœuvres...
C'est à jeter le manche après la cognée, pensait le jeune avocat.
Cependant, il arrivait à la prison. Il sentit la nécessité de refouler toutes ses angoisses. Et tandis que Blangin le précédait à travers les corridors en faisant tinter ses clefs, il imposait à son visage l'expression de la confiance.
—Enfin, c'est vous! s'écria Jacques.
Il avait évidemment souffert terriblement depuis la veille. La fièvre de l'inquiétude avait gonflé ses traits et injecté ses yeux de sang. Un tremblement nerveux le secouait.
Pourtant il attendit que le geôlier eût refermé la porte, et alors:
—Qu'a-t-elle dit? demanda-t-il d'une voix rauque.
Minutieusement, maître Folgat rendit compte de sa mission, rapportant presque textuellement les paroles de Mme de Claudieuse.
—Je la reconnais bien là! s'exclamait le prisonnier. Il me semble l'entendre... Quelle femme! me défier ainsi!...
Et dans sa colère, il serrait les poings jusqu'à s'enfoncer les ongles dans la chair.
—Vous le voyez, reprit le jeune avocat, il n'y a pas à essayer de sortir de notre cercle de défense. Toute nouvelle démarche serait inutile!...
—Non! interrompit Jacques, non, je n'en resterai pas là! (Et après quelques secondes de réflexion si toutefois il était en état de réfléchir:) Pardonnez-moi, mon cher maître, dit-il, de vous avoir exposé à de tels outrages. J'aurais dû les prévoir, ou, pour mieux dire, je les prévoyais... Je savais bien que ce n'était pas ainsi que je devais engager le combat! Mais j'ai été lâche, j'ai eu peur, j'ai reculé. Insensé!... Comme si je n'avais pas senti qu'il en faudrait toujours venir au suprême expédient!... Eh bien! j'y arrive aujourd'hui, et mon parti est pris...
—Que voulez-vous faire!
—Aller trouver la comtesse de Claudieuse, la voir, lui parler...
—Oh!...
—À moi, elle ne niera pas, peut-être! À moi, quand je la tiendrai sous mon regard, il faudra bien qu'elle avoue le crime dont je suis accusé...
Maître Folgat avait promis au docteur Seignebos de ne point parler des déclarations de Marthe et de sa bonne, mais il ne s'était pas interdit de s'en servir.
—Et si madame de Claudieuse n'était pas coupable? fit-il.
—Qui donc le serait?
—Si elle avait un complice?
—Eh bien! elle me le nommera, je l'exige, il le faut... Je ne veux pas être déshonoré, je suis innocent, je ne veux pas aller au bagne...
Essayer de faire entendre raison à Jacques, c'eût été se montrer aussi fou que lui.
—Prenez garde, dit simplement le jeune avocat, notre défense est déjà difficile, ne la rendez pas impossible...
—Je serai prudent.
—Un scandale nous perd sans rémission.
—Soyez sans inquiétude.
Maître Folgat se tut. Comment Jacques s'y prendrait pour sortir de la prison, il le devinait. Et s'il ne lui demandait pas de détails, c'est que sa situation de défenseur lui faisait une loi d'ignorer—ou du moins de paraître ignorer—certaines choses.
—Maintenant, mon cher maître, reprit le prisonnier, un service, s'il vous plaît...
—Parlez.
—Je voudrais connaître aussi exactement que possible les dispositions de l'habitation de madame de Claudieuse.
Sans mot dire, maître Folgat prit une feuille de papier et traça le plan de ce qu'il connaissait de la maison de la rue Mautrec, du jardin, du vestibule et du salon.
—Et la chambre du comte, interrogea Jacques, où est-elle?
—Au premier étage.
—Vous êtes sûr qu'il ne peut pas se lever?
—Le docteur Seignebos me l'a dit.
Le prisonnier eut un mouvement de joie.
—Alors tout va bien, fit-il, et il ne me reste plus, mon cher défenseur, qu'à vous prier de dire à mademoiselle de Chandoré que j'ai besoin de la voir aujourd'hui, le plus tôt possible. Qu'elle vienne accompagnée seulement d'une des tantes Lavarande. Et, je vous en conjure, hâtez-vous...
Maître Folgat se hâta si bien que, vingt minutes plus tard, il arrivait rue de la Rampe.
Mlle Denise était dans sa chambre. Il la fit prier de descendre, et dès qu'il lui eut dit que Jacques l'attendait:
—Je pars, répondit-elle simplement. (Et, appelant une des demoiselles Lavarande:) Vite, tante Élisabeth, commanda-t-elle, vite, ton châle et ton chapeau, je sors et tu viens avec moi.
Le prisonnier comptait si bien sur l'empressement de sa fiancée, que déjà il s'était fait conduire au parloir lorsqu'elle y arriva, tout essoufflée de la rapidité de sa course.
Il lui prit les mains, et les pressant contre ses lèvres:
—Ô mon amie, balbutia-t-il, comment vous remercier jamais de votre sublime fidélité au malheur! Sera-ce assez de toute ma vie, si je la sauve, pour vous témoigner ma reconnaissance!
Mais il se raidit contre l'attendrissement qui le gagnait, et s'adressant à la tante Élisabeth:
—Pardonnez-moi, lui dit-il, d'oser vous demander un service qu'une fois déjà vous avez bien voulu nous rendre... Il serait bien important qu'on n'entendît rien de ce que j'ai à confier à Denise, et je crains d'être épié...
Façonnée à l'obéissance passive, la brave demoiselle sortit sans se permettre une réflexion et alla se mettre au guet dans le corridor.
L'étonnement de Mlle de Chandoré était grand, mais Jacques ne lui laissa pas le temps de prononcer une parole:
—Ici même, commença-t-il, vous m'avez dit que si je voulais m'évader, Blangin m'en fournirait les moyens...
La jeune fille recula, et d'un accent de stupeur immense:
—Voudriez-vous donc fuir? balbutia-t-elle.
—Jamais, à aucun prix... Seulement, vous devez vous rappeler que tout en résistant à vos prières, je vous ai dit qu'un jour peut-être j'aurais besoin de quelques heures de liberté...
—Je me souviens.
—Je vous ai priée de pressentir le geôlier à ce sujet.
—C'est fait. Avec de l'argent il sera toujours à notre discrétion.
Jacques parut respirer plus librement.
—Eh bien! reprit-il, le moment est venu. Il faut que demain je passe la soirée hors de la prison. Je voudrais sortir vers neuf heures, je serai rentré avant minuit...
Mlle Denise l'arrêta.
—Attendez, dit-elle, je vais appeler la femme de Blangin.
Le ménage des geôliers de Sauveterre ressemblait à beaucoup de ménages. Brutal, exigeant, despote, l'homme se coiffait sur l'oreille, parlait haut et ferme en roulant de gros yeux, et, de par la raison du plus fort, prétendait régner. Humble, soumise, résignée en apparence, la femme baissait la tête, semblait toujours obéir, mais en réalité, de par le droit de l'intelligence, gouvernait. Quand le mari avait promis, il fallait encore le consentement de la femme. Dès que la femme s'était engagée, elle se chargeait de faire vouloir son mari.
Mlle Denise avait donc bien fait de s'adresser tout d'abord à Mme Blangin. Appelée, elle accourut au parloir, la bouche pleine d'hypocrites protestations, jurant qu'elle était tout à la dévotion de sa chère demoiselle, rappelant le temps où elle était au service de M. de Chandoré, le seul bon temps de sa pauvre vie, soupirait-elle, et qu'elle regrettait toujours...
—Je sais, interrompit la jeune fille, que vous m'êtes dévouée. Mais écoutez-moi...
Et vivement elle se mit à expliquer ce qu'elle souhaitait, tandis que Jacques, retiré un peu à l'écart, dans l'ombre, épiait les impressions de la femme du geôlier.
Petit à petit, elle redressait la tête, et, quand Mlle Denise eut achevé:
—Je comprends très bien, répondit-elle, et si j'étais la maîtresse, je dirais: «C'est fait...» Mais c'est Blangin qui est le maître dans la prison... Oh! il n'est pas méchant, seulement il tient à son devoir... Nous n'avons que notre place pour vivre...
—Ne vous l'ai-je pas déjà payée!
—Oh! je sais que mademoiselle n'est pas regardante...
—Vous m'aviez promis de parler de cette affaire à votre mari.
—Je lui en ai bien parlé, seulement...
—Je donnerai la même somme que l'autre fois.
—En or?
—Soit, en or.
Un éclair de convoitise brilla sous les épais sourcils de la geôlière, et néanmoins, se possédant toujours:
—Moyennant cela, dit-elle, mon homme consentira peut-être. Je vais l'arraisonner, et je vous l'envoie.
Elle sortit en courant, et dès qu'elle eut disparu:
—Combien donc avez-vous déjà donné à Blangin? demanda Jacques à Mlle Denise.
—Dix-sept mille francs.
—Ces gens-là nous exploitent indignement!
—Eh! qu'importe l'argent! Que ne sommes-nous ruinés l'un et l'autre, et que n'êtes-vous libre!
Mais la geôlière n'avait pas été longue à décider son mari. Déjà le pas lourd de Blangin retentissait dans le corridor, et presque aussitôt il se montra, son bonnet de laine à la main, la mine obséquieuse et l'œil inquiet.
—Ma femme m'a tout dit, commença-t-il, et je consens... Seulement, il faut nous entendre... Ce n'est pas une petite chose que vous me demandez...
D'un geste, Jacques l'interrompit.
—N'exagérons rien, fit-il. Je ne prétends pas m'évader. Je veux seulement sortir. Je vous reviendrai, je vous en donne ma parole.
—Pardi! c'est bien ça qui me tourmente! S'il ne s'agissait que de vous donner définitivement la clef des champs, je vous ouvrirais la prison, et puis allez, des jambes! Un prisonnier qui s'évade, cela se trouve tous les jours. Tandis que sortir, vous promener, revenir... Diable! Et si l'on vous rencontre en ville? Et si l'on vient vous demander pendant que vous serez dehors? Et si l'on vous voit rentrer? Qu'est-ce que je répondrai? Je veux bien être mis à pied pour négligence, je suis payé et je m'en moque. Mais être accusé de complicité et fourré en prison, halte-là! Je n'en suis plus!
Visiblement, ce n'était qu'une préface.
—Oh! que de paroles perdues! fit Mlle Denise. Expliquez-vous clairement.
—Voilà. Il est impossible que monsieur passe par la porte. À la retraite, c'est-à-dire à huit heures du soir, en cette saison, les soldats de garde s'installent à l'intérieur de la prison, et jusqu'à la diane, le lendemain, ou autrement dit jusqu'à cinq heures du matin, je ne puis ni ouvrir ni fermer sans le sergent qui commande le poste...
Voulait-il se faire valoir? Faisait-il les difficultés plus sérieuses qu'elles n'étaient véritablement?
—Enfin, interrompit Jacques, si vous consentez, c'est qu'il existe un moyen.
—J'en connais un, déclara le geôlier. (Et trop grossier pour savoir dissimuler une longue préméditation:) Pour que la chose se fasse, continua-t-il, monsieur devra sortir de la prison comme s'il s'évadait pour tout de bon. Le mur qui relie les deux tours n'a pas, à un certain endroit que j'ai sondé, plus de deux pieds d'épaisseur, et de l'autre côté, qui donne sur les terrains vagues des anciens remparts, on ne place jamais de factionnaire. Je procurerai à monsieur un pic et un levier, et il fera un trou dans ce mur.
Jacques haussa les épaules.
—Et le lendemain, fit-il, quand je serai rentré, comment expliquerez-vous ce trou béant?
Blangin souriait.
—Bien sûr, répondit-il, je ne dirai pas qu'il a été fait par les rats. J'ai songé à tout. En même temps que monsieur, sortira par le trou un prisonnier qui, lui, ne reviendra pas...
—Quel prisonnier?
—Frumence Cheminot, pardi!, qui ne demandera pas mieux que de prendre sa volée, et qui donnera même un bon coup de main pour percer le mur. Que monsieur s'entende avec lui, mais sans lui dire, par exemple, que je suis de l'affaire. Comme cela, quoi qu'il arrive, je ne serai pas compromis.
Le plan était bon, en effet. Seulement Blangin avait tort de s'en faire honneur. L'idée était de sa femme.
—Eh bien! dit Jacques, voilà qui est entendu. Procurez-nous le pic et le levier, montrez-moi l'endroit où il faut attaquer le mur, et je me charge de Cheminot. Demain, dans la journée, l'argent vous sera remis.
Et il s'apprêtait à suivre le geôlier, qui venait de sortir, quand Mlle Denise le retint. Levant sur son fiancé ses beaux yeux tremblants:
—Vous le voyez, Jacques, prononça-t-elle, je n'ai pas hésité à tout tenter pour vous faire obtenir ces quelques heures de liberté que vous souhaitiez. Puis-je maintenant vous demander ce que vous en comptez faire?
Et comme il se taisait:
—Où voulez-vous aller? insista-t-elle.
Un flot de sang empourprait le visage du malheureux, et d'une voix troublée:
—Je vous en conjure, Denise, dit-il, n'exigez pas que je vous réponde. Permettez-moi de garder ce secret, le seul que j'aurai jamais pour vous...
Deux larmes qui tremblaient dans les longs cils de la jeune fille roulèrent sur ses joues.
—Je vous entends, balbutia-t-elle, je ne vous entends que trop!... Quoique ne sachant rien de la vie, déjà, en découvrant qu'on me cachait quelque chose, j'avais eu comme un pressentiment... Désormais je ne puis plus douter. C'est près d'une femme que vous vous rendrez demain soir...
—Denise! suppliait Jacques à mains jointes, Denise, par pitié!
Elle ne l'écoutait pas. Secouant doucement la tête:
—Près d'une femme, poursuivait-elle, que vous avez aimée sans doute, ou que vous aimez encore, aux genoux de laquelle vous avez peut-être murmuré ces mêmes paroles que vous murmuriez à mes genoux! Comment avez-vous pu vous souvenir d'elle, au milieu de nos angoisses! Elle ne vous aime donc pas! Comment n'est-elle pas venue, vous sachant prisonnier et faussement accusé d'un crime abominable?
Jacques n'en pouvait supporter davantage.
—Grand Dieu! s'écria-t-il, plutôt mille fois tout vous dire que de laisser un soupçon effleurer votre cœur! Écoutez et pardonnez-moi...
Mais elle l'arrêta en lui posant la main sur les lèvres, et toute palpitante:
—Non, je ne veux rien savoir, dit-elle, rien!... J'ai foi en vous! Rappelez-vous seulement que vous êtes tout pour moi: l'espérance, l'avenir, la vie... Si vous m'aviez trompée, je sens bien, malheureuse, que je ne cesserais pas de vous aimer, mais je sais aussi que je n'aurais pas longtemps à souffrir...
Éperdu de douleur et d'amour:
—Denise, répétait Jacques, Denise, mon amie adorée, laissez-moi vous avouer ce qu'est cette femme, et pourquoi il faut que je la voie...
—Non, interrompit-elle, non! Faites ce que vous dit votre conscience, je crois en vous...
Et au lieu de lui tendre son front comme d'ordinaire, elle s'enfuit en entraînant la tante Élisabeth, et si vite qu'il se précipitât hors du parloir, il n'aperçut plus qu'une ombre glissant au fond du corridor.
Jamais encore, jusqu'à ce jour, Jacques n'avait pu prendre sur lui de haïr véritablement la comtesse de Claudieuse, de cette haine aveugle et farouche qui ne rêve plus que vengeance.
Bien des fois, sans doute, dans la solitude de sa prison, il l'avait maudite, mais toujours, au plus fort de ses colères, s'élevait du fond de son âme un sentiment de miséricorde et de pitié pour cette maîtresse qu'il avait tant aimée. Car il l'avait adorée follement, il ne se le dissimulait pas. Il lui avait dû les premières ivresses de son adolescence, ces sensations âpres ou exquises qu'on ne saurait oublier. Dans sa cellule même, il tressaillait au souvenir de certaines de ses attitudes, il revoyait ses yeux noyés de voluptueuses langueurs, il entendait le timbre charmant de sa voix, il respirait le parfum qu'elle portait d'habitude.
Situation, avenir, honneur, elle l'avait mis dans le cadre de tout perdre qu'il se sentait encore bien près de pardonner... Mais lui enlever le cœur de sa fiancée, lui ravir cet amour ardent et pur comme la flamme! Ah! c'était combler la mesure.
Et je la ménagerais encore! se disait-il, ivre de rage. J'hésiterais à la perdre! Je n'en ai plus le droit, c'est l'existence de Denise que je défends...
Plus que jamais, il était résolu à l'expédition du lendemain, sentant bien que le courage ne lui manquerait plus.
Précisément—et c'était une adresse du geôlier—, c'est Cheminot qui fut chargé de le reconduire à sa cellule, et selon l'expression des geôles, de l'y «boucler». Il le fit entrer, et tout de suite, carrément, il lui exposa ce qu'il attendait de lui.
Sur la foi de Blangin, il était persuadé qu'à la seule idée de s'évader, le vagabond allait bondir de joie. Il n'en fut pas ainsi. La visage souriant de Frumence Cheminot s'assombrit, et se grattant l'oreille d'un air perplexe:
—C'est que, répondit-il, faites excuse, je n'ai pas du tout envie de m'ensauver.
Jacques en tressauta de stupeur sur sa chaise. Cheminot lui refusant son concours, c'était sa sortie manquée, ou tout au moins remise.
—Parlez-vous sérieusement, Frumence? demanda-t-il.
—Dame! oui, mon pauvre monsieur! Ici, voyez-vous, je ne suis point mal, j'ai un bon lit, je mange deux fois tous les jours, je n'ai rien à faire et j'attrape par-ci par-là, de l'un ou de l'autre, quelques sous pour m'acheter du vin et du tabac.
—Mais la liberté, mon brave...
—Eh bien! quoi, on me la rendra... Je n'ai point commis de crime, n'est-ce pas? J'ai escaladé un brin le mur d'un verger; on n'est pas pendu pour ça. J'ai consulté monsieur Magloire et il m'a dit tout net mon affaire. Je passerai en police correctionnelle et j'en aurai pour trois ou six mois. Ce n'est pas le diable à tirer. Tandis que si je m'évade, on mettra les gendarmes à mes trousses, ils me rattraperont, je serai ramené ici, et alors, comment me traitera-t-on! Sans compter que de s'évader et de dégrader une prison, c'est grave...
Comment combattre une résolution si sage et de si bonnes raisons! L'inquiétude prenait presque Jacques.
—Pourquoi les gendarmes vous reprendraient-ils, mon brave? fit-il.
—Parce qu'ils sont les gendarmes, mon bon monsieur. Et puis, ce n'est pas tout, si nous étions au printemps, je vous dirais: «J'en suis». Mais nous voilà en automne, les mauvais temps vont venir, l'ouvrage va manquer...
Fainéant incurable, Cheminot se préoccupait toujours beaucoup de l'ouvrage.
—Les vendanges se feront donc sans vous! reprit Jacques.
Le vagabond eut un geste de regret.
—C'est vrai qu'on s'amuse aux vendanges, dit-il.
—Eh bien!...
—Mais c'est l'affaire d'une quinzaine. Après les vendanges, l'hiver vient. Et l'hiver, bonne gent! c'est mon ennemi. Je me suis vu, des fois qu'il gelait à pierre fendre et qu'il tombait de la neige, ne savoir où gîter... brrr!... Ici, il y a des poêles et l'administration donne des chaussons bien chauds...
—Oui, mais il n'y a pas de veillées... hein! Frumence... de ces bonnes veillées où l'on boit du vin cuit et où l'on conte des gaillardises aux filles en écossant des haricots ou en égrenant du maïs...
—Oh! je sais... J'ai bien ri à des moments. Mais le froid!... où aller sans le sou!
C'était là justement que Jacques en voulait venir.
—J'ai de l'argent, dit-il.
—Je le sais bien.
—Croyez-vous donc que je vous laisserais filer les poches vides! Ce que vous me demanderiez, je vous le donnerais...
—Vrai! s'écria le vagabond. (Et arrêtant sur Jacques un regard où se peignaient à la fois la surprise, l'espérance et la joie:) C'est qu'il me faudrait beaucoup, reprit-il. L'hiver est long... Il me faudrait, oh, oui! il me faudrait bien cinquante pistoles.
Cinquante pistoles, c'est cinq cents francs.
—Je vous en donnerai cent, dit Jacques.
L'œil de Cheminot étincela. Il dut avoir comme une vision de ces irrésistibles cabarets de Rochefort, où il avait mené si joyeuse vie. Mais hésitant à croire à tant de bonheur:
—Monsieur ne voudrait-il pas se moquer de moi? fit-il timidement.
—Voulez-vous la somme tout de suite, répondit Jacques, attendez...
Il sortit du tiroir de la table un billet de mille francs. Mais à la vue de ce billet, le vagabond retira vivement la main qu'il tendait déjà.
—Oh! comme cela, fit-il, non!... Je sais ce que vaut ce papier, en ayant eu de pareils autrefois. Mais en ce moment, qu'en ferais-je? Ce serait dans ma poche comme une feuille d'arbre, car au premier endroit où je voudrais le changer, on me mettrait la main au collet...
—Ce n'est pas une difficulté. Avant demain je me serai procuré de l'or, des pièces de cent sous ou des petits billets, à votre choix.
Cette fois, Cheminot battit gaiement des mains.
—Mettez un peu de l'un et un peu de l'autre! s'écria-t-il, et je suis votre homme!... Vive la liberté!... Où est le mur à percer?
—Je vous le montrerai demain... Et d'ici là, Cheminot, silence...
C'est le lendemain seulement, en effet, que Blangin montra à Jacques l'endroit où la muraille avait le moins d'épaisseur. C'était dans une espèce de cellier où personne jamais ne venait, où l'on serrait des outils de rebut et où se trouvaient des pics et des leviers.
—Et pour que nul ne vous dérange, dit le geôlier, j'aurai ce soir à dîner deux camarades, et j'inviterai le sergent de garde. On rira, on ne pensera pas aux prisonniers... Ma femme aura l'œil au guet, et s'il se présentait quelque ronde, elle viendrait vite vous prévenir, et dare-dare vous remonteriez chez vous.
Tout bien convenu, sitôt la nuit venue, Jacques et Frumence Cheminot, munis d'une bougie, se glissaient dans le cellier et se mettaient à la besogne.
Rude besogne que de percer ce vieux mur, et jamais Jacques n'en fût venu à bout tout seul. L'épaisseur n'était même pas ce qu'avait annoncé Blangin, mais la solidité passait toute attente. Nos pères bâtissaient bien. Le temps aidant, le ciment avait fait corps avec la pierre et en avait acquis la dureté. C'était comme si l'on eût attaqué un bloc de granit.
Le vagabond, heureusement, avait la poigne solide. Et, malgré les précautions qu'il prenait pour que son travail ne s'entendît pas, en moins d'une heure il eut creusé un trou par où un homme pouvait passer.
Il y avança la tête, et après un moment d'observation:
—Tout va bien! dit-il, la nuit est noire et l'endroit est désert! Ma foi! je me risque...
Il passa, Jacques le suivit, et instinctivement ils se hâtèrent de gagner une place où les arbres faisaient l'ombre encore plus épaisse.
Une fois là:
—Tenez, dit Jacques en tendant à Cheminot une liasse de billets de cinq francs, joignez ceci aux cent pistoles que je vous ai données tantôt... Merci, vous êtes un brave garçon, et si je me tire d'affaire, je ne vous oublierai pas... Et maintenant, séparons-nous. Jouez des jambes, soyez prudent, et... bonne chance.
Ayant dit, il s'éloigna à grands pas. Mais Cheminot ne tira pas de son côté, comme c'était convenu.
Tout de même, pensait le vagabond, c'est une drôle d'histoire que celle de ce pauvre monsieur! Où peut-il bien aller ainsi?
Et la curiosité l'emportant sur la prudence, il suivit.
XXVIII
C'est rue Mautrec que se rendait Jacques de Boiscoran. Mais il savait de quelle réprobation effroyable il était l'objet. À prendre le chemin le plus court, à traverser les rues fréquentées, il eût risqué d'être reconnu et peut-être arrêté. Il s'était donc résigné à un long détour, et il s'était engouffré dans le dédale des ruelles sombres et tortueuses de la vieille ville. Il s'en allait d'un pied fiévreux, se détournant des rares passants, son chapeau de feutre rabattu sur les yeux, et, pour plus de sûreté encore, tenant son mouchoir appliqué contre sa figure.
Il était bien près de neuf heures et demie lorsqu'il arriva à la maison qu'habitaient le comte et la comtesse de Claudieuse. Le portillon était enlevé et la porte fermée. N'importe, Jacques avait son plan. Il sonna.
Une bonne qui ne le connaissait pas vint ouvrir.
—Madame la comtesse de Claudieuse? demanda-t-il.
—Madame ne peut recevoir personne, répondit cette fille. Madame est près de monsieur qui est au plus mal ce soir.
—Il faut pourtant que je lui parle...
—Impossible.
—Allez lui dire qu'un monsieur, qui est envoyé par le juge d'instruction, désire l'entretenir un instant. C'est pour l'affaire Boiscoran.
—Que ne le disiez-vous tout de suite! fit la servante. Venez...
Et dans sa précipitation, oubliant de refermer la porte, elle précéda Jacques à travers le jardin. Une fois dans le vestibule, ouvrant le salon:
—Que monsieur entre, dit-elle, et s'assoit pendant que je monte prévenir madame...
Et, ayant allumé les bougies d'un des candélabres de la cheminée, elle s'éloigna.
Tout, jusqu'à ce moment, marchait au gré de Jacques, et mieux même qu'il n'eût osé le souhaiter. Restait à empêcher la comtesse de se retirer en l'apercevant et de lui échapper. Très heureusement, la porte du salon ouvrait en dedans. Il alla se poster derrière le battant resté ouvert et attendit.
Depuis vingt-quatre heures qu'il se préparait à cette entrevue, il avait arrangé dans sa tête ce qu'il aurait à dire. Mais voici qu'au dernier moment, de même que les feuilles mortes au souffle de la tempête, toutes ses idées s'éparpillaient... Son cœur battait avec une telle violence qu'il lui semblait remplir du bruit de ses battements ce grand salon délabré. Il se croyait de sang-froid pourtant, et de fait, il avait cette lucidité particulière qui donne à certains actes des fous une apparence de logique.
Il commençait à s'étonner d'attendre si longtemps, quand enfin des pas légers et le frôlement d'une robe lui annoncèrent Mme de Claudieuse.
Elle entra, vêtue d'un long peignoir de couleur sombre, et fit quelques pas dans le salon, étonnée de n'apercevoir pas celui qui la demandait.
C'était bien ce qu'avait prévu Jacques.
Violemment, il repoussa le battant de la porte, et se dressant devant:
—À nous deux! fit-il. Se retournant au bruit:
—Jacques! s'écria la comtesse.
Et terrifiée, comme d'une apparition, elle regardait autour d'elle, cherchant une issue. Une des portes-fenêtres du salon était demeurée entrebâillée, et elle allait s'y précipiter.
Jacques s'avança.
—N'essayez pas de m'échapper, prononça-t-il; car je vous le jure, je vous poursuivrais jusque dans la chambre de votre mari, jusqu'au pied de son lit.
Elle le regardait comme si elle n'eût pas compris.
—Vous! balbutia-t-elle, ici!
—Oui, répondit-il, moi! Cela vous étonne, n'est-ce pas? Vous vous disiez: il est prisonnier, bien gardé par les verrous et par les geôliers, je puis dormir tranquille... Pas de preuves, il ne parlera pas...
J'ai commis le crime et c'est lui qui sera condamné. Coupable, je suis sauvée; innocent, il est perdu!... Vous pensiez que tout était dit? Eh bien! non, me voici!
L'expression d'une indicible horreur contractait les traits si beaux de la comtesse.
—C'est monstrueux! fit-elle.
—Monstrueux, en effet!
—Assassin! Incendiaire!
Il éclata de rire, d'un rire strident, convulsif, terrible.
—C'est vous, dit-il, qui m'appelez ainsi!
En un suprême effort, Mme de Claudieuse rassemblait toute son énergie.
—Oui, répondit-elle, oui! À moi, vous ne pouvez pas nier le crime. Je sais, moi, les mobiles que les juges ignorent... Croyant que j'allais exécuter mes menaces, vous avez eu peur... Lorsque je vous ai quitté en courant, vous vous êtes dit: c'est fini, elle va tout révéler à son mari!... Et alors vous avez allumé l'incendie pour attirer mon mari dehors, incendiaire! Et vous avez fait feu sur lui, assassin!...
—Et voilà ce que vous avez trouvé! interrompit-il. À qui espérez-vous faire croire cette explication absurde? Nos lettres étaient brûlées, et de même que vous niez avoir été ma maîtresse, je pouvais nier avoir été jamais votre amant! Et d'ailleurs, est-ce moi qu'un scandale eût atteint? Vous savez bien que non! Vous n'ignorez pas que la même chose qui déshonore une femme décore un homme d'un lustre nouveau. Telles sont nos mœurs!... Et quant à redouter monsieur de Claudieuse, on me connaît assez pour savoir que je ne crains personne. Au temps où nous cachions nos amours au fond de la rue des Vignes, oui, je pouvais avoir peur de votre mari, venant nous surprendre, le Code d'une main, un revolver de l'autre, fort de cette loi sauvage et stupide qui fait du mari le juge de sa propre cause et l'exécuteur du jugement qu'il prononce... Hors de là, hors ce cas de flagrant délit qui permet à un homme de tuer comme un chien un autre homme qui ne peut ou ne veut se défendre, que m'importait le comte de Claudieuse! Que m'importaient vos menaces à vous et sa haine à lui!
C'est froidement qu'il s'exprimait ainsi, d'un accent âpre et tranchant comme un glaive, et avec cette certitude qui pénètre, qui s'enfonce dans l'esprit.
La comtesse chancelait.
—Est-ce imaginable! bégayait-elle, est-ce possible! (Puis tout à coup, redressant le front:) Mais je deviens folle! reprit-elle. Si vous étiez innocent, qui donc serait le coupable?...
D'un mouvement frénétique, Jacques lui saisit les poignets, et les serrant à les meurtrir, et se penchant vers elle, si près qu'elle sentit son souffle comme une flamme sur son visage:
—Toi! exécrable créature, dit-il, toi! (Et la repoussant avec une si furieuse violence qu'elle tomba sur un fauteuil:) Toi! poursuivit-il, qui voulais être veuve pour m'empêcher de briser ma chaîne!... À notre dernier rendez-vous, te croyant écrasée de douleur et bouleversée par tes larmes hypocrites, n'ai-je pas eu l'indigne faiblesse, la stupide lâcheté de te dire que si j'épousais Denise, c'était uniquement parce que tu n'étais pas libre! Alors, ne t'es-tu pas écriée: «Ô mon Dieu! heureusement cette épouvantable idée ne m'est pas venue plus tôt!» De quelle idée s'agissait-il, Geneviève?... Allons, réponds et avoue qu'elle venait trop tôt encore, puisque tu l'as mise à exécution... (Et répétant d'un ton d'écrasante ironie la phrase que venait de prononcer Mme de Claudieuse:) Qui donc serait le coupable, ajouta-t-il, si vous étiez innocente?...
Hors de soi, elle bondit de son fauteuil, et plongeant dans les yeux de Jacques un de ces regards qui fouillent jusqu'aux plus sombres profondeurs de l'âme:
—Est-il bien possible, demanda-t-elle, que vous n'ayez pas commis le crime affreux?...
Il haussa les épaules.
—Mais alors, insista-t-elle, haletante, c'est donc vrai, c'est donc réel, vous croyez que c'est moi qui l'ai commis?
—Peut-être l'avez-vous seulement commandé! D'un geste délirant, elle leva au ciel ses mains jointes, et d'une voix déchirante:
—Ô mon Dieu! s'écria-t-elle, il le croit! Il le croit sincèrement...
Un grand silence suivit, sinistre, formidable, tel que celui qui succède au fracas de la foudre.
Debout en face l'un de l'autre, Jacques et la comtesse de Claudieuse s'examinaient éperdument, comprenant que l'heure suprême de leur destinée sonnait. En chacun d'eux éclatait, fulgurante, la conviction de l'innocence de l'autre. Pas besoin d'explications. Ils avaient été abusés par les apparences, et ils le reconnaissaient, ils en étaient sûrs. Et tel était pour eux l'effarement de cette découverte que l'idée ne leur venait pas de rechercher quel pouvait être le coupable.
—Que faire? interrogea enfin la comtesse.
—Dire la vérité! répondit Jacques.
—Quelle?
—Que j'étais votre amant... Que si je suis allé au Valpinson, c'est que vous m'y aviez donné rendez-vous... Que si on a retrouvé l'enveloppe d'une de mes cartouches, c'est que je l'avais brûlée pour obtenir du feu... Que si j'avais les mains noircies, c'est que j'avais émietté, pour les éparpiller au vent, les débris carbonisés de nos lettres...
—Jamais! s'écria la comtesse.
Des flots de sang empourpraient le visage de Jacques, et d'un accent d'impitoyable énergie:
—Ce sera, cependant, prononça-t-il; je le veux, il le faut...
Mme de Claudieuse se tordait les bras.
—Jamais! répéta-t-elle, jamais... (Et avec une précipitation convulsive:) Ne comprends-tu donc pas, poursuivit-elle, que la vérité est impossible à dire? Ce n'est pas à notre innocence qu'on croirait, mais à notre complicité...
—N'importe! Je ne veux pas périr.
—Dites que vous ne voulez pas périr seul...
—Soit!
—Tout avouer ne serait pas vous sauver, mais ce serait me perdre sûrement! Est-ce là ce que vous exigez? Quand il y aura deux victimes au lieu d'une, votre sort vous paraîtra-t-il moins cruel?...
Il l'arrêta d'un geste menaçant.
—Toujours la même! s'écria-t-il. Je sombre, je me noie, et elle réfléchit, elle calcule, elle se marchande... Et elle disait m'aimer!...
—Jacques! interrompit Mme de Claudieuse. (Et se rapprochant de lui:) Ah! je calcule, fit-elle. Ah! je réfléchis! Eh bien, écoute... Oui, c'est vrai, je tenais à mon intacte renommée d'honnête femme mille fois plus qu'à la vie, mais, au-dessus de ma vie et de ma renommée, il y a toi! Tu sombres, dis-tu... Eh bien, partons! Un mot de tes lèvres et j'abandonne tout, honneur, pays, famille, mon mari, mes enfants. Parle, et je te suis sans détourner la tête, sans un regret, sans un remords...
De grands frissons lui couraient par tout le corps, sa poitrine haletait, ses yeux étincelaient d'un insupportable éclat. Dans l'emportement de ses gestes, son peignoir attaché à la hâte se dénouait, et sur son sein et sur ses épaules qui avaient les blancheurs éblouissantes du marbre, ses cheveux déroulés retombaient en masses fauves.
Et d'une voix frémissante de passions contenues, douce et molle comme une caresse ou sonore comme un cuivre:
—Qui nous retient? poursuivait-elle. Puisque tu as su sortir de prison, le plus difficile est fait. Je songeais d'abord à emmener notre fille, ta fille, Jacques, mais elle est bien malade, et d'ailleurs un enfant nous trahirait. Seuls, on ne nous rejoindra jamais... Ce n'est pas l'argent qui nous manquera, n'est-ce pas? Nous nous envolerons vers ces contrées lointaines dont on voit les descriptions féeriques dans les livres de voyages... Là, inconnus de tous, oubliés, ignorés, notre vie ne sera plus qu'un long enchantement! Tu ne diras plus alors que je me marchande, je serai bien à toi, toute et uniquement à toi, corps et âme, ta femme, ta maîtresse, ton amie, ton esclave...
Elle renversait la tête en arrière, et les paupières mi-closes, avançant les lèvres avec des inflexions énervantes:
—Dis, insista-t-elle, veux-tu?... Jacques!
Il l'écarta d'un geste farouche. Ce lui semblait un sacrilège qu'elle osât, de même que Denise, lui proposer de fuir.
—Plutôt le bagne! s'écria-t-il.
Elle blêmit, un spasme de rage convulsa ses traits, et se reculant, roide et tout d'une pièce:
—Que voulez-vous donc? interrogea-t-elle.
—Que vous m'aidiez à me sauver, répondit-il.
—Quitte à me perdre moi-même? Il ne répondit pas.
Alors elle, si humble l'instant d'avant, se redressant tout à coup, et d'un accent de haineuse raillerie:
—En d'autres termes, reprit-elle, tu viens me demander de me sacrifier, et de sacrifier du même coup tous les miens. Pour toi? oui. Mais bien plus encore pour mademoiselle de Chandoré. Et cela te paraît tout simple!... Je suis le passé, moi, le rassasiement, le dégoût. Elle est l'avenir, elle, le désir, le rêve... Et tu trouves tout naturel que la vieille maîtresse fasse litière de son amour et de son honneur à la jeune fiancée. Il t'importe peu que je sois avilie, pourvu qu'elle soit honorée, que je pleure pourvu qu'elle sourie!... Eh bien, non! et c'est de la folie que de venir me prier de te sauver pour te jeter dans les bras d'une autre. C'est de la démence, quand, pour t'arracher à Denise, je suis prête à me perdre, pourvu que tu sois à jamais perdu...
—Misérable! s'écria Jacques.
Elle le regardait en ricanant, et de ses yeux s'irradiait une infernale audace.
—Ne me connais-tu donc pas? insista-t-elle. Va, parle, dénonce. Maître Folgat a dû te dire comment je sais nier et me défendre...
Ivre de colère, arrivé à ce degré où la raison s'égare, Jacques de Boiscoran marchait la main levée sur Mme de Claudieuse, quand tout à coup:
—Ne frappez pas cette femme! dit une voix. Jacques et la comtesse se retournèrent, et un même cri aigu et terrible, qui dut s'entendre au loin, s'échappa de leur gorge.
Dans le cadre de la porte, le comte de Claudieuse se tenait debout, le revolver prêt à faire feu. Il était plus pâle qu'un spectre, et la robe de chambre de flanelle blanche qu'il avait jetée sur ses épaules flottait comme un linceul autour de ses membres amaigris.
Le premier cri de Mme de Claudieuse était monté jusqu'au lit où il se mourait. Un pressentiment horrible lui avait traversé le cœur. Il s'était levé. Et se traînant, et s'accrochant à la rampe, il était venu.
—J'ai tout entendu, dit-il, foudroyant les coupables d'un regard implacable.
Avec un gémissement sourd, la comtesse s'affaissa sur un fauteuil. Mais Jacques se redressa.
—L'outrage est flagrant, monsieur, dit-il, vengez-vous!
Le comte haussa les épaules.
—C'est la cour d'assises qui me vengera, dit-il.
—Dieu juste! me laisseriez-vous condamner pour un crime que je n'ai pas commis! Ah! ce serait une lâcheté indigne...
M. de Claudieuse était si faible qu'il en était réduit à s'accoter contre le montant de la porte.
—Serait-ce une lâcheté? fit-il. Alors, comment appelez-vous l'acte du misérable qui, bassement, honteusement, vole la femme d'un autre homme et le charge de ses bâtards?... C'est vrai, vous n'êtes ni un incendiaire, ni un assassin... Mais qu'est l'incendie de ma maison, près de l'effondrement de toutes mes croyances! Que sont les blessures du corps, comparées à cette autre blessure de l'âme, que rien ne saurait cicatriser!... À vous la cour d'assises, monsieur...
Terrifié, Jacques se sentait rouler au fond d'indéfinissables abîmes.
—La mort, plutôt! s'écria-t-il, la mort! (Et entrouvrant ses vêtements:) Mais tirez donc, monsieur, tirez donc, le sang vous fait-il peur? Tirez... j'ai été l'amant de votre femme, votre plus jeune fille est ma fille...
Le comte, au contraire, abaissa son arme.
—La cour d'assises est plus sûre, prononça-t-il. Vous m'avez pris mon honneur, je veux le vôtre. Et s'il le faut, pour que vous soyez condamné, je dirai, et j'en ferai le serment, que je vous ai reconnu... Vous irez au bagne, monsieur de Boiscoran...
Il voulut s'avancer, mais ses forces étaient à bout, et il tomba roide, en avant, la face contre terre, les bras en croix.
Saisi d'horreur, éperdu, fou, Jacques s'enfuit.
XXIX
Maître Folgat venait de se lever.
Debout, dans l'embrasure d'une des croisées de sa chambre, en face de son miroir, il achevait de se faire la barbe, quand sa porte s'ouvrit violemment.
Blême et tout effaré, le vieil Antoine entra.
—Ah! monsieur, quelle affaire!
—Quoi?
—Parti, ensauvé, disparu!
—Qui?
—Monsieur Jacques...
Le rasoir, tant la surprise fut grande, faillit échapper des mains du jeune avocat. Et cependant:
—C'est faux! dit-il.
—Hélas! monsieur, reprit le vieux serviteur, tout le monde le raconte en ville. On donne des détails. Je viens de voir un homme qui prétend avoir rencontré monsieur Jacques, hier soir, sur les onze heures, courant comme un fou le long de la rue Nationale.
—C'est absurde.
—Je n'ai encore prévenu que mademoiselle Denise, et c'est elle qui m'a dit de venir avertir monsieur... Monsieur devrait aller aux informations...
Le conseil était superflu.
S'essuyant le visage à la hâte, déjà maître Folgat s'habillait. En un moment, il fut prêt, et ayant descendu l'escalier quatre à quatre, il traversait le corridor, quand il s'entendit appeler.
Il se retourna. Mlle Denise lui faisait signe d'entrer dans le petit salon où elle se tenait d'habitude. Il obéit.
Mlle Denise et le jeune avocat étaient les seuls de la maison à savoir quel coup de parti désespéré Jacques avait dû risquer la veille. Ils n'avaient pas échangé un mot à ce sujet, mais chacun avait bien remarqué la préoccupation de l'autre. De toute la soirée, maître Folgat n'avait pas prononcé dix paroles, et Mlle Denise, sitôt le dîner, était remontée chez elle.
—Eh bien?... interrogea-t-elle.
—Le bruit qui court est faux, mademoiselle, répondit le jeune avocat.
—Qui sait!
—Une évasion serait un aveu. Il n'y a que les coupables qui fuient, et monsieur de Boiscoran est innocent. Ainsi, tranquillisez-vous, mademoiselle, de grâce, rassurez-vous.
Qui n'eût eu, comme lui, pitié de la pauvre jeune fille! Elle était plus blanche que sa collerette et tremblait si fort que ses dents claquaient. Des larmes roulaient dans ses yeux, et à chaque parole un sanglot lui montait à la gorge.
—Vous savez où Jacques est allé, hier soir? reprit-elle.
—Oui...
Elle détourna à demi la tête, et d'une voix à peine distincte:
—Il a voulu revoir, poursuivit-elle, une... personne dont l'influence sur lui est peut-être toute-puissante... Il se peut qu'elle l'ait bouleversé, étourdi. Pourquoi ne l'aurait-elle pas déterminé à se soustraire à l'ignominie de la cour d'assises?...
—Non, mademoiselle, non!
—Cette personne a été le mauvais génie de Jacques. Elle l'aime, sans doute. Elle devait être désespérée de savoir qu'il allait être mon mari. Peut-être, pour le déterminer à fuir, s'est-elle enfuie avec lui...
—Ah! ne craignez rien, mademoiselle, madame de Claudieuse est incapable d'un tel dévouement...
Vivement Mlle de Chandoré se rejeta en arrière, et levant sur le jeune avocat ses yeux agrandis par la stupeur:
—Madame de Claudieuse..., balbutia-t-elle. Maître Folgat comprit son imprudence. Il était persuadé que Jacques avait tout dit à sa fiancée, et la façon dont elle lui avait parlé n'avait pu que l'affermir dans son erreur.
—Ah! c'est madame de Claudieuse, poursuivait la jeune fille, cette femme révérée de tous à l'égal d'une sainte! Et moi qui l'autre jour, à l'église, admirais la ferveur de ses prières; moi qui la plaignais de toute mon âme... Maintenant, oui, je commence à comprendre ce qu'on me cachait...
Désolé de l'irréparable faute qu'il venait de commettre:
—Jamais, mademoiselle, dit maître Folgat, jamais je ne me pardonnerai d'avoir prononcé ce mot devant vous.
Elle sourit tristement.
—C'est peut-être un grand service que vous m'aurez rendu, dit-elle. Mais, de grâce, courez voir ce qu'il en est.
Maître Folgat n'avait pas fait cinquante pas qu'il reconnut que, bien réellement, il devait y avoir quelque chose d'extraordinaire. La ville était tout en rumeur. Sur les portes, les gens causaient. Des groupes péroraient avec une surprenante animation. Précipitant sa course, il venait de tourner le coin de la rue Nationale, quand il fut arrêté par un des trois ou quatre bourgeois dont il lui avait absolument fallu faire la connaissance depuis qu'il était à Sauveterre.
—Eh bien, monsieur l'avocat, lui dit civilement cet homme aimable, voilà votre plaidoirie qui court les champs...
—Je ne comprends pas, répondit maître Folgat d'un ton glacé.
—Dame! puisque votre client a filé.
—En êtes-vous bien sûr?
—Parbleu! c'est par la femme d'un ouvrier que j'emploie que l'évasion a été découverte. Elle était allée le long des anciens remparts couper de l'herbe pour sa chèvre, quand, passant près du mur de la prison, elle y a aperçu un grand trou béant. Elle a aussitôt donné l'alarme, le poste est arrivé, on est allé prévenir le procureur de la République...
Pour maître Folgat, ce n'était pas encore une preuve.
—Et alors, demanda-t-il, monsieur de Boiscoran...
—Est introuvable... Ah! c'est comme je vous l'affirme... Je le tiens d'un ami qui le tenait lui-même d'un employé de la sous-préfecture. Blangin le geôlier est, à ce qu'il paraît, gravement compromis...
—À l'honneur de vous revoir, cher monsieur, interrompit le jeune avocat.
Et plantant là le bourgeois très offensé de ce qui lui parut une grossière inconvenance, il traversa comme un trait la place du Marché-Neuf. L'inquiétude le gagnait. Non qu'il pût croire à une évasion, mais il se demandait s'il n'était pas survenu quelque catastrophe.
Cent personnes au moins, difficilement contenues par des factionnaires, stationnaient devant la prison, le cou tendu et la bouche béante.
Fendant la foule, maître Folgat entra. Dans la cour, devant la loge du geôlier, discutaient le procureur de la République, le commissaire de police, le capitaine de gendarmerie, M. Séneschal et enfin M. Galpin-Daveline.
Le juge d'instruction était plus blême encore que de coutume et, comme on dit à Sauveterre, d'une humeur de dogue. Non sans raison. Prévenu tout aussi brusquement que maître Folgat, il s'était vêtu non moins précipitamment et s'était hâté d'accourir. Et tout le long du chemin, des témoignages non équivoques lui avaient prouvé que si l'opinion était fort montée contre l'accusé, elle ne l'était pas moins contre le juge d'instruction.
De tous côtés sur son passage il avait recueilli des saluts ironiques, des sourires gouailleurs, ou des compliments de condoléances sur ce que l'oiseau s'était envolé. Et même, deux individus qu'il soupçonnait d'avoir des relations avec l'écarlate docteur Seignebos avaient murmuré en le coudoyant: «Enfoncé, le pourvoyeur!»
Il fut le premier à apercevoir le jeune avocat, et tout de suite:
—Eh bien! monsieur, dit-il, vous venez aux renseignements?
Mais maître Folgat n'était pas homme à se laisser prendre deux fois sans vert dans la même journée. Voilant ses appréhensions d'un salut cérémonieux:
—Il m'est revenu certains propos, répondit-il, mais je n'en ai été nullement ému. Monsieur de Boiscoran a trop de confiance en l'excellence de sa cause et en la justice de son pays pour songer à s'évader. Je viens simplement conférer avec lui...
—Et vous avez parbleu raison! interrompit M. Daubigeon. Monsieur de Boiscoran est bien tranquillement dans sa cellule, ne se doutant guère des bruits qui courent. C'est Frumence Cheminot qui s'est enfui. Frumence aux pieds légers... C'est un détenu qu'on laissait fort libre dans la prison, dont on avait même fait une espèce d'aide gardien, et qui en a profité pour percer un trou dans le mur, estimant, le gaillard,
«Et certes il n'a pas tort,
Que clef des champs vaut mieux que clef de coffre-fort.»
À quelques pas en arrière, la mine contrite et sournoise, se tenait planté sur ses pieds le geôlier Blangin.
—Conduisez le défenseur près du sieur Boiscoran, lui dit sèchement M. Galpin-Daveline, lequel tremblait peut-être de voir M. Daubigeon donner une édition publique des épigrammes amères dont il le gratifiait en particulier.
Saluant jusqu'à terre, le geôlier obéit. Mais dès qu'il se vit sous le porche de la prison, seul avec maître Folgat, gonflant une de ses joues et la frappant de son poing fermé:
—Ni vu ni connu! dit-il en éclatant de rire.
Le jeune avocat n'eut pas l'air de comprendre. Il ne pouvait lui convenir de paraître informé des événements de la nuit ni de se donner les apparences d'une complicité qui, matériellement, n'existait pas.
—Et cependant, reprit Blangin, tout n'est pas fini. Les gendarmes sont en mouvement. S'ils allaient rattraper mon Cheminot! Ce garçon est si bête que le plus bête des juges d'instruction lui aurait vite tiré les vers du nez. Et alors, qui est-ce qui serait dans de beaux draps?
Maître Folgat ne répondait toujours pas, mais l'autre semblait s'en soucier fort peu.
—Je ne demande qu'une chose, poursuivit-il, c'est de rendre mes clefs le plus tôt possible. J'en ai par-dessus les yeux de ce métier de geôlier. La place, d'ailleurs, ne va plus être tenable. Cette évasion a mis la puce à l'oreille de tous nos messieurs du tribunal, et l'administration vient de me donner un second, un ancien sergent de ville, un mauvais chien qui ne connaît que la consigne... Ah! les beaux jours de monsieur de Boiscoran sont passés, plus de visites en cachette, plus de sorties... Ordre de ne pas le perdre de vue une seconde.
C'est arrêté au pied de l'escalier que Blangin donnait ces explications.
—Montons, dit brusquement maître Folgat, que l'impatience gagnait.
Il trouva Jacques étendu sur son lit, tout habillé, et il ne lui fallut qu'un regard pour deviner un grand malheur.
—Encore une espérance envolée, n'est-ce pas? fit-il.
Péniblement, le prisonnier se redressa et s'assit sur le bord de sa couchette. Et de l'accent du plus extrême découragement:
—Je suis perdu, répondit-il, et cette fois sans retour.
—Oh!...
—Écoutez plutôt!...
C'est en frissonnant que le jeune avocat entendit le récit, pourtant bien atténué, de la veille. Et lorsque Jacques, ayant achevé, s'arrêta:
—Ce n'est que trop vrai! murmura-t-il. Si monsieur de Claudieuse exécute ses menaces, ce peut être une condamnation.
—Ce doit être, voulez-vous dire... Eh bien, n'en doutez pas, il les exécutera. (Et hochant la tête d'un geste désolé:) Et, ce qu'il y a d'épouvantable, continua-t-il, c'est que je ne saurais l'en blâmer. La jalousie des maris, le plus souvent, n'est qu'une question d'amour-propre. Trompés, ils sont frappés dans leur vanité, mais non pas atteints au cœur. Tandis que le comte de Claudieuse!... Ah! il aimait sa femme, lui, il l'adorait, elle était son bonheur et sa vie. En la lui prenant, je lui ai tout pris, oui, tout! C'est en le voyant éperdu de douleur et de rage que j'ai compris seulement l'adultère... Tout lui manquait à la fois. Sa femme avait un amant, sa fille préférée n'était pas de lui!... Je souffre cruellement, mais lui, ce qu'il endure, c'est un supplice sans nom. Et vous voulez qu'ayant une arme entre les mains, il ne s'en serve pas!... C'est une arme traîtresse et déloyale, c'est vrai, mais ai-je été loyal et honnête? Ce sera une lâche et ignoble vengeance, mais qu'était donc l'offense? À sa place, j'agirais comme lui.
Maître Folgat était atterré.
—Mais après? interrogea-t-il, en sortant de la maison?...
D'un geste machinal, Jacques passait et repassait la main sur son front, comme s'il eût pu ainsi rassembler ses idées.
—Après, répondit-il, je me suis enfui épouvanté, tel que l'homme qui vient de commettre un crime... La porte du jardin était ouverte, je me précipitai dehors. Quelle direction j'ai prise, quelles rues ai-je traversées, je serais incapable de le dire avec quelque certitude. Je n'avais plus qu'une idée fixe, obsédante: m'éloigner le plus vite et le plus loin possible de cette maison maudite. Je n'avais plus la tête à moi, j'allais, j'allais... Quand la raison m'est revenue, j'étais en pleine campagne, à une lieue de Sauveterre, sur la route de Boiscoran. L'instinct de la bête, plus résistant que l'intelligence, m'avait guidé par des chemins familiers et me ramenait à ma maison... Sur le premier moment, j'eus peine à comprendre comment je me trouvais là. J'étais comme l'ivrogne qui, s'éveillant, le cerveau plein de vapeurs de l'alcool, cherche à se ressouvenir de ce qui s'est passé durant son ivresse... Hélas! je ne me suis que trop ressouvenu de l'affreuse réalité. Il me fallait rentrer à la prison, il le fallait absolument, et je me sentais accablé d'une telle lassitude que j'ai craint un instant de n'avoir pas la force de revenir. Je suis revenu, pourtant... Blangin m'attendait, dévoré d'angoisses, car il était près de deux heures. Il m'a aidé à remonter ici, je me suis jeté tout habillé sur mon lit et je me suis endormi aussitôt, d'un sommeil atroce, peuplé de visions sinistres où je me voyais enchaîné au bagne, ou gravissant au bras d'un prêtre les marches de l'échafaud... Et en ce moment, je me demande presque si je suis bien éveillé, ou si ce n'est pas l'odieux cauchemar qui continue encore...
Se détournant, maître Folgat essuya une larme furtive.
—Malheureux! murmura-t-il.
—Oh, oui! bien malheureux, en effet, répéta Jacques. Que n'ai-je suivi la première inspiration qui m'est venue cette nuit, quand je me suis retrouvé sur la grande route! Je serais allé jusqu'à Boiscoran, je serais monté chez moi, et je me serais brûlé la cervelle... Maintenant, je ne souffrirais plus...
Allait-il donc s'attacher de nouveau à cette fatale pensée du suicide?
—Et vos parents! prononça maître Folgat.
—Mes parents!... Espérez-vous donc qu'ils survivront à la condamnation qui va me frapper?
—Et mademoiselle de Chandoré! Il tressaillit, et vivement:
—Ah! c'est pour elle, s'écria-t-il, que je devrais en finir!... Pauvre Denise! Certes, en apprenant mon suicide, sa douleur serait horrible... Mais elle n'a pas vingt ans. Mon souvenir s'effacerait de son âme, mon image deviendrait moins distincte, et les mois s'ajoutant aux semaines, et les années aux mois, elle se consolerait. Vivre, n'est-ce pas oublier?...
—Non! vous ne pensez pas ce que vous dites, interrompit maître Folgat. Vous savez bien qu'elle n'oublierait pas, elle!
Une larme brilla dans les yeux de l'infortuné, et d'une voix éteinte:
—C'est vrai, dit-il, je crois que me frapper, ce serait frapper Denise. Mais songez-vous à ce que serait sa vie, après ma condamnation? Vous représentez-vous ce que seraient ses sensations quand, à chaque instant du jour, elle se répéterait: «Celui que j'aime uniquement est au bagne, confondu parmi les plus vils criminels, à tout jamais souillé, déshonoré, flétri!...» Ah! mille fois la mort plutôt...
—Jacques! monsieur de Boiscoran, oubliez-vous que j'ai votre parole?
—La preuve que je ne l'ai pas oubliée, c'est que je suis ici... Seulement, laissez faire, le jour n'est pas loin où vous me verrez si misérable que vous serez le premier à me mettre une arme entre les mains.
Mais le jeune avocat était de ceux que les obstacles irritent et passionnent au lieu de les décourager. Et déjà remis de la rude secousse:
—Avant de jeter les cartes, dit-il, attendez au moins que la partie soit perdue. Êtes-vous condamné? Pas encore; vous êtes innocent, et il est une justice au ciel pour réparer les bévues de la justice sur la terre. Qui nous dit que monsieur de Claudieuse parlera? Savons-nous seulement si, en ce moment même, il n'a pas rendu le dernier soupir?...
D'un bond, Jacques se dressa sur ses pieds, et pâlissant encore:
—Ah! taisez-vous! s'écria-t-il, car déjà cette fatale idée m'est venue qu'hier soir, peut-être, il ne s'est pas relevé! Fasse Dieu qu'il n'en soit pas ainsi! C'est alors, véritablement, que je serais un assassin!... C'est pour lui qu'à mon réveil a été ma première pensée. Je voulais envoyer prendre de ses nouvelles. Je ne l'ai pas osé.
Non moins que le prisonnier, maître Folgat se sentait le cœur serré d'une anxiété poignante.
—Nous ne pouvons, prononça-t-il, demeurer dans cette incertitude. Qu'aurions-nous à nous dire, ignorant le sort de monsieur de Claudieuse, d'où dépend le nôtre?... Souffrez que je vous quitte. Dès que je saurai quelque chose de positif, je vous en informerai par un mot. Et pas de faiblesse, surtout, quoi qu'il advienne.
Chez le docteur Seignebos le jeune avocat devait être certainement renseigné. Il y courut, et dès qu'il parut:
—Arrivez donc! morbleu! s'écria le médecin. Je laisse vingt malades se morfondre pour vous attendre. J'étais bien sûr que vous viendriez... Que s'est-il passé hier soir chez les Claudieuse?
—Alors, vous savez...
—Rien. J'ai vu l'effet, mais je n'ai pu que soupçonner la cause. L'effet, le voici: hier soir, vers les onze heures, je venais de me mettre au lit, rompu de fatigue, lorsque tout à coup on s'est mis à tirer ma sonnette à la briser... Je n'aime pas qu'on carillonne si fort chez moi, et je me levais pour laver la tête du carillonneur, quand le domestique du comte de Claudieuse, bousculant mon domestique à moi, qui voulait le retenir, est entré comme un fou en me criant de venir bien vite, que son maître venait de mourir.
—Ah! mon Dieu!...
—Voilà justement ce que je me suis écrié, parce que tout en jugeant le comte fort malade, je ne le croyais pas si près de sa fin...
—Il est donc mort...
—Pas du tout... Mais si vous m'interrompez sans cesse, nous n'en finirons jamais... (Et retirant, pour les essuyer et les remettre, ses lunettes à branches d'or:) En un tour de main je fus habillé, poursuivit le docteur Seignebos, et en trois sauts j'arrivai rue Mautrec. C'est dans le salon du rez-de-chaussée qu'on me fit entrer. Là, à ma grande stupeur, je trouvai monsieur de Claudieuse gisant sur un canapé. Il était pâle et roide, ses traits étaient affreusement décomposés et il portait au front une légère blessure d'où un mince filet de sang avait jailli. Par ma foi! je crus bien que tout était fini...
—Et la comtesse?
—Madame de Claudieuse était agenouillée près de son mari et, aidée de ses femmes, elle essayait de le rappeler à la vie en le frictionnant et en lui appliquant sur la poitrine des serviettes brûlantes... Sans ces soins intelligents, elle serait veuve à cette heure, tandis qu'au contraire elle ne le sera peut-être pas d'ici longtemps... Ce sacré comte a l'âme chevillée dans le corps... À quatre que nous étions là, nous l'avons pris, monté dans sa chambre et couché dans son lit, préalablement chauffé fortement. Bientôt il a remué, ses yeux se sont rouverts, et au bout d'un quart d'heure il avait repris toute sa connaissance et parlait fort librement, bien que d'une voix encore faible. Alors, comme de raison, je demandai ce qui s'était passé, et pour la première fois je vis se démentir l'effrayant sang-froid de la comtesse. Elle balbutiait pitoyablement, et c'est avec une expression effarée qu'elle regardait son mari, comme pour lire dans ses yeux ce qu'elle devait me répondre... C'est lui qui me répondit, et avec un embarras qui ne pouvait pas m'échapper. Il me conta que s'étant trouvé seul, et se sentant mieux que de coutume, il avait eu la fantaisie d'essayer ses forces. Il s'était donc levé, avait passé sa robe de chambre et était descendu. Mais en entrant dans le salon, il avait été pris d'un étourdissement et était tombé si malheureusement que son front avait heurté l'angle d'un meuble. Feignant d'être dupe: «C'est fort imprudent, lui dis-je, ce que vous avez fait là, et il ne faudrait pas recommencer...» Alors, lui, regardant sa femme d'un air singulier: «Oh! soyez tranquille, me répondit-il, je ne ferai plus d'imprudence, j'ai trop envie de guérir, jamais je n'ai tant tenu à la vie...»
Maître Folgat remuait les lèvres pour répliquer; le docteur, d'un geste, lui ferma la bouche.
—Attendez, fit-il, je n'ai pas terminé... (Et toujours tracassant ses lunettes:) J'allais me retirer, continua-t-il, lorsque soudain, arrive une femme de chambre, qui d'un air très effrayé annonce à madame de Claudieuse que l'aînée de ses filles, la petite Marthe, que vous connaissez, vient d'être prise de convulsions terribles. Tout naturellement je me rends près d'elle, et je la trouve en proie à une crise nerveuse d'un caractère véritablement alarmant. Avec beaucoup de peine je la calmai, et lorsqu'elle me parut remise, entrevoyant une relation entre l'indisposition de la fille et l'accident du père: «Maintenant, mon enfant, lui dis-je d'un ton paternel, il faut m'apprendre ce que vous avez eu.» Elle hésita, puis: «J'ai eu peur, répondit-elle. Peur de quoi? ma mignonne.» Elle se haussait sur son lit, cherchant du regard les yeux de sa mère, mais je m'étais placé de façon qu'elle ne les pût apercevoir. Ayant répété ma question: «Eh bien, voilà! docteur, me dit-elle: on venait de me coucher, lorsque j'entendis sonner. Je me levai et j'allai me placer à la fenêtre pour regarder qui pouvait venir si tard. Je vis la bonne aller ouvrir, un flambeau à la main, et revenir vers la maison suivie d'un monsieur que je ne connais pas...» La comtesse interrompit, et vivement: «C'était, s'écria-t-elle, un envoyé du tribunal, chargé d'une communication pressante!» Mais je n'eus pas l'air de l'entendre, et toujours m'adressant à Marthe: «Est-ce donc, lui demandai-je, ce monsieur qui vous a fait si grand peur?—Oh, non!—Quoi, alors?...» Du coin de la paupière j'épiais madame de Claudieuse. Elle était sur des charbons. Pourtant, elle n'osa pas imposer silence à sa fille. «Eh bien, docteur! reprit la petite, le monsieur était à peine entré dans la maison que je vis, entre les arbres, une des statues qui bougeait sur son piédestal, qui se mettait en mouvement et qui, tout doucement, glissait le long de l'allée de tilleuls...»
Maître Folgat tressaillit.
—Vous souvient-il, docteur, fit-il, que le jour où nous avons interrogé Marthe, elle nous a avoué que les statues du jardin lui causaient une invincible frayeur?
—Parbleu! répondit le docteur. Seulement, attendez encore. La comtesse, précipitamment, interrompit sa fille. «Défendez-lui donc, cher docteur, me dit-elle, de se loger de pareilles idées dans la tête. Elle qui n'avait peur de rien au Valpinson et qui allait, le soir, par tout le château, sans lumière, depuis que nous sommes ici, elle s'épouvante de tout, et dès que la nuit vient, elle croit voir notre jardin se peupler d'ombres... Tu es cependant assez grande, Marthe, pour comprendre que des statues, qui sont en pierre, ne peuvent pas s'animer et marcher...» L'enfant frissonnait. «Les autres fois, maman, insista-t-elle, je doutais... mais cette fois je suis bien sûre... Je voulais me retirer de la fenêtre, et je ne le pouvais pas, c'était plus fort que moi, de sorte que j'ai vu, et bien vu... J'ai vu la statue, l'ombre, s'avancer dans l'allée, lentement, avec précaution, et venir se placer debout tout contre le dernier tilleul, le plus rapproché des fenêtres du salon. Alors, j'ai entendu un grand cri... puis, plus rien. L'ombre restait toujours contre l'arbre, et je distinguais tous ses mouvements; elle se penchait d'un côté ou d'un autre; elle se haussait ou s'abaissait jusqu'à terre... Tout à coup, deux grands cris, oh! terribles ceux-là... Aussitôt, l'ombre qui était près de l'arbre a levé les bras en l'air, comme cela, et soudain s'est enfuie... mais presque au même moment une autre s'est montrée qui a disparu aussi vite...»
Maître Folgat était comme pétrifié de surprise.
—Oh! ces ombres..., commença-t-il.
—Vous sont suspectes, n'est-ce pas? Elles me le furent autant qu'à vous. Je n'en affectai pas moins de tourner en plaisanterie le récit de Marthe, lui expliquant comment, dans l'obscurité, on est sujet à de singulières illusions d'optique. Et lorsque je me retirai, éclairé par le domestique qui était venu me chercher, la comtesse, j'en suis sûr, était bien persuadée que je n'avais pas le moindre soupçon. J'avais mieux que cela... Aussi, dès en mettant le pied dans le jardin, n'eus-je rien de plus pressé que de laisser tomber une pièce de monnaie que je tenais toute prête pour cela. Naturellement, c'est du côté du tilleul le plus rapproché du salon que je la cherchai, éclairé par le domestique... Eh bien, maître Folgat, je vous garantis que ce n'était pas une ombre qui avait piétiné le terrain autour de l'arbre... et si les empreintes que j'ai aperçues provenaient d'une statue, cette statue avait de maîtres pieds chaussés de souliers joliment ferrés...
Voilà ce qu'attendait le jeune avocat.
—Il n'en faut pas douter, s'écria-t-il, la scène a eu un témoin!